t 4-
TUFTS COLLEGE LIBRARY.
JAMES D. PERKINS,
OCT. 1901.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
QUATRIEME SÉRIE
TOME XXIII. — 1" JUIN 1840.
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C"«,
RUE DE SEINE, 14 BIS.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME VINGT-TROISIEME
QUATRIEME SERIE
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DES BEAUX-ARTS, 10
1840
ÎUFTS COLLEGB
LIBBABY.
COLOMBA.
Povera , orfana , zitella ,
Senza cugini carnali ! —
Ma per far la to vindetta.
Sla siguru , vasta anche ella.
{Complainte funèbre du Niolo. )
I.
Dans les premiers jours du mois d'octobre 181., le colonel sir
Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l'armée anglaise, des-
cendit avec sa fille à l'hôtel Beauveau, à Marseille, de retour d'un
voyage en Italie. L'admiration continue des voyageurs enthou-
siastes a produit une réaction, et, pour se singulariser, beaucoup de
touristes aujourd'hui prennent pour devise le nil admirari d'Horace.
C'est à cette classe de voyageurs mécontens qu'appartenait miss
Lydia, fille unique du colonel. La Transfiguration lui avait paru mé-
diocre , le Vésuve en éruption à peine supérieur aux cheminées des
usines de Birmingham. En somme, sa grande objection contre l'Italie
était que ce pays manquait de couleur locale, de caractère. Explique
qui pourra le sens de ces mots que je comprenais fort bien il y a
quelques années, et que je n'entends plus aujourd'hui. D'abord miss
Lydia s'était flattée de trouver au-delà des Alpes des choses que per-
sonne n'aurait vues avant elle, et dont elle pourrait parler ce avec les
6 BEVUE DES DEUX MONDES.
honnêtes gens^ y> comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout de-
vancée par ses compatriotes, et désespérant de rencontrer rien d'in-
connu, elle se jeta dans le parti de l'opposition. 11 est bien désagréa-
ble, en effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l'Italie sans que
quelqu'un ne vous dise : « Vous connaissez sans doute ce Kapliaël du
palais ***, à ***? C'est ce qu'il y a de plus beau en Italie. » Et c'est
justement ce qu'on a négligé de voir. Comme il est trop long de tout
voir, le plus simple c'est de*tout condamner de parti pris.
A l'hôtel Beauveau , miss Lydia eut un amer désappointement. Elle
rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne de
Segni, qu'elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or, lady Frances
Fenwick, la rencontrant à Marseille, lui montra son album , où , entre
un sonnet et une fleur desséchée, figurait la porte en question , enlu-
minée à grand renfort de terre de Sienne. Miss Lydia donna la porte
de Segni à sa femme de chambre, et perdit toute estime pour les
constructions pélasgiques.
Ces tristes dispositions étaient partagées par le colonel Xevil, qui,
depuis la mort de sa femme, ne voyait les choses que par les yeux de
miss Lydia. Pour lui, l'Italie avait le tort immense d'avoir ennuyé sa
fille, et par conséquent c'était le plus ennuyeux pays du monde. Il
n'avait rien à dire, il est vrai , contre les tableaux et les statues ; mais
ce qu'il pouvait assurer, c'est que la chasse était miserai )le dans ce
pays-là, et qu'il fîillait faire dix lieues au grand soleil dans la cam-
pagne de Home pour tuer queUpies méchantes perdrix rouges.
Le lendemain de son arrivée à Marseille, il invita à diner le capi-
taine Ellis, son ancien adjudant, qui venait de passer six semaines
en Corse. Le capitaine raconta fort bien à miss Lydia une histoire de
bandits qui avait le mérite de ne ressembler nullement aux histoires
de voleurs dont on l'avait si souvent entretenue sur la route de Rome
à Naples. Au dessert, les deux hommes, restés seuls avec des bou-
teilles de vin de Bordeaux , parlèrent chasse, et le colonel apprit qu'il
n'y a pas de pays où elle soit plus belle qu'en Corse, plus variée, plus
abondante. — On y voit force sangHers, disait le capitaine Ellis, qu'il
*faut apprendre à distinguer des cochons domestiques, qui leur res-
semblent d'une manière étonnante; car, en tuant un cochon, l'on se
fait une mauvaise affaire avec leurs gardiens. Ils sortent d'un taillis
qu'ils nomment rnàquis, armés jusqu'aux dents, se font payer leurs
bêtes et se moquent de vous. Vous avez encore le mouflon, fort
étrange animal (pi'on ne trouve pas ailleurs, fameux gibier, mais dif-
ficile. Cerfs, daims, faisans, perdreaux , jamais on ne pourrait nom-
eOEOMBA. 7
brer toutes les espèces de gibier qui fourmillent en Corse. Si vous
aimez à tirer, allez en Corse, colonel; là, comme disait un de mes
hôtes, vous pourrez tirer sur tous les gibiers possibles, depuis la grive
jusqu'à l'homme.
Au thé, le capitaine charma de nouveau miss Lydia par une histoire
de vendette transvers&Àe (1), encore plus bizarre que la première, et
il acheva de l'enthousiasmer pour la Corse en lui décrivant l'aspect
sauvage du pays, qui ne ressemble à aucun autre; le caractère ori-
ginal de ses habitons , leur hospitalité et leurs mœurs primitives.
Enfhi il mit à ses pieds un joU petit stylet, moins remarquable par
sa forme et sa monture eu cuivre que par son origine. Un fameux
bandit l'avait cédé au capitaine Ellis, garanti pour s'être enfoncé dans
quatre corps humains. Miss Lydia le passa dans sa ceinture, le mit
sur sa table de nuit, et le tira deux fois de son fourreau avant de s'en-
dormir. De son côté, le colonel rêva qu'il tuait un mouflon et que le
propriétaire lui en faisait payer le prix, à quoi il consentait volon-
tiers; car c'était un animal très curieux, qui ressemblait à un san-
glier, avec des cornes de cerf et une queue de faisan.
— Ellis conte qu'il y a une chasse admirable en Corse, dit le
colonel, déjeunant tête-à-tête avec sa fdle; si ce n'était pas si loin,
j'aimerais à y passer une quinzaine.
— Eh bien! répondit miss Lydia, pourquoi n'irions-nous pas en
Corse? Pendant que vous chasseriez, je dessinerais; je serais charmée
d'avoir dans mon album la grotte dont parlait le capitaine Ellis, où
Bonaparte allait étudier quand il était enfant.
C'était peut-être la première lois qu'un désir manifesté par le
colonel eût obtenu l'approbation de sa fdle. Enchanté de cette ren-
contre inattendue, il eut pourtant le bon sens de faire quelques objec-
tions pour irriter l'heureux caprice de miss Lydia. En vain il parla
de la sauvagerie du pays et de la difficulté pour une femme d'y
voyager: elle ne craignait rien; elle aimait par-dessus tout à voyager
à cheval; elle se faisait une fête de coucher au' bivouac; elle mena-
çait d'aller en Asie-Mineure. Bref, elle avait réponse à tout, car
jamais Anglaise n'avait été en Corse, donc elle devait y aller. Et
quel bonheur, de retour dans Saint-James's-Place, de montrer son
album! — Pourquoi donc, ma chère, passez-vous ce charmant dessin?
— Oh! ce n'est rien. C'est un croquis que j'ai fait d'après un fameux
(1) C'est la vengeance qtie l'on fait tomber sur un parent plus ou moins éloigné
(Iti l'auteur de roiïense.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
bandit corse qui nous a servi de guide. — Comment! vous avez été
en Corse?...
Les bateaux à vapeur n'existant point encore entre la France et la
Corse, on s'enquit d'un navire en partance pour l'île que miss Lydia
se proposait de découvrir. Dès le jour même, le colonel écrivit à
Paris pour décommander l'appartement qui devait le recevoir, et fit
marché avec le patron d'une goélette corse qui allait faire voile pour
Ajaccio. Il y avait deux chambres telles quelles. On embarqua des
provisions; le patron jura qu'un vieux sien matelot était un cuisinier
estimable et n'avait pas son pareil pour la bouille-abaisse; il promit
que mademoiselle serait convenablement, qu'elle aurait bon vent,
belle mer. En outre, d'après les volontés de sa fille, le colonel stipula
que le capitaine ne prendrait aucun passager, et qu'il s'arrangerait
pour raser les côtes de l'île de façon qu'on pût jouir de la vue des
montagnes.
IL
Au jour fixé pour le départ, tout était emballé, embarqué dès le
matin : la goélette devait partir avec la brise du soir. En attendant, le
colonel se promenait avec sa fille dans la Canebière, lorsque le patron
l'aborda pour lui demander la permission de prendre à son bord un
de ses parens, c'est-à-dire le petit cousin du parrain de son fils aîné,
lequel retournant en Corse, son pays natal, pour affaires pressantes,
ne pouvait trouver de navire pour le passer. — C'est un charmant gar-
çon, ajouta le capitaine Matei, militaire, officier aux chasseurs à pied
de la garde, et qui serait déjà colonel si l'autre était encore empereur.
— Puisque c'est un militaire, dit le colonel... il allait ajouter : Je
consens volontiers à ce qu'il vienne avec nous. Mais miss Lydia
s'écria en anglais :
— Un officier d'infanterie ! ( son père ayant servi dans la cavalerie,
elle avait du mépris pour toute autre arme,) un homme sans éduca-
tion peut-être, qui aura le mal de mer, et qui nous gâtera tout le
plaisir de la traversée !
Le patron n'entendait pas un mot d'anglais, mais il parut com-
prendre ce que disait miss Lydia à la petite moue de sa jolie bouche,
et il commença un éloge en trois points de son parent, qu'il termina
en assurant que c'était un homme très comme il faut, d'une famille
de caporaux, et qu'il ne gênerait en rien M. le colonel, car lui»
COLOMBA. 9
patron , se chargeait de le loger dans un coin où l'on ne s'aperce-
vrait pas de sa présence.
Le colonel et miss Nevil trouvèrent singulier qu'il y eût en Corse
des familles où l'on fût ainsi caporal de père en fds; mais comme ils
pensaient pieusement qu'il s'agissait d'un caporal d'infanterie, ils
conclurent que c'était quelque pauvre diable que le patron voulait
emmener par charité. S'il se fût agi d'un officier, on eût été obligé
de lui parler, de vivre avec lui; mais, avec un caporal, il n'y a pas à
se gêner, et c'est un être sans conséquence lorsque son escouade n'est
pas là, baïonnette au bout du fusil , pour vous mener où vous n'avez
pas envie d'aller.
— Votre parent a-t-il le mal de mer? demanda miss Nevil d'un
ton sec.
— Jamais, mademoiselle. Le cœur ferme comme un roc, sur mer
comme sur terre.
— Eh bien ! vous pouvez l'emmener, dit-elle.
— Vous pouvez l'emmener, répéta le colonel, et ils continuèrent
leur promenade.
Vers cinq heures du soir, le capitaine Matei vint les chercher pour
monter à bord de la goélette. Sur le port, près de la yole du capi-
taine, ils trouvèrent un grand jeune homme vêtu d'une redingote
bleue boutonnée jusqu'au menton, le teint basané, les yeux noirs,
vifs, bien fendus, l'air franc et spirituel. A la manière dont il effaçait
les épaules, à sa petite moustache frisée, on reconnaissait facilement
un militaire; car à cette époque les moustaches ne couraient pas les
rues, et la garde nationale n'avait pas encore introduit dans toutes
les familles la tenue avec les habitudes de corps-de-garde.
Le jeune homme ôta sa casquette en voyant le colonel, et le
remercia sans embarras et en bons termes du service qu'il lui rendait.
— Charmé de vous être utile , mon garçon , dit le colonel en lui
faisant un signe de tête amical ; et il entra dans la yole.
— Il est sans gêne, votre Anglais, dit tout bas en italien le jeune
homme au patron.
Celui-ci plaça son index sous son œil gauche et abaissa les deux
coins de sa bouche. Pour qui comprend le langage des signes, cela
voulait dire que l'Anglais entendait l'italien et que c'était un homme
bizarre. Le jeune homme sourit légèrement, toucha son front en
réponse au signe de Matei , comme pour lui dire que tous les Anglais
avaient quelque chose de travers dans la tête , puis il s'assit auprès
10 REVUE PES DEUX MONDES.
du patron , et considéra avec beaucoup d'attention , mais sans imper-
tinence, sa jolie compagne de voyage.
Ils ont bonne tournure, ces soldats français, dit le colonel à sa
fille en anglais; aussi en fait-on facilement des officiers.
Puis, s'adressant en français au jeune homme :
— Dites-moi, mon brave, dans quel régiment avez-vous servi?
Celui-ci donna un léger coup de coude au père du fdleul de son
petit cousin , et, comprimant un sourire ironique, répondit qu'il avait
été dans les chasseurs à pied de la garde, et que présentement il
sortait du 1'"' léger.
— Est-ce que vous avez été à Waterloo? Vous êtes bien jeune.
— Pardon, mon colonel; c'est ma seule campagne.
— Elle compte double, dit le colonel.
Le jeune Corse se mordit les lèvres.
— Papa, dit miss Lydia en anglais, demandez-lui donc si les Corses
aiment beaucoup leur Bonaparte.
Avant que le colonel eût traduit la question en français , le jeune
homme répondit en assez bon anglais, quoique avec un accent pro-
noncé :
— Vous savez, mademoiselle, que nul n'est prophète en son pays.
iSous autres compatriotes de Napoléon, nous l'aimons peut-être
moins que les Français. Quant à moi, bien que ma famille ait été
autrefois l'ennemie de la sienne, je l'aime et l'admire.
— Vous parlez anglais! s'écria le colonel.
— Fort mal, comme vous pouvez vous en apercevoir.
Bien qu'un peu choquée de son ton dégagé , miss Lydia ne put
s'empêcher de rire en pensant à une inimitié personnelle entre un
caporal et un empereur. Ce lui fut comme un avant-goût des singu-
larités de la Corse, et elle se promit de noter le trait sur son journal.
— Peut-être avez-vous été prisonnier en Angleterre? demanda le
colonel.
— Non, mon colonel. J'ai appris l'anglais en France, tout jeune,
d'un prisonnier de votre nation.
;Puis, s'adressant à miss Nevil :
— Matei m'a dit que vous reveniez d'Italie. Vous parlez sans doute
-le pur toscan, mademoiselle; vous serez un peu embarrassée, je le
crains, pour comprendre notre patois.
— Ma fdle entend tous les patois italiens, répondit le colonel; eMe
/aie don des laitues. Ce n'est pas comme moi.
COLOMBA. fli
— Mademoiselle comprendrait-elle, par exempl(3, ces vers d'une
de nos chansons corses? C'est un berger qui dit à une bergère :
S'entrassi 'ndru Paradisu, santu, santu,
E nun truvassi a tia, mi n'esciria (1).
Miss Lydia comprit, et trouvant la citation audacieuse, et plus
encore le regard qui l'accompagnait, elle répondit en rougissant:
Capisco.
— Et vous retournez dans votre pays en semestre? demanda le
colonel.
— Non , mon colonel. Ils m'ont mis en demi-solde, probablement
parce que j'ai été à Waterloo et que je suis compatriote de Napoléon.
Je retourne chez moi, léger d'espoir, léger d'argent, comme dit la
chanson.
Et il soupira en regardant le ciel.
Le colonel mit la main à sa poche , et retournant entre ses doigts
une pièce d'or, il cherchait une phrase pour la glisser poliment dans
la main de son ennemi malheureux.
— Et moi aussi, dit-il d'un ton de bonne humeur, on m'a mis en
demi-solde; mais... Avec votre demi-solde, vous n'avez pas de quoi
vous acheter du tabac. Tenez, caporal.
Et il essiya de faire entrer la pièce d'or dans la main fermée que
le jeune homme appuyait sur le bord de la yole.
Le jeune Corse rougit , se redressa , se mordit les lèvres, et parais-
sait disposé à répondre avec emportement, quand tout à coup, chan-
geant d'expression, il éclata de rire. Le colonel, la pièce à la main,
demeurait tout ébahi.
— Colonel, dit le jeune homme reprenant son sérieux , permettez-
moi de vous donner deux avis. Le premier, c'est de ne jamais offrir
de l'argent à un Corse, car il y a de mes compatriotes assez impolis
pour vous le jeter à la tête; le second, c'est de ne pas donner aux
gens des titres qu'ils ne réclament point. Vous m'appelez caporal , et
je suis lieutenant. Sans doute, la différence n'est pas bien grande,
mais
— Lieutenant! s'écria sir Thomas, lieutenant! mais le patron m'a
dit que vous étiez caporal, ainsi que votre père et tous les hommes
de votre famille.
A ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit
(1) « Si j'entrais dans le paradis saint, saint, et si je ne t'y trouvais pas, j'en
sortirais. » ( Serenata di Zicavo.)
12 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
à rire de plus belle, et de si bonne grâce que le patron et ses deux
matelots éclatèrent en chœur.
— Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme; mais le quiproquo
est admirable, je ne l'ai compris qu'à l'instant. En effet, ma famille
se glorifie de compter des caporaux parmi ses ancêtres ; mais nos
caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers l'an
de grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la tyran-
nie des seigneurs montagnards, se choisirent des chefs qu'elles nom-
mèrent caporaux. Dans notre île , nous tenons à honneur de des-
cendre de ces espèces de tribuns.
— Pardon, monsieur, s'écria le colonel, miUe fois pardon. Puisque
vous comprenez la cause de ma méprise, j'espère que vous voudrez
bien l'excuser.
Et il lui tendit la main.
— C'est la juste punition de mon petit orgueil, colonel, dit le jeune
homme riant toujours et serrant cordialement la main de l'Anglais;
je ne vous en veux pas le moins du monde. Puisque mon ami Matei
m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi-même ; je
m'appelle Orso délia Rebbia, lieutenant en demi-solde, et si, comme
je le présume en voyant ces deux beaux chiens, vous venez en Corse
pour chasser, je serai très flatté de vous faire les honneurs de nos
maquis et de nos montagnes... si toutefois je ne les ai pas oubhés,
ajouta-t-il en soupirant.
En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la
main à miss Lydia, puis aida le colonel à se guinder sur le pont. Là,
sir Thomas, toujours fort penaud de sa méprise, et ne sachant com-
ment faire oublier son impertinence à un homme qui datait de l'an
1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à souper en lui
renouvelant ses excuses et ses poignées de main. Miss Lydia fronçait
bien un peu le sourcil , mais , après tout , elle n'était pas fâchée de
savoir ce que c'était qu'un caporal; son hôte ne lui avait pas déplu,
elle commençait même à lui trouver un certain je ne sais quoi aristo-
cratique; seulement il avait l'air trop franc et trop gai pour un héros
de roman.
— Lieutenant délia Rebbia, dit le colonel en le saluant à la ma-
nière anglaise, un verre de vin de Madère à la main, j'ai vu en Es-
pagne beaucoup de vos compatriotes : c'était de la fameuse infan-
terie en tirailleurs.
— Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant
d'un air sérieux.
COLOMBA. 13
— Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la ba-
taille de Vitoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en souvenir, ajouta-
t-il en se frottant la poitrine. Toute la journée ilsavaicntété en tirail-
leurs dans les jardins, derrière les haies, et nous avaient tué je ne
sais combien d'hommes et de chevaux. La retraite décidée, ils se ral-
lièrent et se mirent à fder grand train. En plaine, nous espérions
prendre notre revanche, mais mes drôles — excusez, lieutenant, — ces
braves gens s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen de les
rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y avait un officier
monté sur un petit cheval noir; il se tenait à côté de l'aigle, fumant
son cigare comme s'il eût été au café. Parfois, comme pour nous
braver, leur musique nous jouait des fanfares... Je lance sur eux mes
deux premiers escadrons... Bah! au lieu de mordre sur le front du
carré, voilà mes dragons qui passent à côté, puis font demi-tour, et
reviennent fort en désordre et plus d'un cheval sans maître... et tou-
jours la diable de musique ! Quand la fumée qui enveloppait le ba-
taillon se dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle , fumant encore
son cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tète d'une dernière
charge. Leurs fusils, crasses à force de tirer, ne partaient plus, mais
les soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au nez des che-
vaux; on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes dragons, je serrais
la botte pour faire avancer mon cheval , quand l'officier dont je vous
parlais, ôtant enfin son cigare, me montra de la main à un de ses
hommes. J'entendis quelque chose comme : Al capello bianco! J'avais
un plumet blanc. Je n'en entendis pas davantage, car une balle me
traversa la poitrine. — C'était un beau bataillon , monsieur délia
Ilebbia, le premier du 18' léger, tous Corses, à ce qu'on me dit depuiç,
— Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils sou-
tinrent la retraite et rapportèrent leur aigle; mais les deux tiers de
ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de Vitoria.
— Et par hasard! sauriez-vous le nom de l'officier qui les com-
mandait?
— C'était mon père. Il était alors major au 18", et fut fait colonel
pour sa conduite dans cette triste journée.
— Votre père ! Par ma foi , c'était un brave ! J'aurais du plaisir à le
revoir, et je le reconnaîtrais j'en suis sur. Vit-il encore?
— Non colonel, dit le jeune homme pàhssant légèrement.
— Était-il à Waterloo?
— Oui , colonel , mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un
champ de bataille... Il est mort en Corse... il y a deux ans... Mon
14, REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu! (lue cette mer est belle! 11 y a dix ans que je n'ai vu la Médi-
terranée. — Ne trouvez-vous pas la Méditenanée plus belle que
l'Océan, mademoiselle?
— Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur.
— Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle? A ce compte je'
crois que la Corse vous plaira.
— Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire;
c'est pourquoi l'Italie ne lui a guère plu.
— Je ne connais de l'Italie, ditOrso, quePise, oùj'ai passé quelque'
temps au collège; mais je ne puis penser sans admiration au Campo-
Santo, au Dôme, à la Tour penchée, au Campo-Santo surtout. Vous vous
rappelez la Mort d'Orgagna... Je crois que je pourrais la dessiner, tant
elle est restée gravée dans ma mémoire.
Miss Lydia craignit que M. le lieutenant ne s'engageât dans une
tirade d'enthousiasme.
— C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mon père, j'ai un
peu mal à la tête, je vais descendre dans ma chambre.
Elle baisa son père sur le front , fit un signe de tête majestueux à
Orso et disparut. Les deux hommes causèrent alors chasse et guerre.
Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'un de l'autre, et
qu'ils avaient dû échanger bien des balles. Leur bonne intelligence en
redoubla. Tour à tour ils critiquèrent Napoléon, Wellington et Blii-
cher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le sangher et le mouflon.
Enfin la nuit étant déjà très avancée, et !a dernière bouteille de bor-
deaux finie, le colonel serra de nouveau la main du lieutenant et lui
souhaita le bonsoir, en exprimant l'espoir de cultiver une connaissance
commencée d'une façon si ridicule, lis se séparèrent, et chacun fut se
coucher.
III.
La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire voguait
doucement au gré d'une brise légère, ^liss Lydia n'avait point envie
de dormir, et ce n'était que la présence d'un profane qui l'avait em-
pêchée de goiiter ces émotions qu'en mer, et par un clair de lune,
tout être humain éprouve quand il a deux grains de poL-sie dans le
cœur. Lorsqu'elle jugea que le jeune lieutenant dormait sur les deux
oreilles, comme un être prosaïque qu'il était, elle se leva, prit une
pelisse, éveilla sa femme de chambre et monta sur le pont. H n'y avait
personne qu'un matelot au gouvernail, lequel chantait une espèce de
COÏX)MBA. =^
complainte dans le dialecte corse, sur un air sauvage et monotone.
Dans le calme de la nuit, cette musique étrange avait son oliarme.
Malheureusement miss Lydia ne comprenait pas entièrement ce que
chantait le matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs , un
vers énergique excitait vivement sa curiosité; mais bientôt, au plus
beau moment , arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui
échappait. Elle comprit pourtant qu'il était question d'un meurtre.
Les imprécations contre les assassins, les menaces de vengeance, l'é-
loge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint quelques
vers que je vais essayer de traduire.
« . . . . ]N'i les canons , ni les baïonnettes — n'ont fait pâlir son front, — serein
sur un champ de bataille — comme un ciel d'été. — Il était le faucon ami de
l'aigle, — miel des sables pour ses amis, — pour ses ennemis la mer en cour-
roux. — Plus haut que le soleil, — plus doux que la lune. — Lui que les
ennemis de la France — n'attendirent jamais, — des assassins de son pays
— l'ont frappé par derrière, — comme Vittolo tua Sampiero Corso (1). —
Jamais ils n'eussent osé le regarder en face. — ... Placez sur la muraille devant
mon lit, — ma croix d'honneur bien gagnée. — Rouge en est le ruban. —
Plus rouge ma chemise. — A mon fils, mon fils en lointain pays, — gardez
ma croix et ma chemise sanglante. — Il y verra deux trous. — Pour chaque
trou, un trou dans une autre chemise. — Mais la vengeance sera-t-elle faite
alors? — Il me faut la main qui a tiré , — l'œil qui a visé , — le cœur qui a
pensé... »
Le matelot s'arrêta tout à coup. — Pourquoi ne continuez-vous pas,
mon ami? demanda miss Nevil.
Le matelot , d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui
sortait du grand panneau de la goélette. C'était Orso qui venait jouir
du clair de lune.
— Achevez donc votre complainte , dit miss Lydia. Elle me faisait
grand plaisir.
Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas : Je ne donne le Rim-
beccu à personne.
— Comment? le ....?
Le matelot, sans répondre, se mit à siffler.
— Je vous prends à admirer notre Méditerranée , miss Nevil , dit
Orso, s'avançant auprès d'elle. Convenez qu'on ne voit point ailleurs
cette lune-ci .
(1) V. Filippini, livre XI. — Le nom de Vitloio est encore en exécration parmi
les Corses. C'est aujourd'hui un synonyme de traître.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne la regardais pas. J'étais toute occupée à étudier le corse.
Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques, s'est
arrêté au plus beau moment.
Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et tira
rudement la pelisse de miss Kevil. Il était évident que sa complainte
ne pouvait pas être chantée devant le lieutenant Orso.
— Que chantais-tu là , Paolo France , dit Orso ; est-ce une ballata ?
un vocero (1)? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin.
— Je l'ai oubliée, Ors' Anton', dit le matelot. Et sur-le-champ il se
mit à entonner à tue-tête un cantique à la Vierge.
Miss Lydia écouta le cantique avec distraction, et ne pressa pas
davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de savoir plus
tard le mot de l'énigme. Mais sa femme de chambre, qui, étant de Flo-
rence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse le dialecte corse,
était aussi curieuse de s'instruire, et s'adressant à Orso avant que
celle-ci pût l'avertir par un coup de coude :' Monsieur le capitaine,
dit-elle, que veut dire donner le rimbecco?
— Le rimbecco î dit Orso, mais c'est faire la plus mortelle injure à
un Corse : c'est lui reprocher de ne pas s'être vengé. Qui vous a
parlé de rimbecco (2) ?
— C'est hier, à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement,
que le patron de la goélette s'est servi de ce mot.
— Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité.
— Oh ! il nous contait une vieille histoire... du temps de... oui, je
crois que c'était à propos de Vannina d'Ornano.
— La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas
fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero?
(1) Lorsque un homme est mort, particulièrement lorsqu'il a été assassiné, on
place son corps sur une table, et les femmes de sa l'amille, à leur défaut, des amies
ou même des femmes étrangères connues parleur talent poétique, improvisent
devant un auditoire nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays.
On nomme ces femmes voceratrici, ou , suivant la prononciation corse, buceratrici,
et la complainte s'appelle vocero, buceru, buceratu, sur la cote orientale, ballata
sur la côté opposée. Le mot vocero, ainsi que ses dérivés uocerar, voceratrice,
vient du latin vociferare. Quelquefois plusieurs femmes improvisent tour à tour, et
fréquemmenl la femme ou la lille du mort chante elle-même la complainte funèbre.
(2) Rimbeccare en italien signitie renvoyer, riposter, rejeter. Dans le dialecte
corse, cela veut dire : adresser un reproche offensant et public. — On donne le
rimbeccu au tils d'un homme assassiné en lui disant que son père n'est pas vengé.
Le rimbeccu est une espèce de mise en demeure pour l'homme qui n'a pas encore
lavé une injure dans le sang. La loi génoise punissait très sévèrement l'auteur d'un
rimbecco.
COLOMBA. 17
— Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque?
— Son crime a pour excuse les mœurs sauvages du temps. Et puis
Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois; quelle conflance
auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il n'avait pas puni celle
qui cherchait à traiter avec Gênes?
— Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son
mari : Sampiero a bien fait de lui tordre le cou.
— Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari , par amour
pour lui, qu'elle allait demander sa grâce aux Génois.
— Demander sa grâce, c'était l'avilir, s'écria Orso.
— Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce
devait être !
— Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de
sa main. Othello, mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un
monstre?
— Quelle différence ! il était jaloux ; Sampiero n'avait que de la
vanité.
— Et la jalousie, n'est-ce pas aussi de la vanité? C'est la vanité de
l'amour, et vous l'excusez peut-être en faveur du motif?
Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et s'adressant au
matelot, lui demanda quand la goélette arriverait au port.
— Après-demain, dit-il, si lèvent continue.
— Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m'excède.
Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre, et fit quelques
pas sur le tillac; Orso demeura immobile auprès du gouvernail, ne
sachant s'il devait se promener avec elle ou bien cesser une conver-
sation qui paraissait l'importuner.
-^ Belle fille, par le sang de la madone ! dit le matelot; si toutes
les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas d'en
être mordu !
Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s'en
effaroucha, car elle descendit presque aussitôt dans sa chambre.
Bientôt après, Orso se retira de son côté. Dès qu'il eut quitté le tillac,
la femme de chambre remonta, et après avoir fait subir un interro-
gatoire au matelot, rapporta les renseignemens suivans à sa maîtresse :
La ballata interrompue par la présence d'Orso avait été composée à
l'occasion de la mort du colonel délia Rebbia, père du susdit, assas-
siné il y avait deux ans. Le matelot ne doutait pas qu'Orso ne revînt
en Corse pour faire la vengeance, c'était son expression, et affirmait
qu'avant peu on verrait de la viande fraîche dans le village de Pietra-
TOME XXIII. 2
18 REVIE DBS ©EUX MONDES.
nera. Traduction faite de ce terme national, il résultait que le sei-
gneur Orso «e proposait d'assassiner deux ou trois personnes soup-
çonnées d'avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été
■recherchées en justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches
comme neige, attendu qu'elles avaient dans leur manche juges, avo-
cats, préfet et gendarmes. — H n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le
matelot, et je fais plus de cas d'un bon fusil que d'un conseiller à la
cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S [1).
Ces renseignemens intéressans changèrent d'une façon notable les
manières et les dispositions de miss Lydia à l'égard du heutenant
délia Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux
de la romanesque xVnglaise. Maintenant, cet air d'insouciance, ce ton
de franchise et de bonne humeur qui d'abord l'avaient prévenue défa-
vorablement, devenaient pour elle un mérite de plus, car c'était la
profonde dissimulation d'une ame énergique qui ne laisse percer à
l'extérieur aucun des sentimens qu'elle renferme. Orso lui parut une
espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins sous une apparence de
légèreté; et quoiqu'il soit moins beau de tuer quelques coquins que
de délivrer sa patrie, cependant une belle vengeance est belle; et
d'ailleurs les femmes aiment assez qu'un héros ne soit pas homme
politique. Alors seulement miss Nevil remarqua que le jeune lieute-
nant avait de fort grands yeux, des dents blanches, une taille élé-
gante, de l'éducation et quelque usage du monde. Elle lui parla sou-
vent dans la journée suivante, et sa conversation l'intéressa. Il fut
longuement questionné sur son pays, et il en parlait bien. La Corse,
qu'il avait quittée fort jeune, d'abord pour aller au collège, puis à
l'École militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs poé-
tiques. Il s'animait en parlant de ses montagnes, de ses forêts, des
coutumes originales de ses habitans. Comme on peut le penser, le
mot de vengeance se présenta plus d'une fois dans ses récits, car il
est impossible de parler des Corses sans attaquer ou sans justifier
leur passion proverbiale. Orso surprit un peu miss Nevil «n condam-
nant d'une manière générale les haines interminables de ses compa-
triotes. Chez les paysans toutefois, il cherchait à les excuser, et disait
que la vendette est le duel des pauvres. Cela est si vrai, disait-il,
qu'on ne s'assassine qu'après un défi en règle. «Garde-toi, je me
garde, » te'les sont les paroles sacramentelles qu'échangent deux
(1) Expression nationale, c'est-à-dire sc/t/opeffo, stiletto, strada, fusil, stylet,
fuite.
COLOMBA'. l'9-
ennemis avant de se tendre des embuscades l'un à l'autre, 11 y a plus
d'assassinats chez nous, ajouta-t-il, que partout ailleurs; mais jamais
vous ne trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est
vrai, beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur.
Lorsqu'il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss
Lydia le regardait attentivement, mais sans découvrir sur ses traits la
moindre trace d'émotion. Comme elle avait décidé qu'il avait la force
d'ame nécessaire pour se rendre impéiiétrable à tous les yeux, les
siens exceptés, bien entendu, elle continua de croire fermement que
les mânes du colonel délia Rebbia n'attendraient pas long-temps la
satisfaction qu'elles réclamaient.
Déjà la goélette était en vue de la Corse. Le patron nommait les
points principaux de la côte, et, bien qu'ils fussent tous parfaitement
inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque plaisir à savoir leurs
noms. Rien de plus ennuyeux qu'un paysage anonyme. Parfois le
télescope du colonel faisait apercevoir quelque insulaire, vêtu de drap
brun, armé d'un long fusil, monté sur un petit cheval, et galopant
sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans chacun, croyait voir un
bandit, ou bien im fds allant venger la mort de son père; mais Orso
assurait que c'était quelque paisible habitant du bourg voisin voya-
geant pour ses affaires ; qu'il portait un fusil moins par nécessité que
par galanterie, par mode, de même (ju'un dandy ne sort qu'avec
une canne élégante. Bien qu'un fusil soit une arme moins noble et
moins poétique qu'un stylet, miss Lydia trouvait que, pour un homme,
cela était plus galatit qu'une canne, et elle se rappelait que tous les
héros de lord Byron meurent d'une balle et non d'un classique poi-
gnard.
Après trois jours de navigation, on se trouva devant les Sanguinaires,
et le magnilique panorama du golfe d'Ajaccio se dévidoppa aux yeux
de nos voyageurs. C'est avec raison, qu'on le compare à la vue de la
baie de Naples; et au moment où la goélette entrait dans le port, un
maquis en feu, couvrant de fumée la punta di Girato, rappelait le
Vésuve, et ajoutait à la ressemblance. Pour qu'elle fût complète, il
faudrait qu'une armée d'Attila vînt s'abattre sur les environs de Na-
ples; car tout est mort et désert autour d'Ajaccio. Au lieu de ces élé-
gantes fabriques qu'on découvre de tous côtés depuis Castellamare
jusqu'au cap Misène, on ne voit, autour du golfe d'Ajaccio, que de
sombres maquis et derrière des montagnes pelées. Pas une villa , pas
une habitation. Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de la
ville , quelques constructions blanches se détachent, isolées sur un
20 REVUE DES DEUX MONDES.
fond de verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de
famille. Tout, dans ce paysage, est d'une beauté grave et triste.
L'aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore l'im-
pression causée par la solitude de ses alentours. Nul mouvement dans
les rues, où l'on ne rencontre qu'un petit nombre de figures oisives
et toujours les mêmes. Point de femmes, sinon quelques paysannes
qui viennent vendre leurs denrées. On n'entend point parler haut,
rire, chanter, comme dans les villes italiennes. Quelquefois, à l'ombre
d'un arbre de la promenade, une douzaine de paysans armés jouent
aux cartes ou regardent jouer. Ils ne crient pas, ne se disputent
jamais ; si le jeu s'anime, on entend alors des coups de pistolet , qui
toujours précèdent la menace. Le Corse est naturellement grave et
silencieux. Le soir, quelques figures paraissent pour jouir de la fraî-
cheur, mais les promeneurs du cours sont presque tous des étrangers.
Les insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets
comme un faucon sur son nid.
IV.
Après avoir visité la maison où Napoléon est né, après s'être pro-
curé par des moyens plus ou moins catholiques un peu du papier de
la tenture, miss Lydia, le second jour de son arrivée en Corse, se
sentit saisir d'une tristesse profonde , comme il doit arriver à tout
étranger qui se trouve dans un pays dont les habitudes insociables
semblent le condamner à un isolement complet. Elle regretta son
coup de tête; mais partir sur-le-champ , c'eût été compromettre sa ré-
putation de voyageuse intrépide; miss Lydia se résigna donc à prendre
patience et à tuer le temps de son mieux. Dans cette généreuse ré-
solution, elle prépara crayons et couleurs, esquissa des vues du
golfe, et fit le portrait d'un paysan basané, qui vendait des melons
comme un maraîcher du continent, mais qui avait une barbe blanche
et l'air du plus féroce coquin qui se put voir. Tout cela ne suffisant
point à l'amuser, elle résolut de faire tourner la tête au descendant
des caporaux, et la chose n'était pas difficile, car, loin de se presser
pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort à Ajaccio, bien
qu'il n'y vît personne. D'ailleui-s miss Lydia s'était proposé une noble
tâche, celle de civiliser cet ours des montagnes et de le faire renoncer
aux sinistres desseins qui le ramenaient dans son île. Depuis qu'elle
avait pris la peine de l'étudier, elte s'était dit qu'il serait dommage de
COLOMBA. 21
laisser ce jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait
glorieux de convertir un Corse.
Les journées, pour nos voyageurs, se passaient comme il suit : le
matin, le colonel et Orso allaient à la chasse; miss Lydia dessinait ou
écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses lettres d'Ajaccio. Vers
six heures, les hommes revenaient, chargés de gibier; on dînait, miss
Lydia chantait, le colonel s'endormait, et les jeunes gens demeu-
raient fort tard à causer.
Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel Nevil
à faire une visite au préfet; celui-ci, qui s'ennuyait fort ainsi que la
plupart de ses collègues, avait été ravi d'apprendre l'arrivée d'un
Anglais, riche, homme du monde et père d'une jolie fille. Aussi, il
l'avait parfaitement reçu, et accablé d'offres de services; de plus,
fort peu de jours après, il fut lui rendre sa visite. Le colonel, qui
venait de sortir de table, était confortablement étendu sur un sofa,
tout près de s'endormir; sa fille chantait devant un piano délabré ,
Orso tournait les feuillets de son cahier de musique, et regardait
les épaules et les cheveux blonds de la virtuose. On annonça M. le
préfet; le piano se tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et pré-
senta le préfet à sa fille : — Je ne vous présente pas M. délia Rebbia,
dit-il, car vous le connaissez sans doute?
— Monsieur est le fils du colonel délia Rebbia? demanda le préfet
d'un air légèrement embarrassé.
— Oui , monsieur, répondit Orso.
— J'ai eu l'honneur de connaître monsieur votre père.
Les lieux communs de conversation s'épuisèrent bientôt. Malgré
lui, le colonel bâillait assez fréquemment; en sa qualité de libéral,
Orso ne voulait point parler à un satellite du pouvoir; miss Lydia sou-
tenait seule la conversation. De son côté, le préfet ne la laissait pas
languir, et il était évident qu'il avait un vif plaisir à parler de Paris et
du monde à une femme qui connaissait toutes les notabilités de la
société européenne. De temps en temps, et tout en parlant, il obser-
vait Orso avec une curiosité singulière.
— C'est sur le continent que vous avez connu M. délia Rebbia?
demanda-t-il à miss Lydia.
Miss Lydia répondit avec quelque embarras, qu'elle avait fait sa
connaissance sur le navire qui les avait amenés en Corse.
— C'est un jeune homme très comme il faut, dit le préfet à demi-
voix. Et vous a-t-il dit, continua-t-il encore plus bas, dans quelle
intention il revient en Corse?
22 REVUE DES DEUX MONDES.
Miss Lydia prit son air majestueux: — Je ne le lui ai point de^
mandé , dit-elle , vous pouvez l'interroger.
Le préfet garda le silence; mais, un moment après, entendant
Orso adresser au colonel quelques mots en anglais : — Vous avez
beaucoup voyagé , monsieur, dit-il , à ce qu'il paraît. Vous devez- avoir
oublié la Corse... et ses coutumes.
— Il est vrai, j'étais bien jeune quand je l'ai quittée.
— Vous appartenez toujours à l'armée?
— Je suis en demi-solde, monsieur.
— Vous avez été trop long-temps dans l'armée française, pour ne
pas devenir tout-à-fait Français, je n'en doute pas, monsieur.
11 prononça ces derniers mots avec une emphase marquée.
Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses, que de leur rap-
peler qu'ils appartiennent à la grande nation. Ils veulent être un
peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien pour
qu'on la leur accorde. Orso, un peu piqué , répliqua : — Pensez-vous,
monsieur le préfet, qu'un Corse, pour être homme d'honneur, ait
besoin de servir dans l'armée française?
— Non , certes, dit le préfet, ce n'est nullement ma pensée; je parle
seulement de certaines coutumes de ce pays-ci, dont quelques-
unes ne sont pas telles qu'un administrateur voudrait les voir. — Il
appuya sur ce mot de coutumes, et prit l'expression la plus grave que
sa r^ure comportait. Bientôt après, il se leva et sortit, emportant la
promesse que miss Lydia irait voir sa femme à la préfecture.
Quand il fut parti: — Il fallait, dit miss Lydia, que j'allasse en
Corse, pour apprendre ce que c'est qu'un préfet. Celui-ci me paraît
assez aimable.
— Pour moi , dit Orso, je n'en saurais dire autant, et je le trouve
bien singulier avec son air emphatique et mystérieux.
Le colonel était plus qu'assoupi; miss Lydia jeta un coup d'œil
de son côté, et, baissant la voix : —Et moi , je trouve, dit-elle, qu'il
n'est pas si mystérieux que vous le prétendez, car je crois l'avoir
compris.
— Vous êtes, assurément, bien perspicace, missNevil; et, si vous
voyez quelque esprit dans ce qu'il vient de dire , il faut assurément
que vous l'y ayez mis.
— C'est une phrase de marquis de Mascarille , monsieur délia
Rebbia, je crois; mais. . . , voulez-vous que je vous donne une preuve de
ma pénétration? Je suis un peu sorcière, et je sais ce que pensent
les gens que j'ai vus deux fois.
GOIsOiMBA. 23
— Mofi Dieu! vous m'effrayez. -Si vous<saviez lire dans la pensée,
je ne sais si je devrais en être content ou affligé...
— Monsieur dcUa Rebbia, continua miss Lydia en rougissant,
nous ne nous connaissons que depuis quelques jours ; mais en mer,
et dans les pays barbares, — vous m'excuserez, je l'espère... — dans les
pays barbares, on devient ami plus tôt que dans le monde... Ainsi, ne
vous étonnez pas, si je vous parle en amie, de choses un peu bien
intimes, et dont peut-être un étranger ne devrait pas se mêler.
— Oh ! ne dites pas ce mot-là , miss Nevil ; l'autre me plaisait bien
mieux.
— Eh bien ! monsieur, je dois vous dire que , sans avoir cherché à
savoir vos secrets, je me trouve les avoir api)ris en partie, et il y en a
qui m'affligent. Je sais, monsieur, le malheur qui a frappé votre
famille; on m'a beaucoup parlé du caractère vindicatif de vos compa-
triotes et de leur manière de se venger... N'est-ce pas à cela que le
préfet faisait allusion?
— Miss Lydia peut-elle penser!.... Et Orso devint pâle comme la
mort.
— Non, monsieur délia Rebbia, dit-elle en l'interrompant; je sais
que vous êtes un gentleman plein d'honneur. Vous m'avez dit vout-
môme qu'il n'y avait plus dans votre pays que les gens du peuple qui
connussent la vendetle qu'il vous plaît d'appeler une forme du
duel...
— Me croiriez-vous donc capable de devenir jamais un assassin?
— Puisque je vous parle de cela, monsieur Orso, vous devez bien
voir que je ne doute pas de vous, et si je vous ai parlé, poursuivit-elle
en baissant les yeux, c'est que j'ai compris que, de retour dans votre
pays, entouré peut-être de préjugés barbares, vous seriez bien aise
de savoir qu'il y a quelqu'un qui vous estime pour votre courage à
leur résister. — Allons, dit-elle en se levant, ne parlons plus de ces
vilaines choses-là; elles me font mal à la tête, et d'ailleurs il est bien
tard. Vous ne m'en voulez pas? Bonsoir, à l'anglaise. Et elle lui tendit
la main.
Orto la pressa d'un air grave et pénétré.
— Mademoiselle, dit-il, savez-vous qu'il y a des momens où l'ins-
tinct du pays se réveille en moi. Quelquefois, lorsque je songe à mon
pauvre père... alors d'affreuses idées m'obsèdent. Grâce à vous, j'en
suis à jamais délivré. Merci, merci.
11 allait poursuivre; mais miss Lydia fit tomber une cuiller à thé,
et le bruit réveilla le colonel.
24 REVUE DES DEUX MONDES.
— Délia Rebbia, demain à cinq heures en chasse. Soyez exact.
— Oui, mon colonel.
V.
Le lendemain, un peu avant le retour des chasseurs, miss Nevil,
qui avait été se promener au bord de la mer avec sa femme de cham-
bre, regagnait l'auberge, lorsqu'elle remarqua une jeune femme
vôtue de noir, montée sur un cheval de petite taille, mais vigoureux ,
qui entrait dans la ville, suivie d'une espèce de paysan à cheval aussi,
en veste de drap brun trouée aux coudes , une gourde en bandou-
lière, un pistolet pendant à la ceinture; à la main, un fusil, dont la
crosse reposait dans une poche de cuir attachée à l'arçon de la selle;
bref, en costume complet de brigand de mélodrame ou de bourgeois
corse en voyage. La beauté remarquable de la femme attira d'abord
l'attention de miss Nevil. Elle paraissait avoir une vingtaine d'années.
Elle était grande , blanche , les yeux bleu foncé , la bouche rose , les
dents comme de l'émail. Dans son expression on lisait à la fois l'or-
gueil, l'inquiétude et la tristesse. Sur la tète, elle portait ce voile de
soie noire nommé mezzaro, que les Génois ont introduit en Corse,
et qui sied si bien aux femmes. De longues nattes de cheveux châ-
tains lui formaient comme un turban autour de la tête. Son costume
était propre, mais de la plus grande simplicité.
Miss Nevil eut tout le temps de la considérer, car la dame au mez-
zaro s'était arrêtée dans la rue à questionner quelqu'un avec beau-
coup d'intérêt, comme il semblait à l'expression de ses yeux; puis,
sur la réponse qui lui fut faite, elle donna un coup de houssine à sa
monture, et, prenant le grand trot, ne s'arrêta qu'à la porte de
l'hôtel où logeaient sir Thomas Nevil et Orso. Là , après avoir échangé
quelques mots avec l'hôte, la jeune femme sauta lestement à bas de
son cheval, et s'assit sur un banc de pierre à côté de la porte d'entrée,
tandis que son écuyer conduisait les chevaux à l'écurie. Miss Lydia
passa avec son costume parisien devant l'étrangère sans qu'elle levât
les yeux. Un quart d'heure après, ouvrant sa fenêtre, elle vit encore
la dame au mezzaro assise à la même place et dans la même attitude.
Bientôt parurent le colonel et Orso, revenant de la chasse. Alors
l'hôte dit quelques mots à la demoiselle en deuil , et lui désigna du
doigt le jeune délia Rebbia. Celle-ci rougit, se leva avec vivacité, fit
quelques pas en avant, puis s'arrêta immobile et comme interdite.
Orso était tout près d'elle, la considérant avec curiosité.
COLOMBA. 25
— Vous êtes, dit-elle d'une voix émue, Orso Antonio délia Rebbia?
Moi, je suis Colomba.
— Colomba! s'écria Orso.
Et la prenant dans ses bras, il l'embrassa tendrement, ce qui
étonna un peu le colonel et sa Glle, car, en Angleterre, on ne s'em-
brasse pas dans la rue.
— Mon frère, dit Colomba, vous me pardonnerez si je suis venue
sans votre ordre; mais j'ai appris par nos amis que vous étiez arrivé,
et c'était pour moi une si grande consolation de vous voir...
Orso l'embrassa encore; puis, se tournant vers le colonel :
— C'est ma sœur, dit-il , que je n'aurais jamais reconnue si elle
ne s'était nommée. — Colomba, le colonel sir Thomas Nevil. —
Colonel, vous voudrez bien m'excuser, mais je ne pourrai avoir
l'honneur de dîner avec vous aujourd'hui... Ma sœur...
— Eh! où diable voulez-vous dîner, mon cher? s'écria le colonel;
vous savez bien qu'il n'y a qu'un dîner dans cette maudite auberge,
et il est pour nous. Mademoiselle fera grand plaisir à ma fille de se
joindre à nous.
Colomba regarda son frère, qui ne se fit pas trop prier, et tous
ensemble entrèrent dans la plus grande pièce de l'auberge, qui ser-
vait au colonel de salon et de salle à manger. M""" délia Rebbia, pré-
sentée à miss Nevil , lui fit une profonde révérence, mais ne dit pas
une parole. On voyait qu'elle était très effarouchée, et que pour la
première fois de sa vie peut-être elle se trouvait en présence d'étran-
gers gens du monde. Cependant dans ses manières il n'y avait rien
qui sentît la province : chez elle, l'étrangeté sauvait la gaucherie. Elle
plut à miss Nevil par cela môme, et comme il n'y avait pas de chambre
disponible dans l'hôtel que le colonel et sa suite avaient envahi,
miss Lydia poussa la condescendance ou la curiosité jusqu'à offrir à
M"^ délia Rebbia de lui faire dresser un lit dans sa propre chambre.
Colomba balbutia quelques mots de remerciement et s'empressa
de suivre la femme de chambre de miss Nevil pour faire à sa toilette
les petits arrangemens que rend nécessaires un voyage à cheval par
la poussière et le soleil.
En rentrant dans le salon , elle s'arrêta devant les fusils du colonel
que les chasseurs venaient de déposer dans un coin : — Les belles
armes! dit-elle. Sont-elles à vous, mon frère?
— Non , ce sont des fusils anglais au colonel. Ils sont aussi bons
qu'ils sont beaux.
26B' REVUE DES DEDX MONDES.
■— Jfe voudrai» bien , dit Colomba, que vous en eussiez un sei»-
blable.
— Il y en a certainement un, dans ces trois-là, qui appartient à
délia Rehbia, s'écria le colonel. 11 s'en sert trop bien. Aujourd'hui
quatorze coups de fusil, quatorze pièces!
Aussitôt s'établit un combat de générosité, dans lequel Orso fut
vaincu à la grande satisfaction de sa sœur, comme il était facile de
s'en apercevoir à l'expression de joie enfantine qui brilla tout d'un
coup sur son visage tout à^ Theure si sérieux. — Choisissez, mon
cher, disait le colonel. Orso refusait. — Eh bien ! mademoiselle votre
sœur choisira pour vous. — Colomba ne se le tit pas dire deux fois, elie
prit le moins orné des fusils, mais c'était un excellent Manton de gros
calibre : — ^ Celui-ci, dit-elle, doit bien porter la balle.
Son frère s'embarrassait dans ses remerciemens, lorsque le dîner
parut fort à propos pour le tirer d'afiaire. ^liss Lydia fut charmée de
voir que Colomba, qui avait fait quelque résistance pour se mettre à
table, et qui n'avait cédé que sur un regard de son frère, faisait en
bonne catholique le signe de la croix avant de manger : — Bon, se
dit-elle, voilà qui est primitii"; et elle se promit de faire plus d'une
observation intéressante sur ce jeune représentant des vieilles mœurs
de la (^orse. Pour Orso, il était évidemment un peu mal à son aise, par
la crainte sans doute que sa sœur ne dît ou ne fît quelque chose qur
sentît trop son village. Mais Colomba l'observait sans cesse, et réglait
tous ses mouvemens sur ceux de son frère. Quelquefois elle le consi-
dérait fixement avec une étrange expression de tristesse , et alors , si
les yeux d'Orso rencontraient les siens, il était le premier à détour-
ner ses regards, comme s'il eût voulu se soustraire à une question que
sa sœur lui adressait mentalement et qu'il comprenait trop bien. 0»
parlait fratiçais, car le colonel s'exprimait fort mal en italien. Colomba
entendait le français et prononçait même assez bien le peu de mots
qu'elle était forcée d'échanger avec ses hôtes.
Après le dîner, le colonel, qui avait remarqué l'espèce de con-
trainte qui régnait entre le frère et la sœur, demanda avec sa fran-
chise ordinaire à Orso s'il ne désirait point causer seul avec M"* Co-
lomba, offrant dans ce cas de passer avec sa ivlle dans la pièce voisine.
Mais Orso se hâta de le remercier et de dire qu'ils auraient bien le
temps de causer à Pietranera. C'était le nom du village où il devait
faire sa résidence.
Le colonel prit donc sa place accoutumée sur le sofa, et miss Nevil,
COLOMBA. 27
après avoir essayé plusieurs sujets de conversation, désespérant de
faire parler la belle Colomba, pria Orso de lui lire un chant du Dante;
c'était son poète favori. Orso ciioisit le chant de l'enfer où se trouve
l'épisode de Francesca da Himini, et se mit à lire, accentuant de son
mieux ces sublimes tercets, qui expriment si bien le danger de lire à
deux un livre d'amour. A mesure qu'il lisait, Colomba se rapprochait
de la table, relevait la tète qu'elle avait tenue baissée; ses prunelles
dilatées brillaient d'un feu extraordinaire; elle rougissait et pâlissait
tour à tour, elle s'agitait convulsivement sur sa chaise. Admirable
organisation italienne qui, pour comprendre la poésie, n'a pas be-
soin qu'un pédant lui en démontre les beautés.
Quand la lecture fut terminée : — Que cela est beau! s'écria-t-elle.
Qui a fait cela, mon frère?
Orso fut un peu déconcerté , et miss Lydia répondit en souriant
que c'était un poète florentin mort depuis plusieurs siècles.
— Je te ferai lire le Dante, dit Orso, quand nous serons à Pietranera.
— Mon Dieu, que cela est beau! répétait Colomba, et elle dit trois
ou quatre tercets qu'elle avait retenus, d'abord à voix basse, puis,
s'animant, elle les déclama tout haut avec plus d'expression que son
frère n'en avait mis à les lire.
Miss Lydia très étonnée : — Vous paraissez aimer beaucoup la
poésie, dit-elle. Que je vous envie le bonheur que vous aurez à lire le
Dante comme un livre nouveau !
— Vous voyez, miss Nevil, disait Orso, quel pouvoir ont 1rs vers
du Dante, pour émouvoir ainsi une petite sauvagesse qui ne sait que
son Pater... Mais, je me trompe. Je me rappelle que Colomba est du
métier. Tout enfant, elle s'escrimait à faire des vers, et mon père
m'écrivait qu'elle était la plus grande voccratrice de Pietranera et de
deux lieues à la ronde.
Colomba jeta un coup d'œil suppliant à son frère. Miss Nevil avait
ouï parler des improvisatrices corses et mourait d'envie d'en entendre
une. Aussi elle s'empressa de prier Colomba de lui donner un échan-
tillon de son talent. Orso s'interposa alors, fort contrarié de s'être si
bien rappelé les dispositions poétiques de sa sœur. 11 eut beau jurer
que rien n'était plus plat qu'une ballata corse, protester qu'écouter
des vers corses après ceux du Dante, c'était trahir son pays, il ne fit
qu'irriter le caprice de miss Nevil, et se vit obligé, à la fui, de dire
à sa sœur : Eh bien ! improvise quelque chose , mais que cela soit
€Ourt.
Colomba poussa un soupir, regarda attentivement pendant une
28 REVUE DES DEUX MONDES.
minute le tapis de la table, puis les poutres du plafond, enfin, met-
tant la main sur ses yeux , comme ces oiseaux qui se rassurent et
croient n'être point vus quand ils ne voient point eux-mêmes,
chanta, ou plutôt déclama, d'une voix mal assurée, la serenata qu'on
va lire ;
LA JEUNE FILLE ET LA PALOMBE.
« Dans la vallée bien loin derrière les montagnes, — le soleil n'y vient qu'une
heure tous les jours. — Il y a dans la vallée une maison sombre— et l'herbe y
croît sur le seuil. — Portes , fenêtres sont toujours fermées. — Nulle fumée ne
s'échappe du toit. — Mais à midi , lorsque vient le soleil , — une fenêtre s'ouvre
alors — et l'orpheline s'assied , filant à son rouet. — Elle file et chante en tra-
vaillant — un chant de tristesse. — Mais nul autre chant ne répond au sien.
— Un jour, un jour de printemps, — une palombe se posa sur un arbre
voisin, — et entendit le chant de la jeune fille. — Jeune fille, dit-elle, tu ne
pleures pas seule. — Un cruel épervier m'a ravi ma compagne. — Palombe,
montre-moi l'épervier ravisseur;— fût-il aussi haut que les nuages, — je
l'aurai bientôt abattu en terre. — Mais moi, pauvre fille, qui me rendra mon
frère, — mon frère maintenant en lointain pays? — Jeune fille, dis-moi où
est ton frère — et mes ailes me porteront près de lui. »
— Voilà une palombe bien élevée, s'écria Orso en embrassant sa
sœur avec une émotion qui contrastait avec le ton de plaisanterie
qu'il affectait.
— Votre chanson est charmante, dit miss Lydia, je veux que vous
me l'écriviez dans mon album. Je la traduirai en anglais et je la ferai
mettre en musique.
Le brave colonel , qui n'avait pas compris un mot, joignit ses com-
plimens à ceux de sa fille. Puis il ajouta : — Cette palombe dont
vous parlez, mademoiselle, c'est cet oiseau que nous avons mangé
aujourd'hui à la crapaudine?
Miss Nevil apporta son album et ne fut pas peu surprise de voir
l'improvisatrice écrire sa chanson en ménageant le papier d'une
façon singulière. Au lieu d'être en vedette, les vers se suivaient sur
la même ligne, tant que la largeur de la feuille le permettait, en
sorte qu'ils ne convenaient plus à la définition connue des compositions
poétiques : De petites lignes, d'inégale longueur, avec une marge
de chaque côté. » Il y avait bien encore quelques observations à faire
sur l'orthographe un peu capricieuse de M"*" Colomba, qui , plus d'une
COLOMBA. 29
fois , fit sourire miss Nevil , tandis que la vanité fraternelle d'Orso
était au supplice.
L'heure de dormir étant arrivée, les deux jeunes filles se retirèrent
dans leur chambre. Là, tandis que miss Lydia détachait collier,
boucles, bracelets, elle observa sa compagne qui retirait de sa robe
quelque chose de long comme un buse, mais de forme bien diffé-
rente pourtant. Colomba mit cela avec soin et presque furtivement
sous son mezzaro déposé sur une table; puis elle s'agenouilla et fit
dévotement sa prière. Deux minutes après elle était dans son lit. Très
curieuse de son naturel et lente comme une Anglaise à se déshabiller,
miss Lydia s'approcha de la table, et feignant de chercher une épingle,
souleva le mezzaro et aperçut un stylet assez long, curieusement
monté en nacre et en argent; le travail en était remarquable et c'était
une arme ancienne et de grand prix pour un amateur.
— Est-ce l'usage ici, dit miss Nevil en souriant, que les demoi-
selles portent ce petit instrument dans leur corset?
— Il le faut bien , répondit Colomba en soupirant. Il y a tant de
m.échantes gens!
— Et auriez-vous vraiment le courage d'en donner un coup comme
cela?
Et miss Nevil, le stylet à la main , faisait le geste de frapper, comme
on frappe au théâtre, de haut en bas.
— Oui, si cela était nécessaire, dit Colomba de sa voix douce et
musicale, pour me défendre ou défendre mes amis... Mais ce n'est pas
comme cela qu'il faut le tenir ; vous pourriez vous blesser, si la per-
sonne que vous voulez frapper se retirait. — Et se levant sur son
séant : — Tenez, c'est ainsi, en remontant le coup. Comme cela il
est mortel, dit-on. Heureux les gens qui n'ont pas besoin de telles
armes !
Elle soupira, abandonna sa tète sur l'oreiller et ferma les yeux. On
n'aurait pu voir une tète plus belle, plus noble, plus virginale. Phi-
dias, pour sculpter sa Minerve, n'aurait pas désiré un autre modèle.
VI.
C'est pour me conformer au précepte d'Horace, que je me suis lancé
d'abord in médias res. Maintenant que tout dort, et la belle Colomba,
et le colonel et sa fille, je saisirai ce moment pour instruire mon lec-
teur de certaines particularités qu'il ne doit pas ignorer, s'il veut
30 RENTE DES DEUX MONDES.
pénétrer davantaffe dans cette véridique histoire. 11 sait déjà que le
colonel dclla Rebbia, père d'Orso, était mort assassiné. Or, on n'est
pas assassiné en ('orse, comme on l'est en France, par le premier
échappé des galères, qui ne trouve pas de meilleur moyen pô*urvoHS-
voler votre argenterie: on est assassiné par ses ennemis; mais le
motil'pour lequel on a des ennemis, il est souvent fort difficile de le
dire. iJien des familles se haïssent par vieille habitude, et la tradition
de la cause originelle de leur haine s'est perdue complètement.
La famille à laquelle appartenait le colonel délia Rebbia , haïssait
plusieurs autres familles, mais singulièrement celle des Barricini;
quehpies-uns disaient que, dans le xvi'' siècle, un délia Rebbia avait
séduit une Barricini, et avait été poignardé ensuite par un parent de
la demoiselle outragée. A la Vérité, d'autres racontaient l'affaire dif-
féremment, prétendant que c'était une délia Rebbia qui avait été
séduite, et un Barricini poignardé. Tant il y a que, pour me servir
d'une expression consacrée, il y avait du sang entre les deux maisons.
Toutefois, contre l'usage, ce meurtre n'en avait pas produit d'autres;
c'est que les délia Rebbia et les Barricini avaient été également per-
sécutés par le gouvernement gé^nois, et les jeunes gens s'étant expa-
triés, les deux familles Curent privées, pendant plusieurs généra-
tions, de leurs représentans énergiques. A la fm du siècle dernier, un
délia Rebbia, ol'Ucier au service de Naples, se trouvant dans un tripot,
eut une querelle avec des miUtaires, qui, entre autres injures, l'ap-
pelèrent chevrier corse; il mit l'épée à la main, mais, seul contre
trois, il eût mal passé son temps, si un étranger, qui jouait dans le
même lieu, ne se fut écrié: Je suis Corse aussi! et n'eut pris sa
défense. Cet étranger était un Barricini, qui d'ailleurs ne connaissait
pas son compatriote. Lorsqu'on s'expliqua, de part et d'autre ce
furent de grandes politesses et des sermens d'amitié éternelle, car,
sur le continent, les Corses se lient facilement; c'est tout le contraire
dans leur île. On le vit bien dans cette circonstance : délia Rebbia et
Barricini furent amis intimes tant qu'ils demeurèrent en Italie, mais,
de retour en Corse, ils ne se virent plus que rarement, bien que habitant
tous les deux le même village, et, quand ils moururent, on disait qu'il y
avait bien cinq ou six ans qu'ils nes'étaient salués. Leurs fds vécurent
de même en ctiquellc comme on dit dans l'île. L'un, Ghilfuccio,
le père d'Orso, fut militaire; l'autre, Ciudice Barricini, fut avocat.
Devenus l'un et l'antre chefs de famille, et séparés par leur profes-
sion , ils n'eurent presque aucune occasion de se voir ou d'entendre
parler l'un de l'autre.
COLOMBA. Sik]
Cependant, un jour, vers 18Ô0, Giudiee lisant à Bastia, dans un:
journal, queleGapitaiu« GhillWcio venait d'être décore, dit, devant
témoins, qu'il n'en était pas surpris, attendu que le général *'* pro-
tégeait sa famille. Ce mot fut rapporté à Ghilfuccio à Vienne, lequel
dit à un compatriote qu'à son retour en Corse il trouverait Giudiee
bien riche , parce qu'il tirait plus d'argent de ses causes perdues que
de celles qu'il gagnait. On n'a jamais su s'il insinuait par là que
l'avocat trahissait ses diens , ou s'il se bornait à émettre cette vérité
triviale, qu'une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi
qu'une bonne cause. Quoi qu'il en soit, l'avocat Barricini eut connais-
sance de l'épigramme, et ne l'oublia pas. En 1812, il demandait à être
nommé maire de sa commune et avait tout espoir de le devenir, lorsque
le général *** écrivit au préfet, pour lui recommander un parent de la
femme de Ghilfuccio; le préfet s'empressa de se conformer aux désirs
du général, et Barricini ne douta point qu'il ne dût sa déconvenue
aux intrigues de Ghilfuccio. A la chute de l'empereur, en 1814, le
protégé du général fut dénoncé comme bonapartiste, et remplacé
par Barricini. A son tour, ce dernier fut destitué dans les cent jours,
mais , après cette tempête , il reprit en grande pompe possession du
cachet de la mairie et des registres de l'état-civil.
De ce moment, son étoile devintplus brillante que jamais. Le colo-
nel délia Rebbia, mis en demi-solde, et retiré à Pietranera, eut à
soutenir contre lui une guerre sourde de chicanes sans cesse renou-
velées; tantôt il était assigné en réparation de dommages commis
par son cheval dans les clôtures de M, le maire; tantôt celui-ci, sous
prétexte de réparer le pavé de l'église , faisait enlever une dalle brisée
qui portait les armes des délia Rebbia , et qui couvrait le tombeau d'un
membre de cette famille. Si les chèvres mangeaient les jeunes plants
du colonel , les propriétaires de ces animaux trouvaient protection
auprès du maire; successivement, l'épicier qui tenait le bureau de
poste de Pietranera , et le garde-champêtre , vieux soldat mutilé ,
tous les deux cliens des délia Rebbia, furent destitués et remplacés
par des créatures des Barricini.
La femme du colonel mourut, exprimant le désir d'être enterrée au
milieu d'un petit bois où elle aimait à se promener; aussitôt le maire
déclara qu'elle serait inhumée dans le cimetière de la commune,
attendu qu'il n'avait pas reçu d'autorisation pour permettre une sépul-
ture isolée. Le colonel furieux déclara qu'en attendant cette autori-
sation , sa femme serait enterrée au lieu qu'elle avait choisi , et il y lit
creuser une fosse, De> son côté, le maire en fit faire une dans le cime-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
tière, et manda la gendarmerie, afin , disait-il , que force restât à la loi.
Le jour de l'enterrement, les deux partis se trouvèrent en présence,
et l'on put craindre un moment qu'un combat ne s'engageât pour la
possession des restes de M"* délia Rebbia. Une quarantaine de paysans
bien armés , amenés par les parcns de la défunte , obligèrent le curé,
en sortant de l'église, à prendre le chemin du bois; d'autre part, le
maire , ses deux fils , ses cliens et les gendarmes se présentèrent pour
faire opposition. Lorsqu'il parut et somma le convoi de rétrograder, il
fut accueilli par des huées et des menaces; l'avantage du nombre
était pour ses adversaires, et ils semblaient déterminés. A sa vue,
plusieurs fusils furent armés, on dit même qu'un berger le coucha en
joue , mais le colonel releva le fusil en disant : Que personne ne tire
sans mon ordre ! Le maire « craignait les coups naturellement » comme
Panurge ; et , refusant la bataille , il se retira avec son escorte : alors
la procession funèbre se mit en marche , en ayant soin de prendre le
plus long, afin de passer devant la mairie. En défilant, un idiot, qui
s'était joint au cortège, s'avisa de crier vive l'empereur! Deux ou
trois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s'animant de plus en
plus, proposèrent de tuer un bœuf du maire, qui, d'aventure, leur
barrait le chemin. Heureusement, le colonel empêcha cette violence.
On pense bien qu'un procès-verbal fut dressé , et que le maire fit
au préfet un rapport de son style le plus sublime, dans lequel il pei-
gnait les lois divines et humaines foulées aux pieds , — la majesté de
lui, maire, celle du curé, méconnues et insultées, — le colonel délia
Rebbia se mettant à la tête d'un complot buonapartiste pour changer
l'ordre de successibilité au trône , et exciter les citoyens à s'armer
les uns contre les autres, crimes prévus par les articles 80 et 91 du
code pénal.
L'exagération de cette plainte nuisit à son effet. Le colonel écrivit
au préfet , au procureur du roi : un parent de sa femme était allié à
un des députés de l'île, un autre, cousin du président de la cour
royale. Grâce à ces protections, le complot s'évanouit, ]M""^deIla Reb-
bia resta dans le bois , et l'idiot seul fut condamné à quinze jours de
prison.
L'avocat Barricini , mal satisfait du résultat de cette affaire, tourna
ses batteries d'un autre côté. Il exhuma un vieux titre, d'après lequel
il entreprit de contester au colonel la propriété d'un certain cours
d'eau qui faisait tourner un moulin. Un procès s'engagea qui dura
long-temps. Au bout d'une année, la cour allait rendre son arrêt, et
suivant toute apparence en faveur du colonel , lorsque M. Barricini
COLOMBA. 33
déposa entre les mains du procureur du roi une lettre signée par un
certain Agostini, bandit célèbre, qui le menaçait, lui maire, d'incendie
et de mort s'il ne se désistait de ses prétentions. On sait qu'en Corse la
protection d'un bandit est très recherchée, et que pour obliger leurs
amis ils interviennent fréquemment dans les querelles particulières.
Le maire tirait parti de cette lettre, lorsqu'un nouvel incident vint
compliquer l'affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi
pour se plaindre qu'on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes
sur son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait
de son influence : « Si je découvre le faussaire, disait-il en terminant
sa lettre, je le punirai exemplairement. »
Il était clair qu' Agostini n'avait point écrit la lettre menaçante au
maire; mais les dclla Rebbia en accusaient les Barricini , et vice versa.
De part et d'autre on éclatait en menaces, et la justice ne savait de
quel côté trouver les coupables.
Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici les faits
tels qu'ils furent établis en justice : Le 2 août 18... , le jour tombant
déjà , une femme qui portait du grain à Pietranera entendit deux
coups de feu très rapprochés, tirés, comme il lui semblait, dans un
chemin creux menant au village , à environ cent cinquante pas de
l'endroit où elle se trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui
courait en se baissant dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers
le village. Cet homme s'arrêta un instant et se retourna; mais la dis-
tance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits , et d'ailleurs
il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui cachait presque tout
le visage. Il fit de la main un signe à un camarade que le témoin ne
vit pas, puis disparut dans les vignes.
La femme Pietri ayant laissé son fardeau , monta le sentier en cou-
rant, et trouva le colonel délia Rebbia baigné dans son sang, percé de
deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui était son fusil
chargé et armé, comme s'il s'était mis en défense contre une per-
sonne qui l'attaquait en face au moment où une autre le frappait par
derrière. Il râlait et se débattait contre la mort, mais ne pouvait
prononcer une parole, ce que les médecins expliquèrent par la
nature de ses blessures, qui avaient traversé le poumon. Le sang
l'étouffait; il coulait lentement et comme une mousse rouge. En vain
la femme Pietri le souleva et lui adressa quelques questions. Elle
voyait bien qu'il voulait parler, mais il ne pouvait se faire comprendre.
Ayant remarqué qu'il essayait de porter la main à sa poche, elle s'em-
pressa d'en retirer un petit portefeuille qu'elle lui présenta ouvert.
TOME XXIII. 3
3i REVUE DES DEUX MONDES.
Le blessù prit le crayon du portefeuille et chercha à écrire. De fait,
le témoin le vit former avec peine plusieurs caractères; mais ne sachant
pas lire, elle ne put en comprendre le sens. Épuisé par cet effort, le
colonel laissa le portefeuille dans la main de la femme Pietri , qu'il
serra avec force, en la regardant d'un air singulier, comme s'il vou-
lait lui dire, ce sont les paroles du témoin : « C'est important, c'est
le nom de mon assassin ! »
La femme Pietri montait au village lorsqu'elle rencontra M. le
maire Barricini avec son fds Vincentello. Alors il était presque nuit.
Elle conta ce qu'elle avait vu. Le maire prit le portefeuille, et courut
à la mairie ceindre son écharpe et appeler son secrétaire et la gen-
darmerie. Restée seule avec le jeune Vincentello, Madeleine Pietri
lui proposa d'aller porter secours au colonel dans le cas où il serait
encore vivant; mais Vincentello répondit que s'il approchait d'un
homme qui avait été l'ennemi acharné de sa famille, on ne manque-
rait pas de l'accuser de l'avoir tué. Peu après le maire arriva, trouva
le colonel mort , fit enlever le cadavre, et dressa procès-verbal.
Malgré son trouble, naturel dans cette occasion, M. Barricini
s'était empressé de mettre sous les scellés le portefeuille du colonel,
et de faire toutes les recherches en son pouvoir; mais aucune n'amena
de découverte importante. Lorsque vint le juge d'instruction, on
ouvrit le portefeuille, et sur une page souillée de sang on vit quel-
ques lettres tracées par une main défaillante, bien lisibles pourtant.
Il y avait écrit: Agosii...., et le juge ne douta pas que le colonel n'eût
voulu désigner Agostini comme son assassin. Cependant Colomba délia
Rebbia, appelée par le juge, demanda à examiner le portefeuille.
Après l'avoir long-temps feuilleté, elle étendit la main vers le maire
et s'écria : Voilà l'assassin ! Alors , avec une précision et une clarté
surprenante dans le transport de douleur où elle était plongée, elle
raconta que son père ayant reçu peu de jours auparavant une lettre
de son fils, l'avait brûlée, mais qu'avant de le faire, il avait écrit au
crayon, sur son portefeuille, l'adresse d'Orso, qui venait de changer
de garnison. Or, cette adresse ne se trouvait plus dans le portefeuille,
et Colomba concluait que le maire avait arraché le feuillet où elle
était écrite, qui aurait été le même que celui sur lequel son père avait
tracé le nom de son meurtrier; et à ce nom le maire , au dire de
Colomba, aurait substitué celui d'Agostini. Le juge vit en effet qu'un
feuillet manquait au cahier de papier sur lequel le nom était écrit ;
mais bientôt il remarqua que des feuillets manquaient également dans
. les autres caiiiers du même portefeuille, et des témoins déclarèrent que
COLOMBA. 35
le colonel avait l'habitude de déchirer ainsi des pages de son porte-
feuille lorsqu'il voulait allumer son cigare; rien de plus probable donc
qu'il eût brûlé par mégarde l'adresse qu'il avait copiée. En outre, on
constata que le maire, après avoir reçu le portefeuille de la femme
Pietri, n'aurait pu lire à cause de l'obscurité; il fut prouvé qu'il ne
s'était pas arrêté un instant avant d'entrer à la mairie, que le briga-
dier de gendarmerie l'y avait accompagné, l'avait vu allumer une
lampe, mettre le portefeuille dans une enveloppe et la cacheter sous
ses yeux.
Lorsque le brigadier eut terminé sa déposition, Colomba, hors
d'elle-même, se jeta à ses genoux et le supplia, par tout ce qu'il avait
de plus sacré, de déclarer s'il n'avait pas laissé le maire seul un instant.
Le brigadier, après quelque hésitation, visiblement ému par l'exalta-
tion de la jeune (ille, avoua qu'il avait été chercher dans une pièce
voisine une feuille de grand papier, mais qu'il n'était pas resté une
minute, et que le maire lui avait toujours parlé tandis qu'il cherchait
à tâtons ce papier dans un tiroir. Au reste, il attestait qu'à son retour
le portefeuille sanglant était à la même place sur la table où le maire
l'avait jeté en entrant.
M. Barricini déposa avec le plus grand calme. 11 excusait, disait-il,
l'emportement de M"" délia Kebbia, et voulait bien condescendre à
se justifier. Il prouva qu'il était resté toute la soirée au village; que
son fds Vincentello était avec lui devant la mairie au moment du
crime; enfin, que son fils Orlanduccio, pris de la fièvre ce jour-là
même, n'avait pas bougé de son lit. Il produisit tous les fusils de sa
maison, dont aucun n'avait fait feu récemment. Il ajouta qu'à l'égard
du portefeuille il en avait tout de suite compris l'importance; qu'il
l'avait mis sous le scellé et l'avait déposé entre les mains de son ad-
joint, prévoyant qu'en raison de son inimitié avec le colonel il pour-
rait être soupçonné. Enfin il rappela qu'Agostini avait menacé de
mort celui qui avait écrit une lettre en son nom, et insinua que ce
misérable ayant probablement soupçonné le colonel, l'avait assassiné.
Dans les mœurs des bandits, une pareille vengeance pour un motif
analogue n'est pas sans exemple.
Cinq jours après la mort du colonel délia Rebbia, Agostini, sur-
pris par un d 'tacliement de voltigeurs, fut tué en se battant en déses-
péré. On trouva sur lui une lettre de Colomita qui l'adjurait de décla-
rer s'il était ou non coupaible du meurtre qu'on lui imputait. Le
bandit n'ayant point fait de réponse, on en conclut assez générale-
ment qu'il n'avait pas eu le courage de dire à une fille qu'il a^ ait tué
3.
36 REVUE DES DEUX 3I0XDES.
son père. Toutefois, les personnes qui prétendaient connaître bien le
caractère d'Agostini, disaient tout bas que, s'il eût tué le colonel, il
s'en serait vanté. Un autre bandit, connu sous le nom de Brandolaccio,
remit à Colomba une déclaration dans laquelle il attestait sur rhon-
wiir l'innocence de son camarade; mais la seule preuve qu'il allé-
guait, c'était qu'Agostini ne lui avait jamais dit qu'il soupçonnât le
colonel.
Conclusion, les Barricini ne furent pas inquiétés; le juge d'instruc-
tion combla le maire d'éloges, et celui-ci couronna sa belle conduite
en se désistant de toutes ses prétentions sur le ruisseau pour lequel
il était en procès avec le colonel délia Rebbia.
Colomba improvisa, suivant l'usage du pays, une ballata devant le
cadavre de son père, en présence de ses amis assemblés. Elle y
exhala toute sa haine contre les Barricini et les accusa formellement
de l'assassinat, les menaçant aussi de la vengeance de son frère.
C'était cette ballata, devenue très populaire, que le matelot chantait
devant miss Lydia. En apprenant la mort de son père, Orso, alors
dans le nord de la France, demanda un congé, mais ne put l'obtenir.
D'abord, sur une lettre de sa sœur, il avait cru les Barricini cou-
pables, mais bientôt il reçut copie de toutes les pièces de l'instruc-
tion, et une lettre particulière du juge lui donna à peu près la con-
viction que le bandit Agostini était le seul coupable. Une fois tous les
trois mois Colomba lui écrivait pour lui répéter ses soupçons qu'elle
appelait des preuves. Malgré lui, ces accusations faisaient bouillonner
son sang corse, et parfois il n'était pas éloigné de partager les préjugés
de sa sœur. Cependant, toutes les fois qu'il lui écrivait, il lui répétait
que ses allégations n'avaient aucun fondement solide et ne méritaient
nulle créance. Il lui défendait même , mais toujours en vain, de lui en
parler davantage. Deux années se passèrent de la sorte, au bout des-
quelles il fut mis en demi-solde, et alors il pensa à revoir son pays,
non point pour se venger sur des gens qu'il croyait innocens, mais
pour marier sa sœur et vendre ses petites propriétés, si elles avaient
assez de valeur pour lui permettre de vivre sur le continent.
VII.
Soit que l'arrivée de sa sœur eût rappelé à Orso avec plus de force
le souvenir du toit paternel , soit qu'il souffrît un peu devant ses amis
^civilisés du costume et des manières sauvages de Colomba, il annonça
COLOMBA. 37
dès le lendemain le projet de quitter Ajaccio et de retourner à Pietra-
nera. Mais cependant il fit promettre au colonel de venir prendre
un gîte dans son humble manoir, lorsqu'il se rendrait à Bastia, et en
revanche il s'engagea à lui faire tirer daims, faisans, sangliers et le
reste.
La veille de son départ, au lieu d'aller à la chasse, Orso proposa
une promenade au bord du golfe. Donnant le bras à miss Lydia, il
pouvait causer en toute liberté , car Colomba était restée à la ville
pour faire ses emplettes , et le colonel les quittait à chaque instant
pour tirer des goélands et des fous , à la grande surprise des pas-
sans qui ne comprenaient pas qu'on perdît sa poudre pour un pa-
reil gibier.
Ils suivaient le chemin qui mène à la chapelle des Grecs, d'où l'on
a la plus belle vue de la baie; mais ils n'y faisaient aucune attention.
— Miss Lydia... dit Orso après un silence assez long pour être de-
venu embarrassant; franchement, que pensez-vous de ma sœur?
— Elle me plaît beaucoup, répondit miss Nevil. Plus que vous,
ajouta-t-elle en souriant, car elle est vraiment Corse, et vous êtes un
sauvage trop civilisé.
— Trop civilisé!... Eh bien! malgré moi, je me sens redevenir
sauvage depuis que j'ai mis le pied dans cette île. Mille affreuses pen-
sées m'agitent, me tourmentent... et j'avais besoin de causer un peu
avec vous avant de m'enfoncer dans mon désert.
— Il faut avoir du courage, monsieur; voyez la résignation de
votre sœur, elle vous donne l'exemple.
— Ah! détrompez-vous. Ne croyez pas à sa résignation. Elle ne
m'a pas dit un seul mot encore, mais dans chacun de ses regards j'ai
lu ce qu'elle attend de moi.
— Que veut-elle de vous enfin?
— Oh! rien... seulement que j'essaie si le fusil de monsieur votre
père est aussi bon pour l'homme que pour la perdrix !
— Quelle idée ! Et vous pouvez supposer cela! quand vous venez
d'avouer qu'elle ne vous avait encore rien dit. Mais c'est affreux de
votre part.
— Si elle ne pensait pas à la vengeance, elle m'aurait tout d'abord
parlé de notre père; elle n'en a rien fait. Elle aurait prononcé le nom
de ceux qu'elle regarde... à tort, je le sais, comme ses meurtriers.
Eh bien ! non, pas un mot. C'est que, voyez-vous, nous autres Corses,
nous sommes une race rusée. Elle comprend qu'elle ne me tient
pas complètement en sa puissance, et ne veut pas m'effrayer lors-
38 REVEE DES DEUX MONDES.
que je puis m'échapper encore. Une fois qu'elle m'aura conduit au
bord du précipice, lorsque la tête me tournera, elle me poussera dans
l'abîme. — Alors Orso donna à miss iSevil quelques détails sur la mort
de son père , et rapporta les principales preuves qui se réunissaient
pour lui faire regarder Agostini comme le meurtrier. — Rien, ajouta-
t-il, n'a pu convaincre Colomba. Je l'ai vu par sa dernière lettre. Elle
a juré la mort des Barricini; et... miss Nevil, voyez quelle confiance
j'ai en vous... peut-être ne seraient-ils plus de ce monde, si, par un
de ces préjugés qu'excuse son éducation sauvage, elle ne se persua-
dait que l'exécution de la vengeance m'appartient en ma qualité de
chef de famille, et que mon honneur y est engagé.
— En vérité, monsieur dcUa Rebbia, dit miss Ncvil, vous calom-
niez votre sœur.
— Non, vous l'avez dit vous-même... elle est Corse... elle pense
ce qu'ils pensent tous... Savez-vous pourquoi j'étais si triste hier?
— jNon , mais depuis quelque temps vous êtes sujet à ces accès
d'humeur noire.... Tous étiez plus aimable aux premiers jours de
notre connaissance.
— Hier, au contraire, j'étais plus gai, plus heureux qu'à l'ordi-
naire. Je vous avais vue si bonne, si indulgente pour ma sœur!... Nous
revenions, le colonel et moi, en bateau. Savez-vous ce que me dit un
des bateliers dans son infernal patois : « Vous avez tué bien du gibier.
Ors' Anton' mais vous trouverez Orlanduccio Barricini plus grand chas-
seur que vous. »
— Eh bien! quoi de si terrible dans ces paroles? Avez-vous donc
tant de prétentions à être adroit chasseur?
— Mais vous ne voyez pas que ce misérable disait que je n'aurais
pas le courage de tuer Orlanduccio?
— Savez-vous, monsieur délia Rebbia , que vous me faites peur. Il
paraît que l'air de votre île ne donne pas seulement la fièvre, mais
qu'il rend fou. Heureusement que nous allons bientôt la quitter.
— Pas avant d'avoir été h Pietranera. Vous l'avez promis à ma
sœur.
— Et si nous manquions à cette promesse, nous devrions sans
doute nous attendre à quelque atroce vengeance?
— Vous rappelez-vous ce que nous contait l'autre jour monsieur
votre père de ces Indiens qui menacent les gouverneurs de la Com-
pagnie de se laisser mourir de faim s'ils ne font droit à leurs requêtes?
— C'est-à-dire que vous vous laisseriez mourir de faim? J'en doute.
Vous resteriez un jour sans manger, et puis ]M"'= Colomba vous pré-
COLOMBA. 3d
^enterait un bruccio (1) si appétissant, que vous renonceriez à votre
projet.
— Vous êtes cruelle dans vos railleries, miss Nevil; vous devriez
me ménager. Voyez, je suis seul ici. Je n'avais que vous pour m'em-
pècher de devenir fou, comme vous dites. Vous étiez mon ange gar-
dien, et maintenant....
— Maintenant, dit miss Lydia d'un ton sérieux, vous avez pour
soutenir cette raison si facile à ébranler, votre honneur d'homme et
de militaire, et.... poursuivit-elle en se détournant pour cueillir une
fleur, si cela peut quelque chose sur vous, le souvenir de votre ange
gardien.
— Ah ! miss Nevil, si je pouvais penser que vous prenez réellement
quelque intérêt....
— Écoutez, monsieur délia Rebbia, dit miss Nevil un peu émue,
puisque vous êtes un enfant, je vous traiterai en enfant. Lorsque
j'étais petite fille, ma mère me donna un beau collier que je désirais
ardemment ; mais elle me dit : — Chaque fois que tu mettras ce col-
lier, souviens-toi que tu ne sais pas encore le français. — Le collier
perdit à mes yeux un peu de son mérite. Il était devenu pour moi
comme un remords, mais je le portai et je sus le français. Voyez-
vous cette bague? C'est un scarabée égyptien trouvé , s'il vous plaît ,
dans une pyramide. Cette figure bizarre que vous prenez peut-être
pour une bouteille, cela veut dire la vie humaine. Il y a dans mon
pays des gens qui trouveraient l'hiéroglyphe très bien approprié. Ce-
lui-ci qui vient après, c'est un bouclier avec un bras tenant une
lance. Cela veut dire combat, bataille. Donc la réunion des deux ca-
ractères forme cette devise, que je trouve assez belle : La vie est un
combat. Ne vous avisez pas de croire que je traduis les hiéroglyphes
couramment; c'est un savant en us qui m'a expliqué ceux-là. Tenez,
je vous donne mon scarabée. Ouand vous aurez quelque mauvaise
pensée corse, regardez mon talisman et dites-vous (ju'il faut sortir
vainqueur de la bataille que nous livrent les mauvaises passions. —
Mais, en vérité, je ne prêche pas mal.
— Je penserai à vous, miss Nevil, et je me dirai....
— Dites-vous que vous avez une amie qui serait désolée.... de....
vous savoir pendu. Cela ferait d'ailleurs trop de peine à messieurs les
caporaux vos ancêtres. — A ces mots elle quitta eu riant le bras
d'Orso, et courant vers son père : Papa, dit-elle, laissez là ces pau-
(1) Espèce de fromage à la crème, cuit. C'est un mets national en Corse.
40 REVDE DES DEUX MONDES.
vres oiseaux , et venez avec nous faire de la poésie dans la grotte de
Napoléon.
VIII.
Il y a toujours quelque chose de solennel dans un départ , même
quand on se quitte pour peu de temps. Orso devait partir avec sa
sœur de très bon matin, et la veille au soir il avait pris congé de miss
Lydia , car il n'espérait pas qu'en sa faveur elle fît exception à ses
habitudes de paresse. Leurs adieux avaient été froids et graves. De-
puis leur conversation au bord de la mer, miss Lydia craignait d'avoir
montré à Orso un intérêt peut-être trop vif, et Orso, de son côté,
avait sur le cœur ses railleries, et surtout son ton de légèreté. Un
moment il avait cru démêler dans les manières de la jeune Anglaise
un sentiment d'affection naissante; maintenant, déconcerté par ses
plaisanteries , il se disait qu'il n'était à ses yeux qu'une simple con-
naissance, qui bientôt serait oubliée. Grande fut donc sa surprise,
lorsque le matin , assis à prendre du café avec le colonel , il vit entrer
miss Lydia suivie de sa sœur. Elle s'était levée à cinq heures, et,
pour une Anglaise, pour miss Nevil surtout, l'effort était assez grand
pour qu'il en tirât quelque vanité.
— Je suis désolé que vous vous soyez dérangée si matin , dit Orso.
C'est ma sœur, sans doute, qui vous aura réveillée malgré mes re-
commandations , et vous devez bien nous maudire. Vous me souhaitez
déjà pendu peut-être?
— Non, dit miss Lydia fort bas et en italien, évidemment pour
que son père ne l'entendît pas. Mais vous m'avez boudée hier pour
mes innocentes plaisanteries, et je ne voulais pas vous laisser em-
porter un souvenir mauvais de votre servante. Quelles terribles gens
vous êtes, vous autres Corses! Adieu donc; à bientôt, j'espère. — Et
elle lui tendit la main.
Orso ne trouva qu'un soupir pour réponse. Colomba s'approcha de
lui, le mena dans l'embrasure d'une fenêtre, et, en lui montrant
quelque chose qu'elle tenait sous son mezzaro, lui parla un moment
à voix basse.
— Ma sœur, dit Orso à miss Nevil, veut vous faire un singulier
cadeau, mademoiselle; mais, nous autres Corses, nous n'avons pas
grand'chose à donner... excepté notre affection... que le temps n'ef-
face pas. Ma sœur me dit que vous avez regardé avec curiosité^ce
stylet. C'est une antiquité dans la famille. Probablement il pendait
COLOMBA. 41
autrefois à la ceinture d'un de ces caporaux à qui je dois l'honneur
de votre connaissance. Colomba le croit si précieux, qu'elle m'a de-
mandé ma permission pour vous le donner, et moi je ne sais trop si
je dois l'accorder, car j'ai peur que vous ne vous moquiez de nous.
— Ce stylet est charmant, dit miss Lydia, mais c'est une arme de
famille , et je ne puis l'accepter.
— Ce n'est pas le stylet de mon père , s'écria vivement Colomba.
Il a été donné à un des grands parens de ma mère par le roi Théo-
dore. Si mademoiselle l'accepte, elle nous fera bien plaisir.
— Voyez, miss Lydia, ditOrso, ne dédaignez pas le stylet d'un roi.
Pour un amateur, les reliques du roi Théodore sont inflniment plus
précieuses que celles du plus puissant monarque. La tentation était
forte , et miss Lydia voyait déjà l'effet que produirait cette arme posée
sur une table en laque dans son appartement de Saint-James's-Place.
Mais, dit-elle, en prenant le stylet avec l'hésitation de quelqu'un qui
veut accepter, et adressant le plus aimable de ses sourires à Colomba :
— Chère mademoiselle Colomba... je ne puis... je n'oserais vous
laisser ainsi partir désarmée.
— Mon frère est avec moi , dit Colomba d'un ton fier, et nous avons
le bon fusil que votre père nous a donné. — Orso, vous l'avez chargé
à balle?
Miss Nevil garda le stylet, et Colomba, pour conjurer le danger
qu'on court à donner des armes coupantes ou perçantes à ses amis,
exigea un sou en paiement.
Il fallut partir enfin. Orso serra encore une fois la main de
miss Nevil, Colomba l'embrassa, puis après vint offrir ses lèvres de
rose au colonel tout émerveillé de la politesse corse. De la fenêtre du
salon, miss Lydia vit le frère et la sœur monter à cheval. Les yeux
de Colomba brillaient d'une joie maligne qu'elle n'y avait point encore
remarquée. Cette grande et forte femme, fanatique de ses idées
d'honneur barbare, l'orgueil sur le front, les lèvres courbées par un
sourire sardonique , emmenant ce jeune homme armé comme pour
une expédition sinistre, lui rappela les craintes d'Orso, et elle crut
voir son mauvais génie l'entraînant à sa perte. Orso, déjà à cheval,
leva la tète et l'aperçut. Soit qu'il eût deviné sa pensée , soit pour lui
dire un dernier adieu, il prit l'anneau égyptien qu'il avait suspendu
à un cordon, et le porta à ses lèvres. Miss Lydia quitta la fenêtre en
rougissant, puis s'y remettant presque aussitôt, elle vit les deux
Corses s'éloigner rapidement au galop de leurs petits poneys , se diri-
geant vers les montagnes. Une demi-heure après, le colonel, au
4® REVUE DES DEUX MONDES.
moyen de sa lunette , les lui montra longeant le fond du golfe , et elle
vit qu'Orso tournait fréquemment la tète vers la ville. 11 disparut enfin
derrière les marécages remplacés aujourd'hui par une belle pépinière.
Miss Lydia, en se regardant dans sa glace, se trouva pAle.
— Que doit penser de moi ce jeune homme? dit-elle, et moi , que
pensé-je de lui? et pourquoi y pensé-je?.. Une connaissance de
voyage?. ..Que suis-je venue faire en Corse?... Oh ! je ne l'aime point...
Non, non, d'ailleurs cela est impossible... Et Colomba... Moi la belle-
sœur d'une voceratrice ! qui porte un grand stylet ! Et elle s'aperçut
qu'elle tenait à la main celui du roi Théodore. Elle le jeta sur sa toi-
lette.— Colomba à Londres, dansant à Almack's !... Quel//ow (1), grand
Dieu, à montrer... C'est qu'elle ferait fureur peut-être.... Il m'aime,
j'en suis sûre... C'est un héros de roman dont j'ai interrompu la car-
rière aventureuse... Mais avait-il réellement envie de venger son père
à la corse?.... C'était quelque chose entre un Conrad et un dandy
J'en ai fait un pur dandy , et un dandy qui a un tailleur corse ! ...
Elle se jeta sur son lit et voulut dormir, mais cela lui fut impossible,
et je n'entreprendrai pas de continuer son long monologue, dans
lequel elle se dit plus de cent fois que M. délia Rebbia n'avait été,
n'était et ne serait jamais rien pour elle.
IX.
Cependant Orso cheminait avec sa sœur. Le mouvement rapide de
leurs chevaux les empêcha d'abord de se parler; mais lorsque les
montées trop rudes les obligeaient d'aller au pas, ils échangeaient quel-
ques mots sur les amis qu'ils venaient de quitter. Colomba parlait avec
enthousiasme de la beauté de miss Nevil , de ses blonds cheveux , de
ses gracieuses manières. Puis elle demandait si le colonel était aussi
riche qu'il le paraissait, si M"^ Lydia était fille unique. Ce doit être
un bon parti, disait-elle. Son père a, comme il semble, beaucoup
d'amitié pour vous... Et comme Orso ne répondait rien , elle conti-
nuait : ISotre famille a été riche autrefois , elle est encore des plus
considérées de l'île; tous ces siynori (2) sont des bâtards. Il n'y a plus
(1) A cette époque, on donnait ce nom en Angleterre aux. personnes qui se fai-
saient remarquer par quelque chose d'extraordinaire.
(2) On appelle signori les descendans des seigneurs féodaux de la Corse. Entre
les familles des signori ei celles des caporali rivalité pour la noblesse.
COLOMBA. 43
de noblesse que dans les familles caporales, et vous savez , Orso , que
vous descendez des preniiers caporaux de l'île. Vous savez que notre
famille est originaire d'au-delà des monts (1), et ce sont les guerres
civiles qui nous ont obligés à passer de ce côté-ci. Si j'étais à votre place,
Orso, je n'hésiterais pas, je demanderais miss Nevil à son père...
(Grso levait les épaules. ) De sa dot, j'achèterais les bois de la Fal-
setta et les vignes en bas de chez nous; je bâtirais une belle maison en
pierres de taille , et j'élèverais d'un étage la vieille tour où Sambu-
cuecio a tué tant de Maures au temps du comte Henri le bel Mis-
sere (2).
— Colomba, tu es une folle, répondait Orso en galopant.
— Vous êtes homme, Ors' Anton', et vous savez sans doute mieux
qu'une femme ce que vous avez à faire. Mais je voudrais bien savoir
ce que cet Anglais pourrait objecter contre notre alliance. Y a-t-il
des caporaux en Angleterre?..
Après une assez longue traite , devisant de la sorte , le frère et la
sœur arrivèrent à un petit village non loin de Bocognano, où ils s'ar-
rêtèrent pour dîner et passer la nuit chez un ami de leur famille. Ils
y furent reçus avec cette hospitalité corse qu'on ne peut apprécier
que lorsqu'on l'a connue. Le lendemain , leur hôte, qui avait été com-
père de M'"" délia Rebbia, les accompagna jusqu'à une lieue de sa
demeure.
— Voyez-vous ces bois et ces maquis, dit-il à Orso au moment de
se séparer; un homme qui aurait ,/'a/^im malheur y vivrait dix ans en
paix sans que gendarmes ou voltigeurs vinssent le chercher. Ces bois
touchent à la forêt de Vizzavona , et lorsqu'on a des amis à Bocognano
ou aux environs, on n'y manque de rien. Vous avez là un beau fusil;
il doit porter loin. Sang de la Madone! quel calibre! On peut tuer
avec cela mieux que des sangliers.
Orso répondit froidement que son fusil était anglais, et portait le
plomb très loin. On s'embrassa, et chacun continua sa route.
Déjà nos voyageurs n'étaient plus qu'à une petite distance de
(1) C'est-à-dire de la côte orientale. CeUe expression très usitée, di^àrfeimonfî,
cbange de sens suivant la position de celui qui l'emploie. — La Corse est divisée du
nord au sud par une chaîne de montagnes.
(2) V. Filippini, lib. IL — Le comte Arrigo bel Missere mourut vers l'an 1000;
on dit qu'à sa mort une voix s'entendit dans l'air, qui chantait ces paroles prophé-
tiques :
E morto H conte Arrigo bel Missere,
E Corsica sarà di maie in peggio.
44 REVUE DES DEUX SIONDES.
Pietranera, lorsqu'à l'entrée d'une gorge qu'il fallait traverser, ils
découvrirent sept à huit hommes armés de fusils, les uns assis sur des
pierres, les autres couchés sur l'herbe, quelques-uns debout et sem-
blant faire le guet. Leurs chevaux paissaient à peu de distance. Co-
lomba les examina un instant avec une lunette d'approche , qu'elle
tira des grandes poches de cuir que tous les Corses portent en voyage.
— Ce sont nos gens, s'éeria-t-elle d'un air joyeux. Pieruccio a bien
fait sa commission.
— Quelles gens? demanda Orso.
— Nos bergers, répondit-elle. Avant-hier soir, j'ai fait partir Pie-
ruccio, afin qu'il réunît ces braves gens pour vous accompagnera
votre maison. Il ne convient pas que vous entriez à Pietranera sans
escorte, et vous devez savoir d'ailleurs que les Barricini sont capables
de tout.
— Colomba , dit Orso d'un ton sévère, je t'avais priée bien des fois
de ne plus me parler des Barricini et de tes soupçons sans fondement.
Je ne me donnerai certainement pas le ridicule de rentrer chez moi
avec cette troupe de fainéans, et je suis très mécontent que tu les
aies rassemblés sans m'en prévenir.
— Mon frère, vous avez oublié votre pays. C'est à moi qu'il appar-
tient de vous garder lorsque votre imprudence vous expose. J'ai dû
faire ce que j'ai fait.
En ce moment, les bergers les ayant aperçus, coururent à leurs
chevaux et descendirent au galop à leur rencontre.
— Evviva Ors' Anton' ! s'écria un vieillard robuste à barbe blanche,
couvert, malgré la chaleur, d'une casaque à capuchon de drap corse,
plus épais que la toison de ses chèvres. C'est le vrai portrait de son
père; seulement plus grand et plus fort. Quel beau fusil! On en par-
lera de ce fusil, Ors' Anton'.
— Evviva Ors' Anton' ! répétèrent en chœur tous les bergers. Nous
savions bien qu'il reviendrait à la fin !
— Ah ! Ors' Anton' , disait un grand gaillard au teint couleur de
brique, que votre père aurait de joie s'il était ici pour vous recevoir!
Le cher homme ! vous le verriez s'il avait voulu me croire, s'il m'avait
laissé faire l'affaire de Giudice... Le brave homme ! il ne m'a pas cru ;
i! sait bien maintenant que j'avais raison,
— Bon! reprit le vieillard, Giudice ne perdra rien pour attendre.
— Evviva Ors' Anton' ! Et une douzaine de coups de fusil accompa-
gnèrent cette acclamation.
Orso , de très mauvaise humeur au centre de ce groupe d'hommes
COLOMBA. 45
à cheval parlant tous ensemble et se pressant pour lui donner la main ,
demeura quelque temps sans pouvoir se faire entendre. Enfin, pre-
nant l'air qu'il avait en tête de son peloton lorsqu'il lui distribuait les
réprimandes et les jours de salle de police :
— Mes amis, dit-il, je vous remercie de l'affection que vous me
montrez, de celle que vous portiez à mon père; mais j'entends, je
veux que personne ne me donne des conseils. Je sais ce que j'ai à faire,
— Il a raison , il a raison , s'écrièrent les bergers. Vous savez bien
que vous pouvez compter sur nous.
— Oui , j'y compte; mais je n'ai besoin de personne maintenant , et
nul danger ne menace ma maison. Commencez par faire demi-tour,
et allez-vous-en à vos chèvres. Je sais le chemin de Pietranera , et
n'ai pas besoin de guides,
— N'ayez peur de rien , Ors' Anton', dit le vieillard; ils n'oseraient
se montrer aujourd'hui. La souris rentre en son trou lorsque revient
le matou.
— Matou toi-même, vieille barbe blanche! dit Orso. Comment
t'appelles-tu?
— Eh quoi ! vous ne me connaissez pas, Ors' Anton', moi qui vous
ai porté en croupe si souvent sur mon mulet qui mord ? Vous ne con-
naissez pas Polo Griffo ? Brave homme , voyez-vous , qui est aux délia
Rebbia corps et ame. Dites un mot, et quand votre gros fusil par-
lera, ce vieux mousquet, vieux comme son maître, ne se taira pas.
Comptez-y, Ors' Anton'.
— Bien, bien ; mais, par tous les diables ! allez-vous-en et laissez-
nous continuer notre route.
Les bergers s'éloignèrent enfin , se dirigeant au grand trot vers le
village; mais de temps en temps ils s'arrêtaient sur tous les points
élevés de la route, comme pour examiner s'il n'y avait point quelque
embuscade cachée, et toujours ils se tenaient assez rapprochés d'Orso
et de sa sœur pour être en mesure de leur porter secours au besoin.
Et le vieux Polo Griffo disait à ses compagnons : Je le comprends , je
le comprends. Il ne dit pas ce qu'il veut faire, mais il le fait. C'est le
vrai portrait de son père. Bien! dis que tu n'en veux à personne ! tu
as fait un vœu à sainte Nega (1). Bravo ! Moi je ne donnerais pas une
figue de la peau du maire. Avant un mois, on n'en pourra pas faire
une outre.
(1) Cette sainte ne se trouve pas clans le calendrier. Se vouer à sainte Ncga, c'est
nier tout de parti pris.
iG REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi précédé par cette troupe d'éclaireurs, le descendant des délia
Rebbia entra dans son village et gagna le vieux manoir des caporaux
ses aïeux. Les rebbianistes , long-temps privés de chef, s'étaient
portés en masse à sa rencontre, et les habitans du village qui obser-
vaient la neutralité, étaient tous sur le pas de leurs portes pour le voir
passer. Les barricinistes se tenaient dans leurs maisons et regardaient
parles fentes de leurs volets.
Le bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous
les villages de la Corse, car, pour voir une rue, il faut aller à Cargese,
bâti par M. de Marbœuf. Les maisons, dispersées au hasard et sans le
moindre alignement, occupent le sommet d'un petit plateau, ou
plutôt d'un palier de la montagne. Vers le milieu du bourg s'élève un
grand chêne vert, et auprès on voit une auge en granit où un tuyau
en bois apporte l'eau d'une source voisine. Ce monument d'utilité
publique fut construit h frais communs par les délia Rebbia et les
Barricini ; mais on se tromperait fort si l'on y cherchait un indice de
l'ancienne concorde des deux familles. Au contraire, c'est une œuvre
de leur jalousie. Autrefois, le colonel délia Rebbia, ayant envoyé
au conseil municipnl de sa commune une petite somme pour contri-
buer à l'érection d'une fontaine, l'avocat Barricini se hâta d'offrir un
don semblable, et c'est à ce combat de générosité que Pietranera doit
son eau. Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide
qu'on appelle la place, et où les oisifs se rassemblent le soir. Quel-
quefois on y joue aux cartes, et une fois l'an, dans le carnaval, on y
danse. Aux deux extrémités de la place s'élèvent des bâtimens plus
hauts que larges, construits en granit et en schiste. Ce sont les tours
ennemies des délia Rebbia et des Barricini. Leur architecture est uni-
forme, leur hauteur est la même, et l'on voit que la rivalité des deux
familles s'est toujours maintenue sans que la fortune décidât entre elles.
Il est peut-être à propos d'expliquer ce qu'il faut entendre par ce
mot de four. C'est un bâtiment carré d'environ quarante pieds de
haut, qu'en un autre pays on nommerait tout bonnement un colom-
bier. La porte, étroite, s'ouvre à huit pieds du sol, et l'on y accède par
un escalier fort raide. Au-dessus de la porte est une fenêtre avec une
espèce de balcon percé en dessous comme un mâchicoulis, qui permet
d'assommer sans risque un visiteur indiscret. Entre la fenêtre et la
porte, on voit deux écussons grossièrement sculptés. L'un portait
autrefois la croix de Gênes; mais, tout martelé aujourd'hui, il n'est
plus intelligible que pour les antiquaires. Sur l'autre écusson sont
sculptées les armoiries de la famille qui possède la tour. Ajoutez, pour
COLOMBA. kf'-
compléter la décoration , quelques traces de balles sur les écussons
et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vous faire une idée
d'un manoir du moyen-àge en Corse. J'oubliais de dire que les bûti-
mens d'habitation touchent à la tour et souvent s'y rattachent par une
communication intérieure.
La tour et la maison des délia Rebbia occupent le côté nord de la
place de Pietranera; la tour et la maison des Barricini, le côté sud.
De la tour du nord jusqu'à la fontaine, c'est la promenade des dclla
Kebbia, celle des Barricini est du côté opposé. Depuis l'enterre-
ment de la femme du colonel, on n'avait jamais vu un membre de
l'une de ces deux familles paraître sur un autre côté de la place que
celui qui lui était assigné par une espèce de convention tacite. Pour
éviter un détour, Orso allait passer devant la maison du maire, lorsque
sa sœur l'avertit et l'engagea à prendre une ruelle qui les conduirait
à leur maison sans traverser la place.
— Pourquoi se déranger? dit Orso; la place n'est-elle pas à tout le
monde? — Et il poussa son cheval.
— Brave cœur! dit tout bas Colomba... Mon père, tu seras vengé.
En arrivant sur la place, Colomba se plaça entre la maison des Bar-
ricini et son frère, et toujours elle eut l'œil fixé sur les fenêtres de ses
ennemis. Elle remarqua qu'elles étaient barricadées depuis peu, et
qu'on y avait pratiqué des archere. On appelle archere d'étroites ou-
vertures en forme de meurtrières , ménagées entre de grosses bûches
avec lesquelles on bouche la partie inférieure d'une fenêtre. Lors-
qu'on craint quelque attaque, on se barricade de la sorte et l'on peut,
à l'abri des bûches, tirer à couvert sur les assaillans.
— Les lâches! dit Colomba. Voyez, mon frère, déjà ils commen-
cent à se garder. Ils se barricadent ! mais il faudra bien sortir un jour!
La présence d'Orso sur le côté sud de la place produisit une grande
sensation à Pietranera , et fut considérée comme une preuve d'au-
dace approchant de la témérité. Pour les neutres rassemblés le soir
autour du chêne vert, ce fut le texte de commentaires sans fin. — II
est heureux, disdt-on, que les fils Barricini ne soient pas encore
revenus, car ils sont moins endurans que l'avocat, et peut-être n'eus-
sent-ils point laissé passer leur ennemi sur leur terrain sans lui faire
payer la bravade. — Souvenez-vous de ce que je vais vous dire, voisin ,
ajouta un vieillard qui était l'oracle du bourg. J'ai observé la figure
de la Colomba aujourd'hui. Elle a quelque chose dans la tête. Je sens
de la poudre en l'air. Avant peu, il y aura de la viande de boucherie
à bon marché dans Pietranera.
.!|8 REVUE DES DEUX MONDES.
X.
Séparé fort jeune de son père, Orso n'avait guère eu le temps de
le connaître. Il avait quitté Pietranera à quinze ans pour étudier à
Pise, et de là était entré à l'École militaire, pendant que Ghilfuccio
promenait en Europe les aigles impériales. Sur le continent, Orso
l'avait vu à de rares intervalles, et en 1815 seulement il s'était trouvé
dans le régiment que son père commandait. Mais le colonel , inflexible
sur la discipline, traitait son fils comme tous les autres jeunes lieute-
nans, c'est-à-dire avec beaucoup de sévérité. Les souvenirs qu'Orso
en avait conservés étaient de deux sortes. Il se le rappelait à Pietra-
nera, lui conflant son sabre, lui laissant décharger son fusil quand il
revenait de la chasse, ou le faisant asseoir pour la première fois, lui
bambin, à la table de famille. Puis il se représentait le colonel délia
Rebbia l'envoyant aux arrêts pour quelque étourderie , et ne l'appe-
lant jamais que « lieutenant délia Rebbia. » — Lieutenant délia Reb-
bia, vous n'êtes pas à votre place de bataille, trois jours d'arrêts. —
Vos tirailleurs sont à cinq mètres trop loin de la réserve, cinq jours
d'arrêts. — Vous êtes en bonnet de police à midi cinq minutes, huit
jours d'arrêts. Une seule fois, aux Quatre- Bras, il lui avait dit : Très
bien, Orso, mais de la prudence. Au reste, ces derniers souvenirs
n'étaient point ceux que lui rappelait Pietranera. La vue des lieux
familiers à son enfance, les meubles dont se servait sa mère, qu'il avait
tendrement aimée, excitaient en son ame une foule d'émotions douces
et pénibles ; puis, l'avenir sombre qui se préparait pour lui , l'inquié-
tude vague que sa sœur lui inspirait , et par-dessus tout l'idée que
miss Nevil allait venir dans sa maison , qui lui paraissait aujourd'hui si
petite, si pauvre, si peu convenable pour une personne habituée au
luxe, le mépris qu'elle en concevrait peut-être, toutes ces pensées
formaient un chaos dans sa tête et lui inspiraient un profond décou-
ragement.
Il s'assit, pour souper, dans un grand fauteuil de chêne noirci où
son père présidait les repas de famille, et sourit en voyant Colomba
hésiter à se mettre à table avec lui. Il lui sut bon gré d'ailleurs du
silence qu'elle observa pendant le souper et de la prompte retraite
qu'elle fit ensuite, car il se sentait encore trop ému pour résister aux
attaques qu'elle lui préparait sans doute; mais Colomba le ménageait
et voulait lui laisser le temps de se reconnaître. La tête appuyée sur
COLOMBA. 49
sa main , il demeura long-temps immobile, repassant dans son esprit
les scènes des quinze derniers jours qu'il avait vécus. Il voyait avec
effroi cette attente où chacun semblait être de sa conduite à l'égard
des Barricini. Déjà il s'apercevait que l'opinion de Pietranera com-
mençait à être pour lui celle du monde. Il devait se venger sous
peine de passer pour un lûche. Mais sur qui se venger? 11 ne pouvait
croire les Barricini coupables de meurtre. A la vérité ils étaient les
ennemis de sa famille, mais il fallait les préjugés grossiers de ses
compatriotes pour leur attribuer un assassinat. Quelquefois il considé-
rait le talisman de miss Nevil , et en répétait tout bas la devise : « La
vie est un combat! » Enfin il se dit d'un ton ferme : « J'en sortirai
vainqueur! » Sur cette bonne pensée, il se leva, et prenant la lampe,
il allait monter dans sa chambre , lorsqu'on frappa à la porte de la
maison. L'heure était indue pour recevoir une visite. Colomba parut
aussitôt, suivie de la femme qui les servait. — Ce n'est rien, dit-
elle en courant à la porte. Cependant, avant d'ouvrir, elle demanda
qui frappait. — Une voix douce répondit : C'est moi. Aussitôt la barre
de bois placée en travers de la porte fut enlevée , et Colomba reparut
dans la salle à manger suivie d'une petite fille de dix ans à peu près,
pieds nus, en haillons, la tète couverte d'un mauvais mouchoir, de
dessous lequel s'échappaient de longues mèches de cheveux noirs
comme l'aile d'un corbeau. L'enfant était maigre, pâle, la peau brûlée
par le soleil; mais dans ses yeux brillait le feu de l'intelligence. En
voyant Orso , elle s'arrêta timidement et lui fit une révérence à la
paysanne , puis elle parla bas à Colomba et lui mit entre les mains
un faisan nouvellement tué.
— Merci, ChiU, dit Colomba. Remercie ton oncle. Use porte bien?
— Fort bien , mademoiselle, à vous servir. Je n'ai pu venir plus tôt
parce qu'd a bien tardé. Je suis restée trois heures dans le maquis à
l'attendre.
— Et tu n'as pas soupe?
— Dame ! non, mademoiselle; je n'ai pas eu le temps.
— On va te donner à souper. Ton oncle a-t-il du pain encore?
— Peu, mademoiselle; mais c'est de la poudre surtout qui lui
manque. Voilà les châtaignes venues, et maintenant il n'a plus besoin
que de poudre.
— Je vais te donner un pain pour lui, et de la poudre. Dis-lui qu'il
la ménage; elle est chère.
— Colomba, dit Orso en français, à qui donc fais-tu ainsi la charité?
TOME XXIII. 4
5f^ REVUE DES DEUX BIONDES.
— A un pauvre bandit de ce village, répondit Colomba dans laf
même langue, (^ette petite est sa nièce.
— 11 me semble que tu pourrais mieux placer tes dons. Pourquoi
envoyer de la poudre à un coquin qui s'en servira pour commettre
des crimes? Sans cette déplorable faiblesse que tout le monde paraît
avoir ici pour les bandits, il y a long-temps qu'ils auraient disparu de
la Corse.
— Les plus méchans de notre pays ne sont pas ceux qui sont à la
campagne (1).
— Donne-leur du pain si tu veux ; on n'en doit refuser à personne,
mais je n'entends pas qu'on leur fournisse des munitions.
— Mon frère, dit Colomba d'un ton grave, vous êtes le maître ici,
et tout vous appartient dans cette maison ; mais, je vous en préviens,
je donnerai mon mezzaro à cette petite fdle pour qu'elle le vende,
plutôtque derefuserde la poudre à un bandit. Lui refuserde la poudre!
mais autant vaut le livrer aux gendarmes. Quelle protection a-t-il contre
eux, sinon ses cartouches?
La petite fdle cependant dévorait avec avidité un morceau de pain ,
et regardait attentivement tour à tour Colomba et son frère, cherchant
à comprendre dans leurs yeux le sens de ce qu'ils disaient.
— Et qu'a-t-il fait enfin , ton bandit? Pour quel crime s'est-il jeté
dans le maquis?
— Brandolaccio n'a point commis de crimes, s'écria Colomba. 11 a
tué Giovan' Opizzo, (jui avait assassiné son père pendant que lui était
à l'armée.
Orso détourna la tête, prit la lampe, et, sans répondre, monta dans
sa chambre. Alors Colomba donna poudre et provisions à l'enftmt, et
la reionduisit jusqu'à la porte, en lui répétant : « Surtout que ton oncle
veille bien sur Orso ! »
XI.
Orso fut long-temps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla fort
tard, du moins pour un Corse. A peine levé, le premier objet qui
frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere qu'ils
(1) Être alla campatjna, c'est-à-dire être bandit. Bandit n'est point un terme
odieux, il se prend dans le sens de banni; c'est Voutlaw des ballades anglaises. '
C0L03IBA. 51
venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa sœur. — Elle est à la
cuisine qui fond des balles, lui répondit la servante Saveria. Ainsi, il
ne pouvait taire un pas sans être poursuivi par l'image de la guerre.
Il trouva Colomba assise sur un escabeau entourée de balles nou-
vellement tondues, coupant les jets de plomb.
— Que diable fais-tu là? lui .demanda son frère.
— Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel, répondit-
elle de sa voix douce, j'ai trouvé un moule de calibre, et vous aurez
aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère.
— Je n'en ai pas besoin , Dieu merci !
— Il ne liuit pas être pris au dépourvu. Ors' Anton'. Vous avez
oublié votre pays, et les gens qui vous entourent.
— Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis-moi,
n'est-il pas arrivé une grosse malle, il y a quelques jours?
— Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre?
— Toi , la monter; mais tu n'aurais jamais la force de la soulever...
N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire?
— Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba en re-
troussant ses manches, et découvrant un bras blanc et rond parfaite-
ment formé, mais qui annonçait une force peu commune. Allons,
Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi. Déjà elle enlevait seule la
lourde malle, quand Orso s'empressa de l'aider.
— Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose
pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais la
bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien garnie. — Eu
parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un châle et
d'autres objets à l'usage d'une jeune personne.
— Que de belles choses ! s'écria Colomba. Je vais bien vite les serrer
de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma noce, ajoutâ-
t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis en deuil. — Et elle
baisa la main de son frère.
— Il y a de l'affectation , ma sœur, à garder le deuil si long-temps.
— Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le deuil...
et elle regardait par la fenêtre la maison des Barricini.
— Que le jour où tu te marieras ! dit Orso cherchant à éviter la fin
de la phrase.
— Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait
trois choses... Et elle contemplait^toujours d'un air sinistre la maison
ennemie.^! ■■.,,.,■„_,„. ^,.^..^^ .■.^.».„.,
loue comme tu esjrColmnba,ij^"m'étonne' que tu ne*!sois pas
4.
52 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs j'enten-
drai bien les sérénades. 11 faut qu'elles soient belles pour plaire à une
grande voceratrice comme toi.
— Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui
me fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes
de là-bas.
— Cela deviet de la folie, se dit Orso. Mais il ne répondit rien , pour
éviter toute discussion.
— Mon frère, dit Colomba d'un ton de càlinerie, j'ai aussi quelque
chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux pour
ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de deux
jours, si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder pour quand
viendra miss Nevil. — Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un cos-
tume complet de chasseur. — Je vous ai fait une veste en velours, et
voici un bonnet comme en portent nos élégans; je l'ai brodé pour
vous il y a bien long-temps. Voulez-vous essayer cela?
Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant
dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un bonnet
pointu de velours noir brodé en jais et en soie de la môme couleur,
et terminé par une espèce de houppe.
— Voici la cartouchère (1) de notre père, dit-elle; son stylet est
dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet.
— J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso en
se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria.
— C'est que vous avez tout-à-fait bonne façon comme cela , Ors'
Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu (2) de Boco-
gnano ou de Bastelica n'est pas plus brave !
Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit
à sa sœur que sa malle contenait un certain nombre de livres; que
son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de la faire
travailler beaucoup. — Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une
grande fille comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le con-
tinent, les enfans apprennent en sortant de nourrice.
— Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce qui
me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout si
vous voulez bien me donner des leçons.
Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom
(1) Carchera, ceinturejoù l'on met descarlouches. On y attache un pistolet à gauche.
(2) Pinsuto. On ai)pelle ainsi ceux qui portent encore le bonnet pointu, barreta
pinsuta.
COLOMBA. 53
des Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère et lui
parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des ouvrages fran-
çais et italiens, et il était surpris tantôt de la justesse et du bon sens
de ses observations, tantôt de son ignorance profonde des choses les
plus vulgaires.
Un matin après déjeuner, Colomba sortit un instant, et au lieu de
revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur la tète.
Son air était plus sérieux encore que de coutume. — Mon frère, dit-
elle, je vous prierai de sortir avec moi.
— Où veux-tu que je t'accompagne? dit Orso en lui offrant son bras.
— Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre
fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir
sans ses armes.
— A la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons-
nous?
Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela
le chien de garde et sortit suivie de son frère. S'éloignant à grands
pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les
vignes, après avoir envoyé devant elle le chien à qui elle fit un signe
qu'il semblait bien connaître , car aussitôt il se mit à courir en zig
zag, passant dans les vignes, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tou-
jours à cinquante pas de sa maîtresse , et quelquefois s'arrètant au
milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait
s'acquitter parfaitement de ses fonctions d'éclaireur.
— Si Muscheto aboie , dit Colomba , armez votre fusil , mon frère ,
et tenez-vous immobile.
A un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s'ar-
rêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là
s'élevait une petite pyramide de branchages , les uns verts , les autres
desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet,
on voyait percer l'extrémité d'une croix de bois peinte en noir. Dans
plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage,
extrêmement ancien et qui se rattache peut-être à des superstitions
du paganisme, oblige les passans à jeter une pierre ou un rameau
d'arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de
longues années, aussi long-temps que le souvenir de sa fin tragique
demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière
s'accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela Y amas, le mitcchio
d'un tel.
Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage , et arrachant une
54 REVUE DES DEUX MONDES.
branche d'arbousier, l'ajouta ù la pyramide. — Orso, dit-elle, c'est ici
que notre père est mort. Prions pour son ame, mon frère! — Et elle
se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la cloche du
village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso
fondit en larmes.
Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'œil sec, mais la
figure animée; elle fit du pouce, à la hâte, le signe de croix familier
à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs sermens solen-
nels; puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils
rentrèrent en silence dans leur maison. Orso monta dans sa chambre.
Un instant après Colomba l'y suivit, portant une petite cassette qu'elle
posa sur la table. Elle l'ouvrit, et en tira une chemise couverte de
larges taches de sang. — Voici la chemise de votre père, Orso. — Et elle
la jeta sur ses genoux. — Voici le plomb qui l'a frappé. — Et elle posa
sur la chemise deux balles oxidées. — Orso, mon frère ! cria-t-elle en
se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force; Orso! tu le
vengeras ! — Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles
et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme
pétrifié sur sa chaise.
Orso resta quelque temps immobile , n'osant éloigner de lui ces
épouvantables reliques. Enfin , faisant un effort, il les remit dans la
cassette, et courut à l'autre bout de la chambre se jeter sur son lit,
la tète tournée vers la muraille, enfoncée dans l'oreiller, comme s'il
eût voulu se dérober à la vue d'un spectre. Les dernières paroles de
sa sœur retentissaient sans cesse dans ses oreilles , et il lui semblait
entendre un oracle ftital, inévitable, qui lui demandait du sang et du
sang innocent. Je n'essaierai pas de rendre les sensations du malheu-
reux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête
d'un fou. Long-temps il demeura dans la même position, sans oser
détourner la tête. Enfin, il se leva, ferma la cassette et sortit préci-
pitamment de sa maison , courant la campagne et marchant devant lui
sans savoir où il allait.
Peu à peu le grand air le soulagea ; il devint plus calme et examina
avec quelque sang-froid sa position et les moyens d'en sortir. Il ne
soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le sait déjà, mais il les
accusait d'avoir supposé la lettre du bandit Agostini ; et cette lettre, il
le croyait du moins, avait causé la mort de son père. Les poursuivre
comme i'aussaires, il sentait que cela était impossible. Parfois, si les
préjugés ou les instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui mon-
traient une vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec
COLOMBA. 95
horreur, en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de Paris,
surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa sœur, et ce
qui restait de corse dans son caractère justifiait ces reproches et les
rendait plus poignans. Un seul espoir lui restait dans ce combat entre
sa conscience et ses préjugés, c'était d'entamer sous un prétexte quel-
conque une querelle avec un des fils de l'avocat et de se battre en
duel avec lui. Le tuer d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses
idées corses et ses idées françaises. L'expédient accepté, et méditant
les moyens d'exécution , il se sentait déjà soulagé d'un grand poids ,
lorsque d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer
son agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille Tullia,
oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les belles clioses
qu'il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la sorte, M. Shandy se
consola de la perte de son fils; Orso se rafraîchit le sang en pensant
qu'il pourrait faire à miss Nevil un tableau de l'état de son ame,
tableau qui ne pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle
personne.
11 se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans s'en
apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui chantait , se
croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du mAquis. C'était
cet air lent et monotone consacré aux lamentations funèbres, et l'en-
fant chantait : « A mon fils, mon fils, en lointain pays — gardez ma
croix et ma chemise sanglante.... )>
— Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un ton de colère, paraissant
tout à coup.
— C'est vous. Ors' Anton', s'écria l'enfant un peu effrayée... C'est
une chanson de M"'' Colomba...
— Je te défends de la chanter, dit Orso d'une voix terrible.
L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher de
quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait enfuie si
elle n'eût été retenue par le soin de conserver un assez gros paquet
qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds.
Orso eut honte de sa violence.
— Que portes-tu là , ma petite? lui demanda-t-il le plus doucement
qu'il put.
Et comme Chilina hésitait à répondre, il souleva le linge qui enve-
loppait le paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions.
-^ A qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il.
— Vous le savez bien , monsieur, à mon oncle.
— Et ton oncle n'est-il pas bandit?
56 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'.
— Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où
tu vas....
— Je leur dirais, réponditl'enfantsanshésiter, queje porte à manger
aux Lucquois qui coupent le mAquis.
— Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à tes
dépens et te prendre tes provisions?...
— On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle.
— En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son dîner....
Il t'aime bien , ton oncle?
— Oh ! oui. Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin
de la famille, de ma mère, de moi et de ma petite sœur. Avant que
maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui
donnât de l'ouvrage. Le maire me donne une robe tous les ans, et le
curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle leur a
parlé. Mais c'est votre sœur surtout qui est bonne pour nous.
En ce moment un chien parut dans le sentier. La petite fille, por-
tant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu; aussitôt
le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça brusquement dans le
maquis. Bientôt deux hommes mal vêtus, mais bien armés, se levèrent
derrière une cépée, à quelques pas d'Orso. On eût dit qu'ils s'étaient
avancés en rampant comme des couleuvres au milieu du fourré de
cistes et de myrtes qui couvrait le terrain.
— Oh! Ors' Anton'!... soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces
deux hommes. Eh quoi ! vous ne me reconnaissez pas?
— Non , dit Orso le regardant fixement.
— C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent
un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Vous avez donc
oublié les anciens de Waterloo ? Vous ne vous souvenez plus de Brando
Savelli , qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous dans ce
jour de malheur?
— Quoi ! c'est toi? dit Orso. Et tu as déserté en 1816?
— Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et
puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha ha ! Chili , tu es
une brave fille. Sers-nous vite, car nous avons faim. Vous n'avez pas
d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le maquis.
Qu'est-ce qui nous envoie cela, M"^ Colomba ou le maire?
— Non , mon oncle , c'est la meunière qui m'a donné cela pour
vous, et une couverture pour maman.
— Qu'est-ce qu'elle me veut?
COLOMBA. 57
— Elle dit que ses Lucquois qu'elle a pris pour défricher, lui deman-
dent maintenant 35 sous et les châtaignes à cause de la fièvre qui est
dans le bas de Pietranera.
— Les fainéans! Je verrai. — Sans façon, mon lieutenant, voulez-
vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais repas
ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a réformé.
— Grand merci. — On m'a réformé aussi , moi.
— Oui, je l'ai entendu dire, mais vous n'en avez pas été bien fâché,
je gage. Histoire de régler votre compte à vous. — Allons, curé, dit
le bandit à son camarade, à table. Monsieur Orso, je vous présente
monsieur le curé, c'est-à-dire je ne sais trop s'il est curé, mais il en a
la science.
— Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second bandit,
qu'on a empêché de suivre sa vocation. Oui sait? J'aurais pu être
pape, Brandolaccio.
— Quelle cause a donc privé l'égUse de vos lumières? demanda
Orso.
— Un rien. Un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio;
une sœur à moi qui avait fait des fohes pendant que je dévorais les
bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au pays pour
la marier; mais le futur, trop pressé, meurt de la fièvre trois jours
avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme vous eussiez fait à ma
ma place, au frère du défunt. On me dit qu'il était marié. Que faire?
— En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous?
— Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil (1).
— C'est-à-dire que...
— Je lui mis une balle dans la tête, dit froidement le bandit.
Orso fit un mouvement d'horreur. Cependant la curiosité , et peut-
être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer chez,
lui le fit rester à sa place et continuer la conversation avec ces deux
hommes dont chacun avait au moins un assassinat sur la conscience.
Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant
lui du pain et de la viande; il se servit ensuite lui-même, puis il fît
la part de son chien qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco,
comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur sous
quelque déguisement que ce fut. Enfin, il coupa un morceau de pain
et une tranche de jambon crû qu'il donna à sa nièce.
— La belle vie que celle de bandit ! s'écria l'étudiant en théologie
(1) La scaglia, expression très usitée.
;58 REVUE DES DEUX MONDES.
après avoir manijé quelques bouchées. Vous en tàterez peut-être un
jour, monsieur délia Kebbia , et vous verrez combien il est doux de
ne connaître d'autre maître que son caprice. Jusque-là le bandit
s'était exprimé en italien, il poursuivit en français : La Corse n'est
pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais pour un
bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous. Tel que
vous me voyez, j'ai trois maîtresses, dans trois cantons différens. Je
suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la femme d'un gen-
darme.
r— Vous savez bien des langues , monsieur, dit Orso d'un ton grave.
■r-Si je parle français, c'est que voyez-vous : aMaxima debetv/r
pueris rererentia. » Nous entendons , Brandolaccio et moi , que la
.petite tourne bien et marche droit.
— Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la
marierai bien. J'ai déjà un parti en vue.
— C'est toi qui fieras la demande? dit Orso.
— Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays, moi
Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre tils épousât Michelina
Savelli, croyez-vous qu'il se ferait tirer les oreilles?
— Je ne le lui conseillerais pas , dit l'autre bandit. Le camarade a
la main un peu lourde, il sait se faire obéir.
— Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un
supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent sous
y pleuvraient.
— Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les attire?
— Rien, mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un
riche : J'ai besoin de cent francs, il se dépêcherait de me les envoyer.
Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant.
— Savez-vous, monsieur délia Kebbia, dit le bandit que son cama-
rade appeliiit le curé ; savez-vous que dans ce pays à mœurs simples,
il y a pourtant quelques misérables qui profitent de l'estime que nous
inspirons au moyen de nos passeports (il montrait son fusil), pour tirer
des lettres de change en contrefiiisant notre écriture?
— Je le sais, dit Orso d'un ton brusque; mais quelles lettres de
change?
— 11 y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du côté
d'Orezza, quand vient à moi un manant qui de loin m'ôte son bonnet
et me dit : ^- Ah! monsieur le curé , — ils m'appellent toujours ainsi,
— excusez-moi; donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que 55 francs,
mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu amasser. Moi, tout surpris ; —
COLOMBA. 59
Qu'est-ce à dire, maroufle! 55 francs? lui dis-je. — Je veux dire 65,
me répond-il, mais pour 100 que vous me demandez, c'est im[)os-
sible. — Comment, drôle ! je te demande 100 francs? Je ne te connais
pas. —Alors il me remet une lettre ou plutôt un chifTon tout sale par
lequel on l'invitait à déposer 100 francs dans un lieu qu'on indiquait,
sous peine de voir sa maison brûlée et ses vaches tuées par Giocanto
Castriconi, c'est mon nom. Et l'on avait eu l'infamie de contrefaire
ma signature! Ce qui me piqua le plus, c'est que la lettre était écrite
en patois, pleine de fautes d'orthographe; moi, faire des Hiutes d'ortho-
graphe, moi, qui avais tous les prix à l'université ! Je commence par
donner à mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-
même. — Ah ! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es, lui dis-je,
et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu soulagé, je
lui dis : Quand dois-tu porter cet argent au lieu désigné? — Aujour-
d'hui même. — Bien ! va le porter. — C'était au pied d'un pin, et le lieu
était parfaitement indiqué. Il porte l'argent, l'enterre au pied de
l'arbre et revient me trouver. Je m'étais embusqué aux environs. Je
demeurai là avec mon homme six mortelles heures. Monsieur délia
Rebbia, je serais resté trois jours s'il eût fallu. Au bout de six heures,
paraît un Bastiaccio (1) , un infâme usurier. Il se baisse pour prendre
l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté , que sa tête porta en
tombant sur les écus qu'il déterrait. — Maintenant, drôle! dis-je au
paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de soupçonner d'une
bassesse Giocanto Castriconi. — Le pauvre diable tout tremblant
ramassa ses 65 francs sans prendre la peine de les essuyer ; il mejdit
merci, je lui allonge un bon coup de pied d'adieu, et il court encore.
— Ah! curé, dit Crandolaccio, je t'envie ce coup de fusil-là. Tu as
dû bien rire?
— J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le [bandit, et
cela me rappela ces vers de Virgile :
Liquefacto tenipora plumbo
Diffidit, ac multâ porrectum exlendit arenâ.
Liquefacto? Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de [plomb se
fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Vous qui avez étudié la
ballistique, vous devriez bien me dire si c'est une erreur ou une vérité?
Orso aimait mieux discuter cette question de physique, que d'ar-
(1) Les Corses montagnards déltstent les hiihilans de Baslia, qu'ils ne regardent,
pas comme des compatriotes. Jamais ils ne disent Bastiese, mais Bastiaccio: on
sait que la terminaison en accio se prend qu-îliuefois dans un sens de mépris.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
gumenter avec le licencié sur la moralité de son action. Brandolaccio,
que cette dissertation scientifique n'amusait guère, l'interrompit
pour remarquer que le soleil allait se coucher: — Puisque vous
n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui dit-il, je vous
conseille de ne pas faire attendre plus long-temps M"*^ Colomba. Et
puis, il ne fait pas toujours bon à courir les chemins, quand le soleil
est couché. Pourquoi donc sortez-vous sans fusil? Il y a de mauvaises
gens dans ces environs; prenez-y garde. Aujourd'hui, vous n'avez
rien à craindre; les Barricini amènent le préfet chez eux ; ils l'ont ren-
contré sur la route , et il s'arrête un jour à Pietranera , avant d'aller
poser àCorte une première pierre, comme on dit..., une bêtise! il
couche ce soir chez les Barricini ; mais demain , ils seront libres. Il y
a Vincentello qui est un mauvais garnement , et Orlanduccio qui ne
vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui l'un,
demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela.
— Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler
ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à leur
dire.
Le bandit tira la langue de côté , et la fit claquer contre sa joue
d'un air ironique , mais il ne répondit rien . Orso se levait pour partir :
— A propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre
poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant, rien ne me
manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais
je m'en ferai de la peau d'un mouflon , un de ces jours.
Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.
— C'est Colomba qui t'envoyait la poudre, voici pour t'acheter des
souliers.
— Pas de bêtises! mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui
rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un men-
diant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien autre
chose.
— Entre vieux soldats , j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons, adieu !
Mais, avant de partir, il avait mis l'argent dans la besace du bandit,
sans qu'il s'en fût aperçu.
— Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons
peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos
études sur Virgile.
Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure,
lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses
forces. C'était Brandolaccio :
COLOMBA. 61
— C'est un peu fort! mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine;
un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je ne
passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à M"" Colomba.
Vous m'avez tout cssouflé ! Bonsoir.
XII.
Orso trouva Colomba un peu alarmée de sa longue absence; mais,
en le voyant, elle reprit cet air de sérénité triste qui était son expres-
sion habituelle. Pendant le repas du soir, ils ne parlèrent que de
choses indifférentes , et Orso , enhardi par l'air calme de sa sœur,
lui raconta sa rencontre avec les bandits , et hasarda môme quelques
plaisanteries sur l'éducation morale, religieuse, que recevait la petite
Chilina par les soins de son oncle et de son honorable collègue, le
sieur Castriconi.
— Brandolaccio est un -ionnète homme, dit Colomba; mais, pour
Castriconi, j'ai entendu dire que c'était un homme sans principes.
— Je crois , dit Orso , qu'il vaut tout autant que Brandolaccio , et
Brandolaccio autant que lui. L'un et l'autre sont en guerre ouverte
avec la société. Un premier crime les entraîne chaque jour à d'autres
crimes; et pourtant, ils ne sont peut-être pas aussi coupables que
bien des gens qui n'habitent pas le maquis.
Un éclair de joie brilla sur le front de sa sœur.
— Oui , poursuivit Orso; ces misérables ont de l'honneur à leur ma-
nière. C'est un préjugé cruel et non une basse cupidité qui les a jetés
dans la vie qu'ils mènent.
Il y eut un moment de silence.
— Mon frère, dit Colomba en lui versant du café, vous savez pcut-
ôtre que Charles-Baptiste Pietri est mort la nuit passée? Oui, il est
mort de la fièvre des marais.
— Quiest ce Pietri?
— C'est un homme de ce bourg, mari de Madeleine, qui a reçu le
portefeuille de notre père mourant. Sa veuve est venue me prier de
paraître à sa veillée et d'y chanter quelque chose. Il convient que
vous veniez aussi. Ce sont nos voisins, et c'est une politesse qu'on ne
peut refuser dans un petit endroit comme le nôtre.
— Au diable ta veillée, Colomba! Je n'aime point à voir ma sœur
se donner ainsi en spectacle au public.
— Orso, répondit Colomba, chacun honore ses morts à sa manière.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
La ballata nous vient de nos aïeux, et nous devons la respecter comme
un usage antique. Madeleine n'a pas le don, (!t la vieille Fiordispina,
qui est la meilleure voceratrice du pays, est malade. Il faut bien quel-
qu'un pour la ballata.
— Crois-tu que Charles-Baptiste ne trouvera pas son chemin dans
l'autre monde, si l'on ne chante de mauvais vers sur sa bière? Va à
la veillée si tu veux, Colomba; j'irai avec toi, si tu crois que je le
doive, mais n'improvise pas; cela est inconvenant à ton âge, et je t'en
prie, ma sœur.
— Mon frère, j'ai promis. C'est la coutume ici , vous le savez, et je
vous le répète, il n'y a que moi pour improviser.
— Sotte coutume !
— Je souffre beaucoup de chanter ainsi. Cela me rappelle tous nos
malheurs. Demain, j'en serai malade; mais il le faut. Permettez-le-
moi, mon frère. Souvenez-vous qu'à Ajaccio vous m'avez dit d'im-
proviser pour amuser cette demoiselle anglaise qui se moque de nos
vieux usages. Ne pourrai-je donc improviser aujourd'hui pour de
pauvres gens qui m'en sauront gré, et que cela aidera à supporter leur
chagrin?
— Allons! fais comme tu voudras. Je gage que tu as déjà composé
ta ballata, et tu ne veux pas la perdre.
— Non, je ne pourrais pas composer cela d'avance, mon frère. Je
me mets devant le mort, et je pense à ceux qui restent. Les larmes
me viennent aux yeux, et alors je chante ce qui me vient à l'esprit.
Tout cela était dit avec une simplicité telle , qu'il était impossible
de supposer le moindre amour-propre poétique à la signora Colomba.
Orso se laissa fléchir et se rendit avec sa sœur à la maison de Pietri.
Le mort était couché sur une table, la figure découverte, dans la plus
grande pièce de la maison. Portes et fenêtres étaient ouvertes, et
plusieurs cierges brûlaient autour de la table. A la tète du mort se
tenait sa veuve, et derrière elle, un grand nombre de femmes oc-
cupaient tout un côté de la chambre; de l'autre étaient rangés les
hommes, debout, tète nue, l'oeil fixé sur le cadavre, observant un
profond silence. Chaque nouveau visiteur s'approchait de la table,
embrassait le mort (1), faisait un signe de tête à sa veuve et à son fils,
puis prenait place dans le cercle sans proférer une parole. De temps
en temps, néanmoins, un des assistans rompait le silence solennel
pour adresser quelques mots au défunt. — Pourquoi as-tu quitté ta
, (1) Cet usage sui)siste encore à Eocognano.
COLOMBA. 63
bonne femme? disait une commère. N'avait-elle pas bien soin de toi?
Que te manquait-il? Pourquoi ne pas attendre un mois encore, ta
bru t'aurait donné un fds?
Un grand jeune homme, fds de Pietri, serrant la rnain froide de
son père, s'écria : Oh ! pourquoi n'es-tu pas mort de la 7nale mort. (1)?
Nous t'aurions vengé !
Ce furent les premières paroles qu'Orso entendit en entrant. A sa
vue, le cercle s'ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça l'at-
tente de l'assemblée excitée par la présence de la voceratrice. Colomba
embrassa la veuve, prit une de ses mains et demeura quelques minutes
recueillie et les yeux baissés. Puis elle rejeta son mezzaro en arrière,
regarda fixement le mort, et, penchée sur ce cadavre, presque aussi
pâle que lui , elle commença de la sorte :
« Charles-Baptiste! le Christ reçoive ton ame! — Vivre, c'est souffrir. Tu
vas dans un lieu — où il n'y a ni soleil ni froidure. — Tu n'as plus besoin de
ta serpe, — ni ne ta lourde pioche. — Plus de travail pour toi. — Désormais
tous tes jours sont des dimanches. — Charles-Baptiste, le Christ ait ton ame !
— Ton fils gouverne ta maison. — J'ai vu tomber le chêne — desséché par le
Libeccio. — J'ai cru qu'il était mort. — Je suis repassé , et sa racine — avait
poussé un rejeton. — Le rejeton est devenu un chêne — au vaste ombrage. —
Sous ses fortes branches , Maddelè , repose-toi — et pense au chêne qui n'est
plus. »
Ici Madeleine commença à sangloter tout haut, et deux ou trois
hommes, qui dans l'occasion auraient tiré sur des chrétiens avec
autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de
grosses larmes sur leurs joues basanées.
Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s'adressant
tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois par une prosopopée
fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui-même pour con-
soler ses amis ou leur donner des conseils. A mesure qu'elle impro-
visait, sa figure prenait une expression sublime; son teint se colorait
d'un rose transparent qui faisait ressortir davantage l'éclat de ses dents
et le feu de ses prunelles dilatées. C'était la pythonisse sur son tré-
pied. Sauf quelques soupirs, quelques sanglots étouffés, on n'eût pas
entendu le plus léger murmure dans la foule qui se pressait autour
d'elle. Bien que moins accessible qu'un autre à cette poésie sauvage,
Orso se sentit bientôt atteint par l'émotion générale. Retiré dans un
coin obscur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri.
(1) La maie morte, la mort violente.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout à coup un léger mouvement se fit dans l'auditoire; le cercle
s'ouvrit, et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu'on leur mon-
tra, à l'empressement qu'on mit à leur foire place, il était évident que
c'étaient des gens d'importance dont la visite honorait singulière-
ment la maison. Cependant, par respect pour la ballata, personne ne
leur adressa la parole. Celui qui était entré le premier paraissait avoir
une quarantaine d'années. Son habit noir, son ruban rouge à rosette,
l'air d'autorité et de confiance qu'il portait sur sa figure , faisaient
d'abord deviner le préfet. Derrière lui venait un vieillard voûté, au
teint bilieux, cachant mal sous des lunettes vertes un regard timide
et inquiet. Il avait un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que
tout neuf encore , avait été évidemment ftiit plusieurs années aupa-
ravant. Toujours à côté du préfet, on eût dit qu'il voulait se cacher
dans son ombre. Enfin , après lui , entrèrent deux jeunes gens de
haute taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous
d'épais favoris, l'œil fier, arrogant, montrant une impertinente curio-
sité. Orso avait eu le temps d'oublier les physionomies des gens de
son village; mais la vue du vieillard en lunettes vertes réveilla sur-
le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa présence à la suite du
préfet suffisait d'ailleurs pour le faire reconnaître. C'était l'avocat
Barricini, le maire de Pietranera, qui venait avec ses deux fils don-
ner au préfet la représentation d'une ballata. Il serait difficile de dé-
finir ce qui se passa en ce moment dans l'ame d'Orso ; mais la pré-
sence de l'ennemi de son père lui causa une espèce d'horreur, et
plus que jamais il se sentit accessible aux soupçons qu'il avait long-
temps combattus.
Pour Colomba, à la vue de l'homme à qui elle avait voué une haine
mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression sinistre.
Elle pûlit ; sa voix devint rauque , le vers commencé expira sur ses
lèvres... Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle poursuivit avec une
nouvelle véhémence :
c< Quand Tépervier se lamente — devant son nid vide, — les étourneaux
voltigent à l'entour, — insultant à sa douleur. (Ici on entendit un rire étouffé;
c'étaient les deux jeunes gens nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute
la métaphore trop hardie.) —L'épervier se réveillera , — il déploiera ses ailes,
— il lavera son bec dans le sang! —Et toi, Charles-Baptiste , que tes amis —
t'adressent leur dernier adieu. — Leurs larmes ont assez coulé. — La pauvre
orpheline seule ne pleurera pas. — Pourquoi te pleurerait-elle?— Tu l'es en-
dormi plein de jours — au milieu de ta famille, — préparé à comparaître —
devant le Tout-Puissant. — L'orpheline pleure son père,— surpris parade
COLOMBA. C5
lâches assassins, — frappé par derrière; — son père dont le sang est rouge —
sous Tamas de feuilles vertes. — ]Mais elle a recueilli son sang, — ce sang
noble et innocent; — elle Ta répandu sur Pietranera, — pour qu'il devînt un
poison mortel. — Et Pietranera restera marquée — jusqu'à ce qu'un sang
coupable — ait effacé la trace du sang innocent. »
En achevant ces mots , Colomba se laissa tomber sur une chaise ,
elle rabattit son raezzaro sur sa figure, et on l'entendit sangloter.
Les femmes en pleurs s'empressaient autour de l'improvisatrice; plu-
sieurs hommes jetaient des regards farouches sur le maire et ses fils;
quelques vieillards murmuraient contre le scandale qu'ils avaient
occasionné par leur présence. Le fils du défunt fendit la presse et se
disposait à prier le maire de vider !a place au plus vite, mais celui-ci
n'avait pas attendu cette invitation. II gagnait la porte, et déjà ses
deux fils étaient dans la rue. Le préfet adressa quelques complimens
de condoléance au jeune Pietri, et les suivit presque aussitôt. Pour
Orso, il s'approcha de sa sœur, lui prit le bras et l'entraîna hors de la
salle. — Accompagnez-les, dit le jeune Pietri à quelques-uns de ses
amis. Ayez soin que rien ne leur arrive ! Deux ou trois jeunes gens
mirent précipitamment leur stylet dans la manche gauche de leur
veste, et escortèrent Orso et sa sœur jusqu'à la porte de leur maison.
XIIL
Colomba , haletante , épuisée , était hors d'état de prononcer une
parole. Sa tète était appuyée sur l'épaule de son frère, et elle tenait
une de ses mains serrée entre les siennes. Bien qu'il lui sût intérieu-
rement assez mauvais gré de sa péroraison , Orso était trop alarmé
pour lui adresser le moindre reproche. Il attendait en silence la fin
de la crise nerveuse à laciuelle elle semblait en proie, lorsqu'on frappa
à la porte , et Saveria entra tout effarée , annonçant : M. le préfet ! A
ce nom, Colomba se releva comme honteuse de sa faiblesse, et se tint
debout, s'appuyant sur une chaise qui tremblait visiblement sous sa
main.
Le préfet débuta par quelques excuses banales sur l'heure indue de
sa visite, plaignit M"" Colomba, parla du danger des émotions fortes,
blâma la coutume des lamentations funèbres que le talent môme de
la voceratrice rendait encore plus pénibles pour les assistans ; il glissa
avec adresse un léger reproche sur la tendance de la dernière imprc-
TOME XXllI. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
visation. Puis, chiiiigeant de ton : — Monsieur dclla Rebbia, dit-il,
je suis diai gé <!e bien des coinplimens pour vous par vos amis anglais.
Miss Nevil fait mille anmitiés à mademoiselle votre sœur. J'ai pour
vous une lettre d'elle à vous remettre.
— Une lettre de miss IS'evil? s'écria Orso.
— ^Malheureusement je ne l'ai pas sur moi, mais vous l'aurez dans
cinq mirnites. Son père a été souiTrant. Nous avons craint un moment
qu'il n'eût gagné nos terribles iièvres. Heureusement, le voilà hors
d'affaire, et vous en jugerez par vous-même, car vous le verrez bientôt,
j'imagine.
— Miss Nevil a dû être bien inquiète?
— Par bonheur, elle n'a connu le danger que lorsqu'il était déjà
loin. Monsieur délia Rebbia, miss Nevil m'a beaucoup parlé de vous
et de mademoiselle votre sœur. — Orso s'inclina. — Elle a beaucoup
d'amitié pour vous deux. Sous un extérieur plein de grâce, sous une
apparence de légèreté, elle cache une raison parfaite.
— C'est une charmante personne, dit Orscv.
— C'est presque à sa prière que je viens ici , monsieur. Personne
ne connaît mieux (pie moi une fatale histoire que je voudrais bien
n'être pas obligé de vous rappeler. Puisque M. Barricini est encore
maire de Pietranera, et moi, préfet de ce département, je n'ai pas
besoin de vous dire le cas que je fais de certains soupçons, dont, si
je suis bien informé , quelques personnes imprudentes vous ont fait
part, et cjue vous avez repoussés, je le sais, avec l'indignation qu'on
devait attendre de votre position et de votre caractère.
— Colomba, dit Orso s'agitant sur sa chaise, tu es bien fatiguée.
Tu devrais aller te coucher.
Colomba lit un signe de tête négatif. Elle avait repris son calme
habituel et fixait des yeux ardens sur le préfet.
— M. Barricini, continua le préfet, désirerait vivement voir cesser
cette espèce d'inimitié... c'est-à-dire cet état d'incertitude où vous
vous trouvez l'un vis-à-vis de l'autre... Pour ma part, je serais en-
chanté de vous voir établir avec lui les rapports que doivent avoir
ensemble des gens laits pour s'estimer...
— Monsieur, interrompit Orso d'une voix émue, je n'ai jamais
accusé l'avocat Barricini d'avoir assassiné mon père , mais il a fait
une action qui m'empêchera toujours d'avoir aucune relation avec
lui. Il a supposé une lettre menaçante, au nom d'un certain bandit ;
du moins, il l'a sourdement attribuée à mon père. Cette lettré, enfin,
monsieur, a probablement été la cause indirecte de sa mortv
COLOMBA. 67
Le préfet se recueillit un instant. — Que monsieur votre père l'ait
cru, lorsque, emporté par la vivacité de son caractère, il plaidait
contre M. èarricini, la chose est excusable; mais, de votre part, un
semblable aveuglement n'est plus permis. Réfléchissez donc que
Barricini n'avait point intérêt à supposer cette lettre... Je ne vous
parle pas de sou caractère... vous ne le connaissez point, vous êtes
prévenu contre lui... mais vous ne supposez pas qu'un homme con-
naissant bien les lois...
— Mais, monsieur, dit Orso en se levant, veuillez songer que me
dire que cette lettre n'est pas l'ouvrage de M. Barricini , c'est l'attri-
buer à mon père. Son honneur, monsieur, est le mien.
— Personne plus que moi, monsieur, poursuivit le préfet, n'est
convaincu de l'honneur du colonel délia Rebbia... mais... l'auteur de
cette lettre est connu maintenant...
— Qui? s'écria Colomba s'avançant vers le préfet.
— Un misérable, coupable de plusieurs crimes..., de ces crimes
que vous ne pardonnez pas, vous autres Corses, un voleur, un certain
Tomaso Blanchi , à présent détenu dans les prisons de Bastia, a révélé
qu'il était l'auteur de cette fatale lettre.
— Je ne connais pas cet homme , dit Orso. Quel aurait pu être son
but?
— C'est un homme de ce pays, dit Colomba, frère d'un ancien
meunier à nous. C'est un méchant et un menteur indigne qu'oji le
croie.
— Vous allez voir, continua le préfet, l'intérêt qu'il avait dans
l'affaire. Le meunier dont parle mademoiselle votre sœur, il se nom-
mait, je crois, Théodore, tenait à loyer du colonel un moulin sur le
cours d'eau dont M. Barricini contestait la possession à monsieur
votre père. Le colonel, généreux à son habitude, ne tirait presque
aucun profit de son moulin. Or, Tomaso a cru que si M. Barriciiu obte-
nait le cours d'eau , il aurait un loyer considérable à lui payer, car on
sait que M. Barricini aime assez l'argent. Bref, pour obliger son
frère, Tomaso a contrefait la lettre du bandit, et voilà toute l'histoire.
A^ous savez que les liens de famille sont si puissans en Corse , qu'ils
entraînent quelquefois au crime... Veuillez prendre connaissance de
cette lettre que m'écrit le substitut du procureur-général, elle vous
confirmera ce que je viens de vous dire.
Orso parcourut la lettre qui relatait en détail les aveux de Tomaso,
et Colomba lisait en même temps par-dessus l'épaule de son frère.
Lorsqu'elle eut fini, elle s'écria : Orlanduccio Barricini est allé à
5.
G8 REVUE DES DEUX MONDES.
Bastia il y a un mois , lorsqu'on a su que mon frère allait revenir. Il
aura vu Tomaso et lui aura acheté ce mensonge.
— Mademoiselle, dit le préfet avec impatience, vous expliquez tout
par des suppositions odieuses; est-ce le moyen de savoir la vérité?
Vous, monsieur, vous êtes de sang-froid; dites-moi, que pensez-vous
maintenant? Croyez-vous, comme mademoiselle, qu'un homme qui
n'a à redouter qu'une condamnation assez légère se charge de gaieté
de cœur d'un crime de faux pour obliger quelqu'un qu'il ne con-
naît pas?
Orso relut la lettre du substitut, pesant chaque mot avec une
attention extraordinaire, car, depuis qu'il avait vu l'avocat Barricini ,
il se sentait plus difSicile à convaincre qu'il ne l'eût été quelques jours
auparavant. Enfin, il se vit contraint d'avouer que l'explication lui
paraissait satisfaisante; — mais Colomba s'écria avec force :
— ïomaso Bianchi est un fourbe. Il ne sera pas condamné ou il
s'échappera de prison, j'en suis sûre.
Le préfet haussa les épaules.
— Je vous ai fait part, monsieur, dit-il, des renseignemens que
j'ai reçus. Je me retire, et je vous abandonne à vos réflexions. J'at-
tendrai que votre raison vous ait éclairé, et j'espère qu'elle sera plus
puissante que les suppositions de votre sœur.
Orso, après quelques paroles pour excuser Colomba, répéta qu'il
croyait maintenant que Tomaso était le seul coupable.
Le préfet s'était levé pour sortir.
— S'il n'était pas si tard, dit-il, je vous proposerais de venir avec
moi prendre la lettre de miss Aevil... Par la même occasion, vous
pourriez dire à M. Barricini ce que vous venez de me dire, et tout
serait fini.
— Jamais Orso délia Rebbia n'entrera chez un Barricini, s'écria
Colomba avec impétuosité.
— Mademoiselle est le tintinajo (1) de la famille à ce qu'il paraît,
dit le préfet d'un air de raillerie.
— Monsieur, dit Colomba d'une voix ferme, on vous trompe. Vous
ne connaissez pas l'avocat. C'est le plus rusé, le plus fourbe des hom-
mes. Je vous en conjure, ne faites pas faire à Orso une action qui le
couvrirait de honte.
— Colomba! s'écria Orso, la passion te fait déraisonner.
(1) On appelle ainsi le bélier porteur d'une sonneUe qui conduit le troupeau , et
par métaphore on donne le même nom au membre d'une famille qui la dirige dans
toutes les affaires importantes.
COLOMBA. 69
— Orso! Orso! par la cassette que je vous ai remise, je vous en
supplie, écoutez-moi. Entre vous et les Barriclni il y a du sang; vous
n'irez pas chez eux,
— Ma sœur !
— iNon , mon frère, vous n'irez point, ou je quitterai cette maison ,
et vous ne me reverrez plus... Orso, ayez pitié de moi !
Et elle tomba à genoux.
— Je suis désolé, dit le préfet, de voir mademoiselle délia Rebbia
si peu raisonnable. Vous la convaincrez, j'en suis sûr. Il entr'ouvrit la
porte et s'arrêta, paraissant attendre qu'Orso le suivît.
— Je ne puis la quitter maintenant, dit Orso... Demain, si...
— Je pars de bonne heure dit le préfet.
— Au moins, mon frère, s'écria Colomba les mains jointes, attendez
jusqu'à demain matin. Laissez-moi revoir les papiers de mon père...
Vous ne pouvez me refuser cela.
— Eh bien ! tu les verras ce soir, mais au moins tu ne me tour-
menteras plus ensuite avec cette haine extravagante... Mille pardons,
monsieur le préfet... Je me sens moi-même si mal à mon aise... Il
vaut mieux que ce soit demain.
— La nuit porte conseil, dit le préfet en se retirant, j'espère que
demain toutes vos irrésolutions auront cessé.
— Saveria, s'écria Colomba, prends la lanterne et accompagne
monsieur le préfet. Il te remettra une lettre pour mon frère.
Elle ajouta quelques mots que Saveria seule entendit.
— Colomba , dit Orso lorsque le préfet fut parti , tu m'as fait bien
de la peine. Te refuseras-tu donc toujours à l'évidence?
— Vous m'avez donné jusqu'à demain, répondit-elle. J'ai bien peu
de temps, mais j'espère encore.
Puis elle prit un trousseau de clés et courut dans une chambre de
l'étage supérieur. Là on l'entendit ouvrir précipitamment des tiroirs
et fouiller dans un secrétaire où le colonel délia Rebbia enfermait
autrefois ses papiers importans.
XIV.
Saveria fut long-temps absente, et l'impatience d'Orso était à son
comble lorsqu'elle reparut enfin tenant une lettre, et suivie de la
petite Chilina qui se frottait les yeux, car elle avait été réveillée de son
premier somme.
70 REVUE DES DEUX MONDES.
— Enfant, dit Orso, que viens-tu faire ici à cette heure?
— Mademoiselle me demande, répondit Chilina.
— Que diable lui veut-elle? pensa Orso, mais il se liAta de déca-
cheter la lettre de miss Lydia, et pendant qu'il lisait, Chilina montait
auprès de sa sœur.
« Mon père a été un peu malade, monsieur, disait miss Nevil, et
il est d'ailleurs si paresseux pour écrire, que je suis obligée de lui
servir de secrétaire. L'autre jour, vous savez qu'il s'est mouillé les
pieds sur le bord de la mer, au lieu d'admirer le paysage avec nous,
et il n'en faut pas davantage pour donner la lièvre, dans votre char-
mante île. Je vois d'ici la mine que vous faites; vous cherchez sans
doute votre stylet, mais j'espère que vous n'en avez plus. Donc,
mon père a eu un peu de fièvre, et moi beaucoup de frayeur; le pré-
fet, que je persiste à trouver très aimable, nous a donné un médecin
' fort aimable aussi, qui, en deux jours, nous a tirés de peine; l'accès
n'a pas reparu, et mon père veut retourner à la chasse, mais je la lui
défends encore. — Coîïiment avez-vous trouvé votre château des
montagnes? Votre tour du nord est-elle toujours à la même place? Y
a-t-il bien des fantômes? Je vous demande tout cela, pan e que mon
père se souvient que vous lui avez promis daims , sangliers , mou-
flons... Est-ce bien là le nom de cette bète étrange? En allant nous
embarquer à Bastia, nous comptons vous demander l'hospitalité, et
j'espère que le château dclla Uebbia, que vous dites si vieux et si
délabré, ne s'écroulera pas sur nos tètes. Quoique le préfet soit si
aimable, qu'avec lui on ne manque jamais ûe sujet de conversation
{bi/ the btje,]e me flatte de lui avoir fait tourner la tète), nous avons
parlé de votre seigneurie. Les gens de loi de Bastia lui ont envoyé
certaines révélations d'un coquin qu'ils tiennent sous les verroux, et
qui sont de nature à détruire vos derniers soupçons; votre iiiimitié,
qui parfois m'inquiétait, doit cesser dès-lors. Vous n'avez pas d'idée
comme cela m'a fait plaisir. Quand vous êtes parti avec la belle vo-
ceratrice, votre fusil à la main, et le regard sombre, vous m'avez
paru plus Corse qu'à l'ordinaire... , trop Corse même. Basfa! je vous
en écris si long, parce que je m'ennuie. Le préfet va partir, hélas!
nous vous enverrons un messager, lorscpie nous nous mettrons en
route pour vos montagnes, et je prendrai la liberté d'écrire à M"'' Co-
lomba, pour lui demander un bruccio, ma solcnne. En attendant,
dites-lui mille tendresses, .le fais grand usage de son stylet, j'en
coupe les feuillets d'un roman qe.e j'ai apporté; mais ce fer terrible
s'indigne de cet usage, et me déchire mon livre d'une façon pitoyable.
COLOMBA. fï
Adieu, monsieur; mon père vous emoic Ms bcst lotw. Ecoutez le pré-
fet, il est homm3 de bon conseil, et se détourne de sa route, je crois,
à cause de vous; il va poser un première pierre à Corte;je m'imagine
que ce doit être une cérémonie bien imposante, et je regrette fort de n'y
pas assister. Un monsieur en habit brodé , bas de soie , écharpe blanche,
tenant une truelle!... et un discours; la cérémonie se terminera par
les cris mille fois répétés de vive le roi! — Vous allez être bien fiit
de m'avoir fait remplir les quatre pages, mais je m'ennuie, monsieur,
je vous le répète, et, par cette raison, je vous permets de m'écrire
très longuement. A propos, je trouve extraordinaire que vous ne m'ayez
pas encore mandé votre heureuse arrivée dans Pietranera Castle.
Lydia.
« P. S. Je vous demande d'écouter le préfet, et de faire ce qu'il vous
dira. Nous avons arrêté ensemble que vous deviez en agir ainsi, et
cela me fera plaisir. »
Orso lut trois ou quatre fois cette lettre, accompagnant chaque
lecture de commentaires sans nombre; puis il y fit une longue réponse,
qu'il chargea Saveria de porter à un homme du village, qui partait la
nuit môme pour Ajaccio. Déjà il ne pensait guère à discuter avec sa
sœur les griefs vrais ou faux des Barricini; la lettre de miss Lydia lui
faisait tout voir en couleur de rose; il n'avait plus ni soupçon ni haine.
Après avoir attendu quelque temps , que sa sœur redescendît , et ne
la voyant pas reparaître , il alla se coucher, le cœur plus léger qu'il ne
se l'était senti depuis long-temps. Chilina ayant été congédiée avec
des instructions secrètes, Colomba passa la plus grande partie de la
nuit à lire de vieilles paperasses. Un peu avant le jour, quelques petits
cailloux furent lancés contre sa fenêtre; à ce signal, elle descendit au
jardin, ouvrit une porte dérobée, et introduisit dans sa maison deux
hommes de fort mauvaise mine; son premier soin fut de les mener
à la cuisine et de leur donner à manger. Ce qu'étaient ces hommes,
on le saura tout à l'heure.
XV.
Le matin, vers six heures, un domestique du préfet frappait à la
maison d'Orso. Reçu par Colomba, il lui dit que le préfet allait partir,
et qu'il attendait son frère. Colomba répondit sans hésiter que son
72 REVUE DES DEUX MONDES.
frère venait de tomber dans l'escalier, et de se fouler le pied ; qu'étant
hors d'état de foire un pas, il suppliait M. le préfet de l'excuser, et
serait très reconnaissant s'il daignait prendre la peine de passer chez
lui. Peu après ce message, Orso descendit et demanda à sa sœur si le
préfet ne l'avait pas envoyé chercher. — Il vous prie de l'attendre ici,
répondit-elle avec la plus grande assurance. Une demi-heure s'écoula
sans qu'on aperçût le moindre mouvement du côté de la maison des
Barricini; cependant Orso demandait à Colomba si elle avait fait
quelque découverte; elle répondait qu'elle s'expliquerait devant le
préfet. Elle affectait un grand calme , mais son teint et ses yeux annon-
çaient une agitation fébrile.
Enfin , on vit s'ouvrir la porte de la maison Barricini; le préfet, en
habit de voyage, sortit le premier suivi du maire et de ses deux fils.
Quelle fut la stupéftiction des habilans de Pietranera, aux aguets
depuis le lever du soleil, pour assister au départ du premier magistrat
du département, lorsqu'ils le virent, accompagné des trois Barricini,
traverser la place en droite ligne, et entrer dans la maison délia
Rebbia. — Ils font la paix! s'écrièrent les politiques du village.
— Je vous le disais bien , ajouta un vieillard , Ors' Anton' a trop
vécu sur le continent pour faire les choses comme un homme de
cœur.
— Pourtant , répondit un rebbianiste , remarquez que ce sont les
Barricini qui viennent le trouver. Ils demandent grâce.
— C'est le préfet qui les a tous embobelinés, répUqua le vieillard;
on n'a plus de courage aujourd'hui, et les jeunes gens se soucient
du sang de leur père comme s'ils étaient tous des bâtards.
Le préfet ne fut pas médiocrement surpris de trouver Orso debout
et marchant sans peine. En deux mots Colomba s'accusa de son men-
songe et lui en demanda pardon : — Si vous aviez demeuré ailleurs,
monsieur le préfet, dit-elle, mon frère serait allé dès hier vous pré-
senter ses respects.
Orso se confondait en excuses , protestant qu'il n'était pour rien
dans cette ruse ridicule, dont il était profondément mortifié. Le
préfet et le vieux Barricini parurent croire à la sincérité de ses re-
grets , justifiés d'ailleurs par sa confusion et les reproches qu'il adres-
sait à sa sœur; mais les fils du maire ne parurent pas satisfaits : —
On se moque de nous , dit Orlanduccio , assez haut pour être en-
tendu.
— Si ma sœur me jouait de ces tours , dit Vincentello , je lui
ôterais bien vite l'envie de recommencer.
COLOMBA. 73
Ces paroles, et le ton dont elles furent prononcées, déplurent à
Orso et lui firent perdre un peu de sa bonne volonté. Il échangea
avec les jeunes Barricini des regards où ne se peignait nulle bien-
veillance.
Cependant tout le monde étant assis, à l'exception de Colomba,
qui se tenait debout près de la porte de la cuisine, le préfet prit
la parole , et après quelques lieux communs sur les préjugés du pays,
rappela que la plupart des inimitiés les plus invétérées n'avaient
pour cause que des malentendus. Puis, s'adressant au maire, il lui dit
que M. délia Rebbia n'avait jamais cru que la famille Barricini eût
pris une part directe ou indirecte dans l'événement déplorable qui
l'avait privé de son père; qu'à la vérité il avait conservé quelques
doutes relatifs à une particularité du procès qui avait existé entre les
deux familles, que ce doute s'excusait par la longue absence de
M. Orso, et la nature des renseignemens qu'il avait reçus; qu'éclairé
maintenant par des révélations récentes, il se tenait pour complète-
ment satisfait, et désirait établir avec M. Barricini et sa famille des
relations d'amitié et de bon voisinage.
Orso s'inclina d'un air contraint; M. Barricini balbutia quelques
mots que personne ii'entendit; ses fils regardèrent les poutres du
plafond. Le préfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso la
contre-partie de ce qu'il venait de débiter à M. Barricini, lorsque
Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers, s'avança gra-
vement entre les parties contractantes :
— Ce sera avec un bien vif plaisir, dit-elle, que je verrai finir la
guerre entre nos deux familles ; mais pour que la réconciliation soit
sincère, il faut s'expliquer et ne rien laisser dans le doute. — Mon-
sieur le préfet, la déclaration de Tomaso Blanchi m'était à bon droit
suspecte, venant d'un homme aussi mal famé. — J'ai dit que vos fils
peut-être avaient vu cet homme dans la prison de Bastia
— Cela est faux, interrompit Orlanduccio, je ne l'ai point vu,
Colomba lui jeta un regard de mépris et poursuivit avec beaucoup
de calme en apparence.
— Vous avez expliqué l'intérêt que pouvait avoir Tomaso à me-
nacer M. Barricini au nom d'un bandit redoutable, par le désir qu'il
avait de conserver à son frère Théodore le moulin que mon père lui
louait à bas prix.
— Cela est évident, dit le préfet.
— De la part d'un misérable comme paraît être ce Blanchi , tout
s'explique , dit Orso , trompé par l'air de modération de sa sœur.
74 REVUE DES DEUX MONDES.
— La lettre contrefaite, continua ColomÎ3a, dont les yeux commen-
cèrent à briller d'un éclat plus vif, est datée du 11 juillet. Toraaso
était alors chez son frère, au moulin.
— Oui, dit le maire un peu inquiet.
— Quel intérêt avait donc Tomnso Bianchi? s'écria Colomba d'un
ton de triomphe. Le bail de son frère était expiré; mon père lui avait
donné congé le 1" juillet. Voici le registre de mon père, la minute
du congé , la lettre d'un homme d'affaires d'Ajaccio qui nous pro-
posait un nouveau meunier.
En parlant ainsi, elle remit au préfet les papiers qu'elle tenait à la
main.
Il y eut un moment d'étonnement général. Le maire pâlit visible-
ment; Orso, fronçant le sourcil, s'avança pour prendre connaissance
des papiers que le préfet lisait avec beaucoup d'attention.
— On se moque de nous! s'écria de nouveau Orlanduccio en se le-
vant avec colère. Allons-nous-en, mon père, nous n'aurions jamais
dû venir ici!
Un instant suffit à M. Barricini pour reprendre son sang-froid. Il
demanda à examiner les papiers; le préfet les lui remit sans dire un
mot. Alors, relevant ses lunettes vertes sur son front, il les parcourut
d'un air assez indifférent, pendant que Colomba l'observait avec les
yeux d'une tigresse qui voit un daim s'approcher de la tanière de
ses petits.
— Mais, dit M. Barricini, rabaissant ses lunettes et rendant les
papiers au préfet, connaissant la bonté de feu M. le colonel... Tomaso
a pensé... il a dû penser... que M. le colonel reviendrait sur sa réso-
lution de lui donner congé... De fait, il est resté en possession du
moulin, donc...
— C'est moi, dit Colomba d'un ton de mépris, qui le lui ai conservé.
Mon père était mort, et dans ma position je devais ménager les cliens
de ma famille.
— Pourtant, dit le préfet, ce Tomaso reconnaît qu'il a écrit la
lettre... cela est clair.
— Ce qui est clair pour moi , interrompit Orso , c'est qu'il y a de
grandes infamies cachées dans toute cette affaire.
— J'ai encore à contredire une assertion de ces messieurs, dit
Colomba. — Elle ouvTit la porte de la cuisine, et aussitôt entrèrent
dans la salle Brandolaccio, le licencié en théologie et le chien Brusco.
Les deux bandits étaient sans armes, au moins apparentes; ils vivaient
la cartouchère à la ceinture, mais point le pistolet qui en fait le com-
COLOMBA. 7^
plément obligé. En entrant dans la salle, ils ôtèrent respectueuse-
ment leurs bonnets.
On peut concevoir l'effet que produisit leur subite apparition. Le
maire pensa tomber à la renverse; ses fils se jetèrent bravement de-
vant lui, la main dans la poche de leur habit, cherchant leur stylet.
Le préfet fit un mouvement vers la porte, tandis qu'Orso, saisissant
Brandolaccio au collet, lui cria : Que viens-tu faire ici, misérable?
— C'est un guet-apens! s'écria le maire essayant d'ouvrir la porte;
mais Saveria l'avait fermée en dehors à double tour, d'après l'ordre
des bandits, comme on le sut ensuite.
— Bonnes gens! dit Brandolaccio, n'ayez pas peur de moi; je ne
suis pas si diable que je suis noir. Nous n'avons nulle mauvaise inten-
tion. Monsieur le préfet, je suis bien votre serviteur. — Mon lieute-
nant, de la douceur, vous m'étranglez. — Nous venons ici comme
témoins. Allons, parle, toi, curé, tu as la langue bien pendue.
— Monsieur le préfet, dit le licencié, je n'ai pas l'honneur d'être
connu de vous. Je m'appelle Giocanto Castriconi, plus connu sous le
nom du curé... Ah! vous me remettez? Mademoiselle, que je n'avais
pas l'avantage de connaître non plus, m'a fait prier de lui donner des
renseignemens sur un nommé Tomaso Bianchi, avec lequel j'étais
détenu, il y a trois semaines, dans les prisons de Bastia. Voici ce que
j'ai à vous dire
— Ne prenez point cette peine, dit le préfet; je n'ai rien à entendre
d'un homme comme vous... Monsieur délia Rebbia, j'aime à croire
encore que vous n'êtes pour rien dans cet odieux complot. Mais ôtes-
vous maître chez vous? Faites ouvrir cette porte. Votre sœur aura
peut-être à rendre compte des étranges relations qu'elle entretient
avec des bandits.
— Monsieur le préfet, s'écria Colomba , daignez entendre ce que va
dire cet homme. Vous êtes ici pour rendre justice à tous, et votre
devoir est de rechercher la vérité. Parlez, Giocanto Castriconi.
— Ne l'écoutez pas! s'écrièrent en chœur les trois Barricini.
— Si tout le monde parle à la fois, dit le bandit eu souriant, ce
n'est pas le moyen de s'entendre. Dans la prison donc, j'avais pour
compagnon, non pour ami, ce Tomaso en question. Il recevait de
fréquentes visites de M. Orlanduccio...
— C'est faux , s'écrièrent à la fois les deux frères.
— Deux négations valent une affirmation , observa froidement Cas-
triconi. Tomaso avait de l'argent; il mangeait et buvait du meilleur.
J'ai toujours aimé la bonne chère (c'est là mon moindre défaut), et.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
malgré ma répugnance à frayer avec ce drôle, je me laissai aller à dîner
plusieurs fois avec lui. Par reconnaissance, je lui proposai de s'évader
avec moi... Une petite... pour qui j'avais eu des bontés, m'en avait
fourni les moyens... Je ne veux compromettre personne. Tomaso
refusa, me dit qu'il était sur de son affaire, que l'avocat Barricini
l'avait recommandé à tous les juges, qu'il sortirait de là blanc comme
neige et avec de l'argent dans la poche. Quant à moi, je crus devoir
prendre l'air. Dixi.
— Tout ce que dit cet homme est un tas de mensonges, répéta
résolument Orlanduccio. Si nous étions en rase campagne, chacun
avec notre fusil, il ne parlerait pas de la sorte.
— En voilà une de bètisc! s'écria Brandolaccio. Ne vous brouillez
pas avec le curé, Orlanduccio.
— Me laisserez-vous sortir enfin , monsieur délia Rebbia? dit le
préfet frappant du pied d'impatience.
— Saveria! Saveria! criait Orso; ouvrez la porte, de par le diable!
— Un instant, dit Brandolaccio. Nous avons d'abord àfder, nous,
de notre côté. Monsieur le préfet, il est d'usage, quand on se ren-
contre chez des amis communs, de se donner une demi-heure de trêve
en se quittant,
Le préfet lui lança un regard de mépris.
— Serviteur à toute la compagnie, dit Brandolaccio. Puis étendant
le bras horizontalement : Allons, Brusco, dit-il à son chien, saute
pour M. le préfet.
Le chien sauta, les bandits reprirent à la hâte leurs armes dans la
cuisine, s'enfuirent par le jardin , et à un coup de sifflet aigu la porte
de la salle s'ouvrit comme })ar enchantement.
— Monsieur Barricini , dit Orso avec une fureur concentrée, je vous
tiens pour un faussaire. Dès aujourd'lmi j'enverrai ma plainte contre
vous au procureur du roi, pour faux et pour complicité avecBianchi.
Peut-être aurai-je encore une plainte plus terrible à porter contre
vous.
— Et moi, monsieur délia Rebbia, dit le maire, je porterai ma
plainte contre vous , pour guet-apens et pour complicité avec des
bandits. En attendant, M. le préfet vous recommandera à la gendar-
merie.
— Le préfet fera son devoir, dit celui-ci d'un ton sévère. Il veillera
à ce que l'ordre iie soit pas troublé à Pietranera ; il prendra soin que
justice soit faite. Je parle a vous tous, messieurs!
Le maire et Yincentello étaient déjà hors de la salle, et Orlanduccio
COLOMBA. 77
les suivait à reculons, lorsque Orso lui dit à voix basse : — Votre père
est un vieillard que j'écraserais d'un soufflet. C'est à vous que j'en
destine, à vous et à votre frère.
Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso comme
un furieux ; mais , avant qu'il put faire usage de son arme, Colomba
lui saisit le bras qu'elle tordit avec force pendant qu'Orso, le frappant
du poing au visage, le fit reculer quelques pas et heurter rudement
contre le chambranle de la porte. Le stylet échappa de la main d'Or-
landuccio, mais Vinccntello avait le sien et rentrait dans la chambre,
lorsque Colomba, sautant sur un fusil , lui prouva que la partie n'était
pas égale. En môme temps le préfet se jeta entre les combattans. —
A bientôt. Ors' Anton'! cria Orlanduccio. Et tirant violemment
la porte de la salie, il la ferma à clé pour se donner le temps de faire
retraite.
Orso et le préfet demeurèrent un quart d'heure sans parler, chacun
à un bout de la salle. Colomba, l'orgueil du triomphe sur le front,
les considérait tour à tour, appuyée sur le fusil qui avait décidé la
victoire.
— Quel pays ! quel pays ! s'écria enfin le préfet en se levant impé-
tueusement. Monsieur délia Rebbia , vous avez eu tort. Je vous de-
mande votre parole d'honneur de vous abstenir de toute violence, et
d'attendre que la justice décide dans cette maudite affaire.
— Oui, monsieur le préfet, j'ai eu tort de frapper ce misérable;
mais enfin je l'ai frappé, et je ne puis lui refuser la satisfaction qu'il
m'a demandée.
— Eh! non, il ne veut pas se battre avec vous!... Mais s'il vous
assassine... vous avez bien fait tout ce qu'il fallait pour cela.
— Nous nous garderons, dit Colomba.
— Orlanduccio, dit Orso, me paraît un garçon de courage, et j'au-
gure mieux de lui, monsieur le préfet. 11 a été prompt à tirer son
stylet, mais à sa place j'en aurais peut-être agi de môme, et je suis
heureux que ma sœur n'ait pas un poignet de petite maîtresse.
— Vous ne vous battrez pas! s'écria le préfet; je vous le défends!
— Permettez-moi de vous dire , monsieur, qu'en matière d'hon-
neur je ne reconnais d'autre autorité que celle de ma conscience.
— Je vous dis que vous ne vous battrez pas.
— Vous pouvez me faire arrêter, monsieur... c'est-à-dire si je me
laisse prendre. Mais, si cela arrivait, vous ne feriez que différer une
affaire maintenant inévitable. Vous êtes homme d'honneur, mon-
sieur le préfet, et vous savez bien qu'il n'en peut être autrement.
78 REVUE DÉS DEUX MONDES.
— Si vous faisiez arnHer mon frère, ajouta Colomba, la moitié du
village prendrait son parti , et nous verrions une belle fusillade.
— Je vous préviens, monsieur, dit Orso, et je vous supplie de ne
pas croire que je fais une bravade; je vous préviens que si M. Barricini
abuse de son autorité de maire pour me faire arrêter, je me défendrai.
— Dès aujourd'hui, dit le préfet, M. Barricini est suspendu de ses
fonctions... Il se justifiera, je l'espère... Tenez, monsieur, vous m'in-
téressez. Ce que je vous demande est bien peu de chose : restez chez
vous tranquille jusqu'à mon retour de Corte; je ne serai que trois
jours absent; je reviendrai avec le procureur du roi, et nous dé-
brouillerons alors complètement cette triste affaire. Me promettez-
vous de vous abstenir jusque-là de toute hostilité?
— Je ne puis le promettre, monsieur, si, comme je le pense,
Orlanduccio me demande une rencontre.
— Comment! monsieur délia Rebbia, vous, militaire français, vous
voulez vous battre avec un homme que vous soupçonnez d'un faux?
— Je l'ai frappé, monsieur.
— Mais si vous aviez frappé votre domestique, et qu'il vous en de-
mandât raison, vous vous battriez donc avec lui? Allons, monsieur
Orso! Eh bien! je vous demande encore moins : ne cherchez pas
Orlanduccio... je vous permets de vous battre s'il vous demande un
rendez-vous.
— Il m'en demandera, je n'en doute point; mais je vous promets
de ne pas lui donner d'autres soufflets pour l'engager à se battre.
— Quel pays! répétait le préfet en se promenant à grands pas;
quand donc reviendrai-je en France?
— Monsieur le préfet, dit Colomba de sa voix la plus douce, il se
fait tard; nous feriez-vous l'honneur de déjeuner ici?
Le préfet ne put s'empêcher de rire : — Je suis demeuré déjà trop
long-temps ici... cela ressemble à de la partialité... Et cette maudite
pierre... Il faut que je parte... Mademoiselle délia Rebbia... que de
malheurs vous avez préparés peut-être aujourd'hui !
— Au moins, monsieur ie préfet, vous rendrez à ma sœur la jus-
tice de croire que ses convictions sont profondes, et, j'en suis sûr,
vous les croyez vous-même bien établies.
— Adieu, monsieur, dit le préfet en lui faisant un signe de la
main. Je vous préviens que je vais donner l'ordre au brigadier de
gendarmerie de suivre toutes vos démarches.
Lorsque le préfet fut sorti : — Orso, dit Colomba, vous n'êtes point
ici sur le continent. Orlanduccio n'entend rien à vos duels, et d'ail-
COLOMBA. 79
leurs ce n'est pas de la mort d'un brave que ce misérable doit mourir.
— Colomba, ma bonne, tu es la femme forte. Je t'ai de grandes
obligations pour m'avoir sauvé un bon coup de couteau. Donne-moi
ta petite main que je la baise; mais, vois-tu, laisse-moi faire. 11 y a
certaines choses que tu n'entends pas. Donne-moi à déjeuner, et,
aussitôt que le préfet se sera mis en route, fais-moi venir la petite
Chilina, qui paraît s'acquitter à merveille des commissions qu'on lui
donne. J'aurai besoin d'elle pour porter une lettre.
Pendant que Colomba surveillait les apprêts du déjeuner, Orso
monta dans sa chambre, et écrivit le billet suivant :
« Vous devez être pressé de me rencontrer; je ne le suis pas moins.
Demain matin, nous pourrons nous trouver à six heures dans la vallée
d'Acquaviva. Je suis très adroit au pistolet et je ne vous propose pas
cette arme. On dit que vous tirez bien le fusil : prenons chacun un
fusil à deux coups. Je viendrai accompagné d'un homme de ce village.
Si votre frère veut vous accompagner, prenez un second témoin et
prévenez-moi. Dans ce cas seulement , j'aurai deux témoins.
« Orso-Antonio della Rebbia. ))
Le préfet, après être resté une heure chez l'adjoint du maire, après
être entré pour quelques minutes chez les Barricini, partit pour
Corte, escorté d'un seul gendarme. Un quart d'heure après, Chilina
porta la lettre qu'on vient de lire, et la remit à Orlanduccio en pro-
pres mains.
La réponse se fit attendre et ne vint que dans la soirée. Elle était
signée de M. Barricini père, et il annonçait à Orso qu'il déférait au
procureur du roi la lettre de menaces adressée à son fils. — Fort de ma
conscience, ajoutait-il en terminant, j'attends que la justice ait pro-
noncé sur vos calomnies.
Cependant cinq ou six bergers mandés par Colomba arrivèrent pour
garnisonner la tour des della Rebbia. Malgré les protestations d'Orso,
on pratiqua des arcliere aux fenêtres donnant sur la place, et toute la
soirée il reçut des offres de service de différentes personnes du bourg.
Une lettre arriva même du théologien bandit, qui promettait, en son
nom et en celui de Brandolaccio , d'intervenir si le maire se faisait
assister de la gendarmerie. Il finissait par ce ^05^5cn);^wM;((Oserai-je
vous demander ce que pense monsieur le préfet de l'excellente édu-
cation que mon ami donne au chien Brusco? Après Chilina , je ne con-
nais pas d'élève plus docile et qui montre de plus heureuses dispo-
sitions. »
80 REVUE DES DEUX .MONDES.
XVI.
Le lendemain se passa sans hostilités. De part et d'autre on se
tenait sur la défensive. Orso ne sortit pas de sa maison, et la porte
des Barricini resta constamment fermée. On voyait les cinq gendarmes
laissés en garnison à Pietranera se promener sur la place ou aux envi-
rons du village, assistés du garde-champêtre, seul représentant de la
milice urbaine. L'adjoint ne quittait pas son écharpe; mais sauf les
archere aux fenêtres des deux maisons ennemies, rien n'indiquait
la guerre. Un Corse seul aurait remarqué que sur la place, autour du
chêne vert, on ne voyait que des femmes.
A l'heure du souper, Colomba montra d'un air joyeux à son frère
la lettre suivante qu'elle venait de recevoir de miss Nevil :
« Ma chère mademoiselle Colomba, j'apprends avec bien du plaisir,
par une lettre de votre frère, que vos inimitiés sont finies. Recevez-
en mes complimens. Mon père ne peut plus souffrir Ajaccio depuis
que votre frère n'est plus là pour parler guerre et chasser avec lui.
Nous partons aujourd'hui, et nous irons coucher chez votre parente
pour laquelle nous avons une lettre. Après demain , vers onze heures,
je viendrai vous demander à goûter de ce bruccio des montagnes si
supérieur, dites-vous, à celui de la ville.
c( Adieu, chère mademoiselle Colomba. — Votre amie,
« Lydia Nevil. »
— Elle n'a donc pas reçu ma seconde lettre? s'écria Orso.
— Vous voyez, par la date de la sienne, que M"'' Lydia devait être
en route quand votre lettre est arrivée à Ajaccio. Vous lui disiez donc
de ne pas venir?
— Je lui disais que nous étions en état de siège. Ce n'est pas, ce
me semble, une situation à recevoir du monde.
— Bah ! ces Anglais sont des gens singuliers. Elle me disait, la der-
nière nuit que j'ai passée dans sa chambre, qu'elle serait fâchée de
quitter la Corse sans avoir vu une belle vendette. Si vous le vouliez,
Orso, on pourrait lui donner le spectacle d'un assaut contre la maison
de nos ennemis?
— Sais-tu, dit Orso, que la nature a eu tort de faire de toi une
femme, Colomba? ïu aurais été un excellent mihtairc.
— Pcut-C'tre. En tout cas je vais faire mon bruccio.
C0L03IBA. 81
— C'est inutile. Il faut leur envoyer quelqu'un pour les prévenir et
les arrêter avant qu'ils se mettent en route.
— Oui? vous voulez envoyer un messager par le temps qu'il fait,
pour qu'un torrent l'emporte avec votre lettre. Que je plains les pau-
vres bandits par cet orage! Heureusement ils ont de bons piloni (1).
Savez-vous ce qu'il faut faire, Orso. Si l'orage cesse, partez demain de
très bonne heure, et arrivez chez notre parente avant que vos amis se
soient mis en route. Cela vous sera facile, miss Lydia se lève toujours
tard. Vous leur conterez ce qui s'est passé chez nous, et s'ils persistent
à venir, nous aurons grand plaisir à les recevoir.
Orso se hâta de donner son assentiment à ce projet, et Colomba,
après quelques momens de silence :
— Vous croyez peut-ôtre, Orso, reprit-elle, que je plaisantais lorsque
je vous parlais d'un assaut contre la maison Barricini? Savez-vous que
nous sommes en force, deux contre un au moins. Depuis que le
préfet a suspendu le maire, tous les hommes d'ici sont pour nous.
Nous pourrions les hacher. Il serait facile d'entamer l'affaire. Si vous
le vouliez, j'irais à la fontaine, je me moquerais de leurs femmes; ils
sortiraient Peut-être car ils sont si lâches, peut-être ils tire-
raient sur moi par leurs archere; ils me manqueraient. Tout est dit
alors. Ce sont eux qui attaquent. Tant pis pour les vaincus. Dans une
bagarre où trouver ceux qui ont fait un coup? Croyez-en votre sœur,
Orso. Les robes noires qui vont venir saliront du papier, diront bien
des mots inutiles. Il n'en résultera rien. Le vieux renard trouverait
moyen de leur faire voir des étoiles en plein midi. Ah! si le préfet ne
s'était pas mis devant Vincentello, il y en avait un de moins.
Tout cela était dit avec le même sang-froid qu'elle mettait l'instant
d'avant à parler des préparatifs du bruccio.
Orso, stupéfait, regardait sa sœur avec une admiration mêlée de
crainte.
— Ma douce Colomba, dit-il en se levant de table, tu es, je le crains,
le diable en personne; mais sois tranquille. Si je ne parviens à faire
pendre les Barricini , je trouverai moyen d'en venir à bout d'une autre
manière. Balle chaude ou fer froid! Tu vois que je n'ai pas oublié le
corse.
— Le plus tôt serait le mieux, dit Colomba en soupirant. Quel
cheval monterez-vous demain, Ors' Anton'?
— Le noir. Pourquoi me demandes-tu cela?
(1) Manteau de drap très épais garni d'un capuchon.
TOME XXIII. 6
^2 REVIE DES DEUX MONDES.
— Pour lui faire donner de l'or^^e.
Orso s'étnnt retiré dans sa chambre, Colomba envoya coucher
Saveria et les bergers , et demeura seule dans la cuisine où se pré-
parait le bruccio. De temps en temps elle prêtait l'oreille et paraissait
attendre impatiemment que son frère se fût couché. Lorsqu'elle le
crut enfin endormi, elle prit un couteau, s'assura qu'il était tranchant,
mit ses petits pieds dans de gros souUers, et, sans faire le moindre
bruit , elle entra dans le jardin.
Le jardin, fermé de murs, touchait à un terrain assez vaste enclos
de haies où l'on mettait les chevaux, car les chevaux corses ne con-
naissent guère l'écurie. En général, on les lâche dans un champ et
l'on s'en rapporte à leur intelligence pour trouver à se nourrir et
s'abriter contre le froid et la pluie.
Colomba ouvrit la porte du jardin avec la même précaution, entra
dans l'enclos, et en sifflant doucement, elle attira près d'elle les che-
vaux à qui elle portait souvent du pain et du sel. Dès que le cheval
nojr fut à sa portée, elle le saisit fortement par la crinière et lui fendit
l'oreille avec son couteau. Le cheval fit un bond terrible et s'enfuit
en faisant entendre ce cri aigu qu'une vive douleur arrache quelque-
fois aux animaux de son espèce. Satisfaite alors, Colomba rentrait
dans le jardin, lorsqu'Orso ouvrit sa fenêtre et cria : Qui va là? En
même temps elle entendit qu'il armait son fusil. Heureusement pour
elle, la porte du jardin était dans une obscurité complète, et un grand
figuier la couvrait en partie. Bientôt, aux lueurs intermittentes qu'elle
vit briller dans la chambre de son frère, elle conclut qu'il cherchait à
rallumer sa lampe. Elle s'empressa alors de fermer la porte du jardin,
et se glissant le long des murs, de façon que son costume noir se con-
fondît avec le feuillage sombre des espaliers , elle parvint à rentrer
dans la cuisine quelques momens avant qu'Orso ne parût.
— Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle.
— Il m'a semblé , dit Orso , qu'on ouvrait la porte du jardin.
— Impossible. Le chien aurait aboyé. Au reste, allons voir.
Orso fit le tour du jardin , et après avoir constaté que la porte exté-
rieure était bien fermée , un peu honteux de cette fausse alerte , il se
disposa à regagner sa chambre.
— .l'aime à voir, mon frère, dit Colomba, que vous devenez pru-
dent, comme on doit l'être dans votre position.
— Tu me formes, répondit Orso. Bonsoir.
Le matin avec l'aube Orso était levé, prêt à partir. Son costume
annonçait à la fois la prétention à l'élégance d'un homme qui vase
COLOMBA. S3
présenter devant une femme à qui il veut plaire, et la prudence d'un
Corse en vendette. Par-dessus une redingote bien serrée à la taille,
il portait en bandoulière une petite boîte de fer-blanc contenant des
cartouches, suspendue à un cordon de soie verte; son stylet était
placé dans une poche de côté , et il tenait à la main le beau fusil de
Manton chargé à balles. Pendant qu'il prenait à la hâte une tasse
de café versée par Colomba, un berger était sorti pour seller et
brider le cheval. Orso et sa sœur le suivirent de près et entrèrent dans
Tenclos. Le berger s'était emparé du cheval, mais il avait laissé
tomber selle et bride , et paraissait saisi d'horreur, pendant que le
cheval , qui se souvenait de la blessure de la nuit précédente et qui
craignait pour son autre oreille, se cabrait, ruait, hennissait, faisait
le diable à quatre.
— Allons, dépèche-toi, lui cria Orso.
— Ha! Ors' Anton' ! ha ! Ors' Anton' ! s'écriait le berger, sang de la
Madone! etc. C'étaient des imprécations sans nombre et sans fin,
dont la plupart ne pourraient se traduire.
— Qu'est-il donc arrivé? demanda Colomba.
Tout le monde s'approcha du cheval, et le voyant sanglant et
l'oreille fendue, ce fut une exclamation générale de surprise et d'in-
dignation. Il faut savoir que mutiler le cheval de son ennemi est, pour
les Corses, à la fois une vengeance, un défi et une menace de mort.
a Kien qu'un coup de fusil n'est capable d'expier ce forfait. » Bien
qu'Orso, qui avait long-temps vécu sur le continent, sentît moins
qu'un autre l'énormité de l'outrage ; cependant , si dans ce moment
quelque barriciniste se fût présenté à lui , il est probable qu'il lui eût
fait immédiatement expier une insulte qu'il leur attribuait. — Les
lâches coquins , s'écria-t-il , se venger sur une pauvre bète, lorsqu'ils
n'osent me rencontrer en face.
— Ou'attendons-nous? s'écria Colomba impétueusement. Ils vien-
nent nous provoquer, mutiler nos chevaux , et nous ne leur répon-
drions pas! Étes-vous hommes?
— Vengeance! répondirent les bergers. Promenons le cheval dans
le village, et donnons l'assaut à leur maison.
— Il y a une grange couverte de paille qui touche à leur tour,
dit le vieux Polo Griffo , en un tour de main je la ferai flamber. — Un
autre proposait d'aller chercher les échelles du clocher de l'église, un
troisième, d'enfoncer les portes de la maison lîarricini au moyen
d'une poutre déposée sur la place et destinée à quelque bâtiment en
construction. Au milieu de toutes ces voix furieuses, on entendait
6.
8i REVUE DES DEUX MONDES.
celle de Colomba annonçant à ses satellites qn'avant de se mettre à
l'œuvre, chacun allait recevoir d'elle un grand verre d'anisette.
Malheureusement, ou plutôt heureusement, l'efTet qu'elle s'était
promis de sa cruauté envers le pauvre cheval était perdu en grande
partie pour Orso. Il ne doutait pas que cette mutilation sauvage ne
fût l'œuvre de l'un de ses ennemis, et c'était Orlanduccio qu'il soup-
çonnait particulièrement; mais il ne croyait pas que ce jeune homme,
provocjué et frappé par lui eût eifacé sa honte en fendant l'oreille à
un cheval. Au contraire, cette basse et ridicule vengeance augmen-
tait son mépris pour ses adversaires, et il pensait maintenant avec le
préfet que de pareilles gens ne méritaient pas de se mesurer avec
lui. Aussitôt qu'il put se faire entendre, il déclara à ses partisans con-
fondus qu'ils eussent à renoncer à leurs intentions belliqueuses, et
que la justice, qui allait venir, vengerait fort bien l'oreille de son
cheval. — Je suis le maître ici, ajouta-t-il d'un ton sévère, et j'entends
qu'on m'obéisse. Le premier qui s'avisera de parler encore de tuer ou
de brûler, je pourrai bien le brûler à son tour. Allons! qu'on me selle
le cheval gris.
— Comment, Orso, dit Colomba en le tirant à l'écart, vous souf-
frez qu'on nous insulte de la sorte ! Du vivant de notre père, jamais
les Barricini n'eussent osé mutiler une bète à nous.
— Je te promets qu'ils auront lieu de s'en repentir; mais c'est aux
gendarmes et aux geôliers à punir des misérables qui n'ont de cou-
rage que contre des animaux. Je te l'ai dit, la justice me vengera
d'eux.... ou sinon tu n'auras pas besoin de me rappeler de qui je
suis fds.
— Patience ! dit Colomba en soupirant.
— Souviens-toi bien, ma sœur, poursuivit Orso, que si à mon re-
tour je trouve qu'on a fait quelque démonstration contre les Barricini,
jamais je ne te le pardonnerai. — Puis, d'un ton. plus doux : — Il est
fort possible, fort probable même, ajouta-t-il, que je reviendrai ici
avec le colonel et sa fdle; fais en sorte que leurs chambres soient en
ordre, que le déjeuner soit bon, enOn que nos hôtes soient le moins
mal possible. C'est très bien, Colomba d'avoir du courage, mais il
faut encore qu'une femme sache tenir une maison. Allons, embrasse-
moi, sois sage; voilà le cheval gris sellé.
— Orso, dit Colomba, vous ne partirez point seul.
— Je n'ai besoin de personne, dit Orso, et je te réponds que je ne
me laisserai pas couper l'oreille.
— Oh! jamais je ne vous laisserai partir seul en temps de guerre.
COLOMBA. 85
Ho ! Polo Griffo ! Gian' France ! Memmo ! prenez vos fusils ; vous allez
accompagner mon frère.
Après une discussion assez vive, (3rso dut se résigner à se faire
suivre d'une escorte. Il prit parmi ses bergers les plus animés, ceux
qui avaient conseillé le plus haut de commencer la guerre; puis, après
avoir renouvelé ses injonctions à sa sœur et aux bergers restans, il
se mit en route, prenant cette fois un détour pour éviter la maison
Barricini.
Déjà ils étaient loin de Pietranera et marchaient de grande hâte ,
lorsqu'au passage d'un petit ruisseau qui se perdait dans un marécage
le vieux Polo Griffo aperçut plusieurs cochons confortablement cou-
chés dans la boue , jouissant à la fois du soleil et de la fraîcheur de
l'eau. Aussitôt, ajustant le plus gros, il lui tira un coup de fusil dans
la tête et le tua sur la place. Les camarades du mort se levèrent et
s'enfuirent avec une légèreté surprenante, et bien que l'autre berger
fît feu à son tour, ils gagnèrent sains et saufs un fourré où ils dispa-
rurent.
— Imbéciles! s'écria Orso; vous prenez des cochons pour des
sangliers.
— Non pas. Ors' Anton', répondit Polo Griifo, mais ce troupeau
appartient à l'avocat, et c'est pour lui apprendre à mutiler nos
chevaux.
— Comment, coquins! s'écria Orso transporté de fureur, vous
imitez les infamies de nos ennemis. Quittez-moi , misérables. Je n'ai
pas besoin de vous. Vous n'êtes bons qu'à vous battre contre des
cochons. Je jure Dieu que si vous osez me suivre, je vous casse la tête !
Les deux bergers s'entreregardèrent interdits. Orso donna des épe-
rons à son cheval et disparut au galop.
— Eh bien ! dit Polo Griffo , en voilà d'une bonne ! Aimez donc les
gens pour qu'ils vous traitent comme cela. Le colonel, son père, t'en
a voulu parce que tu as une fois couché en joue l'avocat... Grande
bête, de ne pas tirer!.. Et le flls... tu vois ce que j'ai fait pour lui...
Il parle de me casser la tête, comme on fait d'une gourde qui ne tient
plus le vin. Voilà ce qu'on apprend sur le continent, Memmo!
— Oui, et si l'on sait que tu as tué ce cochon, on te fera un procès,
et Ors' Anton' ne voudra pas parler aux juges, ni payer l'avocat.
Heureusement personne ne t'a vu, et sainte Nega est là pour te tirer
d'affaire.
Après une courte délibération , les deux bergers conclurent que le
plus prudent était de jeter le porc dans une fondrière , projet qu'ils
86 REVUE DES DEUX MONDES.
mirent à exécution , bien entendu après avoir pris chacun quelques
^rilliidcs sur l'inuocetite victime de la haine des délia Rebbia et des
Barricini.
XVII.
Débarrassé de son escorte indisciplinée , Orso continuait sa route,
plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil, que de la crainte de
rencontrer ses ennemis. — Le procès que je vais avoir avec ces misé-
rables Barricini, se disait-il, va m'obliger d'aller à Bastia. Pourquoi
n'accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia, n'irions-
nous pas ensemble aux eaux d'Orezza? Tout à coup des souvenirs
d'enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque. Il se crut
transporté sur une verte pelouse au pied de châtaigniers séculaires.
Sur un gazon d'une herbe lustrée, parsemé de fleurs bleues ressem-
blant à des yeux qui lui souriaient, il voyait miss Lydia assise auprès
de lui. Elle avait ôté son chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et
plus doux que la soie, brillaient comme de l'or au soleil, qui pénétrait
au travers du feuillage. Ses yeux d'un bleu si pur lui paraissaient
plus bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main , elle
écoutait toute pensive les paroles d'amour qu'il lui adressait en trem-
blar.t. Elle avait cette robe de mousseline qu'elle portait le dernier
jour qu'il l'avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette robe s'échappait
U!î petit pied dans un soulier de satin noir. Orso se disait qu'il serait
bien heureux de baiser ce pied, mais une des mains de miss Lydia
n'était pas gantée, et elle tenait une pâquerette. Orso lui prenait cette
pâquerette, et la main de Lydia serrait la sienne, et il baisait la pâque-
rette, et puis la main, et on ne se fâchait pas... Et toutes ces pensées
l'empêchaient de faire attention à la route qu'il suivait, et cependant
il trottait toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination
la blanche main de miss Nevil, quand il pensa baiser en réaUté la tôte
de son cheval qui s'arrêta tout à coup. C'est que la petite Chilina lui
barrait le chemin et lui saisissait la bride.
— Où allez-vous ainsi. Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas
que votre ennemi est près d'ici.
— Mon ennemi! s'écria Orso, furieux de se voir interrompu dans
un moment aussi intéressant. Où est-il?
— Orlanduccio est près d'ici. Il vous attend. Retournez, retournez.
— Ah ! il m'attend ? Tu l'as vu?
COLOMBA. |87
— Oui , Ors' Anton', j'étais couchée dans la fougère quand il a.passé.
11 regardait de tous les côtés avec sa lunette.
— De quel côté allait-il?
— Il descendait par là, du côté où vous allez.
— Merci.
— Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d'attendre mon oncle? II
ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté.
— N'aie pas peur, Chili, je n'ai pas besoin de ton oncle.
— Si vous vouliez , j'irais devant vous?
— Merci, merci.
EtOrso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la
petite fille lui avait indiqué.
Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur,
et il s'était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion de
corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d'un soufflet.
Puis, tout en avançant, l'espèce de promesse qu'il avait faite au préfet,
et surtout la crainte de manquer la visite de miss iNevil, changeaient
ses dispositions et lui faisaient presque désirer de ne pas rencontrer
Orlanduccio. Bientôt le souvenir de son père, l'insulte faite à son
cheval, les menaces de ses ennemis rallumaient sa colère, et l'exci-
taient à chercher son ennemi pour le provoquer et l'obliger à se
battre. Ainsi agité par des résolutions contraires, il continuait de
marcher en avant, mais maintenant avec précaution, examinant les
buissons et les haies, et quelquefois même s'arrêtant pour écouter
les bruits vagues qu'on entend dans la campagne. Dix minutes après
avoir quitté la petite Chilina (il était alors environ neuf heures du
matin), il se trouva au bord d'un coteau extrêmement rapide. Le
chemin, ou plutôt le sentier à peine tracé qu'il suivait, traversait un
maquis récemment brùl' . En ce lieu la terre était chargée de cendres
blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros arbres noircis
par le feu et entièrement dépouillés de leurs feuilles se tenaient
debout, bien qu'ils eussent cessé de vivre. En voyant un maquis
brûlé, on se croit transporté dans un site du Nord au milieu de l'hiver,
et le contraste de l'aridité des lieux que la flamme a parcourus avec
la végétation luxuriante d'alentour, les fait paraître encore plus tristes
et désolés, l^ïais dans ce paysage Orso ne voyait en ce moment qu'une
chose, importante, il est vrai, dans sa position; la terre, étant nue,
ne pouvait cacher une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque
instant de voir sortir d'un fourré un canon de fusil dirigé contre sa
poitrine regarde comme une espèce d'oasis un terrain uni où rien
88 REVUE DES DEUX MONDES.
n'arrôte la vue. Au maquis brùlô succédaient plusieurs champs en
culture, enclos, selon l'usage du pays, de murs de pierres sèches à
hauteur d'appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d'énormes
chûtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin l'apparence
d'un bois touffu.
Obligé par la raideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui
avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait rapidement
en glissant sur la cendre, et il n'était guère qu'à vingt-cinq pas d'un
de ces enclos en pierres à droite du chemin, lorsqu'il aperçut préci-
sément en face de lui, d'abord un canon de fusil, puis une tète
dépassant la crête du mur. Le fusil s'abaissa, et il reconnut Orlan-
duccio prêt à faire feu. Orso fut prompt à se mettre en défense, et
tous les deux, se couchant en joue, se regardèrent quelques secondes
avec cette émotion poignante que le plus brave éprouve au moment
de donner ou de recevoir la mort.
— Misérable lâche! s'écria Orso.... Il parlait encore quand il vit
la flamme du fusil d'Orlanduccio, et presque en même temps un
second coup partit à sa gauche de l'autre côté du sentier, tiré par
un homme qu'il n'avait point aperçu, et qui l'ajustait posté derrière
un autre mur. Les deu\ balles l'atteignirent; l'une, celle d'Orlan-
duccio, lui traversa le bras gauche, qu'il lui présentait en le couchant
en joue; l'autre le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais ren-
contrant heureusement la lame de son stylet, s'aplatit dessus et ne lui
fit qu'une contusion légère. Le bras gauche d'Orso tomba immobile le
long de sa cuisse, et le canon de son fusil s'abaissa un instant; mais
il le releva aussitôt, et dirigeant son arme de sa seule main droite, il
fit feu sur Orlanduccio. Le visage de son ennemi , dont il découvrait
à peine les yeux, disparut derrière le mur; Orso, se tournant à sa
gauche , lâcha son second coup sur un homme entouré de fumée,
qu'il apercevait à peine. A son tour, cette figure disparut. Les quatre
coups de fusil s'étaient succédés avec une rapidité incroyable, et
jamais soldats exercés ne mirent moins d'intervalle dans un feu de
file. Après le dernier coup d'Orso, tout rentra dans le silence. La
fumée sortie de son arme montait lentement vers le ciel ; aucun mou-
vement derrière le mur, pas le plus léger bruit. Sans la douleur qu'il
ressentait au bras, il aurait pu croire que ces hommes, sur qui il
venait de tirer, étaient des lim tomes de son imagination.
S'attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se
placer derrière un des arbres brûlés restés debout dans le maquis.
Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux, et le rechargea
COLOMBA. 89
à la hâte. Cependant son bras gauche le faisait cruellement souffrir,
et il lui semblait qu'il soutenait un poids énorme. Qu'étaient devenus
ses adversaires? il ne pouvait le comprendre; s'ils s'étaient enfuis,
s'ils avaient été blessés, il aurait assurément entendu quelque bruit,
quelque mouvement dans le feuillage. Étaient-ils donc morts? ou
bien plutôt, n'attendaient-ils pas, à l'abri de leur mur, l'occasion
de tirer de nouveau sur lui? Dans cette incertitude, et sentant ses
forces diminuer, il mit en terre le genou droit, appuya sur l'autre
son bras blessé , et se servit d'une branche qui partait du tronc de
l'arbre brûlé, pour soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l'œil fixé
sur le mur, l'oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile
pendant quelques minutes qui lui parurent un siècle. Enfin, bien
loin derrière lui , un cri éloigné se fit entendre , et bientôt un chien ,
descendant le coteau avec la rapidité d'une flèche , s'arrêta auprès de
lui en remuant la queue; c'était Brusco, le disciple et le compagnon
des bandits, annonçant sans doute l'arrivée de son maître, et jamais
honnête homme ne fut plus impatiemment attendu. Le chien , le
museau en l'air, tourné du côté de l'endos le plus proche, flairait
avec inquiétude; tout à coup il fit entendre un grognement sourd ,
franchit le mur d'un bond, et presque aussitôt remonta sur la crête,
d'où il regarda fixement Orso, exprimant dans ses yeux la surprise
aussi clairement que chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent,
cette fois , dans la direction de l'autre enclos , dont il sauta encore le
mur. Au bout d'une seconde , il reparaissait sur la crête , montrant le
même air d'étonnement et d'inquiétude; puis il sauta dans le maquis, la
queue entre les jambes, regardant toujours Orso, et s'éloignant de lui
à pas lents, par une marche de côté, jusqu'à ce qu'il s'en trouvât à
quelque distance. Alors, reprenant sa course, il remonta le coteau
presque aussi vite qu'il l'avait descendu, à la rencontre d'un homme
qui s'avançait rapidement malgré la raideur de la pente.
— A moi ! Brando, s'écria Orso dès qu'il le crut à portée de la voix.
— Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé? lui demanda Brandolaccia
accourant tout essoufflé. Dans le corps, ou dans les membres?...
— Au bras.
— Au l^ras! ce n'est rien; et l'autre?
— Je crois l'avoir touché.
Brandolaccio, suivant son chien , courut à l'enclos le plus proche, et
se pencha pour regarder de l'autre côté du mur. Là, ôtant son bonnet :
— Salut au seigneur Orlanduccio, dit-il. Puis, se tournant du côté
d'Orso, il le salua à son tour d'un air grave: — Voilà, dit-il, ce que
j'appelle un homme proprement accommodé.
00 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vit-il onrnro? domnnda Orso respirant avec peine.
— ()li! il s'en garderait, il a trop de chagrin die la balle que vous
lui avez nrise dans l'œil. Sang de la Madbne, quel trou! Bon fusil, ma'
loi; que! calibre! (;a vous écarbouille une cervelle! Dites donc, Ors*
Anton'; quand j'ai entendu d'abord : pif! pif! je me suis dit: saCre-^
bleu! ils escofient mon lieutenant. Puis j'entends : boum! boum!
Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui parle; il riposte... Mais, Brusco,
qu'est-ce que tu me veux donc?
Le chien le mena à l'autre enclos : — Excusez ! s'écria Brandolacci'tf
stupéfait; coup double! rien que cela? Peste! on voit bien que la
poudre est chère , car vous l'économisez.
— Qu'y a-t-il, au nom de Dieu? demanda Orso.
— Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous
jetez le gibier par terre, et vous voulez qu'on vous le rainasse... En
voilà un qui va en avoir un drôle de dessert, aujourd'hui! c'est
l'avocat Barricini. De la vlandfe de boucherie, en veux-tu, en voilà!
Maintenant, qui diable héritera?
— Quoi! Vincentello! mort aussi.
— Très mort. Bonne santé à nous autres (1)! Ce qu'il y a de bon
avec vous, c'est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc voir
Vincentello. Il est encore à genoux la tète appuyée contre le mur. Il
a l'air de dormir. C'est là le cas de dire sommeil de plomb. Pauvre
diable !
Orso détourna la tète avec horreur. — Es-tu sur qu'il soit mort?
—Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu'un
coup. Voyez-vous , là... dans la poitrine, à gauche; tenez, comme
Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien qui' la balle n'est
pas loin du cœur. Coup double!... Ah ! je ne me mêle plus de tirer.
Deux en deux coups!... A balle... les deux frères... S'il avait eu un
troisième coup, il aurait tué le papa... On fera mieux une autre fois...
Quel coup! Ors' Anton'!... Et dire que cela n'arrivera jamais à un
brave garçon comme moi de faire coup double sur des gendarmes!
Tout en parlant , le bandit examinait le bras d'Orso et fendait sa
manche avec son stylet.
— Ce n'est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de l'ouvrage
à mademoiselle Colomba... Hein, qu'est-ce que je vois? Cet accroc
sur la poitrine?... Bien n'est entré parla? Xt>n, vous ne seriez pas si
gaillard. Voyons, essayez de remuer les doigts... Sentez-vous mes
dents quand je vous mords le petit doigt?... Pas trop?,.. C'est égal,
(1) Sainte à noi! Exclamation ordinaire quand on a i)rononcé le mot de mort.
COLOMBA. 91
ce ne sera rien. Laissez-moi prendre votre mouchoir et votre cravate...
Voilà votre redingote perdue... Pourquoi diable vous faire si beau?
Alliez-vous à la noce?... Là, buvez une goutte de vin... Pourquoi donc
ne portez-vous pas de gourde? Est-ce qu'un Corse sort jamais sans
gourde? — Puis, au milieu du pansement, il s'interrompait pour
s'écrier : Coup double ! Tous les deux roides morts ! C'est le curé
qui va rire... Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de
Chilina.
Orso ne répondait pas. 11 était pâle comme un mort et tremblait de
tous ses membres.
— Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?
L'enfant, s'aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et aus-
sitôt qu'elle eut aperçu le cadavre d'Orlanduccio, elle fit le signe de la
croix.
— Ce n'est rien , continua le bandit, va voir plus loin ; là-bas.
L'enfant fit un nouveau signe de croix.
— Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement.
— Moi! est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien?
Chili, c'est de l'ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.
— Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera
bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton',
— Allons! Ors' Anton' dit le bandit qui avait achevé le pansement,
voilà ChiUna qui a rattrapé votre cheval. Montez et venez avec moi
au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y trouverait. Nous vous
y traiterons de notre mieux. Quand nous serons à la croix de Sainte-
Christine, il faudra mettre pied à terre. Vous donnerez votre cheval à
Chilina, qui s'en ira prévenir mademoiselle, et chemin faisant vous
la chargerez d(; vos commissions. Vous pouvez tout dire à la petite,
Ors' Anton'. Elle se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis. — Et
d'un ton de tendresse : — Va coquine, disait-il, sois excommuniée,
sois maudite, friponne ! car lîrandolaccio, superstitieux comme beau-
coup de bandits, craignait de fasciner les enfans en leur adressant
des bénédictions ou des éloges ; on sait que les puissances mysté-
rieuses qui président à Vanoechiaiura (1) ont la mauvaise habitude
d'exécuter le contraire de nos souhaits.
— Où veux-tu que j'aille, Brando? dit Orso d'une voix éteinte.
— Parbleu ! vous avez à choisir : en prison ou bien au maquis.
Mais un délia Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au ma-
quis. Ors' Anton'!
(1) Fascination involontaire qui s'exerce soit .par les yeux soit par la parole.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
— Adieu donc toutes mes espérances ! s'écria douloureusement le
blessé.
— Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un fusil
à deux coups?... Ah çàî comment diable vous ont-ils touché? Il faut
que ces gaillards aient la vie plus dure que les chats.
— Ils ont tiré les premiers, dit Orso.
— C'est vrai, j'oubhais... Pif! pif! boum! boum!... coup double
d'une main (1) !... Quand on fera mieux, je m'irai pendre! Allons,
vous voilà monté... avant de partir, regardez donc un peu votre
ouvrage. Il n'est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui dire
adieu.
Orso donna des éperons à son cheval ; pour rien au monde, il n'eût
voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort.
— Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s'cmparant de la bride du
cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien! sans
vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine. Je
vous prie de m'excuser... Si beaux... si forts... si jeunes!... Orlan-
duccio avec qui j'ai chassé tant de fois... Il m'a donné, il y a quatre
jours, un paquet de cigarres... Vincentcllo, qui était toujours de si
belle humeur! .. . C'est vrai que vous avez fait ce que vous deviez faire...
et d'ailleurs le coup est trop beau pour qu'on le regrette... Mais moi
je n'étais pas dans votre vengeance... Je sais que vous avez raison,
quand on a un ennemi, il faut s'en déOiire. Mais les Barricini, c'était
une vieille famille... En voilà encore une qui fausse compagnie... et
par un coup double! c'est piquant!
Faisant ainsi l'oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio condui-
sait en hâte Orso, Chilina et le chien Brusco vers le maquis de la
Stazzona.
XVIII.
Cependant Colomba , peu après le départ d'Orso, avait appris par
ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce moment,
elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait parcourir la mai-
son en tous sens, allant de la cuisine aux chambres préparées pour ses
hôtes, ne faisant rien, et toujours occupée, s'arrètant sans cesse pour
regarder si elle n'apercevait pas, dans le village, un mouvement inusité.
(1) Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de M. délia Rebbia,
je l'engagerais à aller à Sartène, et à se faire raconter comment l'un des habitans
les plus distingués et les plus aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche
cassé, d'une position au moins aussi périlleuse.
COLOMBA. 93
Vers onze heures, une cavalcade assez nombreuse entra dans Pictra-
nera; c'étaient le colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide.
En les recevant, le premier mot de Colomba fut : — Avez-vous vu
mon frère? — Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient
pris, à quelle heure ils étaient partis; et, sur ses réponses, elle ne
pouvait comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontras.
— Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide;
nous, nous sommes venus par le bas.
Mais Colomba secoua la tète et renouvela ses questions. Malgré sa
fermeté naturelle , augmentée encore par l'orgueil de cacher toute
faiblesse devant des étrangers, il lui était impossible de dissimuler
ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et surtout
à miss Lydiii, lorsqu'elle les eut mis au fait de la tentative de récon-
ciliation qui avait eu une si malheureuse issue. Miss Nevil s'agi tait,
voulait qu'on envoyât des messagers dans toutes les directions,
et son père offrait de remonter à cheval et d'aller avec le guide à la
recherche d'Orso. Les craintes de ses hôtes rappelèrent à Colomba ses
devoirs de maîtresse de maison. Elle s'efforça de sourire, pressa le
colonel de se mettre à table, et trouva, pour expliquer le retard de son
frère, vingt motifs plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait
elle-même. Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à
rassurer des femmes, le colonel proposa son explication aussi.
— Je gage, dit-il , que délia Rebbia aura rencontré du gibier; il n'a
pu résister à la tentation , et nous allons le voir revenir sa carnassière
toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu sur la route
quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts que les autres, et
j'ai dit à ma fille : Je parie que c'est délia Ilebbia qui chasse. Ce ne
peut être que mon fusil qui fait tant de bruit.
Colomba pAlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina sans
peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui suggérer.
Après un silence de quelques minutes , Colomba demanda vivement
si les deux fortes détonnations avaient précédé ou suivi les autres?
Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide n'avaient fait attention à ce
point capital.
Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant
encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes à
se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put manger. Au
moindre bruit sur la place, Colomba courait à la fenêtre, puis reve-
nait s'asseoir tristement, et plus tristement encore s'efforçait de con-
tinuer avec ses amis une conversation insignifiante à laquelle per-
^'* REVUE TES DEUX MONDES.
sonoe ne prêtait la moindre attention et ({u'intcrrorapaicrit de longs
intervalles de silence.
Tout d'un coup, on entendit le galop d'un cheval. —Ah! cette fois,
c'est mon frère, dit Colomba en se levant. Mais à la vue de Ghilina,
montée à califourchon sur le cheval d'Orso : Mon frère est mort!
s'écria-t-elle d'une voix déchirante.
Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous
coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à bas
de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba qui
la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, et sa pre-
mière parole fut celle du chœur d'Otello : // vit/ Colomba cessa de
l'étreindre , et ChiUna tomba à terre aussi lestement qu'une jeune
chatte.
— Les autres? demanda Colomba d'une voix rauque.
Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du milieu.
Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de Colomba, à sa
pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la maison des Barri-
cini, et dit en souriant à ses hôtes : — Rentrons prendre le café.
L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit par
Colomba en italien tel quel, puis en anglais pas miss Ncvil, arracha
plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss Lydia; mais
Colomba écoutait d'un air impassible; seulement, elle tordait sa ser-
viette damassi^e de façon à la mettre en pièces. Elle interrompit l'en-
fant cinq ou six fois pour se faire répéter que Brandolaccio disait que
la blessure n'était pas dangereuse et qu'il, en avait vu bien d'autres.
En terminant, Chilina rapporta qu'Orso demandait avec instance du
papier pour écrire, et qu'il chargeait sa sœur de supplier une dame,
qui peut-être se trouverait dans sa maison , de n'en point partir avant
d'avoir reçu une lettre de lui. C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tour-
mentait le plus, et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me
recommander cette commission. C'était pourtant la troisième fois qu'il
me la répétait. A cette injonction de son frère, Colomba sourit légè-
rement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en larmes
et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette partie de la nar-
ration.
— Oui , vous resterez avec moi , ma chère amie, s'écria Colomba en
embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez.
Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mita le
couper pour hiir^' des bandes et de la charpie. En voyant ses yeux
étincelans, son teint animé, cette alternative de préoccupation et de
COLOMBA. 95
sang-froid, il eût été difficile de dire si elle était plus tonchée de là
blessure de son frère qu'enchantée de la niort de ses eunemis. Tantôt
elle versait du café au colonel et lui vantait son talent à le préparer';
tantôt, distribuant de l'ouvrage à miss Nevil et à Chiliïia, elle les
exhortait à coudre les bandes et à les rouler; elle demandait pour
la vingtième fois si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir.
Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour
dire au colonel : Deux hommes si adroits! si terribles!.... Lui seul,
blessé, n'ayant qu'un bras... il les a abattus tous les deux. Quel cou-
rage, colonel. N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est heu-
reux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!... Je suis sûre
que vous ne connaissiez pas encore mon frère !... Je l'avais dit : l'éper-
vier déploiera ses ailes!... Vous vous trompiez à son air si doux....
C'est qu'auprès de vous, miss Nevil.... Ah! s'il vous voyait travailler
pour lui... Pauvre Orso!
Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Soft
père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte de-
vant un magistrat. Il parlait de l'enquête du Coroner et de bien d'au-
tres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait savoir sî
la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui avait donné
des secours au blessé, était fort éloignée de Pietranera, et s'il ne
pourrait pas aller lui-même voir son ami.
Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans
le maquis; ({u'il avait un bandit pour le soigner, qu'il courrait grand
risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des dispositions du
préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte qu'un chirurgien
habile se rendît en secret auprès de lui. Surtout, monsieur le colonel,
souvenez-vous bien, disait-elle, qu« vous avez entendu les quatre
coups de fusil , et que vous m'avez dit qu'Orso avait tiré le second.
Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait que sou-^
pirèr et s'essuyer les yeux.
Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra
dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres de ses
enfans, chacun couché en travers d'une mule que conduisait un
paysan. Une foule de cliens et d'oisifs suivait le lugubre cortège.
Avec eux on voyait les gendarmes, qui arrivent toujours trop tard,
et l'adjoint, qui levait les bras au ciel , répétant sans cesse : Que dira
Mi. le préfet! — Quelques femmes , entre autres une nounice d'Or-
landuccio, s'arrachaient les cheveux et poussaient des hurlemens
sauvages. Mais leur douleur bruyante produisait moins d'impression
96 REVUE DES DEUX MONDES.
que le désespoir muet d'un personnage qui attirait tous les regards.
C'était le malheureux père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soule-
vait leurs têtes souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, sou-
tenait leurs membres déjà raidis, comme pour leur éviter les cahots
de la route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il
n'en sortait pas un cri , pas une parole. Toujours les yeux fixés sur les
cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les arbres, contre
tous les obstacles qu'il rencontrait.
Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes re-
doublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso. Quelques
bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une acclamation de
triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put se contenir. —
Vengeance! vengeance! crièrent quelques voix. On lança des pierres,
et deux coups de fusil dirigés contre les fenêtres de la salle où se
trouvaient Colomba et ses hôtes percèrent les contrevents et firent
voler des éclats de bois jusque sur la table près de laquelle les deux
femmes étaient assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel
saisit un fusil, et Colomba, avant qu'il put la retenir, s'élança vers la
porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le
seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis :
— Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des étran-
gers! Étes-vous Corses? ètes-vous hommes? misérables qui ne savez
qu'assassiner par derrière. Avancez; je vous défie. Je suis seule; mon
frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est digne de vous
Vous n'osez, lâches que vous êtes; vous savez que nous nous ven-
geons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et remerciez-nous de
ne pas vous demander plus de sang.
Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque chose
d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula épouvantée,
comme à l'apparition de ces fées malfaisantes dont on raconte en
Corse plus d'une histoire effrayante dans les veillées d'hiver. L'ad-
joint, les gendarmes et un certain nombre de femmes profitèrent de
ce mouvement pour se jeter entre les deux partis ; car les bergers reb-
bianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on put craindre un mo-
ment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la place. Mais les deux
factions étaient privées de leurs chefs, et les Corses, disciplinés dans
leurs fureurs, en viennent rarement aux mains dans l'absence des
principaux auteurs de leurs guerres intestines. D'ailleurs Colomba,
rendue prudente par le succès, contint sa petite garnison : — Laissez
pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce vieillard emporter sa
COLOMBA. 97
chair. A quoi bon tuer ce vieux renard, qui n'a plus de dents pour
mordre? — Giudice Barricini! souviens-toi du 2 août! Souviens-toi
du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main de faussaire! Mon
père y avait inscrit ta dette; tes lils l'ont payée. Je te donne quittance,
vieux Barricini !
Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, vit
porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la foule se dis-
siper lentement. Elle referma sa porte, et, rentrant dans la salle à
manger, dit au colonel :
— Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur.
Je n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il
y a des étrangers, et j'en suis honteuse pour mon pays.
Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre , le colonel l'y
suivit et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter dès le len-
demain un village où l'on était exposé à chaque instant à recevoir une
balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays où l'on ne voyait que
meurtres et trahisons.
Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était évident que
la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre embarras.
Enfin elle dit :
— Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune per-
sonne, dans un moment où elle a tant besoin de consolations? Ne
trouvez-vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous?
— C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si je
vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio , je vous assure que je
serais fftché de quitter cette île maudite sans avoir serré la main à ce
brave délia Rebbia.
— Eh bien ! mon père, attendons encore, et, avant de partir, assu-
rons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service.
— Bon cœur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime à te
voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres. Restons;
on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action.
Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les
bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs d'une
attaque contre la maison ; tantôt, rassurée pour elle-même, elle pen-
sait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure sur la terre
froide, sans autres secours que ceux qu'il pouvait attendre de la cha-
rité d'un bandit. Elle se le représentait couvert de sang, se débattant
dans des souffrances horribles, et ce qu'il y a de singulier, c'est
que, toutes les fois que l'image d'Orso se présentait à son esprit, il
TOME XXIII. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
lui apparaissait toujours tel qu'elle l'avait vu au moment de son dé-
part, pressant sur ses lèvres le talismen qu'elle lui avait donné... Puis
elle songeait à sa bravoure. Elle se disait ([ue le danger terrible auquel
il venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu plus
tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait (|u'elle ne se persuadât que
c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser le bras. Elle se
reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait davantage; et si le
fameux coup double n'avait pas, à ses yeux, autant de mérite qu'à
ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle trouvait cependant que peu
de héros de roman avaient montré autant d'intrépidité , autant de
sang-froid, dans un aussi grand péril.
La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus
d'une espèce de prie-dieu en chône, à côté d'une palme bénite, était
suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en uniforme
de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le considéra long-
temps, et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de le remettre à sa
place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour, et le soleil était déjà
fort élevé au-dessus de l'horizon lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit,
elle aperçut Colomba, qui attendait immobile le moment où elle
ouvrirait les yeux.
— Eh bien! mademoiselle, n'ètes-vous pas bien mal dans notre
pauvre maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère
dormi,
— Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie? dit miss Nevil en
se levant sur son séant.
Elle aperçut le portrait d'Orso, et se hâta de jeter un mouchoir pour
le cacher.
— Oui , j'ai de ses nouvelles, dit Colomba en souriant.
Et , prenant le portrait :
— Le trouvez-vous ressemblant? Il est mieux que cela.
— Mon Dieu!... dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché... par
distraction... ce portrait... J'ai le défaut de toucher à tout... et de ne
ranger rien... Comment est votre frère?
— Assez bien. Ciocanto est venu ici ce matin avant quatre heures.
11 m'apportait une lettre, pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a pas
écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse : à Colomba; mais, plus bas :
pour miss N Les sœurs ne sont point jalouses. Giocanto dit qu'il
a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main superbe, lui
avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas voulu. Il écrivait avec
un crayon , couché sur le dos, Brandolaccio tenait le papier. A chaque
COLOMBA. 99
instant, mon frère voulait se lever, et alors, au moindre mouvement,
c'étaient dans son bras des douleurs atroces. C'était pitié, disait Gio-
canto. Voici sa lettre.
Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute par
surcroît de précaution . Voici ce qu'elle contenait :
« Mademoiselle ,
(( Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes
ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe si vous,
mademoiselle, vous n'y donnez point créance. Depuis que je vous ai
vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette catastrophe
pour me montrer ma folie; je suis raisonnable maintenant. Je sais quel
est l'avenir qui m'attend, et il me trouvera résigné. Cette bague que
vous m'avez donnée et que je croyais un talisman de bonheur, je n'ose
la garder. Je crains , miss Nevil , que vous n'ayez du regret d'avoir si
mal placé vos dons, ou plutôt je crains qu'elle ne me rappelle le
temps où j'étais fou. Colomba vous la remettra. Adieu , mademoiselle,
vous allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus; mais dites à ma
sœur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance, je la
mérite toujours. » « 0. D. R. »
Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba, qui
l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne, en lui de-
mandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia n'osait
lever la tète, et elle considérait tristement la bague qu elle mettait à
son doigt et qu'elle retirait alternativement.
— Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous
dit mon frère? Vous parle-t-il de son état?
— Mais... dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas... Sa
lettre est en anglais... Il me charge de dire à mon père... il espère
que le préfet pourra arranger...
Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux mains
de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrans : — Serez-vous
bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à mon frère?
Vous lui ferez tant de bien. Un moment l'idée m'est venue de vous
réveiller lorsque sa lettre est venue, et puis je n'ai pas osé.
— Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi pou-
vait le...
— Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est arrivé,
et Pietranera est pleine de ses estaffiers. Plus tard nous verrons. Ah !
si vous connaissiez mon frère, miss Nevil , vous l'aimeriez comme je
7.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aime... Il est si bon! si brave! Songez donc à ce qu'il a fait! Seul
contre deux et blessé !
Le préfet était de retour. Instruit par un e\près de l'adjoint, il
était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de
plus procureur du roi , greffier et le reste pour instruire sur la nou-
velle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut qui
terminait les inimitiés des familles rivales de Pietranera. Peu après
son arrivée, il vit le colonel ?sevil et sa lille, et ne leur cacha pas
qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure. — Vous
savez, dit-il , que le combat n'a pas eu de témoins , et la réputation
d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes gens était si
bien établie, que tout le monde se refuse à croire que M. délia Rebbia
ait pu les tuer sans l'assistance des bandits auprès desquels on le dit
réfugié,
— C'est impossible, s'écria le colonel; Orso délia Rebbia est un
garçon plein d'honneur; je réponds de lui.
— Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces messieurs
soupçonnent toujours) ne me paraît pas très favorablement disposé.
Il a entre les mains une pièce fâcheuse pour votre ami. C'est une
lettre menaçante adressée à Orlanduccio, dans laquelle il lui donne
un rendez-vous... et ce rendez-vous lui paraît une embuscade.
— Cet Orlanduccio, dit le colonel , a refusé de se battre comme un
galant homme.
— Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par derrière,
c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition favorable; c'est celle
d'un enfant qui affirme avoir entendu quatre détonations, dont les
deux dernières , plus fortes que les autres , provenaient d'une arme
de gros calibre comme le fusil de M. délia Rebbia. Malheureusement
cette enfant est la nièce de l'un des bandits que l'on soupçonne de
complicité, et elle a sa leçon faite.
— Monsieur, interrompit miss Lydia rougissant jusqu'au blanc des
yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été tirés,
et nous avons entendu la même chose.
— En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez
sans doute fait la môme remarque?
— Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a l'habi-
tude des armes, qui a dit : Voilà M. délia Rebbia qui tire avec mon fusil.
— Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien les
derniers?
— Les deux derin"ers, n'est-ce pas, mon père?
COLOMBA. 101
Le colonel n'avait pas très bonne mémoire; mais en toute occasion
il n'avait garde de contredire sa fille.
— Il faut sur-le-champ parler de cela au procureur du roi , colonel.
Au reste , nous attendons ce soir un chirurgien qui examinera les
cadavres et vérifiera si les blessures ont été faites avec l'arme en
question.
— C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je voudrais la
savoir au fond de la mer... C'est-à-dire... le brave garçon! je suis
bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car, sans mon Manton, je ne
sais trop comment il s'en serait tiré.
XIX.
Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la
route. Rencontré par Giocanto Castriconi , il avait été sommé avec
la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme
blessé; on l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le premier
appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait reconduit assez loin et
l'avait fort édifié en lui parlant des plus fameux professeurs de Pise,
qui, disait-il, étaient ses intimes amis.
— Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré
trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un mé-
decin doit être aussi discret qu'un confesseur. — Et il faisait jouer la
batterie de son fusil. — Vous avez oublié le lieu où nous avons eu l'hon-
neur de vous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait votre connaissance.
Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres.
— Vous connaissez mieux que persoinie le fusil de mon frère, dit-
elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de mé-
chantes gens ici, que nous courrions de grands risques si nous n'avions
personne pour défendre nos intérêts.
Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de
tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village. « Le
grand air me fera du bien, disait-elle; il y a si long-temps que je
ne l'ai respiré. » Tout en marchant, elle lui parlait de son frère, et
miss Lydia , que ce sujet intéressait assez vivement , ne s'apercevait
pas qu'elle s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait
quand elle en fit l'observation , et engagea Colomba à rentrer. Co-
lomba connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le
retour, et quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un autre en
102 REVUE DES DEUX MONDES.
apparence beaucoup moins fréqucnlé. Bientôt elle se mit à gravir un
coteau tellement escarpé, qu'elle était obligée contiimellement, pour
se soutenir, de s'accrocher d'une main à des branches d'arbres pen-
dant que de l'autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d'un
grand quart d'heure de cette pénible ascension , elles se trouvèrent
sur un petit plateau couvert de myrtes et d'arbousiers, mêlé de grandes
masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était
très fiitiguéc, le village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.
— Savez-vous, ma chère Colomba , dit-elle, que je crains que nous
ne soyons égarées?
— Ts'ayez pas peur, répondit Colomba ; marchons toujours, sui-
vez-moi.
— Mais je vous assure que vous vous trompez, le village ne peut
pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos.
Tenez, ces lumières cjue nous voyons si loin, certainement c'est là
qu'est Pietranera.
— Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison;
mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis...
— Eh bien?
— Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous vouliez.
Miss Nevil fit un mouvement de surprise.
— ,1e suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans être
remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait
suivie... Être si près de lui, et ne pas le voir?... Pourquoi ne vien-
driez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère ? Vous lui feriez tant
de plaisir !
— Mais, Colomba... ce ne serait pas convenable de ma part.
— Je comprends. Tousautres femmes des villes, vous vous inquiétez
toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de village,
nous ne pensons qu'à ce qui est bien.
— Mais il est si tard!... Et votre frère, que pensera-t-il de moi?
— Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela lui
donnera du courage pour souffrir.
— Et mon père, il sera inquiet...
— Il vous sait avec moi... Eh bien! décidez-vous... Vous regar-
diez son portrait ce matin , ajouta-t-elle avec un sourire de malice.
— Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont là....
— Eh bien ! ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous
désiriez en voir?....
— Mon Dieu!...
COLOMBA. 103
— Voyez, mademoiselle, prenez im parti. Vous laisser seule ici,
je ne puis pas. On ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons voir
Orso, ou bien retournons ensemble au village... Je verrai mon frère...
Dieu sait quand... peut-être jamais...
— Que dites-vous, Colomba?... Eh bien, allons! mais pour une
minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.
Colomba lui serra la main , et sans répondre elle se mit à marcher
avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre. Heu-
reusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne : «N'avan-
çons pas davantage avant de les avoir prévenus ; nous pourrions peut-
être attraper un coup de fusil. » Elle se mit alors à siffler entre ses
doigts, et bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle
avancée des bandits ne tarda pas à paraître. C'était notre vieille con-
naissance le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et se
chargea de lui servir de guide. Après maints détours dans les sen-
tiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu'aux dents se
présentèrent à leur rencontre.
— Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba. Où est mon frère?
— Là bas ! répondit le bandit. Mais avancez doucement: il dort , et
c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident. Vive
Dieu ! on voit bien que par où passe le diable, une femme passe bien
aussi.
Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un
feu dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour
un petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un
tas de fougère et couvert d'un pilone. Il était fort pâle, et l'on enten-
dait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui , et le con-
templait en silence les mains jointes, comme si elle priait mentale-
ment. Miss Lydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra
contre elle; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir le
blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un quart d'heure se passa sans
que personne ouvrît la bouche. Sur un signe du théologien, Bran-
dolaccio s'était enfoncé avec lui dans le maquis, au grand contente-
ment de miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvait que les
grandes barbes et l'équipement des bandits avaient trop de couleur
locale.
Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui
et l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa
blessure, ses soufirances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il était
aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss Nevil
104" REVUE DES DEUX MONDES.
était onroro, à Pietranera, et si elle lui avait écrit? Colomba, courbée
sur son frère, lui cachait complètement sa compagne, que l'obscurité,
d'ailleurs, lui aurait difficilement permis de reconnaître. Elle tenait
une main de miss Nevil, et de l'autre elle soulevait légèrement la tête
du blessé.
— Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous...
mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien?
— Si je l'aime, Colomba!.. Mais, elle... elle me méprise peut-être
à présent.
En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main, mais
il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba, et quoique petite
et bien formée, sa main possédait une force dont on a vu quelques
preuves.
— Vous mépriser! s'écria Colomba; après ce que vous avez fait...
Au contraire, elle dit du bien de vous... Ah! Orso, j'aurais bien des
choses d'elle à vous conter.
La main voulait toujours s'échapper, mais Colomba l'attirait tou-
jours plus près d'Orso.
— Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre... une
seule ligne, et j'aurais été content.
A force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la mettre
dans celle de son frère; alors, s'écartant tout à coup en éclatant de
rire : — Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia,
car elle entend très bien le corse.
Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots inin-
telligibles. Orso croyait rêver.
— Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu, comment avez-vous osé! Ah!
que vous me rendez heureux ! — Et se soulevant avec peine, il essaya
de se rapprocher d'elle.
— J'ai accompagné votre sœur, dit miss Lydia... pour qu'on ne pût
soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi... m'assurer...
Hélas ! que vous êtes mal ici !
Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec précaution
et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux. Elle lui passa les
bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia de s'approcher. — Plus
près, plus près! disait-elle. Il ne faut pas qu'un malade élève trop la
voix. — Et comme miss Lydia hésitait, elle lui reprit la main et la força
de s'asseoir tellement près que sa robe touchait Orso, et que sa main
qu'elle tenait toujours reposait sur l'épaule du blessé.
— Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce
COLOMBA. 105
pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une belle
nuit comme celle-ci ?
— Oh oui! la belle nuit, dit Orso. Je ne l'oublierai jamais!
— Que vous devez souffrir! dit miss Nevil.
— Je nesouffreplus, dit Orso, et je voudrais mourir ici. — Et sa main
droite se rapprochait de celle de miss Lydia que Colomba tenait tou-
jours emprisonnée.
— Il faut absolument qu'on vous transporte quelque part où l'on
pourra vous donner des soins, monsieur délia Rebbia, dit miss Nevil.
Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu si mal cou-
ché... en plein air....
— Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais
essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué pri-
sonnier...
— Eh! pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda
Colomba.
— Je vous avais désobéi, miss Nevil... et je n'aurais pas osé vous
voir en ce moment.
— Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout ce
que vous voulez , dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le voir.
— J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va s'é-
claircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre... Je serai
bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on vous a rendu
justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre bravoure.
— Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là.
— Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il
veut partir.
Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de miss Lydia , et il
y eut un moment de silence.
— Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas encore partir.
Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera
D'ailleurs, vous m'avez promis de me faire mon portrait, et vous n'avez
pas encore commencé... Et puis, je vous ai promis de vous faire une
screnata en soixante-quinze couplets... Et puis... Mais qu'a donc
Brusco à grogner?... Voilà Brandolaccio qui court après lui... Voyons
ce que c'est.
Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tète d'Orso sur
les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits.
Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme,
en tète-à-tête au milieu d'un maquis, miss Nevil ne savait trop que faire,
106 REVUE DES DEUX MONDES.
car, en se retiranl brusquement, elle craigiiait de fiiire mal au blessé.
Mais Orso quitla lui-même le doux appui que sa sœur venait de lui
donner, et, se soulevant sur son bras droit : Ainsi, vous partez bientôt,
miss Lydia? j(; Fi'avais jamais pensé que vous dussiez prolonger votre
séjour dans ce mallieureux pays..., et pourtant..., depuis que vous
êtes venue ici , je souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous
dire adieu... Je suis un pauvre lieutenant... , sans avenir... , proscrit
maintenant... Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous
aime..., mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le dire,
et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que j'ai
soulagé mon cœur.
Miss Lydia détourna la tète , comme si l'obscurité ne suffisait pas
pour cacher sa rougeur: — Monsieur délia Rebbia, dit-elle d'une
voix tremblante, seraîs-je venue en ce lieu, si..., et, tout en par-
lant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman égyptien. Puis,
liiisant un effort violent pour reprendre le ton de plaisanterie qui lui
était habituel: — C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler
ainsi... Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez
bien que je n'oserais jamais me fâcher contre vous.
Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le talis-
man; et, comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit l'équi-
libre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un gémissement
douloureux.
— Vous vous êtes fait mal, mou ami? s'écria-t-elle en le soule-
vant ; c'est ma faute! pardonnez-moi... Ils se parlèrent encore quelque
temps à voix basse, et fort rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui
accourait précipitamment, les trouva précisément dans la position
où elle les avait laissés :
— Les voltigeurs! s'écria-t-ellc. Orso, essayez de vous lever et de
marcher, je vous aiderai.
— Laissez-moi, dit Orso. J)is aux bandits de se sauver..., qu'on
me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia : au nom de
Dieu, qu'on ne la voie pas ici.
— Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio, qui suivait Colomba.
Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de vous
arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait exprès.
Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas ; mais , s'arrêtant
bientôt: Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss
Nevil; donnez-moi la main, et adieu!
— Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes.
COLOMBA. 107
— Si vous ne pouvez marcher, dit lîraiulolaccio , il faudra que je
vous porte? Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons
le temps de décamper par le ravin , là derrière. M. le curé va leur
donner de l'occupation.
— Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de
Dieu , Colomba , emmène miss Nevil !
— Vous êtes forte , mademoiselle Colomba , dit Brandolaccio; em-
poignez-le par les épaules, moi, je tiens les pieds; bon! en avant,
marche !
Ils commencèrent à le porter rapidement , malgré ses protestations;
miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de
fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent aussitôt.
Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation, mais il
redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au travers
du maquis , sans faire attention aux branches qui lui fouettaient la
figure , ou qui déchiraient sa robe : — Baissez-vous, baissez-vous, ma
chère, disait-elle à sa compagne, une balle peut vous attraper. On
marcha ou plutôt l'on courut environ cinq cents pas de la sorte, lorsque
Brandolaccio déclara qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à
terre, malgré les exhortations et les reproches de Colomba.
— Où est miss Nevil? demandait Orso.
Miss Nevil , effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque instant
par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace des fugitifs,
et était demeurée seule, en proie aux plus vives angoisses.
— Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio; mais eUe n'est pas
perdue; les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc. Ors' Anton',
comme le curé fait du tapage, avec votre fusil. Malheureusement, on
n'y v()it goutte , et l'on ne se fait pas grand mal , à se tirailler de nuit.
— Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes
sauvés.
En effet, un cheval qui passait dans le maquis, effrayé par le bruit
de la fusillade, s'approchait de leur côté.
— Nous sommes sauvés! répéta Brandolaccio. Courir au cheval, le
saisir par les crins , lui passer dans la bouche un nœud de corde , en
guise de bride , fut pour le bandit, aidé de Colomba, l'affaire d'un
moment: Prévenons maintenant le curé, dit-il. — Il siffla deux fois;
un sifflet éloigné répondit à ce signal , et le fusil de Manton cessa de
faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le cheval ,
Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main le serra for-
tement, tandis que de l'autre il dirigeait sa monture. Malgré sa double
108 REVUE DES DEUX MONDES.
charge, le clieNal, excité par deux bons coups de pied dans le ventre,
partit lestement et descendit au galop un coteau escarpé où tout autre
qu'un cheval corse se serait tué cent fois.
Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss IN'evil de toutes ses
forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne. . . . Après avoir marché
quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le chemin qu'elle
avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux voltigeurs qui lui
crièrent (pii vive?
— Eh bien! messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien
du tapage. Combien de morts?
— Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez venir
avec nous.
— Très volontiers, répondit-elle, mais j'ai une amie ici, et il faut
que nous la trouvions d'abord.
— Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle, coucher en
prison.
— En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais en attendant menez-
moi auprès d'elle.
Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des bandits
où ils rassemblaient les trophées de leur expédition , c'est-à-dire le
pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et une cruche pleine
d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil, qui, rencontrée parles
soldats à demi morte de peur, répondait par des larmes à toutes leurs
questions sur le nombre des bandits et la direction qu'ils avaient prise.
Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille : Ils sont sauvés.
Puis s'adressant au sergent des voltigeurs : Monsieur, lui dit-elle,
vous voyez bien que mademoiselle ne sait rien de ce que vous lui
demandez. Laissez-nous revenir au village, où l'on nous attend avec
impatience.
— On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez , ma mi-
gnonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous faisiez
dans le maquis à cette heure avec les brigands qui viennent de s'enfuir.
Je ne sais quel sortilège emploient ces coquins, mais ils fascinent
sûrement les Olles, car partout où il y a des bandits, on est sûr d'en
trouver de jolies.
— Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous
ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette demoiselle est
une parente du préfet, et il ne faut pas badiner avec elle.
— Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet ,
elle a un chapeau.
COLOMBA. 109
— Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes les
deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et mon
devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien à faire
ici. Sans ce maudit caporal Taupin... l'ivrogne de Français s'est mon-
tré avant que je n'eusse cerné le maquis... sans lui , nous les prenions
comme dans un fdet.
— Tous êtes sept? demanda Colomba. Savez-vous, messieurs, que
si par hasard les frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se trou-
vaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le curé , ils
pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez avoir une
conversation avec le commandant de la campagne (i) je ne me sou-
cierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent personne la nuit.
La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que
Colomba venait de nommer parut faire impression sur les voltigeurs.
Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de Français, le
sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite troupe prit le chemin
de Pietranera, emportant le pilone et la marmite. Quant à la cruche,
un coup de pied en Qt justice. Un voltigeur voulut prendre le bras
de miss Lydia, mais Colomba le repoussant aussitôt: — Que personne
ne la touche, dit-elle. Croyez-vous que nous ayons envie de nous
enfuir? — Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur moi, et ne
pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais elle ne finira
pas mal, dans une demi-heure nous serons à souper. Pour ma part,
j'en meurs d'envie.
— Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil.
•— On pensera que vous vous êtes égarée dans le maquis, voilà tout.
— Que dira le préfet... que dira mon père surtout?
— Le préfet?... vous lui répondrez qu'il se mêle de sa préfecture.
Votre père?... A la manière dont vous causiez avec Orso, j'aurais
cru que vous aviez quelque chose à dire à votre père?
Miss Nevil lui serra le bras sans répondre.
— N'est-ce pas, murmura Colomba dans son oreille, que mon frère
mérite qu'on l'aime?... Ne l'aimez-vous pas un peu?
— Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion,
vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous!
Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur
le front : Ma petite sœur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous?
— Il le faut bien , ma terrible sœur, répondit Lydia en lui rendant
son baiser.
(1) C'était le titre que prenait Théodore Poli.
110 REVUE DES «EUX MONDES.
Le préfet et h; procureur du roi logeaient chez l'adjoint de Pietra-
nera, et le colonel, fort inquiet de sa fdle, venait pour la vingtième
fois leur en demander des nouvelles, lorsciu'un voltigeur, détaché en
courrier par le sergent, leur fit le récit du terrible combat livré
contre les brigands, combat dans lequel il n'y avait eu, il est vrai, ni
morts ni blessés, mais où l'on avait pris une marmite, un pilone, et
deux (illes qui étaient, disait-il, les maîtresses ou les espionnes des
bandits. Ainsi annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu
de leur escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba,
la honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et l'étonnement
du colonel. Le procureur du roi se donna le malin plaisir de faire
subir à la pauvre Lydia une espèce d'interrogatoire qui ne se termina
que lorsqu'il lui eut fait perdre toute contenance.
— Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons mettre tout le
monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de plus
naturel par un beau temps; elles ont rencoiUré par hasard un aimable
jeune homme blessé, rien de plus naturel encore. Puis, prenant à
part Colomba : — Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre
frère que son affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen
des cadavres, la déposition du colonel , démontrent qu'il n'a fait que
riposter, et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera,
mais il faut qu'il quitte le maquis au plus vite et qu'il se constitue
prisonnier.
Il était i)rès de onze heures lorsque le colonel , sa fdle et Colomba
se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba mangeait de
bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi et des vol-
tigeurs. Le colonel mangeait mais ne disait mot, regardant toujours sa
fdle, qui ne levait pas les yeux de dessus son assiette. Enfin d'une
voix douce, mais grave :
— Lydia , lui dit-il en anglais , vous êtes donc engagée avec délia
Rebbia?
— Oui , mon père , depuis aujourd'hui , répondit-elle en rougis-
sant, mais d'une voix ferme.
Puis elle leva les yeux , et, n'apercevant sur la physionomie de son
père aucun signe de courroux , elle se jeta dans ses bras et l'embrassa
comme les demoiselles bien élevées font en pareille occasion.
— A la bonne heure , dit le colonel , c'est un brave garçon ; mais
par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son diable de pays! ou je
refuse mon consentement.
— Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec une
extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous dites.
COLOMBA. 111
— Nous disons, répondit le colonel , que nous vous mènerons faire
un voyage en Irlande.
— Oui, volontiers, et je serai la surcUa Colomba. Est-ce fait, colo-
nel? Nous frappons-nous dans la main?
— On s'embrasse dans ce cas-là , dit le colonel.
XX.
Quelques mois après le coup double qui plongea la commune de
Pietranera dans la consternation (style de journaux), un jeune
homme, le bras gauche en écharpe, sortit à cheval de «astia dans
l'après-midi, et se dirigea vers le village de Cardo, célèbre par sa
fontaine, qui, en été, fournit aux gens délicats de la ville une eau
délicieuse. Une jeune femme, d'une taille élevée et d'une beauté
remarquable , l'accompagnait montée sur un petit cheval noir dont
un connaisseur eût admiré la force et l'élégance , mais qui malheu-
reusement avait une oreille déchiquetée par un accident bizarre.
Dans le village, la jeune femme sauta lestement k terre, et, après
avoir aidé son compagnon à descendre de sa monture, détacha d'assez
lourdes sacoches attachées à l'arçon de sa selle. Les chevaux furent
remis à la garde d'un paysan, et la femme chargée des sacoches
qu'elle cachait sous son mczzaro , le jeune homme portant un fusil
double, prirent le chemin de la montagne, en suivant un sentier fort
raide et qui ne semblait conduire à aucune habitation voisine. Arrivés
à un des gradins élevés du mont Ouercio, ils s'arrêtèrent, et tous les
deux s'assirent sur l'herbe. Ils paraissaient attendre quelqu'un, car
ils tournaient sans cesse les yeux vers la montagne, et la jeune femme
consultait souvent une jolie montre d'or, peut-être autant pour con-
templer un bijou qu'elle semblait posséder depuis peu de temps, que
pour savoir si l'heure d'un rendez-vous était arrivée. Leur attente ne
fut pas longue. Un chien sortit du maquis, et au nom de Brusco pro-
noncé par la jeune femme, il s'empressa de venir les caresser. Peu
après parurent deux hommes barbus, le fusil sous le bras, la cartou-
chère à la ceinture, le pistolet au côté. Leurs habits déchirés et cou-
verts de pièces contrastaient avec leurs armes brillantes et d'une fa-
brique renommée du continent. Malgré l'inégalité apparente de leur
position, les quatre personnages de cette scène s'abordèrent ftimi-
lièrcment et comme de vieux amis.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! Ors' Anton', dit le plus ùgé des bandits au jeune
homme, voilà votre alTaire finie. Ordonnance de non lieu. Mes com-
plimens. Je suis lâché que l'avocat ne soit plus dans l'île, pour le voir
enrager. Et votre bras?,..
— Dans quinze jours, répondit le jeune homme, on me dit que je
pourrai quitter mon écharpe. — Brando, mon brave, je vais partir
demain pour l'Italie, et j'ai voulu te dire adieu, ainsi qu'à M. le curé.
C'est pourquoi je vous ai priés de venir.
— Vous êtes bien pressé, dit Brandolaccio; vous êtes acquitté d'hier
et vous partez demain.
— On a des afiaires, dit gaiement la jeune femme. Messieurs, je
vous ai apporté à souper; mangez, et n'oubliez pas mon ami Brusco.
— Vous gâtez Brusco , mademoiselle Colomba , mais il est recon-
naissant. Vous allez voir. Allons, Brusco, dit-il, étendant son fusil
horizontalement, saute pour les Barricini! Le chien demeura immo-
bile, se léchant le museau et regardant son maître. — Saute pour les
délia Rebbia! et il sauta deux pieds plus haut qu'il n'était nécessaire.
— Écoutez, mes amis, dit Orso, vous faites un vilain métier; et
s'il ne vous arrive pas de terminer votre carrière sur cette place que
nous voyons là-bas (1) , le mieux qui vous puisse advenir, c'est de
tomber dans un maquis sous la balle d'un gendarme.
— Eh bien! dit Castriconi, c'est une mort comme une autre, et
qui vaut mieux que la fièvre qui vous tue dans un lit, au milieu des
larmoiemens plus ou moins sincères de vos héritiers. Quand on a,
comme nous, l'habitude du grand air, il n'y a rien de tel que de
mourir dans ses souliers, comme disent nos gens de village.
— Je voudrais, poursuivit Orso, vous voir quitter ce pays... et
mener une vie plus tranquille. Par exemple, pourquoi n'iriez-vous
pas vous établir en Sardaigne, ainsi qu'ont fait plusieurs de vos cama-
rades? Je pourrais vous en faciliter les moyens.
— En Sardaigne! s'écria Brandolaccio. Isios Sardos , que le diable
les emporte avec leur patois. C'est trop mauvaise compagnie pour nous.
— 11 n'y a pas de ressources en Sardaigne, ajouta le théologien.
Pour moi, je méprise les Sardes. Pour donner la chasse aux bandits,
ils ont une milice à cheval; cela lait la critique à la fois des bandits
et du pays (2). Fi! de la Sardaigne. C'est une chose qui m'étonne,
(1) La place où se fonl les exécutions à Bastia.
(2) Je dois celte observation critique sur la Sardaigne à un ex-bandit de mes amis,
et c'est à lui seul qu'en apparlieat la responsabilité.
COLOMBA. 113^
monsieur délia Rebbia, que vous, qui êtes un homme de goût et de
savoir, vous n'ayez pas adopté notre vie du maquis, en ayant goûté
comme vous avez fait.
— Mais, dit Orso en souriant, lorsque j'avais l'avantage d'être votre
commensal , je n'étais pas trop en état d'apprécier les charmes de votre
position, et les côtes me font mal encore, quand je me rappelle la
course que je fis une belle nuit, mis en travers comme un paquet sur
un cheval sans selle que conduisait mon ami Brandolaccio.
— Et le plaisir d'échapper à la poursuite , reprit Castriconi , le
comptez-vous pour rien? Comment pouvoz-vous être insensible au
charme d'une liberté absolue sous un beau climat comme le nôtre?
Avec ce porte-respect ( il montrait son fusil ), on est roi partout, aussi
loin qu'il peut porter la balle. On commande, on redresse les torts...
C'est un divertissement très moral , monsieur, et très agréable, que
nous ne nous refusons point. Quelle plus belle vie que celle de che-
valier errant, quand on est mieux armé et plus sensé que don Qui-
chotte? Tenez , l'autre jour, j'ai su que l'oncle de la petite Lilla Luigi,
le vieux ladre qu'il est, ne voulait pas lui donner une dot; je lui ai
écrit, sans menaces, ce n'est pas ma manière; eh bien! voilà un
homme à l'instant convaincu : il l'a mariée. J'ai fait le bonheur de
deux personnes. Croyez-moi, monsieur Orso, rien n'est comparable
à la vie de bandit; bah!... vous deviendriez peut-être des nôtres,
sans une certaine Anglaise que je n'ai fait qu'entrevoir, mais dont ils
parlent tous, à Bastia, avec admiration.
— Ma belle-sœur future n'aime pas le maquis, dit Colomba en riant,
elle y a eu trop peur.
— Enfin , dit Orso, vous voulez rester ici? Soit. Dites-moi si je puis
faire quelque chose pour vous?
— Rien , dit Brandolaccio , que de nous conserver un petit souvenir.
Vous nous avez comblés. Voilà Chilina qui a une dot, et qui, pour bien
s'établir, n'aura pas besoin que mon ami le curé écrive des lettres
sans menaces. Nous savons que votre fermier nous donnera du pain
et de la poudre, en nos nécessités; ainsi, adieu. J'espère vous revoir
en Corse un de ces jours.
— Dans un moment pressant, dit Orso, quelques pièces d'or font
grand bien. Maintenant que nous sommes de vieilles connaissances,
vous ne me refuserez pas cette petite cartouche qui peut vous servir
à vous en procurer d'autres.
— Pas d'argent entre nous, lieutenant, dit Brandolaccio d'un ton
résolu.
TOME XXIII. 8
114 IIEVLE DES DEUX MONDES.
— L'argent fait tout dans le monde, dit Castritoni ; mais dans le
maquis on ne fait cas que d'un cœur brave et d'un fusil qui ne rate pas.
— Je ne voudrais pas vous quitter, reprit (Jrso, sans vous laisser
quelque souvenir. Voyons, que puis-je te laisser, Brando?
Le bandit se gratta la tète, et, jetant sur le fusil d'Orso un regard
oblique :
— Dame! mon lieutenant... si j'osais... mais non , vous y tenez trop.
— Qu'est-ce que tu veux?
— Rien.... la chose n'est rien.... Il faut encore la manière de s'en
servir. Je pense toujours à ce diable de coup double et d'une seule
main... Oh! cela ne se fait pas deux fois.
— C'est ce fusil que tu veux?... Je te l'apportais; mais sers-t'en le
moins que tu pourras.
— Oh! je ne vous promets pas de m'en servir comme vous; mais
soyez tranquille, quand un autre l'aura, vous pourrez bien dire que
Brando Savelli a passé l'arme à gauche.
— Et vous, Castriconi , que vous donnerai-je?
— Puisque vous voulez absolument me laisser un souvenir maté-
riel de vous, je vous demanderai saris façon de m'envoyer un Horace
du plus petit format possible. Cela me distraira et m'empêchera d'ou-
blier mon latin. Il y a une petite qui vend des cigares à Bastia sur le
port; donnez-le-lui, et elle me le remettra.
— Vous aurez un Elzevir, monsieur le savant; il y en a précisé-
ment un parmi les livres que je voulais emporter. — Eh bien ! mes
amis, il faut nous séparer. Une poignée de main. Si vous pensez un
jour à la Sardaigue, écrivez-moi; l'avocat N. vous donnera mon
adresse sur le continent.
— Mon lieutenant, dit Brando, demain, quand vous serez hors du
port, regardez sur la montagne à cette place; nous y serons, et nous
vous ferons signe avec nos mouchoirs.
Ils se séparèrent alors; Orso et sa sœur prirent le chemin de Cardo,
et les bandits celui de la montagne.
XXL
Par une belle matinée d'avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa fille,
mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba, sortirent de Pise en
calèche pour aller visiter un hypogée étrusque, nouvellement décou-
vert , que tous les étrangers allaient voir. Descendus dans l'intérieur
COLOMBA. 115
du monument, Orso et sa femme tirèrent des crayons et se mirent
en devoir d'en dessiner les peintures ; mais le colonel et Colomba ,
l'un et l'autre assez indifférens pour l'archéologie, les laissèrent seuls
et se promenèrent aux environs.
— Ma chère Colomba, dit le colonel, nous ne reviendrons jamais
à Pise à temps pour notre lunclwon. Est-ce que vous n'avez pas faim?
Voilà Orso et sa femme dans les antiquités; quand ils se mettent à
dessiner ensemble, ils n'en tinissent pas.
— Oui, dit Colomba, et pourtant ils ne rapportent pas un bout de
dessin.
— Mon avis serait, continua le colonel, que nous allassions à cette
petite ferme là-bas. ]Vous trouverons du pain , et peut-être de l'Alea-
tico, qui sait? même de la crème et des fraises, et nous attendrons
patiemment nos dessinateurs.
— Vous avez raison , colonel. Vous et moi , qui sommes les gens
raisonnables de la maison, nous aurions bien tort de nous faire les
martyrs de ces amoureux qui ne vivent que de poésie. Donnez-moi
le bras. iN'est-ce pas que je me forme? Je prends le bras, je mets des
chapeaux, des robes à la mode, j'ai des bijoux ; j'apprends je ne sais
combien de belles choses; je ne suis plus du tout une sauvagesse.
Voyez un peu la grâce que j'ai à porter ce chàle Ce blondin, cet
officier de votre régiment qui était au mariage mon Dieu! je ne
puis pas retenir son nom ;... un grand frisé, que je jetterais par terre
d'un coup de poing....
— Chatworth? dit le colonel.
— A la bonne heure! mais je ne le prononcerai jamais. Eh bien !
il est amoureux fou de moi.
— Ah! Colomba, vous devenez bien coquette... Nous aurons dans
peu un autre mariage.
— Moi ! me marier? Et qui donc élèverait mon neveu... quand Orso
m'en aura donné un? qui donc lui apprendrait à parler corse?... Oui, il
parlera corse, et je lui ferai un bonnet pointu pour vous faire eru-ager.
— Attendons d'abord que vous ayez un neveu, et puis vous lui
apprendrez à jouer du stylet, si bon vous semble.
— Adieu les stylets, dit gaiement Colomba ; maintenant j'ai un éven-
tail, pour vous en donner sur les doigts quand vous direz du mal de
mon pays.
Causant ainsi, ils entrèrent dans la ferme, où ils trouvèrent vin,
fraises et crème. Colomba aida la fermière à cueillir des fraises pen-
dant que le colonel buvait de l' Aleatico. Au détour d'une allée, Colomba
8.
IIG REVUE DES DEUX MONDES.
aperçut un vieillard assis au soleil sur une chaise de paille, malade,
comme il semblait, car il avait les joues creuses, les yeux enfoncés; il
était d'une maigreur extrême, et son immobilité, sa pûleur, son regard
fixe, le faisaient ressembler à un cadavre plutôt qu'à un être vivant.
Pendant plusieurs minutes, Colomba le contempla avec tant de curio-
sité, qu'elle attira l'attention de la fermière. — Ce pauvre vieillard,
dit-elle, c'est un de vos compatriotes, car je connais bien à votre parler
que vous êtes de la Corse, mademoiselle. Il a eu des malheurs dans
son pays; ses enfans sont morts d'une façon terrible. On dit, je vous
demande pardon, mademoiselle, que vos compatriotes ne sont pas
tendres dans leurs inimitiés. Pour lors, ce pauvre monsieur, resté
seul, s'en est venu à Pise, chez une parente éloignée, qui est la pro-
priétaire de cette ferme. Le brave homme est un peu timbré; c'est
le malheur et le chagrin C'était gênant pour madame, qui reçoit
beaucoup de monde; elle l'a donc envoyé ici. Il est bien doux, pas
gênant; il ne dit pas trois paroles dans un jour. Par exemple, la tête a
déménagé. Le médecin vient toutes les semaines, et il dit qu'il n'en
a pas pour long-temps.
— Ah! il est condamné? dit Colomba. Dans sa position, c'est un
bonheur d'en finir.
— Vous devriez, mademoiselle, lui parler un peu corse; cela le
ragaillardirait peut-être, d'entendre le langage de son pays.
— Il faut voir, dit Colomba avec un sourire ironique; et elle s'ap-
procha du vieillard jusqu'à ce que son ombre vînt lui ôter le soleil.
Alors le pauvre idiot leva la tête et regarda fixement Colomba , qui
le regardait de même, souriant toujours. Au bout d'un instant, le
vieillard passa la main sur son front et ferma les yeux comme pour
échapper au regard de Colomba. Puis il les rouvrit, mais démesuré-
ment; ses lèvres tremblaient, il voulait étendre la main; mais, fas-
ciné par Colomba , il demeurait cloué sur sa chaise , hors d'état de
parler ou de se mouvoir. Enfin de grosses larmes coulèrent de ses
yeux, et quelques sanglots s'échappèrent de sa poitrine.
— Voilà la première fois que je le vois ainsi, dit la jardinière. — Ma-
demoiselle est une demoiselle de votre pays; elle est venue pour vous
voir, dit-elle au vieillard.
— Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauquc; grâce! IN'es-tu pas
satisfaite? Cette feuille... que j'avais brûlée... comment as-tu fait
pour la lire?... Mais pourquoi tous les deux?... Orlanduccio, tu n'as
rien pu lire contre lui... Il fafiait m'en laisser un... un seul... Orlan-
duccio... tu n'as pas lu son nom...
COLOMBA. 117
— Il me les fallait tous les deux , lui dit Colomba à voix basse et
dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés, et si la souche n'était
pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te plains pas; tu n'as pas
long-temps à souffrir. Moi, j'ai souffert deux ans!
Le vieillard poussa un cri, et sa tête tomba sur sa poitrine. Colomba
lui tourna le dos et revint à pas lents vers la maison en chantant
quelques mots incompréhensibles d'une ballata : « II me faut la main
qui a tiré, l'œil qui a visé, le cœur qui a pensé.... »
Pendant que la jardinière s'empressait à secourir le vieillard, Co-
lomba, le teint animé, l'œil en feu, se mettait à table devant le
colonel.
— Qu'avez-vous donc? disait-il, je vous trouve l'air que vous aviez
à Pietranera ce jour où, pendant notre dîner, on nous envoya des
balles?
— Ce sont des souvenirs de la Corse qui me sont revenus en tête.
Mais voilà qui est fini. Je serai marraine, n'est-ce pas? Oh! quels
beaux noms je lui donnerai : Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone.
La jardinière rentrait en ce moment. — Eh bien ! demanda Colomba
du plus grand sang-froid, est-il mort ou évanoui seulement?
— Ce n'était rien, mademoiselle; mais c'est singulier comme votre
vue lui a fait de l'effet.
— Et le médecin dit qu'il n'en a pas pour long-temps?
— Pas pour deux mois, peut-être.
— Ce ne sera pas une grande perte, observa Colomba.
— De qui diable parlez-vous? demanda le colonel.
— D'un idiot de mon pays, dit Colomba d'un air d'indifférence,
qui est en pension ici. J'enverrai savoir de temps en temps de ses
nouvelles. Mais, colonel iSevil, laissez donc des fraises pour mon
frère et pour Lydia.
Lorsque Colomba sortit de la ferme pour remonter dans la calèche,
la fermière la suivit des yeux quelque temps : — Tu vois bien cette
demoiselle si jolie, dit-elle à sa fille, eh bien! je suis sûre qu'elle aie
mauvais œil.
Pr. Mérimée.
BROUSSAIS.
Lorsque l'Acadéniie des Sciences morales et politiques fut rétablie en
1832, M. Broussais était depuis long-temps célèbre par la hardiesse
de ses systèmes, le nombre et la valeur de ses écrits, l'accomplisse-
ment même d'une grande réforme médicale. Il essayait alors d'étendre
jusqu'à la philosophie la révolution qu'il avait opérée en médecine.
Cet observateur habile, ce réformatenr original, cet écrivain abondant
et chaleureux, cet homme supérieur qui, pendant plus de quinze
années, avait rempli la France et l'Europe de ses travaux et de sa re-
nommée, n'appartenait pas encore à l'Institut. La nouvelle Académie
s'empressa de recueillir ce grand nom. Ouverte à toutes les idées,
n'excluant aucun point de départ pour arriver à ces vérités premières
que l'homme cherche toujours et (pie Dieu ne lui livrera peut-être
jamais, elle admit M. Broussais dans sa section de philosophie où
il fut le représentant le plus extrême d'une doctrine qui semblait être
déjà parvenue, avant lui, jusqu'à ses dernières limites.
C'est donc comme philosophe que j'ai surtout à faire connaître
M. Broussais. Mais je remplirais mal ma tâche et je donnerais de lui
(1) Celte remarquable éliule sur Broussais a été lue le 27 juin , par M. Mignel , à la
séance annuelle de l'Académie des Sciences morales et politiques. Elle complétera
dignement, quoique partant d'un point de vue opposé, une appréciation des travaux
scientiliques de Broussais qui avait été remarquée dans notre livraison du l^r mai
1839, mais qui était restée inachevée. ( N. du D. )
BROUSSAIS. ' 119
une idée bien imparfaite , si je me bornais à le présenter sous cet
aspect. M. Broussais n'a été philosophe que par occasion et, en quel-
que sorte, par déduction. En lui, le physiologiste a précédé, inspiré,
subjugué le penseur. Il faut, dès-lors, chercher ses principes philo-
sophiques dans ses théories médicales. C'est là que se trouvent son
originalité et ses principaux titres à la gloire. C'est là qu'on peut saisir
la marche de cet esprit vigoureux, exposer ses découvertes dès leur
origine, et les snivre dans tout leur développement systématique.
C'est là aussi que l'homme se montre tout entier, convaincu, impé-
rieux, passionné, avec son impétueux courage, sa verve entraînante,
se plaisant à combattre les systèmes contemporains pour le moins
autant qu'à établir le sien, et transportant la lutte jusque dans l'his-
toire, afin d'y renverser toutes les vieilles autorités et de dominer
seul. En un mot, c'est là que M. Broussais occupe une place, dans la
glorieuse compagnie des maîtres de la science, qui lui doit d'incon-
testables progrès.
François-Joseph-Victor Broussais naquit à Saint-Malo, le 17 dé-
cembre 1772. Il appartenait à une famille vouée depuis plusieurs
générations à l'art de guérir. Son bisaïeul avait été médecin et son
grand-père pharmacien. Son père, qui exerçait aussi la médecine,
s'était établi à Pleurtuit, village situé non loin de Saint-Malo sur le
bord de la mer. Là s'écoulèrent les douze premières années de Brous-
sais. A part les soins éclairés d'une mère tendre et forte qu'il aimait
extrêmement, et les faibles enseignemens de son curé, qui le forma
surtout à servir la messe et à chanter au lutrin, l'éducation de son
enfance fut fort négligée. Mais il n'y a pas de temps perdu pour les
hommes d'une organisation supérieure. Ce que l'éducation ne fait pas
pour eux, la nature se charge de le faire, et, en attendant que leur
esprit se cultive, leur caractère se forme.
C'est ce qui arriva au jeune Broussais dont les sentimens se déve-
loppèrent avec d'autant plus de force qu'ils ne furent pas gênés par
les idées. Il apprit surtout de bonne heure à ne rien craindre. Son
l)ére l'envoyait de nuit porter, dans les campagnes , les remèdes qu'il
avait prescrits à ses malades. Souvent il ignorait la route qu'il devait
parcourir, et il se laissait alors guider, jusqu'à la chaumière inconnue,
par le cheval qui y avait conduit son père pendant le jour. Le jeune
et intrépide enfant traversait ainsi, sans hésitation et sans trouble,
des bruyères désertes, silencieuses et mal famées s'aguerrissant,
dans ces courses nocturnes , contre les craintes vagues, qui n'eurent
pas plus de prise sur lui que les dangers réels. Il donna, dès son
120 REVUE DES DEUX MONDES.
jeune âge, des preuves de l'énergie audacieuse qu'il porta plus tard
dans la conduite de la vie et les luttes de la science.
Lorsqu'il eut douze ans, sa mère, dont la tendresse clairvoyante
avait aperçu ses heureuses dispositions, voulut qu'elles fussent déve-
loppées par une éducation libérale. Elle consentit à se séparer de lui,
et il fut envoyé au collège de Dinan. Il y fit ses études classiques
avec succès. Il avait une intelligence vive, une mémoire heureuse et
tenace, une réflexion précoce, car l'activité de son esprit n'ayant pas
été jusque-là employée à apprendre , s'était tournée à observer. Il
n'avait pas encore terminé ses études lorsque la révolution éclata. Sa
famille en embrassa la cause, qui enflamma de ses ardeurs l'ame du
bouillant écoHer. Aussi, en 1792, les Prussiens s'étant avancés jus-
qu'à Verdun , et le cri d'alarme qui appelait les hommes de bonne et
de patriotique volonté à la défense de la révolution menacée ayant
retenti de Paris jusqu'au fond des provinces, Broussais, qui avait alors
vingt ans et qui était en philosophie, s'enrôla avec plusieurs de ses
camarades, qui formèrent une compagnie franche à Dinan. Parti
comme soldat, il se serait promptement distingué dans cette carrière,
où le commandement et la gloire allaient appartenir sans contesta-
tion et sans lenteur aux braves, aux intelligens, aux ambitieux. Rien
de cela ne lui manquait pour arriver bientôt au premier rang.
Dans une de ces rencontres auxquelles il assista contre les chouans,
il eut occasion de montrer à la fois sa force et son généreux courage.
La compagnie franche de Dinan fut surprise et battue. Dans la fuite,
un des camarades de Broussais, atteint d'un coup de feu, tomba à
côté de lui. La guerre était sans quartier, et l'ennemi se trouvait à
quelques pas. Broussais. au risque d'être pris lui-même, s'arrêta,
chargea sur ses épaules son compagnon blessé et continua sa retraite
un peu ralentie par son dangereux fardeau. Les chouans tirèrent sur
lui ; il reçut une balle dans son chapeau et parvint à leur échapper.
Arrivé en lieu de sûreté , il déposa son camarade , mais il le trouva
mort. Il n'avait sauvé qu'un cadavre. Son dévouement n'en avait pas
moins été fort beau, car de telles actions s'estiment d'après le senti-
ment qui les inspire et le danger qu'il faut braver pour les accomplir.
Broussais ne servit pas long-temps dans la compagnie franche de
Dinan , où il avait été nommé sergent. Étant tombé gravement ma-
lade, il revint près de ses parens, dont il était le fus unique, et qui,
déjà âgés, le conjurèrent d'embrasser la profession héréditaire dans
sa famille. Il s'y décida et fut admis successivement à l'hôpital de
Saint-Malo et à celui de Brest. Ses progrès furent rapides, et il ob-
BROUSSAIS. 121
tint bientôt une commission de chirurgien sur la frégate la Renommée.
Il était en rade prêt à partir, lorsqu'on lui remit une lettre du maire
de Saint-Malo qui commençait par ces emphatiques, mais effrayantes
paroles : Frémis en recevant cette lettre. Elle lui annonçait en effet un
affreux malheur. La demeure de ses vieux parens à Pleurtuit avait
été envahie par les chouans. Son père avait vainement essayé de s'y
défendre. Il y avait été égorgé ainsi que sa femme par les chouans,
qui avaient ensuite mutilé leur corps et dévasté leur maison. En ap-
prenant cette horrible nouvelle, Broussais fut saisi de la plus pro-
fonde douleur et de la plus violente indignation. Son émotion fut si
forte , que lorsque , après quarante ans , cet ineffaçable souvenir se
représentait à lui, on le voyait pâlir et trembler comme au jour de
la catastrophe.
La cause de la révolution à laquelle on venait d'immoler ses parens
était déjà celle de ses convictions , elle devint alors celle de son res-
sentiment fdial. Il lui demeura fidèle toute sa vie. Il la servit à cette
époque dans la guerre contre les Anglais. Tour à tour officier de
santé de deuxième classe et chirurgien-major sur la corvette V Hiron-
delle et le corsaire le Bouf/ainville, il fit avec succès plusieurs cam-
pagnes de mer. Mais il ne pouvait pas rester toujours chirurgien de
marine. Aussi, après quelques années, quitta-t-il son pays natal, où
il s'était marié, pour aller compléter à Paris ses études médicales et
y prendre le grade de docteur.
Il y arriva en 1799. C'était une brillante époque pour l'esprit scien-
tifique en France. L'école de Bacon, de Locke et de Condillac gou-
vernait exclusivement les intelligences. L'analyse était plus que son
instrument, elle était devenue en quelque sorte sa religion. Il en était
résulté un fanatisme de décomposition qu'inspirait le désir de tout
savoir, l'espt^rance de tout refaire, et qui , accumulant des ruines dans
l'ordre moral, avait créé des sciences dans l'ordre physique. Les mer-
veilleux progrès de l'histoire naturelle, de la chimie, de la géologie,
des hautes mathématiques, étaient son œuvre. La médecine avait
participé à ces progrès. L'école de Paris, jusque-là circonspecte dans
sa marche, un peu routinière dans ses idées, et n'ayant produit aucun
des génies inventifs et des grands théoriciens qui , depuis trois siècles,
avaient opéré des révolutions dans la médecine, prenait un essor
inconnu. Elle était à son tour illustrée par de mémorables travaux et
des hommes supérieurs. Chaussier, l'un de ses réorganisateurs, pu-
'bliait ses Tables phijsiologigues ; Vme\ , dans sa célèbre Nosographie
philosophigiœ, promulguait la charte de la médecine française, qui
iSâ REVUE DES DEUX MONDES.
devait être observée jusqu'à la réforme de M. Broussais; Cabanis, écri-
vain élégant et disciple un peu outré de Condillac, appliquait le sys-
tème de sou maître aux rapports du physique et du moral de l'homme,
et il exposait, dans les curieux mémoires lus sur cet important sujet
à votre classe môme, une sorte de psycliologie matérielle; Bichat
étonnait le monde savant en lui doiniant coup sur coup son Traité
des Membranes, ses Recherches i)}uisiolo(jiques sur La vie et la tnorl,
son Anatomie générale appliquée à la Physiologie et à la Médecine,
admirables ouvrages que cet immortel jeune homme, plein d'ardeur
et de génie, publiait en quelques années, pressé de découvrir et de
produire, comme s'il eût pressenti qu'à l'âge de trente-un ans il serait
enlevé à la science. Tels furent les maîtres de Broussais.
Il devint l'ami de Bichat, dont les travaux exercèrent plus tard
une inlluence décisive sur ses propres idées, et il adopta , non sans
ardeur, les doctrines de Pinel , qui régjiait alors souverainement en
médecine. Après quatre ans de fortes études, il fut reçu docteur. Il
prit pour sujet de sa thèse la fièvre hectique. Comme il ne pouvait
rien être faiblement, il se montra imitateur prononcé de Pinel.
Dans sa Nosographie philosophique , Pinel, (idèle à la méthode des
naturalistes, avait classé les maladies par genres, espèces, variétés,
comme des animaux ou des plantes, bien plus d'après leurs symp-
tômes que d'après leur nature. Tout en cherchant à localiser les
fièvres, ainsi que le démontrent les dénominations mêmes qu'il leur a
données, il admettait pourtant, à l'exemple de la plupart des grands
médecins qui l'avaient devancé, des troubles généraux de l'économie
vivante, qu'il considérait comme des fièvres primitives ou essentielles.
Ces fièvres étaient au nombre de six dans la classification de Pinel.
M. Broussais, qui plus tard n'en admit aucune, proposa alors d'y en
ajouter une septième, la Jicvre hectique, qu'il attribua à un désordre
d'action dans les divers appareils, et non à un vice ou à une décom-
position des organes.
(]e qui mérite d'être remarqué dans ce premier ouvrage de M. Brous-
sais, quand on le compare à ceux qu'il publia ensuite, ce n'est pas la
contradiction des doctrines, mais l'identité de l'homme avec lui-
même. 11 ne faut pas y voir les maladies essentielles soutenues dans
leur réalité et augmentées dans leur nombre par celui-là même qui
se prononcera exclusivement plus tard pour les maladies locales ; il
faut y apercevoir déjà l'esprit pénétrant et hardi qui a besoin d'in-
venter tout en imitant et de généraliser tout en ignorant. Le sujet
même qu'il a choisi en se demandant quelle est cette fièvre mysté-
BROUSSAIS. t'SSS
rieuse qui conduit par une consomption lente, mais irrémédiable, ses-
tristes victimes à la mort, annonce l'instinct supérieur d'un homme
qui sait déjà choisir les vrais problèmes, s'il ne sait pas encore les
résoudre. Celui-ci était fondamental et devait le mettre sur la voie
de ses découvertes et de sa réforme.
En effet, après avoir essayé pendant deux années de pratiquer la
médecine à Paris, où il n'était pas assez connu pour réussir tout d'abord
et pas assez riche pour y attendre le succès long-temps , il tourna ses
vues d'un autre côté. L'armée lui offrait une clientelle toute formée
et ouvrait une vaste perspective à son talent d'observateur médical.
M. Broussais obtint, par l'influence de Pinel et de son ami M. Desge-
nettes, d'être nommé médecin aide-major dans l'armée des côtes de
l'Océan. Il partit en 1805 pour le camp de Boulogne, dont il suivit les
glorieux soldats à Ulm, à Austerlitz et dans leurs courses victorieuses à
travers l'Europe. Il était éminemment propre à être médecin militaire.
Robuste, hifatigable, il avait une ame forte, un caractère décidé et un
courage au-dessus des privations, des dangers et des épidémies, sou-
vent plus meurtrières dans les armées que les batailles. Aussi montra-
t-il , dans son noble et périlleux métier, ce zèle de l'aptitude et de la
passion qui l'emporte, s'il se peut, sur le sentiment même du devoir,
dont le principe est plus méritoire , mais dont les impulsions sont
quelquefois moins actives et les résultats moins féconds. Il prodiguait
aux soldats des soins persévérans et les témoignages de l'humanité
la plus compatissante, car il ne s'est jamais accoutumé à voir souffrir
indifféremment» et il a conservé jusqu'à la fin de sa vie cet heureux
privilège d'une bonne nature que le spectacle continuel de la douleur
et de la mort n'avait pas endurcie.
Mais ce qu'il y eut peut-être en lui de plus remarquable, ce fut
l'esprit scientifique qu'il porta dans les camps. Le problème qui l'avait
déjà occupé, et qu'il ne croyait pas avoir bien résolu , se représenta
à lui. « Tous les médecins qui suivent les hôpitaux savent, dit-il, qu'on
y voit une l'oule de malades , pâles , maigres , perdant chaque jour
de leurs forces et s'avançant à pas lents vers le tombeau avec une
fièvre hectique plus ou moins caractérisée et quelquefois sans aucune
agitation fébrile appréciable. Les méditations qu'exigea la composition
de mon ouvrage sur la fièvre hectique avaient fixé mon attention sur
ces malheureux trop long-temps négligés; et sitôt que je me vis placé
sur le théâtre des hôpitaux militaires, je pris la résolution d'étudier
les maladies chroniques d'une manière toute particulière. Lorsque je
voulus chercher un guide parmi les auteurs les plus illustres et aux:-*
124 REVUE DES DEUX MONDES.
quels la médecine confesse devoir ses plus grands progrès, je ne
trouvai que confusion ; tout n'était pour ainsi dire que conjectures. »
Il se livra dès-lors à l'examen le plus attentif de ces maladies peu
connues. Transporté tantôt en Hollande , tantôt en Autriche , tantôt
en Italie, passant des brumes du nord sous les chaleurs du midi, il
observa les effets de ces divers climats sur des hommes de toutes les
constitutions introduits dans les ambulances ou les hôpitaux, et il
suivit leurs maladies depuis le début jusqu'au terme, les rapportant
à leurs causes, décrivant leurs rechutes et en complétant l'histoire
par des autopsies exactes et concluantes. C'est ainsi qu'en trois ans il
amassa un trésor de faits inconnus et de vues originales sur les grands
troubles de l'appareil respiratoire et de l'appareil digestif; il obtint
un congé en 1808 et vint à Paris publier ses recherches sous le titre
à' Histoire des phleg7nasies ou inflammations chroniques.
Cet ouvrage imj)érissable perpétuera la gloire de M. Broussais aussi
long-temps que la saine observation et la vraie science seront en
honneur. M. Broussais y annonça que la plupart des maladies chro-
niques étaient le résultat d'une inflammation aiguë mal guérie. L'in-
llammation devint pour lui le point de départ de la maladie. Il dé-
crivit savamment la marche de cette stimulation excessive, qui appelait
le sang en trop grande abondance dans les organes atteints, y chan-
geait les conditions de la vie, et, après avoir introduit et entretenu
le trouble dans leurs fonctions, désorganisait leur tissu même et pro-
duisait la mort. Il montra, contre le système de Brown, que la fai-
blesse générale se combinait souvent dans les phlegmasies chroniques
avec une excitation locale, et qu'il fallait alors hardiment attaquer
celle-ci sans se laisser préoccuper par la crainte de celle-là , qui n'était
qu'apparente.
Ses travaux sur les inflammations du poumon furent très remar-
quables. Il s'attacha à établir que les maladies des diverses parties de
cet appareil se liaient entre elles, se transformaient à chaque instant
les unes dans les autres, produisaient en dernier résultat des tuber-
cules, et, en devenant chroniques, aboutissaient toutes à la phthisie.
Mais ses recherches sur les inflammations gastro-intestinales furent
beaucoup plus originales et le conduisirent à de précieuses décou-
vertes. Il porta la lumière sur cet obscur et délicat appareil par lequel
s'opère la réparation des forces, s'élaborent les élémens matériels de
la vie, et dont les désordres avaient été jusque-là incomplètement
observés. M. Broussais fit voir qu'il était le siège de beaucoup de
maladies dont on plaçait le théâtre ailleurs , ou que l'on considérait
BROUSSAIS. 125
comme générales. Il remplit une lacune dans la médecine, et il le fit
avec tant de sûreté et de mesure, qu'en lisant ce bel ouvrage, on ne
sait ce qu'il faut admirer le plus, de l'observateur pénétrant ou du
théoricien circonspect. La doctrine de l'irritation était déjà comprise,
quoique sans excès, dans celle de l'inflammation , d'où M. Broussais
la dégagea sept ans plus tard.
L'Histoire des phlcgmasies chroniques n'eut pas tout le succès
qu'elle méritait. A cette époque, les travaux de l'esprit obtenaient peu
de gloire , et un seul homme faisait du bruit. M. Broussais se consi-
déra comme heureux de vendre 800 francs ses deux volumes, qui ne
trouvèrent que de rares appréciateurs, parmi lesquels il faut compter
Chaussier etPinel. Nommé médecin principal d'un corps d'armée en
Espagne, il partit pour la Péninsule à pied, gaiement rempli du sen-
timent de sa force, et décidé peut-être à produire un système saillant
et complet dès la première occasion.
Cette occasion se présenta à la paix de 1814. Jusque-là M. Brous-
sais avait continué assez silencieusement ses travaux (1), qui l'avaient
engagé de plus en plus dans des voies nouvelles. Cessant alors de suivre
les armées, et nommé bientôt second professeur à l'hôpital militaire
du Val-de-Grace, sur l'indication et par le crédit de M. Desgenettes (2),
il n'hésita plus à se faire réformateur. Le respect qu'il avait eu pour
l'autorité de Pinel , et qui l'avait empêché, comme il l'avoua plus tard ,
de dire toute sa pensée dans X Histoire des phleymasies chroniques,
cessa de l'arrêter. Il tira hardiment les conséquences du principe de
l'inflammation , et il émit sa fameuse doctrine de la médecine phy-
siologique, à la formation de laquelle un incident personnel n'avait
certainement pas été étranger. Cette anecdote est trop caractéristique
pour que je ne la raconte point.
Pendant que M. Broussais était à Nimègue , il avait été saisi par
une fièvre grave et d'un mauvais caractère. Il reçut la visite et les
conseils de deux médecins de ses amis , dont l'un recommanda les
cordiaux et le quinquina pour échapper à une fièvre adynamique , et
dont l'autre pensa qu'il fallait recourir aux purgatifs pour combattre
une fièvre putride. Embarrassé entre ces deux avis et ces deux trai-
(1) Le seul travail important qu'il puljlia entre 1808 et 1814, fut un Mémoire sur
la circulation capillaire, tendant à faire mieux connaître les fonctions du foie,
de la rate et des glandes lymphatiques, imprimé dans les Mémoires de la Société
médicale d'émulation; Paris, 1811, tom.VII, pag. 1 et suiv.
(2) Qu'il remplaça plus lard comme premier professeur, lorsque M. Desgenettes
quitta le Val-de-Grace pour «ire inspecteur-général du service de santé des armées.
1-26 REVUE DES DEUX MODES.
temeris contradictoires, M. Broussais n'en suivit aucun. Se croyant en
danger, il (juitta son lit avec une fièvre brûlante, et s'assit, presque nu,
devant son secrétaire pour mettre ordre à ses papiers. C'était au mois
de janvier, et les rues de la ville étaient couvertes de glace. Peiidant que
M. Broussais se livrait à ce périlleux arrangement de ses affaires, les
ardeurs de la fièvre s'apaisaient, un sentiment de fraîcheur et de bien-
être pénétrait dans tout son corps. Frappé d'un résultat si imprévu,
M. Broussais, pour qui tout était objet de réflexion , changea son im-
prudence en expérience. Devenu téméraire par esprit d'observation,
il ouvrit la fenêtre et respira long-temps l'air froid du dehors. Il s'en
trouva mieux, et il conclut qu'une boisson rafraîchissante serait aussi
salutaire à son estomac brûlant que l'air glacé l'avait été à sa poitrine
embrasée, et il s'inonda de limonade. En moins de quarante-huit
heures, il était guéri. Ce fait le frappa beaucoup, et resta dans son
esprit comme le germe de sa grande réforme.
Dans quel état M. Broussais trouva-t-il la science médicale lorsqu'il
entreprit de la réformer"? Cette science avait fait des progrès succes-
sifs en vertu de son propre développement, et sous des influences
étrangères. Dans les temps anciens, on n'avait presque rien saisi au-
delà de la marche générale et extérieure des maladies qui ne pou-
vaient pas être rattachées à des organes dont on ignorait la véritable
structure, les fonctions et les rapports. On connaissait peu ou mal le
corps humain, ce chef-d'œuvre de la création divine, cette matière
organisée, vivante, sensible, intelligente, qui, sous un si petit espace
et avec un tissu en apparence si fragile, lutte victorieusement contre
les puissantes forces de la nature physique, se les assimile, et ne
tombe sous leur empire destructeur que lorsque le principe qui
l'anime fléchit ou succombe; ce vaste ensemble d'appareils si divers
qui pourvoient à la conservation de l'homme et le mettent en rela-
tion avec l'univers entier; cette admirable architecture osseuse si bien
( ombinée pour les soutenir ou les protéger; ces muscles si ingénieu-
sement appropriés, par leur position et par leur forme, aux mouve-
mens qu'ils sont destinés à accomplir en vertu d'une mécanique mys-
térieuse; ces nerfs doués d'une sensibilité si variée, qui transmettent
la connaissance des objets extérieurs à l'intelligence et les impulsions
de la volonté ou des instincts conservateurs aux muscles; ces vais-
seaux qui portent la substance réparatrice dans toutes les parties du
corps, où, par l'entremise de mille forces diverses, elle subit les
transformations les plus merveilleuses et les plus différentes; ces
grands viscères dont l'un fait le sang par une chimie compliquée et
BROUSSAIS. 127
qui sera peut-être éternellement insaisissable, dont l'autre le pousse
par un mouvement régulier partout où il doit entretenir la vie, et
dont le troisième le régénère en lui apportant dans ses celkiles, qui
se remplissent et se vident sans cesse, l'air destiné à lui rendre les
qualités qu'il a perdues dans sa course et par ses distributions à tra-
vers le corps; tous ces organes enfin qui, dans des limites précises et
avec une harmonie admirable, voient, entendent, sentent, se meu-
vent, respirent, analysent, composent, sécrèteut sous la direction de
la volonté, ou sous l'impulsion d'une puissance instinctive plus habile
encore que si elle était raisonnée, car elle a l'intelligence qui lui vient
de son créateur; et, au-dessus de tous les autres, cet organe supé-
rieur qui semble les dominer par sa place comme par ses fonctious,
qui est le siège et le moyen de manifestation de la pensée à l'aide de
laquelle l'homme ne prolonge pas seulement la vie, dont il connaît
mieux les conditions, mais s'élève au-dessus d'elle pour contempler
les lois de l'univers et remonter jusqu'à son auteur.
La science du corps humain, de ses fonctions et de ses maladies,
fut dès-lors très lente à se former. Elle fut long-temps arrêtée dans
ses progrès par les mystères qu'elle avait à dévoiler, et souvent dé-
tournée de sa véritable route par l'intervention des autres sciences,
qui l'aidèrent à conjecturer et à se tromper. Ainsi, dans l'antiquité,
elle s'égara à travers les fausses notions d'une mauvaise physique, et
les diverses doctrines philosophiques qui servirent de fondement à
un grand nombre de systèmes médicaux. Lorsqu'elle recommença ses
efforts originaux à la fin du moyen-àge, elle se laissa de nouveau
entraîner dans des voies étrangères. Elle subit l'influence des idées
dominantes et des sciences en progrès. Astrologique sous Paracelse,
moitié chimique et moitié mystique sous Van Helmont, tout-à-fait
chimique sous Sylvius (de la Boë), qui transforma le corps humain en
laboratoire, mécanique sous Borelli et Boerhaave, qui n'y aperçurent
qu'une machine hydraulique, spiritualiste sous Stahl , qui subordonna
toutes les fonctions des organes à un principe psychologique , la
science de l'organisation animée fut enfin soumise par Frédéric
Hoffmann à l'empire d'une force plus appropriée à sa nature, et qui
conduisit bientôt Bordeu et Barthès à leur force vitale. En effet, par
une logique naturelle, on fut alors porté à reconnaître dans le corps
un principe, qui n'étant ni matière, ni ame, présidait à la formation,
à l'entretien , aux opérations des organes en vertu d'une puissance
propre, d'une chimie particulière, d'une mécanique spéciale, et qu'on
appela le principe de la vie, lui donnant ainsi le nom du grand
acte qu'il accomplissait.
i28 REVUE DES DEUX MONDES.
Arrivée à ce principe vital , la science ne chercha plus à le sur-
prendre dans son essence cachée, mais à l'étudier dans ses effets
■visibles. Elle fut favorisée dans cette étude par les découvertes suc-
cessives qu'avaient amenées les fausses théories elles-mêmes, soit
pour se prouver, soit pour se détruire entre elles, et par celles qui
furent le produit de l'observation et de l'analyse. La connaissance
des divers appareils et de leur usage , la découverte de la circulation
du sang par llarvey, et de l'irritabilité musculaire par Hallcr; l'ana-
tomie des organes malades, par Morgagni; l'appréciation des tissus
soHdes, de leur nature et de leur vitalité, par Bordeu et Bicliat, per-
mirent de mieux saisir les actes réguliers et les troubles de la vie. La
médecine avait long-temps attribué les maladies au défaut d'har-
monie ou à la dégénération des parties liquides du corps, ce qui avait
fondé l'humorisme avec ses nombreuses variétés; mais, prenant alors
pour point de départ de l'action vitale les parties solides dont dépen-
daient la circulation du sang et les sécrétions des humeurs, elle plaça
en elles seules les causes des maladies, et créa la théorie du soli-
disme moderne.
La doctrine de l'Écossais Brown, qui eut une si grande fortune à
la fin du xviii" siècle, en fut une conséquence. D'après Brown, la
santé consistait dans la quantité régulière de la force vitale; la maladie,
dans l'excès ou le défaut de cette force. Aussi, ne reconnaissait-il
que deux ordres de maladies : les maladies sthéniques ou par excita-
tion, et les maladies asthéniques ou par affaiblissement, et n'em-
ployait-il que deux genres de remèdes , les débilitans et les stimulans.
Sa théorie était aussi simple à saisir que facile à appliquer, puisque le
symptôme du mal en indiquait à la fois la cause et le traitement.
Elle eut un succès d'abord fort étendu ; mais l'expérience ayant bien-
tôt montré l'exagération de ce système, il fut modifié en France
par Pinel, qui établit une sorte d'îclectisme médical, en Italie par
Rasori et Tommasini, qui opposèrent au stimulisme de Brown la
doctrine du contro-stimulisme. Obéissant à une tendance régulière,
la science , qui d'humoriste était devenue solidiste, passa du solidisme
général au solidisme local ; elle étudia l'action vitale et ses désordres
non plus dans l'ensemble du corps, mais dans chacun de ses organes,
y cherchant le siège particulier des maladies. Les travaux des grands
physiologistes, des habiles médecins du temps, avaient conduit à ce
résultat; et, lorsque M. Broussais se fit réformateur, il trouva la doc-
trine de Brown entièrement ébranlée, l'autorité de Pinel établie,
l'anatomie pathologique en progrès, et la localisation des maladies
commencée de toutes parts sans être encore caractérisée. Il devint
BROUSSAIS. 129
le représentant de cet effort nouveau et logique de la science; et,
comme il était entreprenant et absolu , il changea une tendance en-
core vague en révolution décidée, et des idées un peu confuses en
système régulier.
Quel fut ce système de M. Broussais? le voici : Haller avait fait res-
sortir la propriété qu'a la fibre musculaire de s'irriter et de se con-
tracter. Cette irritabilité , qui selon M. Broussais était restée stérile
dans la science, devint le point de départ de sa doctrine, le phéno-
mène fondamental au moyen duquel il fit accomplir toutes les fonctions
organiques, et il expliqua tous leurs désordres. Il établit donc sur
ce phénomène sa physiologie, sa pathologie, sa thérapeutique, et
même sa philosophie.
Il reconnut une force vitale qui présidait à la formation primitive
des tissus du corps. Les tissus une fois formés, cette force pourvoyait
à leur entretien par une chimie vivante. Celle-ci s'exécutait par l'en-
tremise de l'irritabilité que les agens extérieurs tels que l'air, la
lumière, le calorique, les alimens, mettaient en exercice, et qui pro-
voquait de la part des organes l'accomplissement de leurs fonctions.
Partout de même nature, mais inégalement répartie entre les divers
tissus animés, cette irritabilité consistait dans un mouvement de con-
traction qui appelait les liquides humains sur le point excité où s'opé-
raient la nutrition et les actes de l'organe. Tant que sa distribution
proportionnelle et son exercice régulier se conservaient , les phéno-
mènes de la vie s'exécutaient avec une perfection et une harmonie
qui constituaient la santé.
Mais si la stimulation des agens naturels devenait excessive ou
défectueuse, si le poumon était trop excité par l'air, l'estomac par
les alimens, le cerveau par les impressions des sens ou ses impulsions
propres, si la quantité de calorique nécessaire au corps était dépassée,
ou n'était pas atteinte, ou était inégalement distribuée, l'afflux des
liquides surabondait dans les organes surexcités, leurs tissus s'engor-
geaient et s'enflammaient, leur nutrition s'opérait mal, leurs fonc-
tions étaient troublées, et la maladie succédait en eux à la santé.
Cette excitation maladive ne différait pas de l'excitation réguUôre
par sa nature, mais par sa quantité. Elle était en plus ou en moins.
Lorsqu'elle était en plus, elle s'appelait, selon ses degrés, irritation,
surirritation, inflammation; lorsqu'elle était en moins, ce qui avait
lieu rarement , d'après M. Broussais, elle se nommait ab-irritation.
L'excès et la durée de l'irritation produisaient l'altération progres-
sive des tissus de l'organe, et par cette altération prolongée, la mort.
TOME xxiii. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Toute maladie provenant d'une excitation accrue ou mal équilibrée,
commençait par un organe, et pouvait s'étendre au\ autres sympa-
thiquement. Lorsque cette sympathie atteignait le cœur et multi-
pliait ses contra tiens, elle accélérait la circulation du sang et pro-
voquait la fièvre, qui était non la cause, mais l'effet d'une maladie.
L'organe le plus exposé par la nature de ses fonctions à des troubles
nombreux et graves était le viscère digestif, que M. Broussais con-
sidérait comme le siège des principales irritations. Aussi la gastro-
entérite était la maladie fondamentale et génératrice de la plupart
des autres.
D'après ce système, la maladie n'étant que l'excès ou le manque
d'irritabilité vitale dans un organe, la méthode curative devait con-
sister à la diminuer là oii elle était trop considérable, à l'augmenter
là où elle était trop faible. Les débilitans et les stimulans étaient les
seuls moyens thérapeutiques à l'usage du médecin. Comme les mala-
dies par irritation étaient incomparablement plus nombreuses que les
maladies par défaut de stimulation , les débilitans se recommandaient
dans presque tous les cas. On agissait sur l'irritation de plusieurs ma-
nières : directement, par des substances ayant une propriété spéciale
sédative; indirectement, par la diète qui diminuait l'excitation, par
des saignées locales qui dégorgeaient la partie enflammée, enfin par
l'emploi des révulsifs, qui transportaient l'irritation sur une partie du
corps moins importante que la partie attaquée, et plus propre à la rece-
voir sans danger. Tout s'enchaînait dans ce système : la physiologie
se fondait sur l'irritabilité des organes et son action régulière, la pa-
thologie sur la stimulation désordonnée de cette irritabilité, enfin la
thérapeutique sur sa diminution ou son accroissement pour en réto-
blir l'équilibre. M. Broussais construisait toute la science de l'orga-
nisation vivante et malade avec un seul phénomène, l'irritabilité,
comme Condillac avait foiulé sur une faculté unique, la sensation,
toute la science de l'entendement humain.
Ce système si bien arrangé pour l'esprit, si facile à apprendre, si
commode à appliquer, dans lequel les troubles des organes étaient
rattachés à leurs fonctions et la maladie avait la même origine que
la santé, M. Broussais, qui connaissait la puissance des mots, lui
donna le nom de médecine physiologique. Il fallait l'établir après
l'avoir conçu. Il fallait passer de la théorie à l'action et devenir
tout-à-fait révolutionnaire. M. Broussais était propre à remplir ce
rôle. Sans préjugé comme sans déférence, il ne se laissait arrêter par
aucune idée reçue et ne fléchissait pas devant les autorités les plus
BROUSSAIS, 131
respectées. Il croyait, chaque fois, ardemment à ce qu'il pensait. S'être
trompé précédemment avec enthousiasme ne l'empêchait pas de se
contredire avec résolution, sans quil supposât que l'aveu de son
erreur passée put éhranler la coniiance dans son assertion présente.
Rompre avec ses maîtres et se donner envers eux l'apparence de l'in-
gratitude ne l'embarrassait pas non plus. Il craignait encore moins
d'encourir de nombreuses, d'ardentes inimitiés. Il ne pensait pas que
la vérité dût se laisser entraver par la reconnaissance et s'établir sans
lutte. Il aimait d'ailleurs le combat, et la satisfaction de dominer
aurait sans doute été moins grande pour lui, si elle n'avait pas été
accompagnée du plaisir de vaincre.
C'est avec ces dispositions qu'il se mit à l'œuvre. Il exposa d'abord
son système dans un petit amphithéâtre de la rue du Foin qu'avaient
illustré les leçons de Bichat. Il s'éleva en même temps contre la pra-
tique incendiaire de Brown et les idées indécises de Pinel. L'un était
à ses yeux un meurtrier qui, s'étant hardiment trompé sur le carac-
tère des maladies, avait appris à tuer avec résolution ; l'autre était un
ontolo(jisic qui avait pris des symptômes pour des maladies, et qui,
incertain dans sa pratique ainsi que dans sa doctrine, se contentait
le plus souvent de laisser mourir. Comme la domination de Pinel
était établie et devait être renversée pour que M. Broussais put y
substituer la sienne, il s'attacha surtout à la ruiner. «Je sais, disait-il ,
qu'en attaquant ce colosse de la médecine antique , l'école et l'aca-
démie me seront fermées; mais je ne me rendrai pas indigne de moi-
même par le lâche chagrin de voir mes cadets y parvenir à mon pré-
judice. » Dans cette lutte, qui fut ardente de sa part, par quel sen-
timent était-il dirigé? Écoutons-le encore : « Je ne suis point possédé
de la chimère de l'immortahté; je désire rendre des services à l'huma-
nité autant que mes moyens me le permettront. Mon but est de for-
mer des médecins d'une pratique plus heureuse que ne peut l'être
celle des systématiques à la mode. J'y parviendrai , j'en suis sûr,
parce que depuis douze ans j'ai coutume d'y parvenir, parce qu'aucun
de ceux qui m'ont entendu ou vu pratiquer n'a résisté à la force de la
vérité : j'ose espérer d'en élever un assez bon nombre pour susciter à
l'erreur des ennemis qui finiront un jour par la détruire. »
iSe reconnaît-on pas le réformateur à ces tières et confiantes pa-
roles? N'aperçoit-on pas en lui la conviction passionnée qui est un
signe anticipé du triomphe? Aussi la nouveauté de ses vues, l'enchaî-
nement de ses déductions, la hardiesse môme de ses attaques, firent
grand bruit et attirèrent à son cours un auditoire nombreux et en-
9.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
thousiasmé. Son enseignement était si original, sa parole si vive, si
colorée, si saisissante; il réfutait ses adversaires avec tant de véhé-
mence et d'esprit , que l'amphithéùtre de la rue du Foin ne put bientôt
plus contenir tous ceux qui accouraient pour l'entendre. 11 transporta
son cours dans l'amphithéâtre plus vaste de la rue des Grès, et put
bientôt le poursuivre d'une manière officielle à l'hôpital même du
Val-de-Grâce. M. Broussais renouvela à cette époque les merveilleux
succès des plus célèbres professeurs du moyen-âge, La puissante
parole du maître entraînait la persuasion exaltée des disciples. L'irri-
tation était devenue un article de foi médicale ayant ses fanatiques et
au besoin ses martyrs, et l'on vit assez fréquemment la gastro-entérite
provoquer des duels de la part de ceux qui en trouvaient les signes
dans toutes les ouvertures de cadavres, et voulaient qu'on y crût
sous peine de mort.
Mais il ne se borna point à cette propagation orale de ses idées. Il
eut recours à une publicité plus étendue, et fit paraître son célèbre
Examen des doctrines médicales, qui acheva la révolution commencée
par ses cours. Ce livre, qui a acquis des développemens successifs ,
était à la fois un code de règles impérativement énoncées en forme
d'articles, et une histoire critique des divers systèmes qui avaient
précédé le sien. Législateur de la science nouvelle et juge de la science
passée, M. Broussais citait à son tribunal tous ses grands prédéces-
seurs depuis Hippocrate jusqu'à Pinel, et faisait le procès à leurs
idées d'après la loi qu'il venait de promulguer. Il n'eut pas de peine
à les convaincre d'erreur, puisqu'il se donnait à la fois comme l'in-
venteur et l'arbitre de la vérité médicale. Condamnant tour à tour les
galénistes, les humoristes, les chimistes, les mécaniciens, les ani-
mistes, les pinélistes, les éclectiques et les empiriques des divers
temps, il montra les vices particuliers aux systèmes qu'ils avaient
suivis en médecine. Son ouvrage produisit l'effet qu'il en attendait.
11 fut lu avidement, car il était écrit avec verve, d'un style inégal,
mais simple, énergique, riche, animé. Il frappa par une science
vaste malgré son point de vue exclusif et par un air de justice que
lui donnait l'histoire dont il avait emprunté la forme et l'autorité.
La confrontation successive de la doctrine physiologique avec toutes
les autres , et les passions que M. Broussais ne pouvait pas s'empê-
cher de mêler à ses idées, y répandaient un intérêt en quelque sorte
dramatique. Aussi, quoique le novateur y eût exposé les théories de
ses devanciers avec la partialité naturelle à un adversaire, quoiqu'il eût
entrepris de renfermer l'observation et la clairvoyance humaines dans»
BROOSSAIS. 133
l'horizon nécessairement borné d'un système, il eut un plein succès,
et bientôt, à l'aide de ses journaux comme de ses livres (1), de sa cli-
nique au lit des malades comme de ses leçons , il renversa tout ce qui
le gênait et domina seul.
En effet, au bout de quelques années, les partisans de l'ancienne
médecine, attaqués, surpris, déconcertés, se turent. Pinel, qui avait
toujours été timide et dont la théorie était restée indécise, assailli par
son disciple, maintenant son antagoniste, devenu vieux lui-môme et
incapable de résister à une pareille fougue et à une aussi pressante
conviction, refusa de combattre. Il descendit silencieusement et avec
dignité du trône médical qu'il occupait depuis vingt années et où
M. Broussais monta hardiment, décidé à mieux s'y défendre et croyant
pouvoir toujours y rester. Une jeunesse ardente, enthousiaste, se
pressa autour de lui. Elle se passionna pour ses idées, dont la simpli-
cité était surtout séduisante pour elle, et les transporta des bancs de
l'école dans la pratique médicale sur tous les points de la France. Il
y eut un moment où M. Broussais fit secte.
Mais la pratique est l'épreuve des systèmes, en médecine surtout.
Pour durer, il ne faut pas seulement qu'ils satisfassent les esprits; il
faut qu'ils guérissent les malades. La doctrine de M. Broussais avait
besoin de ce dernier succès afin de se consolider entièrement. Mal-
heureusement pour elle, depuis qu'elle était adoptée, on ne mourait
pas moins, et de méchans esprits prétendaient même qu'on mourait
davantage. On la jugea à son tour. Tandis que des partisans peu
mesurés la compromettaient en l'exagérant, des adversaires habiles
s'élevèrent contre elle et non sans succès dans un pays où l'on sait
toujours mieux attaquer que se défendre.
Sans lui refuser une part de vérité et sans nier les services qu'elle
avait rendus sous certains rapports à l'art de guérir, on contesta la
certitude de son principe et l'universalité de son application. On
(1) Outre ies ouvrages déjà cités, il publia pour la propagation ou la défense de son
système :
Les Aîinales de la médecine physiologique depuis 1822 jusqu'en 1834, formant
26 volumes ;
Un Traité de Physiologie appliquée à la pathologie, 1822, 2 vol. in-S»;
Un Catéchisme de la médecine physiologique, ou Dialogue entre un savant et un
jeune médecin, 1824, 1 vol. in-S»;
Des Commentaires des propositions de pathologie consignées dans l'Examen des
doctrines médicales, 1829, 2 vol. in-S";
El un grand nombre de discours, de réponses, de traités, publiés à part ou dans
des journaux.
iSki REVUE DES DEUX MONDES.
prétendit que l'irritation n'était pas l'origine de tous les troubles
organicjues; on soutint avec Bichat que l'état maladif, loir» d'être
l'exagération de l'état sain, avait pour cause des phénomènes d'une
nature opposée à celle des phénomènes réguliers, qui différaient
d'eux non par la quantité, comme le voulait M. Broussais, mais par la
qualité; on ne s'expliqua point comment l'irritation, qui resserrait la
fibre en la contractant, pouvait provoquer dans son tissu, sous un
espace devemi plus étroit, une plus grande masse de liquides et faire
produire à la contraction les effets de la dilatation; on ne comprit
pas mieux comment la fibre irritée, tantôt conservait ces liquides
accumulés pour les livrer à la décomposition inflammatoire, tantôt
leur ouvrait passage par l'hémorragie, ayant ainsi la propriété con-
tradictoire de les retenir et de les expulser. On fut encore plus éloigné
de reconnaître que l'irritabilité visible et mécanique de la fibre mus-
culaire put être confondue, ainsi que le faisait M. Broussais, avec la
sensibilité des nerfs dont le tissu était immobile, et dont les opéra-
tions plus délicates et en quelque sorte spirituelles s'exécutaient en
vertu de lois d'un ordre moins matériel et moins facile encore à saisir.
Si l'irritation maladive d'un organe était transportée sur un autre par
l'influence des sympathies nerveuses, ainsi que l'enseignait M. Brous-
sais, on se demanda pourquoi, dans le traitement par la révulsion,
les nerfs n'augmentaient pas l'irritation dans la partie déjà enflammée,
au lieu de l'affaiblir.
Enfin, tout en reconnaissant que M. Broussais avait saisi l'une des
causes les plus générales des maladies, l'inflammation dont il avait
signalé la marche dans les divers tissus; qu'il avait rattaché les mala-
dies chroniques aux maladies aiguës, et plus fortement ramené que
persoinie les maladies aiguës aux organes qui en étaient le siège;
qu'en les localisant ainsi , il avait rendu leur diagnostic plus sûr et leur
traitement plus régulier; qu'il avait appelé l'attention sur l'impor-
tance et les troubles de l'appareil digestif, avant lui mal exploré et
peu ménagé; qu'il avait introduit plus de tempérance dans les habi-
tudes et, sous ce rapport, perfectionné l'hygiène publique; qu'enfin
il avait enrichi de quelques vérités utiles la pratique générale qui
s'avance toujours, grossie de ce qu'il y a de fondé dans les divers sys-
tèmes; on crut néanmoins que la nature était plus compliquée dans
ses procédés et dans ses désordres que ne l'avait imaginé M. Broussais,
et qu'il n'y avait ni une seule opération organique, ni un seul genre
de maladies, ni un seul mode de traitement.
M. Broussais avait été un peu trop exclusif. Mais s'il s'était trompé eu
BROCSSAIS. 135
substituant quelquefois les conjectures aux observations et l'argumen-
tation à la certitude, il l'avait fait à la manière des grands novateurs,
dont les erreurs ne sont jamais que l'exagération d'une vérité. Mal-
heur, du reste, aux siècles , aux nations, aux hommes qui ne se trom-
pent pas ainsi ! Ils sont frappés de stérilité, et ils manquent d'idées de
peur d'avoir des systèmes. Le genre humain ne vit que de systèmes.
Il croit toujours plus qu'il ne sait, et il n'avance qu'en consentant à
s'égarer. S'il ne cherchait pas la vérité avec hardiesse, s'il ne croyait
pas l'avoir atteinte toutes les fois qu'il l'a entrevue, s'il ne s'efforçait
pas de l'enfermer dans ces classifications imparfaites que nous appe-
lons sciences, s'il ne soumettait pas les procédés et les créations de
la nature à des formes qu'il est de temps en temps obligé d'élargir et
de refaire, il ne trouverait que confusion dans l'univers où l'esprit
incertain et accablé se perdrait au milieu d'une immensité de faits
sans ordre et d'opérations sans loi.
M. Broussais fut conduit, par la marche de ses travaux , à rattacher
l'homme moral à l'homme physique. De médecin, il devint philo-
sophe. Il appliqua sa théorie physiologique aux actes intellectuels,
et publia son ouvrage de r Irritation et de la Folie. Son but avoué en
composant cet écrit , qui excita beaucoup d'émotion parmi les philo-
sophes et les médecins, et sembla destiné à les mettre aux prises, fut
de rendre la philosophie dépendante de la physiologie. Il parut
comme un conquérant et en armes sur les paisibles domaines de l'in-
telligence, qui changeaient souvent de maîtres, et dont les posses-
seurs n'étaient plus les disciples de Locke et de Condillac. Ceux-ci
auraient pu trouver grâce devant M. Broussais. Il y avait entre eux
et lui d'assez grandes conformités d'opinion sur l'entendement hu-
main, qu'aucun d'eux ne séparait des sens, et que plusieurs plaçaient
dans la matière même. D'ailleurs M. Broussais restait fidèle à leur
école, qui avait rendu de si grands services aux sciences naturelles
en leur recommandant l'observation des faits, l'emploi d'une analyse
sévère, et l'adoption d'une langue exacte. Mais ils avaient été rem-
placés dans la direction des esprits par les savans et brillans introduc-
teurs des théories psychologiques et idéalistes récemment professées
en Ecosse et en Allemagne. jM. Broussais regardait ces derniers, aux-
quels il donnait le nom de kanto-platoniciens, comme des usurpa-
teurs étrangers. Ils avaient fondé en France une école décidément
spiritualiste, dont il repoussait la doctrine, et dont il n'aimait p;is le
succès. Cette école, moins dogmatique qu'historique, douée de plus
de discernement que d'invention , proclamait son éclectisme, et met-
136 REVUE DES DEUX MONDES.
tait l'originalité de ses opinions dans le choix qu'elle savait en faire.
Elle puisait ses croyances philosophiques partout où le travail des
siècles et la vérification du sens commun lui en désignaient d'éprou-
vées. M. Broussais s'éleva contre elle avec toute la véhémence de son
talent. Il attaqua ses chefs, qui attiraient autour d'eux la jeunesse
par la beauté de leur parole et le cosmopolitisme même de leur sys-
tème, les peignit se retirant dans leur moi pour connaître le monde,
se fermant les yeux pour observer, donnant les rêves de leur pensée
pour les lois des choses, méprisant leurs devanciers, inintelligibles,
intolérans, superbes. Il leur reprocha de mettre inutilement une ame
dans le cerveau, comme on placerait, c'est son expression , un joueur
de clavecin à son instrument , et de créer une idolâtrie philosophique
en relevant , écrivait-il avec son fier coloris , le panthcori de Vonto-
logie, devant lequel il ne fléchirait pas le genou.
Il se présenta comme le restaurateur de l'école expérimentale et
analytique de Bacon , de Locke, de Condillac, de Tracy, et comme le
continuateur des travaux de Cabanis. Engagé dans ces voies, il s'y
avança plus loin que tout le monde. A ses yeux, l'homme physique
est l'homme tout entier. M. Broussais ne reconnaît pas en lui un prin-
cipe spirituel distinct de l'élément matériel. C'est par ses nerfs qu'il
sent, c'est dans ses viscères que se forment ses instincts et ses pas-
sions, c'est dans son cerveau que s'élabore sa pensée, c'est dans son
organisme que réside sa personnalité. Mais ces appareils matériels ne
sont pas seulement le siège de ces phénomènes, ils en sont la cause.
Ainsi la sensibilité est un produit nerveux, la passion est un acte
viscéral, l'intelligence est une sécrétion cérébrale, et le moi est une
propriété générale de la matière vivante. Voici comment M. Brous-
sais fut conduit à son système.
Observant les faits intellectuels et moraux dans leur manifesta-
tion extérieure, et n'allant point au-delà de ce qu'il apercevait, il
€rut que leur mode de production indiquait leur nature môme, et,
ies trouvant associés à la matière, il pensa qu'ils étaient identiques
avec elle. Ce qui le fortifia surtout dans cette opinion , ce fut de voir
la sensibihté et l'intelligence naître, croître, décliner et disparaître
avec le corps. Nulles dans l'embryon, ébauchées dans le fœtus, dé-
biles chez l'enfant, progressives chez l'adolescent, parvenues à toute
leur force chez l'adulte, elles diminuent chez le vieillard, sont sus-
pendues chez l'homme endormi, annulées dans l'idiot, perverties
dans le fou , et s'anéantissent entièrement lorsqu'arrive le terme où
sont usés les ressorts nerveux de la machine merveilleuse, mais péris-
BROIJSSAIS. l^*^
sable, qui les produit. M. Broussais, en suivant l'étroite et incontes-
table dépendance où la sensibilité et l'intelligence se trouvent a 1 égard
des organes, en conclut non pas que les organes sont les instrumens
ici-bas nécessaires de la sensibilité et de l'intelligence, mais que la
sensibilité et l'intelligence sont les effets passagers de ces organes.
Comment s'accomplissait d'après lui ce mécanisme matériel qm
produisait des résultats moraux? Par l'entremise physiologique de
l'excitation. On se rappelle la théorie de l'irritabilité en vertu de
laquelle les agens externes ou internes, appelés modificateurs, con-
tractant les tissus, provoquent une réaction des organes, et les solli-
citent à remplir leurs fonctions. Cette théorie suffit à tout dans son
unité féconde. Elle rend compte des phénomènes intellectuels qui
sont d'après M. Broussais, un mode particulier d'excitation nerveuse.
Ce mode d'excitation a lieu dans le cerveau. Il est produit par deux
courans nerveux, l'un externe qui vient des sens et qui le met en
communication avec le monde, l'autre interne qui vient des viscères
et qui le met en communication avec lui-même. Le premier lui ap-
porte l'impression des objets , le second le cri des instincts. Provoque
par cette double excitation , le cerveau réagit en vertu de son inner-
vation propre et change l'impression des objets en idées, la sollicita-
tion des instincts en actes de la volonté. L'opération qu'il accomplit
est analogue à celle de l'estomac qui, excité par les alimens, les
transforme en chyle. ^
Le fondateur de la doctrine physiologique ne reconnaît dans les
actes les plus sublimes de l'homme que des produits physiques de
son cerveau. Cette créature si richement douée sent, pense, se sou-
vient imagine, veut, aime, se dévoue, par suite de modifications
plus ou moins fortes de sa pulpe cérébrale. Le développement du
cerveau et les degrés divers de son excitation causent les différences
de ces phénomènes, qui sont les effets échelonnés d'une opération
unique. Les plus faibles produisent les instincts, qui sont les débuts
de l'intelligence. Les plus considérables donnent le génie, qui est le
maximum de l'excitation normale. S'ils sont excessifs, il y a délire, et
si cet excès d'excitation dure, il y a folie. L'imbécillité n'est que le
défaut d'action de l'organe intellectuel, et la manie n'est que son
irritation maladive. Quant à la liberté des déterminations humaines,
elle doit être mise au rang des chimères, et il faut savoir reconnaître
dans l'apparence de la volonté l'accomplissement fotal d'une excita-
tion dominante qui , dans le conflit des impressions arrivées de toutes
parts au cerveau, l'emporte sur les autres.
^^^ REVUE DES DEUX MONDES.
loi est ce système dans ses traits principaux. Il est simple • est-il
aassi vrai? La force et la hardie^^e d'esprit déplovées pour le con-.
strmre ou pour le soutenir doivent-elles nous faire illusion sur la fra^
gihte de ses fondemens? M. Broussais a-t-il raison contre le senti-
ment unamme du genre humain et contre l'opinion à peu près géné-
rale des phdosophes, qui place dans le corps un principe spirituel
distinct , quoique dépendant de lui sous beaucoup de rapports pen-
dant leur union passagère? Est-il possible d'admettre qu'un instru-
ment matériel produise seul des effets qui ne le sont pas, que la
pensée à la(iuelle M. Broussais n'accorde pas plus que personne les
attributs de la matière, puisqu'il convient qu'elle ne peut ni se voir
m se toucher, ni se décomposer, soit le résultat direct d'un organe
qui se voit, se touche, se décompose? Avec quelle apparence ce qui
est un peut-il être confondu avec ce qui est complexe, ce qui est
spontané et actif avec ce qui est passif et dépendant, ce qui peut être
partout a la fois, dans l'espace et dans le temps, sans être soumis aux
conditions de l'étendue et de la durée, avec ce qui ne saurait se trou-
ver qu en un seul lieu, dans un seul moment?
Pourquoi ne pas reconnaître que des phénomènes spirituels sont
lesactes d'un principe de môme nature qu'eux, et que, accomplis, il
est vrai, a l'aide des sens et du cerveau, ils ne peuvent être perçus,
voulus, jugés, conservés que dans un centre indivisible et dès-lors
immatériel? Comment ne pas convenir que ce principe auquel on
donne le nom de moi, si on le considère sous le rapport de sa per-
sonnalité; celui de conscience, si on le considère sous le rapport de
son action réfléchie; celui d'ame, si on le considère sous le rapport
de son existence abstraite, conserve seul l'identité de l'être humain
a travers les phases de la vie, les changemens du corps, le renouvela
lement successif et total des organes incapables par-là même de rester
dépositaires d'impressions et d'idées appelées à survivre à la portion
de matière qui les aurait produites? Enfln, comment contester que
1 étude de ce principe, de ses facultés, de ses lois, de ses actes, forme
une science à part, justement appelée psychologie et différente de la
physiologie ou science du corps, pour le compte de laquelle M. Brous-
sais se montre trop exigeant par une habitude de métier fortifiée de
toute la puissance d'un système.
Le premier consul demandait un jour à un illustre géomètre pour-
quoi il n'avait pas parlé de Dieu dans son système du monde. « C'est,
répondit-il, parce que je pouvais me passer de cette hypothèse. »
M. Broussais a cru pouvoir, en traitant de l'homme, se passer à soa
BROUSSAIS. 13^
tour de l'hypothèse de l'ame. Lui qui reconnaît un souverain auteur
à l'univers, lui qui a dit : Je sens (pi une intelligence a tout coordonné,
n'aurait-il pas dû apercevoir qu'il est aussi difficile de rejeter l'ame
du corps que d'exclure Dieu du monde; que le corps ne peut pas plus
se passer que le monde d'un ordonnateur spirituel qui possède et qui
dirige ces nobles facultés à l'aide desquelles nous comprenons les lois
des choses et des êtres, nous aimons la justice, nous ftùsons volon-
tairement le bien , et nous nous élevons jusqu'au sacrifice réfléchi de
nous-mêmes?
L'ouvrage sur \ irritation et la folie, qui engagea M. Broussais dans
une polémique mémorable avec les psychologistes, parmi lesquels il
rencontra d'habiles adversaires et de redoutables argumentateurs ,
fut la conséquence la plus extrême et la plus logique du sensualisme;
mais il ne marqua point le terme des travaux de M. Broussais. Get
homme infatigable et hardi ne pouvait ni s'astreindre au repos, ni
s'enfermer dans les opinions reçues. Aussi, après avoir épuisé ses
propres idées , lui était-il réservé de prendre en main la défense d'une
doctrine qui lui était étrangère, à laquelle même il n'avait pas été jus-
que-là favorable, mais qui avait sans doute à ses yeux le double mé-
rite d'être originale et contestée.
Pendant que M. Broussais concevait, propageait, développait sa
doctrine de l'irritation , il s'était formé un système à beaucoup d'égards
différent du sien sur le mécanisme et la philosophie du cerveau. Le
célèbre et ingénieux docteur Gall ne s'était pas i)orné à faire de cet
organe le siège, l'instrument ou même la cause de la pensée. Doué
d'un rare esprit d'observation , il avait cru remarquer que les penchans
et les facultés des êtres correspondaient à un certain développement
de leur crâne. Il avait pensé que les instincts conservateurs, que les
sentimens affectifs, que les besoins moraux et religieux, que les dis-
positions de l'intelligence résidaient dans des régions particulières du
cerveau qui leur étaient respectivement affectées. Procédant à cette
distribution graphico-morale du crâne, il avait attaché chacune des
facultés qu'il avait observées à un organe spécial, et avait assigné à
cet organe une place déterminée par le relief qu'il projetait sur la
boîte osseuse dont la forme, suivant lui, était modelée d'après celle
du cerveau. Le nombre de ces facultés qui s'est accru depiiis, s'éle-
vait d'abord à vingt-huit. Comme pour les saisir dans leurs saillies
extérieures, Gall les avait remarquées chez les individus qui les pos-
sédaient avec excès; il avait été amené à leur donner des noms^(|ui
1^0 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient quelquefois ceux de nos qualités et aussi souvent ceux de nos
vices.
Son ami, son disciple, son continuateur, Spurzheim, rectifiant
en cela sa nomenclature , n'avait vu dans les organes du cerveau que
des forces pures, qu'il dépendait de l'homme de rendre utiles par une
application régulière et intelligente, dangereuses par un emploi dé-
raisonnable et exagéré. Il les avait désignées par le nom abstrait de
leur destination générale, au lieu de leur appliquer le nom de l'usage,
et souvent môme celui de l'abus qui était fait d'elles et que Gall leur
avait d'abord imposé. Ainsi, pour en offrir un exemple, il avait
appelé dans son langage un peu barbare, organe de Vacquisivité,
celui que Gall avait appelé organe du vol, et organe de la destmc-
tivité, celui que Gall avait appelé organe du meurtre. Cette science
qui avait peut-être quelque réalité dans ses grandes divisions du cer-
veau, si elle avait été fondée dans tous ses détails, aurait eu une
véritable commodité pour les observateurs et pour les honnêtes gens.
Elle leur aurait montré le cerveau des hommes comme un livre ouvert
et prophétique où des yeux clairvoyans auraient pu lire les destinées
écrites d'avance dans les organes.
M. Broussais avait été d'abord contraire à la phrénologie. Il l'avait
repoussée , parce que les proéminences osseuses ne correspondaient
pas constamment, d'après lui et d'après beaucoup de physiologistes,
aux circonvolutions cérébrales qui , de leur côté , n'indiquaient pas
toujours les aptitudes dominantes, parce que l'action du cerveau
mettait plus de différence entre les hommes que la quantité de sa
masse; parce qu'en réduisant à vingt-huit ou à trente le nombre des
organes, on les circonscrivait trop en comparaison des penchans de
notre instinct et des facultés variées de notre intelligence; parce qu'il
fallait alors recourir à des subtilités continuelles pour expliquer par
des combinaisons d'organes les penchans et les facultés qui n'avaient
pas d'organes propres; parce qu'enfin tout le concours de l'appareil
cérébral n'existait plus pour l'accomplissement de chaque phénomène
forcément isolé, et qu'on ne reconnaissait aucun organe régulateur
dans le cerveau qui ne restât livré à la plus confuse anarchie.
Malgré la valeur et le souvenir de ces objections, M. Broussais de-
vint partisan de la phrénologie à la fin de sa vie. Après la révolution
de 1830, une justice tardive avait été rendue à son mérite comme à sa
renommée. Le gouvernement nouveau avait créé pour lui une chaire
de pathologie et de thérapeutique générales à la Faculté de Médecine
BROUSSAIS. 141
de Paris (1), et l'Académie des Sciences morales et politiques, dès son
rétablissement, l'avait appelé dans sa section de philosophie. Ce fut
vers cette époque que M. Broussais se fit le chef de l'école phrénolo-
gique, privée de ses deux fondateurs. Au fond , il y avait beaucoup de
rapport entre la localisation des facultés humaines dans le cerveau et
la localisation des maladies dans les organes. Ces deux systèmes
étaient le résultat de la même tendance et signalaient dans la science
une sorte d'anarchie; le premier, en établissant dans le corps une
république d'organes sans unité; le second, en plaçant dans le cer-
veau une république de facultés soustraite au gouvernement supérieur
de l'ame.
Cette analogie ne fut peut-être pas sans influence sur la nouvelle
conviction de M. Broussais. Quoi qu'il en soit, il trouva la division du
cerveau en organes distincts plus adaptée à la variété de ses actes et
à leur nature, selon lui, matérielle. Il renonça donc à l'indivisibilité
de l'action cérébrale, et consentit à transporter, dans la partie posté-
rieure et à la base du cerveau , les instincts qu'il avait jusque-là placés
dans les viscères. Mais, en refusant désormais à ceux-ci la fiiculté de
produire les passions, il leur accordait toujours le droit de les exciter.
Après avoir adopté la doctrine phrénologique, M. Broussais mit à son
service le talent, l'ardeur, la verve, l'activité qu'il conservait encore.
Introduite dans ses mémoires académiques , propagée par lui dans
un journal, professée dans des cours où il retrouva l'animation de
parole, l'affluence d'auditeurs , et les succès éclatans de ses plus cé-
lèbres années , cette doctrine obtint les derniers efforts de son esprit
fatigué et de sa vie défaillante. Il s'en fit le représentant et le défen-
seur dans notre Académie. Assidu à nos séances, facile dans son com-
merce, attentif aux idées d'autrui tout en étant fort arrêté dans les
siennes, il prit part à nos travaux tant que ses forces le lui permi-
rent. C'était un excellent confrère que nous devions avoir la douleur
de perdre trop tôt.
Il était depuis long-temps en proie à une lente et cruelle maladie,
sous laquelle son corps s'affaissait chaque jour sans que sa mâle
vigueur fléchît un instant. Moins d'un mois avant sa mort, nous l'avons
vu, pûle, exténué par la souffrance, mais soutenu par l'énergie de la
volonté, venir une dernière fois au milieu de nous exposer et dé-
fendre, avec une parole aussi ferme que son ame, les convictions qui
(1) M. Broussais'/ul nommé plus tard inspecteur-général du service de santé des
armées, et commandeur de la Légion-d'Honneur.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
lui étaient chères. La maladie qui le détruisait sourdement avait fait
alors d'irrémédiables progrès, il en connaissait toute la gravité et en
suivait la marche sur lui-même avec plus de sagacité et de sang-
froid qu'il n'eu eût mis à l'étudier sur un autre. 11 en tenait un jour-
nal. Dans ce registre où il consignait sans surprise et sans plainte des
accideus dangereux, des souffrances vives, des opérations cruelles,
des prévisions alarmantes, le médecin, s'élevant au-dessus de l'homme,
se montrait plus occupé de la science que de sa douleur.
C'est ainsi qu'il s'observa jusqu'il la fin, ne laissant échapper aucune
parole d'illusion ou de crainte. !1 alla passer les trois derniers jours
de sa vie à la campagne, près de Paris. Malgré sou extrême affaiblis-
sement, il ne cessa pas de travailler. Il dictait encore un mémoire
quelques heures avant d'expirer. Mais il fut bientôt saisi par les
violentes et terribles angoisses de la mort. Une organisation aussi
forte que la sienne, quoique usée par le mal, ne pouvait pas se briser
doucement. 11 ressentit tout d'un coup comme un déchirement inté-
rieur de la vie, se leva à moitié sur son lit en poussaiit uu grand cri,
avec des gestes et uu air éperdus, puis il retomba. Le moment su-
prême était arrivé; il le sentit, lit un dernier mouvement, et d'une
main presque inanimée il abaissa lui-même ses paupières sur ses
yeux , qui se fermèrent pour jamais.
Ainsi finit, le 17 novembre 1838, à l'âge de soixante-six ans, cet
homme d'une force peu commune (pii poursuivait ses recherches sur
lui-même à travers les atteintes d'une maladie mortelle, et dont l'ac-
tivité scientifique ne s'arrêta qu'à l'heure du repos éternel. De sin-
cères regrets et d'universels hommages s'élevèrent de toutes parts.
M. Broussais les méritait également. Il n'était pas seulement supé-
rieur par ses découvertes et par ses ouvrages, il était bon, simple,
cordial, attachant. Ce réformateur si intraitable, cet athlète si impé-
tueux, cet adversaire si violent et si altier, était, dans les habitudes
ordinaires de la vie, le plus bienveillant et le plus facile des hommes.
La nature, qui lui avait donné une grande vigueur de corps, une rare
puissance d'esprit, une énergie indomptable de caractère, avait ajouté
à ces forles qualités des dispositions aimables et douces. Elle lui avait
départi beaucoup de bonhomie, un fonds inaltérable de gaieté, une
générosité compatissante. Il ne pouvait ni faire ni voir souffrir. S'il a
souvent attaqué, il n'a jamais haï. Il ne déteslait, dans ses adversaires,
que leurs théories. Ses colères comme son orgueil se renfermaient,
à ce qu'il croyait du moins, dans la science, et tenaient surtout à
l'amour (pi'il portait à ses idées et à l'ardeur m^me de ses convictions.
BROUSSAIS. 143
Entraîné par la partie la plus noble et la plus élevée de la science,
il en avait négligé l'application et dédaigné les profits; il avait surtout
exercé dans les camps , au milieu des ravages de la guerre et des
épidémies, n'ayant eu de la pratique médicale que les dangers et
l'héroïsme. Aussi, le médecin qui couvrait la France de ses disciples,
et remplissait l'Europe de son nom, après trente ans d'exercice et de
gloire , est mort pauvre; cette passion pour la vérité lui faisait cepen-
dant porter trop de fougue dans sa recherche , et le rendait moins
difficile qu'il ne l'aurait fallu sur ses preuves. Son esprit, qui était vif,
pénétrant, ferme, créateur, n'avait pas des procédés assez rigoureux;
il ne se posait pas toujours bien les problèmes, et il se contentait
souvent de solutions imparfaites , parce qu'il observait bien et qu'il
concluait trop. Chercher et croire, affirmer et combattre, tels étaient
ses besoins; il ne savait ni douter, ni hésiter. De là venaient à la fois
ses imperfections, son talent, sa puissance, ses succès; il y puisait
un style aux allures animées et libres, coloré, abondant, inégal,
énergique; il y trouvait l'inspiration de ces livres qui intéressaient
non-seulement par l'exposition de ses idées, mais par l'émotion de
ses sentimens, car il y mettait à la fois ses systèmes et sa personne.
M. Broussais a eu un génie inventif; il appartenait à cette généra-
tion vigoureuse et créatrice qui s'occupait un peu moins que la nôtre
de ce qu'on avait pensé dans les siècles précédens, et qui découvrait
un peu plus. Aussi, le nom de Broussais demeurera inscrit à côté
des grands noms dans la science qu'il a cultivée , honorée et perfec-
tionnée.
MiGNET.
DES
POÈTES ÉPIQUES.
IV.
DE l'Épopée indienne.'
C'est une des conditions vitales de la société de découvrir les unes
après les autres les richesses du passé, à mesure qu'elle a besoin de
prendre un essor nouveau. Le même siècle n'a pas vu reparaître à la
fois toutes les splendeurs de l'antiquité. Ces flambeaux ne se sont
rallumés que successivement, et les uns par les autres. Dès que le
moment arrive où le moyen-àge doit sortir de sa nuit, Virgile com-
mence à renaître avec le génie latin. Il devient l'instituteur de l'Italie
moderne, et le conducteur de Dante rouvre le premier les portes de
l'avenir. Plus tard, quand cette force s'arrête, que le siècle assoupi
a besoin d'une seconde impulsion, c'est Homère qui, dans Constan-
tinople, sort de l'oubli. Entouré du cortège des orateurs, des poètes
(1) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1836, Epopée grecque; —
15 août 1836, Épopée romaine; — 1" janvier 1837, Épopée française, etc.
POÈTES ÉPIQUES. 145
grecs, il dissipe, à son souffle, le moyen-àge, et crée la renaissance.
Quelquefois ce sont des modernes qui , le lendemain de leur appari-
tion, retombent dans l'obscurité et sont comme s'ils n'avaient jamais
été. Mais leur action, un moment suspendue, n'en est bientôt que
plus puissante. Tel futShakspeare. S'il est oublié par le xviir siècle^
il revit de nos jours, et cette résurrection a provoqué en partie celle de
l'Allemagne : en sorte que ces hommes peuvent être regardés comme
d'ardens messagers qui, de loin à loin, viennent marquer l'aurore
des grandes journées du monde intellectuel. Aujourd'hui, l'Europe
est lasse; elle l'avoue elle-même. Parcourez l'Angleterre, l'Allemagne,
la France; partout, avec des visages divers, vous trouverez, haletant
et vivant d'une même ombre de vie, les hommes attachés, non au
présent, mais à l'attente d'une chose qu'ils ne savent comment
nommer. A'irgile, Homère, Dante, Shakspeare, ne suffisent plus à
repaître ces esprits magnifiques. Il faudrait, disent-ils, de nouvelles
sources d'eau vive pour nous assouvir dans notre désert moral. Et
voilà qu'en effet soudaitiement jaillit du rocher un flot d'inspiration
qu'aucune génération n'a encore détourné à son profit; voilà que
des noms jusqu'ici ignorés sont prononcés, des langues, des religions
perdues sont découvertes, des dieux retrouvés. Une poésie inconnue,
la poésie indienne, commence à se révéler. Par-delà l'Homère grec,
un Homère indien se montre à l'extrémité des temps, puisque les
critiques les plus modérés placent sa naissance mille ans avant le
Christ. Hâtons-nous donc de nous tourner de ce côté; voyons ce que
peuvent être une Odyssée, une Iliade au bord du Gange. Qu'avons-
nous de commun avec ce génie que le temps et l'espace ont mis si
loin de nous? Que faut-il en espérer pour l'avenir? Quel bon ou
mauvais augure en tirer? Virgile et Homère ont prêté quelque chose
de leur vie aux siècles de Léon X et de Louis XIV. Quel siècle naîtra
au souffle de cet Homère du golfe de Golconde?
L'Inde, comme la Grèce, a deux épopées principales. Sous les
titres du Ramayana et du Mahabaratha, elle a son Iliade et son Odyssée.
Si l'étendue des œuvres faisait seule leur importance, cette littérature
serait, sans contestation, la première de toutes, puisque le moindre
de ces poèmes renferme au moins quarante mille vers. Le tiers du
Ramayana a été publié dès 1800 à Sérampore; mais, dans le trajet
des Indes en Europe, le vaisseau qui portait une partie de cette car-
gaison fit naufrage. Le premier et le troisième volume parvinrent
seuls en Angleterre; il y a quelques années seulement, William
TOME XXIII. — SUPPLÉMENT. 10
1'p6 revue des deux mondes.
Schlegel, porsuadé, sans doute, que la question littéraire de notre
temps est celle de la renaissance orientale, a entrepris une édition
complète des deux épopées. Cette publication n'est point termi-
née, en sorte que, dans l'état actuel de la critique, ces grandes
masses de poésie sont encore, en partie, inconnues. Colosses de
ïhèbes, ensevelis jusqu'au front dans les sables, on n'aperçoit que
leurs diadèmes. Cependant les Jragmens mis à découvert suffisent
pour déterminer le genre et le caractère de l'ensemble, de même que,
sur une partie d'un animal perdu , les naturalistes recomposent le tout
vivant dont elle a été détachée.
La forme de ces compositions exclut l'idée d'une analyse littérale.
S'il fallait ici marquer le caractère du poème d'Arioste, vainement
voudrait-on suivre un à un tous les pas de ce génie capricieux. A
peine entré dans le labyrinthe enchanté, on perdrait le fil qui échappe
souvent au poète lui-môme. Or, le sentier vagabond d'Arioste est une
voie droite et classique auprès de celle du poète indien. Pénétrerons-
nous donc, au hasard, dans cette immense forêt vierge, et suivrons-
nous tous les sentiers que nos yeux rencontreront? Bientôt nous
serions égarés sans espoir, s'il est vrai que l'on ne peut mieux expli-
quer l'exub 'rance de ces poèmes qu'en la comparant à celle de cet
arbre indien dont les branches, en retombant à terre, s'y attachent,
s'y divisent, s'enracinent, poussent des rejetons qui deviennent
eux-mêmes des arbres, lesquels se ramifient de nouveau, et, ger-
mant, se reproduisant, se multipliant ainsi en chaque endroit, for-
ment une forêt qui n'est, pour ainsi dire, qu'une seule plante d'où
s'exhalent toutes les harmonies d'un môme continent, parfums vivans,
murmures, bourdonnemens de la nature des tropiques. Où est le
germe, où sont les branches, où est le tronc de cet arbre infini? De
même, dans ces épopées, chaque incident tend à devenir un poème.
Que ferons-nous pour ne pas nous perdre dans cette immensité? Nous
imiterons les Européens, quand ils veulent s'établir au sein des forêts
vierges des grandes Indes. Ils se hâtent d'y tracer de longues voies
droites qui aboutissent à des points déjà connus. J'établirai ainsi
plusieurs divisions dans l'examen de ces épopées, encore immaculées
comme les savanes et les forêts où le condor et le boa ont seuls jus-
qu'à présent fait leur séjour. Je rechercherai les rapports de cette
poésie avec son auteur, avec la religion nationale, avec la nature
asiatique, avec les institutions civiles et l'histoire des Indes en général.
î)'abord je veux savoir quelle a été la condition du poète lui-même.
POÈTES ÉPIQUES. ikl
Son nom est Valmiki, et notre siècle ne passera pas sans que ce
nom ne soit inscrit à côté de ceux d'Homère, de Dante et de Sliaks-
peare, car Yalmiki est de la famille de ceux qui résument toute une
civilisation. Comment a-t-il vécu? comment a-t-il composé son
ouvrage? Ces questions sont résolues par le fait, dés le début du Ra-
mayana. Celte épopée, comme celle de Dante, met d'abord en scène
la personne du poète. Retiré sous les ombrages d'une forêt sacrée,
dès les premiers vers il se prépare par une longue purification à
l'inspiration divine. Tout annonce en lui un homme de la caste des
prêtres, qui épure son esprit pour le rendre digne de produire le
poème national des Indes. Son sanctuaire est dans le fond des vallées.
Il fait ses ablutions dans les eaux divines du Tomosa. Ses disciples lui
apportent au bord du fleuve ses vôtemens religieux , et, quand il sort
des flots, son esprit sans tache est prêt à reproduire fidèlement les
images impérissables que les dieux voudront y imprimer. Oui ne voit
le sens profond caché dans ce début? Où est l'homme qui, avant
d'accomplir sa tâche, n'a besoin d'une ablution intérieure? Où est
celui qui ne s'est baigné dans le flot des douleurs humaines avant de
recevoir, selon l'expression orientale, la seconde vie, c'est-à-dire celle
de l'inspiration? Ouest le philosophe, l'artiste, qui n'a une fois, au
moins, lavé la poussière de ses rêves au bord des lacs immaculés et
rafraîchi son front dans l'abîme insondable? Tout poète, avant de
commencer son œuvre, ne se recueille-t-il pas dans le secret des
forêts ou dans le secret de son cœur: Ryron dans la mer des Cycladcs,
loin des bruits de l'Angleterre; M. de (chateaubriand dans les forêts
de l'Amérique du jNord; avant eux, Camoëns, dans la solitude de
l'Océan; Milton, dans la solitude des ténèbres; Dante, dans la
solitude plus aveugle de l'exil? Les peintres du moyen-Age, plus
poètes encore que peintres, s'agenouillaient avant de prendre leurs
pinceaux, et ils commençaient par adorer en eux-mêmes l'image
qu'ils allaient représenter. C'est-à-dire que nul n'entre daiis le
royaume de la poésie, de la philosophie, de la raison , sans passer par
une épreuve quelcon(iue, et cette idée est inscrite en traits inefOiça-
bles au seuil même de l'épopée indienne.
La scène suivante achève de donner à ce début toute sa valeur. A
peine le poète indien s'est-il préparé par la prière et la macération,
à peine est-il parvenu à l'état de sainteté, que le dieu suprême
Brahma descend des hauteurs du ciel et vient le visiter dans sa hutte
de feuillage. Valmiki le reconnaît à travers ses traits mortels. Il se
prosterne pour l'adorer; puis, lui présentant un siège fait de bois de
10.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
sandal, après lui avoir lavé les pieds, il l'invoque par le salut éternel.
Le dieu lui ordonne alors de chanter Rama, le héros de la caste guer-
rière : « Achève , lui dit-il , le poème divin de Rama. Aussi long-
temps que les monts s'appuieront sur leurs bases, et que les fleuves
poursuivront leurs cours, le Ramayana sera répété par la bouche des
hommes, et, tant que le Ramayana durera, mes mondes infinis te
serviront d'asile. »
Que peut être une œuvre ainsi imposée par la religion , si ce n'est
un acte du culte, une épopée sacerdotale"? Tel sera, en effet, le carac-
tère de cet ouvrage. Mélange du proi)hète et du guerrier, il tiendra
du Coran et de l'Iliade. Ce qui manque aux civilisations grecque,
romaine, moderne, se découvre dans la seule civilisation indienne,
un poème épique né de l'inspiration de la caste des prêtres. Dans
l'Iliade, ([ui est voisine de cette antiquité, combien le principe de
l'inspiration n'est-il pas différent! Homère est entièrement affranchi
du génie du sacerdoce. C'est un vieillard qui va librement de ville
en ville, non un prêtre attaché à un sanctuaire. « Chante, déesse, la
colère d'Achille, » voilà ses premiers mots. C'est lui qui commande
et s'impose à son dieu; c'est lui qui l'aiguillonne. Il règne dans son
œuvre, et, par ce début, on sent déjà que l'art grec a conquis une
pleine indépendance. Il dispose à son gré des évènemens et des
traditions; il les change comme il lui plaît. Les cieux même lui
sont soumis, car il les orne à sa fantaisie; et toujours orthodoxe,
pourvu qu'elle soit belle, sa croyance renferme déjà un scepticisme
prématuré. Dans l'épopée indienne, au contraire, le poète est soumis
en esclave au dieu qui le visite et lui prescrit son œuvre , comme
un rituel liturgique. Il se prosterne la face contre terre au seuil de
son poème; le caractère du génie oriental est ainsi représenté dans
■ce premier dialogue de Valmiki et de Brahma, du poète et du dieu;
ou plutôt il n'y a ici ni poète, ni artiste, ni poème, mais un dieu, un
prêtre, un sanctuaire, une cérémonie solennelle, l'offrande de la
parole harmonieuse; car ces épopées sont placées au rang des
livres sacrés : elles sont pour les Indiens ce que le Coran est pour les
mahométans, l'Évangile pour les chrétiens. C'est sur ces livres ouverts
que se prêtent les sermens dans les actes de la vie civile et politique;
et ce caractère sacré peut-il être exprimé avec plus de force que dans
les vers suivans : « Celui qui lira le récit des actions de Rama sera
délivré de tous ses péchés; il sera exempt de tout malheur dans la
personne de son fils, de son petit-fils. Heureux qui , écoutant le Ra-
mayana, l'a compris jusqu'à la fin! heureux qui seulement l'a lu jus-
POÈTES ÉPIQUES. 149
qu'à la moitié ! Il donne la sagesse au prêtre , au noble une noblesse
nouvelle, la richesse au commerçant, et si, par hasard, un esclave
l'écoute, il est lui-même anobli (1). »
Après que Yalmiki a reçu ainsi l'ordre du ciel, ne pensez pas
qu'il se jette soudainement au milieu des évènemens de son poème.
Le génie de l'Orient ne procède pas avec cette impatience. Avant
que l'action commence, il faut encore assister à l'une des scènes
qui peignent le mieux la nature contemplative de l'Homère indien.
Troublé par l'inspiration qui s'approche, accablé du fardeau de sa
pensée, le poète s'assied au pied d'un arbre séculaire. Là il rêve
aux vertus, à la noblesse, à la beauté de son héros, et cette médita-
tion est le sujet de son premier chant. Vous voyez ainsi, par avance,
le plan entier de son poème se dérouler au fond de sa pensée. Il
aperçoit, dit-il, dans son esprit tout le sujet de l'histoire de Rama,
aussi distinctement qu'un fruit du dattier dans le creux de sa main.
Il mesure lentement dans son intelligence l'étendue de ce poème,
océan merveilleux rempli de to2itcs les perles des Védos. Cette scène,
qui suit de près celle de l'apparition du dieu, donne au début du
Ramayana un caractère de contemplation et d'extase qui répond à
tout ce que noiîs savons de la religion et des habitudes d'esprit du
peuple indien. Le poète voit des yeux de sa pensée son œuvre plus
parfaite assurément qu'il ne la fera jamais : n'est-ce pas le moment
le plus beau de tout ouvrage humain? Combien Homère est loin
encore de cette idée ! Il est aussi impatient que le génie de l'Occi-
dent. Dès les premiers mots, il se précipite sur son sujet, comme
un aigle de l'Olympe qui s'abat sur un troupeau , tandis que Val-
miki plane d'abord dans la plus haute nue avant de descendre à la
réalisation de son dessein. Long-temps il contemple l'idéal des évène-
mens et des choses qu'il décrira plus tard; création intérieure de
figures que personne ne verra , d'harmonies que nulle oreille mor-
telle n'entendra; genèse des formes impalpables, beautés, sommets
inaccessibles, parfums non respires, lumière, strophes, voix dont le
poème ne sera que l'écho ou l'ombre atténuée ! Nous-mêmes, nous
admirons dans les œuvres des poètes et des sculpteurs les person-
nages et les figures qu'ils ont créés. Que serait-ce donc si nous pou-
vions entrevoir ces images , ces êtres moraux , non point tels qu'ils
ont été imparfaitement réalisés par des instrumens incomplets, le
(1) On retrouve une promesse semblable dans le porme tout chrétien du Titurel.
Mevue des Deux Mondes, 1" janvier 1837, Épopée française.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
ciseau, le pinceau, les langues humaines, mais tels qu'ils ont apparu,
dans leur nudité idéale, à l'esprit de leurs auteurs ! Il n'est point d'ar-
tiste qui n'éprouve une douleur sincère en comparant à l'œuvre qu'il
a rêvée celle qu'il a exécutée, et c'est la différence de ce modèle
intérieur et du plan réalisé qui sert de préambule au Ramayana. Qui
ne serait frappé de la grandeur de ces idées, rangées ainsi qu'une
avenue de sjjhinx intelligens à l'entrée du monument?
Admis dans l'intimité du poète du Gange, nous avons vu naître
ses pensées, fantômes divins à peine revêtus de la parole. Reste à
savoir comment, du fond de cette solitude, son œuvre, en ces temps
recul 's, a pu être répandue et conservée dans la mémoire des hommes.
J'ai montré ailleurs (1) de quelle manière une question semblable a
renouvelé de nos jours la critique à l'égard d'Homère. Qui croirait
que la plus grande lumière sur cette question nous vienne des bords
du Gange? C'est pourtant ce dont il est facile de se convaincre. Pour
achever sa confession , Valmiki raconte en effet de quelle manière
son ouvrage a été porté de bouche en bouche, et l'on est étonné
d'apprendre, dans ce récit, que des institutions poétiques, parfaite-
ment analogues à celles de la Grèce héroïque et de l'Europe féodale,
se retrouvent dans la double presqu'île en-deçà et au-delà du Gange :
des rhapsodes qui chantent les fragmens du poème national, des mé-
nestrels qui sont eux-mêmes récompensés par les auditeurs, comme
ceux du moyen-àge. il faut citer ici textuellement celle partie du
Ramayana qui fournit des points de comparaison si évidens entre
des sociétés que tout, d'ailleurs, semldail séparer.
« Le poème du Ramayana étant achevé, Valmiki se demanda : Qui
le fera connaître au monde? En ce moment, deux disciples se jetèrent
aux pieds du sage, tous deux illustres, à la voix mélodieuse, tous
deux habitant un ermitage. Ayant regardé ces jeunes hommes ingé-
nus, il leur dit après avoir baisé leurs fronts : — Apprenez le poème
révélé; il donne la vertu et la richesse : plein de douceur, lorsqu'il est
adapté aux trois mesures du temps, plus doux s'il est marié au son
des instrumens, ou s'il est chanté sur les sept cordes de la voix.
L'oreille ravii', il excite l'amour, le courage, l'angoisse, la terreur. —
Après avoir ainsi parlé, le sage enseigna aux deux jeunes hommes tout
le poème de Uama. Dès qu'il l'eut conlié à leur mémoire, il leur dit
encore : — Que cette histoire soit chantée par vous dans l'assemblée
des sages, au milieu du concours des princes et dans la réunion des
(1) Revue des Deux Mondes, mai 1836, Epopée grecque.
POÈTES ÉPIQUES. 151
bons. —Ces deux jeunes hommes, l'exacte ressemblance du héros,
l'image réfléchie de ses perfections, éminens dans les livres sacrés,
dans les mystères de la musique, chantèrent le poème en présence
des sages, et les dieux descendus de l'empyrée, et les génies et les
princes des serpens, furent ravis d'étonnement et de joie. A des temps
marqués, les deux princes bien-aimés recommençaient leurs chants,
et les sages se réunissaient par milliers pour les écouter, les yeux
immobiles de plaisir et d'admiration. Et ils s'écriaient : 0 le grand
poème! l'image fidèle de la vérité! D'anciens évènemens nous sont
montrés comme s'ils se passaient sous nos yeux. Ceux qui chantent
ce poème dans cette langue de miel sont deux princes d'une ori-
gine divine. Oh! que ce chant est pur! les mots justement réglés
sont unis entre eux par un art inoui. Ainsi réjouis par leurs chants,
un sage leur présenta un vase rempli d'eau consacrée, un autre des
fruits de la forêt, un troisième de riches vôtemens, ou un vase de
sacrifice, ou un siège fait de bois de sandal. D'autres leur souhai-
taient une prospérité sans mélange, ou appelaient sur eux une
longue vie. »
Voilà donc, sur les bords du Gange, les rhapsodes d'Ionie et les
ménestrels du moyen-àge. Il faut ajouter que le caractère de la théo-
cratie est encore empreint dans cette institution. Ces rhapsodes indiens
ne vont pas réjouir de lieux en lieux le festin de leurs hôtes, à la ma-
nière des Grecs. Ils seraient plutôt semblables à ceux du moyen-âge
qui ne chantaient guère l'épopée carlovingienne que dans les châ-
teaux de la féodalité. C'est dans une assemblée choisie que se répète
le poème de Valmiki. Composé par un prêtre, c'est surtout par des
prêtres qu'il doit être entendu. Les classes inférieures, les souriras,
ne jouiront pas du bienfait de cette poésie. Il sont exclus du monde
idéal comme ils le sont, en quelque manière, du monde poUtique et
civil.
Le Mahabaratha ne commence pas sur un ton moiiis pieux, car il
s'ouvre par une conversation de religieux, dans un monastère con-
sacré au dieu Brahma. Les solitaires prient un de leurs compagnons
de raconter son histoire. Celui-ci cède à leurs instances; il répète
toute une épopée dans les intervalles des sacrifices, et l'iliade orientale
est chantée dans une cellule d'ermite.
Au reste, le sujet de l'un et de l'autre de ces poèmes est une guerre
religieuse. Dans l'un et dans l'autre, le héros va secourir les ermites,
les prêtres , les solitaires dont les autels et les monastères sont me-
nacés par une race ennemie. Souvenir des luttes de deux peuples, de
152 REVUE DES DEUX MONDES.
deux religions, c'est de ce chaos social qu'est sortie l'organisation des
castes de la Haute-Asie : en sorte que l'épopée est ici le commentaire
de la législation et que la tradition poétique tient la place de l'histoire.
A ce fond du sujet se rattachent, comme autant de rameaux au tronc,
plusieurs scènes qui peignent, sous ses aspects divers, la société
asiatique, le roi dans son palais, le brahmane dans son ermitage, le
héros sur sa litière embaumée, les cérémonies du culte, les bûchers
des funérailles, les prêtres errans sur des chars doux comme la
pensée, les armées précédées de troupeaux d'éléphans enivrés, les
bayadères, les forêts retentissantes de l'écho des hymnes et des prières
liturgiques, les cités semblables à des lacs féconds en perles, les soli-
tudes, les fleuves, les mers, tout le tableau de la nature des Grandes-
Indes, tel qu'il est encore malgré les révolutions des temps. Il est
surtout impossible de ne pas remarquer d'étranges ressemblances
entre le principe de cette civilisation et celui de la civilisation catho-
lique, un principe commun , l'ascétisme une sorte de chevalerie, des
chartreuses païennes, des anachorètes plongés dans la macération,
des pèlerinages, et dans le dogme une trinité divine. Ne semble-t-il
pas que cette société soit l'image anticipée de la société féodale,
représentée dans les poèmes de chevalerie iV Arthus et de la Table-
Ronde :^ L'analogie serait complète, si l'on oubliait cette unique dif-
férence : d'une part, en Orient, le panthéisme, le dieu confondu
avec la création; de l'autre, en Occident, la personnalité de Dieu
distincte de l'univers. Voilà par quel abîme ces deux mondes sont
séparés. Cet abîme est plus profond que l'océan qui les divise.
Après cet aperçu général, je cherche les rapports de l'épopée
indienne avec la religion , et je ne tarde pas à découvrir un fait si
extraordinaire, qu'aucune autre littérature n'en présente de sem-
blable, rs'est-il pas étrange de penser que tous les héros de ces
poèmes sont des dieux incarnés, qui ont consenti à revêtir les formes
et les douleurs de l'humanité? Rien pourtant n'est plus vrai. Encore
faut-il ajouter que ce ne sont point, comme dans Homère, des
dieux qui, n'empruntant de l'homme rien que sa beauté et sa sen-
sualité, gardent, au sein de ce changement, la félicité inaliénable
de l'Olympe. Pson ; la figure humaine n'est pas seulement un masque
pour les divinités des Grarides-ïndes, c'est une incarnation dans le
sens le plus réel, et, pour tout dire, le plus chrétien. Pour relever
l'univers de sa chute, le dieu fait homme souffre, gémit, pleure,
combat, accepte toutes les conditions de la vie humaine, jusqu'à la
mort même; aussi Rama n'est-il rien que le dieu Wischnou, qui a
POÈTES ÉPIQUES. 153
consenti à devenir le fils d'un ancien roi et à parcourir toutes les
chances de la Aie terrestre. Mais ce qui est manifeste dans le héros
principal du poème, ne laisse pas d'être vrai à l'égard des autres per-
sonnages. Si vous les pressez et les poussez à bout, vous finissez tou-
jours par reconnaître en eux quelque divinité ou quelque verbe fait
homme, au degré le plus élevé comme au plus abaissé de l'échelle
sociale. Chez ces rois qui régnent vingt mille ans, chez ces ascètes
qui passent dans l'abstinence et la componction des siècles de siècles,
il n'est pas difficile de soulever le masque et de retrouver l'Être
suprême incarné dans le prêtre, le guerrier, le monarque. Mais si
môme vous voyez passer un mendiant porteur d'un parasol et d'une
urne à demi brisée pour solliciter les aumônes des soudras, malgré
cet abaissement, ne vous fiez pas trop à l'apparence; sous la figure
de ce mendiant est caché le dieu Siva , qui vient expier ainsi je ne
sais quelle faute commise à l'origine de l'éternité. Le dieu étant ainsi
caché sous chaque personnage, cette épopée mériterait bien mieux
que celle de Dante le titre de Divine Co7nédie.
En môme temps que les dieux sont cachés sous la figure des héros,
ils ne laissent pas de se montrer dans les cieux. Ils se retirent dans
leurs domaines particuliers , ou ils se rassemblent sur le sommet du
mont Mérou. C'est sur cet olympe indien que se retrouvent, image
anticipée de la Grèce et de l'Egypte, les ancêtres des divinités occi-
dentales. Maya, la reine de l'illusion, couverte du voile qui s'étendra
plus tard sur l'Isis du iNil ; Chrishna, le dieu du soleil entraîné par les
chevaux que doit régir Apollon ; Siva, qui brandit le trident qu'il doit
léguer à Neptune; l'Aurore avec son char traîné par des perroquets;
la déesse de la terre, Prithivi , entourée des panthères qu'apprivoisera
Cybèle; et au-dessus d'eux tous, Brahma, qui, pour collier, porte à
son cou la chaîne des êtres que recueillera Jupiter. Il y a loin de ces
émanations de l'Himalaya aux formes de l'art de Phidias.
« Du feu du sacrifice surgit un être surnaturel , d'une splendeur
incomparable, puissant, héroïque, marqué du signe des augures,
couvert d'ornemens divins, égal en hauteur au sommet des monta-
gnes, redoutable comme le tigre, aux épaules et aux flancs de lion,
étincelant comme la flamme du soleil, les mains couvertes d'an-
neaux, le cou entouré d'un collier de vingt-sept perles, les dents
semblables au roi des astres ; il tenait embrassé comme une épouse
bien-aimée un large vase d'or, incrusté d'argent et rempli de la
boisson ambroisienne des dieux. Il dit : Je suis une émanation de
Brahma descendu sur la terre. Puis il devint invisible. En ce moment
154 REVUE DES DEUX MONDES.
les appartemensdes femmes rayonnèrent de joie, comme lorsque l'air
brille des rayons de la lune automnale. »
Ce qui résulte des réflexions précédentes, c'est que le dieu, étant
partout et immédiatement présent, s'incarne à la fois dans plusieurs
héros, dans une famille, dans toute une race d'hommes. Il converse
avec lui-môme, il se cherche, se poursuit, s'interroge, se répond,
sans laisser presque aucune place à l'iuimanité pour agir et se dé-
velopper. Les dieux se font hommes; les saints, les ascètes, les
héros, de vertus en vertus, deviennent dieux. Nul ne reste dans une
condition, une forme précise. Tout s'agite au sein d'une même per-
sonne infinie, de l'Être éternel, qui éternellement se transforme
dans chaque créature, dans le brin d'herbe, la vague du fleuve, le
prince des serpens, le roi des hommes; de telle sorte que le héros
de l'épopée n'est que le héros du panthéisme. Dans la poésie homé-
rique, les dieux et les hommes se partagent l'action ; leurs fortunes
sont distinctes; vous ne risquez pas de les confondre. Le ciel et la
terre se font, pour ainsi dire, équilibre, et c'est une des causes d'où
naît la sérénité de la poésie grecque. A l'autre extrémité de l'anti-
quité, chez les Romains, les dieux ont presque disparu; du moins, ils
n'ont conservé que le masque. Dans Virgile, des combinaisons pure-
ment humaines ont pris la place de la foi et de la religion ; c'est le
défaut opposé à la poésie indienne qui, pour ainsi dire, enivrée d'elle-
même , est un acte de foi plutôt qu'une œuvre d'art. L'Inde est la
poésie; la Grèce est le poète.
D'ailleurs, ces moimmens ne retracent pas seulement l'histoire des
croyances, ils peignent aussi au vif la nature physique et le climat
de la Haute-Asie. A mesure que le héros voyage dans les forêts pri-
mitives, il interroge son guide sur l'histoire et la naissance des mon-
tagnes, des fleuves; les images du berceau des choses occupent
autant de place que le récit des actions. C'est là qu'il faut chercher
ces images colossales et naïves qui tiennent tout ensemble de l'enfant
et du géant, et qui furent la première géologie de l'humanité : les
quatre éléphans monstrueux qui supportent le monde aux quatre
points cardinaux; l'île de Ceylan appuyée au fond de la mer, sur la
carapace d'une tortue immobile; le serpent qui, s'enlaçant autour des
flancs des montagnes, les arrache de leurs Ibndemens. Chaque forêt,
pour mieux dire, chaque fleur a son histoire. A la généalogie des tribus
et des peuples s'ajoute celle des diamans, des perles, des lis; car la
création n'est point dépeinte comme achevée; elle continue de vers
en vers, et ses époques successives font elles-mêmes une partie des
POÈTES ÉPIQUES. f55
scènes du Ramayana. De nouvelles organisations terrestres four-
nissent, en surgissant, de nouveaux épisodes; le monde physique
semble éclore incessamment au souffle du poète, et, jusqu'au dénoue-
ment, il grandit comme un héros, en même temps que le monde
idéal. C'est ainsi que la naissance du Gange sert de sujet à l'un des
plus fameux fragmens de l'œuvre de Valmiki :
« En ce temps-là , la terre était parée de tourterelles et d'oiseaux
célestes; les sages virent la chute du Gange, de la hauteur de l'Éther
jusque dans le fond des vallées. Pleins de surprise, les dieux eux-
mêmes vinrent sur des chars traînés par des chevaux et des élé-
plians, pour assister à l'arrivée merveilleuse du Gange. Illuminé par
leur présence et par la splendeur de leurs ornemens, l'air brilla de
l'éclat de cent soleils, pendant que les écailles des serpens d'eau et
des crocodiles étincelaient au jour. A travers la blanche vapeur des
eaux brisées dans mille chocs, la lumière parut voilée sous des
brumes automnales, comme sous les ailes d'un troupeau de cygnes
tournoyans dans l'abîme; ici l'eau se précipitait par torrens, là elle
s'assoupissait majestueusement dans son lit; plus loin , elle débordait
do toutes parts, ou elle s'engouffrait dans les cavernes, et recom-
mençait à jaillir en mugissant. Tombée d'abord sur le front du dieu,
et de sa chevelure de neige ruisselant sur la terre, cette onde se
prodiguait sans s'épuiser. Et les sages qui habitaient ses bords, pen-
sant en eux-mêmes : C'est la rosée du front du dieu, s'y plongèrent
aussitôt; et toutes les créatures virent avec joie l'approche de l'eau
céleste, et toutes furent purifiées dans l'eau du Gange.
«Et le roi des hommes, montrant le chemin aux flots, s'élança sur
son char resplendissant, pendant que le Gange se précipitait sur ses
j)as; les dieux, les sages, les génies avec le prince des serpens, avec
le roi des aigles et celui des vautours, suivant les roues de son char,
atteignirent le Gange, le souverain des fleuves, le purificateur de
toute souillure. »
Ici le génie oriental déborde aussi bien que le fleuve. Ce roi qui,
«ur son char d'or, montre le chemin aux flots sacrés; ces créatures
qui l'entourent et représentent l'univers appelé à ce spectacle; cette
assemblée de serpens, de crocodiles, cette multitude de dieux traînés
par des éU'phans, voilà l'Homère indien dans sa pompe accoutumée.
Je remarque, à cet égard, que dans la poésie grecque, lorsqu'une
puissance de la nature se môle à l'action, c'est presque toujours sous
des traits humains et sous une forme d'art. Au lieu du fleuve, vous
eussiez vu ici un vieillard pencher son urne d'or, d'où se seraient
156 REVEE DES DEUX MONDES.
écoulés des flots intarissables. Chez les Indiens, l'homme n'a point
encore imposé sa figure à tous les objets qu'il divinise. Le Gange,
pour être fils des montagnes, ne laisse pas de conserver sa forme
naturelle; il a déjà une pensée , une volonté; il a une ame , et n'a point
encore de visage.
Enfin, les rapports des héros avec tout le règne animal sont un
des traits les plus originaux de l'épopée indienne, rson-seulement les
chevaux de Rama pleurent comme les chevaux d'Achille, mais
l'homme en général lait alliance intime avec la société des animaux.
Le sage roi des vautours, le hardi chef des singes, le prudent roi
des serpens, se lient par des traités avec le roi des hommes; l'hu-
manité ne semble point encore commander d'une manière absolue à la
nature asservie. C'est le moment qui est indi(iué par la Bible, alors
que les hommes conversaient familièrement avec les animaux. Deux
personnages surtout, Sigravo et Ilanumann, les princes des hommes
des bois, les rois de la création animale, à la voix de tonnerre, égaux
en hauteur à la plus haute montagne, se liguent avec le héros Rama;
ils stipulent une sorte de contrat au nom de toutes les créatures
inférieures: « Ils s'approchèrent, dit le poète, du bord des flots, et
creusèrent l'Océan de la pointe de leurs javelots, montrant par là
que l'Océan tout entier est esclave de Rama. )) Acte de vassalité de
l'univers physique, premier hommage lige de la nature muette envers
l'humanité , sa suzeraine.
En général, lorsque dans ces poèmes on voit surgir devant soi ces
formes colossales de la création animale, il semble que tout ce monde
perdu ait quelque analogie avec le monde retrouvé de nos jours par
Cuvier, et que la scène se passe au milieu des mammouths, des palœ-
thériums, des mégathériums et des autres créatures gigantesques
dont la science rassemble de nouveau les ossemens. En même temps
que les empreintes de la végétation du monde naissant ont été con-
servées dans les feuilles des schistes, ainsi que dans un livre clos par
le créateur lui-même, on dirait qu'elles ont été éternisées sous une
autre forme dans les images et les peintures de ces compositions
épiques, en sorte que l'effet de cette poésie est de rejeter votre ima-
gination par-delà tous les temps connus, dans les époques dont la
géologie peut seule refaire l'histoire; tant il est vrai que la plus haute
poésie et la plus haute science, loin de s'exclure, se recherchent,
s'expliquent, s'alimentent et se confirment l'une l'autre.
De l'examen de la religion et de la nature, si l'on veut passer au
tableau de la vie civile et domestique, il faut entrer dans la cité par
POÈTES ÉPIQUES. 157
excellence, Uyodhya, fondée par Munoo, le roi des hommes. Une
description que j'abrège ici, ouvre le seuil de cette ville anté-dilu-
vienne, où semblent entassées l'une sur l'autre Mnive , Gomorrhe
et Babylone :
« Sur les bords du fleuve était l'illustre cité bAtie par le roi des
hommes, une vaste cité, dont le circuit est de douze journées de
voyage; ses maisons s'élevaient jusqu'aux nues. Arrosée par des eaux
jaillissantes, ornée de bosquets et de jardins, elle était entourée
d'uue muraille infranchissable; les accords des instrumens de musique
et le frémissement des armes s'y faisaient entendre tour à tour; elle
était remplie de bayadères, parcourue dans tous les sens par des
éléphans et des chevaux , visitée par des marchands et des messagers
de toutes les contrées , et sans cesse retentissante du bruit du char des
dieux. Pareils à une mine de diamans, ses murs d'enceinte, formés
de diverses sortes de pierreries, l'entouraient comme un collier, et
les toits résonnaient des sons du cistre, de la flûte et de la harpe.
Personne dans cette cité ne vivait moins de mille ans. Aux échos
répétés des prières sacrées , elle était remplie de banquets et d'as-
semblées d'hommes heureux. Parfumée d'encens, de guirlandes, de
fleurs et d'objets de sacrifice, dont le cœur s'enivrait, elle était gardée
par des héros égaux en force aux éléphans qui portent l'univers
comme une tour, par des guerriers qui la protègent, comme les ser-
pens à trois têtes protègent les sources du Gange. Le feu des sacrifices
y était entretenu par un peuple de prêtres qui tenaient éternellement
leurs esprits et leurs désirs sous un joug volontaire. »
Telle est la Troie indienne. Le chant pieux des Védas y couvre le
retentissement des armes. Mélange de volupté et d'ascétisme, c'est
un temple pour les dieux , plutôt qu'une cité pour les hommes; et par
là efle est conforme au génie de l'épopée qui se meut autour de ses
murailles. J'ai vu Mycènes, Argos, Tyrinthe, la ville d'Hercule; je
puis affirmer que ces cités divines ne furent jamais que des bourgades
en comparaison de la demeure réelle ou imaginaire de l'Hercule
indien.
Dans ce séjour d'ascétisme se succèdent lentement d'étranges dy-
nasties de rois dont chacun vit des siècles de siècles; ils remplissent
par des austérités inexorables cette vide éternité. A genoux, immobiles,
les mains tendues vers le ciel, on dirait qu'ils figurent des siècles de
prières et de contemplations, règnes d'extase qui passent comme un
songe. Chaque peuple résume ainsi ses souvenirs dans la personne
de chefs imaginaires faits à sa propre image. Chez les Hébreux, les
158 REVUE DES DEUX MONDES.
patriarches sont des émirs doués d'une sorte d'immortalité terrestre.
En Italie, l'histoire de Home est ouverte comme un large sillon,
par Évandre, laboureur et pasteur; dans l'Inde, les premiers rois
sont des ligures ascétiques qui, après avoir évoqué, du fond des
forêts, par une contemplation muette, les premières formes de la
société civile, conservent leurs empires par la puissance seule de la
méditation; et c'est une des grandeurs de cette poésie de faire dé-
pendre ainsi du recueillement d'un esprit les révolutions du monde.
Cependant, après ces extases séculaires, ne vous étonnez pas s'il neste
peu de place pour l'action, et n'allez pas chercher la fougue de l'Iliade
dans ces épopées de la solitude.
Au-dessus du roi est le prêtre. 11 vit retiré, tantôt, comme un
anachorète, dans un ermitage au fond d'un bois sacré, tantôt dans
la cellule d'un monastère semblable à ceux du catholicisme; à chaque
occasion importante, le roi va le visiter, se prosterne à ses pieds et
lui demande conseil. Au soufile de ses lèvres, les mers sont agitées,
les vents s'arrêtent, les extrémités de l'univers tombent dans la con-
fusion; le soleil est éclipsé par la splendeur de son esprit. La nature
tout entière s'effraie de ses austérités. Les dieux eux-mêmes ont peur
du prêtre qui s'élève au-dessus d'eux par la vertu. Les créatures
s'écrient : 0 Brahma, si ce sage continue ses macérations, rien ne
peut empêcher que l'humanité ue devienne athée. Jamais, dans ses
légendes les plus hardies, le christianisme n'a attribué tant de puis-
sance à ses ermites que l'Inde à ses brahmanes. Ils traversent le
monde en achevant leur prière. Le feu de leur colère ressemble à
celui des sacrifices , et ils régnent en souverains dans le poème aussi
bien que dans la nature et la cité.
Le héros surtout leur est aveuglément soumis. Instruit par le prêtre
dans les hvres sacrés, il est son élève, son instrument. Il rappelle le
pieux Énée, non pas l'Achille grec, car il tient moins de la caste guer-
rière que de la caste sacerdotale. Il a les épaules du Hon, les yeux
couleur de la fleur du lotus. Par sa pèleur il ressemble au lis des
eaux, et son haleine est embaumée comme l'haleine de la nymphœa.
Avant de commencer le combat, il accomplit ses dévotions matinales.
Il se prépare aux batailles par l'abstinence, et, revenu de la mêlée,
il rafraîchit encore son ame par la puissance des saintes austérités.
Souvent il se couvre du cilice des religieux. Douceur, componction,
obéissance, scrupule, ce sont là les vertus de ce héros sacerdotal. Au
milieu des guerriers, il ressemble à un feu de sacrifice entouré par
les prêtres. Tous ses devoirs sont résumés dans ces paroles que Rama
POÈTES ÉPIQUES. 159
reçoit de son père au moment où il va le quitter pour la première
fois :
« 0 mon fils, sois humble et courtois. Obéis aux brahmanes dé-
voués à l'étude des Védas; reçois leur instruction comme le breu-
vage de l'immorlalité. Les brahmanes sont {i;rands; ils possèdent la
source de la prospérité et du bonheur. Pour assurer l'existence du
monde, ils ont été envoyés parmi les hommes comme des dieux ter-
restres. Ils sont les gardiens des Védas et des lois immuables de la
vertu; ils possèdent aussi la science importante des archers. Sois
constamment à cheval, ou sur un char, ou sur un éléphant. Instruis-toi
dans les arts policés ; envoie-moi de sages messagers. Ayant parlé
ainsi , le roi des hommes dit encore : Va , mon fils. Et ses yeux se
remplirent de larmes, et sa parole fut brisée par ses sanglots. »
Cherchez un idéal semblable dans le héros, où le trouverez-vous?
Ce n'est pas sous la tente d'Achille ni d'Ajax. Il faut traverser toute
l'antiquité classique et pénétrer au cœur du christianisme. Les rela-
tions du guerrier et du prêtre indien sont précisément celles du preux
chevalier et de l'ermite dans les romans de la Table-Ronde. Parceval-
le-Gallois, Lancelotdu Lac, Tristan, ont le même genre de vie que
Rama, Rharata, et les autres héros de race indienne. Comme ces der-
niers, ils poursuivent un idéal de perfection morale sous le symbole
du Saint-Graal. Une éternelle macération est infligée aux uns comme
aux autres. Seulement le chevalier errant dans la triste forêt des
Ardennes s'arme contre les séductions de son cœur plutôt que contre
les enchantemens de la nature extérieure. Qui eut pensé que l'épopée
de la féodalité chrétienne avait son analogue dans la vallée du Gange,
et qui eût cherché, dans le golfe du Rengale, la chevalerie rêveuse
de la Rretagne enchantée par Merlin? Cette ressemblance entre les
personnages se retrouve dans l'action du poème. Un même genre de
vie devait produire des épopées analogues.
Dès le commencement, le roi, dans sa ville gigantesque, supplie
les dieux de lui accorder une postérité. La Divinité suprême descend
sur la terre et s'incarne dans la personne de quatre fils du monarque.
Ces héros-dieux grandissent avant la fin du premier livre. Rientot
instruits dans les Védas, le chef des prêtres vient demander leur
secours contre le roi des infidèles. Le père hésite d'abord h livrer ses
fils aux dangers de la guerre; il veut partir à leur pince. Cependant,
dominé par l'autorité du sacerdoce, il exécute ses ordres. Rama et son
frère reçoivent des armes enchantées; parmi ces armes se trouve un
arc que les rois et les dieux sont incapables de bander. Ci: l'apporte
IGO REVUE DES DEUX MONDES.
en présence des jeunes princes et d'une grande assemblée de peuple.
11 est important de voir comment cette situation tout homérique a
été traitée; par le poète indien.
(c Le vertueux brahmane, s'adressant alors avec joie à Rama, lui
dit : 0 toi dont le bras est puissant, prends cet arc divin, incompa-
rable, essaie ta force naissante. A ces paroles du sage. Rama répondit :
Je banderai cet arc céleste, et, lançant la flèche au but, je montrerai
ma force. — C'est bien, reprirent le roi et le prêtre. Alors Rama banda
rapidement l'arc d'une seule main. Cependant la multitude assem-
blée le regardait; puis, en souriant, il se prépara à décocher un trait.
Mais, par la force de Rama, l'arc bandé se brisa au milieu. Le son
sourd ressembla à l'écroulement d'une montagne , ou au rugissement
du boa sur les sommets des monts de Sukra. Ébranlés par le bruit,
tous furent renversés contre terre, hormis le prêtre, le roi et les
deux descendans de la race des Rughous. »
Il est impossible de ne pas penser ici à l'arc d'Ulysse. Sauf l'hyper-
bole de la fin, on dirait une page d'Homère tombée sur l'Indus de
la cassette embaumée d'Alexandre.
Après une suite de combats, dans lesquels le sacerdoce intervient
toujours, le glorieux Rama est exilé dans le fond d'une forêt par
l'ordre de son père qu'ont abusé de faux soupçons ; ce vieux roi ne
tarde pas à se repentir de son injustice, et c'est une des parties les
plus belles de ce poème que l'épisode où le monarque , à la barbe
séculaire, se livre à une douleur sans bornes. Cette figure, jusque-là
insensible et muette, s'éveille ainsi au sentiment de la vie réelle par
celui du désespoir. Ce roi, qui devait se croire immortel, se sent
faillir à la première atteinte de la douleur. Cette scène est trop grande
pour que je n'en cite pas quelques traits. Le poète montre d'abord
le changement survenu dans cette même ville qu'il avait dépeinte
comme le séjour de la félicité permanente; depuis qu'elle est privée
de son héros, elle est semblable à la mer qui retombe dans le silence
quand les vents ont cessé de souffler, ou à un autel dépouillé quand
le sacrifice est achevé; puis il porte la scène dans l'intérieur du palais :
« Obligé d'entendre la plainte de la mère de Rama, le roi fut rempli
d'angoisse. A la fin, transpercé par l'aiguillon des regrets et fermant
ses yeux , il s'évanouit sur sa couche. Après quelque temps , ayant
recouvré ses sens, puis voyant la reine près de lui, il lui adressa ces
paroles : 0 reine, je demande l'oubli à mains jointes; par l'amour de
ton fils, n'ajoute pas le poison à mes blessures brûlantes. Mon cœur
est ulcéré, et tes paroles sont pour moi aussi terribles que les
POÈTES ÉPIQUES. 1(51
éclats du tonnerre. Tu connais les passions de l'homme; je te con-
jure dans mon agonie; ne m'achève pas, moi, qui suis déjà blessé
et terrassé par les dieux. En entendant ces paroles gémissantes, la
reine fit taire sa douleur, et les mains jointes , la tête prosternée aux
pieds du roi, elle répondit : 0 roi des hommes, pardonne-moi ; privée
de réflexion dans l'excès de mon malheur, j'ai dit ce qui ne devait
point être prononcé. Celle qui est suppliée, les mains jointes, par son
époux semblable aux dieux, est perdue dans cette vie et dans l'autre,
si elle repousse ses prières. Qu'ai-je dit dans ma détresse? La souf-
france détruit l'intelligence; la douleur détruit la mémoire, la douleur
détruit la patience; il n'est point d'ennemi plus destructeur que la
douleur. La blessure causée par un tison ardent ou par une arme
meurtrière peut être guérie; mais, ôroi, ia détresse qui vient de
l'ame est sans remède. Les sages même, ceux qui étaient doux,
patiens, instruits dans les habitudes de la vertu, sont tombés au-
dessous du ver de terre, quand ils ont été atteints dans leur cœur par
le désespoir. Ces jours écoulés depuis le départ de mon (ils sont pour
moi comme des siècles. Ma douleur s'est accrue comme les eaux du
Gange, quand la froide saison est passée. — Pendant que la reine
achevait ces paroles, le jour déclina et le soleil se coucha.
«Mais le roi, épuisé de douleur, répondit : Heureux ceux qui
reverront le visage de Rama semblable à la pâle lune d'automne, ou
au nénuphar épanoui ! heureux ceux qui le verront revenir des forêts,
lui, semblable à l'étoile dans sa course céleste! Mais pour moi, ô
reine, mon cœur se brise; la douleur a consumé mon souffle, et ma
vie est semblable au rivage emporté par les ondes d'un fleuve. »
Voilà enfin que cette poésie foit éclater des douleurs humaines. Les
systèmes, les abstractions du culte sont oubliés; à travers la dif-
férence des temps et des lieux, nous retrouvons l'homme sem-
blable à nous. Cette plainte va se joindre aux plaintes immor-
telles de la poésie occidentale, et ce vieux roi, sorti d(^ l'oubli, v;i
grossir le chœur lamentable des vieillards consacrés par le deuii,
Priam, Ossian, le père du Cid, le roi Lear. Le monarque indien
manquait à cette assemblée funèbre.
Après la mort du roi, Bliarata rassemble une armée pour aller à
la recherche de son frère et lui offrir l'empire. Cette arnu'e est com-
posée d'un million d'hommes de pied, de cent mille cavaliers, de neuf
mille éléphans caparaçoimés. H entre avec cette multitude dans le
fond des forêts. Il traverse le Gange, et va demander conseil à un
brahmane retiré dans la solitude. Ce brahmane, dans sa hutte de
162 UEVIE DES DEUX MONDES.
feuilles, abrite et nourrit par miracle cette immense réunion d'hom-
mes. A sa parole, des palais s'élèvent dans le désert. Cette incantation
de l'univers par la prière du prêtre est pleine de solennité. Pen-
dant qu'il reste plongé dans la méditation , tous les êtres célestes
descendent des hauts lieux. Un concert s'élève d'instrumens invi-
sibles. Les arbres de toute espèce se changent en nains, en baya-
dères; ils viennent eux-mêmes présenter leurs fruits. Des fleuves
d'ambroisie coulent dans la vallée; les rivages sont laits de sables
d'émeraude et de saphir. Toute l'armée s'écrie : C'est ici qu'est le
ciel. Mais, à un signe du brahmane, ces merveilles disparaissent
comme un rêve. Cette féerie, où se déploie dans toute sa liberté
l'imagination orientale , semble être le modèle des incantations de
Merlin. La nature et l'humanité sont là comme enivrées l'une par
l'autre.
Cependant que faisait Rama, le héros du poème? Plongé dans
la contemplation des forêts, des montagnes, des fleuves, ses jours
se passaient dans un vague enchantement. On ne voit pas dans
les poèmes d'Homère les hommes s'arrêter pour remarquer les
beautés de l'univers. Ils sont, pour cela, trop avides d'action, de
mouvement; ils sont trop remplis d'émotions guerrières. Personne
ne conteste aujourd'hui que cet attendrissement qui saisit l'homme en
présence de la nature ne soit un sentiment tout moderne, et plusieurs
croient en trouver les premières traces , en France , dans les œuvres
de J.-J. Rousseau et de Rernardin de Saint-Pierre. Or, voici dans un
poème de la Haute-Asie, vieux de trois mille ans peut-être, un héros
dont les impressions , les rêveries , le langage même , sont tout sem-
blables à ceux de Saint-Preux sur les rochers de Meilleraie, de Rous-
seau dans l'île de Bienne, de Werther dans les forêts de l'Allemagne,
de Paul et Virginie dans l'Ile de France. Je ne sais même si, dans les
écrivains que je viens de nommer, l'intimité de l'homme et de la
nature a jamais été exprimée par des traits aussi vifs que dans le pas-
sage suivant du Ramayana :
Après avoir long-temps habité les forêts, Dusha-Rutha semblable
aux dieux, séduit par la grâce de ces collines, montrait en ce moment
à son épouse bien aimée les sommets lointains, et il lui parlait ainsi :
« 0 ma bien-aimée, ni la perte de mon royaume, ni la séparation
de mes amis ne m'affligent, quand je contemple le front sublime de
ces montagnes. Vois ce sommet que visitent les oiseaux et où les
métaux abondent ; ses pics s'élèvent jusqu'aux cicux. Les flancs de ce
roi des montagnes ressemblent à des veines d'argent; d'autres fois ils
POÈTES ÉPIQUES. 163
paraissent resplendissans de l'éclat des diamans, ou couverts des
fleurs de l'asclépias gigantesque; et ceux-ci, chargés de scolopendres
odorantes, sont taillés en cristaux. Le bananier, le baobah, le dattier,
y répandent leur ombre. Des couples d'oiseaux se poursuivent sur le
bord des rochers. Vois ces retraites embaumées où s'abritent les
petits de la tourterelle. La montagne avec ses cascades, ses fontaines
jaillissantes, ses murmures, ses tressaillemens , ressemble à un élé-
phant enivré de fruits sauvages (1). Où est celui qui resterait insen-
sible à ces tièdes haleines qui s'élèvent par bouffées du fond des val-
lons, toutes chargées de parfums? Dussé-je passer ici avec toi ma vie
entière, le regret ne m'atteindrait pas. Au milieu de ces fleurs et de
ces fruits , je sens se réveiller en moi tous mes rêves. Les sages qui
m'ont précédé ont avoué que la solitude, dans le fond des forets, est,
pour les rois, aussi douce que l'ambroisie. Vois les plantes tleuries de
la reine des vallées briller dans la nuit comme la flamme d'une oifrande .
Vois çà et là ces berceaux de délices formés par les tiges du lotus et re-
couverts des feuilles du blanc nénuphar!,,. » Ayant parlé ainsi , Rama
descendit du haut des rochers , puis il montra à son épouse Mithilé
le doux fleuve du Gange; et le prince aux yeux de lotus, s'adressant
de nouveau à la fille du roi , qui ressemblait à la lune émergée de
l'ombre des forêts , lui dit : k Vois ce fleuve amoureux avec ses îles
que fréquentent les cygnes; ses bords ombragés ressemblent à la
grotte du dieu des richesses. C'est ici que les solitaires, se laissant
glisser sur des lianes, se baignent dans la saison sacrée; et les mains
levées, ils font retentir des hymnes au soleil. Alors les arbres et leurs
rameaux agités par les vents secouent leurs fleurs et leurs feuilles de
chaque coté du fleuve, et la montagne semble frémir et tressailUr
jusqu'en ses fondemens. Vois, ô ma bien-aimée, les têtes des fleurs
s'incliner sous la brise; écoute, écoute les notes cadencées du rossi-
gnol caché dans l'ombre, et répète ses accens prolongés. Oui, j'aime
mieux contempler avec toi ces sommets bleuâtres, que résider en un
palais, — C'est ainsi que Rama , le chef de la race des Rughous , con-
versait avec son épouse au bord du fleuve; et, traversant la montagne,
il apparaissait à ses yeux comme s'il eut été embelli par un enchan-
tement. )>
On pourrait comparer ce passage au tableau des amours d'Adam et
(1) On se souvient des ours enivrés de raisins, que la critique a tant blâmés
dans Atala; Valmiki contirme ici avec éclat M. de Ciiâteaubriand, qui, eu 1796, ne
pouvait connaître le Ramayana.
164 REVUE DES T)ECX MONDES.
d'Eve dans h Paradis perdu, ou encore aux rêveries de Tristan et
d'Yseult dans les vieux poètes féodaux, surtout dans la rédaction
allemande de Gottfried de Strasbourg. Il y a même des expressions
qui semblent empruntées toutes vives de Werther, (VAtala et du Génie
du Christianisme. Une seule chose distingue cette antique poésie
asiatique de la poésie moderne de l'Occident, c'est que l'amour hu-
main y est comme enseveli dans l'amour de la nature. Au sein de la
solitude, Mithilé, la compagne du héros, n'est qu'un des ornemens
du spectacle de la création. Ce n'est pas elle qui y donne seule l'ame
et la vie, car elle n'est pas comme Julie, Atala, Virginie, la pensée,
le parfum caché en toutes choses; elle n'est qu'une fleur de plus dans
la forêt sacrée. D'ailleurs, au moment même où le héros se livre à
l'impression de la nature, il la combat par ses austérités; le Werther
indien vit sous le cilice. Mais c'est précisément cette volupté mêlée
d'ascétisme, sous le ciel des tropiques, qui fait de Rama le repré-
sentant fidèle du génie des races hindostanes. Rama, vêtu de l'habit
de pèlerin, refuse l'empire, il se retire en quelque sorte du poème,
pour vivre de la contemplation inarticulée des flots, des bois, des
monts. De la même manière le peuple indien s'est retiré de l'histoire
et du monde réel, afin de vivre plongé dans le ravissement de la
nature. Lui aussi a refusé l'empire de l'Asie, qui lui offrait son dia-
dème. Au lieu de s'abandonner au génie de l'action et des conquêtes,
ainsi que tous les peuples voisins, il a mieux aimé, au fond de ses
forêts immaculées, s'enivrer d'extases, de parfums, de silence. Plus
d'une fois, et toujours vainement, l'histoire l'a provoqué à sortir de
sa vallée. Il a contiimé de vivre avec l'enchanteresse, sans vouloir
quitter ses ombrages pacifiques; le monde entier a passé devant lui,
et toutes les races humaines l'ont visité à leur tour, sans que rien ail
jamais pu l'arracher à son extase.
L'ascétisme a été le principe de la poésie de l'Inde et de l'Occident
au moyen-âge, parce qu'il a été dans ces deux sociétés un principe
de civilisation. L'humanité, à sa naissance, enlacée de toutes parts
dans les liens de la nature extérieure, ne peut lui échapper qu'en la
niant. C'est là un effort nécessaire de la liberté morale pour résister
à la tyrannie de l'univers, tout entier. Aussi les héros de la Haute-
Asie, au milieu de leurs vallées enchantées et de toutes les amorces
des sens, sont des ascètes qui combattent intérieurement contre le
despotisme des choses extérieures, (^est dans leur ame que l'épo-
pée {)lace avec raison ses plus merveilleuses batailles. Ce sont eux
qui fondenl réellement, avec le règne intime de l'ame et de la liberté
POÈTES ÉPIQUES. 165
morale, celui du genre humain. Comme les pères de la Thébaïde, au
temps des séductions de l'empire romain , ils ferment leurs yeux et
leurs oreilles à tout l'éclat, à tous les bruits du monde sensible; ils
entretiennent, conservent, alimentent en eux-mêmes la conscience
de l'humanité, menacée d'être étouffée, en naissant, sous les ravis-
semens d'une sensualité exubérante. Les macérations prodigieuses
de ce peuple de prêtres dans le jardin de l'Asie, qu'est-ce autre chose
qu'une protestation de la pensée pour rétablir l'équilibre entre la
matière et l'esprit? C'est le premier combat duquel dépendront tous
les autres. L'homme sera-t-il le maître ou l'esclave de la nature?
Telle est la question posée à l'origine de toute société , et plus la
nature est puissante, plus la réaction des hommes doit l'être; ce qui
explique l'ascétisme des brahmanes dans leur contrée enchantée, des
pythagoriciens dans la Grande-Grèce, de l'Italie et de l'Espagne au
moyen-âge. Les saints qui, à l'origine de la civilisation chrétienne,
combattirent, comme l'Hydre ou le Python renaissans, les instincts
de la nature païenne, voilà les Hercule et les Thésée de l'humanité
moderne.
De nos jours, tout est changé. L'ascétisme a cessé d'être un prin-
cipe dominant de civilisation et de poésie. Pourquoi cela? Parce que
l'humanité a acquis des forces par la lutte, que son indépendance
est désormais conquise sur l'univers , que, loin d'avoir à redouter la
tyrannie du monde extérieur, chaque jour elle le dompte et le plie à
ses nombreux caprices, que la pensée détourne les fleuves, comble
les vallées, que la matière s'enfuit et disparaît devant le joug de
l'esprit, que l'homme n'est plus enseigné par la sagesse du serpent
ni par l'oiseau des aruspices, qu'enfin il ne craint plus d'être vaincu
et retenu captif par la nature. Ce grand duel s'est terminé à son
honneur. Qu'a-t-il besoin de nier la nature? il l'enchaîne à son char.
Il semble , au reste , que la société indienne n'ait jamais su être
jeune, tant il entre de réflexions, de combinaisons, de calculs philo-
sophiques dans son premier poème, où se mêlent d'ailleurs des senti-
mens qui ont dû naître à des époques très éloignées les unes des
autres. L'Iliade et l'Odyssée, avec tous les caractères d'un peuple nais-
sant , simplicité , naïveté , ignorance des choses métaphysiques , doi-
vent avoir jailli , l'une et l'autre, presque spontanément et tout ar-
mées, du front de la société grecque, tandis que l'épopée de A^almiki
résume déjà le génie d'un peuple qui a traversé toutes les phases,
épuisé toutes les doctrines de la vie sociale : cosmogonie, genèse,
traditions de l'enfance du monde qui attestent surtout l'enfance de
TOME XXIII. 11
1G6 REVUE DES DEUX MONDES.
l'iiilelligencc humaine; souvenirs d'une lulte de deux races primi-
tives, monumens de la formation du peuple indien, sentimens de
mélancolie, d'attendrissement, rêveries d'une société déjà rassasiée
d'elle-même, écoles de philosophie, scepticisme, ironie, sectes mé-
taphysiques, royauté des logiciens, marques d'une religion et d'une
civilisation au déclin; tout cela rassemblé, m(Mé, ordonné dans une
môme œuvre, comme les productions des diverses époques de la
nature sont superposées dans les flancs d'une môme montagne, depuis
la roche primitive et la végétation antédiluvienne, conservée loin du
jour, dans les feuilles (!j l'ardoise, jusqu'à la fleur nouvelle que vient
de ronger dans la rosée l'insecte né du matin. Aussi, appliquant à
ces poèmes la théorie que j'ai réfutée pour Homère, croirais-je vo-
lontiers qu'ils sont l'ouvrage, non d'un homme, mais de diverses gé-
nérations qui ont accumulé leur pensées les unes sur les autres.
Vous passez brusquement de l'époque du chaos à celle de la métaphy-
sique, des hommes des bois à l'école des sophistes. Dans le berceau
de ce peuple est le livre de sa vieillesse, et vous diriez que sans
enfance il est né dans l'éternité.
Veut-on savoir ce que peut ôtre le scepticisme antédiluvien dont
je viens de parler? On sera étonné de voir combien il ressemble à
celui de notre temps :
a Le roi des logiciens s'adressa ainsi à Rama pour l'éprouver : 0
Rama, que l'intelligence d'un ascète tel que toi ne descende pas
au niveau des imaginations vulgaires! Les livres sacrés ont été com-
posés par des hommes adroits afin de tromper les autres et de les
induire à faire des donations. Toute leur doctrine, la voici : Offrez des
sacrilices, consumez-vous dans les austérités religieuses, le jeune, la
macération. Faites des dons au sacerdoce... 0 roi, ne seras-tu donc
jamais sage? Ce qui se laisse toucher et goûter par les sens est seul
digne de tes di'sirs. Tous les rois tes prédécesseurs sont tombés sous
la main d'airain de la mort. Nul ne sait ce qu'ils sont devenus ni où
ils sont allés; on croit les voir partout où l'on désire qu'ils soient;
cependant l'univers est plongé dans l'incertitude. Il n'y a dans ce
monde rien d'assuré, et ce monde môme, où est-il?
« En entendant ces sentimens athées. Rama, semblable à un élé-
phant furieux, répondit : Je ne me soustrairai pas plus aux comman-
demens de mon père qu'un cheval dompté n'abandonne le char, ou
qu'ujîe épouse obéissante ne délaisse son époux. .Te ne serai pas plus
ébranlé par tes paroles qu'une montagne ne peut l'être par le choc
de rourauan. »
POÈTES ÉPIQUES. 167
Sous les lianes des tropiques, le scepticisme ne parle-t-il pas ici la
langue de Voltaire? L'étonnement, la colère de ce jeune él;'>phanl
furieux, blessé par l'éternel serpent, c'est le seul trait qui nous rejette
dans une société antique. La société indienne n'est point encore fami-
liarisée avec le doute. Elle regimbe violemment contre l'aiguillon.
Mais, quoi qu'elle fasse, le venin est entré au cœur de sa poésie; il
n'en sortira plus. Étrange début pour un peuple, que le blaspbème
mêlé à l'hymne encore vibrant de la création et le scepticisme au sortir
du chaos! Cet épisode est le livre de Job de la Bible indienne.
S'il est vrai cependant que la force virile consiste à se contenir, se
limiter, se maîtriser soi-même, une secrète faiblesse est cachée sous
la puissance monstrueuse des poètes du Gange, et c'est là pour eux
le signe de l'enfance. Comme ces jeunes éléphans enivrés dont
l'image leur est si familière, ils traversent en se jouant, dans leurs
sujets, les forêts impénétrables, la création tout entière, et souvent
une liane suffit pour les embarrasser et les arrêter. Ils sont possédés
de leur sujet bien plus qu'ils ne le possèdent; errant à travers l'im-
mensité, toujours un épisode peut s'ajouter à l'épisode qui précède;
il n'est aucune raison tirée de la nature des choses pour poser un
terme à leurs compositions. Le dénouement n'en est vraiment pos-
sible que dans l'éternité. A l'égard de leur style, il est ce que l'action
est elle-même, aussi riche en rubis, en topazes, en pierreries, aussi
plantureux que les flancs sacrés de l'Himalaya , par où ils diffèrent
surtout de nos poèmes catholiques du moyen-âge, dans lesquels l'ex-
pression indigente ne suit l'action qu'à grand'peine, ainsi qu'un serf
suivait à pied son seigneur emporté par un cheval caparaçonné.
Accoutumés au demi-jour de nos contrées, nous sommes facilement
éblouis de ces trésors prodigués de la parole orientale. S'il était vrai
pourtant que l'art dût être seulement une imitation de la nature, ce
style remplirait toutes les conditions de la perfection, puisqu'il est
évidemment le reflet du luxe de la création sous le ciel de la Haute-
Asie. Que peut-il donc y manquer? Un choix fait par l'homme entre
les objets qu'il rencontre. Il n'est pas rare de trouver dans ces
poèmes, pour un seul objet, jusqu'à cinquante comparaisons accu-
mulées qui écrasent la vie sous le fardeau de l'image. L'homme est
comme détrôné par la nature, et sa pensée tarie ou éclipsée par les
rayons de ce soleil trop puissant, œil de Brahma, qui dévore ce
qu'il contemple. L'expression, cependant, est quelquefois simple,
nue, soudaine. Ce contraste vous saisit; vous erriez depuis plusieurs
jours au hasard dans une forêt irdiabitée; ses profondeurs ne réson-
11.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
naient que des murmures de la nature vivante; des fantômes sans
voix, des reptiles ailés se dressaient confusément à travers les rameaux
frissonnans; l'horreur croissait. Soudain vous découvrez des pas dans
cette solitude; un cri s'élève près de là, le cri d'un homme semblable
à vous !
Ici se retrouve la question posée en commençant : Quelle place oc-
cupera la poésie indienne dans l'histoire de l'art? Éclipsera-t-elle dans
lès esprits la poésie homérique? la remplacera-t-elle jamais? ISul mo-
nument, nul brin d'herbe pensant ne peut tenir lieu d'un autre, et
ce serait une critique bien futile de se hâter de déprécier la Grèce
par l'Asie, ou l'Asie par la Grèce. Il y a place. Dieu merci, dans la
nature et dans l'intelligence de l'homme pour tous les poèmes du
passé comme pour tous ceux de l'avenir. Seulement la perspective
dans l'histoire est changée. Le génie hellénique se rapproche de
nous à mesure que dans l'éloignement nous apercevons le génie
indien se lever au bout de l'horizon. Loin de détrôner le vieil Homère,
ces monumens nouvellement révélés feront éclater encore par leur
richesse même son art, sa simpUcité, son habileté instinctive. L'Inde
fera ressortir la Grèce; l'Himalaya encadrera l'Olympe. Dans l'opinion
du dernier siècle, l'auteur de l'Iliade passait pour un disciple aveugle
de la nature seule. Peu s'en fallait qu'on ne le tînt pour oriental.
Depuis qu'on peut le comparer à son frère du Gange, la précision
de son dessin, la fermeté de ses formes, deviendront plus manifestes
pour tous. Il rentrera plus étroitement dans la famille des génies de
l'Occident, ou du moins il apparaîtra comme le médiateur souverain
entre l'Occident et l'Orient; colosse de Rhodes qui s'appuie sur les
deux rives.
Si l'on demande, en outre, quelle sera l'influence directe de cette
renaissance orientale, il est évident qu'elle entrera pour quelque
chose dans les conceptions de l'avenir, puisqu'une société tout en-
tière ne sort pas du tombeau sans agir d'une manière quelconque
sur les imaginations humaines. Il est vrai que le génie indien ne sera
dans aucun cas pris pour modèle, son caractère étant de n'avoir ni
règle fixe, ni loi irrévocable. Mais, sans devenir un code littéraire,
il grossit la tradition universelle. Toutes les fois que les modernes
s'emparent d'une donnée grecque pour la traiter à leur tour, ils ont
à lutter contre une œuvre parfaite, laquelle ne laisse presque rien
à ajouter ni à retrancher. Où est la main qui peut refaire le marbre
sculpté dans Athènes? Tout au contraire, la poésie de l'Inde est une
mine de Golconde, où l'or, les métaux précieux, les pierreries sont
POÈTES ÉPIQUES. 169
souvent mêlés avec des élémens encore bruts. De ces masses con-
fuses, l'Occident pourra dégager (et il l'a fait déjà), non des formes,
mais des couleurs, des traditions, des images qu'il animera de sa vie,
un métal nouveau pour remplir le moule de sa pensée.
Car l'esprit de l'homme est aujourd'hui présent partout sur la terre;
son berceau de la Troade et du Latium ne sufût plus à ses rêves,
et, pour exprimer sa pensée telle que le christianisme l'a agrandie,
ce n'est pas trop de toutes les formes, voix , accords , parfums que ce
globe peut produire en chacun de ses climats. Le temps est passé où,
l'industrie s'isolant dans les frontières de chaque état, le commerce
des choses se bornait à un échange difficile dans le sein d'un même
royaume. Les productions de toutes les contrées sont rassemblées
dans le grand festin de la société moderne; et lorsque la matière est
ainsi transportée, échangée d'une zone à une autre, qui voudrait que
la pensée restât seule stagnante dans un point de l'espace, et que
chaque poésie vécût et mourût sans contact sur la glèbe où elle a pris
naissance? Il n'y a plus de serf de la glèbe dans la vie réelle; il ne
peut plus y en avoir dans le monde idéal; et c'est justice, quand le
corps est affranchi, que l'esprit le soit à sa manière, habitant de toute
la terre, contemporain de tout le passé.
Non, non, ne craignons pas de paraître trop infatués en nous attri-
buant pour patrie ce globe en son entier, et osons fièrement em-
brasser sans partage, du levant au couchant et d'un pôle à l'autre
pôle, tout ce grain de sable dans l'infini. Il semblait illimité dans
l'antiquité, parce qu'il était inconnu. Depuis qu'il a été mesuré, tout
son prix est tombé. Que faut-il désormais pour le franchir en un
moment? Il n'est plus besoin pour cela d'être un habitant de l'Olympe.
Dans la vie la plus obscure, le cœur le plus enchaîné, emporté par
l'aile du christianisme, le traverse plus vite que ne faisaient autrefois
les dieux d'Homère.
Edgar Quinet.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
30 juin 1840.
La session touche à son terme. Il ne reste devant la chambre des pairs que
cinq affaires importantes : le budget, les chemins de fer, les paquebots trans-
atlantiques, la création d'une faculté des sciences à Rennes, et la réforme
du tribunal de la Seine.
La chambre des pairs se trouve dans une situation qui n'est pas nouvelle,
mais qui donne lieu cette année à des débats plus vifs et plus amers que par
le passé. Nous ne sommes pas surpris de ce redoublement de plaintes et de
reproches.
])im côté, la situation, par cela seul qu'elle se prolonge et qu'elle paraît
vouloir s'établir comme une règle, devient insupportable à la chambre dont
elle compromet la dignité et l'importance politique.
De l'autre côté, le ministère ne compte pas dans la chambre un grand
nombre d'amis. Si l'on ne songe pas à le renverser, on n'est pas non plus dis-
posé à lui donner des preuves de sympathie.
Quant au fond de la question, voici l'exacte vérité. D'abord la situation dont
la chambre des pairs a droit de se plaindre, ne saurait être avec justice imputée
au ministère. Ce n'est pas lui qui a distribué le travail de la session. Arrivé au.x
affaires dans le mois de mars, il n'était pas en son pouvoir de modifier le cours
des choses , connue il n'est au pouvoir de personne de retenir à Paris les dé-
putés après le vote de la loi de finances.
Une fois le ministère mis hors de cause, reste la question tout entière. Com-
ment foire cesser un abus qui trouble profondément l'équilibre des pouvoirs,
un abus auquel la chambre ne pourrait se résigner sans anéantir, au préju-
dice du pays et de la couronne , une des principales garanties de notre système
politique ?
Si la pairie se résigne, la constitution est faussée. La chambre des pairs, on
J'a dit mille fois, ne serait plus qu'un bureau d'enregistrement. Si elle résiste
REVUE — CHRONIQUE. 171
en amendant le budget, seul moyen qu'elle aurait de contraindre la chambre
des députés à reprendre ses séances, elle fait naître entre deux grands pou-
voirs de l'état une de ces luttes qui ne se justifient que par une nécessité
extrême.
Sans doute c'est là le summum jus, et la chambre des pairs ne devrait pas
hésiter à l'appliquer le jour où il lui serait démontré que c'est là le seul moyen
de rétablir l'équilibre. 11 serait alors par trop indigne de la chambre de borner
son ressentiment à des complaintes annuelles, complaintes que leur retour
périodique et toujours inefficace ne tarderait pas à rendre complètement ridi-
cules.
Heureusement il est plus d'un moyen que le ministère peut employer pour
rendre aux travaux des deux chambres leur cours simultané et régulier, et il
n'est pas douteux pour nous que le cabinet ne cherche sérieusement, dès la
session prochaine, à résoudre la difficulté.
On peut facilement distribuer le travail entre les deux chambres d'une ma-
nière plus égale.
Il y a lieu d'examiner si l'on ne pourrait pas changer l'année financière de
manière que les chambres pussent au besoin ne délibérer définitivement sur
le budget présenté dans le cours de la session qu'au commencement de la
session suivante.
Il y a aussi lieu d'examiner s'il est indispensable de persévérer dans l'usage
de présenter les budgets de tous les ministères dans une seule et même loi
Nous ne voulons rien affirmer. Ces expédiens exigeraient dans nos rouages
administratifs, et peut-être aussi dans les règlemens des chambres, des modi-
fications qu'il serait par trop présomptueux d'indiquer ici ; elles ne peuvent
être que le résultat de sérieuses méditations, d'études approfondies.
Ajoutons seulement que, sur la distribution du travail , il a été énoncé dans
les discussions de la chambre des pairs une opinion qui nous paraît excessive.
On a dit que l'article de la charte portant que toute loi d'impôt doit être
d'abord votée par la chambre des députés, ne s'appliquait qu'aux lois dont le
but direct est l'établissement d'un impôt; qu'ainsi on aurait pu présenter d'a-
bord à la chambre des pairs la loi sur les paquebots transatlantiques, ou toute
autre loi prescrivant une dépense. A l'aide de cette interprétation, on pour-
rait aller jusqu'à soutenir que la loi capitale du budget, la loi des dépenses,
peut être portée directement à la chambre des pairs.
L'interprétation nous paraît forcée. L'état n'a pas chez nous deux moyens
de subvenir à ses dépenses. Qui dit dépense dit impôt, impôt qu'on établit,
qu'on augmente ou qu'on ne diminue pas. — D'un autre côté, il est également
vrai que ce serait donner à l'article de la charte un sens trop large que de
l'appliquer indistinctement à tout projet de loi pouvant impliquer une dépense.
La chambre des pairs a plus d'une fois voté la première des lois de ce genre,
et nul n'a révoqué en doute la légalité de son vote. Il y a là une juste ligne de
démarcation à tracer.
Mais sans entrer ici dans le fond de la question , sans vouloir scruter la
172 REVUE DES DEUX MONDES.
lettre et rechercher l'esprit auisi que les origines de l'article de la charte,
disons seulement que nul ne songe à enlever à la chambre élective ce qu'elle
regarde, sur le fondement d'une pratique de vingt-cinq ans, comme un de ses
droits, comme sa prérogative la plus importante. C'est une voie où la chambre
des pairs ne voudrait pas, et avec raison , s'engager; c'est s'affaiblir que d'user
ses forces à saisir des droits contestables. La chambre des pairs veut maintenir,
avec la vigueur et la dignité qui lui appartiennent, ses prérogatives recon-
nues, ses droits incontestés.
L'état des partis ne s'est pas modifié dans la quinzaine qui vient de s'écouler.
Les députés rentrant dans leurs foyers, commence maintenant ce travail local,
cette communication intime entre le député et ses électeurs, dont il est tou-
jours difficile, même aux plus habiles, de prévoir toutes les conséquences avec
quelque exactitude. Les députés qui ont interrompu leurs longues habitudes
ministérielles, comme les députés de la vieille opposition qui prêtent aujour-
d'hui leur appui au ministère, auront à s'expliquer avec leurs commettans.
Ici le député convaincra les électeurs de la sagesse de sa conduite; ailleurs les
électeurs réagiront peut-être sur le député.
Au surplus , les députés qui ont soutenu le ministère pourront parler avec
quelque orgueil des résultats de la session. Des lois importantes vont donner
une nouvelle impulsion à la prospérité matérielle du pays. La navigation inté-
rieure perfectionnée, l'exploitation du sel ramenée partout au droit commun, les
chemins de fer en voie d'exécution soutenus, et de nouvelles entreprises auto-
risées, aidées, encouragées; la question des sucres terminée d'une manière
équitable; le grand établissement de la Banque de France mis à même, par la
certitude de son avenir, de rendre au commerce des services de plus en plus
jmportans ; enfin nos relations commerciales avec le INouveau-IMonde secon-
dées et étendues par plusieurs lignes de paquebots transatlantiques : ce sont là
des faits importans qui honorent cette session et témoignent de l'active habi-
leté du cabinet qui a pu , dans le peu de temps que lui ont laissé les discus-
sions politiques et les difficultés de tout début, imprimer aux affaires une si
puissante impulsion.
INous sommes convaincus que la chambre des pairs n'hésitera pas à donner
son suffrage aux projets que le ministère lui a présentés en dernier lieu.
En rejetant le remboursement de la rente, malgré le vote réitéré de l'autre
chambre et les efforts du ministère, comme en confirmant à une très grande
majorité le privilège de la Banque, malgré l'opposition presque unanime de
la presse, la chambre a suffisamment prouvé que rien ne peut la détourner de
ce qui lui paraît bon, utile, équitable. INous nous plaisons à rendre hommage
à sou indépendance, quelle que soit d'ailleurs notre opinion sur la question
de la rente.
Le même sentiment d'indépendance lui fera adopter des lois que le pays
attend avec une juste impatience. On aura beau lui dire que le départ des
députés lui ôte toute liberté, qu'on a voulu la placer sous le joug de la néces-
sité. La chambre sait qu'il n'en est rien, qu'il serait parfaitement libre à elle
REVUE. — CHROMQLE. 173
de rejeter toutes ces lois. Sans doute elle aurait à rendre compte de son vote
à l'opinion publique et à sa propre conscience; mais la marche régulière du
gouvernement, le cours des services publics ne seraient point paralysés par le
rejet de ces lois : ce rejet n'aurait point les conséquences que pourrait avoir le
rejet du budget ou d'une mesure quelconque indispensable au salut de l'état.
Il n'y a donc pas cette contrainte, cette nécessité artificielle et impérieuse
dont la chambre pourrait se blesser, cette nécessité, disons-le, qui la domine
pour le budget, qu'elle ne pourrait refuser sans compromettre la régularité
des services publics.
En adoptant les autres lois, la chambre, qui pourrait les rejeter, aura agi
avec liberté et indépendance; elle aura prouvé que les motifs de l'adoption
l'emportaient dans son esprit sur les objections qu'opposent les adversaires
de ces projets.
La chambre, il est vrai, ne pourrait amender ces projets; tout amende-
ment produirait, dans les circonstances actuelles, les mêmes conséquences
que le rejet, et retarderait d'une année toutes ces utiles entreprises. Dans ces
limites, les plaintes sont fondées; mais tout a été dit sur ce point lors des
débats sur la loi de la navigation intérieure.
Trop insister sur les mêmes plaintes (nous ne disons pas les mêmes repro-
ches, le ministère a prouvé qu'il n'en méritait pas), ce serait les affaiblir, ce
serait donner au langage de la chambre un ton lamentable et peu digne d'un
grand pouvoir de l'état. La chambre a fait connaître sa pensée: il ne lui l'este
plus d'autre moyen, le même inconvénient se renouvelant, que la résistance,
lorsqu'elle aura devant elle un ministère qui aura préparé et distribué le travail
de la session.
L'amendement , c'est-à-dire le rejet d'un de ces projets de loi, sur qui retom-
berait-il? sur les compagnies, sur les villes maritimes, sur le commerce, sur
l'industrie, sur le public, qui certes ne sont pas responsables de la marche
des travaux au sein des deux chambres. Le rejet ébranlerait-il le cabinet? nul-
lement: le cabinet a trouvé à son avènement l'état de choses dont on se plaint;
il ne pouvait plus le changer. Le rejet ferait-il revenir à Paris un seul député?
encore moins; les députés ne seraient ramenés sur leurs sièges que par un
amendement au budget. La chambre ne veut pas sans doute en venir cette
année à ce moyen extrême; elle voudra encore moins témoigner de son mécon-
tentement par une résolution qui ne frapperait que ces intérêts nationaux , que
la chambre est jalouse de seconder et de protéger.
Il est sur la loi des chemins de fer une autre observation qui s'applique éga-
lement aux débats de l'une et de l'autre chambre. îsous voulons parler de la
réunion dans une seule et même loi de plusieurs projets tout-à-fait différens'
indépendans l'un de l'autre; ainsi le chemin de fer d'Orléans et celui de Stras-
bourg à Bàle, et plusieurs autres, se trouvent compris dans le même projet de
loi. Il faut, en conséquence, tout adopter ou tout rejeter; ces projets se pré-
senteront aux suffrages de la chambre, pour ainsi dire l'un portant l'autre.
Encore si le même principe, si le même système de secours était appliqué à
17V REVUE DES DEUX MONDES.
tous cps projets. Loin de là : la même loi embrasse six projets et quatre
systèmes différens; nous ne voulons pas dire opposés; il se peut en effet que
ces systèmes divers, contraires mêmes, soient avec raison applicables à des
entreprises différentes. Toujours est-il (jue la sincérité des débats législatifs
reçoit une atteinte lorsqu'une assemblée est forcée de voter in globo des projets
différens, nullement connexes, et pouvant parfaitement exister l'un sans l'autre.
Mais ce n'est pas là un expédient inventé par le ministère du V mars; c'est
un usage sur lequel il importe seulement d'attirer l'attention du gouverne-
ment pour les projets futurs.
La mort de M. Daunou laisse vacante aux archives du royaume une place
importante. Le bruit public a désigné plusieurs candidats. Si nous sommes
bien informés, ceux sur qui l'attention paraît se fixer d'une manière particu-
lière sont M. de Gasparin, l'ancien ministre, et M. Fauriel. M. de Gasparin
est un administrateur habile, M. Fauriel , un historien dont les travaux se dis-
tinguent, entre autres, par l'exactitude et la profondeur des recherches. Selon
le point de vue auquel on se place, le choix de l'un ou de l'autre ne mériterait
que des éloges.
M. Vincent passe dans le conseil d'état du service extraordinaire au service
ordinaire. Rien de plus naturel que de voir un administrateur aussi éclairé et
d'une si grande expérience se vouer entièrement aux travaux du conseil d'état.
Nous espérons qu'il sera dignement remplacé dans ses importantes fonctions
au ministère du commerce.
Le public est fort préoccupé dans ce moment des nouvelles d'Alger. En
admettant qu'il y ait quelque exagération , peut-être aussi un peu d'animosité
dans les nouvelles qui circulent, toujours est-il que notre campagne en Afrique
est longue, difficile et sans résultats décisifs qui compensent les sacrifices en
honuïies et en argent qu'elle exige. Il serait plus que superflu de rechercher
aujourd'hui à qui l'on pourrait imputer la guerre que nous avons sur les
bras, les difficultés que nous rencontrons en Afrique. Ce n'est pas le mo-
ment de discuter, mais d'agir, d'agir avec résolution et d'une manière digne
de la France. Quelles qu'en soient les causes, c'est là désormais une guerre
à mort avec les populations indigènes, avec les Arabes africains. C'est le niaho-
métisme, la barbarie et le génie nomade qui veulent expulser d'Afrique la
religion, la civilisation, la puissance françaises. Dans le commencement, il
aurait été légitime et sensé de poser la question de savoir s'il convenait à la
France, à sa politique, à son influence d'entrer dans cette voie, de jeter hors
de l'Europe une partie notable de ses revenus et de ses forces, si les avantages
militaires, maritimes, commerciaux qu'elle pouvait en espérer, étaient de nature
à compenser ses sacrifices, si le moment était arrivé d'implanter par la force
des armes, par la conquête la civilisation française sur le sol aride et malsain,
sous le ciel brillant de l'Algérie.
Aujourd'hui , empressons-nous de le reconnaître , la question ne peut être
posée dans ces termes. Le drapeau français a été solennellement planté sur le
sol africain. La France a dit qu'il y resterait : Abd-el-Kader veut l'en arracher de
REVUE. — CHRONIQUE. 1T5
force. La France peut-elle le supporter? non , à aucun prix. C'est là une réponse
qui est au fond de tous les cœurs, de toutes les pensées, de tous les systèmes.
Les adversaires les plus décidés de notre établissement en Afrique, ceux-là
même qui n'auraient pas hésité à évacuer l'Algérie, lorsque nous y étions en
paix avec tout le monde, ne voudraient pas aujourd'hui abandonner un pouce
de terrain. C'est que toutes les opinions, comme tous les systèmes, se rencon-
trent sur un point commun; c'est qu'il n'y a plus de dissentiment possible
lorsqu'il s'agit de la dignité de la France, de l'honneur national
D'un autre côté, tenons-nous en garde contre l'esprit de notre temps; pré-
servons-nous des atermoiemens, des demi-mesures. L'affaire d'Afrique, con-
duite mollement, serait interminable; elle pourrait renouveler pour nous cette
longue et funeste guerre d'Espagne, lorsque nous n'étions jamais maîtres que
du terrain qu'occupaient les semelles de nos soldats, lorsque, vainqueurs dans
tous les combats, nous n'avions cependant jamais pu vaincre le pays et le plier
à nos lois.
Ce fut une erreur de Napoléon que de se persuader que l'affaire d'Es-
pagne n'exigeait pas de grands efforts, qu'on pouvait la combiner avec d'au-
tres expéditions, qu'elle finirait d'elle-même, de guerre lasse; que les popula-
tions, fatiguées, vaincues, appauvries, rentreraient paisiblement dans leurs
foyers. Les guerres nationales des peuples fanatiques et barbares sont régies
par d'autres lois générales que celles qui gouvernent les guerres des nations
riches et civilisées. ÎSos soldats avaient l'instinct de cette différence, lorsque,
en Espagne, ils regrettaient si gaiement cette Italie, cette Allemagne si bonnes
à conquérir, si faciles à garder.
Le cabinet s'occupe très sérieusement de l'affaire d'Afrique. Nous ignorons
ses idées, ses projets. Ce que nous demandons avant tout, ce sont des mesures
décisives et un plan bien arrêté. Un système médiocrement bon, qu'on main-
tiendrait avec suite, avec énergie, avec persévérance, vaudrait mieux que les
idées les plus heureuses, les plus lumineuses, mises en pratique avec hésita-
tion, par voie de tâtonnement et d'essai.
Jusqu'ici on n'a jamais su au juste ni ce qu'on voulait faire en Afrique, ni
ce qu'on voulait faire de l'Afrique. Qu'Abd-el-Kader nous rende du inoins le
service de nous contraindre à prendre un parti , à résoudre les deux questions.
On parle beaucoup du projet du général Rogniat, de robatacle continu au
moyen d'un mur et d'un fossé qui mettrait une partie de nos possessions, la
plaine de la Mitidja, à l'abri des incursions des Arabes. Le projet est ingé-
nieux; la dépense ne serait pas excessive; le résultat paraît certain ; un faible
corps suffirait pour garder l'enceinte contre des hordes barbares. Nous sommes
moins rassurés sur les effets morbides d'un grand remuement de ferre dans
un pays si exposé aux inlluences typhoïdes, aux ravages de la fièvie et de la
dyssenterie.
Les affaires d'Espagne prennent tous les jours une tournure plus favorable
à la cause constitutionnelle. Le général Ségarra fait sa soumission, et il
exhorte les insurgés à se rallier au parti national. Balmaseda a été battu. La
176 REVUE DES DEUX MONDES.
reine est accueillie en Catalogne par les flots d'une population remplie d'enthou-
siasme. Le peuple espagnol est toujours profondément monarchique. Nul
doute nue le voisinage de la cour ne contribue à rallier les partis, à ramener un
grand nombre d'iiommes égarés. Après beaucoup de conjectures , on paraît
croire aujourd'hui que le voyage des deux reines n'a eu réellement d'autre but
que le rétablissement de la santé de la reine Isabelle. Quoi qu'il en soit, on se
ferait illusion si on croyait qu'une fois Cabrera vaincu et le parti carliste en-
tièrement dissous , les difficultés de l'Espagne s'évanouiront complètement.
Loin de là. Le peuple est monarchique et religieux , voire même superstitieux.
Il n'est pas moins vrai qu'une partie considérable des classes moyennes, dans
les grandes villes surtout, est imbue de nos idées, de nos principes; et préci-
sément parce que ces idées et ces principes sont trop avancés pour l'Espagne et
ne sont pas en harmonie avec l'état général du pays , la minorité qui professe
cette politique d'emprunt, impatiente de réaliser ses idées, est toujours tentée
de devenir violente et factieuse. On n'est ni impatient ni violent lorsqu'on sait
qu'on a le pays derrière soi , lorsqu'on ne doute pas d'un prochain succès.
Sous la restauration , Casimir Périer disait aux trois cents de M. de Villèle :
« Nous sommes quinze ici, mais nous avons le pays derrière nous; » aussi
Casimir Périer et ses amis ne conspiraient pas; ils attendaient, et n'attendirent
pas long-temps.
Après la dispersion complète de l'insurrection carliste, le parti radical en
Espagne deviendra probablement plus exigeant et de plus en plus violent. Le
gouvernement aura besoin de fermeté, d'habileté, de mesure. Qu'il se garde
surtout de mépriser ses adversaires. Les minorités ont si souvent bouleversé et
gouverné le monde!
M. Cousin poursuit le cours de ses paisibles réformes dans le domaine de
l'enseignement.
Une ordonnance royale vient de créer à la Faculté de Droit de Paris une
chaire d'introduction générale à l'étude du droit. C'était une lacune qu'il im-
portait de combler. Ainsi que l'a dit le ministre dans son rapport au roi, ce
cours préliminaire aura pour objet d'orienter, en quelque sorte, les jeunes étu-
dians dans le labyrinthe de la jurisprudence.
Il a été aussi décidé qu'à l'avenir, soit dans les examens , soit dans les con-
cours devant les facultés de droit, il n'y aura plus ni argumentations ni leçons
latines. Nous félicitons M. le ministre de l'instruction publique d'avoir mis fin
à un usage qui n'était qu'un moyen de dissimuler l'ignorance et de paralyser
le savoir.
Le drame de la Maréchale d\ïncre, représenté il y a neuf ans à l'Odéon,
vient d'être repris par la Comédie-Française. On a pu remarquer dans cette
œuvre, dont la mise en scène révèle un zèle louable, toutes les hautes et rares
qualités qui distinguent le talent de M. Alfred de Vigny. Bien qu'une ten-
dance instinctive semble entraîner l'auteur é'Eloa vers la contemplation et
l'élégie, c'est avec une supériorité réelle , il faut le reconnaître, qu'il a essayé,
REVUE — CHRONIQUE . 177
dans la Maréchale d'Ancre , l'interprétation dramatique de l'histoire. Tout
en avouant nos préférences pour les œuvres du poète qui relèvent unique-
ment de l'inspiration élégiaque ou contemplative, nous croyons que ce drame
d'une pensée si haute, d'une exécution si sévère, doit prendre rang parmi
les plus importantes créations de ]M. Alfred de Vigny. Il nous suffira, pour
appuyer cette opinion, de rappeler rapidement quels matériaux fournissait
l'histoire et quel parti l'auteur en a su tirer.
Assurément le récit des historiens, dans sa nudité austère, ne lui offrait que
d'insuffisantes ressources. 11 s'agissait de la chute d'un favori, d'un ambitieux
vulgaire; il semblait qu'aucune émotion élevée ne put jaillir du spectacle de
ces intrigues mesquines, terminées par un assassinat. Pourtant IM. de Vigny
a su introduire dans son drame un noble et grave enseignement. Dans ce
meurtre de Concini , qui termine la minorité de Louis XIII , il a vu l'expia-
tion du crime de Ravaillac, qui avait amené le nouveau règne et fondé la puis-
sance passagère du favori. Cette donnée philosophique peut s'appuyer sur des
preuves. Dans une des notes qui accompagnent son drame, M. de Vigny cite
quelques passages trouvés dans les pièces relatives au procès de la Galigaï, et
d'après lesquels il est permis de regarder l'ambitieux Italien comme le com-
plice de Ravaillac. Quoi qu'il en soit de l'exactitude historique de cette accu-
sation portée par les contemporains contre Concini , on doit reconnaître que
le souvenir du crime de Ravaillac, habilement amené par le poète, produit
un effet saisissant. Cette pensée de l'expiation une fois admise, il reste h voir
comment le poète l'a développée. C'est autour de la figure mélancolique et
hautaine de Leonora Galigaï qu'il a groupé ses nombreux personnages. Si on
la dégage de certains détails que l'auteur a cru nécessaires pour compléter
son tableau historique, l'action est fort simple. La chute de la maréchale est
le véritable et unique sujet du drame. L'expiation n'atteint pas seulement
Concini, elle frappe à côté du lâche ambitieux une femme d'un noble et ferme
caractère; dès-lors l'intérêt s'éveille, et le drame devient possible. L'action
s'engage et se dénoue en deux jours. Cette rapidité de l'action est le seul rap-
port qu'offre la pièce avec les créations du théâtre classique. L'auteur n'a
aucunement cherché à réduire les proportions de l'immense tableau que lui
offrait l'histoire. Il a transporté dans son drame tout le mouvement, toute la
variété que réclame la scène moderne. Peut-être a-t-il trop multiplié les détails,
peut-être la simplicité du sujet disparait-elle un peu sous l'abondance des carac-
tères et des incidens. M. de Vigny n'a fait en ceci , nous le savons, que suivre
l'exemple des tragiques étrangers; mais cet exemple ne saurait infirmer notre
objection , qui reste entièrement fondée au point de vue de la scène française.
M. de Vigny avait à envisager trois faces diverses dans le personnage de
Leonora Galigaï : l'Italienne dissimulée, l'amante et la mère. Il a su accorder
avec discernement, à chacun des aspects de ce caractère, l'attention qu'il mé-
ritait. Il s'est attaché surtout à faire ressortir avec vigueur la fermeté maie et
courageuse de l'épouse de Concini. 11 a indiqué, avec une rare délicatesse, ce
qui restait de la faiblesse et des superstitions de la fenuue dans ce caractère
presque viril. A côté de la maréchale, Borgia et Concini se placent comme
pour éclairer cette imposante figure, l'un par son amour, l'autre par son
ambition. C'est au Corse passionné qu'appartient le cœur tendre et ardent de
l'Italienne; c'est à l'ambitieux Florentin qu'elle consacre l'énergie de son intel-
ligence et de sa volonté. Ces trois personnages forment le groupe principal du
t^S REVUE DES DEUX MONDES.
tableau. Derrière la maréchale, Borj^ia, Concini, se rangent les personnages
secondaires. La jalousie fougueuse d'Isabella Monti , la femme de Borgia;
Pavarice et l'Iiumilité du juif :\Iontalto, l'impassible et hautaine ambition de
M. de Luvnes, l'hypocrisie du magistrat Déageant, la brusque probité du
bourgeois Picard, la pétulance et la légèreté de Fiesque, toutes ces nuances,
tous ces types si divers ont été rendus par M. de Vigny avec une rare finesse
et une parfaite vérité. On retrouve, dans les plus petits détails de ces ligures,
les traces d'une exécution sérieuse et patiente.
Nous croyons inutile de raconter la lutte qui s'établit entre ces divers per-
sonnages. L'arrestation du prince de Coudé, la révolte des inécontens, le procès
de la marécliale , son supplice , suffisent largement à l'intérêt de toutes les par-
ties du drame. On sait quelle terreur éveille la scène du duel , quelle émotion
accueille la douleur sombre et résignée de la maréchale rencontrant sur le
chemin du biicher les cadavres de son mari et de son amant. Ce sont là des
effets qu'il est superflu de louer. C'est sur le mérite de la forme que nous
croyons surtout devoir appeler l'attention du publie, trop habitué peut-être
aujourd'hui à n'estimer que le mouvement et l'action. Le soin qui a présidé à
la conception, à l'arrangement des personnages, se retrouve en effet dans le
style Grâce, vigueur, coquetterie, la forme de la Maréchale (V. lucre offre
toutes les qualités qui distiniiuent les plus durables créations du poète.
Il nous reste à parler de l'interprétation des acteurs. iM" " Dorval avait une
tâche difficile: dans le caractère de la maréchale d'Ancre, il n'y a pas seulement
la tendresse et la résiijnation d'une femme, il y a l'énergie et la dignité
qu'exige une haute position politique. IM'"" Dorval, touchante comme toujours
dans la partie passionnée de son rôle, a moins parfaitement rendu la partie
calme et sérieuse. Ligier, chargé du rôle de Borgia, n'a point eu de peine à
rendre la brusquerie sauvage du montagnard corse; mais il n'a réussi qu'im-
parfaitement à faire ressortir la passion ardente et profonde qui subsiste sous
cette rude enveloppe. Beauvallet n'a été à l'aise (jue dans les jjarties du r(Me de
Concini où la dissimulation fait place h la colère. IMalgré ces imperfections,
rachetées par beaucoup de zèle et d'intelligens efforts, le public a pu étudier
avec intérêt l'œuvre qui était soumise une seconde fois à son jugement, et le
beau drame de M. Alfred de Vigny a été écouté dans tous ses développemens
avec une attention et une curiosité soutenues.
— La bibliothèque Charpentier s'enrichit de trois charmans volumes, qui
offrent, réunies, toutes les oeuvres de M. Alfred de IMusset: \" La Confession
cVun Enfant du Siècle , revue et corrigée avec le goût (|ue l'auteur apporte
désorniais à tout ce qu'il écrit; 2" les Comédies et Proverbes en prose; 3" les
Poésies complètes. Ce dernier volume surtout, par ce qu'il reproduit de si
agréablement connu, et par ce qu'il ajoute d'inédit, est un vrai cadeau pour
le public. De tous les poètes qui se rattachent au mouvement littéraire de 1828,
M. Alfred de Musset fut le plus jeune, le plus hardi et le plus fringant dès
l'abord; il entra dans le sanctuaire lyrique tout é|)eronné et par la fenêtre, je le
crois bien. Il chantait, comme Ciiértihin, (juelque espiègle chanson, son
.ïndalotise on sa Marquise; il avait fait enrager le guet avec sa lune comme
un point sur un i. Le lyrisme de cette époque elait un peu solennel, volontiers
religieux, pompeux connue un Je Deum , ou sentimental. M. de Musset lui fit
d'emblée quelque déchirure : il osa avoir de l'esprit, même avec un brin de
REVUE — ClIROMQUE. 17^
scandale. Depuis Voltaire, on a trop oui)lié l'esprit en poésie; IM. de IMusset
lui refit une large part; avec cela, il eut encore ce qu'ont si peu nos poètes
modernes, la passion. De la passion et de l'esprit, voila donc son double lot
dans ses charmans contes , dans ses petits drames pétillans et colorés. Il est sûr
de vivre par là entre tous les poètes ses contemporains ou quelque peu ses aînés.
Sa Nuit de Mai restera un des plus touclians et des plus sublimes cris d'un
jeune cœur qui déborde , un des plus beaux témoignages de la moderne
muse. Le Lac, Moi.se, Ce qu'onentend. sur ta montagne, la Aidt de Mai,\o'ûa
comme de loin , j'imagine , la postérité , ce grand pasteur au regard sonunaire,
et qui ne voit que les cimes, énumérera les princes des poètes de ce temps.
Après ce qu'il a fait, INI. de Musset est resté modeste; il ne s'exagère point la
grandeur de son œuvre, il s'en dissimule trop peut-être le côté délicieux et
captivant; peu soucieux de l'avenir, il dit pour toute préface au lecteur :
Ce livre est toute ma jeunesse;
Je l'ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse,
Et j'aurais pu le corriger.
Mais quand l'homme change sans cesse,
Au passé pourquoi rien changer?
Va-t'en , pauvre oiseau passager,
Que Dieu te mène à ton adresse !
Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras.
Et ne me condamne qu'en somme.
Mes premiers vers sont d'un enfant,
Les seconds d'un adolescent.
Les derniers à peine d'un homme.
Ce naturel-là, qui est un charme, ne doit pas aller pourtant jusqu'au décou-
ragement intérieur et à la négligence de si beaux dons. Au moment oi'i les fruits
sont le plus parfaits et le plus savoureux , il ne faut pas que l'arbre se dégoûte
d'en produire. L'idéal suprême, à l'instant où on le découvre, fait tomber le
ciseau des mains de l'artiste, mais il le reprend bientôt, et poursuit plus lent
et plus sûr, ne perdant plus de l'œil la grande beauté. M. de Musset fera ainsi;
les trésors d'observation et de larmes qui se sont amassés dans cette ame
jeune encore en sortiront. Voici, en attendant, et comme signe de bien
gracieuse espérance , deux pièces inédites que nous empruntons au dernier
recueil , l'une plus tendre , l'autre plus légère , et toutes deux sensibles.
Pâle étoile du soir, messagère lointaine.
Dont le front soit brillant des voiles du couchant;
De ton palais d'azur, au sein du firmament.
Que regardes-tu dans la plaine?
La tempête s'éloigne , et les vents sont calmés.
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère;
Le phalène doré, dans sa course légère.
Traverse les prés embaumés.
Que cherciies-tu sur la terre endormie?
180 REVUE DES DEUX MONDES.
]\Iais déjà vers les monts je te vois l'abaisser,
Tu fuis en souriant, mélancolique amie,
Et ton tremblant regard est près de s'effacer.
Étoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d'argent du manteau de la nuit.
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine.
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit;
Étoile, où t'en vas-tu dans cette nuit immense?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux?
Ou t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence.
Tomber comme une perle au sein profond des eaux?
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux ,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête;
Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux !
CHANSON.
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
Ts'est-ce point assez d'aimer sa maîtresse?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse.
C'est perdre en désirs le temps du bonheur?
Il m'a répondu : Ce n'est point assez,
Ce n'est point assez d'aimer sa maîtresse;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Kous rend doux et chers les plaisirs passés?
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
]N'est-ce point assez de tant de tristesse?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C'est à chaque pas trouver la douleur?
Il m'a répondu : Ce n'est point assez,
Ce n'est point assez de tant de tristesse ;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
INous rend doux et chers les chagrins passés?
Dans l'article de M. Sainte-Beuve sin- Loyson, Polonius et De Loy, inséré
au dernier n", la phrase qui coninience le paragraphe, vers le milieu de
la page 1035, doit être rétablie ainsi : « II serait injuste d'environner
d'un trop grand appareil de critique l'œuvre posthume et véritablement
aimable d'un poète mort sans rien d'amer et qui a vécu si malheureux. »
V. DE Mars.
CABRERA.
De tous les hommes que la guerre civile espagnole a mis en lu-
mière, il n'en est pas qui ait donné lieu à des jugemens plus contra-
dictoires que Cabrera. Pour les uns, c'est un héros; pour les autres,
ce n'est (ju'un misérable malfaiteur. Des deux côt's, il y a eu exa-
gération et esprit de parti : Cabrera n'est réellement ni un Napoléon
ni un Mandrin. Il a commencé, il est vrai, comme un voleur de grand
chemin; mais il aurait fini comme un grand homme, si la cause de
don Carlos avait triomphé. Son nom a eu beaucoup d'éclat, mais
sa véritable histoire est peu connue; les détails positifs ont toujours
manqué sur celle de ses actions qui ont fait le plus de bruit. On
sait que les évènemens se présentent souvent en Espagne, faute
d'informations précises, sous une forme confuse, mystérieuse, et
comme des énigmes dont le temps peut donner le mot. Le carac-
tère de Cabrera est encore un de ces mystères; ce qui passe le plus
pour certain sur ce sujet est faux ou du moins fort exagéré. Main-
tenant que sa carrière politique est finie et que le jour de la vérité
est venu pour lui, nous avons cru qu'il ne serait pas sans intérêt de
tracer, sur des renseignemens authentiques et inédits, une esquisse
fidèle de sa vie.
Don Ramon Cabrera est né à Tortose, en 1809; il a maintenant
trente-un ans. Ses parens étaient de pauvres marins. Son éducation
fut d'abord celle de tous les enfans de sa classe en Espagne. Il passa
ses premières années à jouer au bord de l'Èbre et dans les rues de
Tortose, avec la liberté illimitée d'un jeune sauvage. Quand il fut un
TOME XXIII. — 15 JUILLET 1840. 12
182 UEVUE DES DEUX MONDES.
pou plus grand, on lo destina à l'état eceir'siastique, et on le plaça
comme clere on famii/o chez un chanoine de la cathédrale, nommé
don Vicente Prcsivia. 11 n'y a point d'université à Tortose; ceux qui
veulent étudier pour entrer dans les ordres se placent ainsi chez des
prêtres, qu'ils servent à peu près en domestiques, et qui leur ensei-
gnent en revanche le latin, la théologie et la philosophie d'Aristote.
Le caractère indépendant et dissipé du jeune Cahrera ne s'ac-
commodait pas de cette vie studieuse et docile. Le bon chanoine
épuisa en vain tous ses sermons pour le décider à garder quelque re-
terme; de tous les écoliers de Tortose, c'était bien le plus licencieux
comme le plus déguenillé. Son goût passionné pour les femmes le jetait
à tout moment dans toute sorte de mauvaises aventures; parlait-on
de quelque maison escaladée, de quelque alguasil battu, c'était sur
lui que retombait toujours la responsabilité du méfait. Il était pares-
seux, débauché, querelleur, effronté, enfin un franc /ro?/<?/o (vaurien),
si bien que, quand vint pour lui le moment de solliciter le sous-
diaconat, l'évêque don Victor Saez le lui refusa.
Le voilà donc sur le pavé à vingt-quatre ans , sans état , sans argent ,
avec une réputation détestable, ne sachant que devenir. Alors arriva
à Tortose la nouvelle de la mort de Ferdinand VIL C'était un grand
boidieur pour l'écolier désappointé, qui s'empressa de profiter de
l'occasion. Sept à huit jours après, vers la rai-octobre 1833, une con-
spiration fut découverte contre l'autorité de la reijie Isabelle II; Ca-
brera en était. Le général Berton, gouverneur de la ville, ordonna
des poursuites ; le vicaire-général don Matéo Sanpons informa contre
lui. Il parvint à s'évader et se sauva dans les montagnes, refuge
habituel de tous ceux qui ont affaire à la justice dans les villes. Là il
apprit que la forteresse de Morella était tombée au pouvoir d'une
insurrection carliste, et il s'y rendit aussitôt pour s'enrôler.
Cette ville de Morella joue un grand rôle dans la vie de Cabrera;
elle a été successivement le berceau, le siège et le tombeau de sa
fortune. C'est la capitale d'un petit pays nommé le Maestrazgo, parce
que son territoire était autrefois une grande maîtrise d'un ordre de
chevalerie. Le Maestrazgo est admirablement fortifié par la nature,
et tout semble le désigner pour l'établissement d'une seigneurie féo-
dale ou d'une république indépendante. Il fait partie de la haute
sierra qui sépare les royaumes d'Aragon et de Valence; des monta-
gnes escarpées et presque toujours couvertes de neige y enferment
de loîigs défilés et des vaîh'es étroites. C'est dans une de ces vallées
(pi'est bâti ]\Iorclla, sur un rocher qui se détache de la chaîne; le
CABRERA. 183
château occupe la pointe de ce rocher, qui s'élève de plus de trois
cents pieds au-dessus du sol. Deux percées donnent entrée dans la
vallée, l'une par Monroyo, vers l'Aragon, l'autre par Villabona, vers
le royaume de Valence. Cinq provinces confinent au Maestrazgo,
comme des rayons autour d'un centre, l'Aragon, la Catalogne, le
royaume de Valence, la Castille nouvelle et la Manche.
L'importance de ce point est très connue dans le pays; c'est sur lui
que durent naturellement se porter les premiers efforts de la révolte.
Le baron de Herbes, ancien corrégidor de Valence, et l'alcade de
Villaréal, don Joaquin Llorens, n'eurent pas plus tôt appris la mort
de Ferdinand VII, que, se plaçant à la tête de quelques bataillons de
volontaires royahstes, ils arborèrent l'étendard de Charles V, et se
dirigèrent sur le Maestrazgo. Ces deux chefs, renommés par leur
noble naissance et leur position sociale, exerçaient une très grande
influence dans ces contrées; leur prestige attira beaucoup de monde
dans les rangs des rebelles. Le colonel don Victoria Sea, gouverneur
de Morella, soit par sympathie d'opinions, soit qu'il ne se crût pas
en (tat de se défendre, leur ouvrit les portes de la pince, et ils y éta-
blirent le quartier-général de l'insurrection en faveur du prétendant.
Ce fut alors que Cabrera se présenta. On était dans les premiers
jours de septembre 183.3. Il arriva dans celte ville, où il devait régner
un jour, en mauvais costume d'écolior, des alpargates aux pieds, et
un bâton à la main. Comme il annonça qu'il savait écrire, on le fit
caporal, et les armes manquant, on lui donna un fusil de chasse. Les
bandes carlistes furent bientôt attaquées par le général Eerton , à la
Pedrera, en face de Morella. Le jeune recrue montra une véritable
bravoure dans cette première aflTfiire, et reçut pour récompense le
grade de sergent. On avance vite au commencement des insurrec-
tions, et les premiers venus, en courant les plus grands dangers, ont
aussi les plus belles chances.
Cependant le général Berton, à la tète d'une poignée de soldats,
continuait à menacer Morella. Les engagemens se succédaient de jour
en jour. La faction sortit de la place et alla au-devant des troupes de
la reine; elle fut battue une première fois par le général IJerton,
battue de nouveau et dispersée quelques jours après à Caianda, par
une brigade que commandait le général Linares. Morella fut repris;
le baron de Herbes fut fusillé; l'ancien gouverneur de la place, don
Victoria Sea, eut le môme sort; les autres chefs et soldats se disper-
sèrent en diverses bandes. Cabrera, qui était déjà sous-lieutenant, se
mit à la tête de douze ou vingt hommes de Tortose, sa ville natale,
12.
W* REVUE DES DEUX MONDES.
€t se jeta dans les montagnes du Bas-Aragon , pour y tenir la cam-
pagne pour son propre compte.
On sait quel est le goût des Espagnols pour la guerre de partisans, la
fjuerilla. Cabrera avait tout ce qu'il fallait pour réussir dans ce genre
de gui'rre; il était jeune, robuste, entreprenant et peu scrupuleux;
pauvre et proscrit, il n'avait rien à perdre; c'était un guérillero parfait.
Le Bas-Aragon est, d'ailleurs, le pays de l'Espagne où les bandes er-
rantes se recrutent le plus aisément; les habitans de ces montagnes
sont presque tous contrebandiers; les ladrones, les échappes des pré-
sides, viennent de toutes parts chercher un refuge au milieu d'eux.
Une pareille population est naturellement vouée au brigandage, et
quand elle rencontre un chef qui lui convient, elle se presse avec joie
autour de lui, pour se livrer avec plus d'ensemble à la rapine. C'est
ce qui a fait le premier succès de Cabrera.
Il importe de bien distinguer entre elles les trois grandes fractions
d-e l'insurrection carliste en Espagne. En Navarre et dans les pro-
vinces basques, la cause de don Carlos s'identifiait, comme on l'a dit
trouvent, avec celle des libertés locales; en Catalogne, cette cause était
celle du fanatisme religieux , de l'esprit monacal ; en Aragon , le nom
de don Carlos servait de cri de ralliement à ceux qui cherchaient un
prétexte pour mener la vie hasardeuse du bandit. Ces trois tendances
se sont manifestées par les chefs qu'a eus la faction pour ses trois
armées : en Navarre, des hommes notables du pays; en Catalogne, des
prêtres; en Aragon, un aventurier. Cette distinction explique bien des
choses , et ne doit pas être perdue de vue par quiconque veut se faire
des idées justes sur la guerre civile espagnole.
Ce qui a caractérisé de tout temps Cabrera, c'est l'horreur de
l'obéissance et l'ambition d'être le maître partout où il est. Quelques
jours après son arrivée à Morella, il avait déjà essayé de s'emparer
du commandement, en suscitant une insurrection militaire. La fer-
meté du baron de Herbes avait fait avorter l'entreprise, et si Cabrera
n'avait pas été fusillé, ainsi que son complice Valdès, c'était à l'in-
dulgence de ce chef qu'il le devait. Quand il fut à la tête de sa guérilla,
après la dispersion de la première armée carliste, il se donna, de son
autorité privée, le titre de colonel. Puis il courut le pays dans tous
les sens, pendant deux années, pillant, saccageant, menant joyeuse
vie, et appelant à lui quiconque voulait le suivre. Il parvint ainsi à se
former une petite bande , mais ce n'était pas encore assez pour lui , et
il rêvait de plus hautes destinées.
Il y avait, quoi qu'il fit, un homme qui exerçait sur les monta-
CABRERA. 185
gnards du Bas-Aragon une bien plus grande influence que lui ; c'était
le fameux Carnicer. Cabrera était jaloux de l'autorité et de la réputa-
tion de ce cabecilla; il soulTrait impatiemment de se voir dominé par
lui. Un jour, Carnicer reçut du prétendant l'ordre de se rendre dans
les provinces basques; il partit en elTet, mais au passage du pont de
Aranda, il fut pris par un détacbement des troupes de la reine et
fusillé. Les bruits les plus graves ont couru à ce sujet contre Cabrera;
les uns ont dit qu'il avait provoqué l'ordre de rappel, pour se défaire
d'un supérieur qui le gênait; d'autres affirment que l'ordre était faux,
et que Cabrera, après avoir ainsi attiré Carnicer au pont de Aranda, avait
fait prévenir les cliristinos du moment de son passage. Il est encore
bien difficile de se prononcer sur ce que cette accusation peut avoir
de fondé; tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle est très répandue
en Aragon, et qu'on en parlait jusque dans l'armée de Cabrera, au
plus fort de sa fortune.
Quoi qu'il en soit, la mort de Carnicer donna à don Ramon le premier
rang parmi les cbefs de bandes qui battaient le pays. Il alla bientôt
après, vers la fin de 1835, faire un voyage en Navarre, auprès de don
Carlos, et il en revint avec un brevet régulier de colonel. C'est alors
que son nom commença de prendre du retentissement. Il eut dans le
royaume de Valence quelques engagemens heureux avec les géné-
raux de la reine, et se fit ainsi une renommée de hardi yverillcro. Un
millier d'hommes environ servait sous ses ordres. Sa puissance crois-
sante lui donnant de plus en plus les moyens de satisfaire ses goûts
d'écolier, il se livrait au plaisir avec emportement au milieu des
hasards de cette guerre. Partout où il était, et il a conservé cette ha-
bitude jusqu'au dernier moment, il y avait festin et bal. Il donnait à
ses officiers l'exemple de bien boire et de danser gaiement. Il avait
aussi trois ou quatre femmes dans chacun de ses cantonnemens, et
ce qu'on raconte de ses débauches est vraiment incroyable.
Une des qualités les plus nécessaires d'un cabecilla, c'est le mépris
du sang humain. Cabrera n'avait pas plus cette qualité que beaucoup
d'autres, mais il l'avait autant que qui que ce soit. Le bandit espa-
gnol n'estime son chef qu'autant qu'il le voit ne faire aucun cas de la
vie d'autrui; c'est dans le sang-froid à donner la mort qu'il place la
dignité du commandement. Aussi cette vie si voluptueuse était-elle
mêlée d'affreux épisodes qui mettaient Cabrera à une haute place
dans l'estime de ses soldats. Nul ne fumait plus froidement le cigarito
en donnant l'ordre de fusiller des prisonniers; nul ne les regardait
passer d'un œil plus sec et plus indifférent pendant qu'ils allaient à la
186 REVUE DES DEUX MONDES.
mort. Cette cruauté de Cabrera , qui est devenue depuis proverbiale,
était déjà bien connue, bien établie, à l'époque dont nous parlons,
quand un tragique événement, survenu à la iin de février 183G, vint,
sinon la justifier, du moins lui servir d'excuse.
La vieille mère de Cabrera vivait très retirée à Tortose. Le brigadier
Nogucras, commandant-général du Bas-Aragon, la fit enlever, et
demanda au général Mina, qui était alors capitaine-général de la
Catalogne, l'autorisation de la faire exécuter comme prévenue de
conspiration. Mina donna l'ordre, et la pauvre femme fut tout uni-
ment fusillée, sans autre forme de procès, en représailles, <lisait-on,
des horreurs que son fils commettait tous les jours. Interrogé plus
tard dans les cortès sur cet acte de barbarie sauvage, Mina a voulu
soutenir qu'il y avait eu conseil de guerre, procès régulier, juge-
ment, et que la conspiration avait été démontrée; mais il lui fut
impossible de le prouver, et la responsabilité du fait retombe tout
entière sur Nogueras et sur lui.
Quoique brouillé depuis long-temps avec sa mère. Cabrera avait
conservé pour elle cette affection reconnaissante que les mauvais
sujets ont toujours pour la seule personne qui leur ait montré de l'in-
dulgence dans leurs égaremens. Transporté de fureur à la nouvelle
(lu crime qui venait d'être commis, il ordonna, dans un ordre du
jour terrible, que trente-quatre femmes d'officiers christinos, qui
étaient alors entre ses mains, fussent immédiatement fusillées. Il
annonça en même temps (pie tous ceux qu'il prejulrait à l'avenir les
armes à la main seraient fusillés, et qu'il vengerait sans rémission le
meurtre de sa mère sur les familles des chefs christinos. Cette épou-
vantable menace fut rc^mplie à la lettre, surtout dans les premiers
temps qui suivirent l'attentat de Nogueras, et l'ascendant de Ca-
brera s'accrut de tout le prestige que donne en Espagne une mission
de vengeance religieusement exécutée.
Pendant les six premiers mois de 1830, il ne cessa pas de battre
la campagne dans le royaume de Valence, où il se rencontra plusieurs
fois avec le général Palarea. Au mois de juilU^t de la même année, il
fut élevé par don Carlos au grade de maréchal-de-camp. Ses ennemis
ont prétendu que, pour s'assurer de l'avancement, il aviiit placé une
de ses anciennes maîtresses en qualité de servante chez le comte de
Villemur, alors ministre de la guerre de don Carlos, et qu'il avait
soin de lui làire passer de l'argent de temps en temps par un mule-
tier pour qu'elle corrompît à son profit les conseillers du prétendant.
Mais cette histoire pourrait bien n'être qu'une de ces suppositions
CABRERA. 187
habituellement inventées par l'esprit de parti pour expliquer une for-
tune dont on ne veut pas reconnaître les véritables causes.
La tin de 1830 lut remplie, comme on sait, par la fameuse expé-
dition de Gomez au travers de l'Espagne. Cabrera s'y joignit avec sa
bande, ainsi qu'un autre guérillero du pays, nommé Serrador, lorsque
Gomez passa près de leurs montagnes. On ne sait pas bien ce qui se
passa ensuite entre eux; il paraît seulem« nt certain qu'à son passage
à Caceres, Gomez signifia à Cabrera et à Serrador qu'ils eussent à
quitter son armée dans les vingt-quatre heures, ce qu'ils firent en
effet. On a dit que les déprédations commises par les hordes indisci-
plinées qui les accompagnaient, avaient motivé cette brusque rup-
ture de la part de Gomez. Peut-être est-il plus naturel de l'attribuer
à cette jalousie de commandement qui a toujours divisé les chefs car-
listes. A son retour. Cabrera fit emprisonner Serrador, et devint défi-
nitivement le seul cabecilla de Valence et de Murcie.
Il ne tarda pas à être nommé commandant-général de ces deux
provinces. Quand eut lieu, en mai 1837, la grande tentative de dosi
Carlos sur Madrid, l'armée expéditionnaire, ayant à sa tête le pré-
tendant lui-même, sortit de Navarre et traversa l'Aragon et la Cata-
logne dans une direction parallèle aux Pyrénées, pour aller faire sa jonc-
tion avec Cabrera. Le jeune commandant-général, dont cette marche
attestait l'iniportance, attendit don Carlos avec ses troupes à Flix,
sur la rive droite de l'Èbre; l'armée royale passa le fleuve, et toutes
les forces de l'Espagne carliste furent réunies. Le bonheur hal'iiuel
de Cabrera voulut ({ue le seul riva! qui pût lui être encore ojsposé
dans l'est de l'Espagne, le brave Quilez, commandant-général carliste
de l'Aragon , fût tué en coml)attant courageusement dasis l'affaire '.\ui
eut lieu, le 2'i- septembre, à îlerrera, entre le général Buerens et
l'armée expéditionnaire. Quelques jours après cette brillante affaire,
l'armée était devant Madrid.
Cabrera, qui marchait à l'avant-garde, montra une grande intrépi-
dité. Il s'avança jusqu'à une des portes de la ville, la porte d'Atocha,
et couronna de ses tirailleurs les hauteurs qui l ; dominent. De son
quartier-général, on put reconnaître avec une lu:;(!tte l'infante Luisa
Carlotta, qrii regardait l'armée royaliste du balcon du palais. Cli.icun sait
ce qui arriva dans cette circonstance décisive. Au moment où l'armée
s'attendait à recevoir l'ordre d'entrer dans Madrid, le 15 août, don
Carlos donna au contraire l'ordre de la retraite. Ce n'est pas ici le
lieu d'examiner ce qui amena cette résolution si singulière et si
inattendue. Il doit nous suffire de dire qu'elle excita au plus haut
188 REVUE DES DEUX MONDES.
degré le mécontentement d'une grande partie de l'armée, et parti-
culièrement de Cabrera. « A l'avenir, s'écria-t-il devant tous ses
officiers en recevant l'ordre du prince, je n'en ferai qu'à ma tête : Yo
haré a mi cabeza. » Et il a tenu sa promesse.
Dès que le mouvement de retraite fut commencé, il repartit avec
ses divisions vers le royaume de Valence, laissant don Carlos s'en
retourner dans les provinces comme il pourrait. Sa réputation mili-
taire s'était accrue dans cette campagne de toute l'irritation qu'avait
causée l'insuffisance du prétendant. Chacun disait que si le général
Cabrera avait commandé l'armée, on serait entré dans Madrid, et
c'était à qui raconterait le plus de faits d'armes de ce jeune héros.
Depuis ce jour, il a toujours occupé la scène. L'année 1838 a été
funeste aux armes de don Carlos. Elle a été très favorable au contraire
à Cabrera, qui semblait s'élever à mesure que la cause carliste s'abais-
sait en Navarre. Chaque pas fait en avant par l'armée d'Espartero
était compensé par un succès de l'heureux partisan , et les regards
s'habituaient peu à peu à se porter sur lui.
Depuis long-temps, il convoitait la place de Morella, pour en
faire sa place d'armes. On apprit tout à coup, au mois de février 1838,
([u'il venait de s'en rendre maître. Voici des détails authentiques sur
ce coup de main, dont les circonstances ont été complètement incon-
nues jusqu'ici.
Un artilleur, nommé Pedro, avait déserté des troupes de la reine
Christine, et avait pris du service sous Cabrera. Un jour, cet homme,
qui avait fait partie de la garnison de Morellà, se plaça sur le chemin
de don Ramon; et, portant la main à son berret: Général, dit-il, 7>
m^engage à prendre Morella avec la moitié d'une compagnie, si votre
excellence veut la mettre à ma disposition. — Tu Vas, répondit le
général frappé de son air résolu ; quand ce ne serait que pour récom-
penser ta bonne volonté. Peu d'instans après, Pedro partait pour
Morella avec sa petite troupe, qui se composait de quarante hommes
d'infanterie, commandés par un lieutenant. Il était environ sept
heures du soir, et la nuit était close quand il arriva au pied du rocher
que surmonte la citadelle.
Il s'occupa aussitôt de chercher dans les ténèbres le point par où
il avait souvent escaladé ou descendu !e rocher, pendant qu'il était
à Morella. La nuit était froide, les vivres étaient rares; le lieutenant
et ses soldats commençaient à murmurer, quand ils virent Pedro
suspendu à plusieurs pieds de hauteur au-dessus de leurs têtes, et
grimpant comme un singe le long du pic. En moins de trois quarts
CABRERA, 189
d'heure , il était arrivé au pied du rempart , qu'il escalada comme
le reste. Les sentinelles s'étaient blotties dans leurs guérites, contre
la rigueur de la saison; Pedro rampe jusqu'à la première guérite,
décharge son mousquet à bout portant dans la poitrine du faction-
naire, et s'empare de son fusil. A cette détonation , le poste accourt;
mais l'audacieux Pedro ne s'effraie pas: il fait feu sur le premier qui
se présente , et l'étend raide mort en criant de toutes ses forces : Vive
Charles V! Les autres, croyant le château au pouvoir des carHstes,
prennent la fuite en jetant leurs armes; l'alarme se répand d'étage en
étage dans le château , et ce cri retentit de toutes parts : Les carlistes !
les carlistes !
Cependant Pedro ne perdait pas de temps; il fermait avec soin toutes
les issues de la terrasse dont il s'était si heureusement emparé. Après
s'être barricadé du mieux | qu'il avait pu, il aidait le lieutenant à
s'élever avec des cordes jusque sur le rempart, puis le sergent, puis
la plupart des hommes qui les accompagnaient ; les autres étaient
partis à la hâte pour aller porter à Cabrera la nouvelle de la miracu-
leuse ascension de leur chef. La petite troupe passa la nuit sur la ter-
rasse, s'étonnant de n'être pas attaquée , et attendant l'arrivée de
forces supérieures; elle ne savait pas jusqu'à quel point sa victoire
était complète. Le gouverneur de la place, gagné par la panique
qui avait saisi la garnison , avait fait ouvrir les portes de la ville à
deux heures du matin , et avait évacué Morella avec tout son monde,
laissant le château désert.
Au point du jour, les liabitans de Morella, qui étaient presque tous
carlistes , et qui savaient le départ de la garnison , se répandirent dans
les rues, en criant: Vivo Carlos gninfof vira la religion.' vira la
Viryen! vira Cabrera! Mais le prudent Pedro se gardait bien de
descendre de sa forteresse, etleshabitansne savaientà quoi attribuer
le silence extraordinaire que gardaient les maîtres du château, quand
arriva aux portes de la ville un groupe de cavaliers au galop : c'était
Cabrera qui était accouru avec son état-major dès la première nou-
velle du succès. Tout fut bientôt expliqué; les prisonniers de la cita-
delle furent délivrés et portés en triomphe, et le drapeau de Charles Y
flotta victorieusement sur Morella. Pedro devint capitaine et cheva-
lier de Saint-Ferdinand; mais dans le retentissement qu'eut au loin
la prise de la place, sa gloire disparut dans celle de son général.
Il est vrai que, si Cabrera avait pris par lui-même peu de part à cette
prise, il en eut davantage à l'organisation qui suivit. Dès qu'il fut en
possession de ces murs si désirés, il entreprit d'y fonder le siège
190 REVIE DES DELX MONDES.
d'un véritable gouvernement et d'une véritable armée. De tuus côtés
alïluaient vers lui Espagnols et étrangers; peu instruit des choses
militaires et administratives, il eut du moins le bon sens de suivre
les conseils de ceux qui avaient l'expérience de ces matières. Des
oificiers instruits, Français pour la plupart, lurent préposés par lui à
l'instruction de ses troupes. 11 lit établira Cantavieja une fonderie de
canons, sous la direction d'un nommé Etchevaster, qui lui avait été
envoyé par don Carlos; on y fondait les canons à la manière des clo-
ches, et on obtenait ainsi de fort bonnes pièces. Des fabriques de
poudre et d'armes furent montées à Mirambel, à Morella même, et
dans la plupart des villages du Maestrazgo. Des fortifications furent
ajoutées à celles qui existaient déjà dans tout le pays.
Les christinos voyaient avec impatience ces travaux d'organisation,
et ne songeaient (lu'à reconquérir la position qu'ils avaient perdue
par une surprise. Leur tentative ne fut que l'occasion d'un nouveau
succès pour Cabrera.
Ce fut vers la fm du mois de juillet 1838 que le général Oraa, à
la tète de l'armée constitutionnelle du centre, se mit en marche sur
Morella. Ses forces étaient d'environ vingt mille hommes, divisés en
trois corps. Le premier, que commandait Aspiroz, aborda les mon-
tagnes du Maestrazgo au nord par Alcaniz; le second, sous les ordres
de Van Halen, se réunit à Téruel vers l'ouest; le troisième, que
conduisait le brave général Pardinas, prit position au sud-est, à Cas-
tellon de la Plana.
Ces trois colonnes, qui occupaient les trois pointes d'un triangle
dont Morella était le centre, reçurent l'ordre de se porter en même
temps sur Morella et les forteresses voisines. Ce mouvement s'exécuta
avec précision , mais avec une extrême lenteur. Quand une des co-
lonnes était arrêtée dans sa marche par les travaux que Cabrera avait
fait construire en avant des villages qu'elle rencontrait, les deux
autres en étaient aussitôt instruites avec ordre de ralentir leur mou-
vement, tant on mettait de soin et de crainte à bien entourer dans
son fort cet ennemi si redouté. On perdit ainsi beaucoup de temps
à s'attendre les uns les autres, et les munitions rassemblées à grands
frais diminuèrent d'autant.
De son côté, lorsqu'on lui annonça l'approche d'Oraa, Cabrera avait
laissé dans la place ses meilleurs soldats pour la défendre, et en était
sorti avec un corps de trois mille hommes pour tenir la campngne. U
occupa avec cette troupe les hauteurs qui entourent Morella, et quand
les christinos y pénétrèrent, il les harcela de toute sorte, en se jefant
CABRERA. 191
à l'improviste sur leurs derrières et en tiraillant le long des colonnes
eu marche, à la manière des Arabes. Aucune règle de tactique ne
présidait à cette guerre de surprises; seulement, des signaux con-
venus étaient échangés entre les assiégés et leurs défenseurs du
dehors, par le moyen de fusées de diverses couleurs, et servaient à
donner quelque ensemble à leurs opérations.
Cabrera s'était d'ailleurs réservé un moyen plus simple encore de
communiquer avec l'intérieur de la place. Presque tous les soirs,
pendant la durée du siège, un jeune homme se détachait des avant-
postes des carlistes campés sur les hauteurs, et se glissait dans l'ombre
jusque sous les murs de la ville. On lui jetait du haut des murs une
corde à nœuds, et il se hissait ainsi dans Morella. Ce jeune homme,
c'était Cabrera lui-même, si l'on en croit les récits des carlistes enthou-
siastes de cette audace de leur chef; il s'assurait ainsi de l'état de la
garnison à qui il apportait les nouvelles du dehors, et retournant par
le même chemin au milieu des ténèbres, il se retrouvait le lendemain
au milieu de sa petite armée pour donner quelque alerte à l'ennemi.
Arrivé devant la place, Oraa attendit encore huit jours son artillerie
qu'il avait laissée à Alcaniz. il passa ce temps à pousser des reconnais-
sances dans tous les sens, et à se retrancher dans ses positions. Enfui ,
le huitième jour, il ouvrit le feu, et trois jours après la brèche était
praticable; mais au lieu de donner l'assaut immédiatement, leschristi-
iios attendirent encore, et dans l'intervalle les assiégés s'avisèrent d'un
singulier moyen de défense, qui montre bien la nature de cette guerre.
La place de Morella était pleine d'une immense quantité de bois qui
provenait des charpentes de plus de cent maisons api)artenant à des
constitutionnels et détruites par les carlistes. On entassa ce bois sur
la brèche et on y mit le feu. Des tourbillons de flammes s'élevèrent à
une hauteur prodigieuse et illuminèrent de leurs reflets la ville et la
ciladelle. En quelques heures, la brèche devint un vaste brasier qui
projetait autour de lui une chaleur ardente et qui aurait dévoré qui-
conque se serait hasardé à le franchir.
Cependant les soldats de Cabrera, qui rôdaient sans cesse autour des
avaiit-postes, criaient ironiquement aux assiégeans : Voyons si vous
ne moulerez pas à l'assaut ceile nuit, on a pris la peine de vous
éclairer! L'assaut eut lieu en effet, mais sans succès; plus de deux
cents hommes furent mis hors de combat tant par les balles que par
le feu de la brèche, et les soldats brûlés criaient en fuy mt devant cet
horrible incendie : Cabrera est un démon et Morella un enfer! —
Cabrera es un dcmonio ij Morella un infierno.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Les carlistes avaient soin d'entretenir nuit et jour leur feu; un
second assaut fut tenté, qui échoua comme le premier. La disette se
mit dans l'armée d'Oraa; quand les provisions furent épuisées, on
mangea les chevaux. La démoralisation amena l'indiscipline. Oraa
ordonna un assaut général; mais cette tentative désespérée fut encore
repoussée. Enfin, les christinos, laissant un grand nombre de morts
sous les murs de la place, parmi lesquels l'ancien gouverneur de
Morella, qui s'était laissé enlever le chAteau si sottement, levèrent
le siège le 18 août; la brèche brûlait toujours.
Elle s'éteignit pour laisser rentrer ('abrera. L'heureux général
revint en triomphateur dans sa ville délivrée. Jamais roi d'Espagne
n'avait été reçu avec de tels transports d'enthousiasme. Toutes les
cloches sonnaient à grandes volées. Des fanatiques se jetaient à ge-
noux sur son passage. Un journal qui s'imprimait à Morella, sous le
titre de Periodico de Arar/on, Valencia y 3J/frria, et dont le rédacteur,
qui était un vieux prêtre, allait prendre tous les soirs les ordres de
Cabrera, fit une relation pompeuse du siège, et termina son article
par ces mots : Nous tous, vai/lans soldais de Varmée et habitans de
cette héroïque et fidèle cité, nous pensons ([uc le roi ne saurait mieux
fane que de décerner, après une si grande victoire^ ci Vimmortel Ca-
brera, le titre de comte de Morella.
Le titre ainsi demandé fut accordé avec le grade de lieutenant-
général, par décret daté d'Ofiate, -2 septembre 1838. Don Carlos
n'avait rien à refuser au vainqueur de l'armée du centre. Ramon,
l'écolier Ramon, put signer de ce nom sonore : El conde de Morella.
Don Carlos lui écrivit en outre, pour le féliciter de cette victoire,
une lettre autographe dont voici la traduction :
« Mon cher Cabrera ,
« Crande a été la satisfaction que j'ai eue pour la très glorieuse
victoire que tu viens de remporter et pour la complète déroute des
ennemis de la vraie félicité de notre chère Espagne, de mes droits
légitimes et de Dieu même; grande aussi a été ma joie d'avoir ce
nouveau motif de récompenser tes services non interrompus, ta fidé-
lité constante, ton amour, ton zèle et ton désintéressement. Je dois
de grandes grâces à Dieu, qui m'a donné un brave serviteur comme
toi et qui l'a revêtu d'une valeur, d'une constance et d'une fidélité si
grande, d'une telle application à la fin principale de notre entreprise.
Soutiens-toi toujours constant et chaque fois plus ferme dans nos
solides principes; sois le couteau [el cuchillo] des impies et des des-
CABRERA. 195^
tructeurs des royaumes et des trônes , et tu me donneras la satisfac-
tion de te récompenser comme je le désire. J'ai appris que tu as été
sur le point de me donner un grand chagrin et de te perdre; je t'or-
donne de ne point t'exposer témérairement; car s'il t'arrivait quelque
malheur, outre la douleur que j'en aurais, ce serait une grande perte
pour moi et pour une cause qui n'est rien moins que celle de Fa
religion. Que Dieu continue à t'accorder des victoires comme par le
passé, que la très sainte Vierge des douleurs, notre généralissime, te
couvre de sa mante, te protège, te diri_; , te défende, et nous donne
de nous voir bientôt tranquilles à Madrid, après avoir vaincu tous
nos ennemis. Adieu ; je t'estime et je t'aime. « Carlos. »
Le bruit de la levée du siège de Morella se répandit })romptement
dans toute l'Espagne. C'était le plus grand succès et le plus inattendu
que les carlistes eussent obtenu depuis long-temps; Cabrera devint
plus que jamais le héros de son parti. On a vu comment cette grande
renommée lui était venue, et ce qu'il avait fait pour la gagner. Les
lenteurs d'Oraa avaient la plus grande part dans ce qui était arrivé.
Quant à Cabrera, il n'avait eu d'autre m 'rite que d'attaquer l'ennemi
à tort et à travers, sans plan et sans ordre, comme un brave guéril-
lero qu'il était.
Il ne songea môme pas, après son succès, à poursuivre l'armée
d'Oraa. Cette armée se retirait dans le plus grand désordre en se dé-
bandant; elle ne se rallia qu'à Alcaniz. Si les carlistes, profitant de
leurs avantages, avaient suivi les christinos Tépée dans les reins, il en
serait sorti bien peu des défilés étroits qu'ils avaient à traverser; mais
ce n'est pas ainsi qu'on fait la guerre en Espagne, et Cabrera avait
d'autres affaires.
Le lendemain de sa rentrée dans Morella, il rassembla toutes ses
forces, laissa la ville sans défense, et partit du côté opposé à celui par où
fuyait Oraa ; un seul bataillon fut mis à la poursuite des assiégeans.
Si l'armée constitutionnelle, avertie de ce départ, était revenue sur
ses pas, elle serait infailliblement entrée dans la ville sans coup férir,
d'autant plus que la brèche était toujours ouverte; mais Oraa n'aurait
eu garde d'en concevoir seulement la pensée. ^Ses soldats dispersés
ne songeaient qu'à dévaster le pays qu'ils traversaient, et qui garda,
long-temps après leur passage, l'aspect d'une solitude désolée. Le
bataillon qui les suivait leur tua ce qu'il voulut, et leur fit deux cents
prisonniers, qui furent fusillés /joMr avoir osé marcher contre Morella.
Quant à Cabrera, où allait-il? C'est ce qu'on va voir.
'19i REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques jours après la levée du siège, des dames de Valence se
. baignaient dans la mer, le long de la belle côte qui est à quelque
distance de la ville. Comme on ne sait jamais rien à temps en Espagne,
la plus pari'aite conliaiice régiiait dans la ville et dans les environs.
Le journal constitutionnel de Valence contenait les plus b.eaux récits
sur la valeur [bizurria] que les christinos déployaient au siège de
Morella, et un leu d'artifice avait été préparé par les habilans pour
célébrer la prise de cette place redoutée. On assurait déjà que Ca-
brera avait été tué, et on s'en réjouissait. Les portes de la ville étaient
ouvertes; tout respirait la joie et la paix sous ce ciel si doux et si pur,
qu'il suffit de voir la lumière et de respirer l'air pour être heureux.
Tout à coup des cris s'élèvent et s'approchent, et les baigneuses
effrayées voient d'affreux cavaliers soulever en courant, du bout de
leurs lances, les mantilles qu'elles avaient laissées sur le rivage. Los
facciosos! los facciosos/ A ce cri terrible, tout fuit; les portes de la
ville se referment. C'était en effet un escadron de Cabreri qui précé-
dait le reste de son armée. On dit que le chef de cette troupe, don
Ramon Morales, ancien garde-du-corps, eut pitié des pauvres femmes
qui avaient été ainsi surprises. Pendant qu'elles se cachaient de leur
mieux derrière les rochers , il ordonna à ses soldats de se retirer et
leur assura galamment qu'elles n'avaient rien à craindre. — Ah! quel
dommage, disaient-elles en sortant du bain et en regagnant la ville
au plus vite, qu'un tel cavalier soit un factieux : gve lastiwa que lai
caballero sea un faccioso !
Cependant Cabrera mettait à feu et à sang cette magnifique huerta
de Valence, qui est si célèbre par sa richesse. De tous les points de
l'horizon s'élevait la fumée des villages incendiés. Le bruit des cloches
et le son des tambours appelèrent bien les Valenciens à la défendre,
mais nul ne se hasarda contre l'ennemi. Pendant deux jours entiers,
les carHstes pillèrent à leur aise; puis ils repartirent pour Morella
aussi vite qu'ils étaient venus, poussant devant eux de longues files
de chevaux et de mulets qui portaient leur butin. D'immenses quan-
tités de blé furent déposées à la citadelle; de grands troupeaux de
bœufs et de moutons furent parqués dans les montagnes voisines;
quant à l'argent, il fut j)artagé entre les soldats et les chefs. On com-
prend maintenant qu'une pareille expédition avait dû être plus goûtée
des baruteros qui composaient la plus grande partie de l'armée de
Cabrera, que la poursuite et la destruction d'un corps d'armée.
La terreur que cette sanglante apparition a laissée derrière elle ne
s'est pas encore aujourd'hui effacée à Valence. Une aventure qui a eu
CABRERA. 195
lieu long-temps après le passage de Cabrera, et que tout le monde
raconte en Espagne, en donnera une idée. Un négociant de Valence
attendait un navire chargé de contrebande; du bord de la mer, il
voyait ce navire louvoyer à distance, mais sans oser aborder, parce
que les douaniers couvraient le rivage. Il imagina alors de courir à
toutes jambes vers la ville, en criant à tue-tète : (labrera! Cabrera! A
ce nom, bientôt répété de tous côtés par la population épouvantée,
les douaniers se sauvent et courent à leur tour vers la ville; une
panique générale se répand; de tous les points de la huerta, chacun
accourt avec ce qu'il peut emporter de plus précieux. Les portes de
Valence demeurèrent fermées pendant trois jours à la suite de cette
alerte. Un énorme encombrement d'hommes, de femmes, de mulets,
se forma sous les murs; il en sortait des cris de désespoir et de prière,
mais les habitans refusaient d'ouvrir, craignant d'introduire avec les
fugitifs le terrible dévastateur. A la faveur de ce désordre, le navire
débarqua ses marchandises, et les Valenciens en furent quittes cette
fois pour la peur.
Nous avons laissé Cabrera à Morella. Nous le retrouvons , à quel-
ques jours de là, près de Falset. Falset est une petite ville fortifiée
au-delà de l'Èbre, à vingt lieues environ au nord de Morella, comme
Valence en est à trente lieues vers le sud. La promptitude dans les
mouvemens est le premier mérite d'un chef de bande, en ce qu'elle
lui permet de se porter inopinément sur les points où il est le moins
attendu; Cabrera a eu long-temps ce mérite au plus haut degré, et
cela suflit pour expliquer sa réputation militaire auprès des Espagnols.
Il marchait donc sur Falset, dans l'espoir de mettre à sac cette
place et d'y faire encore du butin, quand il dut au hasard une nou-
velle victoire qu'il ne cherchait certainement pas. Le général Pardi-
nas, qui commandait la troisième division de l'armée du centre,
n'avait pu voir sans indignation la retraite de l'armée devant une
bicoque défendue par quelques milliers de bandits; il nourrissait dans
son ame le désir violent de prendre sa revanche, et quand il apprit
que le nouveau comte de Morella était près de lui , il s'empressa de
marcher à sa rencontre. Cabrera avait trois mille hommes; Pardinas
en amena six mille, ne doutant pas qu'avec de pareilles forces il ne
culbutât l'ennemi.
Cabrera ne présentait jamais la bataille en pleine campagne, mais il
la refusait rarement. Dès qu'il apprit l'arrivée de Pardinas, il alla au-
devant de lui. Les deux armées se rencontrèrent le 1" octobre 1838,
entre Flix et Maella. Pardinas déploya sa division sur une seule ligne;
196 REVCE DES DEUX MONDES.
Cabrera en fit autant. De part et d'autre, cette disposition était une
faute; mais le tort était grand surtout du côté de Cabrera, qui, ayant
moins de forces que son adversaire, s'exposait à ôtre débordé à droite
et à gauche, et attaqué sur les deux flancs en môme temps que de
front. Selon toutes les apparences, sa division devait être détruite; ce
fut celle de Pardifias qui le fut entièrement.
Le combat s'engagea avec acharnement. Les soldats christinos se
battaient avec l'énergie que donne le désir de venger un échec, les
carlistes avec cette confiance qui naît de l'habitude de la victoire. Au
bout de deux heures de feu, les troupes de Cabrera durent céder
devant des forces supérieures; l'aile gauche commença à plier, et le
mouvement de retraite ne tarda pas à se propager sur toute la ligne.
Cabrera furieux s'élance en avant. « Lâches 1 s'écrie-t-il , vous m'aban-
donnez ; eh bien ! je saurai mourir seul au milieu de l'ennemi. — ISon
pas seul , mon général , lui répond le colonel d'un escadron aragonais
qui soutenait la retraite, mais avec vos Aragonais! » A ces mots, le
colonel fait volte-face , et son escadron se précipite avec tant de rage
sur l'aile gauche de l'ennemi, qu'il la disperse en un clin d'œil.
Le brave Pardinas, voyant le désordre se mettre dans cette partie
de ses troupes, se porte aussitôt sur le lieu du danger, à la tète de
son état-major. En le voyant venir, le colonel aragonais court à lui et
lui porte à la gorge un coup de lance qui le renverse mort. En même
temps, l'état-major, assailli par la cavalerie carliste, tourne bride.
Cabrera, qui était parvenu à rallier les fuyards, arrive avec toutes ses
forces, mais sa présence n'était déjà plus nécessaire. En apprenant
la mort de leur malheureux général, les soldats de Pardifias s'étaient
assis par terre, levant leurs fusils la crosse en l'air, et criant qu'ils se
rendaient. On les fit tous prisonniers; ils étaient cinq mille, le reste
avait été tué. De cette belle division, il ne se sauva en tout qu'une
quarantaine de cavaUers.
Ainsi s'est passée cette fîimeuse affaire de Maella, la plus désas-
treuse pour les christinos de toutes celles qui ont eu lieu pendant
cette guerre. Le général Pardifias, qui y périt, était un des meilleurs
officiers de l'armée constitutionnelle; issu d'une des plus nobles
familles de Galice, il avait embrassé par goût l'état militaire; nommé
député aux cortès de 1837, il avait volontairement quitté les bancs
de la chambre pour les rudes travaux de l'armée. Il était âgé de trente-
cinq ans quand il mourut. Cette action a été racontée autrement dans
It' temps par les journaux espagnols; mais ce que nous venons de dire
&st la vérité, telle qu'elle nous a été attestée par des témoins ocu-
CABRERA. 197
laires. Ce n'est point parle nombre, comme on l'a dit, que Pardinas a
été accablé, puisqu'il avait plus de monde que son ennemi; c'est par
un de ces malheureux hasards de la guerre qui tournent quelquefois
contre les plus braves.
Cette bataille qu'il avait gagnée presque sans le savoir, mit le
comble à la renommée de Cabrera. L'épouvante se répandit jusque
dans Sarragosse. A tout moment, on s'attendait à le voir arriver sous
les murs de cette ville, dont la population prit les armes. Il ne parut
pas. Après quelques tentatives isolées sur Caspe et d'autres petites
villes sans importance, il avait repris tranquillement le chemin de ses
montagnes, sans s'inquiéter des suites qu'aurait pu avoir sa victoire.
Nul doute que s'il s'était présenté après un tel succès' sur les derrières
de l'armée d'Espartero, il n'eût opéré une diversion puissante; mais
ce n'était pas sa manière. Son uin'que soin fut de se défaire en détail
des prisonniers qu'il avait fiiits. Les habitans de Sarragosse ayant mani-
festé leur crainte et leur colère, selon leur habitude, par l'exécution
de quelques carlistes enfermés dans le château. Cabrera ordonna par
représailles qu'il serait fusillé dix christinos pour un carliste, et les
deux partis s'arrangèrent si bien , que, de représailles en représailles,
les cinq mille y passèrent presque tous;
Ce moment est l'époque la plus brillante de la vie de Cabrera. De
son royaume de Morella, il occupait et tenait en respect un bon tiers
de l'Espagne; son armée était devenue forte de quinze mille iiommes
de troupes à peu près régulières, dont huit cents chevaux. Il avait
quarante pièces de canon, plusieurs forteresses et trois braves lieute-
nans, Forcadell, Llangostera et Polo. Tout obéissait et tremblait autour
de lui. Il ne reconnaissait aucune autorité, pas même celle du roi.
Son nom était invoqué avec respect d'un bout de l'Espagne à l'autre,
par toute la population carliste; enfin, il était comte, ce qui devait
l'étonner beaucoup lui-même. Cinq ans avaient suffi pour porter à ce
haut point de grandeur le pauvre écolier de Tortose.
Jusque-là la fortune avait semblé conduire par la main le jeune
aventurier, mais le moment était venu où elle devait renverser cet
échafaudage de pouvoir et de renommée encore plus rapidement
qu'elle ne l'avait élevé. Quand on vit en présence l'un de l'autre les
deux plus grands champions des deux causes qui divisaient l'Espagne,
on s'attendit généralement à un choc redoutable. Le duc de la Vic-
toire était commandant général des troupes de la reine; don Carlos,
par un décret daté de Bourges, le 9 janvier IS'i^O, réunit le comman-
dement de l'armée de Catalogne à celui de l'armée d'Aragon , de
TOME xxin. 13
198 REVUE DES DEUX MONDES.
Valence et de Murcii;, dont était depuis long-temps investi !e comte
de Morella. L'eirectif de ces deu\ armées réunies était d'environ
30,000 hommes; on pouvait donc comi)ler sur une résistance sérieuse
de la part délabrera, et le parti carliste loiidait de grandes espé-
rances sur son chef favori. Tout à coup une fatale nouvelle vint
frapper ce parti comme un coup de foudre : (Cabrera n'était plus (|ue
l'ombre de lui-même, il était malade, il était mourant.
On ne sait pas précisément à quelle époque remonte cette maladie
de Cabrera. On croit cependant que c'est daiis les premiers jours de
novembre 1839 qu'il en ressentit les premières atteintes. Le bruit a
couru qu'il avait été empoisonné, d'autres ont dit qu'il avait eu le
typhus. 11 a eu autour de lui jusqu'à quatorze médecins à la fois, mé-
decins espagnols, il est vrai, et dont le plus habile était un chanoine
de Valence, nommé Sevilla, sans qu'aucun ait pu assigner le véritable
caractère de son mal. Ce mal, c'était l'épuisement. Nous avons dit
qu'il avait gardé dans son élévation les joyeuses habitudes de sa pre-
mière jeunesse; les excès auxquels il se livrait tous les jours, unis aux
fatigues de la guerre et aux nombreuses blessures qu'il avait reçues
par tout le corps, avaient ruiné à la longue sa constitution. Il résista
à une première crise, mais un plus grand danger l'attendait à sa con-
valescence. Habitué à satisfaire tous ses caprices, il reprit trop tôt
son genre de vie; le vin, les femmes et les danses ardentes de l'Es-
pagne qu'il aime avec passion, achevèrent d'user ses forces, et ame-
nèrent de nombreuses rechutes.
Dans cet état, il commandait encore. Ceux qui l'entouraient ca-
chaient de leur mieux son abattement à la population et à l'armée.
Plusieurs fois on lit sonner les cloches dans tout le Maestrazgo , pour
célébrer sa guérison imaginaire. Pour mieux donner le change, un de
ses lieutenaus prenait ses habits, montait son cheval, et passait au
galop dans les villages qui lui étaient soumis. Quand cette ruse ne fut
plus possible , il se montra lui-même de temps en temps dans une
litière, et tel était le culte qu'on lui portait, que ces apparitions
relevaient un peu le courage de tous. Mais le plus souvent, il vivait
retiré et invisible connue un despote d'Orient, et la démoralisation
gagnait en son absence ceux qui étaient liabitués à compter sur lui
comme sur un dieu.
Les formidables préparatifs d'Espartero n'en continuaient pas moins,
et il devenait évident pour tous qu'il serait bien diflicile à Cabrera,
môme en lui supposant toute son énergie, de résister à des forces si
considérables. Cabrera le voyait aussi bien qu'un autre, malgré sou
CABKERA. 199
état maladif; et, se tournant alors du côté de don Carlos, il lui en-
voya à Bourges messages sur messages , dans les mois de janvier et
de février, pour lui faire connaître sa position et l'inviter à venir à son
secours d'une manière ou d'une autre. Don Carlos lui écrivit plusieurs
lettres en l'appelant son cher Ikimonct , du petit nom d'amitié qu'il
lui dormait dans des temps plus heureux, et en l'invitant à se bien
garder de toute marotade; il créa de plus une décoration particu-
lière pour les troupes de Catalogne, d'Aragon, de Valence et de
Munie. Mais ce fut là le seul appui que le prétendant put donner à sa
dernière armée; les puissances du Aord s'étaient délinitivement reti-
rées de lui , et il fut impossible de rien obtenir d'elles, malgré de très
grands efforts.
Enfin, dans les derniers jours de mars, une grande diversion dans
les provinces du nord fut résolue pour dégager Cabrera. Il était trop
tard. La paix avait jeté de trop fortes racines dans ces provinces pour
qu'elle pût être ébranlée. Les oiïiciers espagnols carlistes, réfugiés en
France à la suite de don Carlos, s'évadèrent en fouie des dépôts qui
leur avaient été assignés; mais, arrivés sur la frontière, ils ne trouvè-
rent aucune sympathie dans ces populations jadis si ardentes pour la
guerre. Le gouvernement français fit arrêter les chefs désignés, entre
autres le général Elio, qu'il fit enfermer dans la citadelle de Lille; un
nouvel émissaire de Cabrera, le colonel Gaeta, fut arrêté aussi et
enfermé dans la citadelle de Bre.;t. Une tentative d'insurrection eut
lieu dans les provinces; les chefs, les armes et l'argent manquèrent :
elle avorta misérablement.
Cependant le temps marchait, et la belle saison était reveime. Au
mois d'avril, Espartero s'est mis en mouvement, mai; l'attente géné-
rale a été déçue, et il n'a rencontré nulle part l'ennemi qu'il cherchait.
Il a assiégé et emporté successivement Castellote, Segura, Cantavieja;
Cabrera n'y était pas. Il a mis le siège devant Morella, cette ville
chérie du guérillero , cette capitale de sa comté féodale, cette forte-
resse où il avait aimé si long-temps à se croire iiiexpugnable; Cabrera
n'y était pas. Morella, démantelé par une artillerie terrible, s'est
rendu à discrétion le 31 mai ; tout le Maestrazgo a été occupé presque
sans coup férir par les troupes de la reine; Cabrera n'y était pas.
Jamais déchéance plus complète n'avait succédé à de plus fastueux
antécédens; on aurait dit une illusion qui s'eflaçait au premier choc
de la réalité.
L'armée de Cabrera, emmenant son général, a passé l'Ebre au
commencement de juin , et s'est repliée sur la Catalogne. Quand le
13.
200 REVUE DES DEUX MONDES.
général O'Donnell l'a attaquée à la Cenia, Cabrera est sorti de son lit
pour reparaître encore une fois sur le champ de bataille; il s'est com-
porté bravement, et a eu son cheval tué sous lui. Ce n'était là
qu'un adieu : cette action, où périt le frère d'O'Donnell, a été la
dernière. Depuis long-temps, (Cabrera voyait qu'il ne pouvait plus
tenir; il n'a plus songé dès-lors qu'à se réfugier en France. Il a
passé près de trois semaines à Berga , où il a fait commencer, sans
le finir, le procès des assassins du comte d'Espagne; puis, quand
l'armée d'Espartero s'est approchée de ce dernier rempart de la fac-
tion en Espagne, il s'est remis en marche pour la frontière.
Il a commencé par envoyer devant lui ses deux sœurs , qu'il paraît
aimer beaucoup. Ces deux jeunes femmes , dont l'une a dix-sept ans
et l'autre quinze, sont entrées en France à la fin de juin, accom-
pagnées de la femme de l'intendant militaire carliste Labandero;
on les a trouvées nanties d'une somme de cinquante mille francs en
or. L'une est la femme de Polo, l'autre devait épouser un autre aide-
de-camp de Cabrera , nommé Arnau. Le gouvernement leur a assigné
pour résidence la ville de Bourg, département de l'Ain, où elles
s'occupent, dit-on, à cultiver des fleurs.
Un nouvel adversaire est venu enfin consommer le désastre de Ca-
brera, en y assistant : ce dernier vainqueur n'est rien moins que la
reine Isabelle elle-même. Partie de sa capitale, pour venir prendre les
eaux à Barcelone , elle a traversé hardiment les contrées qui trem-
blaient naguère devant le comte de Morella. L'ascendant delà royauté
est si grand en Espagne, que la présence de cette jeune fille faible
et maladive a plus fait qu'une armée pour la pacification du pays.
Les troupes factieuses qui ont voulu s'opposera son passage, ont
été écrasées ; les cris d'enthousiasme et d'amour qui l'ont accueillie
dans les villes, ont retenti dans les campagnes en armes, et ses plus
terribles ennemis ont disparu devant la poussière que soulevait la roue
rapide de sa voiture. Le 30 juin , elle est entrée à Barcelone au milieu
(les fêtes; quatre jours après, le \ juillet, Berga était pris par Espar-
tero, et le G, à cinq heures du matin , Cabrera se réfugiait en France,
avec 10,000 hommes.
Il n'y avait sur la frontière que deux cents soldats français, quand
toute cette armée s'est présentée. Les christinos ne la suivaient pas,
et on ne tirait pas un coup de fusil. Une dernière discussion s'est
engagée sur le territoire français entre ceux qui voulaient entrer et
ceux qui ne le voulaient pas. Les gendarmes s'étant saisis de Cabrera,
au milieu même de ses troupes , son beau-frère Polo lui a offert de
CABRERA. 201
le délivrer et de rentrer en Espagne avec lui : il s'y est obstinément
refusé. Il a dit lui-même que, s'il avait voulu, il aurait pu tenir en-
core six à sept ans dans les montagnes, mais qu'il avait reculé devant
l'idée de sacrifier inutilement ses troupes. D'ailleurs, après avoir
formé une armée, il lui répugnait de/«/re la guerre en partisan. Son
armée est entrée en France par colonnes et dans le plus grand ordre;
ces dix mille Aragonais , dont la plupart frémissaient de se rendre
ainsi sans combattre, pleins de respect encore pour les derniers
ordres de leur chef, se sont laissés désarmer sans résistance par une
poignée d'hommes.
Le moment où Cabrera s'est éloigné de la frontière , prisonnier
volontaire du gouvernement français, a présenté une scène tou-
chante; ses soldats couraient en foule au-devant de lui pour le voir
encore un moment de plus, agitant leurs bonnets en l'air et criant
vive Cabrera! et ces rudes visages, qui n'avaient jamais pâli dans les
plus horribles épisodes de cette guerre, étaient couverts de larmes.
Lui-même pleurait en se séparant pour jamais des compagnons de
sa puissance. Ainsi a fini la guerre civile espagnole. Avec Cabrera
sont entrés Forcadell, Llangostera, Polo, Palillos, Burjo, tous les
chefs aragonais. Les Catalans ont essayé de tenir quelque temps en-
core, et n'ont pas voulu abandonner la partie sans brûler du moins
leur dernière amorce; mais, après quelques jours de lutte, ils ont été
forcés de passer la frontière à leur tour. A part quelques bandes
éparses, l'est de l'Espagne est maintenant libre de factieux , comme
les provinces du nord.
L'étonnement a été grand en France quand on a vu Cabrera. Petit
et maigre, avec une barbe très peu fournie, il a l'air d'un jeune
homme doux et faible. Ses cheveux sont très noirs et son teint très
brun. On dit qu'avant sa maladie, son regard avait un éclat singulier;
aujourd'hui, cet éclat semble s'être affaibli. Il regarde rarement en face
son interlocuteur, et jette souvent les yeux autour de lui avec une
sorte d'inquiétude. Sa physionomie est intelligente, sans être préci-
sément remarquable; quand il sourit, son visage prend une expres-
sion de finesse naïve qui n'est pas sans grâce. Il est extrêmement
simple dans ses manières, même un peu embarrassé. Il paraît souf-
frant, et n'a plus cette extrême mobilité qui le portait autrefois,
dit-on, à changer sans cesse de place. Son attitude, légèrement
courbée, semble indiquer que sa poitrine est altérée.
Tel est l'homme à qui le hasard des évènemens a fait une si grande
place dans l'histoire de ces dernières années. INous allons compléter
ce portrait par quelques détails sur son caractère.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Cabrera n'a jamais eu aucune opinion politique. II a embrassé la
cause de don (Carlos, parce que c'était celle qui pouvait le mener à la
fortune; il aurait suivi tout autre parti qui lui aurait donné plus de
chances de succès; il l'a bien prouvé en ne tenant aucun compte des
ordres qu'il recevait du prétendant. On dil qu'il lui est quelquefois
arrivé d'écrire de sa main au bas d'un ordre qu'il recevait de don
Carlos : llecibido prru non ejecutado todu par el servicir de vuestra
mayestad (reçu, mais non exécuté, le tout pour le service de votre
majesté ) , et de le renvoyer ainsi à son auteur.
Il a toujours détesté les prêtres et les moines, ce qui est étrange
pour un prétendu délénseur de la religion. Tout ignorant qu'il était,
il connaissait assez d'histoire pour savoir que les prêtres avaient tou-
jours voulu dominer en Esp;igne , et il était trop jaloux de son auto-
rité pour s'accommoder de ces prétentions. Peut-être aussi se sou-
venait-il qu'il n'avait pas pu entrer dans les ordres, et conservait-il
quelque rancune contre ceux qui portaient l'habit ecclésiastique.
Quelques anecdotes feront connaître sa laçon d'agir avec eux.
Un jour il s'aperçut qu'un prêtre qu'il employait dans la perception
des impôts, avait fait payer deux fois la même somme à un paysan;
il le lit fusiller. L'évêque de Mondonedo, président de la junte car-
liste d'Aragon , écrivit à don Carlos pour se plaindre de cette violation
inouie des privilèges du clergé. — Des prêtres, disait-il, ne pouvaient
être exécutés que sur un ordre exprès du roi, et après avoir été con-
da;ii:iés par les juges ecclésiastiques. — Don Carlos écrivit lui-même
à son général, pour lui recommander plus d'égards envers les mi-
nistres (le l'église. — L'évêque de Mondonedo en a imposé à votre
majesté, répondit Cabrera; je n'ai pas fait fusiller un prêtre, mais
bien un mauvais larron. Autrefois les mauvais larrons étaient cru-
cifiés: aujourd'hui je les fais fusiller; /os: iiempos cambian las costum-
brcs, les temps changent les mœurs.
Lorsque l'armée du centre marchait sur Morella, il fit engager
tous les habitans qui se croiraient inutiles à évacuer la place : Je don-
nerai des armes, dit-il, à tous ceux qui resteront. Tout le monde
resta, excepté les femmes, les enfans et environ cinquante moines
franciscains. Quelques jours après que le siège fut levé, les moines
revinrent et reprirent possession de leur couvent. Cabrera leur fit
doiuier l'ordre de se rassembler sur la place d'armes; il s'y rendit
lui-môme, et leur dit brusquement : Vous devez vous rappeler que
vous vous êtes vous-mêmes jugés inutiles; ainsi repartez; il n'y a ici
que des braves. Les moines savaient qu'il n'y avait rien à répliquer:
ils défilèrent sans mot dire. Cabrera les suivit jusqu'à la porte de la
CABRERA. 203
ville, et leur cria pendant qu'ils sortaient : Gardez-vous de revenir,
car vous ne sortiriez pas si ais( nient.
L'évêque de Mondonedo réclama encore auprès de don Carlos;
don Carlos écrivit de nouveau, et ("abrera répondit: — Il est possible,
bien que je ne le comprenne pas, que les moines soient utiles au ser-
vice de votre majesté lorsqu'elle sera à Madrid; mais je puis l'assurer
(ju ici ils ne me servent à rien, si ce n'est à consommer des rations
c\\ie j'aime autant garder pour ceux qui se battent journellement
pour la bonne cause. — Quelques jours après, il destitua l'évêque de
ses fonctions de président de la junte, et en nomma un autre.
Nous avons déjà parlé de la cruauté de Cabrera. Nous avons dit
qu'il fallait faire la part, pour le bien juger sous ce rapport, des pré-
juges et des mœurs de son pays. On a voulu îaire de lui un être féroce
toujours altéré de sang Suimain; c'est aller trop loin. Ceux qui le con-
naissent bien disent qu'il n'a jamais versé de sang sans motif. Il est
ioseiisible, mais il n'est pas cruel pour le plaisir de l'être, il y a un
mot ([ui a fait bien du mal à l'Espagne; c'est le terrible mot de repré-
sailles. Ce mot explique tous les meurtres de Cabrera. Les constitu-
tionnels traitaient les révoltés comme des brigands et les égorgeaient
sans pitié; à leur tour, les révoltés le leur rendaient. Les têtes se
montent aisément en Espagne; chaque parti croit et raconte des hor-
reurs de son ennemi, et s'excite, par ces récits souvent imaginaires,
à en faire autant. On va loin ainsi de part et d'autre. Il est vrai pour-
tant de dire que Cabrera, surtout quand il était irrité, pouvait compter
parmi les plus sanguinaires.
Naturellement gai , il se mettait en colère avec une extrême faci-
lité, et il était alors tout-à-fait hors de lui. Ses officiers l'excitaient
d'ailleurs dans ses emportemens, au lieu de le retenir. On raconte
que, quelques jours avant l'arrivée d'Oraa devant Morella, il avait
réuni dans un diner tout son état-major. Dès le commencement du
repas, la conversation tomba sur ce qu'on ferait des prisonniers après
les engagemens (}ui allaient avoir lieu. 11 fut convenu d'abord que les
chefs seraient fusillés sans pitié; puis, le dîner s'avançant et les ima-
ginations s'échauffant par le vin, des chefs on passa aux officiers,
puis aux sous-ofiiciers ; à la îin du repas, il était décidé qu'on ne
ferait aucun quartier, même aux simples soldats. Cabrera prenait part
à ces orgies et s'enivrait comme les autres; il se croyait ensuite lié
par sa parole, et exécutait par fanfaronnade ce qu'il avait juré dans
un moment de transport.
Quant à ses talens militaires, on a vu aussi ce qu'il faut en penser.
20i REVUE DES DEUX MONDES.
En Espagne, où la chouannerie est nationale, on conçoit qu'il ait
passé pour un habile général; partout ailleurs, il serait considéré
comme n'ayant aucune connaisance de la guerre. Il eut du bonheur
sans doute, beaucoup de bonheur; mais le hasard ne suffit pas pour
expliquer un succès comme le sien. II faut encore qu'il ait eu les
qualités qui font réussir dans son pays. Il a été, dans l'origine de son
élévation, d'une activité presque fabuleuse; il excellait surtout dans
l'art précieux pour un partisan de prendre vite les résolutions les plus
imprévues. Les malentendus, les.surprises, les terreurs paniques,
ont joué un grand rôle dans l'échafaudage de sa fortune; mais il en
est de môme pour tout guérillero, et les plus célèbres faits d'armes
de Mina n'avaient pas d'autre caractère.
Ce qui a été réellement remarquable chez lui , c'est son instinct
organisateur. Quelque informe qu'ait été sa création du Maestrazgo,
elle atteste des facultés rares chez un écolier devenu général. Il n'est
pas, sous ce rapport, sans quelque ressemblance avec Abd-el-Kader.
La préférence obstinée qu'il a montrée dans les derniers temps pour
un séjour prolongé à Morella, tandis qu'il avait paru répugner pré-
cédemment à coucher deux nuits de suite dans le même lieu , fait
voir qu'il avait pris goût aux soins d'un établissement durable. Il est
permis de croire qu'il aurait fondé quelque chose , s'il avait eu plus
de temps, s'il n'avait pas été arrêté par la maladie, et si l'on n'avait
pas déployé contre lui toutes les forces d'une nation organisée. Bien
des principautés se sont fondées au moyen-àge qui n'avaient pas jeté
d'aussi fortes bases en si peu d'années.
Sa manière de recruter était fort simple. Quand les enrôlcmens
volontaires ne suffisaient pas , il envoyait un fort détachement dans
un village quelconque soumis au gouvernement de la reine, et fai-
sait afficher le bando suivant : Los mozos de este pueblo que no sepre^
senten en el tennino de las 2i horas, scran arcabuseados por detras
como traidorcs (les jeunes gens de ce village qui ne se présenteront
pas dans les 2V heures seront fusillés par derrière comme traîtres).
Les soldats obtenus par ce moyen étaient appelés minojies. Il agis-
sait avec non moins de cérémonie quand il avait besoin d'argent : il
tombait à l'improviste sur un bourg du pays ennemi et frappait im-
partialement d'une contribution égale carlistes etchristinos. Un jour,
à Caspe, quelques personnes notables, connues parleur adhésion au
prétendant, vinrent réclamer auprès de lui contre cette égalité : «Je
ne reconnais pour amis, répondit-il, que ceux qui me suivent le fusil
sur l'épaule, et si je fais une différence entre ceux qui ne me suivent
CABRERA. 205
pas, ce n'est pas en faveur de ceux qui se disent raes partisans , et
qui ne veulent pas se priver pour moi. »
Il était généralement très aimé de la population de ses domaines.
Autant il était cruel et exacteur pour tout le pays qui ne reconnais-
sait pas son autorité, autant il était protecteur et bienveillant pour
celui qui lui était soumis. Souvent brusque et bautain avec ses offi-
ciers, il se montrait toujours affable, prévenant même, envers les pay-
sans. Il laissait carte blanche à ses troupes pour piller à leur gré hors de
ses frontières; mais dans le sein de son petit royaume, nul n'était
admis à frapper la moiridre contribution sans son ordre. Complète-
ment étranger à tout système régulier de police et d'administration ,
il était pourtant parvenu, par la terreur, à établir autour de lui une
administration assez honnête et une police assez sévère. Il livrait les
diverses directions aux hommes les plus habiles et les plus spéciaux
qu'il avait pu rencontrer, puis il les faisait surveiller avec soin , et à la
première prévarication , il les mettait à mort sans miséricorde.
Il n'y a jamais eu autant d'argent dans le Maestrazgo que pendant
sa domination. Tout ce qu'il en recueillait dans ses excursions ou
dans celles de ses lieutenans, au travers des provinces environnantes,
il le dépensait dans le pays. On a dit qu'il avait amassé des sommes
énormes pour son propre compte; s'il l'a fait réellement, ce ne peut
être que depuis bien peu de temps, car il était naturellement prodigue
et peu occupé de l'avenir.
Quand le premier effroi qui avait suivi le désastre de Pardinas
fut passé, la cause carliste recommença à décroître en Navarre. Les
troupes constitutionnelles cernaient de plus en plus le quartier royal,
et l'armée qui entourait le prétendant ne comptait plus les jours que
par des défaites. Des divisions mortelles éclatèrent alors dans son sein ;
un fort parti se forma sourdement pour la paix ; le général en chef
Maroto se mit lui-même à la tête des désabusés. Cabrera entretenait,
dit-on, une correspondance secrète avec Arias Tejeiro, ministre de
don Carlos : il dut souvent être averti de ce qui se passait dans les
provinces. Il persista pourtant à ne tenter aucun effort pour dégager
le prétendant, et passa dans cette inaction l'année 1839 tout entière.
Il était évident (ju'il ne songeait désormais qu'à se fortifier à part,
pour jouir en paix de sa merveilleuse fortune et se maintenir indé-
pendant, quoi qu'il arrivât.
Mais ses intérêts étaient loin d'être aussi distincts de ceux de don
Carlos qu'il voulait bien le croire. Il s'en aperçut quand arriva à
Morella, à la fin du mois de septembre 1839, la nouvelle de la con-
vention de Bergara et de l'entrée de don Carlos en France. Plusieurs
206 REVUE DES DEVX MONDES.
Chefs (le son armée, ayant reçu des lettres des chefs navarrais, qui
les engasreaient à suivre l'exemple donné parles pro\inces, parurent
héaifiM- et inrler l'oreille utix idées d'arconimodeuient. Cabrera en fut
promptenrînt informé, car il avait organisé dans son camp un vaste
système d'espionnage, et il craignit de voir s'écrouler sa puissance,
qui \i^ reposait que sur la guerre. Voici comment il s'y prit |X)i!r
couper court à toute tentative de ce genre.
Il fil inviter un jour tous ses oÛiciers à se rendre auprès de lui.
Quand ils furent réunis, il prit la parole, et leur demanda du ton le
plus naturel quel était leur avis sur des propositions de transaction qui
lui étaient faites, et s'il ne leur paraissait pas à propos de les accepter.
Forcadell, le plus bouillant d'entre eux, s'écria, dès les premiers mots,
qu'il aimerait mieux sortir sur-le-champ que d'entendre parler de
traiter, a Eh bien! sors, » lui répondit Cabrera avec emportement,
en lui montrant la porte. Forcadell se leva en effet, et sortit. Il fut
suivi par Llangostera. Cabrera alla fermer la [îorte sur eux, et revint
s'asseoir à sa place, en disant : « Nous n'avons pas bes(;in de fous ici, »
Puis il recommença à exprimer des doutes et à consulter les assistans
si:r ce qu'il y avait à faire, ("hacun se crut alors autorisé h donner
son avis, et quelques-uns exprimèrent des désirs de conciliation.
Dés que le conseil fut levé. Cabrera fit fusiller tous ceux qui avaient
paru incliner vers un accommodement. Dans le nombre se trouvait
le gouverneur de Cantavieja. Puis il publia un ordre du jour portant
que quiconque dans l'armée prononcerait seulement le mot de trans-
action, serait immédiatement puni de mort.
Il ne borna pas là ses précautions. H ordonna qu'en dehors d'une
ligne tracée autour de ses positions, il y aurait une lieue de solitude
absolue. Tous ceux qui habitaient cet espace reçurent l'ordre d'en
partir sur-le-champ, et il fut interdit à qui que ce lût d'y mettre le
pied sous peine de mort. Des patrouilles parcouraient sans relâche
l'intervalle condamné; tous ceux qui y étaient trouvés, carlistes ou
christinos, étaient fusillés sans rémission.
Toute communication fut coupée par ce moyen énergique entre
Cabrera et le reste de l'Espagne, si bien qu'on fut long-temps sans
savoir même ce qu'il était devenu. Les uns le disaient mort, les autres
en fuite, tandis qu'il se tenait renfermé sous la protection de ce for-
midable cordon sanitaire, comme si le monde entier eût été pestiféré.
On pouvait bien partir pour Morella, mais rien n'en revenait, pas
un seul homme, pas le moindre bruit. Ainsi se passa le mois d'oc-
tobre 1839 et une partie du mois de novembre.
Quand Cabrera sortit de ce silence effrayant, il était sûr de son
CABRERA. 207
armée. La terreur avait raffermi les résolutions chancelantes. Aidé des
conseils du baron de Raden, ancien lieutenant-colonel d'artillerie au
service de Hollande, qui avait défendu Anvers contre les Français, il
avait ajouté encore aux forSifications qui devaient rendre ses positions
imprenables. Chaque défilé, chaque ])ointe de rocher était couvert
de retranchemens. Un demi-cercle de chateaux-forts , dont les plus
redoutables étair-nt Morella et Cantavieja, hérissait les montagnes.
Dernier débris de l'armée de Navarre, le généra! Balmaseda était venu
le rejoindre avec cinq cents chevaux. La mort tragique du comte
d'Espagne, immolé sur un premier soupçon de transaction, avait
achevé de lui donner confiance et sécurité, en lui assurasst l'appui de
l'armée carliste de Catalogne.
De son côté, Espartero, vainqueur de don Carlos et pacificateur des
provinces du nord, s'avançait avec soixante-dix mille hommes et
soixante-dix pièces de canon. 11 avait amené avec lui l'ancien clief
carliste aragonais Cabanero, qui venait d'embrasser la cause de la
reine, et qui adressa une proclamation à ses compatriotes pour les
engager à l'imiter. Mais cette proclamation n'eut aucun écho. Cabrera
y avait mis bon ordre d'avance. L'hiver survint alors, les montagnes
du Maestrnzgo se couvrirent de neige, les défil's devinrent imprati-
cables. Par un dernier hommage à la réputation militaire de Cabrera ,
Espartero s'arrêta. îl plaça son quartier-général à Las-Matas, au centre
du demi-cercle que formaient les châteaux fortifiés de l'ennemi, à une
lieue seulement de l'un d'eux , Castellote. Là , il se fortifia à son tour,
fit ouvrir des rout;^s pour ses convois , établit des hôpitaux pour ses
malades, des magasins pour ses munitions, et attendit patiemment
le retour du beau temps.
La conduite de Cabrera dans les derniers momens qui ont précédé
sa chute sera fort diversement jugée. Lui-même attribue sa prompte
défaite à sa maladie; d'autres diront qu'amolli par deux ans de pou-
voir, il a manqué d'énergie; d'autres enfin, qu'il a toujours été au-
dessous de sa fortune, et que sa faiblesse a paru dès qu'il n'a plus
été protégé par le hasard, (]es trois explications sont sans <!oute éga-
lement vraies. Sa maladie n'a /té que le signe de son affaissement
sous l'excès de sa prospérité, et il y a eu dans son mal quelque chose
de celui de Mazanieilo. On a peine à comprendre, en le voyar t, que la
destinée ait pu le choisir, lui si jeune et si chétif en apparence, pour
le mettre à la tête d'une des plus terribles insurrections de laz-zaroni
que l'histoire ait jamais vues, et pour soumettre à ses moindres vo-
lontés ces forts Aragonais que rien n'avait pu encore subjuguer.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques jours avant l'entrée de Cabrera en France, le 25 juin,
une autre troupe et un autre général passaient aussi la frontière, du
côté de Bayonne. Cette fois, ce n'était plus le chef qui entraînait ses
soldats sur le territoire étranger; c'étaient les soldats qui avaient forcé
leur chef à y chercher un asile. Poursuivis l'épée dans les reins par
les généraux de la reine, accueillis à coups de fusil par les hahitans
des campagnes, ils avaient fait cent lieues en dix jours, sans pain,
sans habits, sans chaussures, presque sans munitions, mais non sans
avoir souvent fait fiice à l'ennemi , quoiqu'ils ne fussent en tout que
quinze cents. Ces hommes de fer, qui ont effrayé la ville de Bayonne
de leur aspect farouche et sauvage, avaient brisé leurs armes à la
frontière plutôt que de les livrer à l'étranger. Ils avaient pour général
l'indomptable Balmascda.
Balmaseda est l'homme vraiment fort de cette guerre. C'est lui qui
a le premier deviné Maroto, lui qui est seul resté debout dans la dé-
bâcle de l'armée de Navarre. Né en Castille d'une famille distinguée,
il était lieutenant-colonel à la mort de Ferdinand VII. Il prit aussitôt
les armes pour don Carlos, et ne les a quittées qu'au dernier mo-
ment. Doué d'une haute taille et d'une force herculéenne, il a tou-
jours fait la guerre en partisan , à la tête d'un corps de cavalerie qui
répandait partout la terreur. On a vu qu'il avait été rejoindre Cabrera
après la convention de Bergara; mais ils ne purent pas s'entendre,
et il le quitta bientôt. Il revint le trouver vers le milieu de l'hiver,
pour l'inviter à l'aider à faire pendre Segarra, qui commandait
l'armée de Catalogue, et qu'on soupçonnait déjà de la défection
qu'il a réalisée plus tard. Cabrera ne voulut pas l'écouter. Alors, las
de ne trouver dans les généraux carlistes que des traîtres ou des
danseurs, — c'est ainsi qu'il les appelle, — il essaya de s'établir à
part à Beteta ; mais il n'y put réussir, et c'est de là qu'il a été récem-
ment (;ontraint de partir pour se jeter en France à marches forcées.
Cabrera a eu sur Balmaseda l'avantage de se donner de bonne
heure un centre d'opérations où il revenait toujours; mais si Balma-
seda avait été moins inquiet, moins nomade, et que le sort l'eût ap-
pelé, au lieu de l'élève du chanoine don Vicente, à être le chef de
30,000 hommes, il est probable (pi'il aurait fait une autre fin. Aussi
parle-t-il avec dédain du comte de Morella : « Il se trouvera bien en
France, dit-il amèrement; il pourra y faire de la musique à son aise;
qu'on lui donne une guitare, et il ira chanter par les chemins. »
L'EUROPE ET LA CHINE
L'OCCIDENT ET L'ORIENT.
I. — COMPARAISO>' DE LA CIVILISATION EUROPÉENNE AVEC LA
CIVILISATION CHINOISE.
Au bout de l'Orient est un empire qui n'a pas son pareil au monde,
sous le rapport de la population , car à lui seul il renferme trois cent
soixante millions d'hommes. C'est au moins cent millions en sus de
l'Europe entière, c'est plus du tiers des liabitans de la planète. Sous le
rapport de la richesse créée par le travail de l'homme , il paraît non
moins remarquable. Policé long-temps avant l'Europe, il est encore
pour elle une terre inconnue; jusqu'à présent il lui a été hermétique-
ment fermé. Jusqu'à ce jour aussi , quelque guerroyante que soit
l'humeur européenne, on l'avait laissé en paix. Il était trop loin pour
tenter l'ambition conquérante de nos nations occidentales. Notre
esprit d'aventure se contentait de quelques échanges opérés par le
seul port de Canton. Aujourd'hui, cependant, un grand changement
semble se préparer. Le commerce, qui, le plus souvent, sert de lien
pacifique entre les peuples, a amené une collision grave entre la
Grande-Bretagne et les autorités de ce vaste et populeux empire. Les
distances ont tellement été amoindries par les progrès de la science
210 REVUE DES DEUX MONDES.
et (les arts et par les empiétemens successifs de l'Europe sur l'Asie,
qu'une e\j)é(liti<)n contre la (Ihiiie, dont l'idée eût été trait e de folie
il y a un demi-siècle, a éti organisée par le gouvernement anglais
comme une (Mitreprise toute simple, tout élémentaire. Elle est en
route, et i)ro!)ab!ement à l'œuvre mairdenatit. Qu'en advieudra-t-il?
Il serait téméraire d'essayer de le prévoir avec quelque précision. Mais
il n'y a pas de témérité à dire ijue cet acte d'un peuple aussi enva-
hissant, aussi fort et aussi habile à conserver ce cpi'il a pris que l'est
le peuple anglais, est un événement considérable, et l'on est en droit
de le regarder comme le prélude d'une ère nouvelle dans les relations
de la Chine avec l'Europe.
On a beaucoup discuté sur les m 'rites comparatifs des populations
chinoises et de celles de l'Europe. Naturellement, avec cette modestie
qui nous distingue, nous nous sommes adjugé l'avantage. Je ne pré-
tends pas que ce soit à tort. Le procès, cependant, n'est pas jugé
sans appel. Les Chinois sont de beaucoup en retard sur nous dans
le domaine des sciences et des Iteaux-arts, et non moins dans celui
des arts utiles. Ils avaient devancé l'Europe pour toutes les inventions
les plus précieuses, telles que l'imprimerie, la poudre à canon, la
boussole, et, dans un ordre moins relevé, le sondage; mais ils n'en
ont tiré parti qu'à moitié, parc(^ qu'ils paraissent dépourvus de cet
esprit infatigable de perfectionnement qui caractérise l'Europe, et il
a fallu ([ue leurs découvertes fussent transplantées chez nous pour
porter tous leurs fruits. Leur industrie est particuîii rement arriérée
en ce qu'ils n'ont pas su se créer aussi bien que nous, dans le monde
matériel , des organes supplémentaires de ceux dont la nature a formé
le corps humain. Leurs machines et leurs bètes de somme sont peu
nombreuses et peu perfectionnées. Chez eux, les muscles de l'homme
doivent subvenir à tout labeur, fréquemment même au transporta
grandes distances des objets les plus lourds. Ils manquent de cette
faculté dominatrice qui nous a permis de ployer à notre usage et
de faire travailler pour nous, sur la plus grande échelle, les élémens et
les animaux, et de remodeler, pour aii.si dire, le globe terrestre, afin
que nos voies de communication pussent s'y développer plus à l'aise. Il
y a peut-être plus de machines et autant de grandes routes en chaussée
et de canaux de navigation dans cette toute petite île qui se qualifie
de 6ra/?^/("-Bretagne, que dans tout l'empire chinois. Il s'y fabrique
et s'y consomme plus de fer.
Sous le point de vue religieux, on ne peut guère signaler, comme
une preuve de l'infériorité de la Chine, le fétichisme idolâtre des sec-
L'EUROPE ET LA CHINE. 2M
tateurs de Fo, car l'Europe catholique en offre le pendant par les
superstitions et les pratiques des basses classes demeurées croyantes,
par leur dévotion aux reliques, et par leur foi aux miracles journaliers
des saints. A l'égard des rapports de l'homme avec la Divinité, les
classes éclairées sont en Chine à peu près au môme point que dans
notre Occident : elles professent un déisme d'une charité extrême-
ment étendue; je dirais universelle, si, par une omission que nous
n'avons pas le droit de leur reprocher, tout énorme qu'elle est, puis-
que, relativement à eux, nous avons le même péché sur la con-
science , les lettrés chinois n'avaient oublié de compter les popula-
tions nombreuses et puissantes de notre civilisation occidentale (1).
Du point de vue moral , en ce qui concerne les rapports de l'homme
avec l'homme, les Chinois sont, dans la forme au moins, plus avancés
que nous, car ils sont plus bienveillans. Les rixes et les emportemens
sont peu communs parmi eux. Ils ont cherché et trouvé dans le céré-
monial un excellent procédé pour refouler les instincts grossiers, vio-
lens ou hautains. En général, le Chinois, s'il sait moins maîtriser la
nature physique, sait mieux se maîtriser lui-même. Domination pour
domination, l'une assurément vaut l'autre. Moralement, cependant,
la Chine présente une imperfection énorme. La polygamie y subsiste,
ou plutôt le concubinage y est admis et beaucoup pratiqué par les
riches, qui , à côté de leur Sara , ont très souvent une Agar. La femme
n'y est pas tout-à-fait la compagne de l'homme; elle est plutôt l'ins-
trument de ses plaisirs. Plus généralement, chose bizarre, dans les
classes cultivées que chez le vulgaire, elle porte sur son corps l'em-
preinte, la marque de la servitude. Elle est estropiée (2). Cet usage
(1) Voici un rapprochenienl rem:irqual)le que je trouve dans une note de la rela-
tion de l'auiliassade de lord Macartney eu Chine, par sir George Staunlon :
« Leur religion (des Chinois) , celle que leur gouvernemeni conserve encore,
est la religion que le grand Newton appelle la plus ancienne de la terre, et qu'il
, peint d'une manière si noble et si louchante : — « Croire fermement que Dieu a
« créé le monde par son pouvoir et le gouverne par sa providence; craindre |)ieuse-
« ment, chérir, adorer cet être suprême; respecter ceux dont on tient la vie et les
« personnes avancées en âge; avoir une affection fraternelle pour tous les hommes,
« et même de la sensibilité, de la pitié pour la partie brute de la création. »
[Traduction de M. .7. Castéra, ISOl, tome I, p. 22. )
(2) On peut faire remartiuer, comme une circonstance atténuante en faveur des
Chinois, que cette mode entraîne comme conséquence l'exemption, pour la femme,
de tout travail pénible, forme cl'afliancliissemeut que la femme est encore a attendre
en Europe et dans tout l'Occident, particulièrement en dehors du territoire occupé
par la race anglaise.
Il est digne d'attention que les Tartares conquérans de la Chine, qui ont adopté
212 REVUE DES DEUX MONDES.
barbare de la mutilation des pieds, dont les dames chinoises se font
maintenant un point d'honneur, et que les classes pauvres imitent,
autant qu'elles le peuvent, par vanité et par coquetterie, est évidem-
ment un reste de l'asservissement brutal qui a pesé sur la femme
comme sur tous les êtres faibles, au début de toute civilisation. C'est
ro[)pression jalouse du maître sur l'esclave. C'est une précaution sem-
blable à celle du chat-huant de La Fontaine à l'égard de ses souris :
Les premières qu'il prit du loiiis échappées,
Pour y remédier le drôle estropia
Tout ce qu'il prit ensuite, et leurs jambes coupées
Firent qu'il les mangeait à sa commodité.
Mais, politiquement et socialement, la Chine peut invoquer de
beaux titres à la supériorité. Les Chinois ont résolu des problèmes
bien difficiles. Ils ont réussi à faire vivre sous une même loi , pendant
une suite indéfinie de siècles, des myriades de myriades d'hommes.
Chez nous, on a vu échouer, l'une après l'autre, toutes les tentatives
ayant pour but de fonder l'unité européenne (par nous qualifiée, avec
notre modestie accoutumée, d'empire universel), qui, toute vanité
nationale à part, serait plus favorable au bonheur des populations,
que le morcellement entre des gouverncmens ennemis ou seulement
rivaux. Elles n'ont même jamais été hautement avouées depuis les
Romains, car Charlemagne, Charles-Quint et Napoléon aspiraient à la
suprématie dans un conseil de rois et non à trôner seuls. Les Chinois
ont érigé un empire qui dure sans interruption depuis l'origine des
temps historiques, qui durerait peut-être éternellement, si la vapeur,
secondant notre soif de conquêtes, ne le mettait actuellement à notre
portée; les conditions de l'équilibre y sont si admirablement rem-
plies, que rien n'a pu le renverser, et que les invasions et les con-
quêtes qui , à plusieurs reprises, dans notre Occident , ont tout balayé
et ont entassé ruines sur ruines, au lieu de l'abattre ou de l'ébranler,
l'ont consolidé , raffermi , étendu.
C'est que l'organisation sociale et politique de la Chine est fondée
sur une notion plus exacte et plus complète de la nature humaine
que ne l'a été dans le passé , et que ne l'est dans les temps modernes
celle d'aucune des parties de notre Occident.
Dans un ouvrage récent et trop peu remarqué (1), par l'unique
foutes les coutumes des Chinois, se sont refusés à suivre celte mode de la mutilation
des pieds.
{\) Du Parti Social.
L'EUROPE ET LA CHINE. 213
motif que l'auteur avait des yeux de province , un écrivain toulousain ,
M. L. Brothier, par une analyse que j'oserai dire supérieure à celle
de Montesquieu, distingue dans la société trois élémens primor-
diaux: les intérêts individuels, les intérêts de famille, les intérêts
généraux , et part de là pour tracer un plan de gouvernement. Cette
classification prise pour base de la destination, de la combinaison et
de la répartition des pouvoirs, est, je ne crains pas de le répéter, plus
profonde et plus vraie que la double trinité monarchique , aristocra-
tique et démocratique, ou executive, législative et judiciaire de l'il-
lustre théoricien de la Bréde.
Cela posé, le gouvernement doit reproduire fidèlement l'image
de tous les grands élémens de la société. Tous les grands principes
sur lesquels la société repose doivent avoir au sein du gouvernement
une institution qui en soit l'incarnation et la figure; autrement le
titre de gouvernem.ent représentatif serait une enseigne menteuse,
et tout gouvernement doit être représentatif (je ne dis pas parle-
mentaire), sous peine de périr. Les pouvoirs publics doivent-ils, peu-
vent-ils être autre chose que la personnification des forces sociales?
Or, chez nous, je parle en Européen, les publicistes modernes, dans
leurs conceptions politiques, font abstraction pure et simple de la
famille, comme si le sentiment de famille n'était pas l'un des liens
sociaux les plus forts, comme s'il n'était pas l'iln des plus puissans
ressorts de la société. Faut-il s'étonner de ce que leurs œuvres sont
si périssables, de ce que nous changions de constitution à peu près
comme un fashionable de cheval, et de ce que la vie moyenne des
dynasties est maintenant en France du tiers ou du quart de la vie
moyenne de l'homme, dans les classes où la misère et la souffrance
l'abrègent le plus, nous qui, en quatorze siècles, n'avions eu que
trois dynasties?
Toute constitution politique qui ne tient pas compte de l'esprit
de famille, qui ne lui fait pas une place suffisante, est radicale-
ment incapable de rien constituer, exactement comme si elle faisait
abstraction des intérêts individuels, ou comme si elle passait sous
silence les intérêts collectifs de l'état. Négligeant une force de pre-
mier ordre, celle qui produit la stabilité, par cela seul elle manque
de stabilité elle-même. Elle est bâtie su. le sable mouvant des révo-
lutions, ou suspendue en l'air dans l'atmosphère agitée des orages
populaires. Malheureusement, dans notre Occident, le principe de
la famille se présente comme incompatible avec un autre principe
non moins sacré désormais , cher à l'intérêt individuel dont il est le
TOME XXIII. 14
214 REVUE DES DEUX MONDES.
palladium, et auquel le droit de cité est irrévocablement acquis, celui
de l'éj^alilé, consécration de l'unité nationale sans distinction de races
et d'ori{j;ine, de vainqueurs et de vaincus, de conquérans et de con-
quis ou de vassaux. Le principe d'égalité s'étant heureusement fait
jour depuis un demi-siècle dans le monde politique, malgré l'op-
position des héritiers de la conquête et des légataires de la féo-
dalité, nous n'avons su lui faire sa part qu'en rognant de plus en
plus celle du principe de famille, dont ceux-ci se réclamaient, et
qu'en nous appliquant à déraciner le sentiment de famille de la vie
publique et même de la vie privée. Xous avons ainsi admirablement
réussi à mettre à néant les prétciitions des féodaux ; mais, contre notre
intention, nous avons désorganisé la société. Sur ce point, d'ailleurs,
les défenseurs de la famille n'ont aucun reproche à adresser aux amis
de l'égalité (je parle de l'égalité véritable, et non du nivellement, que
trop de gens encore, et même des esprits distingués, des libéraux, con-
fondent avec elle, quoique ce soit l'inégalité la plus tyrannique et la
plus monstrueuse ). Les uns et les autres se trouvent fatalement d'ac-
cord sur ce point, que les deux principes se repoussent et s'excluent.
C'est une opinion reçue, qui semble indélébile dans nos cervelles :
c'est devenu un article de foi qu'on ne conteste plus. On est pour
l'égalité ou pour la consécration politique du sentiment de la famille,
on n'est pas pour les deux à la fois; et , comme la société ne saurait à
l'avenir se passer de l'égalité non plus que de la famille, il résulte
de ces prétentions exclusives une liascu'e interminable, une suite de
combats sans issue. Nous tournons dans un cercle vicieux, allant de
Charj bde en Scylla et de Scylla en Charybde, chassés d'anarchie en
absolutisme et d'absolutisme en anarchie, de révolution en révolu-
tion. On dirait que cette idée de l'incompatibilité absolue de l'esprit de
famille et de l'égalité a été jetc'e par un génie malfaisant au milieu
de ; Occidentaux , comme une semence d'éternelle discorde, atln qu'ils
s'entredétruisent ; et on serait tenté de croire qu'elle atteindra ce
but infernal, si i'on ne songeait que cette croyance est une nouvelle
venue sur la terre, qu'elle ne date que d'un demi-siècle, et que, ac-
créditée seulement à la faveur des passions d'une lutte terrible, elle
doit, si ces passions s'apaisent, s<^ réformer par degrés, et disparaître
de même que se sont évanouis tant d'autres préjugés considérés dans
leur temps comme des panacées suprêmes ou comme d'incurables
maladies de l'esprit humain.
Les Chinois, au contraire, ont su concilier les deux principes, non
par une transaction bâtarde et boiteuse, mais par une conciliation
l'europe et la chine. 215
parfaite; et, fait curieux, qui montre à quel point leur nature et leur
histoire diffèrent de la nôtre, cette conciliation a eu lieu naturelle-
ment, sans combats, sans efforts.
Le principe d'égalité est installé chez eux sans réserve. Leur con-
stitution ne reconnaît d'autre titre que le mérite personnel, et elle
met tout en œuvre pour que le mérite surgisse et prenne son rang
dans l'état. Tout y est au plus digne, tout, à l'exception de la cou-
ronne; encore n'est-ce pas la loi de primogéniture qui règle l'ordre
de succession : l'empereur choisit parmi ses fils celui qui doit le rem-
placer. C'est l'orgain'sation démocrati(pie la plus réelle qu'il y ait sur
la terre. Avec un peu de bonne volonté, on pourrait dire qu'elle est la
seule dont la valeur ait été parfaitement constatée et sanctionnée par
l'expérience; car les anciennes démocraties occidentales n'ont été, à
vrai dire, que des oligarchies ou des aristocraties. Les opinions qui se
propagent aujourd'hui chez nous sous le nom de démocratiques sont
des idées non d'égalité, mais de nivellement odieux et de promiscuité
brutale, non populaires, mnis populaciéres. Et la démocratie améri-
caine, à qui l'on peut à bon droit adresser ces reproches de promis-
cuité et de populacerie, n'est encore qu'à l'état d'essai; ce serait un
jugement précipité que de lui décerner dès à présent les honneurs
dus à un système étabh', solidement assis, ayant pignon sur rue.
Elle a clos à peine son premier demi-siècle, et déjà elle a cessé d'offrir,
dans le jeu de ses mécanismes, cette régularité simple et majestueuse
qui la rendait l'envie des nations de l'Europe et l'effroi des tètes
couronnées.
De même la famille est le pivot de leur société. L'unité sociale
qui chez nous, aujourd'hui, est l'individu, est chez eux la famille.
Ils vivent de la vie de famille, groupés par nombreux ménages, frères
avec frères, parens et enfens réunis, ce qui renforce et resserre les
liens du sang, élargit l'existence et lui donne du charme, et présente
tous les avantages économiques qu'amène avec elle l'association. En
Chine, le sentiment de famille est le régulateur supr.^me des actes
publics ou privés de chacun , la base des peines et des récompenses. Il
joue le plus grand rôle dans la politique comme dans la vie intime,
par l'assimilation complète et parfaite de l'état à une famille. Cette
assimilation n'est pas une fiction admise seulement dans les livres, et
n'ayant d'existence que sur le papier; c'est la religion politique du
pays, religion qui n'a pas de dissidens; ce n'est pas une vaine for-
mule, une convention sans consé(iucnce, c'est un fait positif; car qu'y
a-t-il de plus positif et de plus réel qu'un sentiment gravé dans tous
21G UEVrE DES DEUX MONDES.
les cœurs et dirigeant à chaque instant la pensée et les actes de tous
les hommes? Le sentiment de famille a la i)lus substantielle incarna-
tion dans le gouvernement de la CJiine, du moment où depuis quel-
ques milliers de siècles la Chine entière est convaincue que l'état est
une famille, (>t que, dans les idées comme dans le dictionnaire des
Chinois, il n'y a pas de différence entre le prince et le père. Les Chi-
nois ont môme résolu avec bonheur un problème qui nous semble
insoluble, celui d'associer harmonieusement les distinctions hérédi-
taires avec l'esprit d'égalité, en substituant l'hérédité ascendante à
l'hérédité descendante, en anoblissant les ancêtres à cause des ser-
vices du nis , au lieu d'accorder des privilèges au fds à cause des faits
et gestes du père.
Cela est fort surprenant, mais cela est. Avec ce dédain que nous
affichons pour tout ce qui ne nous ressemble pas, nous pouvons
traiter cela d'étrange et de bizarre, et en rire comme d'un préjugé
grossier; mais, avant de taxer le système chinois d'étrangeté et de
bizarrerie, demandons-nous si nos systèmes politiques ne méritent pas
des qualifications plus sévères. Nos théories érigent en principe la
méfiance contre le gouvernement; elles légitiment contre lui les plus
injurieux soupçons, les accusations les plus déshonorantes; elles dé-
peignent comme citoyen modèle celui qui passe sa vie à l'entraver,
à le défier, à l'insulter. Celles des Chinois sont diamétralement en
sens inverse. Tout préjugé révolutionnaire à part, n'est-ce pas plus
conforme aux règles du bon sens, du bon ordre et de la saine jus-
tice distributlve? La main sur le cœur, lequel est le plus honorable,
le plus beau, le plus digne d'hommes intelligens, libres et coura-
geux, de respecter et de chérir à l'égal d'un père le prince, en
qui se personnifie l'unité nationale, ou de lui prodiguer, avec la
certitude de l'impunité, des outrages que le Spartiate le plus arro-
gant n'eût pas adressés à l'ilote qu'il tenait sous ses pieds, de le
poursuivre dans ses plus chères affections, dans ses fils que tous les
rois lui envient, et dont seraient jaloux l'orgueil de tous les pères, la
tendresse de toutes les mères? Sommes-nous en droit de nous préva-
loir de l'excellence de nos conceptions politiques, nous chez qui l'ordre
public, la forme du gouvernement, l'indépendance nationale, sont
à la merci du premier événement? Avant de rire de ces peuples éloi-
gnés, tàtons-nous le pouls, et examinons de sang-froid si nous devons
exciter le sourire ou la compassion , nous dont tous les essais avortent
misérablement après quelques années d'expérience, nous qui ne
savons rien fonder, nous dont nul ne saurait dire avec quelque cou-
l'europe et la chine. 217
fiance ce que sera la patrie, ce qu'il sera lui-même dans un délai de
dix ans , de dix mois peut-être?
Autrefois nous avions à pleines mains des illusions à la chinoise;
mais nous nous en sommes guéris, nous sommes devenus des esprits
forts. Malheureusement, nous pouvons le dire, car c'est entre nous,
il n'y a pas de Chinois qui écoute à la porte, nous n'en sommes
devenus jusqu'à présent ni meilleurs ni plus heureux. Puis, sommes-
nous hien sûrs de nous être dépouillés de toute illusion et de tout mys-
ticisme? L'amour de nos rois, qui se confondait jadis avec l'amour de
la patrie, c'était un préjugé, soit; et il ne nous en reste plus un atome.
Mais, si nous ne nous inclinons plus avec un respect fdial (j'allais dire
chinois) devant le trône de nos princes, eu retour nous nous sommes
mis à adorer profondément des abstractions métaphysiques. Y eut-il
jamais au monde mystère qui fût plus mystifiant que le dogme par-
lementaire de la pondération des pouvoirs, lequel donne pour sym-
bole à la perfection des gouvernemoi'.s ce quadrige sculpté sur la
façade du Louvre, que deux vigoureux attelages tirent de toutes
leurs forces en deux sens opposés sans le faire bouger? En fait de
mystère, pour des gens de progrès, nous pouvions plus heureusement
choisir.
Des esprits éminens, et en dernier lieu Benjamin Constant, ont
pensé et dit que, politiquement et socialement, l'Europe marchait
vers le système de la Chine ! Était-ce de leur part du pessimisme ou
de l'optimisme, un regret ou un espoir?
II. — DE LA TE>DA>CE DE L'0CC!DE>"T A SE RAPPROCIIEK DE
e'extrème OKIENT.
Dans les temps d'instabilité extrême où nous vivons, les hommes
qui tiennent les rênes de l'état chez la plupart des nations euro-
péennes et particulièrement en France, ne prennent aucun souci de
ce qui se passe dans cet Orient reculé : ils ne s'inquiètent pas de la
convenance qu'il peut y avoir à préparer des relations avec lui, et l'on
serait mal venu, probablement, à signaler ce sujet à leur attention.
Cela ne prouve point que le sujet doive être relégué parmi ceux dont
se bercent les visionnaires, et qu'il soit indigne d'un homme positif
de s'en préoccuper. Cela pourrait bien attester seulement ce qui mal-
heureusement n'est plus à démontrer, que les intérêts de l'avenir
n'ont plus de place dans la pensée des gouvernails. Ministres diri-
geans ou ministres subalternes, les hommes politiques sont absorbés
5^8 REVCB DES DEUX MONDES.
par les nécessités de leur existence éphémère. Comment auraient-ils^
le loisir et la faculté de plonger dans l'avenir? L'homme songe à
l'avenir de son pays quand il s'en croit un à lui-même. Les gouver-
nans, pour s'inquiéter de ce qui importe aux races futures, ont be-
soin de voir un futur quelconque devant eux. L'avenir maintenant,
c'est la séance de demain ou de ce soir. Il faut avoir un coup d'oeil
d'aigle pour étendre son regard jusqu'à la session prochaine. Les mi-
nistres de notre temps savent (jifauiun orateur incommode ne les
interpellera sur le céleste empire, qu'aucun journal de mauvaise
humeur ne les sommera de s'expliquer sur le Japon. Dès-lors ces
nations lointaines doivent être pour eux comme si elles n'existaient
pas. Nés de petites causes, cernés de petites rivalités et de petites
intrigues, destinés à mourir d'un incident gros ou microscopique,
à l'improviste, entre deux portes, pour me servir d'un mot posthume
d'un des plus spirituels de ces défunts, ils ne sauraient se livrer à de
grandes pensées, quelque talent qu'ils aient, et certes nous avons eu
aux affaires des hommes qui en étaient richement pourvus; car en
un pays où l'on a vu presque toujours depuis dix ans au ministère,
séparément ou deux à deux, des hommes de la trempe de M^L Mole,
Guizot et ïliiers, on ne saurait prétendre que le royaume de la
politique est aux pauvres d'esprit. Obligés, pour veiller à leur con-
servation, d'avoir l'œil fixé sur un étroit rayon autour d'eux, ils ne
peuvent en conscience braquer leur lunette sur ce qui se passe au
loin ; primi) vivere. Ainsi de rindilïérenceplus ou moins dédaigneuse
que rencontrerait sur le terrain de la politique, si on l'y jetait, la
pens.'e de relations nouvelles entre l'Europe et l'Orient le plus reculé,
il ne faut point conclure que la question soit inopportune ou oiseuse.
Il n'y a de conclusion à tirer que contre la politique actuelle, ou
plutôt contre la f;uisse direction depuis long-temps imprimée aux
intelligences. Quelles que soient à cet égard les dispositions des
hommes politiques, il n'en est pas moins vrai que l'étiiblissement de
rapjorts réguliers, étroits et animés entre l'Europe et l'extr/mité
orientale du vieux continent serait un événement d'une portée incal-
culable, immense; il n'en demeure pas moins certain qu'en ce moment
les Anglais rompent la glace et hâtent l'époque où ces deux puis-
sans foyers de civilisation, de lumière et de richesses, situés aux
deux bouts de l'ancien monde, se renverront mutuellement leurs
rayons, redoubleront d'éclat et de fécondité l'un par l'autre, l'un
pour l'autre. Si aujourd'hui la politique fait fi de la question et la
laisse au coin de la borne, il convient qu'elle soit relevée par d'autres
l'europe et la chine. 219
mains. Puisse-t-elle exciter la sollicitude des penseurs amis de l'huma-
nité, qui ne diffèrent de l'homme d'état digne de ce nom qu'en ce
que, leur montre avançant sur la sienne, au lieu de le suivre, ils lui
ouvrent le chemin !
Remarquons cependant que la politique moderne, là même où elle
est désordonnée, vacillante, à courte vue, rend un éclatant hom-
mage, sans précisément en bien avoir conscience, à cet Orient
lointain. C'est un legs des âges passés qui bon gré mal gré s'im-
pose à elle, une irrésistible tradition, un courant qu'elle n'est pas la
maîtresse de ne pas suivre, parce (pie c'est le courant des siècles.
Le grand débat des cabinets, de ceux qui durent comme de ceux
qui se succèdent à la façon des étoiles fdantes, de ceux qui déroulent
graduellement des plans tracés de longue main et qui ont des idées
fixes comme de ceux qui manquent d'idée et de plan ; ce qui , i)lus
que toute autre cause, bien plus que la crainte de la propagande,
maintient l'Europe à l'état d'observation armée, c'est la question du
Levant. Or, ce qui donne tant de prix aux dépouilles de l'islamisme,
c'est qu'il avait planté ses tentes entre l'Europe et l'Orient reculé. Ce
qui faisait et fait plus que jamais le prix du Bosphore et de l'Egypte,
ce qui détermina Alexandre à marquer de son sceau, de son nom,
l'isthme de Suez, Constantin à transporter dans Byzance les pénates
de l'empire romain, quand la ville de llomulus ne leur offrit ])lus un
sur asile, les califes à établir à Bagdad la capitale de leurs domaines,
les Jures à redoubler d'efforts jusqu'à ce que le croissant fut arboré
sur Sainte-Sophie; ce qui inspira au génie de Leibnitz son mémoire
à Louis XIV sur la conquête de l'Egypte; ce qui attira le général
Bonaparte sur la terre des Pharaons; la cause pour laquelle, de nos
jours, Alexandrie et (^onstantinople alkiment la convoitise, disons
mieux , l'ambition avouée et hautement avouable de l'Angleterre et de
la Bussie; ce qui explique pourquoi les Russes sacrifient tantd'hommes
et d'argent dans des expéditions, stériles en apparence, contre Khiva
ou contre des tnbus de pauvres Tcherkesses; pourquoi l'Angleterre
promène sans relâche ses habiles agens, ses intrépides officiers, ses
citadelles flottantes, ses intrigues et son or, du golfe Arabique au
golfe Persique, du ^il à l'Euphrate, d'Aden à Bender-Bushir; ce qui,
au fond, motive (je ne dis pas légitime) l'opposition tenace de cha-
cune de ces puissances aux projets de l'autre, et de la France aux
vœux de toutes deux, ce n'est pas le site enchanté où se déploie (^on-
stantinople, ce n'est point la fertilité de la vallée du Nil, ou le charme
de celle de l'Euphrate; ce sont encore moins les plages, arides ou
220 REVUE DES DEUX MONDES.
noyées, qui bordent la mer Rouge ou qui longent le golfe Persique,
ou les quelques millions de populations misérables qui ont vécu ou
qui végètent dans les diverses dépendances du ci-devant empire otto-
man : c'est que le Rospbore et les rives de la mer Noire et de la Cas-
pienne, — l'istbme de Suez, la mer Rouge et Aden, — l'Euphrate,
Bagdad , le golfe Persique et Bender-Rusbir, — sont les trois grands
chemins entre l'Europe et la vieille Asie; c'est que le Levant est le
vestibule de l'Asie lointaine, de l'Inde et de
La Chine, puisqu'il faut l'appeler par son nom.
Deux forces puissantes poussent les peuples de l'Europe à atteindre
ceux de l'extrême Orient. L'une, mystérieuse, instinctive, irrésistible,
semble être due à l'action de la Providence elle-même qui nous mène
par la main à notre insu; l'autre résulte du tempérament actif, ambi-
tieux, remuant, insatiable, qui a été transmis aux nations européennes
par les peuples anciens dont elles sont les héritières.
Depuis l'origine des siècles, depuis que Prométhée, dérobant
aux dieux le feu sacré, eut embrasé l'ame de nos premiers pères,
jusqu'alors engourdis et passifs, la civilisation à laquelle nous ap-
partenons s'est mise en mouvement d'Orient en Occident, d'un pas
mesuré et par stations successives, depuis le plateau qui domine
rindus et le Gange. Se régénérant à chaque station par l'infusion
d'un sang nouveau, elle s'est avancée par un majestueux pèlerinage,
coupant tour à tour les déserts, les fleuves, les montagnes, les détroits
et les bras de la ^Méditerranée, qui était pour elle alors une mer gigan-
tesque, marc iriyem, jusqu'à ce qu'elle se trouvât en ligne sur le
littoral de l'Atlantique, du fond de la Péninsule espagnole jusqu'à la
pointe des îles britanniques et de la presqu'île Scandinave. Alors,
après une pause nouvelle où elle a excité ses forces en exerçant ses
enfans les uns contre les autres, elle a traversé l'Océan, dont le nom
jadis était un sujet d'effroi; elle a envahi le ?^'ouveau-Monde , l'a
franchi d'un bond audacieux, et bientôt, du sommet de la Cordillère,
du cap Ilorn au mont Saint-Élie, elle a pu , comme d'un observatoire
de deux mille cinq cents lieues de long, contempler le dernier espace
qui la séparait du versant oriental de l'ancien continent.
Une autre civilisation , marchant au rebours de la nôtre, a cheminé
d'Occident en Orient, en partant du même foyer. C'est celle de
l'Orient extrême, de l'Orient véritable, du grand Orient, qui avant
peu sera l'Orient uni(iue, car l'Europe absorbe et s'assimile les régions
et les peuples qui jusqu'ici ont formé ce que nous appelions l'Orient
L'EUROPE ET LA CHINE. 221
par excellence, parce qu'il était le plus proche, le seul proche, et
qu'il nous révélait son existence en luttant hardiment contre nous.
Mais cette seconde civilisation, moins remuante, moins audacieuse
que la nôtre, s'est arrêtée en Chine, et, après avoir envoyé une garde
avancée au Japon, elle s'est fixée à demeure sur la terre ferme, crai-
gnant d'affronter la terrible mer. C'est à peine si, exaltés par le mys-
ticisme religieux, quelques-uns de ses fils ont pu s'aventurer sur
la surface redoutée de l'Océan, comme dans l'expédition qui, deux
siècles avant notre ère, parcourut la mer de l'est « pour chercher un
remède qui procure l'immortalité de l'ame. «
En môme temps que, par un mouvement général et providentiel
semblable aux révolutions planétaires, et dont elle ne se rendait pas
compte, notre civilisation, ainsi entraînée de l'est à l'ouest, s'avan-
çait, en fîiisant le tour du globe, vers sa sœur de l'Orient, elle la
recherchait par une autre voie, sous l'influence d'un autre mobile
«ssentiellement humain. Cédant à la soif des richesses et des con-
quêtes, aux instincts du sensualisme et de l'ambition, elle se retour-
nait en arrière, dans sa marche régulière vers l'ouest, tantôt pour
eombattre, tantôt pour trafiquer. De là les Argonautes, non moins
avides qu'ils ne furent vaillans; de là les luttes de Troie et les cam-
pagnes d'Alexandre; de là les croisades, de là les comptoirs des Lom-
bards, des Génois, des Vénitiens; de là les héroïques entreprises des
Albuquerque et des Vasco de Gama; de là les tentatives un moment
heureuses des Français sous Louis XIV; de là enfin la compagnie
des Indes et l'empire des Anglais en Asie.
De tout temps les peuples de l'Europe ont été persuadés que
l'Orient le plus reculé renfermait des richesses inouies. Toujours
l'homme a supposé que les régions lointaines recelaient des mer-
veilles et des trésors. Suivant les premiers poètes et les philosophes
de l'école ionienne. Thaïes et Anaximène , la terre était un disque
que l'Océan entourait comme une ceinture, et l'on plaçait vers ses
bords l'Elysée, les îles des Bien-IIeureux, les Hyperboréens et le
peuple juste des Éthiopiens. La fertilité du sol, la douceur du
climat, la force physique des hommes, l'innocence des mœurs, tous
les biens appartenaient aux extrémités du disque terrestre. Plus
tard, lorsque la cosmographie chrétienne, effaçant l'idée de la roton-
dité de la terre, eut de nouveau converti notre planète en une sur-
face plane, non en forme de disque comme au temps de Thaïes, mais
en parallélogramme, on enseigna qu'au-delà de l'Océan, des quatre
fôtés du continent intérieur ({ui représente Varca du tabernacle de
2^2 REVUE DES DEUX MONDES.
Moïse, est placée une autre terre renfermant le paradis, et que les
hommes ont habitée jusqu'à l'époque du déluge (1). » Hérodote, tidèle
interprète de la science et des préjugés de son temps, pose en prin-
cipe que les extrémités du monde ont obtenu dans le partage des biens
de la terre les plus belles productions. Cette opinion, comme le fait
remarquer M. de Ilumboldt, n'exprimait pas uni(|ucment l'idée mé-
lancolique et naturelle à l'homme que le bonheur est loin de nous;
elle se fondait aussi sur l'éloignement des lieux d'où les Hellènes
recevaient l'électrum et l'étain , l'or et les aromates. Là , selon les
premiers historiens, et selon Ptolémée, la Chersonnèse d'or dévekp-
pait ses rivages allongés; là était l'Ophir de Salomon. La croyance que
l'extrême Orient est un dorado se retrouve chez les nations sémitiques.
Les géographes arabes Édrisi et Bakoui indiquent, aux limites orien-
tales du monde connu, l'île aux sables d'argent, Sahabet, et les îles
aurifères Ouac-Ouacet Sada, dont les chiens et les singes portent,
disent-ils, des colliers d'or.
III. — LE DESIR D ATTEINDRE L EXTREMITE DE L OKIEIST A ETE LA CAUSE DE LA
DÉCOUVERTE DE l'AMÉRIQUE. — CHRISTOPHE COLOMB.
La passion des Occidentaux pour la richesse ou pour la domination
politique et religieuse, qui les précipitait vers les terres d'Orient,
sanctionnant ainsi un mystérieux décret de la Providence, a produit
les plus grands évènemens sur l'espace que notre civilisation occupe;
car où en serions-nous sans l'expédition d'Alexandre et sans les croi-
sades par exemple?
C'est pareillement au désir d'atteindre l'Orient qu'est dû un fait
qui a changé la face du monde, la découverte de l'Amérique par
Christophe Colomb. L'historiographe du grand navigateur, M. Irving,
et plus encore l'homme à qui l'on doit pour ainsi dire une seconde
découverte du nouveau continent, M. de Humboldt (2) , puisant l'un et
(1) Christianorum opinio de Mundo (ou topographie chrétienne), ouvrage attri-
bué à un marchand d'Alexandrie, Cosnias, qui se lit moine sous l'empereur Jus-
tinien.
(2) Voyez VHistoire de la Géographie du nouveau continent. C'est dans ce livre
que nous avons puisé la plupart des faits consignés ici au sujet de Colonii). Nous
lui avons même fait ipielques onii)runts tout littéraires. Ce n'est pas notre faute si
M. de Humboldt écrit le français aussi purement et avec autant d'aisance que si
c'était sa langue naturelle; ne pouvant dire autrement aussi bien, nous lui avons,
en désespoir de cause, dérobé quelquefois ses propres expressions.
l'europe et la chine. 223
l'autre dans les archives espagnoles, ou se servant des nombreux docu-
mens publiés par deux savans historiens espagnols, MM. Navarreteet
Munos, ont démontré que le but de l'amiral était d'atteindre, en cher-
chant le levant par le couchant [el lexmnte por el poniente) les régions
de l'Asie, fertiles en épiceries, riches en diamans et en métaux pré-
cieux.
Au XV'' siècle, les intelligences étaient travaillées du besoin de se
rapprocher de l'Asie. Les progrès du luxe et de la civilisation dans le
midi de l'Europe y faisaient avidement rechercher les productions de
l'Inde; mais ces appétits de la bétc, comme dit Xavier de Maistre,
n'étaient , si vivaces qu'ils fussent , qu'au second rang parmi les causes
qui poussaient les esprits vers le monde oriental. Dès le xiu* siècle,
les expéditions et les conquêtes des Mongols sous Gengis-Khan et ses
fils, près desquelles celles d'Alexandre, le maître des conquérans
occidentaux, sont des échauffourées, avaient attiré sur l'Orient ex-
trême l'attention des chefs des peuples européens. Ces mêmes Mon-
gols qui atteignaient la mer Jaune, à l'est de la Chine, étaient venus
à l'ouest régner sur la mer Noire et sur la Baltique, et faire boire
leurs chevaux au centre de l'Allemagne, jusque dans les fleuves de
la Silésie. Le nom du grand Khan rendait soucieux les monarques de
l'Europe, et leur supérieur, le souverain pontife. On lui avait adressé
des ambassades, et il avait daigné en envoyer à son tour. Les savans
grecs qui s'étaient enfuis de Constantinople après la destruction de
l'empire bysantin , avaient semé en Europe des notions sur l'Asie, et
avaient appris à la considérer comme une terre moins excentrique,
plus prochaine. La religion conspirait avec la politique et le com-
merce pour nouer des rapports entre l'Orient et l'Occident. Des
voyages provoqués ou encouragés par la ferveur catholique avaient
étendu l'horizon géographique et inspiré le désir de l'agrandir en-
core. Les têtes avaient été échauffées par les récits de simples moines
pleins de résolution, tels que Kubruquis , Plan Carpin, Simon de
Saint-Quentin, Ascelin et Bartholomée de Florence, qui avaient
déployé le courage et la persévérance justement admirés par l'Eu-
rope moderne dans Burnes, leur successeur, et la sagacité qu'un
autre de leurs continuateurs, l'infortuné Jacquemont , alliait avec
une philosophie si charmante et un esprit si fin. Les rapports de
voyageurs laïcs, tels que Mandeville et surtout Marco l'olo, redou-
blaient, au lieu de les satisfaire, la curiosité qui s'attachait au grand
Orient et le besoin qu'on éprouvait de s'en rapprocher. Le prosély-
tisme, excité par les triomphes des Espagnols sur les Maures, ré-
224 lîEVLE DES DEUX MONDES.
clamait un nouvel aliment. Un ébranlement intellectuel, prélude de
la réforme, tenait les cerveaux en émoi. Novateurs inspirés, les grands
hommes de l'Italie répandaient autour d'eux des flots d'une lumière
éblouissante qui était accueillie avec transport. La science se déga-
geait de l'enveloppe de la scolastique et des erreurs du moyen-àge;
elle restituait à l'esprit humain les trésors de l'antiquité. Indiquant
des issues inconnues jusqu'alors, elle les montrait sous cette forme
vague qui fascine les imaginations ardentes et qui les féconde, et elle
fournissait des moyens de réalisation que le passé n'avait pas pos-
sédés.
En réhabilitant l'opinion de la rotondité de la terre, parfaitement
admise et démontrée par les pythagoriciens et par Aristote, par l'école
des philosophes d'Alexandrie, par Strabon, et avérée chez les Ro-
mains, elle faisait naître la pensée d'entreprises infinies en nombre et
grandioses de proportioii. Chez les anciens, cette croyance était restée
stérile à cause de l'imperfection extrême de la navigation. Au x V siècle,
l'art nautique, grossier encore, avait cependant fait assez de progrès
pour qu'il fût enfin possible à des hommes doués d'un corps de fer et
d'une ame de bronze d'explorer et de sillonner notre planète arron-
die. L'usage plus fréquent et mieux entendu de la boussole, que
l'Europe avait reçue des Arabes, (iui la tenaient de la Chine par
l'înde , impliquait toute une révolution maritime. Se joignant à
la boussole, l'invention de l'astrolabe et du quart de cercle, et le
calcul des hauteurs du soleil , au moyen de tables telles que celles de
Regiomontanus, achevaient de dépouiller l'Océan du titre que lui
donnaient les géographes, de mer ténébreuse, et en promettaient
l'empire à l'homme.
Buvant à la coupe qu'on leur présentait, les peuples s'initiaient à
des désirs sans limites et à des espérances sans fin. La vue des hommes
s'allongeait, les poitrines se dilataient; on eût dit que tous les sens
redoublaient de vivacité et d'énergie. L'intellect s'épanouissait, les
appétits grandissaient, une vie nouvelle entrait par tous les pores,
avec ses chances tant mauvaises ([ue bonnes, avec son surcroît de
sensations douces et pénibles, ses nouveaux besoins, ses tumultueuses
exigences, son nouveau faix de responsabilité et de soucis, et débor-
dait comme un torrent. Les chefs des peuples devaient se dire ces
paroles inquiètes des disciples au Christ : Comment, avec trois pains
et deux poissons, rassasierons-nous celte multitude?
C'était une situation pareille à celle qui se déroule sous nos yeux.
Ainsi tout faisait à l'Europe chrétienne une loi de trouver quelque
l'europe et la chine. 225
source nouvelle de satisractions matérielles, intellectuelles et morales,
de grandes sensations religieuses et politiques; tout en elle était
mûr pour l'ouverture de la campagne où elle devait gagner la domi-
nation du monde : car c'est seulement depuis le xv" siècle tiue nos
nations se sont assuré la suprématie. Jusque-là l'islamisme leur tenait
tête en Europe, et leur nom était ignoré dans l'Asie lointaine (1).
L'Europe donc se sentait attirée vers l'Asie reculée; les rois espé-
raient y trouver des trésors , des tributaires et des alliés ; les hommes
religieux comptaient y recueillir une abondante moisson d'ames; les
commerçans enfin pensaient y amasser des fortunes qui fissent pâlir
l'opulence des Génois et des Vénitiens.
Pendant la jeunesse de Colomb, le Portugal était à la tète de ce projet
de croisade asiatique, dans la personne du prince Henri. Malgré l'au-
torité d'Hipparqueetde Ptolémée, qui représentaient l'Afrique ccmm.e
un continent étendu indéfiniment vers le pôle austral, et rejoignant
l'Asie au-delà du Gange en cernant la mer des Indes , transformée ainsi
par eux en une autre Méditerranée, ce prince, homme lettré et érudit,
(1) «L'influence, dit M. de Ihiniholdt, que ces peuples (de l'Europe occidentale)
exercent sur tous les points du globe où leur présence se fait sentir siniultanenient,
la prépondérance universelle qui en est la suite, ne datent que de la découverte de
l'Amérique et du voy^'ge de Garaa. Les évènemens qui appartiennent à un petit
groupe de six années (Colomb s'est embarqué à Paies, le 3 août li92, et a vu la
terre le 11 octobre de la même année; Vasco de Gama est parti le 8 juillet li97, a
doublé !e cap de Bonne-Espérance le 20 novembre, et est arrivé à Calecut le 20 mai
1 iOS ) ont déterminé pour ainsi dire le partage du pouvoir sur la terre. Dès-lors le
pouvoir de l'intelligence, géographiipiement limité, restreint dans des bornes
étroites, a pu prendre un libre essor; il a trouvé un moyen rapide d'étendre, d'en-
tretenir, de perpétuer son action. Les migrations des peuples, les expéditions guer-
rières dans l'intérieur d'un continent, les communications par caravanes sur des
routes invariablement suivies depuis des siècles, n'avaient produit que des effets
partiels et généralement moins durables. Les expéditions les plus lointaines avaient
été dévastatrices, et l'impulsion avait été donnée par ceux qui n'avaient rien à ajouter
aux trésors de l'intelligence déjà accumulés. Au contraire, les évènemens de la fin
du xve siècle, qui ne sont séparés (pie par un intervalle de six ans, ont été longue-
ment préparés dans le moyen-âge, qui, à son tour, avait été fécondé par les idées
des siècles antérieurs, excité par les dogmes et les rêveries de la géographie systé-
matique des Hellènes. C'est seulement depuis l'époque que nous venons de signaler
que l'unité homérique de l'Océan s'est fait sentir dans son heureuse influence sur la
civilisation du genre" humain. L'élément mobile qui baigne toutes les côtes en est
devenu le lien moral et politique, et les peuples de l'Occident, dont l'intelligence
active a créé ce lien, et qui ont compris son importance, se sont élevés à une uni-
versalité d'action qui détermine la prépondérance du pouvoir sur le globe. » [His-
toire de la Géographie du nouveau continent, lom. IV, pag. 21.)
226 REVUE DES DEUX MONDES.
frappé d(3 la tradition d'une expédition carthaginoise autour de la
péninsule alricaine, soutenait que la mer des Indes n'était pas close,
qu'un navire pouvait tourner autour de l'Afrique depuis Gibraltar
jusqu'à la mer Rouge, et par conséquent qu'il était possible à des
marins de se rendre de Lisbonne au pays des épices, quelque terreur
qu'inspirât alors le cap >on , situé à moins de cent cinquante lieues du
détroit de Gibraltar, et que les plus habiles navigateurs considéraient
comme l'extrémité du monde. Cette pensée du prince Henri, pour-
suivie par lui avec dévouement et intelligence, donna lieu après sa
mort au voyage de Vasco de Gama, à la découverte du cap de Bonne-
Espérance, et au déploiement d'héroïsme dont le Portugal a conservé,
comme un souvenir, Macao et Goa. Colomb, qui vécut long-temps
en Portugal, savoura ce projet, puis, novateur audacieux, lui donna
une autre forme. Malgré son profond respect pour l'autorité reli-
gieuse, il était convaincu de la rotondité de la terre. 11 en concluait
naturellement qu'on pouvait se rendre d'Europe au fond de l'Asie,
en cheminant de l'est à l'ouest, aussi bien qu'en allant de l'ouest
à l'est comme on l'avait fait jusqu'alors. Entre ces deux routes oppo-
sées conduisant au môme but, de bienheureuses erreurs dont nous
allons dire un mot, et qui étaient sanctionnées par la science la
plus avancée de l'époque, le déterminaient à donner le choix à celle
qui se dirige de l'est à l'ouest. C'était au surplus une idée exprimée
autrefois, comme une possibilité seulement et non comme un con-
seil, par l'antique Eratoslhène, et recueillie par Strabon. Il est même
curieux que, dans cet exposé spéculatif, Eratosthène eût expressé-
ment désigné pour point de départ la péninsule ibérique.
Du cap Saint-Vincent, qui termine cette péninsule au sud-ouest et
lui sert de tête de pont sur l'Océan, jusqu'aux côtes de la Chine, la
distance, dans la direction de l'est à l'ouest, que préférait Colomb,
est de 230" de longitude (le tour de la terre étant de 360"!, c'est-à-
dire des deux tiers de la circonférence. Par un remarquable hasard , le
plus ancien des observateurs, Eratosthène, estimant juste à 10° près,
•avait évalué l'intervalle à 2i0". Cette opinion avait été reproduite
par le célèbre géographe d'Amasée, Strabon, dont Colomb con-
naissait quelques fragmens par intermédiaire, et qu'il api)elait Extra-
bon. Mais plus tard, un autre géographe dont Colomb avait pareille-
ment lu des extraits dans le traité du cardinal Pierre d'Ailly, Marin de
Tyr, par d'assez mauvaises raisons, et dans l'ignorance des travaux
des navigateurs phéniciens, diminua l'espace à franchir au travers de
l'Atlantique; il le réduisit, des îles Canaries à la Chine, à 135°. Il se
L'EUROPE ET LA CHL\E. 227
trompait de 86°, et plaçait ainsi la Chine aux îles Sandwich. Ptolé-
mée, venant après Marin de ïyr, rectilia son calcul, mais il se méprit
encore de il". Il mettait le littoral des Sères, ou Chinois, dans les
parages des Carolines orientales. Colomb, par aventure, ou plutôt par
une de ces inspirations que Dieu envoie à ses élus, se persuada que,
de toutes ces cvaluations, celle de Marin de Tyr, la plus inexacte
précisément, était la plus vraie. A force de conjectures, il rétrécit
encore l'intervalle maritime des deux extrémités du continent, et
supputa que des îles du Cap-Vert au Cathay, comme on appelait
alors la Chine septentrionale, il ne devait y avoir que 120", ou le tiers
du tour de la terre. Ce n'est pas tout : dans l'opinion accréditée alors
l)armi les hommes les mieux informés , par suite des récits de Marco
Polo, bien avant le Cathay, du côté de l'Europe, sur le chemin de
l'Espagne à la Chine par la direction de l'est à l'ouest, se trouvait, au
milieu d'un archipel innombrable, une île grande et florissante où
l'or et les pierreries abondaient, celle de Zipango ou Cipango (c'est
l'île japonaise de Niphon). La présence de cette île ramenait la tra-
versée, dans la pensée de Colomb, à des proportions presque ordi-
naires, car il résulte du journal de son premier voyage qu'il avait
compté la rencontrer à sept cent cinquante lieues des Canaries.
Deux autres erreurs inspiraient à Colomb une grande confiance
dans la réussite d'une expédition maritime dirigée droit à l'ouest.
Sur la foi ou plutôt sur une mauvaise interprétation d'un livre apo-
cryphe, appelé jadis dans l'église grecque l'Apocalypse d'Esdras,
il admettait que les continens et les îles occupaient sur la surface
de la terre un bien plus grand espace que celui qui leur appar-
tient. Il était persuadé que six parties de la surface du globe étaient
à sec , et que seulement la septième était couverte d'eau. De cette
incorrecte notion de géographie physique, il concluait que, dans
quelque direction qu'on s'aventurât, l'on devait trouver des terres
après un assez court voyage. La méprise était forte, car le rapport
réel de la superficie des terres à celle des eaux est de 1 à 2 7/10, au
heu de 6 à 1 , c'est-à-dire seize fois moindre. Enfin l'amiral suppo-
sait notre planète moindre qu'elle n'est. Sur l'autorité de l'auleur
arabe Alfragan, il pensait dès l'origine et il a répété plusieurs fois,
dans ses rapports à Ferdinand et à Isabelle, que le monde était peu
étendu {('Ivumdo rs poco). Confondant les auteurs anciens entre eux,
il a dit, dans une lettre écrite d'Haïti à Isabelle : a Aristote nous ap-
prend que le monde est petit et que facilement on peut aller de
l'Espagne dans l'Inde. Ceci se trouve confirmé par Avi^nruiz (Aver-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
roès) et par le cardinal Pedro de AUiaco (Pierre d'Ailly), qui se
fonde sur l'autorité de Sénèque , tout en disant qu'Aristote pouvait
savoir beaucoup de secrets par Alexandre, et Sénèque par César
Néron. )> 11 y a effectivement dans les Questions Naturelles de Sé-
nèque ces mots, fort nets en apparence, qu'on pourrait aller en peu
de jours, avec un vent favorable, de l'Espagne dans l'Inde. C'est
tout simplement que Sénèque, avec ce dédain pour les choses de
ce monde qui caractérisait l'école stoïque, après avoir contemplé
l'immensité des orbes planétaires, juge fort exigu par comparaison
le domicile de l'humanité. Pierre d'Ailly et Colomb avaient pris au
sérieux, comme une supputation mathématique, cette figure de la
rhétorique stoïcienne.
Colomb avait été encouragé à considérer comme facile la traversée
d'Espagne en Chine, en se dirigeant de l'est à l'ouest, par la cor-
respondance qu'il entretenait avec un des hommes les plus éclairés
de l'Europe, l'astronome Paul Toscanelli, de Florence. Toscanelli,
dans son cabinet, poursuivait les mêmes rêves d'Orient long-temps
avant que Colomb mît à la voile, et il serait difficile de décider
qui , du Génois ou du Florentin , eut le premier l'idée d'un voyage
par mer dans la direction de l'est à l'ouest. Plusieurs années avant
d'avoir des rapports avec Colomb , il écrivait au chanoine portugais
Fernando Martinez, qui l'avait consulté, au nom du roi de Portugal,
sur la meilleure route de l'Inde, qu'il fallait passer par l'ouest,
que c'était le plus court chemin [brevissimo vamino) pour arriver
à ces régions si fertiles et si abondantes en épiceries et en pierres
précieuses. Il entra en relation avec Colomb à ce sujet dès 1474,
c'est-à-dire dix-huit ans avant le départ de l'amiral. En lui envoyant
copie de sa lettre à Martinez, et de la carte qu'il avait dressée pour
le roi de Portugal , il lui dit : « Votre voyage sera moins long qu'on
ne le pense. )) Toscanelli, plein des récits de Marco Polo, citait à
Colomb les merveilles qui s'offriraient à lui en Asie et lui traçait un
itinéraire d'où il résultait que l'île de Cipango était dans les parages
où l'amiral trouva Haïti.
L'idée de son voyage vint à Colomb en 1470, selon M. Navarrete.
Il mit à la voile le 3 août 1492. Il ne saurait y avoir d'incertitude sur
l'objet qu'il se proposait, car il l'a consigné en tête de son journal,
qui a été conservé, et dans plusieurs lettres dont l'original lui a sur-
vécu : c'était de passer, par la voie de l'Occident, à la terre où naissent
les épiceries [pasar a donde nacen las cspecerias navegando al occi-
dente). Mais dans sa noble imagination, dans son cœur brûlant, dans
l'eUROPE et la CHINE. 229
son ame chrétienne, il ne s'agissait pas seulement d'une exploration
géographique ou d'une tentative mercantile; il s'était fait un pro-
gramme de la plus magnifique grandeur, dont les amis de l'huma-
nité et de la chrétienté devaient s'applaudir. 11 allait « trouver le
grand Khan, le roi des rois (l'empereur chinois qui descendait de
Gengis-Khan], dont les peuples étaient plongés dans l'idolâtrie et
dont les prédécesseurs avaient envoyé maintes fois à Rome pour de-
mander des docteurs de notre sainte foi qui pussent les instruire des
vérités de l'Évangile. » Il avait des lettres de leurs majestés catho-
liques pour le grand Khan. Il était chargé d'étudier le pays et les
habitans, d'examiner la nature et le caractère de tous, ainsi que les
moyens à prendre pour leur conversion. Enfin l'Inde, où tout était
d'or et de diamans, devait fournir des ressources au trésor castillan ,
épuisé par la guerre, afin de délivrer Jérusalem et d'affranchir le
tombeau du Christ de la domination des infidèles.
Dans la conviction profonde qu'il chemine vers l'Asie, une fois
embarqué il compare ce qu'il observe aux renseignemcns que lui a
donnés son savant ami Toscanelli. Dans une conférence avec son lieu-
tenant, Martin Alonzo Pinzon, commandant d'un de ses trois na-
vires, la Pmta, qui le pressait d'obliquer vers le sud, Colomb per-
siste à aller droit à l'ouest par le motif qu'il convient « d'aller d'abord
à la terre ferme d'Asie pour revenir ensuite vers les îles, parmi les-
quelles se trouve Cipango. « A la distance de sept cent cinquante
lieues des Canaries , il s'étonne cependant de ne pas avoir rencontré
ce Cipango tant célébré, car ses calculs hypothétiques, auxquels il
croyait d'une foi profonde, lui avaient dit qu'il le trouverait à cette
distance. Supposant alors qu'il se sera trompé dans l'estimation quo-
tidienne des latitudes, il fait à Pinzon la concession de dévier un peu
vers le midi et de tourner le cap du navire à l'ouest sud-ouest. C'était
le 7 octobre. Dans la soirée du 11, l'expédition aperçut l'île de Gua-
nahani.
L'idée qu'il allait aux Indes par l'ouest n'a pas quitté Colomb quand
la découverte a été accomplie. Les hommes qu'il rencontre, il les
appelle des Indiens, et ce nom est resté aux indigènes du nouveau
continent, tant dans l'Amérique anglaise que dans l'Amérique espa-
gnole. Quand il s'approche de l'île Isabelle (aujourd'hui Exumeta),
il croit remarquer dans l'air cette odeur d'épices qu'on disait s'exhaler
des îles de la mer des Indes. L'esprit plein des termes de Marco Polo
<iue lui a transmis Toscanelli, il cherche les villes et les provinces du
voyageur vénitien. Après avoir touché successivement à Guanahani, à
TOME XXIII. 15
2S0 REVrE DES DEUX iMONDES.
laConr('j)tiori, à l'île Fernandina et à Isal-clle, tenant pour certain
qu'il étiiit dans l'arcliipel infini qu'on croyait exister en avant de la
Chine, il entend parler d'une grande île : il ne doute pas que ce ne
soit le Cii)ango de Marco Polo, et il fait voile pour s'y rendre, afin
(( de se diriger ensuite, dit-il dans son journal , vers la terre ferme
et la ville de Guisay (Ouinsaï ou Hangtcheoufou, que Marco Polo
avait beaucoup vantéel, et donner les lettres de vos altesses au grand
Khan, lui demander réponse et la rapporter tout de suite. « Le
Cipango, vers lequel il faisait voile, c'était l'île de Cuba, appelée
Colba par les naturels, a A minuit, dit-il. je levai l'ancre pour cher-
cher l'îie de Cuba, où il y a de l'or, des épices et de grands navires
propres h en être chargés. » En chemin , ayant stationné à un mouil-
lage qu'il nomma le Puerto de San-Salvador (port de Nipe selon
M. iNavarrete), il s'imagine entendre de la bouche des indigènes que
les vaissraux du r/rand Khan venaient y commercer.
Quand il part pour son second voyage (en 1V93), l'Espagne entière
partage sa croyance. Des hidalgos de haut rang, de nobles cavaliers
d'Andalousie, desofficiersdc la maison royale, briguent l'honneur d'un
poste dans l'expédition. Ils se représentaient des îles étendues, produi-
sant en quantité indéfinie des épices et des parfums, aux montagnes
pleines de filons d'or, aux cotes semées de perles. Là ils devaient, après
des prouesses dignes du siège de Grenade, planter l'étendard de la
croix sur les murs d'opulentes cités qui deviendraient leurs fiefs. De
là ils n'auraient plus qu'une traversée de quelques jours pour atteindre
les provinces chinoises de Mangi et de Cathay, convertir ou soumettre
le grand Khan, faire abondante provision de gloire et de richesses.
Colomb, d'un enthousiasme moins intéressé et plus religieux, mais
non moins exalté , songeait à la délivrance du saint sépulcre. Il pro-
mettait au roi et à la reine « d'entretenir, pour cette sainte entreprise
(du produit de ses découvertes), pendant sept ans, cinquante mille
fantassins et cinq mille cavaliers, et le même nombre pendant cinq
autres années. » S'il s'occupe de l'or qu'on devait ramasser par bois-
seaux dans ces terres de promission, si dans une lettre à Isabelle il
dit que l'or est une chose excellente ( el oro es eicelentissimo], c'est
un peu parce qu'avec cet or on tire, dit-il, les âmes du purgatoire;
c'est surtout parce que l'accomplissement de son projet politico-reli-
gieux d'affranchir la Ïerre-Sainte dépend des trésors qu'il rapportera.
Dans cette seconde expédition, l'aspert des lieux et des hommes
ne détrom})e ni l'amiral ni ses compagnons. Cette fois, ayant touché
la côte allongée de Cuba en un point où elle se dirige à peu près du
l'europe et la chine. 231
nord au sud , il est persuadé qu'il a mis le pied sur le continent asia-
tique, dans la Chersonèse d'Or, parce que, dans ses idées de géographie,
le littoral de cette €hersonèse a la même direction ; et le 12 juin li9i
il fait prêter serment à chacun des hommes de l'escadrille qu'ils ont
découvert la terre ferme d'Asie (1). Bien plus, dans son impertur-
bable confiance, il regrette (c'est son tils don Fernando et son ami
intime Bernaldez, curé de los Palacios, qui nous l'apprennent) de
ne pas avoir assez de vivres pour retourner en Espagne par l'Orient,
c'est-à-dire en achevant le tour du globe, tant il tient pour certain
qu'il est au cœur de la mer des Indes. « Il aurait, dit Bernaldez,
doublé la Chersonesus Aurea, traversé le golfe du (îange et cherché
une nouvelle route, soit autour de l'Afrique, soit en allant par terre
à Joppé (Jaffa) et à Jérusalem. »
Cette croyance n'a jamais été ébranlée en lui. Avec une naïve cré-
dulité, Colomb retrouve constamment dans le Nouveau-Monde tout
ce que sa mémoire lui rappelle de l'Asie orientale. Semblable à quel-
ques voyageurs modernes dont les prétendues observations ne sont
dues qu'à la réminiscence des lectures par lesquelles ils se sont pré-
parés en quittant le sol natal, il recueille avec avidité les noms qui
ressemblent à ceux qu'il a puisés dans les lettres de ïoscanelli, ou
dans le récit de Mandeville. Ainsi le nom de la province chinoise de
Mango ( Mangi ) le frappe plusieurs fois; il croit tantôt qu'il y a pris
terre, tantôt qu'il est au moment d'y aborder. Une fois, pendant un
mouillage, un matelot, revenant de la chasse, rapporte qu'il a rencontré
des hommes vêtus de blanc, semblables à des religieux de la Merci.
Ces longues figures, au nombre de trente, étaient , disait-il , armées de
lances. Selon toute apparence, c'étaient, comme l'a pensé M. Irving,
une bande de grues et de hérons des tropiques , hauts sur jambes
comme le flamant. Aujourd'hui ces oiseaux sont appelés soldados
par les colons espagnols, parce que, vus contre le ciel, ils ressemblent
à des hommes postés en sentinelle. La poétique imagination de l'amiral
(1) Dans celte pièce, ki direction de la côte est citée quatorze fois comme une
preuve décisive. — Voici quelques détails que donne M. de Humboldt sur cet acte
de l'amiral: « Fernand Ferez de Luna, escribano publko de la ville d'Isabella
(d'Haïti), reçut l'ordre de l'amiral, le 12 juin li9i., de se transporter à bord des
trois caravelles, pour demander à chaque homme de l'équipage, devant témoins,
s'il leur restait le moindre doute que cette terre ( Cuba ) ne fût la terre ferme au
commencement des Imles el à la fin, d'où Von pouvait venir d'Espagne par terre.
Vescribano déclarait de plus que, si quelque incertitude restait à l'équipage, ou
s'engai^eait à dissiper les doutes et à faire voir qu'il était certain que c'était la
terre ferme. »
4 K
232 lŒVrE DES DEDX MONDES.
prit le récit du matelot pour une preuve qu'on était dans le voisinage
du Prêtre-Jean, pontife-roi dont Plan Carpin avait entretenu les Occi-
dentaux, et sur lequel on avait répandu en Europe beaucoup de contes.
Rempli de souvenirs bibliques et de fragmens de Ptolémée que le
cardinal d'Ailly lui avait appris, il fait intervenir sans cesse dans ses
lettres l'île d'Opbir qu'il qualifie de mont Sopora), et VAitrea ou
Chersonèse d'Or, tantôt les confondant et tantôt les distinguant l'une
de l'autre. Dans son quatrième et dernier voyage, il aflirme ({ue la terre
de Veragua (au N.-O. de l'isthme de Panama) est cette Aurca des
Indes. Toujours l'Asie. M. Navarrete a trouvé dans les archives du duc
deVeragua, descendant et héritier de Colomb, la copie de la main de
don Fernando, fils de l'amiral , d'une lettre de son père à AlexandreVI,
écrite quatre ans avant sa mort; il y est dit : « .Te découvris et pris pos-
session de quatorze cents îles (1) et de trois cent trente lieues de la
terre ferme d'Asie. » Plus tard, lorsque rebuté par le roi Ferdinand,
prince sans cœur, ce grand homme réduit à la misère, et nourrissant
encore, malgré son Age avancé, le projet de travaux dignes de ses hauts
faits antérieurs, se plaint de ce que les terres par lui découvertes « sont
inabordables pour celui qui les avait refusées à la France, à l'Angle-
terre et au Portugal, « il les nomme les Indes. A la fin de la dernière
expédition, le 7 juin 1503, écrivant de la Jamaïque, il répétait la
même idée que dans son second voyage il avait fait certifier par le ser-
ment de ses compagnons: que l'île de Cuba était une terre ferme du
commencement des Indes, et que de là on pouvait retourner en Es-
pagne/;ar terre. Un an après, vingt-deux mois avant sa mort, il parlait
comme un homme qui revient de la Chine. « J'arrivai le 13 mai dans
la province de ^lago (pour Mango ou Mangi, nom donné par ^larco-
Polo à la Chine méridionale ) , qui est limitrophe de celle de Catayo
(pour Cathay ou Kathaï, Chine septentrionale). De Ciguare, dans la
terre deVeragua, il n'y a que di.v journées de chemin à la rivière du
Gange.» Il est donc mort, comme l'a dit M. de llumboldt, dans la
persuasion qu'il avait noué le lien entre l'Europe et le vaste empire
de la vieille Asie.
(1) Dans la hoja suelta, qui existe de la niaiu de Tamiral, et qui a été écrite à
la (in de l'année 1500, lorsqu'il rentra à Cadix chargé de fers, ces 1,100 îles sont
portées à 1,700. « C'est , dit M. de Huniboldt, une vague évaluation de Y Archipel du
roi et de la reine, au sud de Cuba , évaluation qu'on pourrait croire tenir à un sou-
venir des 1,3G8 îles cpie Ptolémée place près de Taprobane, et que, dans la première
expédition, le li novembre li02, l'amiral crut déjà voir vis-à-vis de la côte septen-
trionale du Cuba, en fin dcl oriente, n
L'EUROPE ET LA CHINE. 233
Loin de moi la pensée sacrilège de rabaisser Colomb en insistant
sur les détails qui montrent que son but avait été d'aller en Asie, et
qu'il resta persuadé jusqu'à la fin de ses jours qu'en effet il avait
atteint le revers oriental de l'ancien continent. Dieu me garde de faire
de l'analyse historique à la façon de ces esprits jaloux, tlétris par
M. W. Irving, qui, sous le prétexte de savantes recherches, vont
furetant l'histoire pour ronger ses monumens et marquer d'une souil-
lure pareille à la trace que laissent après eux des insectes impurs, les
plus beaux trophées du génie de l'homme.
En se plaçant sur le terrain de la scieiK-e moderne et de l'art nau-
tique tel qu'il est aujourd'hui, on pourrait dire que le voyage de Co-
lomb n'avait rien de miraculeux; que c'était une exploration sem-
blable à celles qui, de nos jours, ont été entreprises par MJM. Parry,
Ross, Franklin et Bcechey, et même moins périlleuse; qu'il essayait
un passage aux Indes par l'ouest tout comme ces braves officiers ont
tenté des passages par le nord-ouest. Mais l'astronomie et la naviga-
tion du temps de Colomb ne ressemblaient pas à celles de nos jours;
elles n'ont atteint leur perfection actuelle que par suite de la décou-
verte du glorieux Génois. Avant Colomb, la rotondité de la terre avait
été écrite dans des livres, enseignée par des philosophes, mais c'était
une vérité toute de théorie, qui n'était pas passée dans la pratique.
Princes et peuples, savans et ignorans, braves et poltrons, gens cloués
sur la terre ferme et navigateurs, le genre humain tout entier sans
exception était de fait comme s'il n'y croyait pas, car nul encore
n'avait agi comme s'il y croyait. Colomb le premier fit ce solennel
acte de foi. Lui, chrétien fervent, il préféra sur ce point l'autorité de
Ptolémée à celle de Chrysostôme, les conseils de Toscanelli aux répri-
mandes d'un synode d'évêques et aux admonestations des docteurs
de Salamanquc. Colomb a pratiquement découvert la rotondité de la
planète.
Son départ ne fut pas un coup de tète, ce fut toute une création,
préparée par de longues études, mûrie par la méditation.
Colomb ne fut pas seulement un homme au génie créateur et
inventif; il fut plus grand encore à exécuter son œuvre qu'à la con-
cevoir ou à la préparer. Il se montra alors aussi prudent qu'il avait
été hardi dans ses projets. Quoique à un âge où les autres hommes
songent au repos ( il avait près de cinquante ans lors de son premier
voyage), à bord on le voyait toujours sur pied, toujours alerte. Il
prenait sa part des fatigues plus qu'un simple matelot. Il passait les
nuits sur le pont, attentif aux signes du ciel et des flots, veillant pour
23i REVUE DES DEUX MO\I)ES.
tous sur ce navire qui portait une plus imposante fortune que celle
de César, Et c'est ainsi qu'il vit le premier la terre, et gagna, outre la
vice-royauté et l'amiralat, la pension de trente couronnes (1) promise
par les souverains à celui qui l'apercevrait.
Il se croyait guidé par la main de la Providence; mais ce n'était
point de cette foi aveugle, sœur d'un fatalisme hébété qui s'en remet
à Dieu pour toute chose et croit hors de propos de prévoir. Il avait
songé à tout, il savait parer à tout, et il montra dans l'affaire de
l'éclipsé à quel point il était fécond en expédiens et comment il savait
les manier.
Colomb était nourri d'une théologie scolastique, et cependant
très apte au maniement des affaires. Il était instruit autant qu'on
pouvait l'être alors, quoique, en géométrie, il associât volontiers la
vérité et l'erreur. On le regardait en Espagne comme a gran teorico
y mirabilmcnte platico. » M. de Humboldt, à qui personne ne con-
testera le droit de prononcer des arrêts pour tout ce qui est du do-
maine des sciences naturelles, admire « la pénétration et la finesse
extrêmes avec lesquelles il saisissait les phénomènes du monde exté-
rieur. )) «Colomb, ajoute-t-il, est aussi remarquable comme observa-
teur de la nature, que comme intrépide navigateur. » Suivant cette
autorité illustre , la découverte importante de la déclinaison magné-
tique et celle plus difficile encore des variations que subit cette décli-
naison quand ou passe d'un lieu à un autre, lui appartiennent (2)
à n'rn pas douter, et il en tira des déductions hardies d'une grande
portée et d'une exactitude parfaite. Il connaissait avant Pigafetta le
moyen de trouver la longitude par les différences d'ascension droite
des astres (3).
(1) Ou 39 piastres d'or, équivalant à lt7 piastres ( 625. francs ) de nos jours.
(2) Colomb fut au moins le premier Européen qui s'aperçut de cette déclinaison,
la constata et l'étudia; car, comme renseignement sur la Chine à l'appui de ce que
nous avons dit, il n'est peut-être pas inopportun de rappeler ici que, quatre siècles
au moins avant Colomb, les Chinois avaient découvert de leur côté la déclinaison
de l'aiguille aimantée, c'est-à-dire sa déviation de la direction du pôle terrestre.
Les belles recherches que M. Klaprolh a faites à la demande de M. de Humboldt
ont parfaitement établi ce point do l'histoire des sciences. Les termes de l'autenr
chinois, cité par M. Klaproth, indiquent même la connaissance des variations de
cette déclinaison.
(3) Voici un extrait de V Histoire de la Géographie du nouveau continent , qui
donnera une idée des titres scienliliques de Colomb :
« Arrivé sous un nouveau ciel et dans un monde nouveau, ainsi qu'il l'écrit à la
nourrice de l'infant don Juan, la configuration des terres, l'aspect de la véi;étation ,
les mœurs des animaux, la distribution de la chaleur, selon l'influence de la lougi-
l'europe et la chine. 235
En même temps, il était habile à lire dans le livre le plus diflicile
à déchiffrer, dans les replis du cœur humain , comme dans la marche
des corps célestes et dans les phénomènes de la nature terrestre.
Plein à la fois d'enthousiasme et de réserve (l'historien Oviedo
fait remarquer qu'il était cauto ) , d'ardeur et de patience , calme
dans le succès, courageux et tranquille dans l'adversité, il porta
avec une égale noblesse les fers dont l'infâme Bobadilla chargea ses
mains augustes, et les insignes de grand-amiral ou la pompe des
vice-rois. Il est beau à contempler, le 12 octobre 1V92, lorsqu'il des-
cend dnns sa chaloupe, revêtu d'un riche costume écariate, et que,
tenant l'étendard royal, ayant à ses côtés les deux frères Pinzon, il
va baiser la terre de Guanahani et recevoir sur ce domaine le serment
d'obéissance de ses compagnons. Mais je l'admire plus encore lors-
qu'on liSi, à son arrivée du Portugal en Espagne, allant pauvre-
ment à pied et tenant par la main un jeune garçon , il s'arrête à la
tude, les courans pélagiques, les variations du magnétisme terrestre , rien n'échap-
pait à sa sagacité. Recherchant avec ardeur les épiceries de l'Inde et la rhubarbe,
rendue célèbre par les médecins arabes, par Rnbruquis elles voyageurs italiens, il
examine minutieusement les fruits et le feuillage des plantes. Dans les conifères, il
distingue les vrais pins, semblables à ceux d'Espagne, et les pins à fruit monocarpe :
c'est reconnaître avant L'Héritier le genre Podocarpus.
« Colomb ne se home pas à recueillir des faits isolés; il les combine, il cherche
leur rapport mutuel , il s'élève quelquelois avec hardiesse à la découverte des lois
générales qui régissent le monde physique. Cette tendance à généraliser les faits
d'observation est d'autant plus digne d'attention, qu'avant la lin du xv siècle, je
dirais presque avant le père Acosta , nous n'en voyons pas d'antre essai. Dans ses
raisonnemens de géographie physique, dont je vais offrir ici un fragment très
remarquable, le grand navigateur, contre sa coutume, ne se laisse pas guider par
des réminiscences de la philosophie scolastique; il lie par des théories qui lui sont
propres ce qu'il vient d'observer. La simultanéité des phénomènes lui paraît prou-
ver qu'ils ont une même cause. Pour éviter le soupçon de substituer des idées de
la physique moderne aux aperçus de Colomb , je vais traduire bien littéralement un
passage de la lettre du mois d'octobre 1498, datée d'Haïti : « « Chaque fois que je
« naviguai d'Espagne aux Indes, je trouvai, dès que j'étais arrivé à cent lieues à
« l'ouest des Iles Açores, un changement extraordinaire dans le ciel (dans les moii-
« vemens célestes) et dans les étoiles, dans la température de l'air et dans les eaux
« de la mer. Ces changemens, je les ai observés avec un soin particulier; je remar-
« quai que les boussoles, qui jusque-là variaient au nord-est, se dirigeaient un quart
« de vent (probablement le quart des huit vents de la boussole ou 11» 1/i) au nord-
« ouest, et traversant cette bande comme une côte (le penchant d'une chaîne de
" montagnes, como quien traspone una cuesta), je trouvai la mer tellement cou-
« veite d'une herbe qui ressemblait «à de petites branches de pin chargées de fruits
i( de pistachier, ([ue nous pensions, à cause de l'épaisseur de l'algue, que nous étions
« sur \in bas-fond, et que les navires allaient toucher par manque d'eau. Cepen-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
porte du couvent de Santa-Maria de Rabida, avec le calme et la tran-
quillité de l'homme supérieur à sa fortune , qui ne doute jamais de
sa haute mission , et qu'il demande au portier un peu de pain et d'eau
pour son enfant, lui qui apportait un monde au souverain de Castille,
et qui venait expressément pour l'offrir.
Son attitude était empreinte de la majesté à laquelle le poète dit
qu'on reconnaît les habitans de l'Olympe. Sa physionomie offrait
cette sérénité qui signale leurs chefs aux simples mortels. TS'é pour
le commandement, il avait dans l'esprit les ressources qui le ren-
dent léger à qui l'exerce, dans le cœur cette crainte de Dieu et cet
amour des hommes qui le font chérir de ceux sur qui il est exercé.
Il y a de lui un mot qu'oublièrent trop souvent les conquistadores ,
que l'héroïque Isabelle eut constamment présent, dont les leyes de
las Indias ont porté profondément l'empreinte, malgré ce qu'ont pu
dire les détracteurs de l'Espagne : il recommandait qu'on ménageât
les indigènes, parce que, disait-il, « c'est la richesse de l'Inde. »
« dant, avant d'atteindre la bande {raya) que je viens d'indiquer, nous ne rencon-
« trames pas une tige d'herbe. A celte niÈme limite (cent lieues à l'ouest des Açores),
« la mer devint unie et calme, puisqu'aucun vent de quelque force ne l'agite. —
« Quand je vins (dans mon troisième voyage) d'Espagne à l'île de Madère, et de là
« aux Canaries, et des Canaries aux îles du Cap- Vert, je me dirigeai vers le sud
.<( jusqu'à la ligne è(iuinoxiale (lelils de Colomb dit(ju'onn'avanra que jusqu'au 5ode
« latitude boréale). Me trouvant sous le parallèle qui passe par la Sierra-Leoa (sans
« doute Sierra-Leone), j'eus à souffrir une si horrible chaleur, (pie le vaisseau parais-
« sait brûlant; mais ayant franchi vers l'ouest la bande qije j'ai indiquée, on changea
<( de climat; l'air devint tempéré, et celte fraîcheur augmenta à mesure que nous
« allions en avant. »
« Ce long p;issage, dans lequel j'ai conservé le caractère du style franc et simple,
mais diffus, de Colomb, renferme le germe de grandes vues sur la géographie phy-
sique. En y ajoutant ce qui est indiqué dans d'autres écrits du même navigateur,
.ces vues embrassent : 1" l'influence qu'exerce la longitude sur la déclinaison de
l'aiguille; 2» l'inflexion qu'éprouvent les lignes isothermes en poursuivant le tracé
^àes courbes depuis les côtes occidentales d'Europe jusqu'aux côtes orientales d'Amé-
rique; 3° la position du grand banc de Sargasso dans le bassin de l'Océan atlantique,
et les rapports ciu'offre cette position avec le climat de la portion de l'atmosphère
qui repose sur l'Océan; 1° la direction du courant général des mers tropicales; 5» la
configuration des îles et les causes géologiques qui paraissent avoir influé sur cette
configuration dans la mer des Antilles.
« Mais l'amiral n'eut pas seulement le mérite de trouver la ligne sans variation
dans l'Atlantique, il Ot dès-lors aussi la remarque ingénieuse que la déclinaison
magnétique pouvait servir à obtenir (entre de certaines limites) la longitude du
vaisseau , etc. » ( Histoire de la Géographie du nouveau continent, tome III , pas~
£im, de la page 21 à la page 39. )
l'europe et la chine. 237
C'était un grand esprit, une belle ame, un cœur généreux et bon.
Colomb est une de ces figures rares dans l'histoire, à l'aspect radieux
et noble, qu'on aime autant qu'on les admire, qui consolent et rassu-
rent autant qu'elles inspirent le respect et qu'elles frappent par la
grandeur de leurs proportions; une de celles qui sont le plus parti-
culièrement dignes du culte des peuples modernes. Partagés entre leur
antipathie contre le passé et la terreur d'autres cataclysmes, préoccupés
de l'attente d'immenses évènemens dont les signes sont dans l'air,
agités d'infaillibles instincts qui leur annoncent un novus ordo, mais
lassés de perturbations et repoussant la violence, qu'on leur avait
recommandée et qu'ils avaient acceptée comme le plus sûr moyen de
hâter la venue de cet ordre nouveau qu'ils désirent, dégoûtés d'une
philosophie qui enseigne la haine et sème la défiance et la guerre, les
peuples maintenant ont besoin de reposer leurs regards sur des types
à la fois puissans et bons, réparateurs et rénovateurs.
Comme l'a très bien senti f historien de Colomb, M. AV. Irving,
c'est diminuer l'expression d'un éloge que de l'exagérer. Disons-le
donc sans détour, Colomb reflétait eu lui les bizarreries du moyen-ûge
avec tout ce que cette époque avait de plus beau et de plus pur. Son
imagination était parfois déréglée, mais c'est à cette imagination qu'il
dut sa force. L'imagination donne la foi, et Colomb en eut besoin
dans son œuvre colossale. C'est elle qui fait éclore les grandes pensées
et les grandes actions. Au service d'une ame vulgaire ou d'un cœur
pusillanime, l'imagination est un don funeste à celui qui l'a reçue,
plus fiital encore à ceux qui l'entourent. Unie à une intelligence
élevée et clairvoyante, à un cœur magnanime, elle enfante les plus
nobles passions, et il n'y a que des hommes passionnés qui fassent
du sublime; la faculté de souffler autour d'eux l'enthousiasme et la
conviction a été réservée pour eux seuls. L'imagination est l'attribut
le plus distinctif de cette race privilégiée que le peuple prédestiné
appelait prophètes, que le peuple-roi qualifiait de rates, c'est-à-dire
de poètes par excellence. Elle perçoit dans les objets de la création,
dans les phénomènes du monde physique et dans les évènemens de
l'histoire, dans l'esprit et dans la matière, des rapports trop déliés
pour être perçus par un autre sens. Elle devine l'homme "et la nature;
elle montre des chemins au bout desquels sont de brillantes décou-
vertes dont elle-même n'a qu'à demi le secret, parce qu'elle les a
seulement entrevues à la lueur d'un fugitif éclair que Dieu a lancé
dans l'atmosphère pour elle seule. L'imagination, a dit un habile
238 lîEVUE DES DEDX MONDES.
crilique (1), « est la colonne demi-obscure et demi-lumineuse qui
guide la caravane humaine dans les déserts de l'intellifïence; » nous
ajouterons : et dans les défilés escarpés et«tortueux de la civilisation.
C'est en vain que médisent de l'imagination ceux qui n'en ont que
pour nouer d'égoïstes intrigues. De tous les tn'sors dont dispose la
Providence, c'est le plus précieux peut-être et le plus éclatant à couj)
sur; mais aussi c'est le plus lourd à porter, celui qui fait trébucher
le plus infailliblement les mandataires à (pii Dieu avait fait la grâce
de le confier, s'ils cessent d'étr*> sur leurs gardes, si leur esprit s'en-
dort, si leurs généreuses sympathies s'amollissent. C'est celui qui
attire les traits les plus acérés de l'envie, qui lui fait distiller ses poi-
sons les plus subtils. C'est celui que par instans la foule se plaît le
plus à outrager. Nul autre n'a produit pour le genre humain , par
l'intermédiaire des hommes d'élite (pii l'ont eu en partage, autant
de gloire et de bonheur, et pour eux-mêmes autant de souffrances
et d'angoisses; car cette flamme qu'ils ont au front et dont le vulgaire
ne peut leur pardonner l'éclat, ne la leur enviez pas : elle est l'indice
d'un feu intérieur qui les dévore !
Si Colomb fût parti pour découvrir un nouveau continent dont
aucun indice ne révélait l'existence aux peuples chez lesquels il avait
passé sa laborieuse vie (2), il n'eût été qu'un heureux aventurier.
Colomb poursuivait, avec une persévérance qu'on ne saurait trop
admirer, une confiance qui émeut, une vigueur qui, dans l'antiquité,
l'aurait fait classer parmi les demi-dieux , une pensée qui lui apparais-
(1) M. Magiiio , lïevue des Deux Mondes du î^^f juin 1840, [uig. 737.
(2) 11 est inconleslable aujourd'hui que d'autres Européens avaient vu et touché
'Amérique avant Colomb. Dès le x^ siècle, des avenluriers Scandinaves avaient
ïélé poussés par les vents, par l'aïnour du péril, par l'esprit de conquête, dans
le Groenland, qui appartient au nouveau continent, et que M. de Huniboldt
appelle la Scartdinavie insulaire de l'Amérique. La distance du Groenland au
nord de l'Ecosse n'est que de 269 lieues marines de 15 au deyre; par un veiit Irais
de nord-ouest, ce sérail un voyage de quatre jours. Les expéditions des mission-
naires se joignant à celles des guerriers, plusieurs étahlissemens furent fondés
dans le Groi'uland ; l'Islande servait de station intermédiaire pour s'y rendre. De là,
en 985, l'Islandais Biaru Herjolfson, qui allait dans le Groenland rejoindre son
père, fut chassé, par un vent violent de nord-est, sur le continent américain. De
retour chez son père, Biarn exécuta avec quelques compagnons une expédition
lointaine, dans laquelle ils touchèrent, l'an 1001 ou 1005, successivement dans
diverses parties de l'Amérique dulNord, qu'ils apindèrcnt ILiUyland, Markland
et Vinland. Ce dernier pays fut ainsi nommé à cause de l'abondance des rai-
sins^sauvages qui s'y trouvèrent. En examinant attentiveinent les indicatioBs de fa
l'ecrope et la chine. 2^
sait justement comme devant exercer l'influence la plus bienfaisante
et la plus étendue sur les destinées du genre humain, celle de la
jonction, de l'association, de la fusion, sous une même loi et une
même foi, des deux massifs de la famille humaine, qui, alors comme
de nos jours, siégeaient, en se tournant le dos, aux deux extrémités de
l'ancien continent, séparés par un immense espace, par des déserts,
par des peuples barbares, et dont l'un occupe de plus aujourd'hui un
nouveau monde que Colomb lui a donné. Cette pensée était si vaste,
si difficile à réaliser, que, trois siècles et demi après lui, elle reste
encore à accomplir, et qu'elle n'est même pas tout-à-fait sortie du
domaine de la politique purement contemplative. En supposant que
jamais elle se réalise pleinement et sans réserve, jusque-là elle suffira
encore à la gloire de plus d'une pléiade de grands hommes. Elle est
de notre temps, et sera, bien après que nous tous, qui vivons main-
tenant, serons oubliés, la plus gigantesque qui puisse être caressée
par les rêves d'un homme d'état comme par l'ambition d'un conqué-
rant, par l'ame de l'homme religieux comme par la pensée du pbilo-
sophe, par l'esprit du savant comme par les calculs de l'industriel,
par les espérances du novateur le plus audacieux comme par la solli-
citude prudente et conservatrice des amis de l'ordre universel.
La mesure la plus exacte de l'importance des évènemens humains
est celle que donnent le nombre et la valeur des hommes dont ils
embrassent l'existence. De ce point de vue, l'association de la civi-
lisation occidentale avec l'Orient extrême serait le plus grand (ait qui
se fût jamais passé sur la terre.
longueur du jour dans les différentes sagas, on en a conclu que les contrées visitées
alors par les Normands étaient situées entre les parallèles de il» et 50", ce qui cor-
respond à la côte qui s'étend de New-York à Terre-Neuve, côte sur laquelle vivent
plus de sept espèces de vigne. Il paraît même que ces vaillans hommes du Nord
s'avancèrent beaucoup plus loin au midi. Quelques postes, quelques villages peut-
être furent construits jiar eux, au moins dans le Vinland. On a retrouvé récemment
des inscriptions ruiiiciues qui constatent leur passage et leur séjoiir sur divers
points du continent américain. Mais vers le milieu du xiF siècle, tout souvenir du
Vinland disparaît de l'histoire; plus tard, les élahlissemens du Groenland eux-
mêmes furent ruinés et ahandonnés. Quoique Colomb eût navigué au nurd , dans
les parages de l'Islande, rieu ne porte à croire qu'il y ait recueilli des données
propres à le guider ou à l'encourager dans son entreprise. Il y a lieu de penser que,
grâce aux efforts des savans du Danemark, notre époque est infiniment mieux in-
formée sur cette découverte anticipée du Nouveau-Monde qu'on ne l'était du temps
de Colomb, non-seulement dans la péninsule ibéri(iue, où l'on n'en savait pas un
mot, mais même dans la près |u' île Scandinave et ses dépendances, où il parait
que dès-lors elle était oubliée.
2V0 REVUE DES DEUX MONDES.
IV. — COMMENT LA MÊME PENSÉE SE PRÉSENTE AIMOURD'hUI AVEC DE PCISSANS
MOYENS d'exécution.
La pensée qui animait Colomb revient aujourd'imi s'offrir de nou-
veau à l'Europe : je devrais dire s'imposer.
Si l'on compare l'Europe moderne à celle d'il y a trois cent cin-
quante ans, on reconnaîtra sans peine que l'état de crise est aujour-
d'hui plus caractérisé encore; que nous sommes, plus que les con-
temporains de Colomb, en pleine eau de rénovation; que le travail
moral, intellectuel et matériel auquel la société est en proie, est plus
violent, plus actif, plus général qu'alors. L'espace sur lequel ce tra-
vail s'opère est plus vaste, car l'Europe entière y participe, et
l'Amérique en est tourmentée d'un pôle à l'autre. Au soin de chaque
pays isolément, la quantité de mouvement, pour me servir de l'ex-
pression consacrée par la mécanique ratioiuielle, est beaucoup plus
considérable; il n'y a pas uîie molécule sociale qui n'y ajoute
son moment, parce que l'évolution est éminemment démocratique,
et elle ne l'était pas il y a trois siècles. Chez chaque individu, l'agi-
tation, les passions, les espérances, les appétits, sont ce qu'ils
étaient alors chez quelques-uns seulement. Si, pour offrir aux peu-
ples une occupation digne d'eux et proportionnée à leur élan, à leur
énergie, il fallut alors leur livrer un nouveau monde où, à vrai dire,
il n'y avait rien à vaincre qu'une nature inanimée, rien à transformer
que le monde physique, sera-ce trop, sera-ce assez pour l'Europe
moderne qu'une arène où son activité pourra s'exercer sur des popu-
lations plus nom!)reuses que les siennes propres? Un nouveau con-
tinent presque désert suflit (1) à absorber la vie débordante de nos
pères. Il faut plus aux peuples modernes; si le but tant souhaité par
eux, l'extrême Orient venait à nous écheoir, nous y trouverions non-
seulement de nouvelles terres (carde quels archipels l'ancien conti-
nent n'est-il pas entouré du côté de l'est?) mais une nouvelle huma-
nité, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus délicat à manier et de plus
difficile à pétrir, quand on répudie les traditions brutales avec les-
quelles en effet l'Europe a définitivement rompu; tout ce qu'il y a
a de plus glorieux à perfectionner, tout ce qui paie avec le plus
d'usure les soins qu'on y donne.
(1) Il serait peut-être plus exact de dire qu'il n'y suffit pas complètement, puisque
cette découverte ne lit pas cesser les guerres en Europe.
l'eUROPE et la CHINE. 241
En vérité , on ne voit pas quel autre objet répondrait complète-
ment à l'attente de grands évènemens qui tient les têtes en ébuUi-
tion , à l'étendue des forces qui sont là , frémissant de l'impatience
d'être mises en œuvre.
Cela peut être traité d'utopie et de rêve. Rêve, soit. Tout songe
est un mensonge, mais tout rêve n'est pas songe, et celui-ci n'est pas
bûti en l'air, dans les nuages; il repose sur les traditions du genre
humain, sur ses tendances révélées par l'histoire, sur ses besoins
présens.
L'Europe ne manquera pas de donneurs d'avis parfaitement inten-
tionnés, pleins de philanthropie et de lumières, qui seront empressés
à lui représenter qu'elle a mieux à faire de son temps, de sa peine
ainsi que de son sang, car on n'abaissera pas sans un choc sanglant
les hairières qui nous séparent des peuples de l'Orient extrême. Ils
lui peindront les douceurs d'une vie paisible, honnête et rangée, le
calme du mouvement social et les jouissances du bonheur domestique,
chez une nation régulièreinent ordonnée qui renonce à courir les
aventures et à poursuivre au loin des projets ambitieux, pour se
vouer au soin de se perfectionner et de se polir. « Chacun chez soi,
diront-ils; concentrons nos efforts sur nous-mêmes; n'avons-nous pas
carrière suffisante entre nos frontières? quelle ample moisson de
bien-être, d'opulence, de gloire peu flamboyante peut-être, mais
solide et durable, s'offre sur notre sol, à nos pieds! 11 n'y a qu'à se
baisser pour la cueillir : hors de là tout est fumée et déception. « Ils
conseilleront aux gouvernemens de se vouer exclusivement à favoriser
les entreprises matérielles, à multiplier les travaux publics, à insti-
tuer ici des banques, là des écoles; à encourager l'industrie sous sa
triple forme, agricole, manufacturière et commerciale, à organiser
le travail afin de doimer de la sécurité aux travailleurs et de leur
inspirer de la dignité. Ils remontreront qu'à ce prix l'exaltation des
populations se tempérerait, l'ordre de plus en plus ébranlé irait se
raffermissant, la moralité publique déplus en plus compromise se
restaurerait, et que bientôt on verrait se dissiper les nuages qui
assombrissent l'horizon européen.
Il y a sur ce thème de bons et utiles enseignemens à adresser à
l'Europe; on ne les lui épargnera pas : elle les trouvera parfaitement
judicieux, elle y applaudira; mais si elle les suit, et j'espère bien
qu'elle ne les dédaignera point, ce ne sera qu'à demi. Lorsque Cy-
néas, beau diseur, profond philosophe et ami sincère, exhorta Pyr-
rhus à mettre fin à ses courses téméraires et à savourer sans plus de
2i2 REVUE DES DEBX MONDES.
délai le repos dont il se proposait de jouir au terme de ses conquêtes,
le roi trouva, j'en suis convaincu, que son conseiller s'exprimait en
homme du plus grand sens; mais il le laissa dire et fit comme devant.
L'Europe est moins inaccessible aux sages avis. Elle réalisera donc
chez elle plusieurs des améliorations qui lui seront recommandées,
lorsque la convenance et l'efficacité lui en auront été prouvées; mais
elle ne saurait consentir à s'enclore dans son territoire. Nous ne
sommes pas gens à bâtir autour de nous des murailles de la Chine; loin
de là, nous ne voulons pas permettre que les autres en bâtissent, et
nous prétendons démolir celles qu'ils auraient érigées. Se mêler des
affaires d'autrui, intervenir chez le prochain, régenter le monde par la
parole et par la force, tantôt par des actes individuels, tantôt par des
démonstrations des gouvernemens, ici par des négociations diploma-
tiques, ailleurs à coups de canon, c'est pour la nature européenne un
besoin impérieux auquel elle n'est pas libre de ne pas céder, car les
peuples comme les individus luttent en vain contre leur tempérament.
Peut-être serions-nous plus heureux si nous étions autres : cela peut se
soutenir par de bonnes raisons. L'homme qui sait le mieux se conte-
nir est aussi celui qui sait le mieux se contenter. Celui dont les pen-
sées et les désirs ne connaissent pas de limites a aussi des passions sans
frein; il est livré aux mômes labeurs, aux mêmes soucis que le navi-
gateur qui doit gouverner un frêle navire sur une mer où les courans
se croisent impétueux, où les vents se heurtent avec violence. Mais
telles sont les nations européennes, tels furent les peuples anciens
dont nous dérivons et dont nous continuons la tâche sur la terre,
tels nous devons être long-temps; car, sans méconnaître la bonté
suprême de la Providence, on peut penser que c'est son aiguillon qui
nous pousse en avant, et qu'il ne cessera de nous mener haletans d'es-
calade en escalade, de précipice en précipice, de climats en climats,
ùd continent en continent, que lorsque nous serons au bout de l'œuvre
qui nous a été assignée, celle de dérouler et de sceller tout autour
de la planète, à travers les plus formidables obstacles, les anneaux
d'un cercle d'harmonie et de fraternité universelle, et de souder à
jamais l'un à l'autre les deux extrêmes, l'alpha et l'oméga, l'Orient
et l'Occident.
On ne décidera pas l'Européen à se dore dans le foyer domes-
tique, ou même dans le foyer de la patrie. 11 lui faut une vie pu-
blique autant qu'une vie privée; il doit se sentir acteur, père noble,
jeune premier, ou comparse, dans un drame, et il faut que dans ce
drame soient en jea les destinées de la patrie, du genre humain. Efe
l'europe et la chine. 2i3
qu'est-ce donc, sinon la preuve que l'Europe est la dépositaire des
destins de l'humanité?
Je ne veux certes point décrier ce que ma faible voix a vanté autant
qu'il lui était possible. Je ne veux point médire des chemins de fer,
des canaux et autres travaux publics , des améliorations matérielles et
positives en général : ce que j'ai adoré, je ne le brûle pas, je l'adore
encore. Chez nous , le gouvernement de 18.30 a fait de ces perfection-
nemens beaucoup plus que ceux qui l'avaient précédé. 11 n'en a point
fait assez cependant. 11 ne leur a pas imprimé ce cachet de généralité
et de grandeur que le Français affectionne. 11 n'a pas su les coordonner,
les conduire avec unité et ensemble. En somme, à cet égard, son
entreprise dirigée à bâtons rompus par des ministèfes constamment
menacés de mort, sous les auspices de chambres trop disposées à
confondre l'épargne avec l'économie, à travers mille soucis, mille
exigences des partis, a été incomplète et quelquefois mesquine.
Cependant elle n'a été sans fruit ni pour le pays ni pour le prince.
Elle a augmenté la prospérité nationale, elle a valu au gouverne-
ment les suffrages et l'adhésion sincère des classes commerçantes
et industrielles. Continuée sur des proportions plus larges et avec
plus de perfection, unie à un vaste plan d'organisation du travail
et des travailleurs de tous les ordres, elle procurera au pouvoir un
peu de cette stabilité qu'il cherche avec anxiJté et qu'il ne trouve
pas. La politique des intérêts matériels assurera aux classes pauvres
le bien-être qu'elles désirent, qu'elles méritent, qu'elles se savent
fondées à revendiquer en échange de leurs sueurs qu'elles pro-
diguent. Elle seule fermera la bouche aux adversaires du régime mo-
narchiiiue, qui promettent aux masses populaires des satisfactions
devenues chères à tous, et qui, à l'appui du système républicain,
tracent le brillant tableau de l'aisance dont jouissent l'ouvrier et le
paysan dans les états de l'Union américaine. Chez nous, qui avons
une dynastie nouvelle, assise sur un trône dressé par le bras popu-
laire, elle est plus qu'ailleurs une nécessité et un devoir.
Ceci est donc bien entendu, tout Européen doit vouloir les amé-
liorations positives. C'est de la politique telle qu'il est indispensable
d'en faire, de celle à laquelle doivent prêter leur concours dévoué
tous ceux qui aiment l'humanité, tous ceux qui veulent que le sen-
timent de fraternité gravé lentement dans les cœurs par le christia-
nisme, et maintenant en train de s'introduire partout dans les lois
sous le titre d'égalité, devienne un gage de bonheur privé et de pros-
périté publique, et non le provocateur de bouleversemens affreux.
W* REVUE DES DEUX MONDES.
Ne nous exagérons pourtant pas la portée de la politique des inté-
rêts positifs, à l'égard de la crise qui tourmente et ébranle jusque
dans ses fondcmens la société européenne en général et particulière-
ment la France. L'élément passionnel (qu'on me passe ce barbarisme)
est extrêmement développé en Europe. A ces passions il faut un ali-
ment; or, jamais vous ne passionnerez l'Europe pour les travaux pu-
blics, celle de toutes les améliorations positives qui est le plus en
évidence et qui frappe le plus le sens vulgaire, ni pour l'industrie en
général. .Jamais, en Europe, la tendance industrielle ne deviendra,
pour un long intervalle au moins, entbonsiaste et fébrile. Et cepen-
dant il faut à l'Europe, à la France spécialement, de l'entliousiasme;
elle ne saurait s'en passer non plus que du pain quotidien. Il lui
faut même, en vérité, quelques accès de fièvre.
C'est un mal, dira-t-on. — Cela se peut , quoique, fièvre à part, je
croie le contraire; mais c'est un fait que vous ne cbangerez pas et
qu'il faut accepter. Vous ne sauriez faire que l'amour du bien-être
matériel suffise à la tête et au cœur des nations de l'Europe. Elles
sont d'une trop noble essence pour que l'acquisition de la richesse
ou l'épicuréisme, fùt-il relevé par l'éclat des arts, excite en elles de
longs ravisseniens, leur inspire de vives sympathies autrement que
pour un instant passager. Elles font cas des améliorations matérielles,
parce que, voulant le progrès de la civilisation, elles en doivent vou-
loir le matériel, sans lequel ce progrès serait une fiction, une ombre
sans substance; mais le souci de ce matériel ne saurait absorber leurs
facultés, si ce n'est pendant des entr'actes. Les classes auxquelles la
matière fait le plus défaut, les pauvres, entendent moins que les
autres peut-être y consacrer leur existence entière. Le cuUe absolu de
la matière, l'apothéose exclusive de l'industrie, auraient pour les peu-
ples de l'Europe mille dangers. Malheur aux natures puissantes qui
sont réduites à une tâche trop au-dessous de leurs forces, et à une
pensée qui ne saurait s'étendre sur tous les lobes de leur cerveau !
Au bras d'un vigoureux athlète donnez un disque pesant, sinon le
disque, au heu de frapper le but, ira s'égarer et se perdre au loin. Si
l'on réussissait à emprisonner les peuples de l'Europe dans le cercle
des intérêts positifs, s'ils essayaient d'en faire l'objet unique de leur
forte intelligence et de leurs énergiques passions, vous les verriez
convertir le bien-être en d'immenses orgies et les affaires en un co-
lossal agiotage, se vautrer dans le bourbier d'un sensualisme effréné,
se dégrader par une cupidité monstrueuse. On sait ce qui arriva aux
Romains lorsqu'ils eurent fermé sur eux les portes de l'empire.
l'europe et la chine. 245
Sans doute, la politique industrielle, quoique elle mette la matière
en jeu, ne saurait, sans injustice, être absolument taxée de matéria-
lisme, car elle se lie étroitement aux intérêts moraux du genre hu-
main. Dans l'industrie organisée, comme elle tend à l'être en se
dérobant aux habitudes anarchiques qu'elle a dû momentanément
subir sous le régime de la concurrence illimitée , le travail doit être
éminemment propre à moraliser l'homme, et c'est, en vérité, *le seul
agent de moralisation auquel il semble possible de s'adresser avec
quelque chance de succès dans le moment présent. Pour les classes les
plus nombreuses, auxquelles il serait insensé de ne pas faire une large
part désormais dans tous les programmes de gouvernement, le bien-
être que l'industrie procure est la sanction nécessaire de la liberté.
Tant que les ouvriers des champs et des villes seront enchaînés à
la misère, leur émancipation sonnera creux; la souveraineté dont
on les affuble sera une dérision amère. Au sein de chaque pays, le
perfectionnement moral et intellectuel de l'immense majorité des
hommes, aussi bien que l'adoucissement de leur condition physique,
exige absolument le progrès de l'industrie agricole , manufacturière
et commerciale. Un peuple qui se clorait chez lui, pour n'être point
dérangé dans ses entreprises d'améliorations positives , se trouverait
donc, lui aussi, servir la cause de l'intelligence et de la morahté hu-
maine, et celle de la liberté. Ce n'est pourtant pas une raison pour
que l'Europe demeure chez elle; car, si elle essayait de s'y tenir, elle
n'y serait ni satisfaite ni tranquille. Pour elle, il n'y a désormais de
tranquillité intérieure ni de satisfaction possible qu'à la condition de
répandre au dehors les flots qui grondent entre ses frontières.
Les Européens, peuples et individus, vivent au moins à moitié en
dehors. Leur moi, répétons-le, ne peut se replier sur lui-même. 11
ne saurait se dispenser d'une action sur le non-moi, et cette action
a presque toujours pour accompagnement ou pour mobile un senti-
ment de lutte ou de rivalité, qui, dans le passé, s'est révélé quelquefois
sous la forme d'émulation , qui, dans l'avenir, il faut l'espérer, aura
le plus souvent ce caractère , mais qui , depuis l'origine des temps
jusqu'à nous, s'est presque toujours manifesté sous l'aspect d'une
haine violente et sanguinaire. Le besoin d'agir sur le non-moi et celui
de jouter jouent le plus grand rôle dans leur organisme et dans leur
existence, et sont parmi les traits principaux de leur physionomie et
de leur tempérament. C'est leur faible, comme diraient des mora-
listes timorés. C'est leur fort, diraient d'autres plus osés, plus intelli-
gens de la nature humaine, plus confians dans la sagesse divine. C'est
TOME XXIII. 16
2i6 REVUE DES DEUX MONDES.
par là que la Providence les saisit pour les pousser en avant et pour
brasser ens«îmble toutes les fractions de l'humanité, préparant ainsi,
par les mains de l'homme, l'unitr harmonieuse de la civiUsation. C'est
par là que leurs chefs les mènent. Souvent c'est, avant tout, pour
assurer leur suprématie au dehors, pour atteindre et dépasser leurs
rivaux, ou pour frapper un coup décisif sur l'étranger, qu'ils n'ali-
sent des améliorations dans leur sein. Us vivent tant d'une vie exté-
rieure, que quelquefois c'est simplement le désir de gagner les applau-
dissemens du dehors qui règle leurs actes de politique intérieure et
d'administration intime, car nous sommes bien de la même souche;
qu'Alexandre qui, au plus fort de ses victoires, s'écriait •. Que ne fait-
on pas, ô Athéniens, pour mériter vos éloges! Nous, Frnnçnis, nous
n'avons réalisé nos plus beaux perfectionnemens administratifs que
lorsque nous nous sommes sentis stimulés par l'aiguillon de la guerre.
C'est à un sentiment guerrier que nous devons notre centralisation ,
par exemple. Ces jours-ci, les chambres ont voté deux lois impor-
tantes, l'une en faveur des chemins de fer, l'autre pour la création
de paquebots à vapeur transatlantiques. Ouel a été l'argument le plus
décisif, celui qui a fait tomber dans l'urne les boules blanches? Dans
un cas, le développement qu'ont acquis les chemins de fer chez les
peuples voisins et la crainte d'être montrés au doigt comme une na-
tion arriérée; daqs l'autre, la volonté de faire concurrence à l'Angle
terre sur les plages du Nouveau-Monde, et, en cas de guerre mari-
time, de lui montrer qu'elle se dit en vain la maîtresse des mers.
L'industrie est un combat contre la matière brute, combat toujours
honorable pour l'espèce humaine, audacieux et imposant quelquefois.
Par elle, l'homme triomphe du monde physique, asservit la nature
et la ploie à son usage comme un docile esclave , instrument de son
bien-être. Mais ce ne serait point assez pour satisfaire le besoin de
hitter qui est dans le cœur des Européens, pour assouvir leur soif de
domination. Il leur faut un adversaire, un obstacle, un sujet d'acti-
vité qui se présente sous la forme humaine. S'il était vrai des nations
européennes que désormais l'industrie put capter tout leur bien-
être, et si en conséquence elles se bornaient au soin du chez soi,
c'est que la primauté passerait à d'autres, et qu'elles-mêmes, dépo-
sant le mandat qui leur avait été confié, donneraient leur démission ;
c'est (ju'elles auraient dégénéré. La civilisation à laquelle nous ap-
partenons est tenue à s'épandre et à agir autour d'elle. Ses coryphées»
ne sauraient s'arrêter pour se consacrer à parer leur demeure et pour
faire leur lit. Le mot d'ordre, marche! marche;! a été dît pour eux.
l'europe et la chine. 2i7
Nous donnons dans l'Algérie une preuve péremptoire de la né( es-
sité absolue de fournir de l'aliment, tant bien que mal, au besoin
d'action extérieure qui nous tourmente de même que les autres
nations de l'Europe. On ne peut raisonnablement s'expliquer que
par là notre persévérance à retenir Alger au prix de tant d'argent et
de tant de sang. Ce serait la pins insigne des folies que d'avoir con-
sacré à l'Algérie de pareilles sommes et un sang si précieux, s'il ne
s'agissait que de nous approprier et de mettre en culture la lisière,
de valeur assez douteuse, au dire de bons juges, qui est comprise
entre le pied de l'Atlas et la mer. Nous avons dans notre Corse trop
oubliée, dans les Landes, dans la Sologne, dans la presqu'île de la
Camargue, et sur d'autres points de l'antique sol français, de vastes
espaces qui, à dix fois moins de frais, eussent rendu des produits
plus beaux que tout ce que paraît devoir de long-temps rapporter la
ci-devant Régence. Comme affaire d'intérêt matériel, du point de
vue du doit et avoir, notre entreprise au nord de l'Afrique est insou-
tenable. Considérée comme ayant pour but d'accorder une certaine
satisfaction à un sentiment très vif dans le pays, celui de révéler
extérieurement notre existence dans le monde, elle se conçoit, elle
se motive, elle se justifie.
Le besoin d'action extérieure qui anime chacun des peuples de
l'Europe s'est témoigné par de vastes entreprises lointaines : telle
fut l'éruption des croisades qui dura deux siècles, tel a été l'enva-
hissement de l'Amérique; mais le plus souvent il s'est déployé dans
des déchiremens européens. Aujourd'hui un heureux changement
■s'opère; une révolution éminemment favorable à la paix intérieure
est en train de s'accomplir dans la politique européemie. La commu-
nauté des idées et des sentimens, la solidarité des intérêts, la facilité
croissante des relations d'un bout de l'Europe à l'autre, ont fait des
nations qui l'habitent une grande famille. Peut-être serons-nous encore
témoins, en Europe, de quelque choc affreux; mais certainement, si
la guerre éclatait, elle serait de très courte durée. Elle pourrait être
sanglante, grave dans ses conséquences; mais elle passerait avec rapi-
dité. Les rapports des gouvernemens entre eux laissent beaucoup à
désirer encore; ils ne sont pas en harmonie avec les instincts des
populations à beaucoup près, mais ils y seront bientôt, parce que la
réaction desgouvernans sur les gouvernés, cette véritable souveraineté
populaire, n'a jamais été aussi puissante. Après le maintien de la
paix, en 1830, qui pourrait douter de la prépondérance des intérêts
pacifiques dans la politique européenne?
16.
2i8 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi, sauf la chance de quelques collisions qui pourraient être
cruelles, mais qui au moins, par le bref intervalle de temps qu'elles
occuperaient, ressembleraient à de sinij)les accidens, on peut regar-
der la cause de la paix européenne conmie définitivement gagnée.
Et comme il faut être juste envers tout le monde, même envers les
rois, disons hautement ici que ce triomphe de la paix au sein de
l'Europe est dû à la sagesse du roi Louis-Philippe. C'est à lui qu'appar-
tient l'initiative de cette belle et salutaire pensée qui devrait former la
devise de la dynastie d'Orléans, et qui lui portera bonheur. Si d'autres
princes, à commencer par le vieux monarque qui vient d'être ravi à
la vénération de la Prusse, et des hommes d'état tels que M. de Met-
ternich , lord Wellington et lord Grey, peuvent revendiquer une part
dans l'honneur du succès, c'est encore au roi des Français qu'en
revient le principal mérite; car lorsque la tempête allait éclater, lors-
que le Nord et le Midi déchaînés semblaient au moment de se préci-
piter l'un contre l'autre, il a eu à contenir et il a contenu le plus fou-
gueux des autans.
C'est précisément pour consolider cette paix européenne qu'il faudra
qu'on permette aux peuples européens de se répandre au dehors.
L'Europe, je le redis encore, a le tempérament belliqueux, lut-
teur, jouteur; elle aime à brandir son épée, et malgré la prophétie
d'Isaïe, malgré l'adoucissement des mœurs, elle n'est pas au moment
de convertir les fers des lances en socs de charrue. Mais les glaives
que dirigeaient autrefois l'amour du pillage, l'esprit d'oppression , des
haines féroces ou de hideuses jalousies, se mettront et se mettent déjà
au service des principes civilisateurs. Au nom du ciel, que la civili-
sation accepte!
On s'y est pourtant refusé jusqu'à présent. L'esprit guerrier, à qui
on demandait des concessions sans retour, n'a donc pas cédé sans une
vive résistance le terrain qu'il a perdu depuis 1830. L'hostilité a été
bannie du monde des faits, en ce sens que l'on n'a pas promené les
bataillons à travers champs, ou que du moins on ne les a pas poussés
les uns contre les autres; mais elle est restée dans les sentimens. On
ne s'est pas égorgé, mais on ne s'est pas moins cordialement détesté.
Les congrès et les conférences ont pris la place des batailles, con-
quête immense du génie de la paix européenne ! Mais, pendant qu'on
imposait silence au canon , que de fois les dagues ont été tirées sous
la table! On a juré la paix en se prodiguant les uns aux autres les.
démonstrations d'une antipathie tracassière, brutale même entre
adversaires, d'une méfiance insultante, d'une envie sans dignité
L'EUROPE ET LA CHINE. 249
entre amis et alliés. Les crocs-en-jambes diplomatiques ont joué avec
une activité égale à celle de la meilleure artillerie. On a vu se dérouler
les incertitudes, les anxiétés, les inconséquences, les contradictions,
les embarras, les bévues, parlons franchement, les manques de foi et
les lâchetés qui sont inséparables des transitions mal ménagées ou
non ménagées et des positions fausses.
Du moment où l'on reconnaissait ciu'on ne devait plus guerroyer
en Europe, il convenait de rechercher les bases d'un accord durable
entre les puissances. Puisque la guerre européenne était proscrite, il
était tout simple de détruire en Europe les causes de guerre en don-
nant satisfaction à tous les grands intérêts européens, par l'organisa-
tion d'une association des puissances qui permît à chacune de se
développer suivant ses tendances naturelles. Au nom de la paix, de
l'harmonie et du progrès, on s'est cramponné à une politique har-
gneuse, envieuse, immobile, qui ne profite à personne et qui nuit à
tous, qui torture tous les peuples en les refoulant sur eux-mêmes.
Ainsi que l'a dit un illustre orateur dans l'un de ses plus admirables
discours, à l'occasion de la question du Levant, «on s'est attaché à
une politique d'exclusion et on a chicané là où il fallait une politique
de magnanimité et de compensation (1). » On a nié la guerre, mais
on n'a pas constitué la paix. On a voulu la bonne harmonie de l'Eu-
rope, on en a repoussé les moyens , quoiqu'ils fussent parfaitement
honorables, éminemment propices aux tendances évidentes de l'hu-
manité, au resserrement des hens de la grande famille humaine.
Nous-mêmes, Français, qui avons l'habitude de nous distinguer par
les généreux penclians de notre politique extérieure, nous qui étions
les plus intéressés à la paix et qui la voulions le plus fermement, tout
comme les autres nous avons fait et nous faisons de l'exclusion et de
la jalousie. Nous nous sommes mis en travers des tendances les plus
naturelles de notre prochain. Celle des Russes est de prédominer à
Constantinople, celle des Anglais à Suez et en Syrie. Nous nous oppo-
sons aux Anglais en Syrie et à Suez, aux Russes à Constantinople.
Par là nous travaillons, sans nous en apercevoir, à ce qu'au lieu
d'une prédominance dont les uns et les autres se seraient contentés,
ils aient une domination, au lieu d'une tutelle et d'un protectorat, la
maîtrise.
Mais, je le répète, ces fausses manœuvres sont de celles qui accom-
pagnent nécessairement les transitions brusques. L'Europe ne pouvait
f (.1) Discours de M. de Lamartine du II janvier 1840.
250 REVUE DES DEl'X MONDES.
faire en nn clin d'œil le grand changement de front de la gnerre à la
paix européenne, d(; l'hostilité à l'association , sans qu'il y eût du dés-
ordre. L'intérêt bien entendu de toutes les puissances est qu'elles se
rendent à la raison , et elles s'y rendront. Ce doit en être fait de la
politique des temps passés, inspirée par le misérable instinct qui
porte les hommes à abaisser leurs sendjlables à tout prix, même en
faisant le sacrifice de leur élévation propre. Les hommes éminens qui
gouvernent l'Europe sentent entre leurs poignets les rudes vibra-
tions d'un ressort qui causerait des bouleversemens si l'on conti-
nuait à le presser sur lui-même. Ils savent le parti qu'on en pour-
rait tirer si on lui permettait de se détendre au dehors sous l'influence
d'une pensée civilisatrice. Par crainte des perturbations, ou plutôt par
amour de leur patrie et de l'humanité, ils s'accorderont à ouvrir une
carrière à ces générations dont l'ardeur fermente. Ils voudront que
notre Kurope, ce petit coin du globe où est concentrée une masse
extraordinaire de lumières et d'énergie, où les hommes s'entassent,
où les imaginations s'échauffent, où les ambitions individuelles et col-
lectives, les peuples et les rois, les intérêts et les idées se froissent
et se heurtent, verse à l'extérieur sa force vitale en excès, qu'ils ont
tant de peine à retenir. Us le voudront bientôt, on doit le croire. S'ils
ne le voulaient pas, elle déborderait malgré eux. Tout fait une loi de
cette nouvelle ère d'expansion ; tout est prêt pour elle: le matériel de
la campagne est déjà réuni. Et quel pourrait en être, je ne dis pas
l'unique but, mais le but principal, le but le plus glorieux, le plus
digne d'exciter l'ambition des grandes âmes et des âmes remuantes,
le plus attrayant pour l'humeur envahissante et dominatrice de l'Eu-
rope, sinon l'extrémité orientale du cotstinent d'Asie? Un violent
instinct ne pousse-t-il pas déjà l'Europe vers ces parages? Qu'est-ce
donc qu'y vont faire en ce moment les Anglais?
Le grand pas que fit la civilisation occidentale vers le terme de son
pèlerinage autour du globe, en portant ses avant-postes de l'autre
côté de l'Atlantique dans le nouveau continent, avait été précédé,
comme on l'a vu, de perfectionnemens signalés dans l'art de la navi-
gation. De même, de nos jours, elle a acquis des moyens puissans
de viabilité qui réellement autorisent à répéter, en le prenant cette
fois au sérieux et à la lettre, le mot de Colomb à Isabelle : El niondo
es poco. Voici venir la vapeur, qui , de nos jours, paraît devoir exercer
Sur les destinées du genre humain une influence comparable à celle
qu'eut, il y a trois ou quatre siècles, la découverte de l'imprimerie.
Des véhicules inconnus de nos pères, inespérés de nous-mêmes au
L'EUROPE Et LA CHTNE. 251
commencement du siècle, anéantissent maintenant l'espace sur les
continens comme sur la meT. C'est la vapeur qui les anime. Avec les
chemins de fer et les bateaux à vapeur, le fond de l'Asie cesse d'être
une terre lointaine. Paris et Londres ne sont déjà plus qu'à deux mois
de Canton. Dans quelques années, lorsque la navigation maritime à
vapeur, encore an berceau, se sera développée, et que des centres
complètement européens auront été constitués sous les auspices du
pacha et du sultan qui essaient de s'européaniser, ou sou* ceux de
l'Angleterre et de la Russie ou de tierces puissances, à Smyrne, à
Alexandrie, à Constantinople, quelle ne sera pas la proximité des
deux civilisations orientale et occidentale!
Ainsi , lors même que l'Europe resterait à sa place, ou au moins ne
s'écarterait pas du bassin de la Méditerranée, le grand Orient cesserait
d'être inaccessible pour elle , et elle serait en mesure de voisin<}r avec
lui de gré ou de force. Mais cette Europe est aujourd'hui partout. En
même temps qu'elle a amoindri les distances par la rapidité qu'elle
met à les franchir, elle a supprimé sur la carte les trois quarts de l'in-
tervalle qui la séparait de l'empire chinois. Elle s'est installée littéra-
lement sur sa frontière. La plus grande partie de l'Asie est aujourd'hui
la propriété de l'Europe. L'Angleterre compte dans l'Inde actuelle-
ment quatre-vingt-trois millions de sujets et cinquante millions de
vassaux et de tributaires. Pendant que les Anglais cernent le céleste
empire du côté du midi, les Russes le pressent du côté du nord. La
Russie occupe tout le revers septentrional de l'ancien continent,
jusqu'au Kamchatka , jusqu'à la mer de Bering. Elle gagne du ter-
rain tant qu'elle peut de ce côté comme du nôtre. Elle capte ou assu-
jétit chaque jour de nouvelles steppes et d'autres tribus. Ses posses-
sions limitrophes de la Chine vont jusqu'à 50", et même jusqu'à iS**
de latitude. Par conséquent, c'est un pays tout-à-fait habitable, quoi-
qu'il s'appelle la Sibérie , et il est facile de s'y préparer des ressources,
d'y réunir des approvisionnemens et une armée.
Bien plus, l'armée y est déjà, et c'est une armée qui sait par tradi-
tion comment on conquiert le céleste empire. Cette région qui s'or-
ganise par les soins des czars est celle qui depuis l'origine des temps
a été la demeure des peuples nomades et belliqueux , sortes de Cen-
taures, qui ont joué un rôle de premier ordre dans l'histoire, en
apparaissant d'espace en espace, tantôt à l'Orient, tantôt à l'Occident,
comme des fléaux de Dieu, guidés par l'ange exterminateur des natio-
naUtés et des empires (1).
(1) L'un des plus grands mystères des annales du genre huma'in , c'est que ces
252 REVUE DES DEUX MONDES.
La Russie accomplit dans cette contrée une œuvre dont les Euro-
péens, occupés de ses agrandissemens en Europe, n'ont pas soigneu-
sement mesuré la portée. Elle hùt passer les tribus tartares de la vie
nomade à la vie stationnaire. Mais tout en les initiant à la civilisation ,
elle développe en eux les instincts belliqueux plutôt qu'elle ne les
amortit. Elle les enrégimente, elle les discipline, elle les accoutume
à manier avec dextérité les machines de guerre qu'a perfectionnées
la science occidentale. Ainsi , parmi cette race d'hommes dont le nom
est invasion, tout comme celui du démon dépossédé par le Sauveur
était légion, elle se crée un instrument qui pourrait devenir dange-
reux pour l'Europe, mais déjà redoutable pour l'empire chinois.
Par mer, la Chine est observée aussi, menacée, harcelée par les
contrebandiers qui sont les avant-coureurs des conquérans ou au
moins du commerce régulier. Les navires anglais partis de l'Inde
assaillent son long littoral. Déjà les intrépides marins des États-Unis
se joignent à eux; que sera-ce lors([ue les pionniers de l'Union améri-
caine auront pullulé sur le versant occidental des Montagnes-Rocheuses
dans le district de l'Orégon , ou lorsque les redoutables carabines de
populalions sans lien d'attache avec le sol , sans religion ou vouées à un cuite gros-
sier et rudimentaire, sans littérature et sans science, sans monumens d'art, sans
industrie, faibles de nombre, aient pu peser d'un aussi grand poids dans la balance
de ses destinées. Dans cette masse pour ainsi dire fluide, les ébranlemens se com-
muniquaient de proche en proche , tout comme une vague va sans se lasser d'une
extrémité à l'autre de l'hori/.on. Il suffisait qu'un de ces flots tumultueux de no-
mades fût poussé par un autre flot pour que, les tribus se refoulant les unes les
autres, une effroyable invasion vînt porter la dévastation et le carnage à des
distances infinies chez les peuples civilisés. Les tempêtes survenues dans ces arides
espaces de l'Asie moyenne, se propageant ainsi au loin, ont causé les grandes révo-
lutions qui ont eu pour théâtre, à l'Occident notre Europe, à l'Orient la Chine et les
pays qui l'avoisinent. C'est de là que sont sortis, comme des ouragans furieux, les
Celtes et les Pélasges, les Germains et les Scythes, les Alains, les Avares et les Huns,
tous les barbares enfin, les Slaves et les Turcs. De là sont pareillement venus les
Mongols de Gengis-Khan, conquérans de la Chine; avant les Mongols, les Hioung-
Nou, qui comme eux s'étaient portés à l'Orient, et même, au dire de quelques écri-
vains, auraient pénétré dans l'Amérique du Nord, chassant devant eux des essaims
de peaux-rouges; après les Mongols., les Mandchoux, (lui de même se sont emparés
de l'empire chinois, où ils régnent aujourd'hui.
Un des plus curieux livres d'iiistoire qui aient été publiés depuis quelques
années, est certainement celui de M. A. Jardot sur les Révolutions des peuples de
l'Asie moyenne. L'auteur a clairement montré quelle avait été l'influence des migra-
tions de ces peuples sur l'état social et politique de l'Europe, et même de l'Orient.^
Il a jeté ainsi beaucoup de lumières sur les causes premières des grandes transfor-
mations que l'Europe a subies.
l'europe et la chine. 253
la vallée du Mississipi auront poussé jusqu'en Californie (1) la con-
quête vaillamment commencée au Texas? Que sera-ce lorsque les
nombreux archipels de la Polynésie, qui s'échelonnent des Philip-
pines aux îles Sandwich, et de celles-ci à la Nouvelle-Hollande, fécon-
dés par le bateau à vapeur maritime qui semble avoir été créé pour
leur usage, auront été un peu plus complètement colonisés par les
entreprenans essaims que la race anglaise expédie partout du fond
de la Grande-Bretagne ou des rivages de l'Amérique du Nord?
On se préoccupe beaucoup de l'imminence d'une collision au cœur
de l'Asie, entre l'Angleterre et la Russie. L'esprit de lutte qui anime
les Européens pourra occasionner en effet un choc entre ces deux
puissances; mais je ne puis croire qu'elles s'acharnent l'une après
l'autre et se déchirent long-temps. Je dirais qu'elles doivent s'en-
tendre en Asie par la raison qui fait que les larrons s'entendent, si l'on
pouvait qualifier de larcin les empiétemens qui servent la cause de
la civilisation. Il y a place au soleil de l'Asie pour toutes les deux; il
y a une suffisante proie pour les rassasier, pour les gorger l'une et
l'autre. N'est-il pas probabli», au contraire, qu'après s'être observées,
mesurées un instant peut-être, au lieu de s'entredétruire, elles se
réconcilieront en faisant payer à l'empereur du Milieu (1) les frais du
traité de paix?
On sait quelle sensation a excitée chez les cabinets de l'Europe
occidentale la mission de M. de Brunow, tendant à raccommoder Lon-
dres avec Pétersbourg, en coupant en deux, comme la tunique d'un
mort, le ci-devant empire ottoman, et en allouant aux deux nations
rivales Alexandrie et Constantinople, qui en effet leur siéraient bien.
Il y a beaucoup de motifs pour que cette transaction soit déplaisante
à d'autres nations de l'Europe, et notamment à la France et à l'Au-
triche; de ce jour-là en effet, si les autres puissances n'obtenaient pas
chacune un lot semblable, quelque habile que soit le cabinet de Vienne,
quelque vaillans soldats que soient les Français, il n'y aurait plus en
Europe que deux puissances; la France serait l'humble suivante et
servante de la Grande-Bretagne ; l'Autriche serait la vassale des Mos-
covites. Mais le pacte doit être tout-à-fait du goût des deux hautes
parties contractantes, quoiqu'on assure que l'Angleterre n'en veuille
(1) On assure qu'il y a déjà en Californie des villages peuplés par des éinigrans
venus des Étals-Unis, par l'état de Missouri ou celui d'Arkansas. Des caravanes
régulières font le commerce entre les provinces septentrionales du Mexique et
l'Union américaine.
(1) L'empire du Milieu est l'un des noms de l'empire chinois.
'§514 REVU-E DES i)EV% MONflES.
^as entendre parler. Bien des conditions sont requises |K)ur qu'il ne
soit pas signé et mis à exécution l'un de ces jours, à la barbe des
tiers, sans que ceux-ci s'agrandissent d'un pouce, dans le cas où, se
rçnferwjiant ^ans la politique négative ou exclusive, ils ne proclame-
raient pas la politique de compensation et d'expansion, et ne la
feraient pas prévaloir à leur prollt comme à celui des deux géans
de jla terre ferme et de la mer. Premièrement, il faut que l'Autriche
et la France se tiennent bien serrées l'une contre l'autre, nonobstant
l'Italie, qui fait plus que les séparer, car elle les divise et doit con-
tinuer à les diviser tant qu'elles s'en tiendront à la politique d'exclu-
sion ; secondement , que la France soit bien unie , bien ordonnée et
bien calme chez elle; troisièmement, que la haute prudence de l'Au-
tricbe s'accommode d'une attitude guerrière et de la possibilité d'une
conflagration européenne; quatrièmement, que l'islamisme soit de
force à jouer le rôle d'intermédiaire obligé entre l'Asie et l'Europe,
en dépit de la préijence des Anglais dans l'Inde, des Russes tout au-
tour de la mer iNoire, des uns et des autres sur le plateau central de
l'Asie et autour de la Perse, et qu'il ne meure pas de sa belle mort,
en tant qu'empire, entre les bras de ceux qui prétendent l'opposer à
deux colosses semblables à la Russie et à l'Angleterre. Le programme
de ces conditions, toutes pourtant sine qua non, n'est pas aisé à rem-
plir. Il y a donc de fortes chances pour que la proposition Brunow,
après avoir été repoussée une fois, deux fois, dix fois, soit reproduite
une onzième et acceptée , puis réalisée , et pour que nous assistions
ainsi à une seconde représentation d'une Pologne mise en pièces, au
profit de la Russie et de l'Angleterre.
Or, ce qui peut se faire en Europe aux dépens de la Turcjuie peut
s'effectuer aussi bien en Asie aux dépens de la Chine. Le céleste
empire, m.algré son innombrable ])opulation, paraît médiocrement
capable de tenir tète à la tactique européenne, et il n'a pas près de lui
des tiers en mesure de l'aider, comme en Europe l'Autriche et la France
pourraient servir de puissans auxiliaires au sultan et à Méhémet-Ali.
Les Tartares connaissent te chemin de Pékin : ils peuvent y revenir
avec le drapeau russe, tout comme ils y sont allés avec l'étendard
mongol ou mandchou ; il n'y aurait de changé que le nom de la horde
et son degré de culture, ainsi que la perfection de ses moyens mili-
taires. Les flottes anglaises prendraient Canton entre un lever et un
coucher du soleil. Considérée comme objet d'une conquête ou d'une
tutelle intéressée, la moitié de la Chine vaut infiniment mieux que
tous les domaines des Osmanlis ensemble. Conçoit-on l'incomparable
l'edrope et la chine. 255
clientelle que formeraient pour les manufactures de Manchester, de
Leeds, de Sheffield et de Birmingham , 3G0 millions d'hommes indus-
trieux, amateurs du bien-être et même du luxe? Je laisse au lecteur
le soin de décider si ce n'est pas une de ces tentations auxquelles ne
peuvent résister long-temps les Anglais, eux qui en sont maintenant
à chercher des débouchijs pour leurs fabriques jusqu'aux sources du
Niger.
La prévision du rapprochement étroit des deux civilisations ou de
leur fusion en une seule inspire cependant un souci profond. On ne
voit pas le rôle qu'y pourra directement jouer notre patrie. Dans ce
drame qui s'accomplira plus ou moins tard, plus ou moins tôt, mais
qui ne peut beaucoup être ajourné, car le prologue est commencé
déjà; dans cette épopée qui effacera par ses proportions tout ce
qui s'est opéré sur la terre, et qui sera plus extraordinaire encore
par l'échelle de ses bien faisans résultats, il y aura une place sur le
premier plan pour une puissance continentale; mais sera-ce pour
nous? Il fut un temps où l'on pouvait croire que la Méditerranée
allait devenir un lac français. L'homme qui lui avait donné ce nom ,
après avoir, de ses mains ou de celles de ses lieutenans, planté le
drapeau tricolore à Malte, à Corfou, à Alexandrie, conçut l'audacieuse
pensée d'attaquer l'empire ottoman au cœur; et, il a eu raison de le
dire, si on ne lui avait barré le chemin à Saint-Jean-d'Acre, il ne se
fût arrêté qu'à Stamboul ; l'empire franc fondé par les croisés sur les
rives du Bosphore eût été ressuscité. Maîtresse d'Alexandrie, de
Constantinople et du golfe Persique, la France, du fond de l'Occident,
aurait tenu les trois clés de l'Orient le plus reculé. Elle eût été non-
seulement la reine de la Méditerranée, mais celle du monde. Ces
clés ont toutes échappé à nos mains. Notre étoile a pâli , et une autre
s'est levée. Le prince puissant dont l'un des bras est au fond de la
Baltique , l'autre aux portes de Constantinople , à qui appartiennent
la mer Noire et la mer Caspienne, et dont l'étendard flotte d'une
extrémité à l'autre de l'Asie septentrionale, celui-là semble être le seul
homme continental qui ait à dire un mot décisif dans cette suprême
question du grand Orient. Astre brillant de la France, pourquoi es-tu
tombé du ciel, et comment pourrais-tu y remonter?
Michel Chevalier.
LA PEINTURE
ET LA SCULPTURE
EN ITALIE.
De curieux calculs ont établi que, depuis les premiers temps de la
renaissance, l'Italie avait dépensé à bàîir et à décorer ses é<^lises
une somme égale à celle que produirait la vente de sa superficie
tout entière. Il n'est donc pas surprenant que, pendant près de
trois siècles, ce pays ait été le sol classique des beaux-arts. Les
germes qu'une latitude heureuse y avait déposés s'y trouvaient fé-
condés par la superstition des peuples et l'intelligent despotisme de
souverains viagers qui ne voulaient pas mourir tout entiers; la piété
des uns, la politique des autres, la vanité du plus grand nombre,
contribuèrent à la fois au rapide développement de l'art, qui leur
dut bientôt uns splendeur sans égale.
Les deux tiers des richesses d'un pays se trouvent d'ordinaire
entre les mains des vieillarils. En Italie, à Rome surtout, ces riches
vieillards formaient l'aristocratie de la nation. Beaucoup étaient dans
les ordres; la plupart croyaient sincèrement. Habitans d'un pays où
l'homme est naturellement passionné, et vivant à une époque de
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 257
relâchement singulier, tous avaient beaucoup péché dans leur jeu-
nesse, et avaient, sinon des crimes, du moins des fautes à se faire
pardonner. Ils bâtissaient donc des chapelles et des églises qu'ils
ornaient magnifiquement. Ces fondations remplaçaient chez les chré-
tiens les sacrifices expiatoires du paganisme. Les gens riches de la
bourgeoisie imitèrent l'exemple des patriciens et des dignitaires de
l'église. Au lieu d'immoler cent bœufs noirs sur l'autel des dieux in-
fernaux, ils commandaient de belles statues ou de précieux tableaux
qu'ils plaçaient dans l'église nouvellement bâtie. Les motifs et le but
étaient semblables, le résultat fut différent. Le crime et ses expia-
tions profitèrent surtout à l'art, et de ces sacrifices d'un nouveau
genre il resta autre chose que la cendre des bûchers et les ossemens
des victimes.
Les profanes et les incrédules, car il y en eut de tout temps, se-
condaient d'une autre manière ce mouvement de fécondation. Chez
eux, la vanité remplaçait la foi. Un banquier qui avait fait fortune
élevait un palais qu'il décorait avec une magnificence royale. C'est
à cette époque qu'Agostino Chigi fait construire le joli casin de la
Farnésine et choisit Raphaël pour le décorer. Ainsi le vaniteux ca-
price d'un banquier nous a légué les charmantes fresques de Psyché
et de la Galatliéc
De nos jours, il y a peut-être autant de bons croyans en Italie que
du temps de Raphaël; mais la plupart de ceux qui croient sont pau-
vres, et les riches n'ont pas trop de leur superflu pour empêcher les
autres de mourir de faim. L'époque est aussi plus raisonnable. On
l'a dit depuis long-temps, Luther a tué les arts en tuant les abus. On
ne fait plus que de rares folies : les classes supérieures de la société
s'observent, sont rangées, et au lieu des crimes et des gros péchés
d'autrefois, elles n'ont que des peccadilles à expier. Il n'y a plus en
effet que les pauvres diables qui empoisonnent ou qui tuent; le
crime a perdu sa grandeur, a dérogé et s'est fait peuple.
D'un autre côté, si la vanité a toujours son empire, elle est impuis-
sante à créer les mêmes prodiges. Il y a bien encore dans Rome
quelque riche Agostino Chigi qui bâtit des palais et dépense fort
libéralement son immense fortune; mais le faste, plutôt qu'un goût
délicat, préside à la décoration de ces édifices. Est-ce la faute du
fondateur? Ne serait-ce pas plutôt une triste nécessité de l'époque?
Où trouver un Raphaël pour les orner de ses chefs-d'œuvre ?
La peinture, en effet, est à peu près morte en Italie; Caninccini
à Rome, BcxiTcnuU à Florence, Appiani, Bossi et Sabatelli à Milan,
258 REVUE DES DEUX MONDES.
sont les derniers peintres de ce pays qui aient obtenu une certaine
vofïue. [/Europe a entendu prononcer leur nom; les Italiens les re-
gardent comme de grands artistes. Benvenuti et Camuccini ont fait
école , et comme ils étaient à peu près seuls , ils ont facilement
trouve moyen de s'enrichir; iriais leur réputation et leur fortune ne
prouvent qu'une seule chose : la décadence de l'art et le mauvais:
goût du public. Appiani et Bossi, le copiste du Cénacle de Léonard
de Vinci , ne se sont pas non plus élevés au-dessus du médiocre;
Sabatelli , mort il y a quelques années, est le seul des trois Milanais
chez qui on ait remarqué des éclairs de génie.
Quant aux peintres que l'on a[)pelîe en Italie de second ordre, nous
ne savons vraiment à quel rang les classer; ils occupent ces espaces
ternes qui s'étendent du médiocre au pire. A Milan , le nombre de ces
peintres est considérable, et la plupart en sont encore à copier David
et Girodet. MM. Hayez , Carlo Arrienti , Luigi Bisi et Fermini se sont
cependant séparés du gros de la troupe, et depuis quelques années
imitent la nouvelle école française. MM. Hayez et Carlo Arrienti pei-
gnent l'histoire et le genre, MM. Bisi et Fermini le paysage et
l'architecture. MM. Hayez et Arrienti, que leurs nombreux admira-
teurs placent en tète d'une nouvelle école lombarde et proclament
les restaurateurs de la peinture milanaise, ne sont que de pâles imi-
tateurs de la manière de MM, Scheffer, Delaroche et autres. Ils pei-
gnent comme eux des sujets dramatiques empruntés à l'histoire du
moyen-âge, mais ils sont loin d'avoir le même talent d'exécution.
Les deux Foscari de M. Hayez et VAz:-o et la Parisina de M. Carlo
Arrienti ont eu cette [année les honneurs du musée Bréra; ces
tableaux , exposés au Louvre, se seraient perdus dans la foule et n'au-
raient valu à leurs auteurs ni u:; éloge ni une critique. MM. Hesse,
Scheffer et Devéria sont de beaucoup supérieurs à ces peintres du
moyen-ûge à Milan; ils ont en outre le mérite d'être venus les pre-
miers. Ce que nous venons de dire des peintres d'histoire et de genre
peut s'appliquer aux paysagistes et aux peintres d'architecture; si les
premiers ont oublié Léonard de Vinci, Luini et Corrège, ces der-
niers se souviennent peu du Mantègna et de Ganaletto, et certaine-
menS;, au lieu de se traîner à la remorque de l'école française mo-
derne et d'en suivre les capricieuses évolutions, ils eussent mieux
fait d'imiter ces chefs de la vieille et magnifique école lombarde.
Bologne a ses peintres comme Milan. M. Pietro Farucelli est le
plus renommé de ces artistes. C'est un homme d'une merveilleuse
facilité qui peint dans la manière de Tiépolo; disons-le, c'est plutôt
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 259
un grand décorateur qu'un véritable peintre d'histoire. Bologne a de
plus un grand nombre d'ouvriers de talent, car nous ne pouvons pas
donner le nom d'artistes à ces peintres que M. Guizardi, l'étonnant
pasticheur, a enrôlés sous sa bannière. L'art, pour eux, n'est pas môme
une honnête industrie; c'est un métier de faussaire, où le plus habile
est celui qui trompe le mieux. Non contens de pasticher les vieux
maîtres , ils copient littéralement leurs compositions ignorées sur des
toiles e:i lambeaux ou des panneaux vermoulus; puis, quand ils ont
soigneusement sali leur ouvrage, ils profitent de l'ignorance des con-
naisseurs de passage, russes ou anglais, pour vendre ces copies comme
de précieux originaux. Beaucoup de ces étrangers sont dupes, mais
beaucoup aussi ne sont trompés que parce qu'ils veulent bien l'être.
N'est-ce pas une véritable bonne fortune que de pouvoir enrichir sa
galerie de Saint-Pétersbourg ou de Londres de tableaux du Corrège,
de Raphaël ou du Garofalo , qu'on a eus pour rien?
A Florence , du moins, le culte de l'art est plus pur, et il n'y a de
procès à faire qu'à la médiocrité des artistes. Benvenuti, le lourd et
triste décorateur de la coupole de Médicis à San-Lorenzo, a été
enseveli dans son triomphe; il se repose sur ses lauriers et fait bien.
Bezzuoli a d'abord timidement imité Gérard; maintenant il cherche
la manière précise, ornée, mais un peu vulgaire, de M. Delaroche,
auquel il semble avoir dérobé ses derniers tableaux, mais surtout sa
3lort de StrozzL MM. Benvetmti et Bezzuoli sont tous deux à la mode
depuis un quart de siècle; leurs admirateurs et leurs élèves sont nom-
breux, mais l'espoir de la peinture n'est pas là, et si Florence est
peut-être la seule ville de l'Italie où cet art semble appelé à de nou-
velles destinées, ce sera moins à ces artistes qu'à cette jeune école
de dessinateurs qui remontent sévèrement aux grands et éternels
principes de l'art, et qui s'inspirent à la fois de Masaccio, de Fra
Angelico et de la nature, qu'elle devra sa résurrection. L'amour de la
nouveauté les ramène au simple et au vrai , et déjà , parmi ces jeunes
gens, on compte de grands dessinateurs, en tête desquels nous pla-
cerons M. Carlo délia Porta. Qu'ils deviennent aussi habiles coloristes
qu'ils sont bons dessinateurs , et l'école florentine n'aura pas déchu.
Ces jeunes artistes, un peu intolérans comme la plupart des nova-
teurs qui débutent, poussent sans doute le rigorisme trop loin. Il en
est parmi eux qui regardent un voyage à Rome comme la plus péril-
leuse des épreuves, cette ville passant à Florence pour la corruptrice
du goût. « Nous nous y perdrions, » disent-ils naïvement. Si le Bernin
et son école, qui, dans le courant du dernier siècle, ont gAté la plu-
260 REVUE DES DEUX MONDES.
part des monumens de Rome, motivaient seuls ces craintes , nous
les regarderions comme fondées; mais il est tels de ces messieurs
qui font remonter la décadence à Raphaël et à Michel-Ange, et qui
redoutent jusqu'à l'influence des ouvrages de ces sublimes corrup-
teurs du goût, de CCS chefs de l'école maù'rinliste, comme ils disent.
Libre à eux de spiritualiser l'art; souhaitons néanmoins qu'ils le tien-
nent toujours à la portée des sens, car nous croyons fermement que
la peinture, tout en plaisant à l'esprit, doit, avant tout, satisfaire les
yeux; souhaitons aussi que des artistes d'un vrai talent renon-
cent à ce fatal système d'exclusion qui rendrait inféconds de beaux
germes que le souffle vivifiant de la liberté peut seul développer :
qu'ils songent bien qu'ils tiennent entre leurs mains l'avenir de la
peinture en Italie, et qu'ils se hâtent de se départir d'un rigorisme
mesquin qui, au lieu des restaurateurs de l'art, ne ferait d'eux que
les cruscante de la peinture.
Les novateurs florentins se sont donc éloignés de Rome avec le
même empressement que d'autres mettent à s'en rapprocher; la
dégradation qui afflige l'art de la peinture dans cette ville, où jadis
il était si florissant, pourrait seule leur servir d'excuse. Cette dégra-
dation est inimaginable, et l'on ne peut s'en former une juste idée
qu'en parcourant les salles nouvelles du Vatican, en voyant à quels
hommes il a été donné de continuer l'œuvre de Raphaël. Les salles
de la bibliothèque sont le monument le plus curieux de ce genre.
Ces salles sont décorées d'arabesques, et de peintures à fresque
représentant les principaux évènemens qui ont signalé la vie si agitée
du pape Pie VIL Le sujet, comme on voit, ne manquait ni d'intérêt
ni de grandeur; l'artiste chargé de ce travail n'a trouvé là qu'une
occasion de couvrir les murailles d'une suite de ridicules compo-
sitions bonnes tout au plus à servir d'enseignes au spectacle de Cas-
sandrino. Ordonnance, dessin, coloris, tout est à l'avenant, et les
allures de ces petits personnages d'un pied ou deux de haut sont
tellement comiques, qu'il est impossible de ne pas éclater de rire
devant les scènes les plus sérieuses d'un drame où un pape joue le
premier rôle. Le très faible plafond de Raphaël Mengs, qui orne une
de ces salles, gagne tellement à ce voisinage, qu'on le prendrait pour
un chef-d'œuvre.
Les fréquentes expositions de peintures modernes qui ont eu lieu
dans cette métropole des arts offrent un spectacle d'un autre genre,
mais non moins singulier. L'hiver dernier, par exemple, nous vîmes
à la porte du Peuple l'une de ces expositions payantes, au profit
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 261
des indigens de la ville. Russes, Saxons, Suédois, Anglais, Suisses,
Prussiens, Hongrois, Italiens, s'étaient empressés d'y envoyer leurs
ouvrages, et, disons-le en passant, parmi ces tableaux venus en
quelque sorte des quatre coins de l'Europe, il eût fallu chercher
long-tempspour trouver, je ne dirais pas un chef-d'œuvre, mais une
œuvre supportable. Quant aux Romains, on ne se figurerait jamais
par qui ils étaient représentés dans ce congrès de tous les peuples :
par deux ou trois mauvais peintres de paysage et d'intérieur, et par
trois femmes qui font des copies sur porcelaine, d'après Raphaël et
le Corrège (1). MM. Camuccini et Agricola ne laisseront donc pas
d'héritiers.
M. Camuccini jouit toujours à Rome de la même célébrité que
M. Renvenuti à Florence; c'est le Raphaël du siècle, disent ses conci-
toyens; nous le nommerions, nous, le David de l'Italie. M. Camuc-
cini n'a été en effet que la doublure affaiblie du peintre de Bnitiis
et des Horaces, dont il a naturalisé l'école par-delà les Alpes. En
France, il se serait placé naturellement à la suite des Guérin, des
Lethierc, des Meynier et des Menjaud; à Rome, par ce temps de
décadence et de pauvretés, il s'est trouvé au premier rang. M. Camuc-
cini n'est, à proprement parler, qu'un artiste habile qui travaille
raisonnablement ses ouvrages et vivement ses succès, et qui a eu
autant de savoir-faire dans ses salons que dans son atelier. M. Ca-
muccini est l'analogue de notre Gérard; homme de goût avant tout,
si son talent a paru contestable, les grâces de son esprit et le charme
de ses manières l'ont fait ranger au nombre des plus aimables Ro-
mains. Un homme d'esprit , doué d'une certaine dose de talent, passe
passe aisément auprès du vulgaire pour un homme de génie; il n'est
(t) Voici la curieuse statistique de cette exposition: quinze on vingt AllenianJs,
Saxons, Suédois, Prussiens, Suisses ou Hongrois, parmi lesquels le portraitiste sué-
dois Soderniali, Taquarelliste Majer et l'Allemand Schubert , auteur du Bon Riche.
méritentseulsune mention particulière; troisAnglais; un Français inconnu, les artistes
français de quelque valeur qui habitent Rome s'étanl abstenus; une vingtaine d'Ita-
liens des provinces, Piémontais, Padouans, Toscans, Bolonais, Génois et Napolitains,
imitant les peintres de genre Léopold Robert et Horace Vernet, les peintres de por-
trait Kinson ou Dubufe, les peintres de paysage Gaspard Poussin ou Claude Lorrain ,
le plus grand nombre dénués de toute valeur et n'imitant personne; entin, les Ro-
mains Facetti et Castelli,qui en sont encore à pasticher Michallon; Porcelli, qui
voudrait imiter Granet , et M""*"* Clelia Valeri , Bianca Festa et Enrichetti Narducci ,
qui toutes trois font des copies sur porcelaine. Je demandai pourquoi les peintres
d'histoire romains n'avaient rien envoyé à cette exposition. — « Par une raison bieu
simple, me répondit-on; c'est qu'il n'y a pas de peintres d'histoire à Rome. Landi
ot Camuccini ont enterré la synagogue. »
TOME XXIII. 17
^62 KËVUE DES DEUX MONDES.
donc pas surprenant que les nombreux amis de M. Camuccini l'aient
proclamé le premier des peintres de l'époque. A notre avis, cette
réputation est quelque peu usurpée.
M. Camuccini, praticien exercé, dessinateur précis, et qui entend
à merveille la partie matérielle de l'art, a débuté par faire d'excel-
lentes copies des grands maîtres de l'école romaine. On cite de lui,
dans ce genre, un véritable tour de force. La fameuse Déposition de
croix de Michel-Ange de Caravage était au nombre des tableaux que
la victoire avait mis entre les mains des Français et allait être envoyée
à Paris. M. Camuccini en fit la copie en vingt-sept jours, et celte
copie, d'une fort belle exécution, rappelait d'une manière frappante
l'énergique grandeur et l'expression passionnée de l'original. M. Ca-
muccini reproduisit avec un égal botdieur plusieurs des tableaux les
plus renommés de Raphaël ; mais lorsqu'il puisadans son propre fonds,
il fut moins heureux, etses grandes compositions, si vantées, sont de
très médiocres ouvrages. La Mort de César, la Mort de Virginie, Cor-
netie, mère des Gracques, le Banquet des dieux au palais Torlonia, et
sept ou huit autres grandes pages de plusieurs centaines de pieds car-
rés, nous reportent, pour la manière et le choix des sujets, aux beaux
temps de l'école de David. La Mort de Ccsar est le meilleur de ces
tableaux, que te Brutus condamnant ses fils, de Lethiere, semble avoir
tous inspirés. L'exactitude historique est à peu près le seul mérite de
cette composition dont l'ordonnance est trop compassée. Rien de plus
froid en effet que ce groupe des conjurés à l'œuvre; rien de moins
naturel que cette figure de César qui tombe en étendant les bras. Ce
sont des acteurs qui répètent leur rôle derrière la rampe d'un théâtre,
et l'on s'atterid à ce que tout à l'heure de pompeux alexandrins sor-
tiront de leur bouche. Le seul de ces personnages qui laisse un sou-
venir, c'est le faible Cicéron , ce type de l'irrésolution politique;
tandis qu'on frappe le dictateur, il reste assis dans sa chaise curule,
n'osant s'opposer ni du geste ni de la voix à un assassinat qu'il dé-
plore et dont il calcule déjà toutes les conséquences , mais surtout
les conséquences qui peuvent le toucher.
La Mort de Virginie, Cornélie ^ mère des Gracques, la Continence
de Sci^jion, le Banquet des Dieux, sont de ces œuvres d'une médio-
crité transcendante dans lesquelles on trouve peu à reprendre et
encore moins à louer. Ce sont des scènes des tragédies de Campistron
ou de La Harpe transportées sur la toile. L'ordonnance est conve-
nable, le dessin correct, l'exécution irréprochable; il n'y manque
qu'une seule chose : la vie que le génie seul peut donner.
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 263
M. Agrlcola , l'un des élèves de ce vieux et fantasque Battoni, qui
donnait des leçons de goût au cardinal de Bernis, et qui tit tant de
bruit à Rome vers la fin du dernier siècle, a été le modeste rival de
M. Camuccini, M. Agricola a commencé, comme son maître, par
peindre des portraits, puis il se mit sagement à la suite de Raphaël
et d'André del Sarto, et se fit le peintre des madonnes du xix" siècle.
Ces vierges, de M. Agricola, sont beaucoup trop mondaines; ce sont
de terrestres et coquettes beautés dans lesquelles il n'est pas possible
de retrouver la mère d'un Dieu fait homme. M. Agricola est à Raphaël,
peintre des madonnes de Foligno et du Baldaquin , ce que M. Camuc-
cini est à Raphaël, peintre du châtiment d'Héliodore, d'Attila, ou
de la bataille de Constantin contre Maxence. C'est un écho faible et
(Jétourné qui ne répète qu'un mot d'un discours.
A Milan , à Venise, à Florence et à Rome, j'ai consulté beaucoup
d'hommes de goùl au sujet de cette profonde décadence de l'art. Les
Milanais me répondaient : Comment voulez-vous que, sous le gou-
vernement de proconsuls avares, méthodiques et froids, les arts fas-
sent aucun progrès? Les gens qui lésinent sur fout, qui font venir
de Vienne leurs épingles et leurs boutons d'habits, n'ont jzuère de
florins à dépenser pour acheter des tableaux. — La peinture, c'est
du superflu, me disait un Vénitien, et c'est tout au plus si nos
familles nobles ont le nécessaire. La grande affaire pour elles, c'est
de ne pas mourir de faim . d'empêcher leurs palais de s'écrouler
dans les canaux; les maçons et les boulangers emportent la meil-
leure partie de leurs revenus. — Rendez-nous la liberté et les pas-
sions fortes, et nous aurons encore de grands artistes, vous disent
les Bolonais. — Que nos grands seigneurs et nos banquiers soient
moins avares, et nos académiciens moins intolérans; qu'ils fassent
un plus noble usage de leur amour-propre et de leur science; que
les uns préfèrent les jouissances de l'esprit et du goût à la satisfac-
tion de paraître; que les autres ouvrent la porte un peu plus grande
à l'intelligence, et vous verrez renaître une nouvelle génération de
peintres de génie, vous répètent les Florentins. Les Romains accu-
sent leur gouvernement égoïste et leur pauvreté; les Napolitains, le
matérialisme des gens riches et la trop grande vivacité intellectuelle
de leurs artistes, qui exclut la patience, vertu sans laquelle le génie
ne peut prendre son entier développement. A toutes ces causes de
misère et de stérilité, il faut en ajouter d'autres qui les dominent et
qui ne sont pas moins réelles, l'espèce de décadence morale des
divers peuples itaUens, leur prostration chaque jour croissant, et la
17.
•26V REVUE DES DEUX MONDES.
perte de leur liberté. — Si nous n'avons plus de grands peintres,
disent tristement quelques amateurs fatalistes, c'est que ce n'est
plus la saison. — Ce mot résume tout, et en le prononçant, on voit
qu'ils comptent sur l'avenir, et qu'ils espèrent que \a saison reviendra.
Les artistes qu'un amour-propre ridicule n'aveugle pas, et qui,
pour avoir couvert quelques pieds carrés de toile, ne se croient pas
des Michel-Ange ou des Raphaël , sont presque tous du même avis; ils
avouent franchement leur infériorité, et ils l'attribuent tout naturel-
lement au manque d'emploi de leur talent. — On n'aime plus la
peinture, disent-ils; faut-il faire tant d'efforts pour contenter des in-
différens? — La désespérante supériorité de ceux qui les ont précédés
dans la carrière, la comparaison écrasante des chefs-d'œuvre consa-
crés qui remplissent leurs galeries, les jettent aussi dans une sorte de
découragement atonique qui tend encore à accroître cette paresse
naturelle aux peuples méridionaux. L'entraînement du climat, la trop
grande facilité de la vie, qui ne leur permet pas de connaître le prix
du temps, le manque absolu d'émulation , le défaut d'amour pour
leur art, qui pour eux n'est plus qu'un misérable gagne-pain, con-
damnent bientôt à la médiocrité ceux qu'un premier succès, un
accident heureux avait un moment fait sortir de ligne; ils songent
moins à se satisfaire qu'à plaire à la foule, dont ils étudient les ca-
prices et les grossiers instincts. Si chaque jour l'art de la peinture
dégénère et se corrompt, si l'indifférence des gens riches et puis-
sans, si le mépris des gens de goût ont pris la place des encQurage-
mens et des éloges d'autrefois, les artistes doivent s'en prendre
plutôt à eux-mêmes qu'au système de gouvernement et au plus ou
moins de libéralité et de goût de leurs patrons. Leur art, qu'ils n'ai-
ment pas, les trahit; le public, qu'ils méprisent, les abandonne.
Ce qui vient à l'appui de ces considérations, c'est que l'Italie, qui
n'a plus de peintres, a encore des architectes et des statuaires;
ceux-ci ont pris leur art au sérieux et l'ont aimé avec passion ; Tart a
répondu à leurs avances et leur a été Gdèle. Ces architectes et ces
statuaires sont de beaucoup supérieurs aux peintres, et parmi les
statuaires il est des hommes d'un rare talent, nous dirions presque
des hommes de génie.
Si nous nous occupons d'abord des architectes, nous conviendrons
que les hommes qui ont bàli les théâtres de Gênes et de Naples, qui
ont achevé le dôme de Milan, restauré la cathédrale de Pise, et qui
à Rome relèvent de ses ruines l'église de Saint-l\iul-hors-des-Murs,
satisfont à certaines conditions de l'art. Ils ne manquent ni de fécon-
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 265
dite, ni de science; la connaissance approfondie des ressources et des
secrets du métier leur a été transmise traditionnellement, et cepen-
dant ce sont plutôt des ouvriers savans que des génies supérieurs.
S'ils plaisent, c'est moins à la sublimité de leurs conceptions qu'à
d'ingénieuses combinaisons et à d'heureux tours d'adresse qu'il faut
attribuer leur succès.
Prenons pour exemple la restauration ou plutôt la reconstruction
de Saint-Paul-hors-des-Murs: c'est l'ouvrage capital du moment.
On sait que cette vieille basilique, dont Constantin avait jeté les
fondemens et qu'Honorius avait achevée, fut détruite par un incen-
die, le 25 juillet 1823, la veille de la mort du pape Pie VII. Cent
trente-deux colonnes soutenaient, non pas la voûte, mais la char-
pente de cèdre qui portait le toit de l'église. Quatre rangées de vingt
colonnes chacune divisaient la basilique en cinq nefs; les quarante
colonnes de la nef centrale étaient les plus précieuses. Vingt-quatre
de ces colonnes provenaient du mausolée d'Adrien , aujourd'hui châ-
teau Saint-Ange; chacune d'elles était formée d'un seul bloc de
marbre violet d'Afrique. Le malheur a voulu que la charpente en-
flammée de la toiture, en s'abîmant, ait justement rempli cette nef
du milieu et une partie des nefs latérales. L'ardeur d'un pareil foyer
calcina et fît éclater ces belles colonnes. Celles qui décoraient les
nefs latérales souffrirent également; la plupart, quoique fendues du
haut en bas, étaient restées debout comme par miracle; l'église
ne présentait plus qu'une masse de ruines, mais l'ensemble de ces
ruines était des plus imposans. On eût pu déblayer l'édifice des
cendres et des débris de charpente qui l'encombraient, laisser de-
bout ces colonnes à demi rompues à travers lesquelles on entre-
voyait des pans de murs démantelés et toute la tribune revêtue
de mosaïques gigantesques que l'incendie avait respectées. On aurait
eu ainsi une ruine chrétienne de l'effet le plus sévère et le plus
grandiose, une digne rivale des ruines païennes de la vieille Rome;
on a mieux aimé tout abattre pour tout reconstruire, la tribune seule
est restée dans son état primitif. Cette réédification d'une église
tout-à-fait inutile et située dans une plaine empestée par le mau-
vais air n'est pas heureuse (1). Les vénérables mosaïques de la
tribune (elles dataient de 440), légèrement altérées par la flamme,
ont été remises entièrement à neuf, et ont pris une fraîcheur et une
(1) Pendant l'oti', on n'y laisse qu'un seul moine pour gardien; cet lioninie com-
munie et se confesse comme un condamné à mort. Rarement il passe la saison.
^66 REVÇE DES DEUlt MONDES.
sorte de vernis moderne qui suffiraient seuls pour détruire l'ancienne
harmonie de l'édifice et pour lui ôter cette physionomie austère et
chrétienne qui le distinguait. Les cent trente-deux colonnes de
marbre antique sont remplacées par autant de colonnes de granit de
Lombardie. Cinquante ou soixante de ces colonnes sont déjà debout,
entre autres les colonnes maîtresses à chapiteaux doriques de la nef
centrale. Ces colonnes occupent, il est vrai, la place des belles colonnes
de l'ancienne basilique, mais elles ne les remplacent pas Le fût, d'un
gris bleuâtre et poli de la veille , les chapiteaux en marbre blanc, d'un
travail un peu sec, n'auront ni l'élégance, ni la légèreté, ni le fini
des marbres antiques; nous doutons même que leurs proportions
soient parfaitement semblables, et pourtant chacune de ces colonnes
coûte des sommes énormes. Les voûtes en plein cintre qu'elles sup-
portent sont construites de grands blocs de marbre blanc, comme
dans l'ancien édifice. Ces voûtes, courant de chapiteaux en chapiteaux,
étaient une innovation dans les premiers temps du christianisme où
cette basilique fut construite, et sans doute une innovation reli-
gieuse. L'arc remplaçait la ligne droite de l'entablement des temples
grecs; c'était un premier acheminement vers l'ogive. Lorsque l'on
débattit devant le pape Léon XII le projet de reconstruction de la ba-
silique, il fut question de remplacer ces arcs par un entablement fort
simple, qui eût été moins dispendieux; mais les architectes tinrent
bon, et ils eurent raison.
Pourquoi n'ont-ils pas montré une égale fermeté lorsqu'on a ré-
solu de recouvrir, par des plafonds ornés de rosaces et de dorures,
les cinq nefs de la basilique'? Si l'on voulait absolument masquer la
nudité des énormes poutres qui supportaient la toiture , et qui don-
naient à l'ancien édifice quelque chose de si austère et de si reli-
gieusement sombre , pourquoi n'ont-ils pas insisté pour que ces pla-
fonds fussent voûtés? Ces lambris tout plats , ornés de rosaces et de
caissons dorés, diminueront singulièrement la grandeur.de l'édifice
et lui donneront l'aspect coquet et mondain des églises des Jésuites
et de Sainte-Marie-Majeure; on peut déjà juger de cet effet parle
plafond de la tribune, qui est achevé. Cette faute est capitale , un
architecte de génie ne l'eût pas commise; un architecte de génie
n'eût pas, du reste, voulu copier un monument; il en eût construit
un autre d'après ses plans.
11 n'est pas moins vrai que cette église moitié ruine, moitié neuve,
est aujourd'hui l'un des monumens les plus curieux de l'Italie.
Comme on travaille ici de tradition, et que la partie technique de
LA PEINTURE ET LA SCLXPTUB*: BN ITALIE. ^^7
J'art, que ses moyens, en un reiot, sont les mêmes qu'il y a trois siè-
cles, on peut se figurer qu'on assiste à la construction de quelqu'une
de ces magnifiques églises de Rome, de Saint-Pierre, d'Ara-Cœli, ou
de Saint-Jean-dc-Latran. Voici de ce côté les ateliers des charpen-
tiers et des menuisiers où l'on travaille les énormes pou'res de
sapin qui doivent soutenir la toiture et les bois sculptés des plafonds;
sous ces hangards, les mouleurs et les marbriers sont à l'ouvrage;
dans l'un, on scie les marbres et les granits échappés au feu, on
sépare les parties calcinées et cariées des parties saines qui servi-
ront à lambrisser les autels ou à orner les murailles de pilastres
et de colonnettes; dans un autre, on polit les marbres sciés ou les
colonnes nouvellement débarquées : ces colonnes de granit d'un seul
morceau sont extraites des carrières de Baveno sur le lac Majeur,
non loin des îles Borromées. Du lac, elles passent sur le Naviglio-
Grande, et du Naviglio-Grande dans l'Adriatique; elles font ensuite
le tour de l'Itahe méridionale, et remontent le Tibre, sur les rives
duquel on les débarque à deux cents pas de l'église en construction.
Ces colonnes, revêtues de cordes pour éviter les avaries et transpor-
tées sur des rouleaux , remplissent des hangards où l'on s'occupe à
les polir. Il faut près de trois mois pour polir une seule colonne, et
malheureusement, comme nous l'avons dit tout à l'heure, le ton de
ces granits est d'un gris-bleu un peu cru que le vernis du temps
pourra seul adoucir.
L'atelier des sculpteurs n'est pas le moins curieux ; on y termine
plusieurs colosses en marbre blanc de vingt-cinq à trente pieds de
haut, et qui n'ont guère que le mérite de la masse. Là nous avons
été témoins d'un spectacle tout-à-fait propre à l'Italie : des ijalériens
travaillaient le marbre sous la direction d'un maître sculpteur, et le
travaillaient avec talent; mais néanmoins ce n'était là que de la sculp-
ture de décoration. Le gouvernement romain ne peut entreprendre
de si grands travaux qu'en embrigadant un grand nombre de ces
forçats avec les autres ouvriers, qui les accueillent sans répugnance.
Grâce à ce concours, le prix de la main-d'œuvre devient presque nul.
Lors de ma visite à Saint-Paul-hors-des-Murs, il y a quelques mois,
trois cents ouvriers environ y étaient employés, et cependant cette
restauration, commencée il y a quinze ans, marche fort lentement;
avant d'être achevée, cette église aura vu passer bien des papes.
Quelqu'imparfaits que soient ces travaux , ils ne sont possibles
qu'en Italie, et peut-être à Rome seulement, parce qu'à Rome seu-
lement ils peuvent être en quelque sorte exécutés gratuitement. Ces
268 REVUE DES DEUX MONDES.
colonnes, en effet, sont données par un souverain (1) , ces marbres
par un autre. Ceux qui ne peuvent faire don de matériaux si pré-
cieux contribuent par des envois d'argent, de sorte que cet édifice,
qui, achevé, représentera peut-être une valeur de près de trente
millions, n'en aura pas coûté cinq au gouvernement romain, et ces
cinq millions, il aura mis cinquante ans à les dépenser. Ajoutons en-
core qu'on ne trouve qu'à Rome des forçats qui sachent travailler le
marbre, et des sculpteurs etdesarchitectesqui veuillentbien employer
ces forçats, et vivre en quelque sorte fraternellement avec eux. Re-
marquons enfin que par-delà les Alpes seulement on est encore assez
artiste pour faire une splendide folie de ce genre, et préférer les
plaisirs du goût au raisonnable et à futile.
En Italie, on est architecte par tradition , et c'est aussi d'après cer-
taines règles traditionnelles qu'on y taille le marbre. Comparés aux
chapiteaux des colonnes antiques, les chapiteaux des modernes co-
lonnes de Saint-Paul-hors-des-Murs paraissent secs; les arêtes en
sont aigres et dures, et l'ensemble des ornemens manque de moelleux
et de largeur. Comparés aux ouvrages de nos marbriers, ces chapi-
teaux seraient des chefs-d'œuvre, et l'exécution en paraîtrait savante
et irréprochable. Plus heureux que les peintres qui paraissent avoir
oubUé jusqu'aux procédés matériels de l'art, et dont la touche est
aussi pauvre et le coloris aussi terne que l'imagination est stérile et
la conception misérable, les statuaires et les sculpteurs italiens ont
du moins gardé la main; ils modèlent le marbre comme d'autres la
cire et l'argile.
Cette habileté pratique, cette adresse à tailler le marbre a trompé
beaucoup d'ouvriers de talent qui , du moment qu'ils savaient copier
une statue, se croyaient statuaires. Ces copistes, fussent-ils excellens,
eussent-ils môme égalé l'original, n'ont droit qu'à une place tout-
a-fait secondaire.— Tout homme qui en suit un autre ne peut passer
devant, disait Michel-Ange à Baccio Bandinelli, ce présomptueux
copiste du Laocoon , qui se posait comme son rival.
Michel-Ange, esprit supérieur et caustique, s'amusa plus d'une
fois des prétentions de ces habiles tailleurs de marbre. Un jour,
(1) Il n'est pas jusqu'à Mohémel-Ali , pacha d'Egypte, qui n'ait voulu contribuer
pour sa part a la reédilication de la basilique chrétienne; les dernières nouvelles de
Rome nous apprennent que le pacha vient de faire présent au pape de quatre belles
colonnes de marbre blanc égyptien , destinées à l'un des autels de Saiut-Paul-hor-
des-Murs.
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 269
tandis qu'il travaillait au tombeau du pape Jules II, il entendit ses
ouvriers qui se moquaient d'un de leurs compagnons. Celui-ci , en
achevant d'équarrir un bloc de marbre et tout satisfait de la facilité
avec laquelle il en faisait voler les éclats, prétendait qu'avec un peu
de patience il serait tout aussi grand sculpteur qu'un autre, que le
seigneur Buonarotti peut-être. Quelques-uns de ses camarades
riaient de ses prétentions, d'autres s'en indignaient, regardant ses
paroles comme autant de blasphèmes,
« Cet homme a raison, dit Michel-Ange d'un air fort grave, en
s'approchant de l'ouvrier : je reconnais à sa manière de tailler le
marbre, qu'il peut être aussi habile statuaire que moi; il a besoin
seulement de quelques conseils, et je vais les lui donner. »
En effet, tout en remontant sur ses échafauds et en se remettant
à l'ouvrage, il crie à l'ouvrier d'enlever tel morceau du bloc de marbre
qu'il a entre les mains, de pousser de ce côté le ciseau à telle profon-
deur, d'arrondir et de creuser telle partie, de laisser telle autre sail-
lante. L'ouvrier fut conseillé ainsi tout le jour, et le soir, il arriva
que notre manœuvre avait achevé une très belle ébauche.
« Eh bien! vous voyez que cet homme avait raison, dit Michel-
Ange à ses ouvriers émerveillés : quelques indications ont suffi pour
développer son talent naturel; maintenant, il peut faire son che-
min. » L'ouvrier se jeta aux pieds du maître, en s'écriant : « Quelles
obligations ne vous ai-jepas! me voilà donc sculpteur! » Le lende-
main, il essaya de travailler seul, et il fut bien surpris de voir qu'il
était resté tailleur de pierre comme auparavant.
En Italie, de nos jours, beaucoup de ces tailleurs de marbre qui
se croient de grands sculpteurs , n'ont pas môme reçu les conseils
d'un homme de génie; ceux qui sortent de ligne et qui, à tort ou à
raison , paraissent plus sûrs de leur fait, ont étudié sousïhorwaldsen
ou Canova, qui, l'un et l'autre, ont fait école, mais qui, en général,
n'ont laissé que de médiocres élèves. L'école de Canova cherche le
gracieux, celle de ïhorwaldsen l'énergie. Pompeo Marchesi à Milan,
Bartolini à Florence et Tenerani à Rome, sont les héritiers les plus
directs du talent de ces deux premiers sculpteurs de l'époque. Finelli,
l'auteur d'un fort joli groupe de X Amour et de Psyehé, et d'une statue
de XArchaïirje Gabriel, le Florentin Ricci et Baruzzi, de Bologne, le
gracieux sculpteur de Salmacis, ne viennent qu'après eux.
Pompeo Marchesi, le contemporain et l'imitateur de Canova, vit
aujourd'hui sur son passé. Accablé d'honneurs, de commissions et
de travaux de toute espèce, il en prend fort à son aise, ne travaille
2T0 REVUE lîES DEFX MONDES.
qu'à ses' heures et paraît plus glorieux de ses élèves que de ses oir-
vnages. Fraccaroli, de Vérone, et Ferrari, de Venise, sont les plus
disliriiiués de ces jeunes sculpteurs; ce sont eux qui chaque année
peuplent les salles du musée Bréra. Fraccaroli, l'auteur (ï Achille
ôlessr, de (U.ifiie, de Ci/pnrisse et d'une fort belle statue d'Ère, promet
de devenir un statuaire fort remarquable, et, tout jeune qu'il est,
se montre peut-être supérieur au vieux Pompeo. En lui et en son
émule Ferrari repose l'espoir de la sculpture en Italie, c'est du moins
ce que répètent tous ceux qui' s'occupent d'art de Venise à Milan.
IJartoliiii est de cette vieille race de sculpteurs italiens dont le
ciseau fécond a créé des armées de statues, lise distingue en cela
des sculpteurs de l'école florentine, toujours si sobre et si sévère,
Jean de Bologne excepté. Son atelier est un véritable musée; les
projets de monumens, les bas-reliefs, les groupes et les statues à
l'état d'ébauches, les bas-reliefs, les groupes et les statues achevés j
sont en grand nombre, et les bustes s'y comptent par centaines. Toutes
les célébrités européennes de l'époque semblent s'y être donné
rendez-vous; l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie et la France y ont
d'illustres représentans. Lors de la visite que nous lui fîmes, Rartolini
terminait en marbre les bustes du maréchal Maison, de la princesse
Mathilde, fille du roi Jérôme, de M""' Thiers, du duc de Sutherland
et de plusieurs autres personnages de l'aristocratie anglaise, et il
achevait les ébauches de Liszt et de M"'^ d'Agout, déjà frappantes de
ressemblance.
Bartolini excelle à représenter des affections morales; il fait sur-
tout vivre ses personnages par la pensée. H s'attache aux moindres
particularités qui peuvent lui faire connaître à fond le caractère de
l'homme qui va poser devant lui , et il ne se met à l'ouvrage que lors-
qu'il a achevé cette première étude morale qu'il regarde comme
indispensable. J'e l'ai vu entrera ce sujet dans des détails singuliers,
en apparence fort minutieux, et dont lui seul pouvait comprendre
l'importance. L'exécution des bustes de Bartolini est large, facile et
parfaitement vraie. Il sait faire la chair, ce que Pampaloni, son rival
de Florence dans la sculpture des bustes, paraît absolument ignorer.
Ilya cent palmes de différence entre Bartolini et Benvenuti, et c'est
en comparant leurs productions que l'on voit sur-le-champ de com-
bien la sculpture l'emporte en Italie sur la peinture. La jeune école
pourra seule remettre les choses sur le pied d'égalité quand elleattra
produit et se sera fait accepter.
Quelquesrunes des nombreuses statues de Bartolini sont deveniBes
LA PEINTURE ET LA SCULPTCKE EN ITALIE. 271
populaires. L'une d'elles, rEspérance en Dieu, a été copiée mille
fois en marbre et en bronze, et, reproduite par le moule, on la ren-
contre dans toute l'Europe, L' Espérance en Dieu de Bartolini est
figurée par une jeune fille à genoux, les mains jointes et les yeux
levés au ciel. L'idée, comme on voit, n'a ri^n que de fort ordinaire;
mais l'artiste a rendu avec un singulier bonheur, dans chacune des
parties de cette jolie statue, le passage de l'enfance à l'adolescence.
La pose d'ailleurs a un grand charme dans sa parfaite simplicité, et
l'expression du visage est tout-à-fait angélique; on dirait une statue
de Canova, mais les formes en sont moins rondes et en même temps
moins grêles.
On peut voir à Paris, dans la charmante collection de M. Portalès,
une autre statue de Bartolini , qui serait la meilleure et la plus gra-
cieuse de ses productions, si les jambes étaient plus correctes : c'est
la statue d'un jeune vendangeur. Bartolini a bien senti les défauts
de cette statue, car il en achève une copie dans laquelle il s'est ef-
forcé de les corriger. « Je donnerais tout au monde pour que celle-là
fût plus parfaite que celle de Paris, nous dit-il. — Et pourquoi? —
Pour faire niche à M. Portalès, dont je ne suis pas content. » Qui a
pu causer ce mécontentement de l'artiste? Bartolini nous l'a laissé
ignorer.
Sa statue de la Jimon, destinée à servir de pendant à cette ado-
rable statue de /a princesse Pauline, « faite par un temps chaud , »
comme le disait ingénuement l'aimable princesse quand on s'éton-
nait de sa complète nudité, est une œuvre à peu près manquée. Cette
statue est couchée sur l'un des côtés, comme celle de Canova; mais
l'ensemble en est médiocre et prétentieux : le bras levé est détes-
table, le ventre est pauvre, flasque et d'une vérité par trop vulgaire ;
c'est une femme qu'une couche a maigrie et déformée, et qui semble
avoir fait le pari de tenir le plus long-temps possible le bras levé, le
reste du corps étant couché.
Les biographes du Barroche nous racontent que ce [;einlre ne
manquait jamais de demander au modèle qui posait devant lui s'il
se trouvait bien à son aise, l'aisance lui paraissant inséparable de la
grâce. Je doute fort que Bartolini ait jamais fait pareille question au
modèle de la Junon , qui n'aurait pas manqué de lui répondre : « Cette
hanche sur laquelle tout le corps pose me fait un mal horrible, et,
s'il faut que je tienne une miimte de plus mon bras levé et tendu de
cette façon, je vais m'évanouir. »
Bartolini terminait, en même temps que \a Junon, un grand tom-
t272 REVUE DES DEUX MONDES.
beau dont le bas-rolicf nous a paru compliqué et peu frappant. Ce-
pendant la tète de l'enfant souffrant, aux lèvres duquel une femme
présentait une coupe, sans doute la coupe de la santé, est à elle
seule un petit chef-d'œuvre. Bartolini excelle dans ces détails ex-
pressifs. Son exécution est puissante, sa pensée énergique, et cepen-
dant nous ne voyons pas qu'il ait rien produit d'un style bien relevé.
La statue colossale de Napoléon pourrait faire exception parmi les
œuvres de l'artiste; mais ce n'est là qu'un projet : Bartolini attendait
la décision des autorités de la ville d'xVjaccio pour savoir s'il le met-
trait à exécution. Si cette décision est favorable, qu'il n'oublie pas
d'étudier d'une manière plus sévère les draperies et de dégrossir les
extrémités inférieures de cette statue, beaucoup trop carrée par la
hase, pour nous servir de l'une des expressions favorites du héros.
Le style de Bartolini est à la fois gracieux et sévère, mais peut-être
un peu lourd. L'artiste a trop souvent oublié cette belle loi des deux
forces que les grands sculpteurs grecs ont si heureusement appliquée
à l'ensemble du corps liumain et à chacune de ses parties : la loi de
la force active, en vertu de laquelle ces parties agissent et se meu-
vent, et la loi de solidité, qu'aujourd'hui nous appellerions de gra-
vité, en vertu de laquelle ces parties posent et sont soutenues. La
première de ces lois conduit à l'élégance et à la légèreté, la seconde
à la force et à la grandeur. Bartolini , quoique cherchant la grâce, ne
semble guère préoccupé que de la loi de solidité; il l'exagère trop
souvent et arrive à la lourdeur, comme dans son .\upolron, dans sa
Junon et même dans son Jeune vcnduiujcur, dont les jambes parais-
sent trop fortes, et dont l'attitude n'a pas cette légèreté pétulante et
joyeuse qui accompagne le commencement de l'ivresse. Plusieurs de
ses bustes nous ont aussi paru taillés trop en force; celui de la prin-
cesse Mathilde, fille du roi Jérôme, par exemple. L'ampleur et la
liberté du travail nuisent à la parfaite correction des formes un peu
vulgarisées , et qui ne rappellent que d'une manière fort éloignée la
gracieuse élégance du modèle. VEspérance en Dieu est peut-être la
seule statue de Bartolini qui nous paraisse irréprochable; néanmoins
ce n'est pas encore là du grand style (1).
On a dit que les artistes se peignaient dans leurs ouvrages; appli-
quée à Bartolini , cette remarque ne manquerait pas de justesse.
(1) La rt'duction du tombeau do M. N. de Demidoff, que Bartolini a envoyée cette
année à rexposition du Louvre, est un ouvrage d'une exécution précieuse, mais qui
ne donne qu'une idée fort imparfaite du talent et de la manière du statuaire flo-
rentin
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EX ITALIE. 273
Bartolini est un gros petit homme d'une nature forte et trapue;
ses cheveux rudes commencent à grisonner, et il doit avoir dépassé
la cinquantaine. Sa physionomie, comme tout l'ensemble de sa per-
sonne, a plus d'expression que de distinction. Son œil est vif et
plein de feu, ses geste?, sont brusques et énergiques, et sa tenue
nous a paru singulièrement négligée. A voir dans son atelier ce petit
homme en blouse bleue, le marteau et le ciseau à la main, s'escri-
mant contre un bloc de marbre dont il détache de larges éclats, et
cela tout en causant avec une certaine bonhomie brusque et parfois
mordante, se plaignant de l'avarice de l'un, de l'insolence de l'autre,
de la sottise du plus grand nombre, vous diriez un ouvrier spirituel,
et vraiment le sculpteur llorentin n'est souvent pas autre chose. Deux
ou trois fois cependant il a été un statuaire de génie.
Tenerani, l'élève le plus distingué de Thorwaldsen , a égalé son
maître s'il ne l'a pas surpassé. Le style de ses faciles et gracieuses
productions se rapproche plutôt de la manière de Canova que de
celle du sculpteur suédois. C'est un artiste sans furie; mais s'il n'a pas
la fougue de Bartolini , il en a l'abondance et la merveilleuse adresse.
Tenerani n'a pas non plus les rudes dehors du Florentin. C'est un
homme d'une cinquantaine d'années, d'une taille élevée, de ma-
nières douces, timides même, et à la tenue virgilienne. Il y a du reste,
dans ses compositions , quelque chose du feu contenu et de la sage
abondance qui distinguent les ouvrages de ce prince des poètes ro-
mains. Ses conceptions sont ingénieuses et variées, ses personnages
noblement et naturellement dessinés; leurs altitudes se distinguent
par la vérité et l'animation; les draperies qui les recouvrent sont
d'un grand style et bien jetées. L'été dernier, lorsque nous visitâmes
ses ateliers de la place Barberini , Tenerani achevait un charmant
bas-relief d'Eudore et de Cymodocée, commandé par M. de Chateau-
briand lors de sa prospérité, et dont l'illustre écrivain se proposait,
je crois , de faire hommage h M""' Uécamier. Le sculpteur a choisi le
moment où les deux victimes amenées dans l'arène vont être livrées
aux lions. Leur pose est pleine d'abandon, de résignation sainte et
d'exaltation sans emphase. Tout en s'élevant à la haute et virginale
pureté de son sujet, l'artiste a su donner humainement et avec un
rare bonheur, par l'angélique suavité des formes, par l'étreinte
ardente et dernière de ces victimes purifiées, par l'entrelacement
quelque peu profane de leurs beaux corps à demi nus, une sorte de
sublime avant-goût des voluptés célestes auxquelles ces amans mar-
tyrs sont réservés. Dans l'un des angles du bas-relief, un bourreau
274 REVUE DES DEUX MONDES.
lève la {grille de la cage dans laquelle rugissent des lions prêts à
s'élancer sur les victimes. Le torse de ce bourreau eût (ait honneur
à Canova.
Puisque nous venons de prononcer encore une fois le nom de ce
roi des statuaires modernes, nous nous permettrons de dire ici que
son inlluence se fait beaucoup trop sentir chez tous les sculpteurs
italiens de l'époque actuelle, même chez ceux qui se placent au pre-
mier rang. Bartolini etTenerani ont tous deux un talent prodigieux,
tous deux paraissent avoir fait cotmaissance avec la nature; mais ce
n'est pas toujours chez elle, c'est plutôt en visite dans l'atelier de
Canova, qu'ils semblent l'avoir rencontrée.
On nous a montré, dans l'une des salles du musée de sculpture de
la villa Médicis, un admirable torse, provenant du fronton du Parthé-
non et attribué à Phidias, que M. Ingres a fait mouler. La chair de ce
torse est palpitante; les muscles, modelés par grands méplats, parais-
sent mobiles et se relient aux attaches avec une grandeur et une
souplesse infinies. Près de ce fragment, nous avons vu la statue à demi
drapée d'une femme couchée, moulée comme ce torse sur le marbre
enlevé au même fronton. Quelle r/iorbidesse singulière dans ces
chairs souples et ondoyantes! quelle admirable vérité dans ce sein
qui se rassied ! quelle précision et en même temps quelle largeur
dans ces plis de la robe si achevés et qui cependant ne devaient être
TUS que d'une distance de cinquante pieds! Ce sont ces précieux mor-
ceaux et les marbres grecs, statues et bas-reliefs, de la villa Albani
que l'école sculpturale moderne devrait surtout étudier. M. Bartolini
et Tenerani sortent de ligne, il est vrai, mais ils ne paraissent pas
cependant s'être assez pénétrés de ces chefs-d'œuvre, d'une bien
autre excellence que les productions de la statuaire moderne. Les
succès récens et la gloire encore présente de Canova ont trop d'in-
fluence sur leur manière de sentir et d'exprimer, trop d'empire sur
leur volonté. C'est un joug qu'ils auront peut-être peine à secouer,
car, pour l'un et l'autre, il est déjà un peu tard.
Ces réflexions sont surtout applicables aux grands ouvrages de
Tenerani. Le Saint Jean colossal qu'il achève pour une église de
Naples {!] n'est-il pas d'un style trop calme? Et quoique l'ensemble
de la statue ne manque pas de noblesse, cette majesté n'est-elle pas
(I) L'église de Sainl-François-de-Paiilc, cotte misérable imitation de Saint-Pierre
de Rome, que le feu roi a fait construire sur la place du palais. C'est là , dit-on , que
sont placées les meilleures statues napolitaines modernes, et cet échantillon donne
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EN ITALIE. 2f75
un peu bourgeoise et par trop débonnaire? Le yn^cain est ptus ér^er-
gique : c'est une statue sentie, et ce[>emlant l'artiste a peut-être été
encore trop préoccupé de la grâce; à force de caresser son marbre
et d'en abattre ïes angles, il a enlevé à son œuvre quelque chose de,
cette rudesse qui convient au dieu boi-teux des forgerons. En re-
vanche, sa grande Descente de Croix est un morceau de premier
ordre et le plus énergique peut-être qui soit sorti de son atelier. On
diraitun groupe de Jean de Bologne, mais étudié, sévère et touchant.
Cette horreur que l'école deCanova, et en général l'école moderne,
montre pour les angles, part d'un principe raisonnable; mais, poussée
à l'extrême, elle conduit aux formes rondes, gracieusement affec-
tées, et à la mollesse.
Canova a été un statuaire du premier ordre, arrivant surtout à la
suite de la détestable école du Bernin, Sa Vénus an palais Pitti, son
Persée, ses Lutteurs et son Lychas ?,ont d'admirables morceaux. L'idée
du Lychas est ingénieuse : le malheureux envoyé de Déjanire s'at-
tache au marbre de l'autel , mais il est dans les bras d'Hercule, et ces
bras offrent un si prodigieux développement de vigueur, et l'infor-
.tuné qu'ils étreignent est d'une beauté si frêle, qu'on le voit déjà
tourbillonner sur l'abîme. Thésée vainqueur du centaure est le chef-
d'œuvre du statuaire vénitien (1). Ce chef-d'œuvre n'est cependant
pas complet. La figure du Thésée manque de puissatice et d'énergie;
on a peine à comprendre que ce combattant vulgaire triomphe d'un
si terrible adversaire. En revanche, le centaure est superbe. Il est à
demi renversé, son ventre touche la terre, sa tête tombe en arrière,
ses pieds s'agitent convulsivement, et le poison de la douleur court
dans chacun des muscles et dans chacun des nerfs de sa croupe fré-
missante. C'est le centaure vaincu d'André Chénier :
L'insolent quadrupède en vain s'écrie , il tombe,
Et son pied bat le sol qui doit être sa tombe.
On assure que Canova, voulant exprimer toutes les nuances et les
dégradations de l'agonie et prendre sur le fait ce passage de la vie à
la mort, fit expirer lentement sous ses yeux un beau cheval. La per-
fection de celte magnifique et singuUère statue rend cette anecdote
use bien tprsle idée du reste. La statue de saint Augustin tenant en main son traité
de la Cité de Dieu et disputant contre les donatistes, de M. Tonimaso Arnajid fait
seule exception.
(t) Ce groupe est placé aujourd'hui dans le Jardin du Peuple, à Vienne.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
vraisemblable. Ce centaure est bien supérieur aux lions si vantés du
tombeau de Clément XIII (Rezzonico.)
Canova , dans ces compositions si diverses , brille surtout comme
poète, comme homme de délicate et puissante imagination; mais,
considéré sous un autre point de vue et comme réformateur, Canova,
malgré son immense talent, n'a peut-être pas mérité toute l'impor-
tance qu'on a voulu lui donner. Il a pu , il est vrai, accomplir dans la
sculpture cette révolution que Raphaël iMengs, beaucoup trop décrié
aujourd'hui, avait tentée dans la peinture. 11 a refait l'antique, mais
sans grandeur et beaucoup trop joli; aussi, nous l'avouerons, nous
avons peine à distinguer ses Vénus, ses Nymphes, ses Génies et ses
Grâces mignonnes, des froides et coquettes divinités du Parnasse de
Mengs.
Rartolini et ïenerani sont de l'école de Canova, en ce sens qu'ils
ont suivi tous deux l'exemple de ce maître , qu'ils se sont rapprochés
de l'antique, et qu'ils ont fait l'un et l'autre une étude particulière
des formes nues. On peut dire que ces deux premiers statuaires de
l'Italie moderne ont déshabillé les statues que l'Algarde, le Rossi et
le Rernin avaient couvertes de draperies écrasantes, de lourds vcte-
mens d'airain contourné ou de marbre volant. Ils ont aussi simplifié
l'altitude et rejeté ces poses forcées que désavoue la nature, et que
le génie seul de Michel- Ange a pu faire absoudre. Ils ont, de plus,
renoncé généralement à faire du bas-relief un tableau avec clair-
obscur, perspective fuyante, saillie exagérée et agrandissement cal-
culé de certaines parties destinées à accroître ce qu'on appelle
l'effet. En un mot, ils sont sagement rentrés dans les limites de la
sculpture, qui a pour objet de reproduire les belles formes de la nature
en les simplifiant pour les idéaliser, et non pas d'imiter seulement
l'aspect des objets, ce qui est surtout du domaine de la peinture (1);
le peintre, en effet, ne peut représenter que l'apparence de la
forme, tandis que le sculpteur reproduit la forme elle-même. Enfin,
Rartolini et ïenerani sont tous deux revenus à la simplicité des
moyens, ce grand art des statuaires antiques.
(1) Un sculpteur qui veut rendre la couleur et l'effet commet le même contre-sens
que ce peintre (Giorgione) qui voulait rendre la forme sous tous les aspects possi-
bles à l'aide d'un seul personnage.
Il peignit un homme nu, vu de dos; une nappe d'eau limpide s'étendait devant
lui et relléchissait le devant de la figure; une cuirasse d'acier poli en faisait voir le
côté gauche, et un miroir le côté droit.
« Très belle imagination , s'écrie Vasari , et qui prouve que la peinture a plus de
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE EX ITALIE. 277
Leurs ouvrages, cependant, ne sont pas toujours dégagés de cer-
taines recherches dont Canova ne leur avait jamais donné l'exemple,
et qu'on pourrait regarder comme des tentatives de retour vers
l'école du siècle précédent; ces tentatives, que nous ne regardons
toutefois que comme des caprices, sont surtout sensibles dans leur
façon de faire serpenter la ligne et flamboyer le contour. Il est
tel de leurs bas-reliefs qui n'est pas non plus exempt de ce goût pré-
tentieux, et l'on y retrouve quelquefois de ces recherches d'effet
et de perspective que nous condam.nioKS tout à l'heure. Nous nous
rappelons particulièrement de grandes fabriques, vues d'angle, que
Tenerani a placées dans l'une de ses compositions les plus consi-
dérables (non pas le bas-relief d'Eiidorc, qui, sous ce rapport, est
irréprochable). Les lignes de ces fabriques qui fuient sont, sans
nul doute, habilement dégradées, et cependant elles ne s'enfoncent
pas au centre de la composition comme l'auteur l'aurait voulu. La
dégradation des couleurs peut seule exprimer parfaitement cet effet,
et c'est dans ces parties de l'art que la peinture a le pas sur la
sculpture. Cette remarque confirme ce que nous avons dit plus
haut, et prouve que toute recherche d'effet, de perspective ou de
clair-obscur, sur une surface plane et de même couleur, ne peut
aboutir qu'à des résultats incomplets. La perspective aérienne ne ve-
nant point en aide à la perspective linéaire comme dans la peinture,
l'artiste se trouve avoir fait tout au plus une démonstration de per-
spective et nullement avoir fait de la perspective. Il faut donc laisser
la sculpture du bas-relief en perspective au Bernin et à son école,
qui essaya même de l'architecture en perspective, comme on peut le
voir dans les singulières fenêtres de l'escalier du Vatican.
MM. Bartolini et Tenerani ont tous deux un assez beau talent pour
avoir fait école; nous avons vu un grand nombre d'ouvrages sortis de
l'atelier de leurs élèves, mais, il faut le dire, la plupart de ces ou-
vrages nous ont paru d'une rare et désespérante médiocrité, et, ce
qui est pis, d'une médiocrité léchée. On pourrait répéter à ces mes-
sieurs ce que Michel-Ange disait à Jean de Bologne : — Avant de
moyens que la sculpture pour montrer tous les aspects de la nature dans une seule
vue! » (Vasari , Vie de Giorgione.)
Très ridicule imagination, dirons-nous, et qui ne peut avoir pour résultat qu'un
très désagréable tableau. Le peintre, d'ailleurs, n'avait nullement atteint son but,
car il ne nous avait montré que (piatre des aspects de la nature, et non pas tous ses
aspects. Un tableau ne peut avoir qu'un seul point de vue, une statue a autant de
points de vue qu'il y a de points dans l'espace.
TOME XXIII. 18
278 REVUE DES DEUX MONDES.
chercher à finir, apprends à ébaucher.— La réphque du grand artiste
àVasari, qui se vantait, en lui montrant un de ses tableaux, d'y
avoir mis peu de temps, s'appliquerait avec un égal à propos, aux
prétentions de quelques-uns de ces ouvriers faciles. — Cela se voit!
pourrions-nous dire comme lui ; en effet , cela se voit beaucoup trop.
En France, la décadence de la statuaire s'annonce, comme chez
les Romains et les Grecs, par l'invasion du grotesque; l'apparition
d'une armée de statuettes, où l'incorrection le dispute au ridicule et
au mauvais goût, a perverti l'art en le popularisant. En Italie, cette
décadence est amenée par l'abus de la facilité gracieuse et par le
lâché habile. On adopte certaines formes de beauté conventionnelle,
et pour simplifier les lentes études du modelé, on met de côté la na-
ture, et l'on donne à toutes les formes quelque chose de souple et
d'arrondi qui séduit le vulgaire, mais qui s'éloigne autant de l'idéal
que de la vérité. Enfin on néglige absolument les détails, qui sont
laissés et non cherchés, et qui , selon que l'artiste veut être gracieux
ou énergique, semblent faits au moule ou à l'emporte-pièce.
Apelles disait qu'il avait un grand avantage sur Protogène, celui
de savoir le moment où il fallait quitter son ouvrage. Les statuaires
italiens, qui travaillent le marbre avec une si merveilleuse facilité, ne
nous paraissent, eux, préoccupés que d'une seule idée : c'est de
quitter leur ouvrage non pas quand il le faudrait, mais le plus vite
qu'ils peuvent.
Frédéric Mercey.
WALTER RALEIGH.
Il eslimait la gloire plus que sa conscience.
Be7<-Jonso>.
Si VOUS parcourez la magnifique collection de portraits de Lodge ,
vous y trouverez, parmi les têtes du xvi" siècle, une physionomie
qu'il est impossible d'oublier : elle efTace toutes les autres par la sin-
gularité, l'énergie rusée et la violence de l'expression. Le nez est fin
et recourbé, le front étroit et démesurément haut, l'œil ardent, sa-
gace, conquérant et inquiet, la bouche dédaigneuse, impétueuse,
mais non sensuelle. L'attitude du personnage répond à l'originalité
de ses traits; cet homme semble provoquer le monde, et vous diriez
qu'il méprise d'avance ce qu'il a fait et ce qu'il va faire.
C'est en etfet l'image corporelle et le type extérieur de l'ame la
plus excessive dont les annales modernes aient conservé la trace.
Walter Raleigh a tout osé, tout envahi, tout manqué. Les trente
biographes qui se sont emparés de cette matière brûlante ont voulu
la réduire aux proportions ordinaires, effort inutile : la bizarre créa-
tion de Dieu leur échappe; une vie de contradictions gigantesques,
lutte de Titan contre le possible et l'impossible, désaccord entre la
force humaine et la force des choses ; Campbell, Ty tler, Birch, Cayley,
Shirley, Naunton, même le docteur Southey, sans compter Prince,
Fuller, Wood, Aubery, et l'allemand Totze, n'ont point fiiit com-
18.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre Raleigh; eux-mêmes ne FavaicMit pas compris. In article
récent de la Revue dl-Àllmbouig, dont l'auteur a discuté avec la con-
science d'un juge plusieurs circonstances relatives à la vie de Rak'igh ,
ne nous satisfait pas davantage. C'est donc un sujet neuf, plein de
fécondité, que l'étude de cet homme. 11 renferme tout un siècle. Chez
lui, Icspenchansde ce siècle bouillonnent, s'exagèrent, s'extravasent
et débordent, sans jiUîiais se régler ou s'accorder. Ame confuse, comme
l'a très bien dit Hume, et confusément grande.
iS'ous ne répéterons rien de ce que les biographes antérieurs ont
avancé sur Walter Kaieigh, et nous contredirons souvent le plus
habile de ces biographes, l'écrivain de la Ik-me d' Edirnbourn . Walter
Raleigh a tant \oyagé, écrit, agi, convoité, combattu, intrigué, con-
spiré, il a cherché la gloire par tant de voies, demandé la puissance
et la domination à tant d'entreprises, tenté la fortune par tant de
diverses trames, que tout peut se dire sur soîi compte. Tytler le
montre martyr, Totze le fait escroc, Southcy le prétend fou. Le ré-
sultat de nos recherches nous a fourni cent soixante-cinq volumes,
une bibliothèque, absorbée par la seule discussion des actes et des
écrits de Raleigh, en y comprenant ses propres ouvrages et les livres
hollandais et italiens consacrés à ses entreprises maritimes. Nous
essaierons, les premiers après tant d'analystes, de contempler dans
sa source et dans l'intimité de son propre fonds cette grandiose iiîquié-
tude d'un cœur qui bondit au-delà des bornes possibles, et d'un
esprit qui s'élance vers mille conquêtes à la fois.
Les passions du xvr siècle sont marquées vivement chez Raleigh.
C'est ce qui le rend si intéressant pour nous. Il réunit l'esprit d'aven-
ture, le génie de l'intrigue, le courage guerrier, la liberté du style,
la ferveur protestante, l'animosité politique, le luxe italien, l'avidité
britannique, et la violence comme l'audace gasconnes; ame singu-
lière, au sein de laquelle luttent les vices et les grandeurs nés de ces
sources diverses, mensonge, fierté, bassesse, magnanimité, cruauté,
fourberie, héroïsme. L'antithèse des rhéteurs est impuissante à dire
les contrastes d'une telle vie : elle a pour caractère l'excès dans toutes
les directions; sublimité dans le péril, avilissement dans le succès;
rien de modéré, rien d'égal; aujourd'hui le r(Me d'un martyr et
demain celui d'un laquais. On ne peut l'expliquer que par la logique
des passions, non par celle de la raison.
L'histoire moderne, qui s'occupe beaucoup des évènemens et quel-
quefois des intérêts, laisse de côté les passions. Elles ont cependant
WALTEK IIALEIGH. 281
leur histoire. Elles changent, elles ont leurs causes, elles entraînent
les faits. Cette erreur, dont les anciens étaient si éloignés, a desséché
et réduit à rien les annales des peuples européens. Elle nous empêche
de comprendre les caractères qui s'y jouent et de démêler les mobiles
qui leur ont servi de ressort. Qu'est-ce que la Saint-Bnrthélem\ , si vous
ignorez la fièvre catholique et municipale, léguée par le moyen-àge à
la bourgeoisie parisienne? Vous retrouvez à peine et demi-effacée,
chez Auguste de Thou , la trace des émotions qui animaient et embra-
saient tout son siècle. Voltaire ne s'en doute plus. Elles apparaissent
vivantes chez les sermonaires et les libellistes, dans les pamphlets et
les caricatures, chez les poètes et les satiriques, surtout dans les écrits
laissés par les hommes d'action. 11 faut lire attentivement les poèmes
de Tliéodore Agrippa d'Aubigné pour comprendre les émotions reli-
gieuses de cette époque, et voir, de 1520 à 1600, les deux armées du
catholicisme et du protestantisme se grouper à travers l'Europe. Plus
de Français, d'Anglais, d'Italiens. Quiconque préfère la Bible à Home
a pour ennemi mortel quiconque préfère Rome à la Bible. Les Tra-
fiques de d'Aubigné, œuvre hors de ligne, sont plus historiques que
son histoire. Ce poème, à peine écrit en français, brise sans cesse
l'idiome, qui , battu et tenaillé comme un fer chaud, s'élève au-dessus,
s'élance au-delà, retombe au-dessous de ses limites naturelles. Pas de
production moderne où les convenances et les nécessités de notre
langue se soient assouplies plus violemment , contraintes et domptées
par l'énergie et la fureur de la pensée. Dans le chant intitulé les
Feux, on voit tous les martyrs protestans de l'Europe, sanglantes
ombres, défiler devant le poète qui les convoque, et former une
seule nation. Raleigh fut un des chefs les plus ardensde cette nation.
Avant tout, nous le trouverons donc, comme l'Angleterre du
xvi'^ siècle, protestant et ennemi de l'Espagne. ]\îais nous verrons
aussi combien de passions subsidiaires vinrent se joindre à celle-là,
de quelles imperturbables ruses il s'arma pour dominer les esprits,
combien de succès sans estime et de triomphes diffamés il arracha
péniblement à la fortune; enfin , ce que coûta dans le présent et dans
l'avenir au grand homme aventurier la (jluiie, estimée au-dessus de la
conscience.
RAI.EIGH A LA COIK D ELISABETU.
L'éducation de Raleigh, cette éducation de l'ame et de la volonté
qui décide de la vie , qui commence à seize ans , qui finit à vingt-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre, eut lieu en France. C'était un pandemonium quand il y
vint.
Quel pays ! Un poète de son temps l'a dit avant moi , non pas un
des poètes pédantesques, gens qui ne reproduisent que les émotions
greco-latines de la rue du Fouarre et de Montaigu; mais un de ces
poètes bien plus précieux , qui disent en vers ce que leur siècle a
senti. 11 montre, dans une de ses pièces, le diable demandant à Dieu
permission de venir brouiller la France, et d'y lâcher son escadron de
démons secondaires. Voilà ce que Ualeigh y vit, lorsqu'à vingt ans,
soldat de fortune, il quitta le promontoire battu des flots marins
qu'habitait sa famille, et vint guerroyer en France et en Flandre
pour les protestans. Il était né en 1552 , à Hayes , en face de
l'Océan.
Les étendards de Coligny, de Henri IV et de Nassau flottèrent sur
cette jeune tète. 11 se mêla en aventurier à tous les aventuriers gas-
cons, si fiers, si braves, si hardis, si spirituels, dont Henri de Navarre
résuma les meilleures qualités, laissant de côté les plus mauvaises. Un
caractère de gasconnade aventureuse, transporté sur le sol demi-
saxon , demi-normand de la nationalité anglaise, fit de lui désormais
un être douteux et redoutable , objet d'étonnement et d'antipathie
pour ses concitoyens.
OÈlevé à cette école, il adora le succès, et apprit à l'enlever violem-
ment plutôt qu'à le mériter. Souvent il joignit le charlatanisme à la
gloire. Ce (jui était saillie légère et caprice facétieux chez nos braves
enfans du Midi, devint un grave calcul chez le fils des Saxons. Ces
vives et pétulantes boutades qui étincèlent dans la causerie, qui
donnent tant de relief à la guerre et à l'amour, et qui, dans la mêlée
sanglante, apparaissent comme les lueurs des glaives qui se heurtent,
ont besoin, pour être aimées ou pardonnécs, d'une légrreté presque
enfantine et d'une grâce insouciante. Raleighpritau sérieux l'humeur
gasconne; il en fit le poème épique de sa vie. Dans les grandes entre-
prises, dans les sombres conjurations, dans les longues traversées et
les colonisations périlleuses, il fut iMascarille ou Scapin. Bariolant de
traits sublimes ce charlatanisme gigantesque, nul homme (quoi qu'en
ait dit la llcvne (V Edimbourg) n'a mieux menti, n'a plus souvent,
n'a plus témérairement menti.
La France offrait alors une mauvaise discipline et un fatal exemple.
Trois grandes ([ualités lui restaient, l'audace, le courage et l'adresse.
Mais, du reste, jamais esprits infernaux ne se sont déchaînés avec
plus de folie, et n'ont mêlé plus de sang à plus de débauche. Le
WALTER RALEIGH. 283
jeune homme était à Paris lorsque la cloche de la Saint-Barthélémy
sonna ; il vit face à face celui que les protestans nommaient
Notre Sardanapale,
Braquant sur ses sujets l'arquebuse infernale.
Il parvint à se soustraire au massacre, lorsque
Les prisons, les palais, les châteaux, les logis,
Les cabinets sacrés, les chambres et les lits
Furent marqués du sceau de la tuerie extrême;...
Il entendit ce qu'un catholique de la môme époque nomme
les sons piteux de la grand' boucherie.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si de retour en Angleterre en 1579, et
devenu capitaine des troupes anglaises envoyées contre les Irlandais,
sous lord Grey, il débuta par l'imitation de ces beaux exemples. Sa
première action, c'est le massacre, exécuté de sang-froid, d'une gar-
nison catholique qui s'était rendue à merci. Spencer, le grand poète,
affirme que « l'on ne pouvait se débarrasser autrement de ces misé-
rables. » Tout ce que l'on peut dire en faveur de Spencer, de Grey,
du jeune Raleigh, des autres capitaines qui ont trempé dans ce
meurtre, c'est que l'Europe entière avait la fièvre et la rage; que
Raleigh venait de France, où il avait vu les protestans poursuivis et
traqués comme des bêtes fauves; c'est que, dans les dernières solitudes
du j\ouveau-Monde , les arbres des forêts vierges portaient alors , en
guise de fruits, des cadavres, avec ces inscriptions : Pendu comme
Jiérétique, non comme Anglais; et la réponse : Pendu comme calho-
lique, non comme Espagnol; enfin, c'est que le vaste mouvement et
la guerre de deux siècles entre la critique et la foi , entre la liberté
et l'autorité , s'annonçait avec une violence digne de son avenir.
L'aventurier avait vingt-deux ans. Il voulait arriver; les moyens
lui importaietlt peu; il souffrait beaucoup dans cette Irlande, que
l'une de ses lettres appelle énergiquement \n communavté de com-
mune misère [the common ivealtli oj common tcoe). l^e seul désir d'être
remarqué un jour lui faisait subir les ennuis d'une situation inférieure
et d'un grade obscur, dans une guerre de barbares, a J'aimerais mieux
garder le bétail, » écrit-il à Leicester; il avait déjà su se mettre en
relation avec le favori. Mais comment briser le talisman de sa pre-
mière obscurité? Une occasion se prépare, ou plutôt il la fait éclore.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
Grey, son chef militaire, le réprimande, on ne sait sur quel sujet;
il en écrit à Leicestcr. Une fois brouillé avec son capitaine, il sait que
la chose ira plus loin et plus haut, et que la reine voudra être juge du
différend. 11 ne se trompait pas. Le cabinet royal s'ouvrit à lui et à
son antagoniste. Le moment était décisif. Il avait médité sa défense,
qui ménageait avec habileté l'homme même qu'il attaquait, et flat-
tait démesurément Forguoil de la reine vieillissante. Sa fortune fut
faite.
La scène, dont les contemporains ont seulement indiqué l'esquisse,
et laissé les matériaux épars, dut être pleine d'intérêt. Elle se passait
au conseil d'état, devant celte souveraine à l'œil perçant et au nez
crochu, proclamée Vénus par les courtisans et les poètes, vierge
d'après ses propres médailles, bien qu'à la coimaissance de l'Eu-
rope entière elle eût changé d'amans avec une facilité et une rapidité
excessives, et dont le progrès de l'Age ne faisait qu'augmenter la
licence. Devant cette femme déjà ridée, couverte de perles et de dia-
mans, le cou environné d'une immense fraise empesée, les joues
sillonnées de rides et de fiird, voici le jeune homme debout, le front
singulièrement haut, l'œil vif et fler, d'une taille supérieure à la taille
commune, robuste, développant, avec une éloquence fleurie mêlée
d'éloges pour la souveraine, ses observations militaires sur l'Irlande
bien plutôt que ses griefs contre son chef, u La reine fut séduite , «
dit Aaunton ; the qiieen's car ivas tahen.
Une seconde phase de sa vie commence ici. Le soldat de fortune,
déployant devant le conseil privé sa bonne grâce et sa faconde, reste
à la cour comme amant de la reine; titre qu'il partage d'ailleurs avec
sir Charles Blount et le comte d'Essex. Il est difficile de se laisser
convaincre par la confiance philosophique de la Revue (VÉdhnbourg,
qui transforme doucement en platonisme éthéré les passions de (Jueen-
Bess, de la reine Elisabeth. Je sais que la vénération protestante la
couvre et la protège encore aujourd'hui d'une faveur apologétique;
mais l'histoire est plus sévère. Vraie hlle de Henri VIII, pape et sul-
tan à la fois, la ricrç/e des îles occidentales, comme elle se nommait
elle-même, prouve qu'un souverain se fait tout pardonner, s'il favo-
rise les ambitions de son peuple. Elisabeth ressemblait fort à Cathe-
rine-la-Grande. Les rapports des ambassadeurs étrangers auprès de sa
cour sont loin d'attester cette virginale réserve , à laquelle la posté-
rité protestante tait semblant d'ajouter foi. Ils parlent fort librement,
dans leur correspondance particulière, de ses faiblesses, que le com-
plaisant chancelier Bacon appelait /(er softnesses (ses atlendrissemens),
WALTER RALEIGH. 285
des querelles, des raccommodemens, des douleurs, des fureurs, des
violences, des coups, des larmes, auxquels ces émotions orageuses
donnaient lieu ; de la chambre à coucher voisine de la sienne, qu'elle
assigna, pour la santé de Dudley, à ce jeune homme délicat, et de
son extraordinaire irritation toutes les fois qu'une de ses demoiselles
d'honneur marchait sur ses brisées et lui enlevait un favori. L'am-
bassadeur espagnol raconte qu'elle le conduisit un jour à la chambre
occupée par Dudley, « lui foisant remarquer qu'il était d'une santé
faible, qu'il avait besoin d'être soigné; que d'ailleurs cet appartement
se trouvait au rez-de-chaussée et n'avait aucune communication avec
le sien. » L'ambassadeur ajoute que huit jours ne furent pas écoulés
avant que ce jeune homme d'une santé faible prît possession de la
chambre la plus voisine de celle qu'habitait la reine. Tous ces détails
de vie privée, ces médisances contre la chasteté prétendue d'Eli-
sabeth, que la maligne Marie Stuart communiquait à sa bonne sœur ^
dans une lettre perhde , ont été récemment appuyés par les recher-
ches curieuses de Raumer, de Tytier et de plusieurs autres.
Quoiqu'il en soit des soflnesscs de la reine Elisabeth, le jeune
homme admis à sa cour y fit une fortune rapide , qui était justifiée
.par l'éclat de sa conversation, l'élégance de ses manières et de celle
son costume. On le voyait tous les jours, dit Aubery, son contem-
porain, en pourpoint de satin blanc brodé de perles, et portant au
cou une chaîne de perles de la plus belle eau et de la première gros-
seur. ÎVul chroniqueur n'a mis en oubli l'anecdote de ce manteau
pourpre brodé d'or, que Raleigh étendit sous les pas de la reine au
moment où elle devait traverser à pied un endroit trempé de pluie.
Toutes les cours du monde ont été témoins de quelque trait ana-
logue à celui de llaleigh , et l'on doit s'étonner que la plupart des
historiens anglais aient voulu dater de cette époque et de ce man-
teau la faveur de Raleigh. Depuis plusieurs mois il se trouvait en
pied à la cour; Elisabeth l'avait distingué; l'œuvre de sa fortune
remonte plus haut; il l'avait fixée dès le premier jour, lorsque, de-
vant le conseil d'état et la reine, il avait fait briller avec tant d'adresse
les ressources de son esprit, son audace, sa bonne mine, sa grande
taille et son beau langage.
AValter Raleigh comprit sa position et la conserva. Au lieu de
perdre son temps, comme Essex, isottingham et Rlount, en rivalités
inutiles et en prétentions exclusives; au lieu de vouloir dominer
seul le cœur d'une reine que ces querelles amusaient sans la vaincre,
l'aventurier se contenta des marques de faveur qu'elle lui donnait
286 REVUE DES DEUX MONDES.
et qui bientôt le placèrent au premier rang, 11 fut nommé chevalier,
sénéchal du comté de Cornouailles, grand-écuyer et capitaine des
gardes. Ses attentions ne se relûchnient pas; il éclipsait par la splen-
deur de ses habits et la grâce de sa tournure tous les courtisans qui
l'environnaient, et passait pour le plus complet gentilhomme, the
compleatest gentleman, dit llakluyt, de cette époque brillante. Les
regards du peuple s'arrêtaient émerveillés sur sa cuirasse d'argent
ciselé , sur ses brassards et ses cuissards d'argent damasquinés, qui
étincelaient auprès de la reine, lorsqu'il l'escortait en qualité de capi-
taine des gardes. Il était pauvre. Elisabeth lui donna douze mille
acres de terre confisquées sur les ducs de Nesmond, et le monopole
des vins; c'était l'élever à l'opulence.
Toutes les carrières de l'ambition étaient ouvertes à llaleigh, et,
par une rare coïncidence, il avait la capacité comme l'ardeur des succès
les plus divers. Nous venons de voir jusqu'où l'avait conduit cette
témérité persévérante qui marqua le cours de sa vie. Il peut devenir
homme d'état, guerrier, marin, orateur. Il sera tout cela.
Il sera plus encore. Fonder un empire, trouver un monde, ne
serait-ce pas mieux? Éclipser Christophe Colomb, l'emporter sur
Fernand Cortez et Pizarre, à la cour augmenter sa faveur, auprès du
peuple accroître son crédit, redire ses prouesses à la postérité, à
l'exemple de César, quelle perspective ! Tous les jours on entendait
parler de Drake, de Cavendish, de Forbisher. Les navires déployaient
chaque jour leurs voiles, et revenaient chargés de trésors ou riches de
découvertes. C'était le moment, toujours magnifique dans la vie des
nations, où le sang bouillant de l'adolescence gonfle leurs veines,
où le penchant de leur grandeur spéciale se révèle par une sorte
d'ivresse, et annonce leur destinée. Elisabeth, que nous avons mon-
trée tout à l'heure aussi faible que la dernière de ses sujettes, et à
laquelle nous avons arraché son masque historique, fut un loi de
génie (pii sympathisa hautement, noblement, activement, avec ce
mouvement civilisateur, père de trois cents ans de gloire.
Ainsi que Gromwell, elle le précipita par tous les actes de son
règne. Elle attachait de sa main l'or et les perles à la poitrine de
ses marins; elle les comblait de titres, d'honneurs, de richesses,
d'éloges. Elle donnait même, elle si avare, un peu d'argent de sa
bourse royale pour les encourager à ces entreprises. Aussi l'élan
maritime de cette époque a-t-il quelque chose de romanesque, de
poétique et d'idéal qui séduit et entraîne la pensée. Un seul vaisseau
anglais attaque huit vaisseaux ennemis. Une petite troupe de deux
WALTER R\LEIGH, 28?"
cents hommes va ruiner et réduire en cendres une ville de douze
mille âmes. Un vaisseau anglais, ayant fait une riche capture, re~
gagne le port voiles déployées, et ces voiles sont de soie pourpre, les
cordages de fil d'argent, les menus agrès de fil d'or. Un frère utérin
de Raleigh, Humphrey Gilbert, avait depuis long-temps rêvé l'une
des plus belles entreprises que l'on pût alors concevoir, la colonisa-
tion de la Virginie, qui ne portait pas alors ce nom. Idée à la fois
grande, praticable et féconde, qui nous a donné la pomme de terre
et le tabac; elle appartient à ce frère utérin, «omme l'avouent et
M. Tytler et la lieinie d'Edimbourg, si ardens toutefois à faire passer
sur la tête de Walter Raleigh l'honneur des entreprises contem-
poraines. Ce qui est certain, c'est que, faute de ressources, le pre-
mier plan de sir Humplirey avait échoué , qu'il voulut mettre à profit
la faveur nouvelle et inattendue de son frère Walter, et que ce der-
nier, non content de lui prêter secours, s'empara du crétht et de la
renommée dus à Humphrey Gilbert. Ajoutons qu'il resta paisible
à la cour pendant que son frère, armé d'une patente de la reine,
concédée à sir Walter, courait les mers, essayait de transplanter dans
les savanes de l'Amérique une colonie rebelle, et luttait à la fois
contre les sauvages indigènes et contre son propre équipage. Ce brave"
homme mourut à la peine. Son frère Walter vendit sa patente à une
compagnie de négocians, qui laissa languir pendant le reste du règne
d'Elisabeth la colonisation virginienne.
La Revue d'Edimbourg prouve que Raleigh essaya de secourir et
de sauver les débris de ces malheureux colons, jetés cruellement
par leurs concitoyens au miheu des anthropophages, et qui finirent
par être massacrés. Mais ce n'était point assez de leur prêter secours.
Raleigh , colonisateur, devait un autre genre de sacrifice à la gloire
qu'il alfectait. L'abandon violent du projet, auquel tenait la vie
des colons , prouvait une légèreté féroce et égoïste , dont la Revue
d'Edimbourg essaie en vain de faire un héroïsme éclatant. Quoi !
Walter Raleigh commence par dérober à son frère, victime de
l'expédition , l'honneur de ce projet ; il ne court aucun risque lui-
même; il excite Gilbert à l'accomplissement d'un exploit difficile,
dont lui, homme de cour, va recueillir les fruits les plus lucratifs;
il passe dans le monde et dans l'avenir pour le créateur de l'en-
treprise; il se contente d'obtenir de la reine sa maîtresse « une petite
ancre d'or » pour son frère Gilbert; il lui donne cette petite ancre
d'or, que le pauvre Gilbert suspend à son cou, et lorsque Gilbert
est mort, dévoré par la tempête, lorsqu'on lui apprend que deux.
288 REVDE DES DEUX MONDES.
OU trois rents Anglais vont mourir de faim ou sous le tomahawk à
cause de son lïùrc et de lui , il vend sa patente et ne s'en occupe plus !
A quoi est bonne l'histoire, si elle protège et propage tous les esca-
motages de la gloire? Où l'honnètoté des victimes trouvera-t-elle un
refuge contre l'habileté des faiseurs de dupes?
La Revue d'Edimbourg dit que Raleigh fut toujours peu estimé.
L'ingénieux et savant biographe ne doit pas chercher ailleurs les
causes du discrédit qui plana sur lui jusqu'à sa mort; le peuple,
plus sagace (jue la cour et la reine, avait deviné le charlatan dans
le héros. Soit qu'on le vît resplendir sous son armure d'argent ou
publier les incroyables récits des richesses réservées aux colons qui
voudraient le suivre, on lui témoignait une juste méliance. Cette
méfiance ne cessa plus tard que devant deux preuves de véritable
grandeur que le sort lui offrit et dont il sut profiter, l'emploi des
heures de sa prison et sa mort. Son livre et sa mort ont balancé les
mensonges de'sa vie par une réalité de talent et de courage qui ont
forcé l'admiration.
La capacité déployée par Walter Raleigh , jusqu'à son emprison-
nement, est celle qui exploite le talent d'autrui et réussit à sa place.
• A^eut-on lui compter comme une grande action la présentation du
poète Speitcer à la cour? Spencer était le premier poète épique et
élégiaquc de rAngieterre et de l'époijue; il avait été secrétaire par-
ticulier du vice-roi d'îriande, on ijossède encore de lui un essai de la
plus haute portée et du plus beau style sur la situation du pays.
Walter Raleigh, au lieu de présenter fastueusement Spencer à la
reine, eût mieux fait de mettre à l'abri du malheur le poète qui
n'avait pas de quoi vivre. Rien de plus facile, si Walter l'avait voulu.
Mais quand les hommes du pouvoir ont souri à l'homme de talent,
ils croient lui avoir fait une magnifique aumône; et, tout occupé de
ses travaux, le talent se venge rarement. Je regrette, au nom de la
justice et de la vengeance historiques, (lue Cervantes n'ait pas dit au
monde ce qu'était le duc de Lerme; Spencer, ce que valait Walter
Raleigh; et Milton, ce qu'il faut penser deFairfax. Walter recueillait
tous les jours le fruit splendide des expéditions navales qu'il dirigeait
comme armateur contre les possessions espagnoles, et dont il disputait
les dépouilles à sa souveraine amante, ainsi que le prouvent les comptes
qui se trouvent au Musée britannique. 11 était riche; une seule prise
lui avait rapporté plus de cinquante mille livres sterling. Tout en
vendant sa patente sur la Virginie, il s'était attribué le cinquième
des gains éventuels de la colonie. Habitué à se réserver ainsi la part
WALTER RALEIGH. 28î^
du lion, il usurpa le nouveau titre d'ami de SjDencer et l'honneur
factice de se montrer son protecteur. Spencer mourut sans avoir de
pain.
Sa vieille haine contre l'Espagne trouva moyen de se satisfaire,
lorsque la reiîie lui confia un poste éminent dans l'expédition an-
glaise qui soutenait les droits du prieur de Crato au trône de Portugal.
Il était brave et donna dans cette occasion plus d'une preuve de son
courage. Son esprit, son adresse et son éloquence brillèrent à la fois
au parlement, dont il se fit nommer membre, et dans le premier des
Uvrcs qu'il publia. Pour la première fois, la prose anglaise rejetait
les entraves de scientifique pédantisme et de citation bavarde dont
l'avaient chargée les écoles et le moyeii-âge. C'était un récit grave,
animé, tragique dans sa nudité mule, du combat soutenu i)ar l'ami-
ral Grenvillc, ou plutôt (ireenville, monté sur son unique navire,
contre cinquante- ciii([ vaisseaux espagnols. Deux cents hommes
avaient lutté contre dix mille, un seul vaisseau contre cinquante-
cinq. Enfermé dans un cercle de voiles ennemies, l'amiral du vais-
seau désemparé, couvert de sang et de blessures, entouré de morts,
n'ayant plus de munitions, ordonne au maître canonnier de faire
sauter le navire, « pour ne laisser à l'Espagnol, dit Raleigh, pas
même un débris de gloire, et pas un fragment de triomphe. » Le reste
de l'équipage s'oppose à cette résolution; et Greenville, mutilé, est
porté à bord du vaisseau amiral espagnol ; il y meurt trois jours après.
On ne trouve dans le récit que Raleigh a consacré à cet exploit
aucune trace d'affectation, d'exagération et de fausse poésie. D'un
bout à l'autre, c'est une simplicité merveilleuse, une émotion virile,
un mépris magnifique de l'épithète et de la métaphore, une puissance
de style que Philippe Sidney compare au retentissement du clairon.
A la même époque, sir Edouard Coke, voulant faire de l'éloquence,
citait Ovide, Plutarque, leTalmud et Boccace, dans une seule phrase,
à propos d'un procès dont il soutenait l'accusation. Quand on étudie
l'histoire Httéraire, il faut soigneusement distinguer ceux qui vivent
pour ainsi dire au cœur de leur siècle, qui se nourrissent du sang des •
veines populaires, qui ont pour inspiration la flamme émanée des
idées les plus fortes et les plus fécondes, de ceux qui restent en dehors
du mouvement vital, occupés d'allier des mots et de broder des épi-
thètes. C'est la distinction du pédant et du penseur, à laquelle nos
ancêtres attachaient avec raison tant d'importance. Quand la fiévreuse
activité de Raleigh lui permettait de prendre la plume, et lorsqu'il
ne mentait pas, ce ([ui était rare, il atteignait tout à coup cette
290 REVUE DES DEUX MONDES.
grandeur de Vnction écrite, cette force et cette fermeté de style qui
ont sii^nalé (A'sar, Mîichiavel, Bonaparte, Calvin. Belle place dans
l'histoire littéraire d'un pays. Bacon lui-même, si brillant de poésie
et de finesse, n'a pas repoussé avec autant de sévérité que Walter
Raleigh la broderie frivole et lourde dont le style savant et acadé-
mique était alors surchargé. Bacon a ses pédantismes, ses afféteries,
ses quaintnesses; Raleigh y est étranger. 11 veut, dit-il, rendre ses
pensées lisibles : « I wish to make my thought legible. » On n'a pas
donné de plus naïve, de plus complète et de plus grande définition
du style. Mais nous reviendrons plus tard sur ce mérite et cette gloire
de Raleigh. 11 faut le suivre à travers une vie bien plus mêlée que son
style et toute chargée des prétentions , des vices et des mensonges
que sa plume virile a rejetés.
II. — RALEIGH Eiy DISGRACE.
C'était l'homme le plus brillant de toute la cour; et, bien qu'il eût
pour rivaux Dudley, Hatton, Oxford, Blount, Essex, sans compter
Simier et le duc d'Anjou , il conservait sa position de favori avec d'au-
tant plus de certitude et d'adresse, qu'il ne prétendait point en étendre
les droits et les rendre exclusifs. Peut-être isnagina-t-il que cette
facilité lui assurait la même tolérance de la part d'Elisabeth : c'était
une erreur. Le sang de Henri VIII coulait dans les veines de la reine,
despotique dans le sérail de ses amours comme l'avait été son père.
Quand elle apprit que la jeune et jolie Elisabeth ïhrockmorton , l'une
de ses filles d'honneur, passait pour être sensible aux assiduités de
Raleigh , elle entra dans une de ces colères qui trahissaient à tous les
yeux les déportemens de la vierge-reine. Elle envoya le coupable à la
Tour de Londres , et partit pour la tournée solennelle que les souve-
rains anglais nommaient le progress. Sir George Carew était chargé
de la garde et de la surveillance de Raleigh. Le prisonnier, qui voyait
son avenir compromis par cette faute de conduite, se mit alors à jouer
la comédie, talent qu'il possédait au plus haut degré, et que nous le
verrons déployer avec une souplesse et une désinvolture digne des
plus célèbres acteurs. De sa chambre dans la Tour il entendit le bruit
des clairons qui annonçaient le départ de la reine; il la vit monter
dans la barque royale. A cet aspect, le délire sembla le prendre. Il
voulait se jeter de la fenêtre dans la Tamise, se noyer, disait-il, ou
revoir la maîtresse de son cœur, Elisabeth, envers laquelle il s'était
WALTER RALEIGH. 291
montré si coupable; il voulait du moins périr à ses yeux. Elisabeth
avait à cette époque un peu plus de soixante ans, et, selon le voya-
geur Hentzner, on n'apercevait dans sa figure qu'un bec crochu au
miheu de quelques rides rongea très. Carew fut dupe de cette étrange
comédie. Il se précipita sur Raleigh, qu'il empêcha de se jeter à
l'eau. «Laissez-moi (lui criait le capitaine des gardes)! Je la vois;
j'éprouve le supplice de Tantale ! » Mais Carew s'obstinait à garder
son prisonnier; on se prit au corps et aux cheveux. Les deux perru-
ques tombèrent dans la Tamise, et déjà les poignards étaient tirés
lorsque des subalternes mirent fin à ce combat, dont le sujet ridicule
est un trait caractéristique de l'audace gasconne à laquelle Raleigh a
dû tant de succès misérables. La reine était partie sans écouter l'infi-
dèle. Il continua sa comédie. Renfermé plus étroitement dans une
chambre de la Tour, il écrivit à Robert Cecil, ministre de la reine, une
lettre qui ne pouvait manquer de lui être montrée et de produire
son effet. En voici des fragmens qui démontreront jusqu'à l'évidence
la justesse de nos observations sur le caractère moral de Raleigh :
« 0 mon ami ! jamais mon cœur n'éprouva tant d'angoisses qu'au-
jourd'hui! J'apprends que la reine va s'éloigner, elle qui, pendant
un si grand nombre d'années, a été l'objet de mon ardent amour;
elle, cause de ma vive affliction, et qui maintenant me laisse seul
dans l'obscurité d'une prison ! Lorsqu'elle était plus rapprochée, et
que tous les deux ou trois jours j'entendais parler d'elle, mon cha-
grin était plus supportable; mais maintenant mon cœur se serre, op-
pressé par les regrets. Moi, qui avais l'habitude de la voir à cheval,
comme Alexandre, ou chassant comme Diane, ou déployant dans sa
démarche les grâces de Vénus, lorsque le souffle de l'ouest faisait
voltiger ses cheveux sur ses joues, fraîches comme celles d'une
nymphe, ou assise sous la feuillée ombreuse, semblable à une déesse,
et chantant comme un ange en modulant comme Orphée !... Faut-il,
hélas! qu'une seule faute m'ait ravi tant de bonheur! Oh! félicité
magnifique, que l'on ne comprend que dans l'adversité, qu'es-tu
devenue? Toutes les plaies se cicatrisent , la blessure du cœur saigne
toujours. Toutes les passions s'affaiblissent, mais ce que l'on a res-
senti pour une telle femme ne s'efface jamais. Où trouver une épreuve
de l'affection aussi certaine que le malheur? Quelle plus belle occa-
sion d'exercer la clémence que l'offense? A quoi bon la divinité, si
elle n'exerçait pas la miséricorde? car la vengeance est le propre des
mortels. Tant d'heures douloureuses et de tendres soupirs ne peu-
vent-ils pas balancer un seul moment d'erreur? Une seule goutte
292 REVUE DES DEUX MONDES.
d'amertume p.c peut-elle disparaître parmi tant de douceurs? Faut-
il donc faire cette triste réflexion : Spes et fortima valete? Elle est
partie, elle est partie, celle en qui j'espérais, et pas une pensée ne
me rappelle à son souvenir, plus un seul coup-d'œil sur le passé. Eh
bien! qu'il m'arrive ce qu'il voudra, je suis las de la vie! D'autres
attendent ma mort avec impatience. Si j'avais pu mourir pour elle,
qui maintenant me fait mourir, mon bonheur eût été parfait ! »
C'est ainsi que parlait d'une reine jalouse cet homme, coupable
d'avoir offert ses hommages à une jeune fdle dont il était épris, et
puni pour cette seule action par Elisabeth. L'écrivain d'Edimbourg,
habile à toujours atténuer les bassesses de son héros, prétend que
tout le monde s'exprimait ainsi sur le compte de la reine, et l'excuse
par l'exemple de Henri IV, au(iuel le portrait d'Elisabeth arracha,
dit-on, des exclamations de tendresse et d'admiration. Mais ce der-
nier fait n'a pas d'autre garant que la seule véracité d'un ambassa-
deur, intéressé à la flatter par un récit de ce genre. Quant à nous,
que les historiens instruisent des nombreuses fraudes pratiquées par
les flatteurs de la reine, nous n'hésitons pas à le rejeter comme un
conte, tandis que la lettre absurde de Raleigh subsiste toute entière,
exposée au mépris et au sarcasme de la postérité.
La lettre porta coup. Elisabeth lui fit rendre la liberté, sans lui
permettre de revenir à la cour et àvt revoir « ces belles joues, ces
beaux cheveux , ce port de nymphe, » et ces attraits supposés qui
valaient au jeune gentilhomme sa grâce tant désirée. Il redoubla
d'efforts pour reconquérir ce qu'il avait perdu. Au parlement, dont il
était membre, on le vit appuyer avec ardeur l'autorité absolue de sa
maîtresse et les demandes de subsides qu'elle réclamait sans cesse.
Le domaine et le château de Sherborne, ancienne et magnifupie pro-
priété ecclésiastique, furent aliénés par la reine, qui les lui donna,
sans doute comme récompense de ses efforts et de ses travaux parle-
mentaires. Tant de flexibilité dans une catastrophe qui devait le perdre
et qui le laissait reparaître sur la scène publique avec un éclat mena-
çant, si peu de scrupules et tant d'audace, n'échappaient point à l'opi-
nion publique : il était un de ces hommes que l'on redoute en les
méprisant. Un contemporain, cité par Birch dans ses Mémoires
d'Elisabeth, s'exprime ainsi sur son compte : « Les gens honnêtes
tremblent que sir Walter Raleigh ne rentre incessamment en faveur.
On s'y oppose beaucoup. Puisse cette opposition réussir et le mettre
à la place qu'il mérite! « Que ce soient les paroles d'un ennemi, nous
sommes loin de le nier ; mais si l'on compare à la mauvaise réputation
WALTER RALEIGH. 293
de Raleigh les diverses actions que nous avons rapportées plus haut ,
sans partialité comme sans exagération , l'on avouera que cette mé-
fiance publique était tout au plus sévère.
Il comprenait d'ailleurs que son mariage avec Elisabeth Throck-
morton tarissait la principale source de sa faveur auprès d'Elisabeth, et
que cette nouvelle récompense , le don de la terre et du manoir de
Sherborne, pourrait bien être le dernier fleuron de sa couronne poli-
tique. 11 fallait se relever tout à coup par une entreprise tellement
hardie et par une si éclatante prouesse, que le monde entier fixât les
yeux sur lui. Continuer les plans utiles et faisables de colonisation
virginieimc auxquels son frère utérin s'était sacrifié, entreprise trop
modeste pour lui plaire! Il savait par expérience quels sont les résul-
tats des exploits honnêtes, auxquels le mensonge a peu de part. La
grandeur, la vérité, l'utilité de cette première entreprise, n'avaient
point réussi ; l'audace d'une flatterie sans honte venait de lui rendre
la faveur. Cette leçon ne fut point perdue pour Raleigh. Il inventa
l'Eldorado, promit à ses contemporains la conquête du paradis dans
l'Amérique méridionale, et les entraîna sur ses pas.
III. — l'eldokaoo.
C'est ici que les défenseurs de Raleigh, et surtout le rédacteur
de la Revue cV Edimbourg, ont accumulé les preuves de l'érudition
la plus ingénieuse pour excuser aux yeux de l'histoire cette immense
hâblerie. Fonder une colonie sur un sol vierge et inexploré, aspirer
à la double gloire de Colomb et de Pizarre, devenir monarque
€n restant homme de cour, enrichir son pays et le monde d'une
civilisation nouvelle, c'était un beau projet, que sir Humphrey Gilbert
avait conçu; mais courir follement à la découverte d'une ville d'or, y
croire et y faire croire son siècle, sacrifier des milliers de vies hu-
maines, des trésors et des efforts sans nombre à cette entreprise
insensée; consacrer ou plutôt perdre ainsi une éloquence, une habileté
et une persévérance inouïes: telle fut l'ambition, tels furent les résul-
tats de Raleigh. Sans doute Y Eldorado, le pays de l'or et des diamans,
avait trouvé, parmi les Espagnols, plus d'un esprit crédule; et jusque
dans ces derniers temps les imaginations ardentes et avides ont été
sinon séduites, du moins émues, par cette fable populaire. Il a fallu
que le voyageur Humboldt en expliquât la chimère , par la nature
même du sol et des rochers qui entourent ou parsèment le lac Pa-
TOME XXIII. 19
294 REVUE DES DEUX MONDES.
rima, eatre le Rio Essequibo et le Rio Branco. «Ce sont, dit ce
grand voyageur, des roches d'ardoise micacée et de talc étincelant,
qui resplendissent au milieu d'une nappe d'eau miroitante sous les
faux du soleil des tropiques. » La poésie de la cupidité s'en empara,
et les dômes d'or massif et les obélisques d'argent s'élevèrent au sein
d'une cité composée de métaux précieux. Ce fantôme doré troubla
toute la vie de Raleigh ; n'est-ce pas déjà une faute grave qu'une
telle hallucination? Son plus habile défenseur avoue qu'au moment
où il mit à la voile pour découvrir cette terre chargée d'or, une
grande clameur d'incrédulité s'éleva contre lui. On ne croyait pas à
ses promesses , on se déliait de ses exagérations, on craignait les
résultats d'une expédition dirigée par un esprit aussi hasardeux et
d'une moralité si équivoque. Ses ennemis avaient raison contre lui;
les plus sages de ses contemporains ne partageaient pas son illusion
ou ne croyaient pas à ses paroles.
Il donna une année aux préparatifs de l'expédition. Après avoir
dépêché le capitaine Whiddon vers l'embouchure de l'Orénoque, et
n'avoir reçu de ce marin habile et ûdèle que des renseignemcns in-
complets et défavorables à l'entreprise, Raleigh partit de Plymouth
le 9 février 1595, commandant une petite flotte de cinq vaisseaux
et cent soldats, sans compter les marins, les officiers et les volon-
taires. 11 entraînait cette colonie à la recherche de son fantôme. Le 9,
la flotte se trouvait à la hauteur des côtes d'Espagne; le 17, il arriva
à Fuerta-Ventura , une des îles Canaries, où l'on prit du bois, de
l'eau fraîche, des vivres, et où l'on s'arrêta quatre jours; de là on se
dirigea vers la grande île de Canarie et l'île de Ténériffe. Le capi"
taine Brereton et son navire devaient se réunir à sir Walter. Ce der-
nier, ayant inutilement attendu pendant huit jours, se vit forcé de
partir seul pour la Trinité. Une frégate, partie avec lui de Plymouth,
avait donné contre un écueil et s'était brisée. Le 23, ils étaient
arrivés à la Trinité, et ancraient à la pointe Curiapan (Punta da Callo),
où ils restèrent quatre à cinq jours. Raleigh descendit seul à terre.
Il continua sa route dans la direction nord-ouest vers Curiapan,
pour gagner la hauteur de la Puerta de los Ilispanioles. Il visita
ensuite Puzico, Piche, jeta l'ancre près d'Anna Périma, et se rendit à
Rio-Carone. Les Espagnols qui gardaient la côte invitèrent les Anglais
à s'approcher. Le capitaine Whiddon leur fut dépêché. « Les Espa-
gnols, ignorant les forces des nouveaux venus, ne jugèrent pas (dit
Raleigh) le moment favorable pour engager le combat. Deux Indiens
(jui vinrent à bord sur de petites chaloupes donnèrent aux Anglais
WALTER RALETGII. 295
des renseignemens sur l'état de la Trinidad et sur le principal éta-
blissement des Espagnols, Saint-Joseph. Plusieurs marchands de la
ville vinrent également, sous le prétexte de négocier; leur but était
de compter le nombre des Anglais. Raleigh, qui soupçonna leur
intention, et qui désirait obtenir des renseignemens, leur fit distri-
buer du vin , dont ils n'avaient pas bu depuis long-temps, et qui les
enivra. Ils lui donnèrent toutes les explications qu'il désirait sur le
sol et les ressources de la Guiane. Il leur cacha le but de son voyage. »
Cependant il tramait un complot dont Berreo, gouverneur de l'île,
devait être victime. L'année précédente, Berreo avait enlevé huit
hommes à Whiddon. Un cacique des parties septentrionales de la
Trinité avertit Raleigh que le gouverneur venait de faire une levée
de troupes à Margarila et à (Aimana, pour détruire d'un, seul coup les
Anglais nouveaux venus. Kaleigh, voulant rester maître de ce secret,
défendit aux Indiens, sous peine de mort, d'avoir aucune relation avec
ses ennemis. Il emprisonna les caciques dont il se défiait, et fit égor-
ger ceux qu'on lui signala comme dévoués à l'Espagne. Le récit des
tortures subies par ces malheureux in(!igènes fait frémir d'horreur :
on versait dans leurs blessures de l'huile bouillante et du plomb fondu.
Pendant la nuit, on donna l'assaut à la petite ville de Saint- Joseph ,
et Berreo, prisonnier, fut placé à bord du vaisseau de Raleigh. Tel
fut le premier acte de ce drame singulier, auquel la perfidie et la
cruauté servaient d'introduction, et dont le dénouement fut la perte
de Raleigh.
Berreo, si facilement dupe, était un homme faible et crédule, qui
ne doutait pas de l'existence du pays d'or que l'aventurier anglais
venait conquérir. Il acheva d'enflammer par ses récits et par la sym-
pathie de sa crédulité l'avidité de Raleigh. Empressé de réaliser sa
conquête, Raleigh envoya son sous-amiral (îiffort et son capitaine
Calfied, avec un certain nombre d'hommes, pour examiner l'embou-
chure du Capuri. Giffort et Calfied trouvèrent que l'eau avait cinq
pieds de profondeur après le reflux. Raleigh fit fabriquer des rames.
On reconnut que quatre entrées commodes permettraient aux embar-
cations de pénétrer dans la baie de Capuri. Lue grosse galère avec
trois chaloupes fut préparée et pourvue de vivres pour un mois.
Raleigh s'embarqua lui-même avec une centaine d'hommes. Il avait
pour guide un Indien qui s'engagea à conduire les Anglais dans
i'Orénoque; mais le nombre infini de petits fleuves et de lacs qui se
croisent à cette embouchure leur offrait un labyrinthe inextricable.
Raleigh , s'y engageant , rencontra miUe petites îles couvertes d'ar-
19.
296 REVUE DES DEUX »IOi\DES.
bres nombreux et de feuillages touffus. Il donna à l'une de ces
pointes le nom de lîed-Cross (Croix-Rouge), et rencontra bientôt
un canot chargé d'indigènes, qui essayèrent vainement de fuir.
Leurs compatriotes de la rive, ayant remarqué que les Anglais ne
faisaient pas de mal à leurs frères, approchèrent avec confiance, et
commencèrent à flnre des échanges. Un seul cacique ne partageait
pas ces sentimens hospitaliers. Furieux contre celui de ses compa-
triotes qui avait amené les Anglais, il voulait le tuer; il le regardait
avec raison comme ayant apporté le malheur dans son pays. Ici nous
emploierons le récit de Kaleigh lui-même :
« J'entrai, dit-il, dans le grand bassin de l'Orénoque, que je me
proposai de remonter. J'échouai, vers le soir, dans un endroit fort
dangereux. Soixante personnes, occupées à jeter le lest de la galère,
avaient failli périr victimes de leurs efforts; après être parvenu heu-
reusement à me remettre à flot, je continuai pendant trois jours mes
recherches sans aucun accident. J'entrai alors dans le fleuve Amana,
qu'on ne put remonter qu'à force de rames ; ces travaux affaiblirent
extrêmement mon équipage : à cela, il faut ajouter encore le manque
de vivres. J'eus besoin d'employer toute mon autorité pour que l'équi-
page ne s'abandonnât pas au désespoir. Je représentai à mes gens qu'il
était plus dangereux de retourner que d'avancer, et que l'on pourrait
partout se procurer sur les rives du fleuve ce qui viendrait à manquer :
en effet, on apercevait sur le rivage des fruits, des oiseaux, des ani-
maux , même des fleurs et des plantes dans les champs. Le vieux
cacique de la Trinité partageait cette opinion. Plusieurs Indiens, qui
voyaient mon inquiétude secrète, me conseillaient d'envoyer des
chaloupes dans une petite rivière à droite, me donnant à entendre
que j'atteindrais bientôt des habitations où l'on pourrait se procurer
des vivres, de manière à revenir le soir à la galère mise à l'ancre.
On avait déjà ramé pendant trois heures sans voir d'habitations;
les Anglais commençaient à se défier de leurs compagnons les In-
diens, pensant qu'ils étaient trahis; déjà même ils se préparaient
à se venger. Je parvins à leur faire sentir qu'ils avaient tort, et que,
dans le cas même où il en serait ainsi , cette vengeance ne rendrait
point leur position meilleure. Vers minuit enftn, on aperçut du feu,
et nous vîmes une seule hutte où nous trouvâmes quelques sau-
vages. Le cacique était parti pour se rendre vers l'embouchure de
l'Orénoque, et avait emmené avec lui la plupart des habitans. Nous
chargeâmes nos barques de vivres. A notre retour, nous fûmes sur-
pris de la beauté et de l'aspect florissant du rivage. Devant nous
WALTER RALEIGH. 297
s'ouvrait une magnifique vallée d'environ vingt milles de longueur,
pleine de fruits, de plantes et d'animaux de toute espèce. Des ser-
pens d'une taille monstrueuse nous effrayèrent d'autant plus qu'un
nègre, qui voulut nager vers le rivage , fut tout à coup englouti par
un de ces reptiles.
«Le lendemain, quatre canots descendaient devant nous le même
fleuve que nous remontions. J'ordonnai que l'on approchât d'eux :
alors deux de ces canots se dirigèrent vers la rive, et les autres des-
cendirent le fleuve avec une telle rapidité, qu'il fut impossible de les
atteindre. On s'empara des deux canots laissés au rivage et l'on y
trouva diverses provisions. Plusieurs des indigènes qui avaient pris
la fuite furent atteints. C'étaient des Aracu, et l'on apprit qu'ils
avaient servi de guides aux Espagnols qui étaient allés à la recherche
des mines d'or; en vain essaya-t-on de retrouver les Espagnols. Je
gardai un de ces Aracu : sous sa conduite, nous continuâmes notre
route sans autre danger que celui de donner sur des bancs de sable.
Treize jours après, nous nous trouvâmes à l'est du pays de Carapana,
occupé par les Espagnols. Nous rencontrâmes trois canots d'indigènes.
Après qu'à l'aide de l'interprète on leur eut persuadé que les étran-
gers n'étaient point des Espagnols, ils s'approchèrent et promirent
de revenir le lendemain avec leur cacique. En effet, le jour suivant,
le cacique parut avec à peu près quarante de ses gens. Ils m'appor-
taient une grande quantité de vivres. Je demandai au cacique le che-
min le plus sûr et le plus court pour aller à la Guyane. Celui-ci me
promit de m'aider de son mieux, et il invita les Anglais à visiter son
village, où il leur procurerait un secours qu'un heureux hasard leur
avait réservé tout exprès. On nous présenta d'abord une boisson,
faite avec du poivre et un grand nombre d'herbes aromatiques, que
l'on préparait dans de grands vases. Les Anglais ne tardèrent pas à
s'enivrer. Quant au secours plus réel qu'il avait promis, il consistait
en un vieux Indien qui connaissait fort bien ces parages, le cours de
rOrénoque, ses bancs de sable et ses rochers.
« Cet homme me conseilla de me servir du vent d'est, qui évite-
rait à mes gens la peine de ramer. En effet, l'Orénoque, à partir de
son embouchure, a presque toujours une direction de l'est vers
l'ouest. Je jetai l'ancre près de Putéma et de Putapayma. L'équipage
s'amusa à recueillir des œufs de tortue. Le jour suivant, on se dirigea
vers l'ouest, et l'on éprouva moins de difficultés à remonter le Heuve.
Le pays était plat sur les deux côtés, et une couleur pourpre très
brillante en dessinait les rives. Les hommes qui furent envoyés
298 REVDE DES DEUX MONDES.
n'aperçurent aucune montagne. On apprit par les indigènes que ce
beau pays s'appelait Saymas, et qu'il s'étendait jusqu'à Cumanaw
Quatre peuples puissans et braves habitaient ce pays.
« Le troisième jour de mon nouveau voyage, je jetai l'ancre sur la
rive giiuche du fleuve , erdre deux montagnes nommées Avami et
Orio; j'y restai jusqu'à minuit. Je passai alors devant une grande île,
Mauripano, d'où partit, vers ma flottille, un canot pour m'inviter
à venir m'y reposer. Le cinquième jour, on se trouva dans la province
d'Arroniaja; le sixième, dans le port Mosquito, où je restai assez
long-temps pour m'approvisionner de nouveau. In vieux cacique
de cent dix ans (dit Raleigh), qui cependant pouvait faire encore dix
milles par jour à pied, vint nous visiter; il apporta un grand nombre
de vivres et de ralraîchissemens; j'eus avec lui une conversation très
intéressante. »
Raleigh, qui semble avoir rempli jusqu'ici le rôle d'un narrateur
fidèle, place dans la bouche de son cacique de cent dix ans les in-
croyables récits au moyen desquels il dupa son époque. Aux des-
criptions les plus vives des beautés naturelles de l'Orénoque et de
ses bords, il joint l'éclat lointain des pierres précieuses , et des mines
dont ces régions sont semées. « Là, dit-il , point d'hiver; un sol sec et
fertile; du gibier et des oiseaux de toute espèce en abondance; ces
oiseaux remplissaient l'air de chants inconnus: c'était pour nous un
véritable concert. Mon capitaine, envoyé à la recherche des mines,
aperçut des veines d'or et d'argent; mais^ com.me il n'avait que son
épee pour instrument, il ne put détacher ces métaux pour les examiner
en détail; il en emporta cependant plusieurs morceaux, qu'il se réser-
vait d'examiner plus tard. Un Espagnol de Caracas appela cette mine
madré del oro (la mère de l'or). On pensera peut-être qu'une fausse
et trompeuse illusion m'a joué; mais pourquoi aurais-je entrepris un
Toyage aussi pénible , si je n'avais pas eu la conviction que , sur toute
la terre, il n'y avait pas un pays plus riche en or que la Guyane?
Whiddon et Milechappe , notre chirurgien , rapportèrent plusieurs
pierres qui ressemblaient beaucoup aux saphirs. Je montrai ces pierres
à plusieurs habitans de l'Orénoque, qui m'ont assuré qu'il existait
une montagne construite de ces pierres. »
Raleigli entre ensuite dans de grands détails sur les peuples voisins;
il se livre à toute la verve de son invention; il parle d'indigènes trois
fois aussi grands qu'un homme ordinaire, de cyclopes qui avaient
les yeux sur l'épaule , la bouche sur la poitrine , et la chevelure au
milieu du dos. Moyens d'exciter et d'attirer l'attention contemporaine
WALTER RALEIGH. 299
dont personne jamais n'a usé avec une témérité aussi extravagante.
Ce />«// gigantesque, dont la Revue cV Edimbourg a essayé l'apologie,
éclipse et réduit à l'insignifiance toutes les créations du charlatanisme
moderne.
La crue des eaux de l'Orénoque annonçait la prochaine inondation ;
l'équipage manifesta le désir de reprendre la direction de l'est. Ra-
leigh, satisfait (à fort bon compte) des résultats obtenus, et espé-
rant en tirer profit dans un second voyage, donna l'ordre du retour.
Après avoir quitté l'embouchure de ce fleuve, il s'arrêta encore une
fois dans le port de Mosquito. Là, seul avec son vieil Indien , il reçut
des renseignemens nouveaux de ce cacique, nommé Topiauri. L'objet
de leur conversation fut la grande ville d'or, but du voyage. « Le
vieux cacique, dit-il, me vanta la puissance formidable de l'empereur
de Manoa, et me prouva que nos forces étaient insuffisantes. Il me
dépeignit ces peuples comme très civilisés, portant des halùts, pos-
sédant de grandes richesses, notamment en plaques d'or, comme on
en voit déjà chez les Indiens qui habitent le rivage. Ces plaques d'or
sont fabriquées à Maccureguary. Plus loin, vers l'intérieur, ces tra-
vaux se perfectionnent, et l'on trouve des idoles et des temples en or
pur. Le cacique m'assura que si je revenais avec plus de troupes, je
pouvais compter sur le secours des indigènes. Il me proposa de
laisser, en attendant, un certain nombre d'hommes de mon écjuipage,
me promettant d'avoir le plus grand soin d'eux. Gifford, Calfied et
plusieurs autres se montraient disposés à rester; cependant la crainte
de l'avenir l'emporta. Je ne voulais pas me priver de poudre et de
munitions de guerre. D'un autre côté, il était impossible de déter-
miner le cacique à employer ses Indiens dans une expédition dont le
succès lui paraissait douteux, et qui le menaçait, après le départ des
Anglais, de vengeances sanglantes. »
Qui ne voit , dans cet habile récit , l'intention de Raleigh , espérant
enflammer, chez ses concitoyens, la cupidité et l'ambition ? Qui n'ad-
mirerait, en les blâmant, cette disposition de faits et cet enchaîne-
ment d'espérances, ces narrations liibuleuses et magiques, prêtées
aux chefs indigènes, dont Raleigh ne comprenait pas l'idiome, et qui,
s'ils avaient menti, le plaçaient lui-même à l'abri de tout reproche?
Il voulut, dit-il, approcher du moins de cette montagne d'or pur,
dont le cacique lui avait parlé. Malheureusement elle était à demi
submergée. « Elle avait la forme d'une tour, et me parut plutôt
blanche ([ue jaune. Un torrent qui s'en précipitait, encore gonflé par
les pluies, faisait un bruit formidable qu'on entendait de plusieurs
fi
300 REVUE DES DECX MONDES.
lieues et qui assourdissait notre monde. Je me rappelai la descrip-
tion que Berreo avait faite de l'éclat du diamant et des autres pierres
précieuses disséminées dans les différentes parties du pays. J'avais
bien quelque doute sur la valeur de ces pierres; cependant leur blan-
cheur extraordinaire me surprit. Après un moment de repos sur les
bords du Vinicapara, et une visite au village du cacique, ce dernier
me promit de me conduire au pied de la montagne par un détour;
mais, à la vue des nombreuses difiicultés qui se présentaient, je pré-
férai retourner à l'embouchure du Gumana , où les caciques des en-
virons venaient d'apporter divers présens consistant en productions
rares du pays. »
N'est-ce pas chose misérable dans l'histoire de l'esprit humain que
cette belle navigation , cette entreprise soutenue avec tant d'audace
et d'habileté, n'ayant pour résultat et pour fruit qu'un grand conte
de fée , et la création fantastique de cette cité de Manoa et de cette
montagne d'or et de perles? A son retour, Raleigh publia sa rela-
tion, remplie d'amazones, d'hommes sans tête, et d'autres inven-
tions, exposées dans ce style simple, énergique, facile et grandiose,
dont il avait le secret. Nous pensons, avec la Revue d'Edimbourg,
qu'il croyait à l'existence des mines d'or qu'il cherchait; nous regar-
dons la chimérique poésie dont il a recouvert sans scrupule cette
création miraculeuse, comme un appât livré aux imaginations de ses
contemporains et à leur cupidité. Il va jusqu'à inventer une pro-
phétie qui promet, dit-il, aux Anglais la possession de la Guyane;
et , pour mettre dans ses intérêts la reine dont il connaît les faiblesses,
il raconte, à l'instar de l'ambassadeur que nous avons cité, l'extase
admirative d'un cacique auquel le portrait d'Elisabeth « arracha,
dit-il, des cris d'enthousiasme et d'amour. «
La seule conquête réelle que cette expédition ait value à Walter
Raleigh fut littéraire. Son récit, mêlé de fables, n'est pas seulement
élégant, comme le dit Camden, il est éloquent et persuasif. Toujours
plus attentif à convaincre et à entrauier, comme chef d'entreprise,
qu'à briller comme écrivain, il continuait à pousser, dans cette belle
route de simplicité nerveuse et de facilité énergique, la prose an-
glaise qui n'a pas eu de plus grand artiste que lui. La gloire ne lui
manquait pas; Shakspeare reproduisait dans ses vers quelques-unes
des merveilles dont Raleigh avait entretenu le public; il était, à tous
les yeux, un homme extraordinaire; mais la confiance et l'estime le
fuyaient; Elisabeth, qui n'avait d'extravagance que dans ses pas-
sions, pesant dans la balance du bon sens et de l'expéïîieQGe les dé-
WALTER RALEIGH. 301
couvertes et les prouesses de son dievalier, refusait de leur prêter
de nouveau son appui.
Elle jugeait sainement une entreprise qui finissait par une décep-
tion, après avoir commencé par une lâche barbarie, le sac de la ville
de Saint-Joseph. « J'aurais été un âne [venj much of the ass], dit
Raleigh pour s'excuser, si j'avais laissé derrière moi une garnison
espagnole. » Pour ne pas être un Ane, il assassina traîtreusement cette
garnison pacifique. Le même procédé de séduction et d'adresse a
dicté sa relation , publiée après son retour, sous ce titre pompeux :
Découverte du vaste, riche et bel empire de la Guyane et de la grande
ville d'or de FUanoa, etc. «Que mes concitoyens m'écoutent, dit-il
dans cet ouvrage. Le soldat, au lieu d'aller se battre pour une pièce
de cuivre, garnira sa poche d'or massif; il se paiera lui-môme avec
des plaques d'or d'un demi-pied de diamètre. Les commandans et
capitaines, avides d'honneur et de luxe, trouveront des cités plus
riches et plus belles , plus de temples aux idoles d'or, plus de tom-
beaux remplis de trésors que Fernand Cortez n'en découvrit au
Mexique ou Pizarre au Pérou ! »
Les esprits faibles lui donnèrent croyance; Elisabeth resta sourde.
Il ne se rebuta pas. Après avoir été marin, amiral, écrivain, homme
de plume, il redevint guerrier.
IV. — ESSEK, CECIL ET RALEIGH.
Nommé amiral de l'arrièrc-garde sous les ordres du comte d'Essex ,
en 1598 et en 1597, il balança, souvent même il éclipsa son rival et
son chef. Cadix pris, la flotte espagnole détruite, Fayal mis en cendres,
appartieiuient à Raleigh plus encore qu'à Essex. Comme homme de
guerre, Raleigh, s'il se fut livré exclusivement à ce métier, aurait
trouvé peu de rivaux. Cette intrépidité, cet élan, cette férocité et cet
acharnement au succès, ce coup d'œil prompt et vif et cette résolu-
tion soudaine que l'on a vus briller dans tous ses actes, emportaient
la victoire d'assaut. Ne tentons pas d'enlever à cet homme étonnant
la réaUté des talons et des vertus qui sont à lui.
La scène sur laquelle Raleigh va paraître change au moment
où nous sommes, en 1597, après la prise de Fayal; lui-même change
de costume et de conduite. Elisabeth lui a rendu son titre do capi-
taine des gardes: « il entre dans le boudoir, dit un contemporain,
aussi hardiment qu'autrefois. » Mais il a quarante-cinq ans; il ne peut
302 REVUE DES DEtJX MONDES.
espi'r(M- reconquérir l'amour de la vieille reine, toute entière à sa ten-
dresse pour Elssex. Alors, cet homme cjui vient du bout du rtlnnde,
et qui a espéré l'Eldorado, se plonge sans réserve dans les intrigues
dont la reine est environnée. Ligué avec Cobliam et Cecil, Raleigh
ounlil lentement la chute du favori, dont l'imprudence et l'ardeur
juvénile l'exposaient sans c<»sse à leurs coups. La Bévue (VÉdimbrnirg
atténue encore ici les machinations odieuses de Raleigh. Malheureu-^
sèment, comme il écrivait admirablement bien , il les a toutes écrites
etdévelopp'es; elles existent, consignées dans une lettre de sir Walter
à son confédéré Cecil, lettre que Murdin a publiée. C'est là qu'il faut
lire les conseils machiav'liques de Raleigh, sur le danger de souffrir
à la cour un adversaire jeune , entreprenant et aimé, sur les moyens
de diminuer son crédit et de miner sa faveur, sur les pièges qu'on peut
lui tendre, en le livrant à ses propres défauts, et sur l'excellence d'urt
plan qui ruine l'ennemi par l'excès de sa faveur m'me, et le ruine
à jamais. La jalousie que le jeune Essex avait inspirée à Walteif
Raleigh, datait de loin. « Moi, dit-il en parlant de là prise de Cadix,
à laquelle Essex et lui avaient pris part, je n'y ai gagné qu'une bles-
sure et une jambe paralysée. D'autres ont recueilli tous les avantages
de la journée; je venais trop tard , la moisson «tait faite , et je n'eus
pour moi que la pauvreté et les douleurs. » Il faut avouer qu'Essex,
dans son arrogance et sa violence, se montra plus généreux que
Raleigh: « Je pourrais l'accuser devant un conseil de guerre (disait
Essex), pour m'avoir désobéi et avoir pris Fayal sans mon ordre;
mais il est mon ennemi déclaré, je ne le ferai pas. »
La mort d'Essex, décapité sur l'échafaud, fut le triomphe de Ra-
leigh; et le peuple, en voyant, le jour de l'exécution, auprès du
jeune comte et du bourreau, la cuirasse d'argent du capitaine des
gardes, son ennemi mortel, fit retentir un si menaçant murmure de
haine contre ce dernier, et de pitié pour la victime, que Raleigh,
averti par le cri populaire, descendit de cheval , prit un bateau , et se
retira. Le batelier le ramenait h sa demeure, pendant que lui, couché
dans le bateau, méditait sur cette tète de favori qui tombait, sut
l'autre favori Cecilqui vivait, et sur sa position auprès de Cecil, naguère
son allié, maintenant son seul rival. «Une pensée, dit Osborne,
rapide comme l'éclair, le frappa. Cecil, devenu tout-puisant , pouvait
le perdre. » Cecil le perdit.
Il méritait de tomber à son tour, quels que fussent la supériorité de
son intelligence, son talent d'écrivain et sa juste gloire d'homme dé
guerre. Essex mort, il s'occupa de vendre aux partisans d'Essex son
WALTER RALEIGH. 303
crédit auprès de la reine, et tira bon parti de ce commerce. Le véri-
table Eldorado se trouvait pour lui dans le cadavre du jeune liomme
imprudent, immolé par ses intrigues. Son intercession fut chèrement
•payée par sir Edward Baynham, auquel il sauva la vie à prix d'argent.
Littleton, son ami, lui écrivit une lettre touchante et digne, que
Birch a conservée , et que l'évéque Hurd a raison de citer comme un
modèle de nobles sentimens et de hautes pensées. Sir AValter con-
sentit à solliciter le pardon de son ami, moyennant dix mille livres
sterling. Que de bassesses dans cette fière vie! que d'ignobles
actions dans cette carrière d'orgueil! que de honte dans cette gloire!
%u vain l'écrivain d'Edimbourg rapproche-t-il de ces lâches transac-
tions, qu'il essaie de pallier, d'autres laits contemporains; il vou-
drait faire penser que telle était la coutume. 11 cite spécialement
une bourse d'or, reçue par notre Sully, pendant le sac d'une ville,
des mains d'un homme qu'il protégeait contre le glaive du soldat. Il
ne s'agit point ici d'une mêlée sanglante et d'un pillage de guerre,
mais d'une boutique ouverte en pleine paix, pour trafiquer de lo vie
et du sang; il s'agit du premier personnage de l'état, altéré de gloire
et d'honneur, vendant la vie à ces mêmes hommes qui avaient con-
spiré contre l'état, et qu'il devait abandonner à leur destinée, si la
condamnation portée contre Essex était juste, et si Raleigh, en pour-
suivant cette condamnation, avait réellement servi la reine. Il est
'Vrai que la rapacité de Walter Raleigh n'avait point de bornes, et
■que, sachant concilier l'économie de sa maîtresse avec son propre
désir d'acquérir, il lui demandait sans cesse de nouveaux privilèges
et de nouveaux monopoles , qui ne coûtaient rien à cette dernière,
€t qu'elle lui accordait.
Le guerrier, l'aventurier, le colonisateur, l'amant de la reine, l'écri-
vain admirable, le navigateur hardi, va se métamorphoser encore une
fois, et ce ne sera pas la dernière. Elisabetii, qui se servait de tout,
avait su employer Raleigh. Elle l'avait soutenu et protégé contre celui
qu'elle aimait, contre Essex; elle l'avait comblé de richesses, sans
céder à ses instances et sans tomber dans les pièges de ses merveil-
leux mensonges. La grande intelligence de cette femme n'avait
fait de Raleigh ni un ministre d'état, ni un mécontent; elle avait
échappé à ce double danger. Elle meurt, et un homme ridicuhï,
plus femme par ses faiblesses qu'elle n'avait été homme par sa volonté,
lui succède. Cecil, qui veut régner sous Jacques I", ou plutôt sur
Jac(jues I'% s'empresse de détruire le crédit futur de ce rival, autrefois
son allié. Jacques craignait les braves; la hardiesse de la pensée ne
30'* REVIE DES DEUX MONDES.
lui était pas moins odieuse que la valeur guerrière. Cecil eut peu de
peine à ruiner d'avance un favori dont les qualités et les vices étaient
antipathiques au monarque nouveau. Du rè^ne de Jacques I" date
la disj;race de Ralei{.!;li, de cette disf^race son complot, et de ce com-
plot sa perte , mais aussi sa gloire , le déploiement libre de son talent
dans une prison d'état et la grandeur héroïque de sa mort.
Avant de toucher à cet échafaud sublime, nous avons à traverser
cent mensonges et cent bassesses. Dans cette vie, comme sur un
manteau de mauvais théâtre, il n'y a que de l'or et des taches. Avant
môme que Jacques I" soit arrivé d'Ecosse, on trouve le prévoyant
Raleigh à la tête des opposans. Aubery, chroniqueur contemporain,
fort crédule, il est vrai, le moiitre, au milieu d'une assemblée des
seigneurs réunis à Whitehall, attaquant non-seulement Jacques 1",
mais le trône même : « Gardons pour nous le sceptre, et ne laissons
pas une nation de mendians affamés (les Écossais ) dominer l'Angle-
terre. » Telles sont les paroles qu'Aubery lui attribue; il ajoute que
l'intention de Raleigh était de profiter de la circonstance et de fonder
une république; to set up a commonircallh. On a vu jusqu'où pou-
vait aller la chimérique hardiesse de Walter Raleigh et la témérité de
ses plans; au moment où le lils de la catholique ^Marie Stuart, détesté
comme Écossais, méprisé comme homme, allait s'emparer du dia-
dème, une telle idée pouvait bien venir au chercheur de l'Eldorado.
Mais si l'on repousse, avec l'écrivain d'Edimbourg, ce fait, allégué
par Aubery, le témoignage de tous les historiens est là pour attester
que Raleigh , d'accord avec beaucoup de seigneurs et de citoyens ,
voulait opposer dès-lors une barrière à ce que l'on appelait l'enva-
hissement des Écossais. Sully, qui le voyait beaucoup à Londres, le
place au premier rang des mécontens prêts <à conspirer contre un
monarque qu'ils dédaignaient plus encore qu'ils ne le redoutaient.
Dans ce moment même, Walter Raleigh prodiguait au roi pédant les
mêmes flatteries qu'il avait administrées à la reine Elisabeth, et qui
l'avaient toujours soutenu contre l'animadversion générale. Peu de
temps après l'arrivée de Jacques, il lui écrit : « Combien je désirais voir
enfin votre majesté! sachant qu'il y a toujours quelque chose de bon
à apprendre d'elle, et avide d'augmenter et d'améliorer mes connais-
sances par votre discours! » Malgré cette adulation qui avait changé
de note et qui s'adressait, non plus à la beauté d'une femme décré-
pite, mais à la faiblesse spéciale du monarque, un des premiers actes
de Jacques fut de destituer Raleigh. Le capitaine des gardes céda sa
place à un Écossais. Raleigh protesta inutilement, dans un mémoire
WALTER RALEIGII. 305
particulier, « de son attachement au roi, de son cœur fidèle, auquel
sa majesté ne peut arracher d'aucune manière l'amour de sa royale
personne; » il prit, sans succès, « le grand Dieu de la terre et du ciel à
témoin qu'il n'était point mécontent [thc reverse of discontentecl).y>
On le laissa mentir à sa conscience, sans alléger sa disgrâce; aucune
voix ne s'éleva en sa faveur.
Il était détesté. Tout le monde se réjouissait de sa chute. Ses défen-
seurs les plus ardcns confessent cette joie et la profonde impopu-
larité dans laquelle il était tombé. Ils s'en étonnent, mais à tort.
L'ambassadeur français, De Beaumont rapporte que ce motif déter-
mina la volonté incertaine de Jacques I". «On applaudira, disait
Cecil, à la chute d'un homme universellement haï. )> Northumber-
land, son ami, dans une lettre que miss Aikin a conservée, avoue
que sa réputation a beaucoup souffert d'une trop longue et trop
intime liaison avec Kalcigh. Comment cela n'aurait-il pas été? Pou-
vait-on oublier les degn's toujours rapides, souvent ignobles de cette
fortune aventurière? Pouvait-on fermer les yeux sur cet assemblage
extraordinaire de violence, de fourbe, de cruauté, de flatterie, de dé-
f;eplion, d'intrigue et de mensonge? La mort d'Essex, qui lui était
attribuée, achevait de révolter le sentiment public; la conquête chi-
mérique de l'Eldorado avait laissé de vives traces. Enfin, Ben-Jonson,
observateur profond, né pour être historien et qui se fit dramaturge,
résumait, en une phrase admirable, les causes de cette haine : « c'est
que Raleigh estimait la gloire plus que sa eonseience. »
V. — RAI.EIGH CONSPIRATEUR.
A-t-il conspiré contre Jacques L'? Des volumes ont été écrits sur
cette question. La Umie cV Edimbourg se tire d'embarras en affirmant
qu'il ne fut ni tout-à-fait innocent, ni tout-à-fait coupable. L'ambas-
sadeur Beaumont, la plus puissante autorité en cette matière, mande
à son maître que le crime moral est réel, mais que les preuves maté-
rielles mancpient. Selon l'évèque Goodman et Aubery, il avait tramé
le complot pour le dénoncer au roi, perdre Cobham et rentrer en
faveur. Tytler prétend que cette trame chimérique, inventée par
Cecil, n'avait pour but que la ruine de Raleigh. Southey est d'avis
que Raleigh a réellement conspiré. Hume et Lingard sont de la
même opinion. Tous les historiens accusent Raleigh , tous ses bio-
graphes le défendent. Si nous comparons et que nous pesions avec
REVUE DES DE€X MONDES.
soin les détails nombreux allégués par ces autorités si diverses, et que
BOUS les rapprochions d{;s circoustauces, du temps, du caractère, de
la positiot» et des désirs de Kaleijih, il ue sera pas difficile de par-
venir à la coiuiaissance de la vérité. De nombreux complots enve-
loppaient h; trône de Jacques, les uns tramés par des catholiques
obscurs, les autres par des agens espagnols, un enfin par des sei-
gneurs mécontens. Raleigh , dont le (caractère a plus d'un rapport avec
celui du célèbre lord Shaftesbury, connut, de ces complots, deux seu-
lement, celui que tramaient les Espagnols, et celui dont lord Cob-
ham, son ami, avait pris la direction. Qu'il ait conspiré avec les
Espagnols en laveur de l'Espagne, objet de sa haine constante, c'est
ce que l'on ne peut admettre ; qu'il ait été instruit des projets de
Cobhani , lui-même l'avoue : « .le suis perdu , dit-il , pour avoir écouté
un homme léger [I Listened io a vain m an.) » Malheureusement cet
homme léger lui proposait une forte pension de l'Espagne, et le fait
fut prouvé au procès. Sans confiance dans la capacité de Cobbam,
mais désirant, comme on ne peut en douter, la réussite des plans
qui le délivreraient de Jacques \" et de Cecil, il ne semble pas avoir
trempé activement et personnellement dans le complot, mais s'être
réservé un rôle plus habile, conseillé par sa ruse et par sa vengeance,
celui d'instigateur et de moteur secret, attendant l'événement pour
recueillir plus tard les fruits d'une conspiration aux dangers de lacpielle
il échappait. ^ oilà ce qu'espérait le prudent Raleigh. Il se fiait si
bien à sa ruse, qu'il se porta lui-même dénonciateur de Cobham,
lorsque Cecil, averti de la conjuration, les fit arrêter l'un et l'autre.
Cobham, furieux de cette dénonciation, rejeta aussitôt le poids de
la conjuration sur Raleigh ; puis, se souvenant qu'il n'avait aucune
preuve matérielle contre ce dernier, dont la participation avait été
indirecte et oblique, il se rétracta lâchement, revint sur sa rétrac-
tation, la renouvela, l'anéantit, et finit, sur l'échafaud môme, par
déclarer Walter Raleigh son complice. On dirait que Cobham, d'une
intelligence aussi bornée que confuse, guidé dans ces voies périlleuses
par un génie plus fort et plus habile, ignorait lui-môme s'il lui était
permis d'accuser Raleigh , et si l'assentiment tacite de ce dernier, son
instigation sourde et cachée, pouvaient être allégués comme preuves.
C'était l'habitude de Raleigh de mener à son but ceux qui l'environ-
naient. « 11 prétend, dit son ami Northumberland, dominer et faire
mouvoir toutes les pensées et toutes les conduites. » (-elte domina-
tion des pensées et des conduites, qui se représentait vivement au
faible cerveau de Cobham, lui arrachant tour à tour des inculpations
WALTER RALEICH. 30T
amères et des excuses pour Raleigh , nous semble la véritable dé de
l'énigme. A couvert scms l'abri de sa prudence, Raleigh n'avait rien
écrit, rien livré, rien doimé au hasard; il n'avait point vu l'ambassa-
deur étranger, il n'avait point reçu chez lui les conspirateurs; il lais-
sait Cobham marcher seul , et ce dernier, tout enflammé de vagues
discours et de provocations indirectes , pouvait se perdre sans ruiner
son ami. Raleigh le croyait; il comptait sur ses habiles précautions.
Arrêté, il espéra se tirer d'affoire en dénonçant Cobham. Lâcheté
audacieuse qui le perdit. Elle leva les scrupules de Cobham, qui
s'écria : a Traître! infâme ! monstre ! » et le chargea à son tour.
La moralité d'une telle conduite est d'une appréciation facile. Elle
imprime à ce nom fameux une flétrissure plus profonde que le crime
ou le malheur d'un complot avéré, dont Raleigh eût espéré les béné-
fices et couru les chances. Ainsi jugeaient les contemporains et le
public. Les Anglais, qui avaient eu tant de pitié d'Essex , ne trou-
vaient que mépris et haine pour Raleigh. Il pouvait entendre, de sa
chambre dans la Tour, les malédictions populaires. Désespéré, il
tenta de se suicider, « car je ne pourrais (dit-il dans une magnifique
lettre à sa femme ) subir les amères railleries de mes ennemis, leur
attente féroce, les cruelles paroles des avocats et des juges, les
infâmes sarcasmes du vulgaire, tout ce qui fait de moi un spectacle et
un jouet d'horreur. » ^on ennemi Cecil, qui poursuivait sa mort avec
une persévérance froide, vint l'examiner après le suicide; il le trouva
« incapable de soutenir son malheur, protestant de son innocence,
insouciant de la vie. » La blessure fut guérie, et on le transféra de la
Tour de Londres à Winchester, où il fut jugé. Le carrosse de Ra-
leigh , que l'on avait confié à la garde de sir Robert Mansel , sortait de
Londres au milieu des imprécations universelles. « 11 est extraordi-
naire, dit un contemporain , nommé Hicks, dans sa lettre à Shrews-
bury, combien cet homme est détesté ; sur toute la route, les pas-
sans vomissaient contre lui les paroles les plus amères. J'avoue que
s'il me fallait affronter une haine aussi générale, j'aimerais mieux
mourir. Pour lui, il disait : C'est de fa canaille; je lu méprise et n'y
pense pas. »
Voici venir pour Raleigh une nouvelle époque. La marque parti-
culière de cette vie, c'est une parfaite lâcheté dans la bonne fortune
et une sublimité inattendue dans l'extrême péril. Ame excessive, qui
avait besoin d'une catastrophe pour s'y déployer et y apparaître; sur
les bords de l'Orénoque, à Fayal, à Cadix, dans la poudre et la
mêlée, dans le naufrage et la tempête, au milieu de peuples sau-
308 REVUE DES DEUX MONDES.
vages et de marins rebelles, il y a un grand homme, qui se nomme
Raleigh. Auprès de l'échafaud d'Essex et de la coquette Elisabeth,
entre l'imbécile Cobham et les acheteurs de grâces, vous ne trouvez
plus (ju'un courtisan vùnal, inventeur de mensonges lucratifs et
fabricant de noires intrigues. L'Angleterre le voyait sous ce dernier
aspect, lorsque ses ennemis se réunirent pour le juger, c'est-à-dire
pour l'accabler. « J'aurais fait, dit un contemporain, cent milles à
pied pour le voir pendre! » — a L'extrême haine qu'on lui portait,
dit un autre, faisait de son procès criminel et de sa mort espérée une
allégresse universelle. )>
En une demi-journée tout changea. Raleigh retrouva en lui le grand
homme, usa de son éloquence, ménagea ses ressources, déploya son
sang-froid, et se montra si grand, que la sympathie, l'admiration et
l'enthousiasme entourèrent le condamné. « L'extrême pitié, dit le
même contemporain, vint tout à coup remplacer l'excès de la haine. »
« C'est le plus heureux jour de Raleigh, dit sir Dudley Carleton, tant
cet homme, dont la mort est décidée, a fait preuve d'esprit, de modéra-
tion, de savoir, de courage et de force. » Le messager que Jacques I"
avait chargé de venir lui rendre compte des résultats du procès s'ex-
prima ainsi : « Jamais, dans, le passé, nul ne fut aussi éloquent; nul
ne le sera jamais autant. J'aurais fait hier cent milles pour le voir
pendre; j'en ferais aujourd'hui mille pour le sauver. » Cook et Po-
pliam, l'avocat-général et le grand-juge, l'avaient interrompu par des
invectives; Cecil, présent au procès, l'avait insulté par sa commisé-
ration hypocrite. Il ne s'était pas démenti un instant, calme, simple,
froid, répondant à tout, repoussant les insultes par la dignité, les
accusations par la logique, opposant la fermeté à la colère et le sou-
rire à l'invective. « Vous êtes un infâme ! disait Cook. — Vos phrases
ne sont pas des preuves, disait Raleigh. — Traître! vipère! monstre
infernal! criait l'accusateur. — Ce sont des mots! — Je manque d'ex-
pressions pour dire ce que vous êtes ! — Il paraît que les expressions
vous man(|uent; vous vous répétez beaucoup! — Votre instigation a
tout fait, homme abominable, serpent d'enfer! — Ces paroles ne
conviennent pas à un homme de votre qualité et de votre mérite.
Mais je m'en console; vous n'avez contre moi que ces argumens. —
Ah ! vous êtes en colère ! — Je n'ai point de motif de colère. — Vous
êtes un homme adroit. — Toutes les preuves qui militent contre moi
sont-elles de l'adresse? toutes les accusations portées contre moi
sont-elles probables? » Déclaré coupable par le jury, quoique les
preuves manquassent, et que le témoignage unique de Cobham ne
WALTER RALEIGH. 309
fût pas suffisant selon la loi anglaise, il conserva jusqu'au bout sa
dignité dénuée d'orgueil et cette simplicité héroïque , admirée de ses
nombreux ennemis. Jacques I", aussi bizarre dans ses bonnes actions
que dans ses mauvaises , fit monter sur l'échafaud tous les conspira-
teurs, excepté Raleigh , qui contemplait ce spectacle d'une fenêtre et
qui riait, dit l'ambassadeur de Beaumont. Le shériff, au moment où
Cobham, Grey et Markham allaient être décapités par le bourreau ,
annonça au peuple et aux condamnés que le roi faisait grâce aux cou-
pables. Raleigh continuait à rire; ce qui prouve, dit Beaumont, qu'il
était instruit de la singulière comédie que Jacques I" avait inventée.
Quant à lui , pendant treize années entières, il fut détenu dans l'inté-
rieur de la Tour de Londres, conservant la liberté de ses actions, se
livrant à son goût pour les expériences de chimie et de physique,
recevant ses amis, communiquant ses observations aux gens de lettres
et aux savans de l'époque , et s'occupant à rendre, comme il le dit
avec tant d'énergie, sa pensée visible.
C'était chose curieuse de voir le brillant gentilhomme, le courtisan ,
le soldat , revêtir le tablier du pharmacien , transformer en labora-
toire un poulailler du jardin de la Tour , et a passer, comme le dit sir
William Wade, gouverneur de cette prison (dans une lettre à Cecil),
toute la journée au milieu des alambics. » Mais, s'il n'avait été que
distillateur et inventeur d'un nouveau cordial, cet amusement aurait
médiocrement protégé sa gloire. Il occupa mieux son temps. Que la
retraite et la méditation aient réformé , ainsi que le prétend l'évoque
Hall , les défauts originels de sa nature , nous ne le pensons pas, et le
reste de sa vie prouvera bientôt que l'expérience, en le frappant de
coups redoutables, ne l'avait point corrigé. Si son caractère resta le
même, sa pensée, agrandie par la méditation et la retraite, refoulée
et concentrée sur elle-même, loin des intrigues du palais et du bruit
de la mêlée, sentit pour la première fois son empire et sa puissance.
Combien de souvenirs impérieux et de réflexions fécondes durent se
presser dans le cerveau de ce captif, qui pouvait dire comme notre
poète :
Dieu , le grand Dieu , me jetant sur la mer,
Plusieurs fois m'abysma, sans du tout m'abysmer.
J'ai veu des creux enfers la caverne profonde;
J'ai esté balancé des orages du monde.
Aux tourbillons venteux des guerres et des cours
Insolent, j'ai usé ma jeunesse et mes jours.
Je me suis pieu au fer
TOME xxni. 20
310 REVUE DES DEUX MONDES.
Et rame toujours vive,
J'ai guerroyé! (I).
Jamais la création littéraire ne fut sollicitée par des aiguillons aussi
poignans. II avait couru les mers, les champs de bataille et les deux
mondes, exploré des régions nouvelles, vu les cours, les prisons et
la mort présente. Tout ce qu'il savait, tout ce qu'il avait souffert,
tout ce qu'il avait pensé demandait une expression et un déploie-
ment. Si cet homme eût écrit avec quelque véracité les mémoires de
sa vie, le livre eût pris rang à la tête des monumens historiques de
tous les âges; mais cette vie avait et'; si équivoque, si peu vraie, si
souvent odieuse dans sa gloire, si étrangement coin''use, si bizarre-
ment remplie de lumières et d'ombres, de mensonge et de grandeur,
qu'il n'osait sans doute la regarder en face. D'ailleurs il espérait la
liberté, et c'était un danger et une imprudence pour lui de toucher
au règne de Jacques, à celui d'Éhsabeth, aux intrigues d'une époque
dont il avait parcouru tous les souterrains. 11 résolut, selon sa dex-
térité habituelle, d'échapper à ce péril, et d'écrire Y Histoire du
monde. Appelant à lui le secours des hommes lettrés, de Ben-Jon-
son et de plusieurs autres, s'appuyant sur leur érudition, disposant
les matériaux qu'on lui apportait, il trouva moyen de mêler à ce
récit ses propres résultats sous forme de digressions et de réflexions
accessoires ; ces fragmens de méditation , d'expérience et de philo-
sophie politique dont sa pensée était surchargée, composent la partie
capitale de l'œuvre. C'est le procédé de Montesquieu, de Machiavel,
de Montaigne et de Vico. Tous les esprits puissans qui préfèrent le
fonds à la forme et le poids de l'or à l'habileté de la dorure ont
cédé à cette prédilection pour la pensée. Eut-il des collaborateurs?
La Revue d'Edimbourg repousse avec indignation une telle hypo-
thèse. Mais Ben-Jonson affirme que « les meilleurs esprits de
l'Angleterre lui apportèrent leur secours. » Algernon Sidney ré-
pète cette assertion. Lingard, Hume et Southey la confirment.
Elle nous semble vraie sous un seul rapport. Les faits, la chronologie,
les citations, l'érudition , la partie faible et pédantesque de l'œuvre,
appartiennent, nous n'en doutons pas, aux savans collaborateurs
qui donnèrent à Raleigh tout ce que le siècle pouvait fournir, tout
ce que lui-même n'avait pu acquérir, tout ce que la postérité voit
sans estime, un savoir mal digéré, dénué de critique et rempli d'cr-
(1) Théodore Agrippa d-Aubigné, ks fengeances.
WALTER RALEIGH. 311
reurs. Mais ce qu'il ne faut attribuer qu'à lui , c'est le coup-d'œil
qu'il a jeté avant Bossuet sur la marche providentielle des empires ,
cette mâle et poétique unité du développement historique, cette
liberté d'observations, cette simplicité de ton, cette richesse de résul-
tats pratiques , ces images simples et nerveuses , cette originalité qui
rappelle Montaigne , et cette fermeté grandiose qui n'est pas sans
rapport avec l'aigle de Meaux. Voilà sa gloire. Il est pour la prose
anglaise ce que Calvin est pour notre prose. Il occupe un trône dans
la littérature anglaise. Plus pur et plus net que Bacon, il échappe
au défaut des écrivains contemporains et antérieurs, au pédantisme.
Comme Cervantes , qui était aussi un homme d'action , Raleigh a le
premier introduit en Angleterre l'éloquence des choses et celle des
idées. Se débarrassant de la citation et de la métaphore, il a em-
ployé la phrase nue, sortant, comme Minerve, franche et forte du
sein de la pensée.
Quand Cecil et Somerset , l'un son ennemi , l'autre enrichi par la
confiscation de ses biens, eurent quitté la scène, l'un enlevé par la
mort, l'autre par la disgrâce, Raleigh, qui avait reconquis l'estime
par la fermeté de sa conduite pendant les débats de son procès, et la
gloire par la publication de son livre, acheta sa liberté de la famille
Buckingham , qui reçut quinze cents livres sterling du prisonnier et
obtint sa grâce. Cette gloire et cette estime, il va se hâter de les
perdre.
VI. — DERMÈRES SCÈNES.
Libre, il promit au roi une mine d'or, à ceux qui voudraient l'accom-
pagner l'^/t/orafZo. Jacques, toujours timide, averti par l'ambassadeur
espagnol que les intentions de Raleigh sont d'aller faire la guerre aux
possessions espagnoles, ne signe point de lettres de grâce, n'accorde
pas à Raleigh son pardon , « le laisse traîner après lui , comme dit
éloquemment Raleigh , la chaîne de son supplice, » et insère dans la
patente qu'il lui accorde une clause expresse portant défense d'atta-
quer les Espagnols. Il part. Son premier acte est de mettre à feu et à
sang la ville espagnole de Saint-Thomas. Son équipage , qu'il veut
engager à courir les mers, comme pirates, s'y refuse, se révolte, et
le ramène à Plymouth. Là commence un nouveau drame que nous
laisserons à un chroniqueur contemporain le soin de raconter. Ce
récit, dénué d'élégance et même de clarté, a du moins l'avantage
d'une eMCtitude minutieuse.
20.
31-2 REVUE DES DEUX MONDES.
« Peu de temps, dit-il, après le débarquement de Raleigh à Ply-
mouth, sir Lewis Stuckley, son parent , amiral du comté de Devon,
reçut Tordre de s'emparer de sir Walter, et de le transporter à petites
journées, à cause de la faiblesse de sa santé, à Londres. Sir Stuckley,
proche parent du chevalier, se liAta d'obéir. Raleigh , déjà en négo-
ciation avec le patron d'une barque française pour passer en France,
s'était mis en route pour aller rejoindre la barque, mais quelques
réflexions tardives le firent hésiter, et il attendit. Stuckley eut donc le
temps de s'assurer de sa personne. Il se dit malade, et gagna le mé-
decin Manouri, Français de naissance; ce Manouri, par des vésica-
toires, des potions et des préparations chimiques , fit naître une foule
de cloches et de pustules sur le front, les joues, la poitrine, les bras,
les jambes de Raleigh. Alors il contrefit l'insensé, frappant la terre
des pieds et des mains, s'arrachant les cheveux, jurant et criant
continuellement : « Merveille de Dieu ! est-il possible que le mal-
heur me retombe ainsi sur la tête? » Le médecin rapporta tout cela à
M. Stuckley, qui eut pitié de l'état du prisonnier »
Raleigh contrefait l'aveugle et finsensé, se traîne à quatre pattes
dans sa chambre, prend des vomitifs, et semble se réjouir beaucoup
de cette farce digne d'Arlequin ,
(( Lorsque Manouri, sur la prière du domestique, entra seul
dans le cabinet , il trouva le chevalier au lit ; et , lui ayant demandé ce
qui lui manquait , Raleigh répondit : « Il ne me manque rien ; j'ai fait
cela pour m'amuser. » Raleigh demanda alors le vomitif promis. Sir
Stuckley étant entré, Raleigh recommença sa comédie; il simula des
convulsions et des attaques de nerfs; il contracta ses bras et ses
jambes; l'amiral et la personne qui l'accompagnait eurent toutes les
peines du monde à le mettre en repos. Sir Lewis lui fit frotter tout le
corps avec des linges chauds, jusqu'à ce qu'il fût en sueur. Raleigh
avait grand'peinc à ne pas rire. Seul avec Manouri, il lui disait :
(( (rest un grand médecin que Stuckley. »
« Les pustules causées par les vésicatoires étaient devenues si
nombreuses et si horribles, que Stuckley et les conseillers royaux,
chargés d'interroger le chevalier, ne pouvaient vaincre leur répu-
gnance. Manouri, à qui famiral avait demandé conseil, ne lui don-
nait que des renseignemens superficiels et peu satisfaisans; l'amiral se
mit à réfléchir et fit part de la circonstance à l'évoque d'Ély. Celui-ci
conseilla d'appeler encore deux autres médecins. Ces médecins, en
examinant le patient, ne surent que penser. 11 défendirent de l'exposer
WALTER RALEIGH. 313
à l'air, ce qui , dirent-ils, pourrait lui coûter la vie. Ils écrivirent leur
déclaration, que Manouri signa avec eux
« Un jour, Raleigh, se trouvant seul dans son cabinet avec
Manouri et se promenant en chemise de long en large, se mit à se
regarder dans la glace, et lui dit tout bas : « Comme nous rirons
un jour de nous être si bien moqués du roi, du conseil, des docteurs
et des Espagnols ! »
« Le 1" août, le roi arriva à Salisbury. Raleigh, qui s'attendait à
être bientôt conduit à Londres, avait de son lit, par l'intermédiaire
de Manouri, écrit différentes lettres et pris des mesures pour sa fuite.
Comme il pensait que son chirurgien lui était dévoué, il n'hésita pas
de se découvrir entièrement à lui, et lui fit de nouvelles promesses,
s'il voulait continuer à le servir. Manouri , qui craignait les suites de
la fuite du chevalier, feignit d'entrer dans ses vues. Celui-ci lui confia
alors les détails de ses préparatifs. Le capitaine King était chargé de
tenir à sa disposition, près de Gravesend, une barque louée, et de
venir le chercher dans un petit bateau. Pour cela, il était nécessaire
que Raleigh changeât de logement ; il désirait être transféré dans sa
propre maison. De là, il pensait pouvoir facilement échapper par une
porte secrète à la vigilance de Stuckley. Manouri promit de le secon-
der. Il ajouta qu'il pensait que l'apologie que le chevalier avait en-
voyée au roi et au parlement suffirait pour le mettre à l'abri des pour-
suites. A cela, sir Walter répliqua : « Ne m'en parlez pas ; un homme
qui tremble pour sa vie n'est jamais tranquille. »
« La demande de Raleigh , qui désirait se faire soigner dans sa
propre maison, lui fut accordée, à la sollicitation de quelques amis.
Manouri, en l'apprenant, chercha à le tranquilliser, et lui dit : « Le
« roi , qui vous a fait cette grâce, a clairement montré par-là qu'il ne
« veut pas votre ruine. » Mais le chevalier, secouant la tête , répon-
dit : c( Je n'ai pas de confiance. On a tout employé pour attirer le duc
« de Biron à la cour, et une fois là, sa tête est tombée. Je suis certain
« qu'ils sont convenus qu'il serait plus utile pour l'intérêt de l'état
« de faire mourir un seul homme que de détruire les rapports com-
« merciaux et les traités avec l'Espagne, rompus par cet homme. Le
« sang d'un homme ferait marcher le commerce »
L'audace de Raleigh, ses ruses, ses menaces, commencèrent à
effrayer Manouri. Quand Raleigh vit son confident ébranlé, il résolut
de se fier à Stuckley. Ce dernier fit semblant de se laisser corrompre,
et Raleigh fut perdu.
311p kevce des deux mondes.
« On partit pour Londres, et sir Waller fut transporté dans sa
maison. A peine son arrivée lut-elle connue, que M. de La Chesnay,
agent de Leclerc, ambassadeur de France, se présenta chez lui, de la
part de son maître, désirant l'entretenir de choses importantes et qui
concernaient le chevalier lui-même. M. de La Chesnay lui offrit une
barque française et des lettres de recommandation pour le gouverneur
de Calais; il lui dit qu'un seigneur était parti pour aller l'attendre
dans cette dernière ville , chargé de tout préparer pour la continua-
tion du voyage, llaleigh refusa la barque ( parce qu'il avait plus de
confiance dans la barque anglaise déjà louée), mais il accepta avec
reconnaissance les lettres de recommandation, tous les amis qu'il
avait en France étant morts. Le désir ardent de retrouver sa liberté
peut seul expliquer l'imprudence avec laquelle le chevalier se fia à un
étranger qu'il n'avait jamais vu, comme il le dit lui-même. Cette pré-
tendue protection française n'était qu'un piège dans lequel ses enne-
mis, toujours vigilans, voulaient le faire tomber. Ils laissèrent la chose
mûrir. Stuckley avait voulu se rendre maître d'une preuve positive de
la liaison de Raleigh avec la France; chaque jour il envoyait au con-
seil intime le rapport de ce qui s'était passé chez le prisonnier, et de
ce qu'il avait pu entendre dire par lui-même et sur lui. Le troisième
jour après son arrivée à Londres, Raleigh quitta secrètement sa mai-
son ; accompagné de King, de Stuckley et de son fds, il monta dans la
barque dont nous avons parlé pour descendre la rivière vers Gravesend.
Un petit bateau qui les suivait de près donna de l'inquiétude au che-
vaUer. Comme le flux n'arrivait pas, ils furent obhgés de mettre pied
à terre près de Greenwich. Là, Stuckley, changeant tout à coup de
ton, s'empara de King, pendant que les personnes qui étaient dans
l'autre bateau, et qui n'étaient que des agens de police, débarquaient
également. Raleigh fut transporté dans une auberge, et le lendemain
enfermé dans la Tour. »
Tel est le récit du contemporain. On voit, dans ces misérables ten-
tatives , apparaître le délit originel de Raleigh , ce malheur dont il n'a
jamais pu se défaire, et qui s'est mêlé à ses qualités, à ses triomphes,
comme à ses catastrophes; c'est la préférence absolue donnée au
succès, le besoin de réussir par tous les moyens possibles. Il avait
reçu cette triste leçon au milieu des guerres civiles de la France. Une
race dont la vivacité va droit au fait, dont le génie est pratique, dont
la pensée rapide aperçoit toujours le résultat d'une action sans s'ar-
rêter dans les lenteurs de la théorie et dans les nuages du rêve , a
WALTER RALEIGH. 315
prononcé la première ce mot terrible : Vœ vidis! malheur aux vaincus !
C'est la prédominance du fait sur le droit, l'action absorbant la mora-
lité. Un peuple ainsi convaincu se donne à lui-même une impulsion
irrésistible; mais il se soumet aussi à des conséquences dangereuses :
il admet le règne de l'apparence et iliit trôner l'illusion. S'il suffit
d'être vaincu pour sembler coupable, on est coupable dès qu'on paraît
vaincu , victorieux et dominateur dès que l'on s'attribue les semblans
du succès ; on succombe à la chimère et l'on triomphe par elle. Cette
confusion des réalités et des apparences, des vérités et des mensonges,
favorisant le règne de la fraude , de la violence et de l'iniquité , en-
traîne dans les temps de troubles des crimes effroyables. Elle encou-
rage les dupeurs d'ames et plaît aux escrocs de la gloire. Voilà ce
que disait, du temps de Walter Raleigh, un homme de l'esprit le
plus pénétrant et le plus hardi, celui que j'ai souvent cité, parce
qu'il offre sous son aspect généreux et honorable la contre-partie du
caractère mêlé de Raleigh, d'Aubigné, qui enveloppait son attaque
d'une allégorie ingénieuse, de peur sans doute de blesser au vif ses
contemporains. Le baron de Fœneste (1) n'est autre chose que le baron
de r Apparence. Raleigh, élevé à l'école des Guise et de leurs adver-
saires, disait lui-même au grand-chancelier: « Le succès n'admet
pas de critique. On n'est point pirate quand on prend des millions. »
C'est le fonds de la moralité de Raleigh.
J'ai dit la dernière scène honteuse du grand drame de Raleigh;
j'ai laissé un chroniqueur vous exposer ce douloureux spectacle, le
conquérant de Fayal, le héros de Cadix, descendant à de ridicules
farces pour sauver quelques jours d'une vie souvent et noblement
exposée. Livré au bourreau par Jacques I", qui avait laissé peser sur
lui la sentence de mort, et que l'ambassadeur d'Espagne sollicitait
avec instance, il se releva tout à coup. Ses derniers jours furent dignes
de celui qui avait écrit le vers cornélien :
f^Fho oft doth think, must needs die well.
L'homme qui sait penser ne peut que bien mourir.
Du moment où il se vit captif, il se vit mort, et toute safortitude
(1) Roman comique de Th.-Agrippa d'Aiibigiié, dont la pensée philosophique n'a
pas été complètement appréciée. Fœneste, c'est l'homme qui paraît, phaïnestai,
D'Aubigné, érudit et homme d'esprit, a emprunté au grec, selon l'habitude du
xYi^ siècle, le nom satirique de son héros. U oppose au baron de l'Apparence
{Fœneste) l'homme des réalités, M. Éné [ einai ) , celui qui est véritablement cou-
rageux , noble et fort.
316 REVUE DES JJEUX MONDES.
se déploya de nouveau. Ses juges le traitèrent avec un respect
qui touchait à l'étonnement. « Allez, lui dit le grand-juge, homme
plein de calamités, je n'ajouterai pas des afflictions nouvelles à vos
afflictions. Vous qui avez été général, grand capitaine et d'un mâle
courage, jetez-vous dans la mort, comme vous vous jetiez dans la
mêlée. Mors me expectat et ego mortem expectabo. »
Il remercia le grand-juge de sa bonne opinion, et passa la nuit à
mettre ordre à ses affaires. Sa dernière lettre à Élizabeth Throckmor-
ton, sa femme, qui l'avait tendrement aimé, est à la fois un beau
fragment dans l'histoire du cœur humain et un exemple mémorable
de cette éloquence nerveuse qui n'a pas d'autre ornement que sa
force; nous avons un double intérêt à la citer.
<c Vous recevrez, ma chère femme, mes paroles suprêmes dans ces
dernières lignes. Mon amour, je vous l'envoie pour que vous en gar-
diez la souvenance après ma mort; et mes conseils, pour vous diriger
quand je ne serai plus. Je ne veux point vous dire mes peines, chère
Élizabeth ; qu'elles descendent au sépulcre avec moi, et qu'elles s'en-
sevehssent sous ma cendre. Puisque la volonté de Dieu n'est pas que
je vous revoie, soutenez ma perte patiemment et avec un cœur digne
de vous.
<( Recevez tous les remerciemens que peut concevoir une ame, que
des paroles peuvent exprimer, pour les soins et les fatigues que je
vous ai causés. S'ils n'ont pas eu le succès que vous désiriez, ma dette
n'est pas moindre; mais l'acquitter dans ce monde est impossible.
c( Je vous supplie, au nom de l'amour que vous m'avez porté
vivant, de ne pas vous condamner à une longue retraite, mais de
réparer, autant que possible , ma fortune détruite et celle de votre
pauvre enfant. Votre deuil ne peut m'être utile, à moi qui ne suis
que cendre.
(( J'espère que mon sang éteindra le mauvais vouloir de ceux qui
désiraient ma ruine, et qu'ils ne voudront pas tuer vous et les vôtres
par l'excès de la misère. A quel ami vous adresserais-je? Je ne sais;
tous les miens m'ont abandonné au moment de l'épreuve. Je suis bien
affligé de ne pas vous laisser un patrimoine plus considérable, étant
ainsi surpris par la mort; et Dieu, le grand Dieu qui fait tout, ayant
prévenu mes desseins. Si vous pouvez vivre exempte de besoins, ne
désirez pas davantage. Le reste n'est que vanité. Aimez Dieu; vous
trouverez en lui la grande et durable consolation.... Apprenez à votre
WALÏER KALËIGH. 317
fils à l'aimer de bonne lieure; Dieu sera pour vous un époux , pour lui
un père... époux et père qu'on ne vous enlèvera pas.
« Quand je serai mort, sans nul doute vous serez fort recher-
chée, car le monde pense que j'étais fort riche. Prenez garde aux
faux-semblans. Nul plus grand malheur ne peut vous arriver, que de
devenir la proie du monde et d'être ensuite méprisée de lui. Je ne
parle pas ainsi (Dieu le sait!) pour vous déconseiller le mariage; c'est
le parti le meilleur pour vous, devant Dieu et devant le monde. Quant
à moi, je ne suis plus vôtre, vous n'êtes plus mienne. Dieu nous a
séparés. Dieu m'a retranché du monde et m'a séparé de vous. Souve-
nez-vous de votre pauvre enfant, pour l'amour de son père, qui vous
aima dans sa meilleure fortune. Si j'ai désiré vivre, Dieu sait que je
l'ai désiré pour vous et votre enfant : mais sachez, chère femme, que
votre fils est le fils d'un homme digne du nom d'homme, qui méprise,
quant à lui, la mort sous ses plus odieuses formes. Je ne puis en écrire
bien long. Dieu sait que je n'ai pas beaucoup de loisir, et que j'ai
peine à dérober quelques heures de la nuit, pendant que tout le
monde dort : il est aussi temps que je détache mes pensées de la terre.
Réclamez mon corps et déposez-le, ce corps que l'on n'a pas voulu
vous rendre vivant, près de mon père et de ma mère. Je ne puis en
dire davantage. Le temps et la mort m'appellent
c( Celui qui fut à vous et qui n'est plus à lui ,
ce Walter Raleigh. »
Après avoir écrit la nuit, dans son cachot, cette naïve et forte
épître, dans laquelle respire tant de grandeur, il s'aperçut que la
lumière qui l'éclairait avait besoin d'être mouchée, et se rappelant
son ancien métier d'homme d'esprit, il improvisa des vers dont voici
la traduction exacte :
A quoi bon conserver cette mèche obscurcie.
Un reste de lumière, un hunignon fumeux?
Le lâche craint la mort; l'homme brave aime mieux
Éteindre d'un seul coup sa splendeur et sa vie.
Puis il éteignit la lumière et se coucha.
Nous laissons le même contemporain raconter ses derniers momens :
K Transon (doyen de Westminster, plus tard évêque de Salis-
bury), dit que Raleigh fut grand, résolu et ferme, quoique humble
318 REVUE DES DEUX MONDES.
(Lit religieux, a Lorsque je commençai à le préparer à la mort, dit ce
prêtre, il se montra si tranquille sur ce point, que j'en fus étonné.
Lui ayant dit que des serviteurs de Dieu, dans une meilleure cause,
avaient tremblé, il m'avoua que, lui aussi, mourait ave répugnance,
mais que, Dieu merci, il ne craignait pas la mort; car, ajoutait-il,
cela ne dépend que de l'imagination. J'aime mieux mourir comme
cela que d'une lièvre chaude. »
Cette résignation , Raleigh la conserva jusqu'au dernier moment.
Le peuple , devenu son ami , l'accueillit avec des applaudissemens ;
ses aventures, ses travaux, ses ouvrages se représentèrent vivement
à la pensée de la foule. La beauté de sa tournure, que l'Age n'avait
point effacée, sa démarche fière et assurée, ses yeux vifs, brillans et
perçans, dont les malheurs avaient à peine affaibli le feu, excitaient
sur son passage la pitié et l'admiration ; il invita un grand nombre de
hauts personnages à assister à son exécution, et écrivit lui-même les
lettres, comme s'il les eût priés de venir prendre part à une fête; tous
s'empressèrent de s'y rendre. Le 29 octobre 1G18, cet acte sanglant
eut lieu dans le vieux palais de Westminster, en face de la salle du
parlement; sir Walter était conduit par les juges du comté de Mid-
dlesex. Il parut sur le théâtre de la mort avec le même calme qu'il
avait montré depuis le prononcé du jugement. Il salua ses amis à
droite et à gauche. 11 portait un pourpoint de satin brun, un gilet de
soie noir broché d'argent, des bas de soie gris-perle, et un manteau de
velours noir broché d'argent. Son ancienne élégance reparaissait dans
la sévérité même de ce funèbre costume. Quand le shérif eut crié
silence, il dit, s'adressant au public:
«Je désire que l'on m'écoute, quoique je parle très bas: j'ai la
fièvre tierce, et c'est aujourd'hui le jour et l'heure de ma maladie; si
je montre quelque faiblesse , qu'elle soit attribuée à ma maladie ! »
Apercevant lord Arundel et lord Doncaster à une fenêtre :
a Je remercie Dieu, dit-il en les regardant, de ce qu'il me permet
de mourir, non dans les ténèbres , mais en présence de cette assem-
blée de gens honorables... Je hausserai la voix , gentilshommes , dans
l'espoir d'être entendu de vos seigneuries! »
— Nous descendrons sur l'échafaud, interrompit Arundel.
« En effet, les gentilshommes descendirent, remontèrent la petite
échelle de la charpente et l'entourèrent. Il leur serra la main, con-
tinua, et s'excusa noblement des imputations qui lui étaient faites,
WALTER RALEIGH. 319
prenant Amndel à témoin de la promesse qu'il lui avait donnée de
revenir en Angleterre, quelle que fût l'issue de son entreprise. Ce
fait fut solennellement attesté par le comte , qui se trouvait près de
lui. Il parut péniblement affecté du reproche qui lui avait été souvent
adressé, d'avoir ri pendant l'exécution du comte d'Essex; «au con-
traire, dit-il, j'ai versé des larmes amèrcs en voyant l'échafaud du
comte , cela m'a fait prévoir mon propre sort. Tous ceux qui m'avaient
aimé du vivant d'Essex se sont détournés de moi après sa mort. » Il
avoua que sa maladie était une feinte, qu'il avait trompé ainsi ses
gardiens , et que son but avait été d'exciter la commisération , et de
gagner du temps pour se sauver. Il reconnut que cette ruse était
une faute , et il en demanda pardon ; mais il s'écria d'une voix ferme
que sa mort était l'ouvrage de l'Espagne.
« De là, il passa à des considérations plus sévères; il pria avec fer-
veur, puis déclara à tous les assistans que ses péchés étaient grands
et nombreux. « J'ai marché dans la route de l'orgueil, ayant été suc-
ce cessivement, et souvent à la fois, homme de cour, soldat, capitaine,
« amiral, général et marin, tous états où les vices abondent.
II finit par ces mots: « Je prends congé de vous, faisant ma paix
avec Dieu. » Puis, il saisit la hache , en examina le tranchant, et dit :
« Le remède est sévère , mais il guérit tous les maux. » Et alors il
salua amicalement le bourreau, lui pardonna, et le pria de frapper, à
un signal donné, vite et juste.
« Après avoir levé une dernière fois vers le ciel un regard humble,
mais serein, il pria de nouveau, ce qui émut au dernier point les
spectateurs, et recommanda son ame à Dieu. Comme il avait déjà
posé le cou sur le billot , un des assistans demanda qu'on plaçât son
corps de manière à ce qu'il regardât l'est. Raleigh, que même dans
ce moment son humeur gasconne n'avait pas abandonné, releva la
tête et dit à cet homme : «Mon ami, mon ame fera le voyage, que
mon corps soit placé vers l'est ou vers l'ouest. )) Cependant il se con-
forma à ce désir. Lorsque la tête fut tombée, le bourreau la montra
au peuple, en se taisant contre les usages, et sans dire : « Dieu con-
serve le roi ! )) — Le bourreau était muet. —
Tel fut le dénouement de cette vie extraordinaire qui a embarrassé
les biographes. Raleigh a été aussi loin dans la route de la grandeur
humaine, que l'audace, la souplesse et le génie peuvent porter un
homme qui préfère la gloire aux principes.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
Il était né dans un temps qui fomentait l'ardeur vague de l'ambition,
laissant tout espérer à la témérité, et enivrant de magnifiques pro-
messes les âmes violentes. Nous savons aujourd'hui, fds du xix^ siècle,
ce qu'une époque peut contenir de désirs immodérés, d'espérances
sans terme et de désirs insatiables, llaleigli désira être et fut tout ;
plus d'une fois il atteignit le succès, et sa renommée incomplète de-
meura comme suspendue entre tous ces genres de gloire. On l'a vu
tout commencer, ne rien accomplir; de succès en succès n'aboutir qu'à
des avortemens, et devoir son véritable triomphe à sa prison, lorsque
cette ardeur fixée se concentra dans des pensées sévères, et valut à
Raleigh la gloire littéraire, celle qui protège encore avec le plus de
certitude et de magnificence une renommée équivoque.
A cette leçon curieuse rien ne manque, ni les incidens romanes-
ques d'un drame lointain, ni les péripéties sanglantes ou fatales, ni
les bigarrures de la comédie. Si magnanime de temps à autre que
certains ne veulent pas croire à ses faiblesses, si dédaigneux de la
vérité et delà morale que certains ne veulent pas croire à son héroïsme;
sans arrêt , sans repos, sans scrupule; ame qui désire tout , ambition qui
prétend à tout, générosité qui veut tout donner, avidité qui veut tout
prendre, ardeur d'admiration qui embrasse mille espèces de gran-
deur ; enthousiasme qui ne s'arrête à rien , et qui cherche les objets
de la convoitise la plus diverse; intrigant, vénal, sans pitié; puis
sublime; — devant une dépense si vaste de qualités annulées ou per-
dues, l'historien reste comme épouvanté. La vie de Raleigh ne serait-
elle pas un enseignement énergique , digne de fixer l'attention des
temps nouveaux?
PHIL ARÊTE CHASLES.
THÉÂTRE ESPAGNOL.
LE DRAME RELIGIEUX. i
Le fanatisme religieux, l'un des traits distinctifs des temps d'ignorance et de
barbarie, s'affaiblit d'ordinaire à l'approche de la civilisation et disparaît tout-
à-fait au milieu de l'éclat qu'elle répand lorsqu'elle a achevé de se développer.
En cela, comme en bien d'autres choses, l'Espagne a fait exception aux lois
générales de l'humanité. Pendant le moyen-age, lorsque l'Europe entière était
li\Tée aux ténèbres d'une superstition cruelle et grossière, un esprit de tolé-
rance au moins relative régnait dans la Péninsule. Les chrétiens, placés en
présence des Maures contre lesquels ils luttaient depuis des siècles avec des
succès divers pour reconquérir leur indépendance et leur territoire, avaient
sans doute puisé dans cette lutte prolongée le principe d'un attachement
vif et ardent pour des croyances devenues le symbole de leur nationalité;
mais d'un autre côté ils se trouvaient en contact continuel avec une population
dans laquelle ils ne pouvaient méconnaître, malgré la différence de sa foi , des
lumières supérieures, le goût des arts, une riche imagination, un caractère
chevaleresque et même une grande douceur de mœurs. Ce contact était évidem-
ment incompatible avec les préjugés absurdes, avec les haines furieuses qui
partout ailleurs, chez les nations chrétiennes, s'associaient à l'idée de la
(1) Voyez les livraisons du 15 mars et l«' nini.
322 REVUE DES DEUX MONDES.
moindre dissidence religieuse. Les vicissitudes de la guerre, en faisant succes-
sivement dans chaque province, dans chaque ville, passer les chrétiens sous le
pouvoir des mahométans et ces derniers sous le pouvoir des chrétiens, en
renouvelant même à plusieurs reprises ces alternatives, avaient habitué les
esprits à comprendre la nécessité d'user avec modération des faveurs de la for-
tune pour ne pas s'exposer à de cruelles représailles. Il était, d'ailleurs, dans la
nature d'une lutte soutenue avec des forces à peu près égales de donner lieu
fréquemment à des transactions qui faisaient de ces ménagemens un devoir
absolu. Le plus souvent , les villes assiégées ne se rendaient au vainqueur qu'à
la condition de conserver la liberté et même la publicité de leur culte. La diver-
sité des religions était donc un fait patent, reconnu ; c'était en vertu d'un droit
formel qu'elles existaient à cùté l'une de l'autre. On s'exagérerait beaucoup
pourtant cette situation si l'on voulait en conclure que la liberté de con-
science existait alors en Espagne. 11 était permis, il est vrai, d'y professer la
croyance mahométane lorsqu'on l'avait héritée de ses pères, on pouvait y rester
fidèle à la loi de Moïse qui n'interdisait même pas toujours l'accès des emplois
publics et des dignités; mais, dans le sein de la société chrétienne, l'apostasie,
l'hérésie, le schisme le plus léger, étaient dès-lors frappés de peines terribles.
Néanmoins, il est facile de comprendre qu'une intolérance ainsi circonscrite,
devenue en quelque sorte conventionnelle et soumise aux nécessités politiques
comme aux lois de l'état, ne pouvait avoir, même dans le cercle où elle s'exer-
çait, l'apreté, l'énergie cruelle qu'elle eût puisées dans le sentiment d'un droit
absolu et illimité.
Cet état de choses explique la vive résistance qui se manifesta dans la nation
espagnole, lorsque, vers la fin du xv*^^ siècle, Ferdinand-le-Catholique, cédant
plutôt à des considérations politiques qu'aux inspirations d'une piété exagérée,
se détermina à créer le tribunal permanent de l'inquisition. Bien que ce tri-
bunal ne filt pas encore à beaucoup près ce qu'il devint plus tard, le nom seul
souleva dès-lors une répugnance qui alla sur quelques points jusqu'à la révolte
ouverte. Il est vrai que la persévérance du roi et l'indomptable fermeté de son
ministre Ximenez eurent bientôt triomphé de ces obstacles, et que le saint-
office ne tarda pas à dépasser toutes les espérances de ses fondateurs. C'est
sous le règne de Philippe II que cette effroyable institution atteignit son apogée.
Il n'y avait pas encore un siècle qu'elle existait, et dans ce court intervalle elle
avait fait disparaître de la Péninsule les derniers vestiges du mahométisme et
du judaïsme, elle avait étouffé les germes nombreux que le protestantisme
naissant y avait déjà jetés. En présence de l'Europe livrée aux discordes reli-
gieuses , l'Espagne seule présentait le spectacle d'une complète unité de foi ,
d'abord plus apparente que réelle sans aucun doute, qui n'était que la mani-
festation de la terreur produite par tant de supplices, mais qui avec le temps
devait devenir sincère et se maintenir pendant des siècles.
Un tel succès constituerait un déplorable argument à l'appui de l'efficacité
des moyens de terreur pour faire triompher un système ou une idée, et il
fournirait ù tous les genres de t'anatisme Tarme dangereuse d'une spécieuse
THÉÂTRE ESPAGNOL. '* 323
logique, si, pour réfuter les conséquences qu'on en peut tirer, il ne suffisait de
rappeler ce qu'il a coûté à la malheureuse Espagne. Pour quiconque étudiera
sérieusement l'histoire de ce pays pendant les trois derniers siècles, pour qui-
conque recherchera , avec un désir sincère de trouver la vérité , les causes qui
ont fait succéder tant de faiblesse, de misère et de ténèbres si profondes, à la
force, à la puissance, au génie dont l'Espagne brillait il y a moins de trois cents
ans, il sera démontré que l'inquisition est, sinon l'unique, du moins la
grande, la principale cause de cette décadence, celle à laquelle toutes les autres
se rattacheiit plus ou moins étroitenient.
C'est en effet à l'inquisition, c'est à la terrible compression qu'elle exerça
sur les esprits, aux barrières absolues qu'elle éleva entre l'Espagne et le resté
de l'Europe, qu'il faut attribuer l'état stationnaire, et bientôt la marche rétro-
grade dont le résultat fut de laisser si loin en arrière de tous les autres peuples
celui qui naguère avait marché à leur tête. C'est par l'effet des détestables
maximes sur lesquelles reposait l'établissement du saint-office, que la religion,
complètement et profondément dénaturée, devint en quelque sorte l'adversaire
systématique de la civilisation et de la morale.
Le mal fut à son comble lorsque le pays même qui en était victime en eut
perdu le sentiment, lorsqu'il se fut assez habitué au joug qvi'on lui avait imposé
pour s'en glorifier et pour repousser avec horreur la pensée de l'alléger, lors-
qu'enfin l'isolement moral auquel on l'avait condamné, par un effet analogue
à celui que la solitude prolongée produit trop souvent sur les individus, lui
eut inspiré un opiniâtre et invincible attachement pour des idées étranges,
bizarres , contraires à toute vérité comme à toute sociabilité. ' ' • '•-
Ce serait une belle histoire que celle qui exposerait en détail le principe, les
progrès de cette transformation et les inévitables conséquences qui ne tardè-
rent pas à en découler. Malheureusement cette histoire n'a pas été écrite, et les
matériaux d'après lesquels elle pourrait l'être, ne sont rien moins que faciles
à réunir. A défaut de mémoires contemporains oîi l'on puisse chercher l'ex-
pression naïve et spontanée des sentimens, des opinions qui animaient alors les
esprits, c'est seulement par l'étude intelligente et approfondie de la littérature
espagnole de cette époque qu'il est possible d'arriver à s'en former une juste
idée. Il est vrai que cette littérature, par son éclat, son abondance et son origi-
nalité, offre pour une semblable étude de bien précieuses ressources; il est vrai
encore que les compositions dramatiques qui constituent sa richesse principale
sont précisément , de toutes les branches de la poésie, celle qui reproduit le
mieux le mouvement moral des peuples et qui permet d'apprécier avec le plus
de justesse les tendances auxquelles ils obéissent à des époques déterminées.
Nous ne pouvons avoir la prétention de nous livrer ici à un semblable tra-
vail dans toute l'étendue qu'il comporte. Notre seul but est de faire entrevoir
tout ce qu'un historien philosophe, cherchant à se rendre compte des révolu-
tions intellectuelles qui ont amené l'Espagne au point où elle en est aujour-
d'hui , trouverait de secours et de lumières dans l'immense répertoire du
théâtre espagnol.
324^ REVUE DES DEUX MONDES.
C'est particulièrement sur les drames religieux qu'il devrait concentrer son
attention, non pas qu'ils soient, malgré les incontestables beautés qu'offrent
quelques-uns d'entre eux , les plus remarquables sous le rapport de l'art, mais
parce qu'il n'en est pas de plus caractéristiques, de plus complètement origi-
naux, parce que leur nature même rentre spécialement dans le point de vue où
il faut se placer, comme nous le disions tout à l'heure, pour se rendre compte
des véritables causes de la décadence de l'Espagne.
Ces drames sont très nombreux. L'Ancien Testament en fournit parfois le
sujet. Plus habituellement, ils retracent des circonstances tirées de la vie des
saints, particulièrement des saints espagnols, des fondateurs d'ordres reli-
gieux , et reproduisent sous la forme du dialogue les détails transmis par la
tradition, en y ajoutant les développemens nécessaires pour donner à la légende
la forme et la consistance de la comédie.
Il est une observation que suggèrent d'abord ces compositions singulières et
dont on ne peut manquer d'être frappé en les lisant. Évidemment, le public
devant lequel on les représentait avait une connaissance intime de l'histoire
ecclésiastique. Tout ce qui se rapporte aux ordres monastiques, à leurs règles,
au but de leur institution, à l'intérieur même de la vie des couvens, lui était
familier, et loin d'être choqué de la bizarrerie des habitudes monacales, il y
trouvait le principe d'un surcroît d'admiration et de respect pour les institu-
tions dont elles étaient à ses yeux le symbole. S'il en eût été autrement, si les
poètes eussent pu craindre que le tableau exact et naïf de la réalité ne jetât sur
les saints personnages dont ils voulaient célébrer la gloire une teinte de ridi-
cule , ils eussent certainement essayé d'écarter un tel danger en idéalisant cette
réalité et en remplaçant par des traits généraux l'exactitude un peu triviale de
certains détails. C'est ce qu'on ne voit pas qu'ils aient jamais fait. Tout au
contraire, il semble en les lisant que dans ce siècle d'ardentes croyances le froc
et ses accessoires donnassent un caractère de noblesse et de grandeur à toutes
les idées qu'on y rattachait, et ces tableaux de la vie religieuse étaient si loin
d'exciter dans les esprits une impression analogue à celle qu'ils éveilleraient
aujourd'hui , ils étaient si loin de prêter à la dérision, que les auteurs de ces
drames, composés dans une intention évidente de piété, ne craignaient pas d'y
mêler, suivant le goût du temps, des scènes de bouffonnerie dont nul alors
n'était scandalisé; personne, en effet, ne supposait qu'on pût voir, dans l'en-
semble du tableau au milieu duquel ces scènes étaient jetées, autre chose
qu'un objet de respectueuse admiration.
Ces œuvres étranges où la superstition s'exprime souvent d'une manière si
naïve, disons mieux , si grossière et si burlesque, qu'on les croirait datées du
moyen-âge, avaient pourtant les mêmes auteurs, étaient représentées sur les
mêmes théâtres, devant le même public, avec le même succès que tant d'autres
drames, véritables chefs-d'œuvre de génie, de goût, d'esprit iin et exquis.
C'était Lope, c'était Moreto, c'était Calderon lui-même, bien que dans une
forme ordinairement plus poétique, qui offraient ces incroyables spectacles à
la cour brillante et raffinée de Philippe IV, Une telle anomalie est certes une
THÉÂTRE ESPAGNOL. 325
des plus frappantes que présente Pliistoire de l'Espagne, et elle suffirait pour
imprimer à cette époque le caractère d'une incontestable originalité.
Il est, d'ailleurs, un contraste bien plus surprenant encore : c'est celui que
présente, avec la hauteeivilisation du siècle où parurent ces comédies religieuses,
l'absurde et odieuse morale qui en fait la base. Ne perdons pas de vue que,
malgré les scènes bouffonnes dont elles sont semées, elles étaient composées
dans une pensée d'édification, et qu'à l'accent de bonne foi, de conviction
profonde qui y règne constamment, il est impossible de ne pas reconnaître
qu'elles exprimaient les opinions généralement admises alors. C'est par ce côté
qu'elles méritent surtout de fixer l'attention de l'observateur ; c'est sous ce
point de vue, nous l'avons déjà dit, que nous nous proposons de les examiner.
L'idée qui se trouve le plus souvent reproduite dans ces drames étranges,
c'est celle de la toute puissance de la foi. Sur un pareil terrain , l'imagination
peut s'ouvrir une large carrière. C'est une belle et grande pensée, inséparable
d'ailleurs de toute religion positive, que celle qui fait, de la plénitude de la
croyance religieuse, sinon le principe de toutes les v.ertus, du moins le com-
plément nécessaire pour les épurer, pour les rendre complètement méritoires
aux yeux de la Divinité, et l'unique appui dans lequel l'iionmie puisse trouver
la force suffisante, soit pour résister à l'entraînement des passions, soit pour
s'arracher à leur joug lorsqu'il a eu le malheur de le subir. Il y a certes dans un
pareil thème une source d'inspirationsd'autant plus puissantes qu'elles peuvent
seconcilieravec une haute raison. L'exaltation passionnée des poètes espagnols,
d'accofd avec l'esprit de leur temps, n'a pas su se renfermer dans ces limites.
On dirait qu'en se bornant à nous présenter l'admirable alliance de la piété
et de la vertu s'appuyant et se fortifiant l'une par l'autre , ils auraient craint
de ne pas rendre à la foi un hommage suffisant. Pour nous la faire voir dans
toute sa gloire, ils nous la montrent complètement isolée et brillante de sa
seule beauté. Par une abstraction inq)Ossible, absurde, contradictoiie jusque
dans ses termes, ils la supposent associée aux vices les plus monstrueux, tolé-
rant pendant toute la durée de l'existence humaine les erreurs des passions
les plus criminelles, et au dernier moment opérant dans l'ame du coupable,
par l'effet d'une grâce miraculeuse, une conversi> n qui suffit pour assurer son
salut. Quelquefois même, leur imagination ne s'arrête pas là : éludant har-
diment, pour la plus grande gloire de la religion, un de ses dogmes fonda-
mentaux, ils arrachent aux chatimens éternels le pécheur surpris par la mort
au milieu du crime. S'ils n'osent pas dire précisément que la foi, à elle seule,
suffit pour mériter au criminel non repentant l'éternité bien heureuse, ils arri-
vent par une voie détournée au même résultat; ils font intervenir la toute-
puissance divine qui , bouleversant toutes les lois de la nature, ressuscite le
croyant mort dans l'impénitence pour lui donner la possibilité de mériter cette
éternité.
Dans le développement de ces conceptions monstrueuses, une seule crainte
paraît préoccuper les poètes , celle de ne pas donner une idée assez complète
de la puissance de la foi en ne peignant pas sous d'assez noires couleurs la
TOME XXIII. — SUPPLÉMENT. 21
326 lŒVlE DES DEUX MONDES.
scélératesse de l'homme à qui elle ouvre les portes du ciel. II semblerait qu'à
leur gré ils ne Tout jamais rendu assez odieux, assez effroyable. Ils met-
tent dans sa bouche, avec une naïveté qui rappelle l'enfance de l'art, l'aveu
emphati(iue de ses forfaits et de sa perversité mêlé à la proclamation de ses
sentimens religieux. Tout cela compose un ensemble tellement extraordinaire,
qu'il serait impossible d'en donner l'idée au moyen de simples indications.
Nous y réussirons mieux par l'analyse détaillée d'une comédie de Calderon ,
qui, assez médiocre en elle-même, mérite pourtant d'être signalée comme le
type le plus complet peut-être de ces prodigieuses extravagances INous voulons
parler du Purgatoire de saint Patrice , dont la fable est empruntée à une des
légendes les plus bizarres qu'ait inventées la crédulité du moyen-âge.
Deux honniies sont jetés par la tempête sur la côte d'Irlande. Le roi, qui se
trouve là pour les recevoir, leur demande qui ils sont et quel motif les
amène dans son pays. Il les avertit, en même temps, pour qu'ils sachent à qui
ils ont à faire, que son nom est Égérius, qu'il est le souverain de l'île, que s'il
est vêtu de peaux d'animaux, c'est parce qu'il se glorifie d'être un barbare et
qu'il voudrait ressembler à une bête sauvage; enfin , qu'il n'adore aucun dieu ,
et qu'il ne connaît que la naissance et la mort. — A ce discours étrange, l'undes
deux naufragés, Patrice, répond qu'il est chrétien, et qu'il s'est consacré dès
son enfance aux études et aux pratiques du christianisme; il raconte plusieurs
miracles que Dieu a déjà opérés en sa faveur, et qui sendjlent prouver qu'il est
destiné à de grandes choses; il annonce d'un ton prophétique qu'il va prêcher
à l'Irlande la doctrine sacrée de l'Évangile, et que la famille même du roi sera
bientôt convertie. L'autre naufragé prend ensuite la parole. Son langage est
assez curieux pour que nous le reproduisions textuellement :
■ « Grand Égérius, je suis Ludovic Ennius, chrétien aussi , c'est le seul trait
de ressemblance que j'aie avec Patrice; encore, différons-nous, même en cela,
de toute la distance qu'il y a d'un bon à un mauvais chrétien. Et cependant, pour
la défense de ma foi, pour ce Dieu que j'adore et en qui je crois, je donnerais,
s'il le fallait, mille et mille vies, tant cette croyance m'est précieuse. Je n'ai
point, d'ailleurs, comme Patrice, à te raconter des actes de piété ou des mi-
racles du ciel opérés en ma faveur, mais des vols, des meurtres, des sacrilèges,
des trahi.sons, des perfidies de toute espèce. C'est là ce dont je tire gloire. Je
«uis né dans une des îles de l'Irlande, et je pense que toutes les planètes ont
combiné leurs plus funestes influences pour en composer ma destinée. La
lune m'a donné l'inconstance. Mercure l'esprit de ruse et de tromperie, Vénus
!e goût effréné des plaisirs, Mars la cruauté (([ue peut-on attendre autre chose
de Mars et de Vénus!); le soleil ma inspiré des sentimens généreux, mais
n'ayant pas les moyens de les satisfaire, j'ai recours, pour y suppléer, au larcin
et au brigandage; Jupiter m'a rendu altier et superbe, Saturne irritable, em-
porté et enclin à la trahison. iMes actes ont répondu a de telles dispositions...
J'avais suivi à Perpignan, en PLspagne, mon père, exilé de sa patrie pour des
motifs que je m'abstiendrai de rappeler. Resté orphelin dès ma plus tendre
jeunesse, l'amour des fynmes et le jeu ont été ks mobiles constans de ma
THÉÂTRE ESPAGNOL. 327
conduite... II serait trop long de te raconter toute ma vie, je me bornerai à
t'en tracer une légère esquisse. Pour enlever une jeune fille, j'ai égorgé son
père, un noble vieillard; j'ai tué dans son lit un honnête gentilhomme dont,
j'ai ensuite déshonoré la femme... Dieu veuille avoir l'ame de ces deux martyrs
de l'honneur! Force de me réfugier en France pour échapper au châtiment
de ce double meurtre, j'ai pris part aux guerres que le roi Etienne soutenait
alors contre les Anglais, et je lui ai rendu, dans un combat, d'assez grands ,
services, pour qu'il ait cru devoir m'accorder en récompense le commande-
ment d'une compagnie, .le ne te dirai pas coiriment je lui ai prouvé ma recon-
naissance. Qu'il te suffise de savoir que bientôt après , de retour à Per[iignan ,
jouant avec des soldats dans un corps de garde, je me suis pris de querelle
avec eux , j'ai donné un soufflet à un sergent , tué un capitaine et blessé trois
ou quatre de leurs camarades. La justice ayant voulu m'arrêter au moment où
je me réfugiais dans une église, j'ai frappé à mort un des alguazils qui me
poursuivaient, seul acte méritoire au milieu de tant de crimes! Une de mes
parentes, religieuse dans un couvent du voisinage, eut la bonté de m'y donner
asile, et de sauver ainsi ma vie. Pour prix de son bienfait, j'ai osé (j'ai à peine
la force de le dire, ce crime est si affreux, que je crois vraiment me repentir
de l'avoir commis) , j'ai osé , pendant l'obscurité delà nuit, pénétrer avec deux
de mes amis jusque dans sa cellule. En m'apercevant, la terreur l'a fait tomber
évanouie, et lorsqu'elle est revenue à elle, je l'avais emportée dans un lieu
inhabité, oii sans doute il n'a i)as plu au ciel de venir à son secours. Les
femmes pardonnent facilement les excès qu'elles peuvent attribuer à l'amour.
Bientôt je suis parvenu à sécher ses larmes; inceste , adultère , sacrilège , elle a
tout oublié. jMontés sur deux chevaux rapides, nous sommes promptement
arrivés à Valence, où je l'ai fait passer pour ma femme, et où nous avons vécu
pendant quelque temps assez tranquillement. Mais lorsque le peu d'argent
que j'avais emporté a été dissipé, me trouvant sons amis, sans ressource,
j'ai voulu trafiquer de la beauté de ma prétendue femme. Si je pouvais avoir
honte de quelque chose , ce serait sans doute d'une telle infamie, .l'ai eu l'im-
pudeur de lui en faire la proposition , elle a feint prudemment d'y consentir;
mais à peine m'étais-je éloigné, qu'elle s'est réfugiée dans un monastère, où un
saint religieux l'a réconciliée avec Dieu. Elle y est morte après avoir égalé sa
faute par sa pénitence. Dieu veuille avoir son ame! C'est alors que, trouvant
(|ue le monde devenait trop étroit pour mes crimes, je me suis décidé à revenir
dans ma patrie, où je pensais être plus en sûreté contre mes ennemis... Tu
sais le reste de mon histoire... Maintenant, je ne demande pas la vie, je ne te
demande aucune pitié; fais-moi mourir, au contraire, mets fin à l'existence
d'un homme tellement pervers, qu'il ne lui est guère possible de revenir à la
vertu. »
Sur ce bel exposé, le roi, charmé de trouver dans Ludovic une ame aussi
féroce et aussi sauvage que la sienne, lui déclare qu'il lui pardonne d'être
chrétien , qu'il veut l'avoir pour ami et qu'il le traitera désormais connue son
plus cher favori. Patrice, au contraire, est accablé d'outrages, réduit en escla-
21.
328 «EVIE DES DEUX MONDES.
vage et condamné à garder les troupeaux. « Nous verrons, lui dit le roi, si
ton Dieu saura te délivrer pour que tu ailles prêcher sa loi. > Avant de s'éloi-
gner, Patrice, qui ne peut se défendre d"une inexplicable tendresse pour
Ludovic, le conjure de ne pas oublier sa foi. Il obtient de lui la promesse que,
mran.s ou morts, ils se reverront encore dans ce monde.
A peine Patrice est-il arrivé au lieu de son exil, qu'un ange descend du ciel
pour le délivrer; il le transporte successivement en France, où saint (lermain
lui donne l'habit religieux, et à Rome, où le pape Célestin le sacre évêque
d'Irlande pour qu'il puisse travailler à la conversion des Irlandais.
Cependant Ludovic, par un digne retour des faveurs insensées dont il a été
l'objet, vient de se livrer à de nouvelles violences. Il a tué plusieurs soldats
«hargés de l'arrêter. Le roi furieux le condamne à mort, en ajoutant, il est
vrai, que c'est moins comme meurtrier que comme chrétien. Ludovic, dans
sa prison , attendant son supplice, se réjouit à l'idée de mourir en martyr. Un
moment, il est vrai , le condamné pense à se dérober à la main du bourreau
an se frappant lui-même, mais il se rappelle qu'il est chrétien , il repousse une
idée qu'il regarde comme une tentation de l'enfer, il ne veut ni perdre son
ame, ni déshonorer par cet acte de désespoir la religion qu'il professe au milieu
d'un peuple qui ne la connaît pas encore.
Ces saintes pensées ne se soutiennent pas long-temps. Une des filles du roi,
dont il a su gagner le cœur, la princesse Polonia, réussit à corrompre les
gardes de la prison; il est libre. Elle lui propose de l'accompagner. A peine
arrivés dans un bois écarté, il la dépouille de ses diamans et la tue pour qu'elle
ne retarde passa fuite. INe pouvant plus retrouver son chemin, il entre la
nuit dans la cabane d'un paysan et le force, le poignard sur la gorge, à lui
servir de guide, se promettant bien de se débarrasser aussi de ce malheureux
dos qu'il aura cessé de lui être utile. Il passe enfin la mer et continue le cours
de ses voyages.
Sur ces entrefaites, Patrice est revenu en Irlande, où il a commencé l'exer-
cice de sa mission épiscopale, parcourant le pays, appelant les habitans à la
pénitence, accumulant miracles sur miracles et multipliant les conversions.
Égérius, furieux de ses succès, engage avec lui une discussion théologique
d'autant plus étrange qu'elle s'ouvre en présence du cadavre de sa malheureuse
fille, dans le bois où Ludovic l'a égorgée et où l'on vient de la retrouver.
Le eoi. — Qui te porte à troubler ainsi mes états par de trompeuses inno-
vations? Je te l'ai déjà dit, nous ne connaissons ici que la naissance et la
mort. C'est la seule doctrine que nos pères nous aient transmise. Quel est ce
Dieu que tu nous enseignes, qui , après la vie temporelle, donne, dis-tu , la
vie éternelle.^ L'ame peut-elle donc exister séparée du corps et éprouver de la
souffrance et du bonheur.^
Patrice. — L'esprit, en se dégageant de cette enveloppe terrestre qui n'est
qu'un peu de boue, peut s'élever à une sphère supérieure qui est pour lui le
THÉÂTRE ESPAGNOL. 329
lieu de repos, s'il meurt dans la grâce après avoir reçu le baptême et la péni-
tence.
Le roi. — Ainsi cette beauté, que nous voyons baignée dans son sang,
existe encore là-haut?
Patrice. — Elle existe.
Le roi. — Prouve-moi que tu dis vrai.
A la prière de Patrice, un miracle s'opère, Polonia ressuscite. Saisie d'ef-
froi au souvenir de tout ce qu'elle a vu dans l'autre monde, elle demande à
grands cris le baptême. Tous les spectateurs s'écrient que le Clirist est le vrai
Dieu. La colère du roi ne fait que s'accroître.
Le roi. — Ce n'est qu'un tour de sorcellerie. Peuple insensé, est-il possible
que tu ne t'aperçoives pas qu'on t'abuse par de vaines apparences! Pour moi ,
je ne croirai que si Patrice vient à bout de convaincre ma raison par ses argu-
mens. Écoutez tous, notre dispute va commencer. Si l'ame était immortelle,
elle ne pourrait cesser un seul moment d'être active.
Patrice. — Cela est vrai, et nos songes le prouvent, puisque les images
qu'ils nous présentent ne sont autre chose que les conceptions qu'elle enfante
alors qu'elle veille pendant le repos du corps, conceptions imparfaites, con-
fuses, désordonnées, parce que dans ces momens l'action des sens est incom-
plète.
Le roi. — Soit. IMais ma fille élait morte ou ne l'était pas. Si elle avait
seulement perdu connaissance, où est le miracle? Si elle était morte, cette
ame dont tu parles était nécessairement dans le ciel ou dans l'enfer, c'est toi
qui le dis. Si elle était dans le ciel , la bonté divine n'aurait pas permis qu'une
fois entrée dans ce lieu de grâce et de repos, elle en sortît pour revenir, au
milieu des dangers du monde, s'exposer à encourir une éternelle damna-
tion. Était-elle au contraire dans l'enfer? Ma's la justice n'admet pas ceux qui
ont été damnés à concourir de nouveau pour mériter la grâce divine, et
la justice, en Dieu , est inséparable de la bonté , c'est la même chose. Oij était
donc cette ame?
Patrice. — Voici ma réponse : en supposant que pour une orne purifiée
par le baptême, il ne fût après la mort d'autre destinée que la gloire du ciel
ou les souffrances de l'enfer, je reconnais qu'en vertu des lois ordinaires de
la Providence, une fois entrée dans une de ces demeures dernières, elle ne
pourrait plus en sortir, b:en qu'en parlant d'une manière absolue. Dieu eut
toujours la puissance de la tirer de l'enfer; mais ce n'est pas là la question.
L'ame n'est admise dans l'une ou l'autre de ces demeures que lorsque, par la
volonté céleste, elle a pris congé du corps pour ne plus se réunir à lui. Si au
contraire elle doit plus tard être jointe au corps de nouveau , elle reste comme
en voyage, suspendue dans l'univers dont elle fait partie, sans y occuper une
place déterminée. La puissance suprême, qui d'un seul coup d'œil embrasse
tout l'avenir, au moment oîi elle a réalisé l'idée de ce monde conçue en elle de
toute éternité, avait prévu ce qui vient d'arriver; certaine de la résurrection
de ta lille, elle avait décidé que son ame resterait ainsi suspendue tout à la
330 REVUE DES DEUX MONDES.
fois dans l'espace et hors de l'espace... Apprends d'ailleurs que ces séjours
de gloire et de souffrance ne sont pas les seuls, comme tu le crois; il en est
encore un autre, c'est le purciatoire, on les anies de ceux qui sont morts dans
la grâce expient les fautes connnises dans ce monde, car nul ne peut entrer
au ciel , nul ne peut se présenter devant la Divinité qu'après avoir été complè-
tement purifié.
Le roi demande encore à Patrice de lui prouver par un miracle la vérité de
ses paroles. Patrice se met en prière. Un ani^e vient lui révéler qu'il existe,
en Irlande même, dans un lieu (lu'il lui désigne, une caverne obscure et pro-
fonde où Dieu permet aux coupables repentans de chercher, pendant qu'ils vivent
encore, l'expiation de leurs péchés. Il faut pour cela qu'avant d'y pénétrer ils
les aient confessés avec ime entière contrition et qu'ils n'y soient conduits par
aucune pensée mondaine; à cette condition , il leur sera permis d'y faire ainsi
d'avance leur purgatoire; ils y verront les supplices des malheureux livrés
aux flammes éternelles, ils y verront aussi la gloire des élus. i\iais si une vaine
curiosité les conduisait seule dans ce lieu d'épreuve, malheur à eux ! Ils y res-
teraient à jamais, condamnés aux tourmens de l'enfer.
Patrice s'empresse de faire connaître au roi la révélation divine qu'il vient de
recevoir; le roi veut à l'instant même descer.dre dans la caverne. Vainement
Patrice s'efforce de l'arrêter en lui signalant le danger auquel il s'expose.
Égérius pénètre dans l'abîme en s'écriant qu'il ne redoute ni le Dieu des chré-
tiens, ni les enchantemens par lesquels on essaie de l'épouvanter. A l'instant
même, la foudre éclate, et il est englouti dans le feu éternel aux yeux de ses
sujets épouvantés.
Des années s'écoulent, Patrice est mort après avoir achevé la conversion
de l'Irlande. Avant de mourir, un envoyé céleste lui a appris que ce Ludovic
qu'il aime toujours malgré ses crimes trouvera grâce devant Dieu. Ludovic
revient enOn de ses longs voyages. ISi le temps, ni le malheur n'ont pu le
dompter. La pensée qui le ramène en Irlande, c'est celle de se venger d'un
homme qui l'a autrefois offensé. Trois jours de suite, il l'attend, la nuit,
pour lui donner la mort; mais toujours, au moment où il va le joindre, un
inconnu , enveloppé dans un large manteau , se présente à l'improviste, et s'in-
terposant entre eux , l'empêche d'accomplir sa vengeance. Il veut se débarrasser
de cet obstacle, il se précipite l'énée à la main sur l'importim qui semble se
plaire à lasser sa patience. Ses coups se perdent dans l'air, finconnu jette son
manteau, et Ludovic ne voit plus qu'un squelette. Il recule épouvanté.— As-tu
peur de toi-même.? lui dit une voix ; ne te reconnais-tu pas? Je suis ton propre
portrait, je suis Ludovic Ennius.
A cette apparition terrible, Ludovic tombe évanoui. Lorsqu'il reprend ses
sens, son ame, encore sous le poids de l'image effrayante qu'il a eue devant
les yeux et des paroles qu'il vient d'entendre, est entièrement transformée. Il
n'a plus qu'un désir, c'est d'aller chercher dans le purgatoire de Patrice
l'expiation anticipée de ses forfaits. 11 se jette aux pieds de févêque, successeur
THÉÂTRE ESPAGNOL. 331
de Patrice, qui , après avoir entendu sa confession , l'autorise à tenter Tépreuve
qu'il sollicite avec tant d'ardeur et lui remet une lettre par laquelle il le recom-
mande au prieur d'un chapitre de chanoines réguliers, préposés en quelque
sorte à la garde du purgatoire. Le bon religieux, loin de céder aux premières
demandes de Ludovic, le supplie de ne rien précipiter, de réfléchir mûrement
à ce qu'il se propose, de ne pas s'exposer témérairement aux supplices de
l'enfer; il lui dit que de tous ceux qui sont entrés jusqu'à présent dans la
caverne fatale, on n'en a vu sortir qu'un bien petit nombre. Ludovic persiste,
et le prieur, cédant enlin , lui fait ouvrir la porte du gouffre qui se referme
aussitôt sur lui.
Au jour fixé pour le terme de cette redoutable épreuve et où, par consé-
quent, il doit revoir la lumière .s'il est destiné à la revoir jamais, les chanoines,
qui n'ont cessé d'invoquer le ciel en sa faveur, l'attendent à l'entrée du pur
gatoire. La reine, fille d'Égérius, le roi, son époux, celui même à qui Ludovic
voulait naguère donner la mort, la malheureuse Polonia qu'il a jadis traitée
avec tant de cruauté, l'attendent aussi. Le prieur ouvre solennellement la
porte de la caverne, et Ludovic se présente à leurs yeux. Après avoir remercié
le ciel de sa délivrance, il leur fait un long récit des prodiges dont il vient
d'être témoin , récit assez semblable à celui de don Quichotte sortant de l'antre
de Montesinos, ou à une scène de réception maconique. A peine entré dans
la caverne, il s'est vu assailli par des êtres monstrueux qui, moitié par leurs
menaces, moitié par leurs mauvais traiteinens, ont essayé de l'effrayer et de
le décider à retourner sur ses pas, sans pousser plus loin l'aventure. Il lésa
mis en fuite en invoquant le nom de Jésus. Il a entendu les gémissemens et les
blasphèmes des damnés, il les a vus, au milieu des flammes, les uns percés
de flèches ardentes, les autres attachés à la terre par des clous de feu , d'aMtres
encore dont des serpens de feu dévoraient les entrailles. Plus loin , des dénions
pansaient leurs plaies en y versant du plomb et de la résine bouillante. Ci lui
a montré le bain des délices, où les femmes, livrées pendant leur \ie aux
recherches de la volupté, étaient plongées dans un lac de glace; des couleu-
vres cachées dans l'eau les déchiraient. Non loin de là, d'autres malheureux
sortaient continuellement du sein d'un volcan enflammé, et à l'instant on les
y replongeait comme pour raviver leurs tortures. Passant di- l'enfer dans le
purgatoire, il y a vu des souffrances non moins grandes, supportées avec
courage et même avec cette espèce de joie qui s'attache à Tespérance; là , au
lieu de chercher à l'épouvanter, on lui a prodigué de.i paroles d'encourage-
ment et de consolation. Un fleuve de soufre, dont les rives étaient ornées de
fleurs de feu , s'est ensuite offert à sa vue. Des hydres et des serpeiîs en cou-
vraient les flots. Sur ce fleuve s'élevait un pont tellement étroit, q;:e ceux qui
essayaient de le traverser ne pouvaient s'y soutenir et tombaient l'un après
l'autre au milieu des monstres qui les mettaient en pièces. Forcé lui-même de
tenter cette terrible entreprise, c'est encore à l'aide du nom de Jésus qu'il est
parvenu à l'achever. Arrivé sur l'autre rive, il y a trouvé les délicieux jar;!ins
du paradis, des bois de cèdres et de lauriers, la terre couverte de fleurs bril-
332 REVUE DES DEDX MONDES.
lantes, le chant harmonieux des oiseaux mêlé au murmure de mille ruisseaux
limpides, et, au milieu de tout cela, une ville étincelante de lumière, d'or, de
pierres précieuses, où le glorieux saint Patrice, entouré d'une immense multi-
tude d'anges et de saints, l'a félicité de son courage et lui a ordonné de
retourner sur la terre pour y mériter d'être un jour admis dans la cité céleste.
En terminant ce récit, Ludovic demande aux religieux de le recevoir dans
leur communauté.
Ainsi finit cet étrange ouvrage. Si nous nous y sommes arrêté aussi lon-
guement, c'est parce qu'à défaut d'un grand mérite littéraire, il a une valeur
historique très réelle. L'époque où de tels spectacles pouvaient être avec succès
offerts au public et où l'on croyait honorer la religion en la présentant comme
une vaine abstraction compatible avec tous les écarts de la perversité et de la
cruauté, cette époque est suffisamment caractérisée.
Ce n'est pas d'ailleurs le seul drame où Cakieron ait développé cette mon-
strueuse doctrine. Elle fait encore le fonds de sa célèbre comédie la Dévotion
de la Croix, dans laquelle il y a incontestablement plus d'art et de poésie que
dans le Purgatoire de saiiil Patrice, mais qui cependant, à notre avis, a été
beaucoup trop exaltée par Guillaume Sclilegel. Le héros est un chef de bri-
gands, non pas, comme les brigands de Schiller, un brigand philosophique,
un systématique adversaire de la tyrannie légale, mais un véritable bandit
qui, retiré dans des montagnes presque inaccessibles, répand la désolation
et la terreur dans les campagnes voisines. Cependant, au milieu de ses innom-
brables forfaits, il a conservé un sentiment profond de respect pour les signes
extérieurs de la piété. Après avoir blessé mortellement un de ses ennemis, il
le porte lui-même jusqu'à l'entrée d'un couvent, pour qu'il puisse y recevoir
les secours religieux. Sur la terre dont il recouvre les cadavres de ses nom-
breuses victimes, jamais il ne manque d'élever une croix. Au moment d'ou-
trager une jeune religieuse qu'il est allé enlever jusque dans sa cellule , il s'en-
fuit épouvanté à l'aspect de la croix dont l'empreinte est marquée sur sa poi-
trine. Un vieux prêtre, qu'il rencontre sur un grand chemin et qu'il veut
d'abord égorger, devient l'objet des égards les plus empressés, dès que son
caractère est reconnu. Tant d'actes méritoires ne restent pas sans récompense.
Le brigand finit par succomber dans ime rencontre avec les paysans soulevés
contre lui; mais la puissance divine le ressuscite pendant quelques inslans pour
qu'il puisse confesser ses péchés et gagner ainsi le ciel.
iXous pourrions citer une multitude d'autres drames, tant de Calderon que
de ses émules, où se trouve reproduite l'idée fondamentale des deux com-
positions que nous venons d'analyser. Dans l\hiii/ial prophète iie Lope de
Vega, Jésus-Christ descend du ciel pour sauver un croyant qui a tué son père
et sa mère et projeté l'assassinat de sa fenmie. Dans le Damné par faute de
Joi de Tirso de Molina , un brigand , un meurtrier, mort repentant sur l'écha-
faud, est porté au ciel par les anges, tandis qu'un saint ermite, après une longue
vie de sacrifices et de piété, est précipité, pour un seul instant de doute, dans
le crime, et de là dans les flammes infernales. C'est toujours le même principe :
THÉÂTRE ESPAGNOL. 333
la foi seule est essentielle, la vertu n'en est qu'un accessoire dépourvu par
lui-même de toute efficacité, et dont un rayon de repentir peut largement
compenser l'absence. 11 serait plus que superflu de faire ressortir quelle funeste
influence une pareille doctrine devait exercer sur la morale publique.
Un autre principe non moins universellement admis à cette époque et dont
le théâtre espagnol porte également témoignage, principe qui , au surplus, est
en quelque sorte le corollaire obligé du précédent, c'est que l'hérésie est le
plus grand des crimes; c'est qu'il n'est pas de châtiment trop sévère pour la
punir, pas de précaution trop rigoureuse pour la prévenir ou l'étouffer à sa
naissance; c'est qu'en vue d'un but aussi salutaire, aussi sacré, toute autre con-
sidération doit s'effacer; que les hérétiques, les ennemis de la croyance catho-
lique, sont placés en dehors des lois de l'humanité; que tout est permis, soit
pour les ramener à la foi, soit, s'ils s'y refusent, pour les anéantir, et que les
promesses de tolérance ou d'indulgence qu'on leur aurait faites sont nulles de
droit comme contraires à la loi de Dieu.
Ces maximes révoltantes étant, en réalité, celles qui servaient de base à
l'inquisition, qui dirigeaient tous ses procédés et pouvaient seules les justifier,
il n'y a pas lieu de s'étonner de les trouver citées dans les ouvrages des poètes
espagnols du xvii" siècle, comme autant d'axiomes incontestables ou plutôt
comme des idées parfaitement naturelles, comme des lieux communs dont la
négation constituerait un inacceptable paradoxe. On voit parfaitement, aux
locutions proverbiales qu'emploient ces poètes, aux plaisanteries même qu'ils
placent à tout propos dans la bouche de leurs bouffons, que la qualification
d'hérétique constituait alors la plus grossière et la plus cruelle injure, que la
pensée de l'hérésie éveillait immédiatement et inévitablement dans les esprits
celle du feu et du bûcher, que le meurtre des mécréans passait pour un acte
aussi glorieux que méritoire, et qu'on croyait fermement pouvoir tout se
permettre à leur égard, la perfidie comme la cruauté.
Ici encore, en parcourant le théâtre espagnol pour y chercher des exemples
à l'appui de cette assertion , nous n'avons que l'embarras du choix. Psous
pourrions citer la f'ierge du Sanctuaire, où Calderon nous montre la mère
de Dieu glorifiant la violation des engagemens pris par un traité formel avec
les IMaures de Tolède, pour les maintenir dans la possession de leur grande
mosquée, et venant tout exprès proclamer qu'il n'est pas de plus grand péché
que de garder la parole donnée aux infidèles. Tsous nous arrêterons de préfé-
rence à un autre drame assez peu connu du même auteur, le Schisme
d'Angleterre, dont la conception nous paraît offrir un caractère d'originalité
tout-à-fait particulier.
Calderon y a embrassé un bien vaste sujet, la lutte d'Henri VIII contre le
protestantisme, puis ses amours avec Anne Boulen, son divorce, sa rupture
avec l'église de Rome qui en fut la conséquence, la disgrâce du cardinal
IVolsey, premier auteur de cette révolution, la mort sanglante de la malheu-
reuse Anne, et enfin, après tous ces évènemens historiques plus ou moins
défigurés, un fait purement imaginuire, le repentir de Henri VIII et sou
^S\ REVUE DES, DEUX MONDES.
retour, assez vaguement indiqué d'ailleurs, au catholicisme. Une telle série de
faits, dont un seul a fourni à Shakespeare les élémens d'un de ses plus beaux
drames, ne pouvait évidemment être développée d'une manière satisfaisante
dans les limites étroites que comporte une représentation dramatique. Aussi,
Calderon n'en a-t-il tiré qu'une ébauche assez grossière et remarquable seule-
ment sous le rapport historique, parce qu'elle donne une idée de Topinion
qu'on se formait à jMadrid sur la révolution encore bien récente qui avait
changé la religion de l'Angleterre. Ce qui est vraiment curieux, c'est que Cal-
deron, en rejetant sur l'ambition et l'orgueil de AVolsey et d'Anne Boulen
tout l'odieux de cette révolution, fait de Henri VIII un assez bon homme, un
peu vif, un peu crédule, mais prompt à revenir, facile au repentir, et dont un
conseiller perfide ne réussit qu'à grand'peine à vaincre un moment la pro-
fonde vénération pour le pape, qu'il appelle un vice-Dieu, un Dieu même,
doué sur la terre de la toute-puissance.
L'intérêt de cette pièce se concentre sur la reine Catherine, douce, tendre,
résignée, généreuse, et particulièrement sur sa fille, celle qui épousa depuis
Philippe II , qui porta sur le trône un zèle si outré pour le catholicisme, et que
les Anglais ont flétrie du nom de la sanglante Marie. Un tel personnage
devait plaire à Calderon. Le caractère qu'il lui prête est d'une bizarrerie bien
c'aractéristique, et amène un dénouement aussi singulier qu'inattendu.
Le roi a ordonné la mort d'Anne Boulen, qu'il a surprise dans un entretien
secret avec un ancien amant. L'illusion passionnée qui l'a entraîné à commettre
tant d'erreurs est complètement dissipée, et il est sur le point de rappeler auprès
de lui la reine Catherine, lorsque la princesse Marie, vêtue de deuil, vient lui
annoncer que sa malheureuse mère a succombé à ses chagrins. En apprenant
cette douloureuse nouvelle, Henri s'abandonne à l'expression de ses remords
et de ses regrets; il prie celle dont il a causé les souffrances et la mort d'inter-
céder pour lui auprès de la Divinité; il témoigne le désir de réparer le mal
qu'il a fait à la religion. Dès ce moment même, afin d'assurer à la fille de
Catherine la succession au troue, il veut que le parlement soit convoqué
pour la reconnaître en qualité d'héritière et lui prêter serment. Vainement
Marie le conjure de laisser quelques instans à sa douleur. Il faut que la
volonté du roi s'accomplisse sans délai.
Le parlement est réuni Le roi et la princesse sont assis sur un trône, et à
leurs pieds est le cadavre d'Anne Boulen, recouvert d'un voile, que le roi fait
enlever en présence du public- Ici commence une scène étrange.
Marie. — Votre majesté m'a dignement vengée, puisqu'elle a mis à mes
pieds celle qui voulait s'élever au-dessus de ma tête. Cet heureux commence-
ment m'annonce, j'ose l'espérer, un avenir aussi glorieux que fortuné.
Un capitaine des gardes. — Le très chrétien Henri, ce monarque si
grand, que la couronne d'Angleterre, malgré l'éclat dont elle brille, est au-
dessous de son mérite, pour dissiper l'erreur du vulgaire ignorant qui pour-
rait croire que la reine Catherine n'était pas sa légitime épouse, veut que son
THEATRE ESPAGNOL. 33S
unique fille, la princesse Marie, soit prorlamée héritière du trône, et que,
comme telle, on lui jure fidélité. C'est pour cela qu'il a convoqué à Londres
tous les grands d'Angleterre. En vertu de sa toute-puissance, il leur ordonne
de prêter le serment. Sont-ils prêts à obéir.'
Tous. — Nous sommes prêts.
Le capitaine. — Son altesse jurera à son tour d'accomplir les engagemens
que je vais énumérer. Elle consacrera tous ses soins, toutes ses forces, elle ne
reculera devant aucun sacrifice pour maintenir ses sujets en paix : c'est le pre-
mier devoir des rois. Elle ne contraindra personne à renoncer aux innovations
religieuses qui se sont introduites dans ce pays. Pour éviter de fâcheuses que-
relles, elle persistera dans la politique suivie par son père à l'égard du pontife
romain. Elle n'enlèvera pas aux laïques les revenus ecclésiastiques qui leur
ont été distribués, et elle ne verra pas un vol dans ce changement de destina-
tion. Si votre altesse prête ce serment, toute la noblesse va la reconnaître
pour héritière.
IMabie. — Je ne veux pas l'être à ce prix. Est-il possible, sire, que votre
majesté m'ordonne de prêter ce serment ?
Le Roi. — Le parlement l'exige, et ce n'est pas une innovation qu'il
demande.
Marte. — Si le parlement croit que je m'y soumettrai , il se trompe; la pro-
messe de mille couronnes ne me l'arracherait pas. Puisque votre majesté con-
naît la vérité, je la conjure de ne pas permettre que, pour un intérêt mondain ,
la loi de Dieu soit foulée aux pieds. Le prince qui a écrit sur les sept sacremens
ce livre rempli d'une doctrine si merveilleuse, que les plus savans théologiens
en parlent avec respect, qui a condamné la désobéissance au pape par des
argumens telleinens concluans, qu'ils imposent silence à riiéréîique le pluS
opiniâtre , qui a réfuté si victorieusement tous les sophismes de Luther, ce
monstre de l'Allemagne, peut-il se contredire à ce point?
Le Roi. — Tu dis vrai; mais il faut ménager mon honneur. Infortuné
Henri , que de malheurs t'attendent! IMarie, vous êtes jeune, vous êtes femme;
c'est votre peu d'expérience qui vous fait parler ainsi. Vous reconnaîtrez bien-
tôt qu'il vous importe de faire ce qu'on vous demande.
Marie. — Ce qui importe, c'est que nous rendions à l'église une humble
obéissance; pour moi, je me prosterne devant elle, je me soumets à s?s dé-
crets, et je renonce à toutes les promesses du monde plutôt que de renier la
loi divine.
Le Roi. - On ne vous demande pas de renier cette loi, mais de laisser
dormir quelques-unes de ses dispositions.
Marie. — Manquer ti une seule, c'est les violer toutes.
Un miïnistre. — Sire, veuillez engager la j)rincesse à ne pas résister dasan-
tage. A moins qu'elle ne cède, le parlement refusera de lui jurer fidéliié.
Marie. — Et il fera très bien, car je ne veux pas qu'il ignore que si , moi
régnant, qui que ce soit osait enfreindre les préceptes de ma religion, je I0
ferais brûler vif. Le plus prompt repentir pourrait seul l'en sauver.
336 BEVUE DES DEUX .MONDES.
Le Roi. — C'est sa jeunesse qui la fait parler ainsi ; mais elle a trop d'intel-
ligence pour ne pas se modérer avec le temps. Le parlement peut lui prêter
serment. Si , devenue reine, elle ne gouverne pas au gré de la nation , la nation
la déposera. ( \ voix basse.) Dissimulez et taisez-vous, IMarie; un jour viendra
où vous pourrez sans danger vous livrer à l'ardeur de votre zèle, et où cette
étincelle produira un incendie.
Le capitaine des gardes. — Le parlement veut-il prêter le serment.^
Tous. — Oui, puisque le roi l'ordonne.
Le ministre. — Avec les conditions exprimées.
Marie , à part. — Je n'accepte pas ces conditions.
Cette scène, qui exprime bien évidemment la pensée de Calderon et de son
siècle, vaut toute une dissertation historique. On ne peut pas être surpris qu'un
pays où l'on concevait ainsi la religion, la morale et la politique, soit tombé
dans la situation déplorable où on devait le voir bientôt après, et vers laquelle
il marchait dès-lors à grands pas. Cette appréciation serait pourtant incom-
plète, et par conséquent inexacte, si nous n'ajoutions qu'à ce qu'il y avait
dans un pareil ordre d'idées d'absurde, de révoltant, de cruel , se mêlait une
certaine grandeur, qui , à quelques égards , en tempérait les déplorables effets.
Nulle part, sans doute, l'exaltation religieuse n'a pris plus qu'en Espagne le
caractère d'une exagération poussée parfois jusqu'à la déraison la plus absolue,
jusqu'à la férocité; mais, dans d'autres pays, elle a dégénéré en superstitions
ridicules et puériles qui ont énervé et dégradé complètement le caractère
national. En Espagne, il n'en a pas été ainsi. Quelque chose de fier, d'ardent,
de passionné, y a constamment plané sur les démonstrations extérieures de la
piété. Tandis qu'ailleurs la religion tout entière s'absorbait dans d'étroites et
mesquines pratiques de dévotion, elle prenait en Espagne le caractère d'une
inspiration puissante et élevée jusque dans ses écarts. Le fanatisme, où il entre
toujours une certaine dose d'énergie, y dominait la superstition, principe
infaillible d'affaiblissement, et c'est sans doute une des causes auxquelles le
peuple espagnol doit d'avoir conservé, jusque dans la profonde décadence de
son gouvernement, de ses institutions, de ses classes supérieures, le germe
d'une force morale qui, sommeillant en quelque sorte dans les temps ordi-
naires, devait, lorsque de grandes circonstances viendraient la stimuler, se
réveiller avec éclat, au profond étonnement de l'Europe, pour faire bientôt
place, il est vrai , à un nouvel engourdissement.
Ce côté favorable de l'exagération du principe religieux, qui pendant les
trois derniers siècles a régné au-delà des Pyrénées, se retrouve jusque dans
les drames dont nous avons signalé les innombrables extravagances. 11 ressort
bien mieux encore dans quelques autres, grâce à la nature plus heureuse du
sujet. Calderon surtout , celui de tous les poètes espagnols qui a porté le plus
de grandeur et de noblesse dans cette branche de l'art dramatique, a montré
plus d'une fois tout le parti qu'un génie tel que le sien pouvait tirer de
pareilles idées. Dans le Martyr de Portugal , dans le Magicien prodi-
THÉÂTRE ESPAGNOL. 337
gieux et dans quelques autres ouvrages encore, il a su exprimer admira-
blement la puissance du sentiment de la foi. Il y a d'ailleurs dans tout
ce qu'il a produit, surtout en ce genre, une verve de poésie fantastique
qui lui est particulière et qu'on ne retrouve au même degré dans aucun de
ses contenq)orains. On risquerait donc de se tromper si l'on voulait cher-
cher en lui l'exacte mesure de son siècle. La comédie si célèhre en Espagne du
Diable prédicateur, oeuvre d'un génie moins éminent, quoique bien remar-
quable encore , peut être considérée comme un écho plus exact des impres-
sions religieuses du temps dans ce qu'elles avaient d'élevé, de puissant, de
vraiment original.
Le Diable prédicateur appartient à la classe des drames anonymes, si
nombreux dans le répertoire espagnol ; les opinions qui l'attribuent soit à
Louis de Belmonte, soit à tel autre poète du règne de Philippe IV, ont en effet
trop peu de consistance pour qu'on puisse s'y arrêter avec quelque apparence
de certitude.
Pour bien apprécier ce singulier ouvrage, il faut d'abord constater l'esprit
dans lequel il a été composé. Le but de l'auteur était de glorifier l'ordre reli-
gieux des franciscains, d'exciter en sa faveur la dévotion et la munificence
des fidèles, et ce but, il paraît qu'il l'avait complètement atteint. Pendant
bien long-temps, en effet, lorsque ces moines, si populaires en Espagne,
croyaient s'apercevoir d'un relfichement dans l'espèce de culte dont ils
étaient l'objet, d'une diminution dans la sonuue des aumônes qu'on leur pro-
diguait, ils demandaient qu'on remit sur la scène le Diable prédicateur : cet
expédient bizarre était, dit-on , d'un effet assuré. On comprend ce qu'offre de
curieux, pour l'étude de l'histoire et de l'esprit humain, l'examen du drame
qui agissait ainsi sur les imaginations.
L'action se passe à Lucques. Le prince de l'abîme, Lucifer, monté sur un
dragon ailé, fait en ce moment un voyage autour du monde pour s'assurer
par lui-même de l'étendue de sa puissance. Il appelle Asmodée, à qui il a
laissé en son absence le gouvernement de l'empire infernal. Il lui raconte ce
qu'il a vu et les projets nouveaux que lui ont suggérés ses observations. Il a
trouvé les neuf dixièmes de la terre soumis à son obéissance, plongés dans les
ténèbres de l'islamisme ou adorant de fausses divinités. A peine quelques con-
trées de l'Europe reconnaissent-elles la loi du vrai Dieu. Parmi les ordres reli-
gieux qui y sont établis, et qui, par leurs prières, désarment la colère du ciel ,
irrité de tant de profanations et de crimes, il en est un qui a surtout frappé
Tattention de Lucifer, et dont il ne parle qu'avec un douloureux emporte-
ment, parce qu'il y voit le principal instrument du salut des âmes, le principal
obstacle au succès de ses efforts : c'est l'ordre des franciscains. Le poète
place ici dans la bouche du démon un résumé des légendes et des traditions
qui ont popularisé dans la Péninsule la mémoire de saint François; il rap-
pelle, par des allusions rapides qui prouvent combien ces traditions étaient
alors universellement connues, les similitudes que la faveur céleste avait
voulu établir entre la vie du sauveur des hommes et celle du fondateur des
338 REVUE DFS DEUX MONDES.
moines inendiitus, l'un et Tautre n-'s dans une éîable, l'iui et Tiiutre assistés
dans leurs travaux par douze disciples, tous deux flairel lés jusqu'au sang, tous
deux percés de cinq glorieuses blessures. A cette comparaison , que nous ne
suivrons pas dans ses détails minutieux , succède un magnifique éloge du zèle
' et de la piété des religieux franciscains, dont les efforts conduisent au ciel
plus d'aines (/i;e tons les kérésiurf/ties réunis n'en ont jamais précipité
dans les enfers et que FOcéan ne contient de grains de sable. Lucifer voit
en eux ses plus redoutables ennemis. Son orgueil s'en irrite autant que son
ambition : » Il ne faut pas te le dissimuler, Asmodée, dit-il à son conddent;
si je ne ine hâte d'y pourvoir, il n'y aura bientôt plus un spu! lieu où ces men-
dians déguenillés n'aient arboré la bannière de celui qui, par son héroïque
•humilité, a mérité d'être appelé le grand lieutenant du Christ et d'occuper
la place que m'a fait perdre jadis ma téméraire présomption. Voici l'entre-
prise où je t'appelle; certes elle n'est pas aisée; mon audace n'en a pas tenté
de plus difiicile depuis celle que j'osai diriger contre le trône céleste. La règle
<îue suivent ces hommes, c'est, tu ne l'ignores pas, la vie apostolique. Cette
règle n'a pas été établie par une simple inspiration d'en haut; c'est Dieu
lui-même qui , de sa propre bouche, l'a dictée à François, et lorsque François,
ému de pitié pour ses successeurs, lui demanda où des êtres soumis aux fai-
blesses humaines puiseraient la force nécessaire pour observer les vingt-cinq
préceptes dont elle se compose, préceptes si rigoureux qu'aucun ne peut être
enfreint sans péché mortel : ]Ne t'en inquiète pas, lui répondit le Seigneur, je
4ne charge de susciter ceux qui les garderont. — Mais il n'a pas dit que tous sans
exception y seraient fidèles; s'il l'ei'it dit, tous nos efforts seraient vains. Pais
•donc pour l'Espagne, dirige-toi sur Tolède qui en est aujourd'hui la princi-
pale cité, jettes-y les germes de l'impiété parmi les bommes d'une condition
moyenne et dans le corps des marchands, auxquels ces moines doivent princi-
palement les aumônes qui les font vivre; empêche que la dévotion ne prenne
racine dans leurs cœurs, car les Espagnols tiennent fortement aux impressions
qu'ils ont une fois reçues. Quant aux riches, ne t'inquiète pas d'eux, leurs
désirs immodérés agiront plus efficacement sur leur ame que toutes tes insi-
nuations. Eussent-ils sous les yeux des milliers de pauvres, ils n'y feront
■aucune attention. Comme ils n'ont jamais vu de près le besoin , ils ne le com-
prennent pas : je parle du plus grand nombre; on trouve partout des excep-
tions. Pour moi , je reste dans cette ville de Lucques où je travaille, par mes
artifices, à empêcher ces moines de conserver un couvent qu'ils y ont fondé,
.le m'efforce d'engager les habitans à changer en mauvais traitemens et en
injures les aumônes qu'ils leur accordaient. Déjà je les ai presque amenés à
croire qu'il est plus méritoire de venir au secours de ceux qui vivent dans la
misère avec une famille qu'ils ont peine à soutenir, que de ces religieux men-
dians qui ne rendent aucun service à l'état... Pars donc pour l'Espagne. Ces
malheureux ont beau implorer la protection divine : je ferai si bien que ce
nouveau vaisseau de l'église échouera contre les écueils impies et les cœurs
rebelles. Se voyant refuser le strict nécessaire, ils auront peine à se défendr*
THÉAÏilE ESPAGNOL. 33t
des entroinemens de la faiblesse humaine. Leur confiance sera pour le moins
ébranlée, et le navire qui les porte, s'il ne se perd pas tout-à-fait, sera au
moins maltraité parla tempête; il s'égarera dans les bas-fonds, s'il ne se brise:
complètement. »
Asmodée, obéissant aux ordres de son souverain, s'éloigne à l'instant.-
Depuis ce moment, il n'est plus question de lui ni de sa mission. Toute l'action
du drame se concentre dans l'attaque que Lucifer lui-même dirige contre les
religieux de Lucques. Le plan qu'il vient d'annoncer s'exécute de point en;
point. Les bourgeois, cédant aux suggestions secrètes du démon, deviennent'
sourds aux prières des malheureux religieux, les aumônes cessent complète-
ment. Un certain Ludovic, le plus riche, mais aussi le plus impie des habitans
de Lucques, se distingue surtout par la brutalité de ses refus. Vainement le
père gardien s'efforce de ranimer par ses exhortations la ferveur des lidèles.
Son insistance ne fait qu'irriter des esprits prévenus. Poursuivi, menacé, il se
voit forcé de rentrer dans son couvent, dont les portes, se refermant à l'instant sur
lui , peuvent à peine le soustraire, lui et ses moines, aux outrages de la foule.'
Le gouverneur lui-même, s'associantà la haine populaire, essaie d'abord d'en-
gager les religieux à quitter une ville où on ne veut plus les supporter, et bientôt
il prétend les y obliger. Privés de toutes ressources , épuisés par la faim qui les
presse, le courage des religieux faiblit. Déjà on parle de vendre les vases sacrés,
d'aller chercher ailleurs une terre plus hospitalière. Le père gardien, dont la
pieuse et noble fermeté a jusqu'à ce moment résisté aux instances de ses frères,
commence à chanceler. Lucifer triomphe. Il se croit au moment d'atteindre le"
but qu'il s'était proposé, mais sa joie est de courte durée. Tout à coup une'
clarté éclatante vient l'éblouir. L'Enfant-Jésus lui apparaît, le visage couvert
d'un voile. Auprès de lui est saint Michel, qui apostrophe ainsi l'ange déchu.
Saint Michel. — Serpent infernal, j'humilierai ton orgueil.
Lucifer. — Michel !
Saint Michel. — Comment, connaissant la promesse que le Créateur a
faite à François, comment as-tu pu croire que tes fourberies enlèveraient à
ces religieux leurs moyens d'existence?
Lucifer. — JNul ne sait mieux que moi que l'immense parole de Dieu ne
peut manquer d'être accomplie, mais la confiance qu'on place en elle peut
tiillir, et déjà il est bien sûr que, si ce sentiment n'est pas tout-à-fait détruit
chez ces moines, il est au moins fort ébranlé. Il n'est pas indispensable, pour
que je triomphe, qu'ils soient privés de ce qui leur est nécessaire; il suffît que
j'aie décidé le peuple à le leur refuser.
Saint Michel. — Eh bien! tu déferas toi-même ton ouvrage. Pour punir
ta faute, tu es chargé d'amener Ludovic à se repentir, à se soumettre à la loi
sainte.
Lucifer. — Moi! lutter contre moi-même, malheureux que je suis!
Saint Michel. — Ce n'est pas tout, il faut encore que tu construises un
autre couvent où en dépit de toi François comptera d'autres disciplesi.
340 BEVUE DES DEUX MONDES.
Lucifer. — Comment?
Saint Michel. — INe réplique pas. Il faut que tu fasses ce que ferait Fran-
çois. Entre dans son couvent, lleproelie à ses moines d'avoir pu penser un
instant à l'abandonner. C'est à toi qu'il appartient désormais d'assurer leur
subsistance et en outre de leur fournir des moyens de secourir un certain
nombre de pauvres, comme le prescrit la règle que Dieu leur a dictée. Va donc,
etjusqu'à ce que tu reçoives de nouveaux ordres, exécute scrupuleusement ceux
que je viens de te donne. . . u apprendras ainsi à ne plus t'attaquer à François
dans ses moines.
Lucifer reste accablé. Son désespoir s'exliale en plaintes douloureuses contre
îa partialité du Très-Haut, qui, non content d'avoir donné aux hommes tant
de moyens de résister à ses attaques, le force ainsi à se combattre lui-même.
Cependant il faut obéir. Revêtu d'un froc de franciscain , il se présente à l'im-
proviste au milieu des religieux qui déjà se préparent à quitter leur retraite et
à s'éloij;ner.
Lucifer. — Deograiias, mes frères. (A part.) Quel supplice!
Le père gardien. — Dieu me soit en aide! Qui étes-vous, mon père.^
Comment étes-vous entré ici.^
Frère Nicolas. — U n'a pu entrer par la porte, je l'avais fermée.
Lucifer. — Aucune porte n'est fermée pour la puissance divine. C'est elle
qui , sans que je pusse m'y refuser, m'a amené ici d'un pays tellement éloigné,
que le soleil lui-même ignore son existence ou dédaigne de le visiter.
Le père gardien. — Votre nom?
Lucifer. — Je m'appelle frère Obéissant forcé. On me nonnnait jadis
Chérubin.
Le frère Antolin ( le gracioso.) — C'est sans doute un Basque.
Le père gardien. — Mon père, dites-nous ce qui vous amène. Vos pa-
roles, le prodige de votre entrée dans ce couvent, malgré la clôture des portes,
nous remplissent de trouble et d'inquiétude, .le crains quelque piège de notre
grand ennemi.
Lucifer. — Ne craignez rien. C'est par l'ordre de Dieu que je viens, c'est
lui qui m'a ciiargé de vous reprocher votre peu de foi. Les soldats enrôlés sous
la bannière du grand lieutenant du Christ doivent-ils abandonner ainsi lâche*
ment la place qu'il leur a confiée? U n'y a pas encore deux jours que l'ennemi
vous tient assiégés, et déjà votre force, votre espérance, se sont évanouies!
Ceux (jui devaient résister comme des rocs aux attaques de l'impiété, en qui la
moindre hésit<'ition sera . déjà coupable, reculent ainsi à la simple menace du
danger ! Sachant que Dieu a promis à notre père que le nécessaire ne man-
querait jamais à ses enfans, ils ont pu se rendre coupables au point de douter
de l'accomplissement d'une promesse divine! (A part.) Est-il bien possible que
ce soit moi qui j arle ains'. ! .Te me sens tout brûlant de ;c.!. re. (Haut.) Croyez
qu'alors nr^'Of tçi'.e daiis 1 univers entie.- les êtres raisonnables fermeraient,
THÉÂTRE ESPAGNOL. 341
sans exception , leur cœur à la pitié , les anges vous apporteraient la nourriture
qui vous a été promise , le démon lui-même s'en chargerait au besoin.
Le frère Antoj.in. — Il parle avec tant de chaleur, que la flamme sort
par ses yeux.
Le père gardien. — ^Mon père, je vois bien que vous êtes un envoyé de
Dieu ; je le reconnais à l'empire que vos paroles exercent sur nous. Je sens que
maintenant j'expirerais de faim mille fois plutôt que d'abandonner la maison
de mon père saint Fronçois.
Le frère Pierre. — Il n'est pas un de ses vrais enfans qui ne soit prêt à
donner sa vie pour Dieu.
Le frère Nicolas. - Et ils se repentent tous, mon père, d"a\oir pu un
seul instant penser à tourner le dos au danger.
Lucifer , à part. — Ainsi donc, la peur naturelle à laquelle ils ont un mo-
ment cédé devient pour eux une occasion de s'acquérir de nouveaux titres à la
faveur du ciel! Ceux que Dieu protège rentrent bien vite dans la bonne voie...
(Haul.) Mes frères, apaisez par des sacrifices le juste mécontentement du Créa-
teur, qui vous porte tant de tendresse. Pour moi , je me charge de pourvoir à
votre subsistance; je serai votre aumônier.
Le frère AisTOLiK. — Vous espérez trouver des aumônes dans cette ville:'
Vous me faites rire.
Lucifer. — Vous serez bientôt détrompé... Père gardien , ne craignez rien ,
faites ouvrir ces portes.
Le père gardien. — C'est un ange, il faut lui obéir... Mais le ciel m'é-
claire. Dieu me soit en aide... Cachons ce prodige à mes religieux.
Lucifer. — Allez tous au chœur, et cessez de craindre. Tant que je vous
assisterai, le bercail de François sera à l'abri des attaques des loups.
Le père gardien. — Oui, puisque Dieu a changé le poison en contre-
poison.
Lucifer se met à l'œuvre, et tout a bientôt changé de face. Les aumônes
arrivent de toutes parts au couvent, les moyens ordinaires ne suffisent plus
pour les y transporter. Du surplus des produits de la charité publique, un
autre monastère s'élève avec rapidité. Le prétendu moine se multiplie. On le
voit partout à la fois, parcourant la ville pour stimuler la générosité des fidèles,
dirigeant la construction du nouvel édifice, pressant les ouvriers, faisant
preuve entons lieux d'une activité, d'une adresse, d'une force miraculeuse.
Les religieux, frappés de ces qualités extraordinaires auxquelles se mêle dans
l'inconnu quelque chose d'étrange et de mystérieux, se demandent qui il peut
être. L'un croit voir en lui un être étranger à l'humanité-, l'autre, à son ton
d'autorité et à une certaine âpreté de langage, le prend pour le prophète Élie.
Le père gardien, qu'une révélation divine a instruit de la vérité, conseille à
ses frères de ne pas chercher à pénétrer les secrets du ciel , et de se contenter
TOME XXIII. 22
:ii-2 1«EME DES DEUX MONDES.
(robéir aux ordres de celui en qui ils ne peuvent méconnaître un envoyé 4e
Dieu.
Le rôle du père pirdien est d'une grande beauté. La simplicité, Tabnéira-
lion (kl moine se réunissent en lui a la lérmelé calme et prudente sans laquelle
i! n'est pas possible de diriger utilement d'autres liommes. 11 y a entre lui et
Lucifer une scène remarquable.
Le pèke gardien. — Père Obéissant, le couvent que vous construisez^
est-il bien avancé?
Lucifer. — Il est achevé.
Le père gardien. Entièrement?
Lucifer. — Il ne reste plus qiCh le blanchir.
Le père gardien. — La rapidité de cette construction me surprend, je
l'avoue.
Lucifer. — Il y a pourtant cinq mois qu'on en a posé la première pierre,
et ces cinq mois m'onc paru cent années. Je n'y ai contribué que par nia pré-
sence assidue aux travaux, en cherchant l'argent nécessaire et en traçant le
plan de l'édiflce; mais, si le Créateur me l'eut permis, j'eusse fait en cinq jours
et en moins peut-être plus que cent hommes n'ont fait en cinq mois.
Le père gardien, à pari. — Il vaut mieux ne pas paraître comprendre.
(Haut.) .Te vous crois; mais Dieu ne fait pas de miracles sans nécessité.
Lucifer. — Ce miracle, je l'aurais fait à moi seul; je suis assez puissant
pour cela, si Dieu ne m'en eut empêché.
Le père gardien. — Je sais qui vous êtes. Vous n'avez pas besoin de me
le faire entendre.
Lucifer. — Je ne l'ignore pas.
Le père gardien. — Et je sais aussi que votre puissance n'égale pas celle
de mon père saint François.
Lucifer. — Père gardien, la faveur dont votre père jouit auprès du roi
du ciel fait toute sa force, et, sous ce rapport, elle est grande, je l'avoue;
mais ce n'est pas une puissance véritable que celle qui a besoin de recourir à
la prière.
Le père gardien. — Quelle est donc la puissance qui ne procède pas de
Dieu ?
Lucifer. — N'argumentons pas, soyez humble; auprès de moi, le plus
savant en sait bien peu.
Le père gardien. — Je n'en ai jamais douté; mais il n'est pas moins vrai
qu'avec toute sa puissance, avec toute sa science, celui qui me parle n'a pu
atteindre l'objet de ses vœux les plus ardens.
Lucifer. — Non? Eh bien! mon père, pourquoi pensez-vous donc que
Dieu me punit?
Le père gardien. — Pour voti'e intention.
Llcifer. — Père gardien, vous êtes un bon religieux, mais votre intelii-'
THÉÂTRE ESÎ'AGNOL. 343
geiice est faible. Lorsque je suis venu vous trouver, vous et vos moines, n'étiez-
vous pas résolus à abandonner lâcbement le couvent? En ce qui vous concerne,
j'avais donc atteint mon but, puisque le Créateur ne s'est interposé que lors-
qu'il vous a vus vaincus. Rendez- lui donc grâce de sa miraculeuse intervention ;
mais croyez que, si vous aviez eu plus de courage, mon châtiment serait
moindre.
Le père gardien. — C'est en toute justice que vous m'avez humilié.
Lucifer. — Je suis condamné à faire ce que ferait François, s'il vivait
encore. Jugez s'il était possible de m'imposer une mortilication plus doulou-
reuse, sans compter l'ignominie d'être contraint à me couvrir de sa bure.
Le père gardiez. — Jamais vous n'avez été plus honoré depuis que vous
êtes tombé du ciel.
Lucifer. — L'orgueil vous aveugle et vous fait perdre la mémoire. Oubliez-
vous donc votre origine.^ ignorez-vous que vous êtes sorti de la boue et de la
poussière ?
Le père gardien. — Je ne l'oublie pas : je sais que Dieu a formé le pre-
mier homme de ses propres mains, avec un peu de terre; îiiais la création de
l'ange lui a coiUé moins encore, puisque d'une seule parole...
Lucifer. — Laissons cela; de telles matières ne peuvent être traitées entre
uous : vous les ignorez, et il ne m'est pas permis de vous répondre. Quand
voulez-vous que nous commencions la fondation nouvelle?
Le père gardien. — Sur-le-champ, si vous le trouvez bon.
Lucifer. — C'est ce que je désire. Quels sont ceux des frères qui y tra-
vailleront?
Le père gardien. — Je ne puis Ip_s désigner; c'est à vous qu'il appartient
de les choisir et d'en fixer le nombre. Mon devoir est seulement d'exécuter tout
ce que vous aurez ordonné.
Lucifer. — Quelle hypocrite humilité ! .Mais le temps viendra bientôt où on
le verra passer d'un extrême à l'autre.
Le père gardien. — Dieu permettra que vos artifices nous fournissent
de nouvelles occasions de mériter sa grâce.
Lucifer. — Si Dieu y intervient, cela sera facile sans doute. Autrement,
je sais par expérience comment vous combattez.
Le père gardien. — J'avoue que je ne suis que poussière.
Lucifer. — Allez, allez faire paître vos brebis. Je les vois qui attendent
leur pasteur. Prenez garde qu'il ne s'en égare quelqu'une, elle pourrait se
perdre.
Le père gardien. — Ce soin serait superdu de ma part. C'est à vous de les
garder s'il survient quelque danger, puisque Dieu ne vous a envoyé parmi
nous que pour être le chien de garde de son troupeau. (il sort.)
Lucifer. — Il le faut bien, hélas! puisqu'il ne m'est permis de mordre
aucune de ces brebis. Mais un jour viendra où , le berger et moi , nous nous
verrons d'une autre façon.
•22.
344. KEVIE DES DEUX MONDES.
Il y a, ce me semble, quelque chose d'éminemment dramatique dans cet
étrange dialogue, où le ciel et l'enfer, forcés, pour ainsi dire, d'exister un
moment à côté l'un de l'autre, de suspendre leurs hostilités, de concourir au
même but, se dédommagent d'une aussi pénible contrainte par un assaut
d'ironie amère si profondément empreint de leur insurmontable antipathie.
C'est une très belle idée, imparfaitement esquissée, il est vrai, par l'auteur
espagnol, que de montrer la simplicité d'une ame ferme, pure et religieuse, lut-
tant contre toutes les ressources du génie infernal et le déconcertant même
quelquefois par la seule force de la vertu et de la vérité. Ce qui , dans le texte ,
ajoute encore à l'effet de cette scène, mais ce que nous n'avons pu transporter
dans la traduction , c'est que les deux interlocuteurs ne se parlent qu'à la troi-
sième personne. Cette forme, autorisée par le génie de la langue espagnole,
donne à leur entretien une teinte vague et mystérieuse parfaitement appropriée
au sujet.
Cependant Lucifer, en raffermissant le courage des religieux, en leur éle-
vant un nouveau couvent, en réchauffant la ferveur du peuple de Lucques,
n'a accompli qu'une partie de sa tâche. Nous avons vu que saint ]Michel lui a
aussi prescrit de travailler à convertir le mauvais riche Ludovic. 3Lais ici tous
ses efforts échouent contre l'avarice de cet homme pervers, contre son impiété,
et surtout contre la haine particulière qu'il porte à l'ordre de saint François.
L'éloquence du démon réussit bien à le troubler, à l'effrayer, à le remplir
d'une sorte de respect dont il ne sait comment se rendre compte; mais rien
ne peut le déterminer à se départir de la moindre parcelle de son immense
fortune.
Ludovic vient de se marier. Sa jeune femme Octavie, douce, charmante ^
pieuse, forme avec lui le contraste le plus parfait. Avant d'épouser Ludovic,
elle avait donné son cœur à un homme plus digne d'elle. Forcée de renoncera
son amant, elle se consacre désormais tout entière à l'indigne époux que ses
parens l'ont forcée d'accepter ; elle ne se permet ni un regret ni un souvenir.
Néanmoins, la jalousie de Ludovic ne tarde pas h s'éveiller, et dans son empor-
tement il se résout à donner la mort à la malheureuse Octavie. Avertie par
plusieurs indices du sort qu'il lui prépare, elle se refuse à fuir, elle croirait se
rendre coupable. Le scélérat l'attire dans un lieu écarté où il espère pouvoir
cacher son crime. Il la frappe d'un coup de poignard; elle tombe en invo-
quant le nom de la Vierge. Lucifer, qui avait ordre de la sauver, mais qui n'a
pu y parvenir, est auprès d'elle; il reconnaît bientôt qu'un prodige va s'opérer.
•< Elle est morte, et cependant, dit-il , son ame n'est ni montée au ciel ni des-
cendue dans l'enfer, et elle n'est pas non plus entrée dans le purgatoire. » Tout
à coup, au son d'une musique céleste, la Vierge apparaît au milieu d'un chœur
d'anges. Elle s'approche d'Octavie et la touche de ses mains. Le seul Lucifer
a aperçu la reine des cieux, invisible pour les yeux mortels. A l'aspect de sa
plus puissante ennemie , de celle qui a brisé son empire, de douloureux souve-
nirs s agitent en lui, iJ sent plus vivement les angoisses du désespoir éterne^^
THÉÂTRE ESPAGNOL. 345
et pourtant, subjugué par une puissance surnaturelle, il se prosterne, il
gémit de ne pouvoir s'associer au culte que l'univers rend à la mère de Dieu ,
il célèbre comme involontairement ses perfections infinies, sa puissance illi-
mitée, les récompenses qu elle accorde à ceux|qui lui ont voué une dévotion
particulière. Ses transports, le tremblement qui l'agite, le feu qui sort de ses
yeux, les paroles entrecoupées qui s'échappent de sa bouche, étonnent et
épouvantent un moine présent à cette scène, mais pour qui l'apparition céleste
est restée non avenue. Le miracle est enfin accompli , la Vierge s'éloigne, et
Octavie ressuscite.
Irrité, mais non persuadé parce miracle, Ludovic persiste dans son impiété.
Vainement Lucifer tente un dernier effort pour le convertir, vainement il lui
annonce la mort qui le menace, la damnation qui doit la suivre et qu'une au-
mône faite à saint François peut détourner. Ludovic, averti qu'il n'a plus
qu'un moment pour se repentir, brave encore la puissance divine. Au signal
enfin donné par saint Michel , Lucifer s'empare de sa proie, et Ludovic dis-
paraît au milieu des flammes. Le démon croit avoir accompli toute sa mission,
déjà il vient rejeter le froc qui pèse tant à son orgueil; mais saint Michel lui
déclare qu'il lui reste encore à faire restituer aux pauvres tout ce que leur a
dérobé le scélérat qui vient de périr. Pour exécuter ce nouvel ordre, Lucifer
appelle Astaroth , un de ses lieutenans. Ce dernier prend la figure de Ludovic,
fait convoquer tous ceux qui ont à se plaindre de ses spoliations et leur par-
tage ses richesses. Lorsque cette œuvre de réparation est terminée, Lucifer,
dépouillant enfin le costume monacal, raconte en peu de mots, au peuple
accouru de toutes parts sur le bruit de la prétendue conversion de Ludovic,
les étranges évènemens qui viennent de se passer. » Demain, dit-il, le père
gardien, qui a tout vu, à qui Dieu a tout révélé, vous donnera, dans un
sermon, des explications plus complètes. Et maintenant, François, la trêve
est expirée entre tes enfans et moi. Je redeviens ton plus grand ennemi. Veille
sur eux. Puisqu'il ne m'est pas permis de les priver de leur subsistance, c'est
en attaquant leur vertu que je satisferai ma haine. »
Ainsi se termine le Diable prédicateur. Nous ne donnerions pas de cette
comédie une idée complète si nous n'ajoutions que l'auteur, fidèle à la mode
de son temps, a mis au nombre des personnages un gracioso qui occupe
même dans la pièce une place très considérable. C'est un frère lai, poltron,
menteur et surtout gourmand , que Lucifer s'amuse à tourmenter dans ses
momens de loisir. La grossière et joviale sensualité du frère Antolin, son igno-
rance, l'impossibilité où il est de s'élever à aucun sentiment exalté, à aucune
pensée de dévouement et de sacrifice, forment avec la nature du sujet un con-
traste qui n'est pas dépourvu d'art, et qui d'ailleurs produit des effets d'un
très bon comique.
En faisant la part des idées religieuses du temps, reproduites par le poète
avec une force de vérité qui nous transporte en quelque sorte au milieu de
son siècle, il est impossible de ne pas reconnaître dans l'ensemble de cette
346 REVUE DES DEUX MONDES.
composition un caractère de grandeur et d'originalité qui en explique le long
succès, (rest incontestablement une conception neuve et forte que la position
de Lucifer, condamné à travailler contre lui-même, à faire usage pour sauver
les hommes des puissantes facultés qu'il emploie d'ordinaire à les perdre,
gémissant de ses propres succès et y trouvant la plus cruelle de ses tortures.
INous avons déjà dit ce que nous trouvions d'imposant dans le rôle du père
gardien. La pureté vraiment céleste de la malheureuse épouse de Ludovic,
l'angélique douceur de sa piété, jettent au milieu de ces sévères créations un
charme tout particulier et d'une nature assez rare sur la scène espagnole.
Rien, peut-être, ne prouve mieux le changement qui, quoi qu'on ait pu
dire, s'est depuis long-temps déjà effectué dans la manière de penser des
Espagnols, que ce qui est arrivé au Diable prédicateur. Cette pièce qui , au
XVII' siècle , et pendant une grande partie du xviii", était pour les lidèles
une œuvre d'édilication, un moyen de ranimer leur dévotion, qui, lorsqu'on
la remettait à la scène , tenait lieu , pour ainsi dire, d'un sermon en faveur de
l'ordre des franciscains et d'un panégyrique de leur saint fondateur, avait
fini par affecter les esprits d'une tout autre façon. L'autorité, s'apercevant
qu'elle jetait du ridicule sur les ordres religieux, en avait défendu la repré-
sentation, au moins dans la capitale. Lorsque la révolution de 1820 vint
briser l'autorité de la censure et proclamer la liberté absolue du théâtre, je
me trouvais à Madrid; je vis représenter le Diable prédicateur en présence
d'un public nombreux, dont les démonstrations n'étaient pas très différentes
de ce qu'eussent été celles d'un parterre parisien du second ou du troisième'
ordre. Évidemment il ne saisissait pas le côté vraiment dramatique de ce qu'il
avait sous les yeux , il ne voyait que la bizarrerie des préjugés et des habi-
tud:;> de la vie monacale, il en riait; le véritable héros de cette comédie,
c'était pour lui le frère Anfolin, et elle se résumait presque à ses yeux dans la
guerre burlesque déclarée par le démon à la gourmandise de ce facétieux per-
sonnage. Nous aimons mieux, à tout prendre, le publie qui dans un autre
temps s'associait à l'enthousiasme du poète en faveur de saint François et de
ses disciples, sympathisait avec le père gardien, s'indignait contre la dureté
de cœur de l'impie Ludovic, et sortait du théâtre l'ame remplie d'une pieuse
terrei:r. 11 pouvait n'être pas plus éclairé que le public d'aujourd'hui, mais iP
y avait certainement en lui plus d'imagination, plus d'aptitude aux émotions
fortes et élevées.
11 est presque superllu d'ajouter que le discrédit qui avait ainsi frappé, dès
le siècle dernier, le Diable prédicateur, avait atteint plus complètement en-
core, et d'ailleurs à plus juste titre, cette multitude de drames religieux dans
lesquels des extravagances bien autrement choquantes n'étaient pas toujours
compensées par d'aussi heureuses inspirations. Lors même que l'affaiblisse-
raenl du fanatisme, ou, si l'on veut, les premières lueurs de l'esprit philoso-
phique, n'eussent pas banni de la scène ces productions jadis si admirées, le
changeaient qui s'était opéré dans le goût littéraire de la nation eût suffi pour
THÉÂTRE ESPAGNOL. 3i7
les en exclure. Elles ne pouvaient manquer de tomber dans l'obscurité où dis-
parurent indistinctement toutes celles des anciennes comédies qui , jugées par
la nouvelle école d'après la rigueur des règles classiques, ne furent pas trouvées
conformes à un système que leurs auteurs n'avaient pas connu ou n'avaient
pas voulu suivre. Sur ce point plus que sur tous les autres, la réaction fut
rigoureuse jusqu'à l'injustice, parce que les Espagnols, en proscrivant ces
objets de la pieuse admiration de leurs ancêtres, ne croyaient pas seuleiuent
faire preuve d'un goût plus pur, mais aussi d'un esprit plus éclairé, d'une raison
dégagée enfin des préjugés superstitieux du moyen-âge. Pour être en mesure
d'apprécier avec équité ce qu'il y a de beau, de noble, de partiellement vrai
dans certaines erreurs, pour avoir la force de rendre bommage aux bons côtés
d'un système justement condamné dans son ensemble, il faut avoir si complè-
tement dissipé ces erreurs, si radicalement renversé ce système, que le retour
n'en soit plus possible; il faut même que depuis la victoire il se soit écoulé
assez de temps pour calmer l'irritation de la lutte et pour rendre aux esprits
la sécurité et le calme, indispensables conditions de l'impartialité. Ees Espa-
gnols de la fin du dernier siècle n'en étaient pas encore là, à beaucoup près,
en ce qui se rapporte aux principes d'exagération et d'intolérance refigieuses.
Aujourd'hui même, malgré les pas immenses que la Péninsule a faits depuis
trente années, les souvenirs de l'inquisition ne sont pas assez affaiblis pour que
les honunes qui , il y a vingtans, tremblaient encore, sinon devantses bûchers,
du moins devant ses cachots, puissent entendre, sans une irritation à laquelle
se mêle peut-être un reste d'effroi, la reproduction même la plus brillante et
la plus poétique de ses odieuses maximes L'éclectisme moderne, qui consiste
à chercher dans le mal le peu de bien qui s'y trouve mêlé, et à l'en dégager en
l'exagérant outre mesure, cette qualité ou cette maladie des intelligences bla-
sées, dont l'Europe presque entière est aujourd'hui plus ou moins affectée,
n'est pas encore, on le comprend sans peine, à la portée de l'Espagne. Les
passions et les souffrances y sont trop vives pour se prêter à de pareils jeux.
JNous ne nous étendrons pas plus longuement sur une idée dont les dévelop--
pemens nous entraîneraient trop loin. Il nous suffira, pour la rattacher au
sujet qui nous occupe, de faire remarquer qu'elle explique ce qu'il y a d'ex-
cessif dans [a défaveur où sont tombés, en Espagne, ces mêmes drames reli-
gieux dont la méditative et paisible Allemagne se plaît à exalter la sublimité
parfois imaginaire.
Louis de Viel-C4stel.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 juillet 18i0.
TSos prévisions se sont réalisées. La chambre des pairs a adopté à d'impo-
santes majorités tous les projets de loi d'intérêt matériel que le gouvernemenl
lui avait présentés. Qu'on ne dise pas que la chambre a cédé à une sorte de
contrainte; la discussion du projet de loi sur l'organisation du h-ibunal de la
Seine répond à tout, et rend témoignage de l'indépendance de la pairie et de
sa juste confiance dans ses forces et dans son droit. A une époque si avancée
de la session, la chambre, composée en grande partie d'hommes que leurs
fonctions, leurs occupations, leurs habitudes ou leurs goûts appelaient hors de
Paris, la chambre, dis-je, a discuté ce projet de loi comme elle aurait pu le
faire les premiers jours de l'année. Elle a mis trois séances à faire ce qu'une
chambre impatiente et ennuyée aurait accepté ou rejeté au bout d'une heure.
Cette belle et forte discussion n'a pas, malgré quelques répétitions et quel-
ques longueurs inévitables, été troublée un instant par des marques d'impa-
tience et d'inattention. Cependant la question était une de ces questions qu'on
appelle spéciales, un débat de magistrats et de publicistes. Disons-le : il est
impossible de ne pas être saisi de respect en voyant ces soldats, ces marins,
ces honunes illustres, accoutumés aux grandes choses, à une vie d'action, à des
résolutions rapides, décisives, se livrer pendant trois jours, au milieu de l'été,
avec une attention religieuse, à l'examen de cette question: Y aura-t-il un
noviciat auprès du tribunal de la Seine? I>a chambre a rejeté et le projet de la
commission et celui du gouvernement, un seul article excepté. On se trompe-
rait si l'on cherchait à voir dans ce rejet un vote politique. La question était
grave, compliquée, difficile. La chambre a pensé que la mesure n'était pas
urgente, et que la question méritait d'être remise à l'étude et mieux élaborée.
Le vote de la loi sur les paquebots transatlantiques a été remarquable par
l'absence complète de boules noires dans l'urne du scrutin. Il n'y avait pas
même les quatre ou cinq boules noires qui paraissent l'accompagnement obligé
REVUE. — CHRONIQUE. 34-9
de toute résolution législative. Il ne s'est pas trouvé dans la chambre, dans
aucune des nuances politiques qui s'y dessinent, un membre qui ait pu ima-
giner de s'opposer à cette grande mesure. C'est qu'il y avait au fond de ce
vote une question de puissance et d'avenir pour le pays. C'est qu'en établissant
sur une grande échelle des relations régulières avec le INouveau-Monde, au
moyen de la vapeur, la France prouvait qu'elle aussi voulait être une puis-
sance maritime et commerciale de premier ordre, convaincue que dorénavant,
à mesure que les comnumications maritimes rapprocheront d'une manière de
plus en plus prodigieuse les diverses parties du globe, toute nation qui ne
pourrait pas partager l'empire des mers et participer par les richesses de son sol
et les produits de son industrie au développement de l'échange international,
tomberait infailliblement au second rang.
Aujourd'hui, l'impulsion est donnée sur tous les points, dans nos ports
comme dans nos ateliers, pour notre commerce intérieur comme pour nos
relations étrangères. Tandis que dans nos chantiers se préparent à la hâte ces
vaisseaux que la vapeur transportera rapidement aux parages transatlantiques,
nos chemins de fer s'étendront sur des lignes considérables; ils ne s'associe-
ront plus seulement aux délassemens et aux plaisirs des habitans de la capitale
et de la banlieue; ils s'associeront au commerce national, et ils en développeront
la puissance.
Le chemin de Paris à Orléans commence à tisser ce grand lien qui doit rap-
procher de plus en plus le midi et le nord de la France, les pénétrer, pour
ainsi dire, l'un de l'autre. Lorsque nous pourrons atteindre Bordeaux dans
vingt heures, et Rayonne dans trente, les cimes des Pyrénées s'abaisseront
devant notre commerce et notre politique plus qu'elles ne l'ont fait devant le
génie de Louis XIV et les armes de INapoléon.
Les lois votées ne sont que le commencement d'un grand travail national;
elles seraient la cause d'une dépense hors de proportion avec le résultat,
si elles n'étaient pas suivies d'autres projets et d'entreprises nouvelles. Le
chemin d'Orléans serait connue la culée d'un pont non achevé, et ceux de
Rouen , de Lille, de Strasbourg, pourraient, s'ils n'étaient promptement rat-
tachés à nos ports de l'Océan, devenir funestes à notre commerce maritime au
profit des ports de l'Kscaut et de la Hollande.
Le Havre et Dunkerque attendent avec une juste impatience les projets que
le gouvernement doit élaborer pour compléter le système de nos communica-
tions à vapeur, système où ces ports doivent figurer comme des points culmi-
nans, ou , à mieux dire, connue des planètes principales, ralliées au point cen-
tral qui est Paris.
Le moment est d'autant plus opportun que les capitaux anglais , frappés des
avantages que nos chemins de fer peuvent offrir, se montrent disposés à fran-
chir la Manche et à venir en aide aux capitalistes français. Ce concours nous
mettra à même d'entreprendre de grandes choses sans détourner une portion
de notre capital des emplois qu'il a déjà obtenus, sans rien enlever en particu-
lier à l'agriculture, qui est loin d'avoir trouvé toutes les ressources dont elle
350 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait besoin. Ce n'est pas un des moindres services qu'aura rendus à son pavs
M. Guizot dans la haute position qu'il occupe à Londres, que d'avoir puissam-
ment contribué à décider le concours des capitalistes anglais dans nos entre-
prises de chemins de fer.
Nul doute pour nous que le ministère va mettre à profit l'intervalle des
sessions pour achever l'étude de ces grandes questions d'intérêt matériel et
préparer les projets que les chambres devront discuter à la prochaine session.
Lorsqu'on songe à tout ce qu'il a fait depuis son entrée aux affaires, il y aurait
parti pris et mauvaise grâce à vouloir douter de l'activité et de la résolution
du cabinet pour tous les projets (|ue réclame encore l'intérêt national.
D'ailleurs, la présentation de ces projets est la meilleure réponse qu'il puisse
faire à toutes les attaques dont il est Tobjet. Les petites passions, qui ne ces-
sent de s'agiter, se calmeront en présence du pays satisfait et des chambres
prompîement saisies et tout occupées de questions si importantes pour la pros-
périté générale et la grandeur de la France.
Au fond il n'y a aujourd'hui, chez les hommes qui n'appartiennent point
aux opinions extrêmes, ni colères sérieuses ni antipathies profondes. Tels qui
se détestaient hier s'embrassent aujourd'hui , le contraire .iirivera peut-être
demain. Il est des natures élevées qui s'aftligent de ces liaisons comme de
ces ininiitiés improvisées. La vérité est que toutes hs opinions qui sont ou
qui aspirent sérieusement aux affaires sont les mêmes au fond; il serait dif-
ficile de signaler, nous ne disons pas les différences, mais les nuances qui les
séparent. On change d'amis ou d'adversaires politiques précisément parce que
ces changemens n'impliquent ni changement d'opinion ni changement de
parti. Un 221 se rapproche du 1''' mars sans rien ahandoimerer de ses idt^es, et
le 15 avril pourrait toucher la main au 12 mai sans lui imposer d'abjuration.
C'est que tous veulent, et veulent franchement, la monarchie, la dynastie,
la charte; c'est que nul ne veut des reformes précipitées, exagérées, révolu-
tionnaires; c'est que nul n'entend mettre un veto absolu aux améliorations
prudentes, successives, proportionnées à l'état réel du pays; c'est, en un mot,
que si l'on peut différer sur quel jue moyen, on ne diffère point sur le but;
c'est que tout se réduit, en dernière analyse, à une question d'habileté, de
bonne fortune, de situai ioii politique, et nullement à une question (lepri!icipes.
Les questions de principes donnent seules naissance à des partis opposés.
Tant que des hommes politiques n'ont pas une formule à eux, un credo pro-
pre, clair, explicite, ils ne forment pas un parti séparé : ils ne sont qu'une
fraction, une nuance d'un autre [)arti ; quelles que soient leurs querelles per-
sonnelles, ils ne peuvent se détacher définitivement du tout auquel ils appar-
tiennent. Le 1.3 mars, le 11 octobre, c'est là un drapeau qu'on n'abandonne pas,
quelle ()ue soit la main qui l'élève. Seulement le nombre de ceux qui le suivent
doit grossir, aujourd'hui que d'heureuses circonstances, que l'affermissement
comme la modération de notre monarchie constitutionnelle permettent de
faire de ce drapeau un signe de réconciliation et de paix, plutôt qu'un éten-
dart de combats, aujourd'hui que même les amis ombrageux de la liberté
REVUE— CHRONIQCE. 351
garantie par la charte sont convaincus que nul ne songe à lui contester ses
droits, et que les mots de transaction, de conciliation, de conciliation équitable,
honorable, n'expriment pas des faits impossibles.
Deux évènemens ont signalé cette quinzaine. L'un est accompli, l'autre ne
tardera pas à l'être. INous voulons parler de l'arrangement conclu, sous la
médiation de la France, entre l'Angleterre etlNaples, et de la pacification de
l'Espagne.
IN'otre intervention dans la querelle de l'Angleterre avec IN'aples est un évé-
nement notable. Non-seulement il témoigne de l'intimité de nos liaisons
politiques avec l'Angleterre, et de l'importance que notre allié y attache, mais
il fait sentir l'influence française, et honore le nom. de la France dans la pénin-
sule italienne. Il doit produire des effets plus durables que la prise d'Ancône,
coup de main hardi, mais dont les conséquences politiques s'affaiblissaient
nécessairement de joiir en jour. Dans la situation politique que les traités de
1815 avaient faite à l'Europe, la médiation entre l'Angleterre et TSapKs aurait
été dévolue à l'Autriche, qui évidemment avait voulu se réserver la haute-
main sur toutes les parties de l'Italie qu'elle n'avait pas réunies h ses états, à
l'Autriche, qui à deux reprises n'avait pas hésité à envahir ceux des états ita-
liens qui avaient tenté de se reconstituer selon les idées modernes. Notre
royauté de juillet a su, sans se départir de son système, sans altérer ses rela-
tions amicales avec les autres puissances, reprendre en Italie le rôle qui lui
appartient, et en prévenant une lutte entre Naples et l'Angleterre, une lutte
qui pouvait avoir de singulières conséquences, elle a montré à l'Europe qu'elle
sait concilier ce qu'elle doit à la dignité, à la grandeur et aux intérêts de la
France, avec le respect des traités et le maintien de la paix européenne. Tout
en faisant cesser son grave différend avec l'Angleterre, le royaume de Kaples
établira des relations commerciales plus régulières et plus intimes avec la
France. La navigation à vapeur rapprochera de plus en plus le golfe de Naples
du golfe de Lyon , et un commerce, que le monopole n'entravera plus, res-
serrera les liens qui unissent les deux pays. Naples, par ses institutions, ses
lois, son administration, est l'image vivante, si ce n'est de la France d'au-
jourd'hui, du moins de la France impériale.
Mais si les résultats de la médiation sont à la fois utiles et également hono-
rables pour l'Angleterre, pour le royaume de Naples, pour la France, tou-
jours est-il que ces résultats n'étaient pas faciles à obtenir. Il n'est pas facile
d'être médiateur impartial, équitable, entre deux puissances si iiH-uaîfS, entre
le fort et le faible, lorsque le premier se croit profondément blessé dans ses
droits, lorsque le second a le juste sentiment que sa l'aiblesse elle-même doit
le rendre d'autant plus délicat sur la question d'honneur et de dignité, que sa
condescendance pourrait être interprétée comme un acte de soumission.
I\I. Thiers a prouvé qu'il n'est pas moins habile dans le cabinet qu'a la tri-
bune. Tous les intérêts légitimes ont été conciliés, toutes les convenances ont
été respectées dans le condusuni accepté par les plénipotentiaires anglais et
napolitain.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans entrer dans la question délicate et irritante de savoir si, par l'établisse-
ment du monopole des soufres, un traité avait été violé, on a pu reconnaître
sans inconvénient pour personne que le monopole n'avait été employé par la
cour de INnples que comme un moyen d'imposer les soufres et d'en soumettre
l'exploitation à certains règlemens de police. C'est là un but que le gouverne-
ment de IS'aples, comme toute puissance indépendante et souveraine, a le
droit d'atteindre. ÎMais le monopole n'est ni le seul , ni le meilleur moyen qu'on
puisse employer à cet effet. Ainsi le gouvernement de Tsaples peut résilier le
contrat passé avec la compagnie Taix sans diminuer ses droitsd'état souverain ,
et l'Angleterre, satisfaite de la suppression du monopole et de l'assurance
qu'il ne sera pas rétabli sous d'autres formes et d'autres noms, n'avait plus
d'intérêt à voir qualifier d'une manière quelconque le fait du gouvernement
napolitain.
Restait une question non moins délicate et fort grave d'ailleurs au point de
vue des intérêts matériels : c'était la question des réclamations élevées par
ceux des sujets anglais qui prétendaient avoir éprouvé des dommages par
suite du monopole.
Il y avait là une double difficulté. Quel serait lejuge de ces réclamations? Sur
quelles bases établirait-il son jugement? Il est facile de comprendre que si
l'équité la plus éclairée et la plus ferme n'eût pas présidé ;i la solution de
ces deux questions, le gouvernement napolitain eût pu se trouver exposé à des
demandes exorbitantes, à des réclamations sans fin.
L'intervention de la France a coupé court à ces difficultés. Le médiateur a
proposé un arrangement que ne pouvait refuser l'équité bienveillante du roi
de rs'aples envers les personnes qui avaient souffert du monopole. L'Angle-
terre s'est empressée d'adliérer aux propositions, de la France.
Il n'y aura lieu à indemnité que pour ceux des sujets anglais qui prouve- ,
raient qu'ayant passé des marchés à livrer avant l'établissement du monopole,
ils ont été mis liors d'état de tenir leurs engageniens, pour ceux qui, étant
propriétaires et fermiers de mines, n'auraient pu extraire ou exporter les sou-
fres que le montant de leur capital d'exploitatien leur permettait d'obtenir;
enfin, pour ceux qui prouveraient avoir souffert des pertes appréciables et
certaines pour n'avoir pu exporter, ou pour ne l'avoir pu qu'à des conditions
plus onéreuses, les soufres qu'ils avaient achetés avant le monopole.
Ces trois catégories de réclamations seront jugées et liquidées par une com-
mission ad hoc, siégeant à Kaples. Elle sera composée de deux commissaires
anglais, de deux commissaires napolitains, et d'un commissaire français, fai-
sant fonctions de surarbitre et désigné d'avance par le gouvernement français.
Il serait difficile d'imaginer un accommodement plus équitable et qui pût
davantage rassurer le gouvernement napolitain contre toute demande exa-
gérée.
L'insurrection carliste en Espagne est aux abois. Privée de ses chefs, du
comte d'Espagne, de Segarra , de Balmaseda , de Cabrera , réduite à quelques
bandes de Catalogne, elle dégénérera bientôt en un brigandage local qu'aucune
REVUE — CHRONIQUE. 353
pensée politique ne relèvera , et dont la répression n'appartiendra plus qu'à la
maréchaussée et aux tribunaux.
Notre gouvernement n'a pas hésité un instant sur le sort des chefs carlistes
qui ont cherché un asile sur le territoire français. Quelles que soient les atro-
cités qu'on leur reproche, le gouvernement ne devait pas livrer des hommes que
la politique avait égarés, mais il ne pouvait pas non plus leur laisser une
liberté dont, par leurs antécédens , ils n'auraient pas tardé à abuser, en recom-
mençant la guerre civile. La France doit leur être un lieu d'asile, mais non un
abri pour se reformer impunément et se préparer à de nouvelles et sanglantes
attaques contre les institutions de leur pays, la sûreté de notre allié, les inté-
rêts de notre commerce et de notre politique.
Kous devons les regarder comme des prisonniers de guerre que nous ne
consentirons à relâcher que le jour où une paix bien affermie leur aura enlevé
toute chance probable d'agiter l'Espagne et de nous exposer à de nouvelles
pertes et à de nouvelles dépenses.
Le motif de la révocation de l'amiral Baudin, que le gouvernement n'a
prononcée qu'avec un grand sentiment de peine, est complètement étranger à
l'expédition de la Plata. Tout ce qu'on a dit à cet égard est inexact.
L'expédition reste ce qu'elle devait être, quant à son but et quant à ses
moyens. Rien n'est changé; nous raflirmons. C'est avec le ministre de la
marine, avec le président du conseil et avec l'amiral Baudin que tous les
détails de l'expédition ont été réglés; ils ont été ensuite présentés au conseil
et approuvés.
Il avait été résolu que l'amiral commandant réunirait les pouvoirs diploma-
tiques et militaires, que la force en matelots serait près du double de celle
qu'avait eue l'amiral Leblanc, que le matériel serait considérablement accru,
que des bâtimens à vapeur seraient ajoutés aux nombreux batimens à voile
dont se compose la Hotte française; qu'en un mot, on mettrait le nouveau chef
en mesure d"appuyer les négociations par une force imposante. Si les négo-
ciations ne réussissaient pas, si une expédition maritime appuyant nos alliés
américains était reconnue insuffisante, l'amiral devait s'en expliquer et faire
connaître ses vues au gouvernement.
On prétend que l'amiral Baudin a demandé des troupes de débarquement
qui lui ont été refusées : c'est là une erreur.
Un moment il a été question de remplacer quinze cents matelots qui étaient
nécessaires pour compléter l'armement de la Plata par quinze cents soldats de
l'infanterie de marine. C'est le ministre de la marine qui avait spontanément
proposé cela , parce que les quinze cents soldats, étant tout organisés, devaient
être plus tôt prêts que les quinze cents matelots. Depuis on a trouvé le moyen
de prendre ces quinze cents matelots dans l'escadre de réserve, où ils seront
remplacés sous deux mois par l'inscription maritime, et l'armement est resté
ce qu'il devait être.
M. Baudin avait accepté tout cela. Il était parti pour Cherbourg; il avait
arboré son pavillon à bord de la frégate la Gloire.
354 REVUE DES DEUX MONDES.
Voici ce qui s'est passé depuis, et ce que nous racontons à rep;ret. M. Taniiral
Baudin avait demandé le déplacement d'un consul et la nomination à sa place
d'un autre consul, tous deux résidant dans les mers du Mexique, et par con-
séquent fort étrangers aux affaires de la Plata. I.e président du conseil avait
refusé tout ce qui pouvait ressembler à des conditions imposées an «ïoiiverne-
nient; mais, après examen des faits, il avait reconnu que, dans l'intérêt du
service, et en exécution du budaet que les chambres viennent de voter, des
nominations et des mutations dans le personnel consulaire pouvaient et
devaient être faites. Il attendait, pour exécuter ces mouvemens, le vote du
budget, lorsqu'il a reçu de Cherbourg, de l'amiral Baudin, la déclaration que
si, sous trois jours, tel consul n'était pas nommé, tel autre révoqué, l'amiral
donnerait sa démission. C'est à cette singulière sommation que le gouverne-
ment a répondu en retirant à l'amiral son commandement. Il faut ajouter
qu'avant cette mesure de rigueur il avait été écrit à M. Baudin des lettres pour
lui faire sentir son erreur et le rappeler à la subordination de laquelle un offi-
cier ne doit jamais sortir.
Nous racontons ces faits uniquement pour réfuter les erreurs répandues par
quelques journaux. L'amiral Baudin est un brave officier dont les services sont
regrettables. Il s'est trompé, il le reconnaîtra lui-même. Mais il ne faut pas
que le tort d'un oflicier soit une occasion d'accusations injustes contre le gou-
vernement.
L'amiral Makau, qui remplace l'amiral Baudin, est un officier plein de
capacité et d'énergie qui a f.iit ses preuves en plus d'une occasion. Il est digne
en tout point du commandement qui lui est confié.
— L'Académie des Sciences a tenu le 13 juillet sa séance annuelle, et, cette
fois, nous aimons à en faire la remarque, cette solennité a eu lieu à l'époque
fixée par l'usage et les règlemens. Le public a écouté avec un intérêt soutenu et
une curiosité particulière une notice sur 31. Frédéric Cuvier, lue par ]\I. Flou-
rens. Cet éloge est le premier que le secrétaire perpétuel de l'Académie des
Sciences ait eu occasion de prononcer depuis son élection à l'Académie Fran-
çaise. C'était donc comme un premier et piquant essai de son prochain dis-
cours de réception. Pour être juste envers le savant naturaliste, nous devons
dire que ce morceau , bien composé , est écrit dans un ton et dans des propor-
tions parfaitement convenables. La clarté, la précision, la finesse du style, qui
sont les véritables qualités du genre, attestent un écrivain délicat et exercé.
Plusieurs morceaux ingénieusement pensés et écrits, un , entre autres, sur les
limites de l'instinct et de l'intelligence dans les animaux, ont captivé à un haut
degré l'attention de l'auditoire. M. Becquerel avait commencé la séance par la
lecture d'un mémoire sur plusieurs applications nouvelles de l'électricité aux
arts et à Tindustrie, particulièrement sur la substitution de l'électricité aux
procédés anciens dans l'exploitation des mines et la séparation des métaux.
M. Becquerel a su mettre avec beaucoup d'art ces importans résultats de la
science, dont quelques-uns lui appartiennent, à la portée des auditeurs. En
REVUE — CHRONIQUE. 355
somme, cette séance, grave et fort courte, ce qui est aussi \\t\ éloge, soit dit
sans épigramme, nous a paru répondre à ce qu'on est en droit d'attendre d'un
corps savant , dans les rares occasions où il se met en communication familière
avec le public.
Une autre section de l'Institut, l'Académie des inscriptions et belles-lettres,
privée, par la mort de M. Dauiiou , de son illustre et bien regrettable secrétaire
perpétuel , travaille, dit-on , en ce moment, à lui donner un successeur. Nous
ne sommes, ni ne voulons être initiés aux secrets du conclave. Toutefois, nous
entendons dire que l'enfantement est laborieux. Nous le comprenons : ce n'est
pas cbose facile que de trouver une main capable de tenir la plume si exercée,
si sage et si siire, qui traçait naguère l'éloge du grand orientaliste Sylvestre de
Sacy, près de soixante ans après avoir écrit l'éloge de Boileau. L'Acadéinie
des inscriptions, en désignant un de ses membres pour lui servir d'organe
habituel auprès du public, n'oubliera pas, sans doute, qu'au dehors on ne
juge guère les sociétés savantes que sur le mérite de leur principal interprète.
Les diverses classes de l'Institut l'ont bien senti. Les sciences mathématiques
et physiques, les beaux-arts, la littérature, les sciences morales, se sont fait
représenter par les hommes les plus éminens qu'ils pussent choisir, par
MM. Villemain, Mignet, Raoul-Rochette, Arago, Flourens. Il est naturel que
l'Académie des Inscriptions tache de ne pas rester en arrière de tels choix , et
veuille se personnifier dans ce qu'il y a de plus habile au milieu d'elle. Nous
souhaitons particulièrement que, puisqu'il s'agit surtout d'écrire, elle songe
qu'il pourrait être bon de faire choix d'un écrivain.
— La Bévue des deux Mondes a été, depuis quelque temps, l'objet d'assez
grossières attaques, auxquelles nous ne voulons pas donner, en y répondant,
une importance qu'elles n'ont pas. On nous accuse, d'une part, de nier les
talens reconnus, et, d'autre part, d'étouffer les talens naissans. Ce serait
presque odieux si c'était moins ridicule. Ceux qui nous accusent savent très
bien ce qui en est, et combien il serait facile de leur donner, sans se fâcher,
une leçon sévère qu'ils méritent; mais ils savent aussi qu'une réponse amène
une réplique, et cela s'appellerait, pour eux, une polémique de journaux. On a
donc compté sur notre silence, et l'on ne s'est pas trompé tout-à-fait. Il est
aisé de calculer jusqu'à quel point l'impunité prévue peut inspirer une cer-
taine audace. Cependant, comme ces attaques, d'abord obscures, ont été
répétées par une feuille quotidienne, il est juste que ceux de nos lecteurs à
qui cette feuille aura pu tomber sous la main , sachent quel est le motif de ces
accusations, et le cas qu'ils en doivent faire.
« Vouloir être imprimé dans la Revue, et ne pas l'être. » 7'o be or not be,
comme dit Hamiet, voilà toute la question. De là, les récriminations, colères,
injures, etc.
C'est une chose assez triste à dire, et un homme de bon sens aura peine à
croire qu'une pareille folie puisse être réelle; elle existe pourtant , et les repro-
ches qu'on nous fait n'ont pas d'autre cause. Us nous sont adressés par des
356 REVUE DES DEUX MONDES.
gens qui voudraient acquérir un nom à tout prix, et qui nous posent, pour
ainsi dire, le pistolet sur la gorge, en nous disant : la bourse, la gloire, ou la
vie ! Aujourd'hui que la presse a de si nombreux organes, et que les moyens
de publication sont si répandus, il semblerait qu'on ne fit pas grand tort à
un auteur en lui rendant poliment son œuvre et en lui conseillant d'aller chez
le voisin; mais il n'en est rien. La Revue des deux Mondes a été baptisée du
nom di arche sainte, et, bon gré mal gré, on veut y entrer. L'ancien cénacle,
tant envié, a été attaqué avec plus de force, mais avec moins de violence. Il y
aurait de quoi nous rendre liers, si les assiégeans étaient plus redoutables, et
si tel d'entre nous ne se souvenait pas que le gardien de la citadelle, au mo-
ment même où il venait de fermer sa porte à \\i\ visiteur presque illustre,
frappait à celle d'un poète presque inconnu, qui, en quatre ans, avait fait
six mille vers et gagné 500 francs.
Quoi qu'il en soit, nous espérons que le public, en lisant les articles de nos
récens adversaires , comprendra facilement les raisons qui nous empêchent
d'insérer tout ce qu'on nous présente. jNous espérons aussi que cette colère
maladive s'apaisera; peut-être cette triste chose est-elle plus à plaindre encore
qu'à blâmer, car elle naît ou de la pauvreté, qui est respectable, ou de l'am-
bition, qui veut l'être. On cherche un peu de fortune ou un peu de bruit; on
voudrait bien faire, et l'on ne sait que faire. L'encre et le papier sont les
moins coûteux de tous les outils; on se fait littérateur aujourd'hui comme
autrefois abbé ou chevalier, à sa guise; on écrit et on veut être lu, et, pour
être lu, être imprimé : tout cela n'a rien que de naturel, mais il ne faut pas
aller trop loin.
■ — Sous le titre à' Etudes sur les Réformateurs contemporains, ou Socia-
listes modernes, M. Louis Reybaud vient de publier l'ensemble de ses tra-
vaux sur 5a«i^-5irao«, Charles Fourier et Robert Owen, travaux dont les
lecteurs de la Revue ont pu apprécier l'intérêt et la portée. Des conclusions
toutes nouvelles et des aperçus érudits sur les origines et la filiation de ces
utopies complètent le livre et lui donnent un bel intérêt d'ensemble. Dans
un moment où ces doctrines aventureuses cherchent à attirer sur elles l'atten-
tion du public, il est utile de savoir comment elles ont été appréciées par une
critique sage et judicieuse. INous reviendrons sur cet ouvrage, qui au mérite
de l'exécution unit le mérite des tendances.
V. DE Maks.
r r
FREDERIC-GUILLAUME III.
Frédéric-Guillaume II, en se mettant à la tôte de la ligue de
Pilnitz, avait abjuré tous les principes de sa maison , qui n'avait cessé
jusqu'alors de regarder la France comme un appui naturel qu'il fal-
lait ménager, et l'Autriche comme une rivale qu'il fallait contenir.
La politique des intérêts d'équilibre et de territoire n'était entrée
pour rien dans les mobiles qui l'avaient jeté dans la coalition. La haine
de la révolution , l'orgueil de devenir le libérateur de Louis XVI et
le vengeur des trônes, le mépris de nos forces et une foi aveugle
dans le succès l'avaient seuls dirigé. Mais ses alliés n'avaient pas
apporté dans la Hgue les mêmes dispositions. L'égoïsme et la tiédeur
des uns, les vues intéressées des autres jetèrent l'incertitude et le
désaccord dans la coalition et firent échouer ses plans. Cette guerre
tourna à la confusion de la Prusse : elle y compromit ses finances, sa
considération militaire et ses possessions sur la rive gauche du Rhin.
Tandis que ses armées et celles de l'Autriche étaient battues par les
conscrits de la révolution, Catherine II, qui avait promis à ses alliés
le concours de ses forces contre la France, s'en servait pour consom-
mer la ruine de la Pologne. Cette œuvre de destruction une fois ac-
complie , elle fit sa part , et abusant des embarras dans lesquels la
lutte avec la France plaçait l'Autriche et la Prusse , elle les força de
devenir ses complices, comme elles l'avaient été dans le premier par-
tage, en leur jetant quelques lambeaux de sa proie.
TOME XXIII.— 1" AOUT 1840. 23
358 REVUE DES DEUX MONDES.
Découragé par ses défaites et par la conduite de ses alliés , forcé
d'appliquer son attention et ses forces à soumettre et pacifier les pro-
vinces i)olonaises qui venaient de lui échoir en partage, sollicité
enfin par ses ministres, par sc's maîtresses, par l'affaissement de sa
santé à se débarrasser des soucis d'une guerre dans laquelle il sem-
blait se battre plutôt pour les intérêts de l'Autriche que pour les
siens, Frédéric-Guillaume 11 lit sa paix avec la république par le
traité qui fut signé à Bàle le 5 avril 1705, et embrassa un système
d'impartiale neutralité.
Cette grande défection rompit le faisceau de la coalition. Tous les
états qui y étaient entrés à contre-cœur s'empressèrent d'en sortir.
Ceux qui étaient placés dans la sphère d'influence de la Prusse deman-
dèrent à partager les bénéfices de son système. Un traité signé entre
cette puissance et la France garantit la neutralité du nord de l'Alle-
magne et en détermina les limites. A dater de ce moment, le cabinet
de Berlin rentra dans sesanciep.s erremens. Non-seulement on cessa
d'être en guerre avec la France, mais on lui témoigna les plus grands
égards : on prit vis-à-vis d'elle une attitude amicale; on s'attacha
à lui faire oublier les torts des dernières aimées et à la convaincre
qu'on faisait des vœux ardens pour l'affermissement de son pouvoir
en Europe et pour l'affaiblissement de l'Autriche. On fit plus : on
sollicita ses faveurs; on lui drnuuKlade favoriser et de garantir l'ex-
tension de la puissance prussienne dans le nord de l'Allemagne;
on alla jusqu'à se montrer jaloux des avantages que nous pourrions
faire à l'Autriche. La paix de Baie n'avait fait (jue mettre un terme à
la guerre entre les deux étais. En vertu d'une convention signée
le 5 août 1796, la Prusse reconnut le principe des sécularisations
ecclésiastiques, et la France prit l'engagement formel de n'assurer à
l'Autriche aucune extension de territoire en Allemagne ou en Italie,
sans en assurer l'équivalent a la Prusse. Les communications les
plus intimes et les plus secrètes s'établirent entre les deux états; ils
disposèrent éventuellement des dépouilles du clergé allemand. Invité
par le directoire à préciser ses vœux, le cabinet prussien désigna les
évêchés de :\Iunster et de Paderborn com.me formant le lot le plus
convenable pour l'indemniser de ses duchés de Clèves et de .luliers.
Lorsqu'il eut connaissance du traité de Campo-Formio, il ne nous
cacha point son dépit de l'abandon des territoires considérables que
nous avions cédés à l'Autriche, et il dit avec aigreur (pie les défaites
de cette couronne lui étaient plus avantageuses que la victoire à
d'autres.
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 359
De son côté , le directoire se montra généreux et habile à l'égard
de la Prusse : il oublia tous ses torts et lui exprima sa volonté d'éle-
ver le parti protestant, dont elle est le chef, sur les ruines du parti
catholique, soutien de la puissance de l'Autriche en Allemagne. Mais
pour prix de cette grandeur qu'il lui offrait en partage, il lui demanda
de concourir loyalement avec la France à la pacification de l'Europe.
Frédéric-Guillaume II était alors mourant, son ministère divisé,
ses finances délabrées. Les haines qu'avait soulevées la révolution
étaient vivaces encore dans l'esprit de ce prince. En abandonnant la
cause de la coalition, il n'avait eu qu'une pensée, c'était d'abriter sa
faiblesse sous la garantie d'une neutralité habile et circonspecte, et
il ne s'était pas retiré du champ de bataille pour y rentrer sous les
drapeaux de la révolution. Tous les elforts du directoire pour l'en-
traîner furent inutiles. Telles étaient les relations de la Prusse avec
la France, lorsque Frédéric-Gnillaunie il mourut et laissa le trône à
son fds.
Frédéric-Ciuillaume III avait vingt-sept ans lorsque les droits de sa
naissance l'appelèrent au gouvernement de la monarcbie prussienne.
Dans l'état où se trouvaient les affaires générales de l'Europe et celles
de la Prusse en particulier, le caractère et les idées du nouveau roi
devaient nécessairement exercer une action décisive sur la politique
de son cabinet et sur les destinées de l'Europe.
Ce Jeune prince avait eu une éducation négligée. Son père, jaloux
de son autorité, et plus occupé de ses maîtresses que de mettre son
fils en état d'occuper dignement le trône, n'avait pris aucun soin de
le former aux affaires. Livré à son indolence naturelle, Frédéric-
Guillaume Itl avait un esprit peu cultivé. Ses connaissances étaient
superficielles, son aptitude au travail médiocre; mais il suppléait à
ce que l'étude ne lui avait point donné par un bon sens remarquable.
Son jugement droit et sur le trompait rarement, et ses fautes ne
furent jamais des erreurs de son esprit, mais de son caractère. Aucun
prince ne porta sur le trône et dans les affaires une ame plus sincère-
ment éprise du bonheur du peuple, ww^ conscience plus délicate, une
bonne foi plus scrupuleuse. Il a prouvé, principalement dans la jour-
née d'Auërstaedt , qu'il savait, sur un champ de bataille, affronter le
danger comme le dernier de ses soldats; mais dans le gou\eri!ement
de l'état, il manquait de nerf et de décision. Dans les occasions graves
qui réclamaient des résolutions promptes et vigoureuses, il ne savait
presque jamais saisir le moment où il fallait passer de l'immobilité à
l'action : non toutefois qu'il manquât précisément de fermeté, mais
23.
^60 REVUE DES DEUX MONDES.
c'était une fermeté négative qui s'épuisait surtout à combattre les
conseils audacieux et à l'aire triompher les idées de prudence et de
modération.
Il n'avait point été élevé dans les camps : né dans une époque de
paix, il était convaincu que la meilleure politique pour son pays était
de conserver intact l'héritage du grand Frédéric en évitant toute
conflagration qui pourrait le compromettre. C'était avant tout un
homme de mœurs douces et pacifiques qui n'ambitionnait rien de ce
que donne la guerre, peut-être parce que, ne sachant pas la faire, il
craignait de dépendre de ses généraux. Sa passion était de rester
neutre au milieu des petits états groupés autour de lui , et si , dans
l'innocent exercice de ce protectorat, il pouvait réussir à gagner
quelque chose par des opérations de cabinet, sans bruit et sans mou-
vement, il était bien décidé à n'en pas laisser échapper l'occasion.
Hors de là, tout l'effrayait. Les traditions du cabinet lui avaient ap-
pris à regarder la France comme la puissance sur laquelle il devait
particulièrement s'appuyer. La révokition qui s'était faite dans ce
pays n'avait soulevé ni ses haines ni ses craintes. Il la jugeait froide-
ment, sans préjugés, avec la modération et l'impartialité de jugement
qu'il portait en toutes choses, gémissant sur ses excès, flétrissant les
crimes commis en son nom , mais approuvant une grande partie des
améliorations qu'elle avait introduites dans l'état civil des Français,
et disposé à en faire lui-même l'application à la Prusse. «Vous n'avez
contre vous que les nobles, disait avec un peu d'exagération et de
flatterie un de ses ministres au représentant de la république fran-
çaise, M. Otto, peu de mois après son avènement au trône; le roi
et le peuple sont ouvertement pour la France. La révolution que
vous avez faite de bas en haut se fera lentement en Prusse de haut
en bas. Le roi est démocrate à sa manière : il travaille sans relâche à
réduire les privilèges de la noblesse. Il suivra à cet égard le plan de
Joseph II, mais par des moyens lents. Sous peu d'années, il n'y aura
plus de privilèges féodaux en Prusse. )>
S'il entrait dans ses principes de vivre en bonne harmonie avec la
France, sans former toutefois avec elle des liaisons, trop intimes, il
n'avait pas moins à cœur d'éviter tout ce qui pouvait blesser la Russie.
La Prusse, monarchie pour ainsi dire toute neuve, n'a pas encore eu
le temps de pourvoir, sur toute sa ligne de frontières, à la sécurité de
son territoire. Ses places fortes font presque toutes face à l'Autriche.
Son système de défense n'a pas été poussé plus loin sous le grand
Frédéric , parce que le plan de ce prince était de s'étendre sur la Vis-
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 361
tule. Mais lorsque la monarchie eut reçu de ce côté l'accroissement
auquel visait son ambition et qu'il lui fallut défendre toute sa nou-
velle ligne avec la seule forteresse de (îraudentz, elle se trouva trop
vulnérable de ce côté pour ne pas ménager jusqu'à l'extrême indul-
gence le formidable voisin qu'elle s'est donné; juste punition qu'elle
partage avec l'Autriche de sa coupable coopération à la ruine de la
Pologne. Elles ont cru ([u'elles seraient plus puissantes après s'être
partagé ce royaume, et, dans la réalité, elles se sont affaiblies, car
elles ont perdu la franchise et l'indépendance de leurs allures. A Berlin
comme à Vienne, on tremble devant la Russie, on craint de l'irriter.
Avant de prendre un parti, on l'observe, on la consulte. Frédéric-
Guillaume subissait les conséquences de cette situation , et la peur
de déplaire à la cour de Saint-Pétersbourg était encore plus forte
chez lui que le désir d'être agréable à la France.
Ce prince était donc, par ses qualités comme par ses défauts, l'ex-
pression vivante de cette politique à la fois passive et ambitieuse que
son père avait adoptée après la paix de Bàle. Aussi s'y attacha-t-il
avec force et conviction, comme au seul système qui convenait alors
à son pays. La nouvelle coalition qui se forma contre la France, eu
1799, le trouva inébranlable dans ce système. 11 résista à toutes les
influences qui tendaient à l'en arracher, aux impulsions violentes de
Paul I" et cà l'appût des subsides anglais, aussi bien qu'aux instances
du directoire. Nos revers en Italie et l'imminence d'une invasion de
nos provinces de l'est et du midi n'allumèrent point en lui le désir
d'abuser de notre détresse pour nous accabler. Dans cette occasion,
il sut triompher des tendances cupides du comte d'IIaugwitz, qui,
nous croyant perdus, et craignant que notre ruine n'entraînât, pour
la Prusse, la perte, sans compensation, de ses duchés de Clèves et de
Juliers, voulait nous en déposséder et les occuper de vive force.
« L'Autriche a repris le Milanais, disait ce ministre à M. Otto; il est
juste que nous reprenions ce qui nous appartient. Nous ne pouvons
consentir à laisser nos provinces exposées aux ravages d'une armée
russe. » — (( La république n'y consentira pas non plus, » répondit le
représentant du directoire. « Eh ! le peut-elle? s'écria alors le comte
d'Haugwitz. Je suis fâché de vous le dire, mais vous n'avez plus de
ressources; vous n'avez ni troupes, ni argent, ni esprit public.
Croyez-moi , la Hollande ne tiendra pas un mois, la Belgique sera
bientôt envahie, et le roi doit à ses anciens sujets de les mettre à
l'abri d'une invasion. » Masséna et Brune firent mentir le ministre
prussien; ils se partagèrent la gloire de sauver la France, l'un à
362 REVUE DES DEUX MONDES.
Zurich , l'autre dans la \ord-]Iollande. Le coup d'état du 18 brumaire,
qui substitua à l'anarchie et à la corruption du diiectoire la dictature
du premier consul ; la défection de Paul I", qui ruina la coalition;
enfin la bataille de Marengo, qui ramena la victoire sous nos dra-
peaux et l'Italie sous notre domination , et celle de Hohenhnden, qui
réduisit l'Autriche au désespoir et l'obligea à signer le traité de Lu-
néville, tous ces faits, dus, les uns à la fortune, les autres à l'habileté
de nos généraux et surtout au génie de l'homme que la France venait
de placera sa tète, n'éveillèrent dans l'ame de Frédéric-Guillaume
que des sentimens de satisfaction, mêlés cependant de quelque
crainte sur l'abus que nous serions tentés de faire de notre nouvelle
grandeur.
Aussitôt après s'être emparé des affaires, Bonaparte avait envoyé
à Berlin son aide-de-camp et son ami le colonel Duroc. Le but de
cette mission était d'établir des rapports de confiance, et, s'il était
possible, d'intimité entre le nouveau gouvernement de la France et
la Prusse. Le roi fit l'accueil le plus amical à l'envoyé du premier
consul. Il subissait, comme tous les hommes que n'aveuglaient ni la
passion ni les préjugés, le prestige attaché au génie et à la gloire de
Bonaparte, et il lui témoigna tout d'abord une sympathie qui ne fit
que s'accroître sous l'influence de ses nouvelles victoires en Italie.
Mais il demeura immuablement attaché à son système de neutralité,
et résista aux avances du premier consul comme à celles du directoire.
Cependant les circoiistauces le forcèrent bientôt à sortir de son im-
mobilité.
Paul I" ne savait jamais se brouiller ni se dévouer à demi ; son
humeur inconstante et fougueuse avait besoin d'aimer ou de haïr. Il
ne s'était placé à la tête de la seconde coalition que pour relever
toutes les légitimités détrônées, pour rétablir la maison de Savoie à
Turin , l'ordre de Saint-Jean à Malte, l'oligarchie vénitienne dans son
ancienne indépendance, la maison de Bourbon en France. Bientôt il
s'était convaincu que ses alliés ne portaient point dans la ligue le
même désintéressement, que l'Autriche ne voulait se dessaisir ni de
Venise, ni de Milan, ni du Piémont; que peut-être les Anglais ne
pressaient si vivement le siège de Malte que pour s'en emparer et la
conserver; qu'enfin la guerre, pour eux, était devenue un moyen,
non d'abattre la révolution, mais d'anéantir le commerce de tous les
neutres, et d'usurper sur la mer une dictature sans contrôle. Des
querelles de généraux accrurent son mécontentement. Enfin, la
désastreuse expédition du duc d'York dans la iNord-Hollande acheva
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 363
de l'exaspérer et le décida à sortir d'une coalition où il ne tenait plus,
disait-il, le rang qui convenait à sa puissance. Au moment où Bona-
parte prit possession du fauteuil consulaire, le czar était dans un tel
état d'exaspération contre ses alliés, qu'il était disposé, pour peu que
les circonstances l'y poussassent, à tirer l'épée contre eux. De graves
démêlés maritimes venaient de s'élever entre l'Angleterre et les cours
de Stockholm et de Copenhague : la première voulait obliger les deux
autres à lui prostituer l'indépendance de leur pavillon. La Suède et
le Danemark luttaient noblement, malgré leur faiblesse, contre les
prétentions dictatoriales de la Grande-Bretagne, et lui opposaient les
principes de la liberté des mers, proclamés dans l'acte de neutraliié
armée du Nord de 1780. Elles implorèrent l'appui de l'empereur
Paul, et ne l'implorèrent pas en vain. Ce prince s'empara de leurs
griefs et en fit les siens propres; il embrassa leur cause avec cette
ardeur chevaleresque qu'il portait dans toutes ses amitiés, et leur pro-
posa de former une neutralité maritime d'après les principes de la
neutralité armée fondée par sa mère, Catherine II.
Tandis qu'il prenait ainsi sous sa protection l'honneur et l'inflé-
pendance du pavillon neutre, le premier consul proclamait les mêmes
principes, et y ramenait les États-l !iis d'Amérique, qui avaient eu
le tort impardoiHiable de les avoir un moment répudiés. Amsi, tous
les élémens d'une union intime entre le czar et le chef de la France
existaient dans le fond môme de leur situation. Bonaparte, en humi-
liant l'Autriche à Marengo, flattait les passioiîs vindicatives de Paul,
qui désirait de la voir chassée de l'Italio. Bonaparte, proclamant dans
un traité solennel avec les États-Unis le principe que le pavillon
couvre la marchandise, devenait de fait l'allié de la Russie, aussi ';ien
que de la Suède et du Danemark. La nature avait donné à l'empe-
reur Paul une imagination forte et mobile qu'impressionnait tout ce
qui était noble et grand. La gloire militaire du premier consul, l'ha-
bileté profonde avec laquelle il avait retrempé le porvoir en France,
enchaîné h's factions, rapproché les esprits, rendu aux lois et à la
religion la majesté qu'elles avaient perdue, le caractère épique de la
dernière campagne d'Italie, toutes ces merveilk'S, accomplies en si
peu de temps, avaient excité dans l'an e de l'empereur un irrésistible
attrait pour ce jeune homme, sur lequel se portaient les yc.ix et Vixd-
miration du monde. Bonaparte h son tour, attentif à tous les mouve-
mens de ce prince, sentit de quelle importance il était de s'emparer
de lui au moment où il échappait aux ennemis de la France. Il s'at-
tacha à lui plaire, et, par un ensemble de procédés délicats, il réussit
364 REVUE DES DEUX MONDES.
facilement à le captiver. La prise de Malle par les Anglais et leur
refus (le la remettre au czar comme grand-maître de l'ordre portèrent
ce prince aux résolutions les plus violentes. Il mit en œuvre tous ses
moyens d'influence et de force pour faire partager ses ressentimcns
à Stockholm, à Copenhague et à Berlin, et entraîner ces cours dans
une lutte ouverte contre l'Angleterre.
La passion de Frédéric-Guillaume était d'empêcher la guerre de
pénétrer par quelque issue dans sa sphère d'action ; sa seule ambi-
tion était d'étendre son influence dans l'ombre et le silence de sa
neutralité et de se faire l'intermédiaire officieux et comme le régula-
teur des communications entre les cours de Paris et de Saint-Péters-
bourg. Il entrait dans sa politique expectante et timide de se rendre
nécessaire à l'une et à l'autre et d'empêcher qu'il ne se format entre
elles une trop vive intimité; mais Paul et Bonaparte, en s'éprenant
mutuellement d'une amitié chaleureuse, avaient dérangé tout d'abord
les combinaisons méticuleuses de la Prusse. Unis ensemble de pensées
comme d'actions, ils pesaient sur elle de tout le poids de leur puis-
sance et la forçaient de dévier de sa neutralité. Il fallut qu'elle entrât
comme partie active dans l'alliance du Nord qui fut signée à Saint-
Pétersbourg, les 16 et 18 décembre 1800, entre cette puissance, la
Russie, la Suéde et le Danemark. Pour que le plan conçu par la Russie
contre l'Angleterre eut un plein succès, il fiillait préluder par lui fermer
les embouchures de l'Elbe et du Weser. Or, c'était au Danemark et
à la Prusse qu'appartenait l'exécution de cette partie du plan. La cour
de Copenhague ne recula point devant la gravité de la mesure; mais
Frédéric-Guillaume eut peur, à la seule pensée de s'emparer du Ha-
novre : non qu'il se souciât peu de cette acquisition , il la désirait au
contraire passionnément; mais il n'osait s'en saisir, dans la crainte
de se mettre en guerre avec l'Angleterre. Il eût voulu concilier, ce
qui était impossible, ses ménagemens pour cette redoutable puis-
sance, sa cupidité qui l'appelait dans le Hanovre, et son rôle d'ami de
la Russie et de la France. Le czar n'était pas d'humeur à se contenter
d'un faux semblant d'alliance. La Prusse était entrée dans la ligue
maritime; il fallait qu'elle y prît sa part de périls comme d'avantages.
Il la somma de s'emparer du Hanovre, la menaçant, si elle hésitait,
de le faire occuper par ses propres troupes. Il fallut bien que le roi
se résignAt à frapper le grand coup : il fit entrer, le 3 avril 1800, un
corps d'armée dans l'électorat, après avoir pris soin de faire com-
prendre à Londres qu'il ne prenait cette possession qu'en dépôt et
pour empêcher les Russes et les Français d'y entrer. Cette coudes-
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 365
cendance du roi aux volontés des deux grands états qui le pressaient
au nord et au midi lui devint funeste; elle leur livra le secret de sa
faiblesse, secret fatal dont bientôt ils abusèrent tour à tour.
La mort de Paul I" entraîna la dissolution de la ligue du Nord, et
la Prusse, dégagée de la pression qu'exerçaient sur elle la Russie et
la France, rentra avec délices dans sa neutralité. Enfin, la conclusion
du traité d'Amiens lui rendit la sécurité qu'elle ne pouvait trouver
que dans la paix maritime et continentale.
La France, en exigeant à Léoben et à Lunéville la barrière du Rhin,
ne voulait point attenter à l'indépendance des autres états, mais ga-
rantir la sienne. La Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre
s'étaient prodigieusement agrandies, les trois premières , par le dé-
membrement de la Pologne, la dernière par ses conquêtes dans l'Inde.
Tout équilibre était rompu entre les forces relatives de ces puissances
et celles de la vieille France. En se partageant la Pologne, les grandes
cours du Nord avaient répudié les principes du droit des gens et pris
pour règles de conduite les convenances de la force et leur cupidité.
La France, qui avait vaincu tous ses ennemis, était dans son droit en
ne déposant les armes qu'après avoir obtenu les agrandissemens qui lui
étaient indispensables pour remonter au même rang que les grandes
monarchies. Ces agrandissemens ne pouvaient être que la Belgique et
la rive gauche du Rhin. Mais un grand nombre de princes laïcs pos-
sédaient des domaines sur cette rive, et il répugnait à la France de
les dépouiller sans les indemniser. Elle exigea donc, par les traités
de Campo-Formio et de Lunéville, que les domaines ecclésiastiques
situés en Allemagne fussent sécularisés pour indemniser les princes
laïcs dépossédés par l'extension de son territoire. Une telle opération
était incontestablement une des plus épineuses et des plus graves ,
par leurs conséquences, que pût entreprendre la politique.
Le protecteur naturel et légal des princes dépossédés était l'em-
pereur d'Allemagne; mais, dans cette grande question des indem-
nités, il avait deux intérêts fort distincts et même opposés, les inté-
rêts de sa maison et ceux de son autorité impériale. Ses intérêts de
famille devaient le porter à assurer promptement au grand-duc de
Toscane et au duc de Modène les indemnités qu'ils devaient recevoir
en Allemagne, en vertu du traité de Lunéville, pour la perte de leurs
duchés italiens. D'un autre côté, l'opération des indemnités, ne pou-
vant se faire qu'en retranchant du corps germanique les princes ecclé-
siastiques, devait avoir pour inévitable résultat de le dépouiller de
.toute l'influence que lui assurait dans la confédération son rôle de
366 REVUE DES DEUX MONDES.
protecteur du parti apostolique. C'étaient les votes ecclésiastiques
qui, depuis deux siècles, assuraient à sa maison une majorité con-
stante dans le sein de la diète. Livrer les dépouilles du clergé aux
princes laïcs, c'était ruiner de ses propres mains son parti en Alle-
magne et exposer sa maison à la honte de voir la couronne impériale
passer un jour dans celle de Brandebourg et orner le front d'un
hérétique. L'Autriche ne pouvait donc se résoudre à consommer
des changemens qui devaient porter un coup si terrible à sa supré-
matie. Après la paix de Lunéville, elle n'eut qu'une pensée, celle de
se soustraire à l'exécution de ses engagemens et de gagner du temps.
Elle se conduisit comme après la paix de Campo-Formio; elle chercha
à entraver, par mille obstacles, les travaux de la diète, ne se jetant
dans le dédale des prétentions des princes dépossédés que pour em-
brouiller les fils qui devaient aider à en sortir. Ce système de len-
teurs et d'ajourné mens était bien funeste à l'Allemagne. Il laissait
planer sur toute la confédération une incertitude qui augmentait les
craintes des uns, autorisait les prétentions illimitées des autres, ou-
vrait un champ sans bornes aux intrigues de tous , et hâtait la décom-
position du corps germanique. Mais l'état d'angoisses où se trouvait
l'empire entrait dans les calculs de la cour de Vienne. Elle se flattait
que, le désespoir armant toute l'Allemagne, les états qui l'avaient
momentanément abandonnée viendraient se grouper de nouveau au-
tour d'elle, pour nous chasser de ce pays. En raisonnant ainsi , elle
faisait un faux calcul. Comme elle semblait abdiquer sa prééminence
dans l'opération du partage, les princes dépossédés se trouvèrent
livrés à toutes les impulsions de l'ambition , de la cupidité et de l'in-
trigue; le faisceau de la confédération se rompit; l'esprit d'égoïsme
et d'isolement s'empara de tous ses membres; n'ayant plus de centre
commun, plus de chef, ils cherchèrent dans l'étranger un protecteur
qu'ils ne trouvaient plus à Vienne : les uns s'attachèrent à la Prusse ,
d'autres à la Russie , mais le plus grand nombre se tourna vers la
France, vers la France qui donnait ou ôtait à son gré les couronnes.
Napoléon ne se faisait point illusion sur la durée de la paix maritime
et continentale; il savait bien que ni l'Angleterre ni l'Autriche n'avaient
complètement renoncé à nous écarter, la première, d'Anvers et de
l'Escaut, la seconde, de l'Italie; que l'ordre de choses établi par les
traités de Lunéville et d'Amiens n'était que provisoire, et que tôt ou
tard la France serait obligée de reprendre les armes pour défendre et
compléter son ouvrage. Dans cette prévision, il était naturel qu'il cher-
chât à affaiblir l'Autriche en Allemagne, comme il l'avait déjà affaiblie
FRÉDÉRIC-GCILLAUME III. 367
en Italie, et qu'il combinât entre les puissances de première classe
un nouvel équilibre qui ne laisserait à la cour impériale qu'une
influence secondaire, et donnerait à la France la suprématie. Son
plan une fois arrêté , il l'exécuta avec une audace et une dextérité
merveilleuses. Il commença par s'assurer du concours de la Russie,
garante de la paix de Teschen ; il flatta l'orgueil d'Alexandre , en lui
proposant de concourir avec lui à la nouvelle organisation qui aflait
être donnée à l'Allemagne. L'empereur Alexandre tenait à honneur
de faire sentir son influence sur la confédération; il ne voulait pas
que les changemens qui aUaient s'y consommer fussent l'ouvrage
seulement de la France. D'ailleurs étroitement uni par le sang aux
maisons de Bavière , de Bade et de Wurtemberg, il leur avait promis
d'appuyer leurs prétentions dans la répartition des indemnités; enfin ,
il n'était pas insensible aux avances d'un homme qui remplissait l'Eu-
rope de l'éclat de ses grandes actions. Il accepta donc comme une
marque de haute courtoisie l'offre que lui fit le premier consul.
, C'était surtout à Berlin que Bonaparte avait placé son point d'appui ,
pour assurer le succès de ces combinaisons. La Prusse était la pièce
essentielle du nouveau système qu'il méditait de fonder au-delà du
Khin ; il voulait la satisfaire de manière à la rendre redoutable à l'Au-
triche , et fortifier le nord aux dépens du midi. Il ne faisait que suivre,
en procédant ainsi , les traditions de François I", du cardinal de Ri-
chelieu et de Louis XIV. Frédéric-Guillaume entra avec une véritable
passion dans les vues du premier consul. Au fond, ce que la Prusse
avait perdu sur la rive gauche était peu de chose; c'étaient les duchés
de Gueldres et de Juliers, la principauté de Mœurs et une partie du
duché de Glèves. La population de ces domaines ne s'élevait pas au-
delà de cent trente-sept miUe âmes, et leur revenu était à peine de
trois millions. S'il ne s'était agi pour elle que de recevoir la valeur
exacte de ce qu'elle possédait sur la rive gauche, elle n'eût pas apporté
dans cette affaire l'ardeur qu'elle y mettait; mais elle avait résolu de
profiter de l'amitié de la France, pour se faire assigner une large part
dans ces indemnités. Elle mit donc en œuvre tout ce qu'elle avait de
séduction pour captiver le premier consul, et l'intéressera son sort
aussi bien qu'à celui du prince de Nassau, beau-frère du roi. Frédé-
ric-Guillaume et l'empereur Alexandre témoignèrent mutuellement
le désir de se connaître, et ils convinrent d'une entrevue qui eut Heu
à Memel, dans les premiers jours de juin 1802. Les deux monarques
s'inspirèrent dans cette rencontre une mutuelle affection ; ils se com-
prirent, et celte harmonie tourna tout entière au profit de la France.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
Le roi de Prusse calma les défiances qui commençaient à s'emparer
de l'empereur Alexandre sur les vues ambitieuses du premier consul,
et, en obtenant son concours à la pacification de l'empire, il devint
comme le lien d'une triple alliance dont le poids, dans l'affaire des
sécularisations, fut décisif.
Par une convention qui fut signée le 13 mai 1802, la France s'en-
gagea à assurer à la Prusse, en dédommagement de ses possessions
sur la rive gauche du Rhin , les évéchés de Paderborn et d'Hildesheim ,
Eichsfeldt, Erfurth, Untergleichcn , la ville et une partie de l'évèché
de Munster, et d'autres villes et abbayes. Ces acquisitions étaient hors
de toute proportion avec ce qu'elle avait perdu; l'augmentation en
population était de plus de quatre cent mille âmes. Par cette même
convention , le sort du prince de Nassau fut aussi réglé : il reçut l'é-
vèché et l'abbaye de Fulde , les abbayes de Corwen et de Weingarten,
et il fut décidé qu'en cas d'extinction de la ligne directe du prince
actuel de Nassau, la maison de Prusse hériterait des territoires qui
venaient de lui être dévolus. En retour de ces avantages, la cour de
Berlin reconnaissait et garantissait (art. 13) tous les arrangemens
que la France avait pris en Italie. Or, cette garantie comprenait l'in-
corporation du Piémont au territoire français , qui venait d'être rendue
définitive. En même temps que la diplomatie consulaire augmentait
le territoire de la Prusse, elle fortifiait aussi, par de larges indemnités,
la Bavière, le Wurtemberg et le grand duché de Bade, et attachait
ces états, par l'intérêt et la reconnaissance, à la fortune de la
France. L'Autriche lutta long-temps, mais vainement, contrôle nouvel
ordre de choses , que le premier consul , secondé par la Prusse et la
Russie , réussit à fonder en Allemagne : elle ne ratifia que le '2ï mars
le recès définitif du 23 février, qui sécularisait le patrimoine du clergé
allemand.
Le partage des indemnités par la triple intervention de la France,
de la Prusse et de la Russie , bouleversa toute l'économie du système
germanique, et porta un coup mortel à sa vieille constitution. Elle
subsista de nom pendant quelques années encore; mais tout ce qui
faisait sa vie disparut pour jamais. En vain l'empereur chercha à
faire, dans l'acte du 2'p mars, des réserves pour retenir tous les con-
fédérés dans le lien fédératif; en vain confirma-t-il les lois fonda-
mentales de l'empire : l'empire n'existait plus. Le recès du 25 février
apprit à tous les princes que l'Allemagne avait changé de maître, et
que ce n'était plus à Vienne, mais à Paris, que se faisaient ses des-
tinées.
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 369
Jusqu'à ce moment, Frédéric-Guillaume n'avait obtenu que des
avantages du système qu'il avait embrassé. 11 y avait trouvé ce qu'il
désirait le plus ardemment, un accroissement notable de pouvoir et
d'influence dans le nord de l'Allemagne, par les simples opérations
d'une politique habile. Objet des égards empressés de l'empereur
Alexandre et du premier consul, il se flattait de tenir toujours la
balance entre eux et de leur servir d'intermédiaire officieux pour leurs
communications. Il espérait enfin, à la faveur de l'accord qui existait
alors entre la France, la Prusse et la Russie, contenir l'Angleterre
et l'Autriche et garantir le maintien de la paix générale. Il s'abusait.
La paix d'Amiens n'avait été pour l'Angleterre qu'une suspension
d'hostilités, et une année s'était à peine écoulée depuis qu'elle l'avait
signée, qu'elle la foula aux pieds et nous déclara de nouveau la guerre.
Le moment dgs pénib'es épreuves approchait pour la Prusse.
Lorsque l'Angleterre déchira le traité d'Amiens, elle n'avait point
encore d'allié sur le continent; elle rouvrit la lice d'une main hardie
et y descendit seule, prouvant ainsi qu'elle se sentait de force à lutter
corps à corps avec son terrible ennemi. On pouvait être assuré tou-
tefois qu'elle ne resterait pas long-temps dans cet isolement et qu'elle
ferait jouer tous les ressorts de sa politique pour associer de nouveau
à sa cause les monarchies du continent. Au désir qu'elle avait d'abattre
notre suprématie se joignait chez elle un intérêt plus pressant encore,
celui de détourner nos forces des rivages de l'Océan sur les champs
de bataille du continent , et de nous ôter le pouvoir de venir lui dicter
la paix dans les murs de Londres. Dans cette situation , nous n'avions
pas à choisir entre plusieurs systèmes. Nous devions chercher à
rompre la trame de ses intrigues, et, dans le cas où il nous serait
impossible d'empêcher la formation d'une nouvelle ligue, de nous
mettre en mesure de la vaincre. Dès que Napoléon eut acquis, par la
pratique du pouvoir, une connaissance approfondie des affaires de
l'Europe, sa sagacité découvrit bientôt le côté vulnérable de la France.
Il comprit qu'au milieu de sa grandeur et de sa gloire , elle était faible
parce qu'elle était isolée, qu'il était urgent de reconstruire au plus tôt
son système fédératif tombé en ruines, et qu'elle n'acquerrait le
degré de puissance nécessaire pour tenir tête à ses ennemis qu'en
s'appuyant sur de fortes et solides alliances. La Hollande, la Suisse,
l'Italie, devenues parties intégrantes de son système, n'étaient pas des
alliés assez puissans pour lui donner cette attitude maîtrisante dont
elle avait besoin pour prévenir de nouvelles coalitions et en triompher,
si elles venaient à se former. Ce qu'il lui fallait enfin et ce que Napo-
370 REVUE DES DEDX MONDES.
léon désirait avec une extr(^me ardeur, c'était l'appui d'une des
grandes inonarchies du continent.
L'Autriche était hors de la question; nous l'avions hlessée trop pro-
fondément en Italie et en Allemagne pour que nous pussions jamais
nous flatter de nous la rattacher. Il était impossible qu'elle nous
pardonnât de l'avoir rejetée sur la rive droite de l'Adige, et de lui
avoir enlevé l'appui des votes ecclésiastiques à la diète impériale.
Elle était sur le continent notre ennemie implacable, comme l'An-
gleterre l'était sur mer. Chez l'une comme chez l'autre, il y avait
une résolution arrêtée , c'était de ne rentrer dans des voies réelle-
ment pacifiques que lorsqu'elles nous auraient chassés, l'une de l'.ita-
lie, l'autre d'Anvers. Entre nous et l'Autriche il y avait un abîme.
Mais l'Autriche était une puissance timide, ses finances étaient dé-
labrées, ses peuples découragés; il était permis de croire que, si la
France réussissait à s'attacher la Russie ou la Prusse, la cour de Vienne
serait contenue et sa haine impuissante.
Il y eut un moment où Napoléon crut trouver dans la Russie ce
puissant allié qu'il cherchait. La France et la Russie étaient trop éloi-
gnées pour se Iroisser ; elks avaient l'une et l'autre leur sphère dis-
tincte d'influence et d'action, où elles pouvaient se mouvoir librement,
sans craindre de se porter ombrage. Unies ensemble, elles étaient
assez fortes pour gouverner le continent et empêcher les passions
brouillonnes d'en troubler le repos. La mort de l'empereur Paul
enleva au premier consul un ami et un allié qui, s'il avait vécu, eût
probablemeiit changé le cours des évènemens. Alexandre, au début
de son règne, parnt ne s'écarter que faiblement deserremens de son
père. Sans entretenir avec iXapoléoii des relations de confiance aussi
intimes, il manifesta un vif désir de vivre avec lui dans une parfaite
harmonie. Doué par la nature d'un esprit fin, délié, pénétrant et
toutefois mobile et exalté, il ne pouvait se défendre d'une admiration
secrète pour le premier consul. Il se sentait entraîné par un attrait
invincible vers cet homme supérieur. Mais il ne rencontrait pas autour
de lui les mômes dispositions; son cabinet et sa noblesse étaient jaloux
de la grandeur où le premier consul venait d'élever la France. Ils
étaient blessés qu'au fond de l'Occident un homme nouveau, d'abord
soldat heureux, puis devenu, par la puissance de son épée et l'au-
torité de ses grandes actions, le maître de la France, eût l'insolente
pensée d'interdire à la Russie le droit de peser sur les affaires d'Occi-
dent. Alexandre subissait l'influence de sa cour. Le rôle secondaire
qu'il avait joué dans l'opéralion du partage des indemnités avait ccm-
FRÉDiÎRlC-GUILLAUME III. 371
mencé à l'aigrir contre nous, il se croyait dupe de notre habileté, et
il était humilié d'avoir concouru à son insu à fonder notre prcpoii-
dérance en Allemagne, tandis qu'il n'était intervenu dans l'opération
que pour la diminuer en la partageant.
Aussitôt après la rupture de la paiv d'Amiens, Napoléon avait oc-
cupé militairement le Hanovre et le royaume de Naples : le Hanovre,
possession du roi d'Angleterre, où affluaient les principaux produits
de l'industrie britannique destinés aux marchés de l'Allemagne ; le
royaume de Naples, qui était soumis sans réserve à l'action du cabinet
de Londres. Or, la Russie avait pris Naples et le Hanovre sous sa
protection. Elle fut blessée que nous eussions pris possession de la
rade de Tarente et de l'électorat sans la consulter, et sollicité par le
premier consul de prononcer en arbitre suprême dans les différends
qui mettaient les arriies aux mains de la France et de l'Angleterre ,
l'empereur Alexandre déclina ce rôle, qui eût embarrassé sa délica-
tesse, pour s'en tenir à celui de médiateur, qui laissait plus de lati-
tude à ses exigences. Ses décisions furent celles non d'un juge im-
partial, mais d'un ami passionné de l'Angleterre. L'éclat que lit
ensuite ce prince à la mort du duc d'Enghien, et les explications
amères qui euresit lieu à cette triste occasion entre le czar et le chef
de la France, achevèrent de détruire toute harmonie entre eux.
A dater de ce moment, nous perdîtoes tout espoir, non-seulement
de nous attacher la Russie, mais même de la retenir dans une ligne
de modération. C'en était fait, elle avait arboré les couleurs de nos
ennemis. La guerre n'était point encore déclarée sur le continent,
mais tout équilibre était rompu entre les cabinets. Nous étions assu-
rés d'avoir à combattre, dans un avenir plus ou moins prochain, l'An-
gleterre, l'Autriche et la Russie, à moins que nous ne pussions réussir
à les contenir par le frein d'une redoutable alliance.
Des trois grandes monarchies du continent, il n'y en avait plus
qu'une seule disponible pour nos vues fédératives : c'était la Prusse.
Cette monarchie pouvait mettre sur pied deux cent mille hommes ;
par elle, nous atteignions l'Autriche et la Russie. Son peuple avait
le goût et le sentiment de la guerre ; sa voix était écoutée dans les
conseils de l'Europe. Si nous parvenions à l'attacher à notre fortune,
l'équilibre se trouverait aussitôt rétabli entre les cabinets : la Russie
et l'Autriche seraient maîtrisées, et si elles voulaient absolument
combattre, la défaite serait le prix de leur témérité. Si au contraire
nos ennemis l'emportaient à Berlin comme ils l'emportaient déjà a
Sairît-Pétersbourg et à Vienne, ce ne serait plos avec trois puissances
372 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il nous faudrait lutter, mais avec la masse réunie des grandes mo-
narchies de l'Europe et de tous les états secondaires placés dans leur
sphère d'action; ce ne serait plus notre suprématie qui serait en
péril, mais notre existence même. L'alliance de la Prusse nous était
donc nécessaire, indispensable, d'abord pour essayer de maintenir la
paix sur le continent et pouvoir disposer de toutes nos forces contre
l'Angleterre, ensuite, si la guerre générale se rallumait, pour en
sortir vainqueurs.
Telle est la combinaison simple et féconde que Napoléon s'attacha
à réaliser : elle devint le but principal de ses pensées, et, pour réus-
sir, il usa de tous les moyens que peut suggérer l'habileté la plus
consommée. Résolu de s'emparera tout prix de Frédéric-Guillaume,
il agit sur lui par tous les genres de séduction. 11 le saisit pour ainsi
dire par toutes ses fibres : caresses, promesses brillantes, perspective
d'une grandeur indéfinie, proposition formelle de placer sur son
front la couronne impériale, froideurs affectées suivies bientôt de
nouvelles avances plus empressées, il mit tout en œuvre, et tout fut
inutile. Plus d'une fois il se crut au moment de l'entraîner, et tou-
jours Frédéric-Guillaume parvint à se dégager de ses fortes étreintes.
L'histoire des relations de ces deux hommes , l'un si ardent dans ses
avancés, l'autre si obstiné dans sa résolution de rester libre et de ne
se livrer à personne, pas plus à la France qu'à la Russie, prouve com-
bien Napoléon avait l'intelligence de sa position, et quel art il savait
alors déployer dans sa politique. Le roi se flattait, et en cela il s'abusait
étrangement, que son impartiale neutralité paralyserait tous les mou-
vemens guerriers à Vienne comme à Pétersbourg, et rendrait impos-
sible une nouvelle coalition. La duplicité de nos ennemis l'entrete-
nait dans sa funeste illusion. L'empereur Alexandre ne se lassait pas
de lui écrire pour lui protester de ses sentimens pacifiques, et la cour
de Vienne lui prodiguait les mômes assurances. En vain Napoléon
s'effcvçait-il de le désabuser et de le convaincre que la Russie et
l'Autriche étaient de concert avec l'Angleterre pour nous abattre et
nous déposséder de l'Italie, Frédéric-Guillaume ne voulait point le
croire. Comme tous les hommes dominés par une seule idée, il re-
poussait tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre un peu étroit de
son système. L'ensemble et le fond des choses lui échappaient. Il
croyait faire beaucoup pour le maintien de la paix en se faisant le
messager timide et doucereux des plaintes et des vœux de tous les
cabinets; il avait surtout le tort de laisser voir aux deux partis qui se
Je disputaient combien il craignait la guerre, et de ne point se placer
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 373
entre la France et ses ennennis en véritable médiateur. Il avait le
choix entre trois systèmes : il pouvait s'allier à l'Angleterre, à l'Au-
triche et à la Russie contre la France , à la France contre ces trois
couronnes, enfln se jeter entre les deux partis en médiateur armé, et,
s'il ne pouvait réussir à les réconcilier, se prononcer alors d'après
les conseils de l'équité ou de l'ambition. Chacun de ces systèmes lui
offrait des chances d'agrandissement. Mais Frédéric-Guillaume avait
une répugnance invincible pour tous les partis décidés. 11 y eut un
moment où il fallait passer de la neutralité à l'action , et ce moment ,
il n'eut pas le courage de le saisir. Qu'à la place de ce prince faible et
incertain on suppose le grand Frédéric fermement résolu de main-
tenir la paix, levant dans ce but cent mille hommes, parlant à Péters-
bourg, à Vienne, à Paris, un langage ferme et modéré : qui doute
qu'il n'eût conjuré l'orage, ou que, s'il n'y eût pas réussi , il n'eût du
moins évité la catastrophe où tombera bientôt son successeur?
Napoléon se dépitait de l'impuissance de ses efforts pour engager
le roi. Il sentait que la paix continentale, et, avec la paix, les desti-
nées de l'Europe dépendaient du parti qu'embrasserait ce prince. Aussi
avait-il décidé, dans le secret de sa pensée, qu'il lui appartiendrait
tôt ou tard, dût-il, pour l'obtenir, le violenter. Après tout, il avait
peine à s'expliquer la répugnance du roi à s'associer à sa fortune. Ne
l'avait-il pas largement rétribué dans le partage des indemnités ger-
maniques? Il pouvait l'élever encore. Frédéric II avait beaucoup
fait pour la grandeur de son pays. Napoléon , par les seuls bienfaits
de son alliance, pouvait compléter l'œuvre de ce grand homme. Que
la Prusse s'attachât sincèrement, sans réserve, à notre fortune, qu'elle
s'associât à tous nos périls comme à toutes nos gloires, et nous récom-
penserions largement ses services. IN'était-ce donc pas une perspec-
tive digne de séduire et de passionner un peuple ambitieux et guer-
rier que celle de ravir à l'Autriche le sceptre impérial, de s'agrandir
de toutes les possessions allemandes de la maison d'Hanovre, de de-
venir le chef de la patrie et de l'unité germanique, enfin de dicter,
de concert avec nous, la loi à l'Europe? D'ailleurs, une alliance
franche et sincère de la Prusse avec la France était la combinaison la
plus sûre pour contenir l'ambition de Napoléon. Un allié qui dispose
de deux cent mille hommes a le droit de faire ses conditions; il n'est
pas un instrument passif : cette union eût été à la fois pour le chef
de la France une force et un frein. Mais le génie hardi et entrepre-
nant de Napoléon, qui venait de ceindre la couronne impériale,
TOME XXIII. 24
37^ REVUE DES PEIX MONDES.
etïrayail l'esprit circonspect et mesuré de Frédéric-Guillaume. 11 lui
faisait ( raindrc qu'une fois engagé dans ses liens, il ne fût entraîné
bien au-delà du but où il voulait s'arrêter. Au fond, si l'on y réflécliit
bien, on se convaincra ([u'il était impossible que ces deux hom-
mes, en tous points dissemblables, pussent se comprendre et s'unir
étroitement. Le roi était prudent jusqu'à la timidilé; l'audace et la
grandeur dans la pensée et dans l'exécution étaient les traits dis-
tiîu tifs du génie de l'empereur. Le premier avait une ambition mo-
deste qui redoutait l'éclat et le bruit; le second, devenu maître du
premier trône du monde par ses grandes actior.s, ne croyait pas avoir
assez fait encore pour justilier son élévation. L'un redoutait la guerre
comme le plus affreux des maux , l'autre l'aimait comme un grand
artiste aime son art; il l'aimait aussi comme la source de sa fortune
et de la puissance de son pays. Les projets de Frédéric-Guillaume
étaient circonscrits dans une sphère un peu étjoite, ceux de Napoléon
embrassaient le monde. Le roi de Prusse portait dans les affaires d'état
les délicatt^sses de la morale privée. Aux yeux du chef de la France, la
moralité d'un souverain était dans le but plutôt que dans les moyens.
Aux profondes dissemblances qui séparaient ces deux princes, ajou-
tons encore les préventions de la noblesse prussienne et l'inlluence
personnelle de la reine.
A Berlin , comme dans toutes les cours , Napoléon avait de nom-
breux ennemis qui ne pouvaient lui pardonner d'avoir mis son épée
et son génie au service de cette terrible, révolution qui avait abattu
le trône légitime et l'ancienne noblesse, fait trembler tous les rois et
les castes nobiliaires de la vieille Europe. Quant à la reine, elle avait
sur l'esprit de son époux tout l'ascendant que donne un caractère plein
de grâces et de douceur, uni aux cliarmes d'une beauté touchante.
Elle craignait de le voir sortir de ses habitudes privées, et sans se
demander si sur le trône un monarque peut trouver la vie paisible
qui n'est que le partage des destinées obscures, elle croyait que le roi
pouvait concilier ce qu'il se devait à lui-même et à ses ancêtres avec
son amour pour la paix. En lui conseillant de ne point se livrer à la
France, elle ne songeait pas seidementà le fixer près d'elle; elle tra-
vaillait aussi en secret pour les intérêts de la Russie; elle ne restait
point étrangère aux intrigues de la politique. Dans l'entrevue de
Memel, la reine et l'empereur Alexandre se plurent mutuellement,
et la galanterie du czar tourna au profit de sa politique. A dater de
ce mumeîit, toutes les prédilections de la reine furent pour la coiir de
FRÉDÉRIC-GUILLAIME ÎSî. 375
Saint-Pétersbourg. Une correspondam-e suivie s'établit entre les sou-
verains de Prusse et de Russie, et la reine y prit personnellement une
part très active.
La France n'ayant pu réussir à former une solide alliance avec la
Prusse, une uouvelle guerre continentale était inévitable. Elle éclata
au mois de septembre 1805. Il n'est pas vrai qu'elle ait été provoquée
par la réunion de Gènes, de Parme et de Plaisance, au territoire fran-
çais. La réunion de Gènes eut lieu le 3 juin 1805, et le 11 avril de
la même aimée, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche avaient arrêté
les bases de la troisième coalition. Le but avoué de la ligue était de
nous déposséder de l'Italie; le but réel et secret était de nous dé-
pouiller de toutes nos conquêtes, de celles qui pouvaient être impu-
tées à notre ambition aussi bien que des plus légitimes, de nous re-
fouler enfin dans les limites de l'ancienne monarchie. En mettant sur
sa tète la vieille couronne des rois lombards, et en s'emparant de
Gênes , Napoléon ne fit que relever le gant qui lui était jeté par ses
ennemis. Au moment de s'arracher des rivages de l'Océan et d'aller
combattre sur le Danube les Autrichiens, il voulut teiiter un dernier
effort pour entraîner Frédéric-Guillaume : il lui proposa, avec son
alliance, la cession définitive du Hanovre.
M. dellardenberg, qui avait un esprit élevé et iiardi, accueillit ce
projet comme une grande et Ibrte pensée dont la réalisation complé-
terait l'organisation territoriale de la Prusse; mais le roi, qui désirait
ardemment le Hanovre, reculait devant les scrupules de sa conscience
et les dangers d'une rupture avec l'Angleterre et la Russie. « Puis-je,
demanda-t-il à M. de Hardenberg, sans manquer aux règles de la
morale, sans perdre en Europe l'estime de gens de bien, sans être
noté dans l'histoire comme un prince sans foi, me départir, pour
avoir le Hanovre, du caractère que j'ai maintenu jusqu'ici? » Le roi se
peint tout entier dans ces paroles. Son ministre lui répondit que la
morale d'un souverain n'était pas celle d'un particulier, qu'il s'agis-
sait là de l'opération la plus propre à conserver le rang de sa monar-
chie. Le roi, à demi convaincu, consentit à traiter d'une alliance sur
la base de l'incorporation du Hanovre à la Prusse. Cette fois l'empe-
reur croyait l'avoir enfin engagé sans retour, et il lui avait envoyé
Duroc pour lui dire son dernier mot et signer le traité (3 septembre).
C'était encore une illusion. A peine le roi eut-il fait quelques pas
dans les voies d'une alliance, que la peur le saisit et le fit reculer. Il
rompit les négociations commencées et déclara que sa résolution était
de rester neutre.
2'k
376 REVUE DES DEDX MONDES.
Tandis que Napoléon remuait tous les ressorts de sa politique
pour l'attirer à lui, l'Angleterre et la Russie ne se donnaient pas
moins de mouvement pour l'associer à la coalition. Elles lui repro-
chaient de se laisser retenir, pour des intérêts mesquins, dans un
système d'immobilité qui , disaient-elles, discréditait sa puissance.
Le Nord devait s'arranger pour présenter à la France un front impé-
nétrable. C'était le seul moyen de contenir dans ses bornes cette tur-
bulente puissance; autrement, elle les franchirait toutes sous le chef
audacieux qu'elle avait mis à sa tête. La Prusse, la première dans
l'ordre des envahissemens, serait aussi la première entraînée dans
le débordement général. Mais les m.êmes motifs qu'avait Frédéric-
Guillaume pour ne pas offenser la Russie, il les avait pour ne pas
blesser la France. Il avait le faible de vouloir être l'ami de tout le
monde, moyen infaillible de ne contenter personne. La cour, mue
par les passions de la reine, avait fait son choix : ses sympathies et
ses vœux étaient pour la Russie; mais l'armée n'avait point encore de
préférence décidée. Un sentiment presque unique dominait dans ses
rangs, c'était la crainte de tomber dans le mépris de l'Europe. En-
tourée de tous côtés d'armées belligérantes, son inactivité lui pesait.
Elle en rougissait comme d'une attitude humiliante, blùmait le sys-
tème du roi et voulait se battre, moins pour faire triompher un des
deux partis que pour prendre sur les champs de bataille sa part de
périls et de gloire.
Dans l'état de fermentation singulière où étaient les esprits , tout
dépendait du moindre incident. La violation du territoire d'Anspach
par Rernadotte décida la crise et la décida contre nous. \u fond, cette
infraction à la neutralité du margraviat était loin d'avoir un caractère
outrageant pour la Prusse. Isolé au milieu du vaste champ de bataille
dans lequel allaient se heurter la France , l'Autriche et la Russie , il
était impossible que ce petit pays put se soustraire aux incursions de
leurs armées. La Prusse en avait accordé le hbre passage en 1796 aux
puissances en guerre. iVvant que Rernadotte le traversât, les Bava-
rois, dans leur retraite de Munich sur Wurtzbourg, avaient les pre-
miers forcé le passage, et ils avaient été suivis par un corps autri-
chien. C'était donc comme un pays ouvert à tout le monde. Lorsque
l'ordre avait été envoyé au prince de Pontc-Corvo de passer par
Anspach , l'empereur négociait son alliance avec la Prusse et croyait
([u'elle allait être signée. Enfln, il faut le dire, il avait pris la mesure
du roi et savait tout ce qu'il pouvait oser. Cependant Frédéric-Guil-
laume, en apprenant que nos troupes avaient violé le territoire de
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 377
son margraviat, entra dans un violent accès de colère. Son premier
mouvement fut de rompre avec la France. A la cour, dans l'armée,
dans les salons de la noblesse, il n'y eut qu'un cri , cri de fureur et de
guerre contre nous. L'opinion, qui, la veille encore, était peu favo-
rable à la Russie, prit la France pour objet de sa haine. On ne parlait
que de se venger du honteux affront que nous venions d'infliger à
l'honneur de la Prusse. L'occasion était belle pour entraîner le roi,
qui ne cessait de répéter depuis quelque temps qu'il se déclarerait
contre le premier qui attenterait à sa neutralité. Les ministres d'An-
gleterre, de Russie et de Vienne s'agitent, l'entourent et le somment
de tenir sa parole. La reine est alors à la tète du mouvement guerrier.
Des exprès sont envoyés en toute hâte à l'empereur Alexandre, qui
avait écrit au roi pour lui demander une entrevue et qui attendait sa
réponse à Pulawi. On l'instruit de l'incident d'Anspach ; on lui dit que
le moment est venu de s'emparer de Frédéric-Guillaume, et on le
presse d'arriver sans délai à Berlin. Alexandre quitte aussitôt Pulawi
et tombe à l'improviste au milieu de la famille royale de Prusse. Le
roi, pressé, subjugué par les passions vraies ou factices qui s'agitent
avec fureur pour l'entraîner, ne peut plus résister au torrent : il se
laisse arracher la convention de Potsdam (3 octobre 1805). Une scène
nocturne et théâtrale est préparée à dessein dans les caveaux de Pots-
dam, où reposent les cendres de Frédéric IL L'empereur de Russie,
le roi et la reine s'y rendent dans la nuit du 3 au 4 octobre : Alexandre,
saisi d'une émotion profonde, baise le cercueil du grand homme, et
les souverains se séparent après s'être juré foi et amitié sur la tombe
de Frédéric.
Le traité de Potsdam n'était point une alliance proprement dite,
mais une simple promesse d'alliance dont l'exécution dépendait de
l'acceptation ou du refus par iNapoléon des bases de pacification que
devait lui soumettre le comte d'Haugwitz. Un terme de rigueur, le
15 décembre 1805, avait été fixé pour l'acceptation ou le rejet des
propositions.
Tout porte à penser que les conditions dont était porteur le comte
d'Haugwitz n'avaient point la précision d'un ultimatum, qu'une grande
latitude lui avait été laissée à cet égard, et que ses propositions de-
vaient varier selon que la fortune de l'empereur aurait grandi ou
baissé dans l'intervalle. On savait à Berlin que les grands coups se-
raient portés avant le 15 décembre. Napoléon serait vainqueur ou
vaincu. Dans le premier cas, le comte d'Haugwitz irait le compli-
menter; dans le second, il lui dicterait la loi.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
L'esprit de vertige et d'erreur semblait s'être emparé de la cour
de Berlin et la pousser dans une voie de perdition. Comment ses
hommes d'état n'avaient-ils pas compris qu'au point où en était
arrivée la lutte entre la France et les grandes monarchies de l'Eu-
rope, Napoléon ne pouvait pas rester dans l'incertitude sur les dispo-
sitions de la Prusse, qu'il avait déjà trop d'ennemis pour lui permettre
d'en grossir le nombre, qu'après avoir vainement épuisé pendant
quatre ans toutes les ressources de sa politique pour s'en faire un
allié, il fallait qu'au moins il pût être assuré qu'elle resterait neutre;
que si elle avait le malheur de tremper dans les projets de la coali-
tion, il ne lui laisserait le choix qu'entre ces deux partis, expier sa
faute en se livrant à lui sans partage, ou entrer en guerre. La con-
vention de Potsdam était une énorme faute, parce que, lorsqu'elle fut
signée, la Prusse avait laissé échapper l'occasion d'agir avec succès.
Ulm était sur le point de capituler; Vienne allait nous ouvrir ses
portes : l'Autriche, vaincue et découverte, ne pouvait plus être sauvée
que par les Russes, qui arrivaient à marches forcées du fond de la
Moravie. Cependant tout n'était pas encore désespéré. Le fatal traité
de Potsdam une fois signé , il ne fallait pas perdre un jour, un mo-
ment; il fallait marcher sur le Danube, forcer l'empereur à lâcher sa
proie et à se retourner. Le salut de la Prusse était dans la rapidité de
ses coups. En un cas si critique, les demi-mesures ne faisaient qu'ag-
grav r la première faute et la rendre irréparable. Il n'y avait plus
à £ ' aénager des voies de réconciliation avec iSapoléon : la Prusse
s'était trop compromise pour en espérer jamais un pardon sincère.
Au lieu d'adopter cette politique forte et hardie , le roi aima mieux
temporiser, et se jeta , par ses fausses mesures, dans les serres de son
ennemi.
Le comte d'IIaugwitz arriva dans le camp de l'empereur trois jours
avant la bataille d'Austerlitz. D'après les instructions de sa cour, il
eût été alors mal habile à lui de remplir sa mission, comme à Napo-
léon de l'écouter. D'un commun accord, les explications furent ajour-
nées. Ce qui fait que la victoire d'Austerlitz est une si grande page
de la vie de l'empereur, c'est qu'il mit pour enjeu, sur ce champ de
bataille, sa fortune et celle de la France. S'il avait été vaincu, il eût
été perdu : cent mille Prussiens lui fermaient sa retraite sur le Rhin.
En triomphant des Russes et des Autrichiens , il triomphait aussi de
la Prusse, qui n'avait plus qu'à se faire pardonner, à force d'humilité,
ses dernières fautes. On sait le mot de l'empereur au comte d'Haug-
witz, qui vint mêler ses félicitations à celles de nos aUiés : « C'est un
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 379
compliment dont la fortune a changé l'adresse. « Le traité de Pres-
bourg (20 décemiîre 1805), qui enleva à l'Autriche Venise, le Tyrol
et les îles Illyriennes , fut le prix de la victoire d'Austerlitz.
La prudence et la situation commandaient à Napoléon de prendre,
vis-à-vis de la Prusse, un parti décisif. Son ressentiment contre cette
puissance était extrême , et déjà commençait à naître dans son ame
cette haine que nous verrons bientôt éclater terrible et implacable.
11 avait désiré avec passion son alliance, parce que cet(e alliance était
la seule combinaison capable de prévenir entre la France et les mo-
narchies du contineîit une lutte qui ne pouvait se terminer que par
la ruine de la première ou des autres. Au lieu de cette alliée qu'il eût
voulu trouver en elle, il rencontrait un ennemi d'intention en atten-
dant qu'elle le fût de fait. Quelle attitude allait-il prendre vis-à-vis de
cette cour faible et passionnée, qui n'avait su embrasser franchement
aucun parti, pas nîème celui de la neutralité? Marcher contre elle et
la subjuguer était une résolution extrême dont les conséquences poli-
tiques l'effrayaient, quoi qu'en aient pu dire ses ennemis. Il y avait
un autre parti conseillé par une politique généreuse et habile : c'était
de lui pardonner tous ses torts et de lui offrir de nouveau iiotre
alliance. Mais le roi, qui répugnait à tous engagemens décisifs, le roi,
qui était poursuivi par les obsessions de nos ennemis jusque dans
ses plus chères intimités, consentirait-il à former ces nœuds dans
lesquels nous avions vainement essayé pendant si long-temps de l'en-
gager? N'opposerait-il pas à nos instances nouvelles celte force
d'inertie dont il ne s'était départi qu'une seule fois et en faveur de la
coalition? L'empereur ne vit d'autre moyen de l'obtenir qu'en s'em-
parant de lui violemment. Le 152 décembre, de retour à Schœnbrunn,
il fait venir le comte d'Haiigwitz, et après lui avoir reproché en lan-
gage dur et amer les torts et l'ingratitude de sa cour, il lui donne à
choisir entre la guerre ou l'alliance, l'alliance franche, sans réserve,
cimentée par l'incorporation du Hanovre à la monarchie prussienne.
Le comte d'Haugwitz n'hésita pas, et signa l'alliance le 15 décembre,
le jour même où la Prusse avait promis à la Russie et à rx\utriche de
se déclarer pour elles. En vertu de ce traité, la France transportait
tous ses droits sur le Hanovre à la Prusse, qui, en retour, cûlait à la
France le margraviat d'Anspach, la principauté de Neuchàtel, ainsi
(pie Wesel, la principauté de Berg et le duché de Clèves. La Bavière
s'engagerait à donner à la Prusse un territoire de vingt mille âmes
pour compenser le margraviat d'Anspach. Parles cessions exigées.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
la Prusse perdait quatre cent mille sujets, et par l'acquisition du Ha-
novre, elle en recevait un million.
Si Frédéric-Guillaume a fait une faute irréparable en signant la
convention de Potsdam , Napoléon nous semble en avoir commis une
autre presque aussi grave en lui imposant le traité du 15 décembre. Le
but principal qu'il poursuivait dans ses victoires sur le continent était
le rétablissement de la paix avec l'Angleterre. Or, il savait bien que
la première condition qu'elle y mettrait serait la restitution du Ha-
novre. Pourquoi, dès-lors, faire de l'incorporation de cet électorat à
la Prusse une base d'alliance qui devait disparaître aux premières
négociations sérieuses qui s'ouvriraient entre les cabinets de Paris et
de Londres? Pourquoi, surtout, exiger qu'en retour d'une posses-
sion d'un prix inestimable sans doute pour la Prusse, mais dont l'ac-
quisition devait rencontrer des obstacles presque insurmontables, le
roi cédât d'une manière définitive des pays ([ui lui appartenaient à
des titres incontestables et reconnus par toute l'Europe? Pardonner
à un ennemi en langage superbe et menaçant est une vengeance
plus qu'un acte de clémence. Il n'y a que les partis francs et complets
qui atteignent leur but. L'empereur voulait se montrer généreux
envers la Prusse; il ne fallait pas l'être à demi, et lui dire : Je vous
pardonne, mais je vous humilie.
Si , au lieu de lui imposer avec l'alliance des sacrifices qui pouvaient
rester un jour sans compensation, l'empereur eût fermé les yeux sur
ses torts et lui eût proposé, dans les formes les plus amicales, sans
coup d'éclat, de s'unir à lui et d'accepter purement et simplement le
Hanovre; si, prévoyant le cas où l'Angleterre exigerait absolument
la restitution de l'électorat, il eût pris l'engagement formel d'en pro-
curer à son allié l'équivalent; si, enfin , il n'avait pas insisté pour qu'il
passât brusquement , sans les transitions que lui imposait le sentiment
de sa dignité, des bras de la Russie dans les siens, il est possible que
Frédéric-Guillaume, dont l'ame était noble et délicate, eût été touché
de tant d'égards et se fût attaché sincèrement à sa fortune. L'al-
liance qu'il n'avait osé signer, lorsque l'Autriche et la Russie mar-
chaient contre nous, il l'eût probablement acceptée comme un bien-
fait du vainqueur d'Ulm et d'Austerlitz. S'il s'y était refusé, il valaR
mieux encore lui laisser l'entière responsabilité de ses fautes et des
malheurs qu'elles devaient entraîner, que de lui montrer le joug avant
de l'avoir vaincu.
Lorsque le traité du 15 décembre eut été rendu public, l'opinion
FRÉDÉRIC-GUILLAUME llî. 381
se déchaîna de nouveau avec fureur contre l'empereur et le comte
d'Haugwitz. La cour, la noblesse, l'armée, crièrent que la Prusse,
déjà insultée à Anspach , était aujourd'hui immolée aux caprices de
la France. On ne voulut point considérer le mal que l'empereur irrité
aurait pu lui faire; on ne sentit que la honte d'une alliance dictée à
la pointe de l'épée. Quant à Frédéric-Guillaume, il avait un senti-
ment très délicat de sa dignité, et, comme tous les hommes faibles,
ce qu'il craignait le plus au monde , c'était qu'on eût l'air de le vio-
lenter. Dans cette pénible crise, il fit cause commune avec la ceur et
l'armée, et par cette nouvelle faute, qui cette fois n'était que trop
motivée par les exigences hautaines de la France, il se perdit sans
retour. Après la convention de Potsdam , la victoire d'Austerlitz et le
traité du 15 décembre, il n'y avait pour Frédéric-Guillaume que deux
partis à prendre : feindre d'accepter l'alliance et se concerter ensuite
secrètement avec la Russie et l'Angleterre (c'était le système du
baron de Hardenberg), ou bien rompre franchement avec ces deux
puissances, embrasser hautement, sans arrière-pensée, le système
français, prendre le Hanovre pour ne plus s'en dessaisir, dévouer
toutes ses forces à son puissant allié, et mériter, par son ardeur à le
servir, l'oubli de ses derniers torts. Ce système était celui du comte
d'Haugwitz. La conscience délicate et timide du roi reculait égale-
ment devant ces deux extrémités.
Il commença par supprimer dans l'acte du 15 décembre l'article 1",
qui stipulait l'alliance offensive et défensive, et qui était en quelque
sorte tout le traité. Il refusa ensuite d'échanger les domaines hérédi-
taires de sa maison contre une possession qui appartenait au roi
d'Angleterre, et demanda que la France commençât par obtenir la
renonciation de sa majesté britannique à l'électorat. Le comte d'Haug-
witz fut encore chargé d'aller défendre à Paris les changemens qu'on
voulait faire subir au traité du 15 décembre.
A la nouvelle que le roi avait complètement défiguré son ouvrage,
Napoléon ne put maîtriser un mouvement de dédain et de colère.
Sa première pensée fut de renvoyer sans l'écouter le négociateur
prussien. Cependant, sur ses instances, il consentit à renouer les
négociations; mais, à dater de ce moment, tout espoir de se ratta-
cher Frédéric-Guillaume fut détruit dans son esprit, et il le regarda
comme un ennemi secret qu'il faudrait tôt ou tard abattre. Toute
confiance, tous ménagemens cessèrent de sa part; il avait le secret de
sa faiblesse, et il en abusa.
Le roi avait demandé que la convention du 15 décembre fût an-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
nuléc. Ce trailt'" fut remplacé par un autre, celui du 15 février 1806,
qui consacrait les fuèmes stipulations ([ue le premier, avec un accrois-
seir.ent de charges et une dinninution d'avantages pour la Prusse.
Ainsi, par i'acte du 15 déceinbre, la Bavière devait céder à la Prusse
vingt mille âmes de population ; cette clause fut supprimée. Par l'ar-
ticle 't du nouveau traité, le roi s'engagea à fermer jusqu'à la paix,
au commerce et à la navigation des Anglais, les embouchures de
l'Elbe et du Wese.-. Le traité du 15 décembre n'avait pas dit un mot
de cette disposition. Le ministre de France eut ordre de déclarer à
Berlin que nos troupes n'évacueraient l'Allemagrie que lorsque le
roi aurait ratifié le nouveau traité. Entouré de corps français qui
menaçaient d'(;nvahir son territoire, Frédéric-Guillaume fléchit sous
la volonté qui l'accablait, et ratifia le traité du 15 février.
Ce n'était là que le prélude d'autres humiliations. Le baron de
llardenberg, ministre des affaires étrangères, était devenu dans le
cabinet de Berlin, depuis la violation du territoire d'Anspach, le chef
du parti opposé à la France. L'empereur exigea qu'il fût éloigîié des
affaires. La république batave venait d'être formée en monarchie, et
ce nouveau trône avait été donné à Louis Boiiaparle. L'empereur
n'en fit l'objet d'aucune communication confidentielle à Frédéric-
Ciuillaume. Il en était de morne pour les affaires d'Allemagne. Le
bruit se répandait partout que la France était au moment de ren-
verser fancienne constitution germanique, et le roi ne fut point con-
sulté, lui la seconde persomie de l'empire, sur un aussi grand chan-
gement. En vertu du traité du 16 février, la Prusse avait cédé à la
France les duchés de Clèves et de Berg, qui avaient été érigés en prin-
cipautés en faveur de Murât. Des détachemens français occupèrent
les territoires d'Elten, d'Essen et de Werden, comme s'ils faisaient
partie du duché de Clèves; le gouvernement prussien réclama contre
cette occupation, alléguant que ces trois abbayes n'appartenaient
point au duché de Cièves, et qu'elles ne lui avaient été réunies qu'ad-
ministrativement. L'empereur ne tint nul compte de ces réclamations
et continua de retenir ces territoires.
Ces procédés dédaigneux et violens semblaient calculés pour
pousser le roi à des mesures extrêmes et le forcer à la guerre. 11 était
plongé dans la douleur et l'abattement, lorsqu'un retour inespéré
de confiance et d'amitié de la part de la France vint l'arracher à ses
sombres préoccupations. ^Napoléon s'effrayait à l'idée de détruire la
Prusse ; il voulut tenter encore un effort pour se la rattacher et lui
ouvrit une dernière voie de salut. Il s'appliqua, par des marques
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 383
expressives d'égards et d'amitié , à effacer les traces de ses dernières
offenses. En lui annonçant la dissolution de l'empire germanique et
l'établissement de la confédération du Rhin, il offrit au roi de rallier
autour de lui tous les états qui se trouveraient placés dans sa sphère
d'action , et d'en composer une nouvelle fédération dont il serait le
chef (22 juillet). Il alla même jusqu'à lui proposer de faire entrer dans
sa maison la couronne impériale. Des négociations très actives étaient
alors ouvertes entre la France et l'Angleterre. M. de Laforèt, notre
ministre à Berlin , eut ordre de confier au cabinet prussien (pie proba-
blement ces négociations seraient rompues; que l'Angleterre propo-
sait, comme condition sine quâ non. la restitution du tîanovre; que
l'empereur n'y consentirait jamais; que ce n'était que par une guerre
vigoureuse que l'Angleterre pouvait être amenée à faire des proposi-
tions plus raisonnables; que la Prusse devait donc s'y préparer avec
activité et énergie, et, dans ce but, concerter ses opérations avec la
France.
Ces procédés bienveillans comblèrent de joie Frédéric-Guillaume.
Il se crut sauvé, et, dans l'élaii de sa joie, il exprima sa gratitude en
termes trop vifs peut-être. Il s'occupa sans délai d'organiser en fédé-
ration tout le nord de l'Allemagne, et proposa à tous lesprinci's de la
maison de Saxe, à la liesse, au Mecklenbourg, au Danemark lui-
même, d'en faire partie. La confiance semblait rétablie entre la Prusse
et la France, lorsque l'ardeur de la première pour la confédération
du nord se refroidit tout à coup. Pressée de s'expliquer sur les mesures
qu'elle devait prendre contre l'Angleterre, elle eut recours à des
expédions dilatoires. Il était visible que le roi reculait encore, et que,
soit par crainte de se mettre en guerre ouverte avec l'Angleterre et la
Russie, soit qu'il eût i)ris des engagemens secrets avec l'empereur
Alexandre, il avait le dessein de se soustraire aux obligations du
traité du 15 février. De toutes parts s'élevaient des voix accusatrices qui
lui reprochaient la prise de possession du Hanovre comme un acte de
lâcheté et de cupidité, son alliance avec la France comme l'indice
qu'il était d'accord avec Napoléon pour démolir pièce à pièce avec
lui tous les trônes de l'Europe. L'Angleterre ne se bornait pas à des
plaintes. Aussitôt qu'elle avait connu l'adhésion de la Prusse au traité
du 15 février et leutrée de ses troupes dans l'électorat, elle lui avait
déclaré la guerre ; elle avait mis l'embargo sur ses navires et jeté la
perturbation et la ruine dans son commerce maritime.
Quelque connaissance qu'eût l'empereur Napoléon de l'éloigne-
ment de Frédéric-Guillaume pour toute résolution forte, dans celte
384 REVUE DES DEUX MONDES.
cir<;onstiinro, il attribua à une autre cause son immobilité. Il crut
qu'il était d'intelligence avec Alexandre , et que la partie était défini-
tivement liée entre lesdcux souverains. Sous l'influencedece soupçon,
il résolut de se mettre en mesure, et il distribua ses corps d'armée
de manière à ce qu'au premier ordre ils lussent prêts à fondre sur la
Prusse et à l'écraser. C'est aussi ce qui le détermina à proposer à la
Saxe et à lallesse, qui étaient comprises dans la circonscription de la
Prusse, de ne point céder à ses instances et de se rattacher à la con-
fédération du Rhin. En apprenant tous ces faits, le roi retomba dans
ses angoisses habituelles; ses dernières espérances s'évanouirent, et
il crut que l'empereur était décidé à lui faire la guerre. C'est ainsi
qu'égarées par de mutuelles défiances et par un inconcevable enchaî-
nement de fautes , la France et la Prusse allaient fondre l'une sur
l'autre, quand tous leurs intérêts leur conseillaient de rester unies.
Un dernier incident détermina la rupture. Le cabinet de Paris avait
entamé deux négociations séparées, l'une avec la Russie, l'autre avec
l'Angleterre. La première avait abouti au traité du 20 juillet, signé
par M. d'Oubrill et envoyé aussitôt à l'empereur Alexandre pour être
ratifié. La seconde n'avait été suivie d'aucun résultat pacifique. Au
début de la négociation, l'Angleterre avait exigé, comme une con-
dition de rigueur, la restitution du Hanovre. L'empereur devait s'y
attendre. Comme il avait un extrême désir de faire la paix, il céda,
sauf à indemniser la Prusse. Lorsque le gouvernement anglais eut
perdu l'espoir de faire la paix, il eut la lûcheté de livrer au cabinet
de Berlin le secret des négociations sur le Hanovre. En apprenant
que l'empereur, qui l'avait forcé à s'emparer malgré lui de l'élec-
torat , voulait le lui reprendre pour le restituer à l'Angleterre, sans
s'être préalablement concerté avec lui, le roi fut saisi d'une vio-
lente douleur, et n'écoutant que son ressentiment, il se prépara à
la guerre. Bientôt la fatale nouvelle fut rendue publique. L'opinion
s'exalta, et de toutes parts on courut aux armes.
Les marques de dédain dont Napoléon avait récemment accablé la
Prusse avaient porté jusqu'au dernier degré d'irritation l'esprit de l'ar-
mée. Toute remplie des souvenirs glorieux du règne de Frédéric II,
elle s'exagérait sa force; elle ne parlait qu'avec mépris des armées de
l'Autriche et de la Russie; elle se croyait appelée à venger les défaites
d'Ulm et d'Austerlitz, et à humilier l'orgueil de celui qui avait abaissé
tant de couronnes. La cour et la jeune noblesse partageaient l'ivresse
de cet orgueil. S'arrachant à ses habitudes féminines , la reine don-
nait l'impulsion aux sentimens guerriers, et poussait le roi à prévenir
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 385
l'invasion des Français en se jetant audacieusement au milieu de
leurs corps épars en Franconic, Cependant la Prusse, n'ayant pas
saisi, en 1805, l'occasion favorable de faire la guerre à la France,
la prudence lui commandait de combiner son plan d'opérations avec
les Russes, de manière à éviter la ftmtc qu'avait faite l'Autriclie dans
la dernière guerre, et à ne point se trouver seule aux prises avec les
armées de Napoléon. Mais le roi , dominé par l'opinion , n'avait pas la
force d'en modérer l'impétueuse ardeur : il était entraîné, La rup-
ture des négociations entre l'Angleterre et la France avait déterminé
l'empereur Alexandre à refuser sa ratification au traité du 20 juillet.
Dans cet état de choses, il était impossible que Napoléon ne posât pas
à Frédéric-Guillaume cette double alternative : l'alliance complète,
sans réserve, avec le libre passage de son territoire pour aller com-
battre les Russes, ou la guerre.
La Prusse lui épargna l'embarras de lui tenir un pareil langage.
Elle prit l'initiative des hostilités (9 septembre 1806) et se jeta dans
cette lutte inégale avec l'imprévoyance de la présomption. Au premier
choc, elle fut vaincue et renversée. Sa belle et valeureuse armée vint
se briser à léna contre nos redoutables phalanges, et une fois dis-
soute, elle ne put se rallier nulle part. Tout son territoire devint
la proie du vainqueur. Napoléon, maître de toute la monarchie
prussienne, pouvait encore se montrer généreux et clément. La
Prusse était à terre, vaincue, anéantie; il pouvait lui tendre la main,
la relever, lui rendre tous ses états, y ajouter le Hanovre et ne
lui demander, pour prix de tant de bienfaits, que son alliance. Un
procédé si grand, si nouveau, eût touché l'ame de Frédéric-Guil-
laume. Il est certain que ce parti s'est offert à l'empereur comme un
des systèmes qu'il pouvait adopter après la journée d'Iéna ; mais le
caractère timide et compassé du roi ne lui inspirait plus de confiance:
il désespérait de lui. Il était convaincu que sa reconnaissance n'irait
jamais jusqu'à lui assurer la coopération de ses armées. Quant à la
cour et à l'armée, il s'en défiait plus encore; il pensait que jamais
elles ne nous pardonneraient l'affront d'Iéna et qu'elles subiraient
notre alliance, non comme un bienfait, mais comme un joug. L'idée
de relever la monarchie prussienne fut donc écartée, et l'empereur
marcha sur le Niémen avec la pensée de relever la Pologne ou de
conquérir l'alliance de la Russie. Le rétablissement de la Pologne
était une œuvre immense qui ne pouvait s'accomplir dans une seule
campagne. Les combats de Pulstuck et d'Eylau nous causèrent des
pertes énormes. L'Autriche n'attendait qu'un revers de nos armées
386 REVrE DES DEUX MONDES.
pour entrer en Silésie et nous prendre à revers. L'empereur jugea
prudent d'ajourner la reslauration de la Pologne et de terminer la
guerre. Il ne vainquit à Friedland que pour obtenir l'alliante de la
Russie. Elle fut signée à Tilsitt le 7 juillet 1807. Cette alliance était
tout à la lois maritime et continenJale; elle avait un double but • forcer
l'Angleterre à la paix en fermant à son pavillon et à ses produits tous
l(^s ports et tous les marchés de l'Europe, et empêcher la guerre
d'éclater de nouveau sur le conlinent. Celte alliance ne fut point un
caprice de la pensée de Napoléon , une combinaison fortuite amenée
par la victoire de Friedland et l'entrevue des deux empereurs; c'était,
au contraire, la réalisation d'un pian profondément médit''.
La Prusse fut la grande victime immolée à ïilsitt. Elle perdit tout ce
qu'elle possédait sur la rive gauche (ie l'Elbe, ainsi que les provinces
qui avaient appartenu autrefois à la Pologne, et qui, érigées en duché
de Varsovie, furent cédées au roi de Saxe. Ce duché devint la première
base d'une nouvelle Pologne. Des possessions prussiennes situées en-
deçà de l'Elbe, l'empereur fit le royaume de Westphnlie qu'il donna à
son frère Jérôme. Avant la guerre de 1806, la populniion de la Prusse
était de dix millions d'ames; elle fut réduite, par le traité de ïilsitt,
à six millions. L'empereur ne se contenta pas de désorganiser sa puis-
sance territoriale; il l'écrasa sous le poids de ses contributions de
guerre. Il lui interdit la faculté d'avoirune armée de plus de quarante-
deux mille hommes; il l'engrena dans son système continental; il pro-
longea l'occupation militaire de son territoire et de ses ])rincipales
places fortes; enfin il disposa de ses routes pour le transport de ses
magasins et de ses troupes.
Ces rigueurs lui ont été reprochées comme un luxe de violences
que ne justifiaient ni les droits de la victoire ni les nécessités de sa
politique. Ces reproches nous semblent injustes. Entre le parti de
rétablir la Prusse dans son ancienne splendeur et de se l'attacher par
la reconnaissance, et celui de la détruire ou du moins de l'aifaiblir si
profondément qu'elle fût hors d'état de nous isuire, il n'y en avait
point d'intermédiaire. Si, à Tilsitt, l'cmpeieur s'était contenté d'écor-
ner son territoire et de diminuer de quelques centaines de mille âmes
sa population, elle eût agi comme l'Autriche en 1709, en 1805 et en
1809; elle eût recomposé en silence le matériel de ses armées, et serait
entrée avec passion dans la première coalition. Puisque la Prusse
n'avait point voulu devenir notre alliée, il fallait qu'elle fût démembrée.
C'était là une des affreuses nécessités de la situation dans laquelle
nous nous trouvions alors. Aussi Napoléon, qui mettait autant de
FREDÉRIC-GL'ILLAIME III. 387
hardiesse dans ses conceptions politiques que dans ses entreprises
guerrières, et qui acceptait audacieuscment toutes les conséquences
d'une situation, Napoléon avait juré une haine mortelle à la Prusse.
Il ne voulait pas seulement l'alfaiblir, il voulait la détruire. Si elle
conserva, après le traité de ïilsitt, un reste de puissance, elle le dut
uniquement à la protection de la Russie, et, il faut le dire aussi, à
Tinfluence personnelle de la reine, qui avait sérieusement touché le
cœur d'Alexandre. Plus Napoléon avait fait de mal à cette puissance,
plus il voulait lui en faire, sentant bien qu'après de si cruelles injures
il n'y avait plus de réconciliation possible, et qu'elle serait toujours
pour la France une implacable ennemie. En 1808, lorsque ses rela-
tions avec Alexandre étaient les plus intimes, il ne cessait de lui de-
mander de lui livrer les destinées de la Prusse. Sa pensée était de lui
enlever la Silésie pour la donner à la Saxe, et de la réduire aux pro-
portions d'un état de troisième ordre. Alexandre, qui avait empêché
sa ruine à Tilsitt, la couvrit encore de son égide en 1808.
11 y avait alors dans le conseil du roi un homme d'une imagination
forte et d'un patriotisme ardent. Le baron de Stein, ministre de l'in-
térieur, conçut le premier l'audacieuse pensée de chercher le salut
du pays en dehors de la sphère d'un gouvernement régulier; c'est
dans le moral des masses , dans leurs passions graduellement excitées,
qu'il proposa de chercher la force destinée à affranchir un jour la
Prusse et l'Allemagne delà domination française. Dans ce but, il
fonda une société secrète dont tous les membres devaient s'unir par
un même serment, celui de se dévouer à la délivrance de la patrie
commune. C'est de cette société et d'une autre fondée par le duc de
Brunswick-Oôls , que sortit le fameux Turjend-liund. Les progrès de
cette société furent rapides : elle ne tarda pas à s'étendre sur toute
l'Allemagne. Tous ceux qui, à quelque degré que (;e fût, avaient
souffert de nos armes, s'empressèrent d'y entrer. Elle embrassait
tous les rangs, s'adressait à toutes les fortunes, aux plus humbles
comme aux plus brillantes; de ses sommités, elle touchait presque
au trône, tandis que ses profondes racines s'enfonçaient dans les
masses obscures mais passionnées des populations. Les plus hauts
personnages de la monarchie, la plupart des chefs de l'armée, de la
magistrature et de l'administration, des princes du sang même,
s'affdièrent au Tugend-Bund. Entre tous se distinguaient le comte de
Goltz et Scharnoost, ministres, l'un des affaires étrangères, l'autre
de la guerre; Bliicher, commandant de la Poméranie; les majors
Grollmann, Schill, Lectocq et Chazot, l'un gouverneur, l'autre com-
388 REVUE DES DEUX MONDES.
mandant militaire de Berlin; Delbruck, chargé de l'éducation du
prince royal ; Krockberg, Miirkel , Riidiger, Gneisnau , tous officiers-
généraux ou conseillers d'état. Mais Stcin avait compris que, pour
passionner les masses et les disposer à sacrifier leur vie , leur fortune
à la patrie, il ne suffisait pas de recourir aux excitations mystiques
des sociétés secrètes , qu'il fallait les attacher au gouvernement par
le lien des intérêts, et il se jeta hardiment dans la voie des grandes
réformes. Par une loi du 0 octobre 1807, il abolit le vasselage et la
glèbe, et en général toutes les juridictions héréditaires. Les bour-
geois et les paysans eurent le droit, jusqu'alors réservé aux nobles,
d'acquérir des biens-fonds; ils purent acheter les terres de la noblesse,
qui obtint à son tour la faculté de se livrer, sans déroger, au com-
merce et à l'industrie. Une autre loi, datée du 21 juillet 1808, com-
pléta l'émancipation des paysans, en assurant leur sort : tout vassal
héréditaire devint propriétaire légal des deux tiers du domaine
exploité par lui ; le dernier tiers forma le lot du seigneur. Les fer-
miers à vie ou à bail limité n'eurent que la moitié ou un tiers de la
propriété qu'ils cultivaient.
Stein fit plus encore; il établit sur une base large et libérale le
système des municipalités électives. Les citoyens des villes, sans
distinction de naissance et de religion , eurent le droit d'élire leurs
magistrats.
Le grand Frédéric avait divisé la nation en trois classes : les nobles,
les bourgeois et les paysans ; les places d'officiers dans l'armée étaient
exclusivement réservées à la noblesse. Stein et tous les hommes
éclairés attribuaient à ces funestes distinctions de classes l'espèce
d'indifférence avec laquelle la bourgeoisie et le peuple avaient assisté,
en 1806, à la catastrophe de la monarchie. Toutes ces démarcations
injurieuses, débris d'un système barbare et offensant pour les droits
de l'humanité, furent effacées. Une loi du mois d'août 1808, et une
autre de 1809, ouvrirent aux bourgeois et aux paysans la carrière des
honneurs militaires ; tous purent arriver, avec du courage et du talent,
aux grades les plus élevés. L'organisation de l'armée fut entièrement
refondue : le ministre de la guerre Scharnoost emprunta à la France
ses principes et son système de recrutement, et s'occupa de donner
à la Prusse une armée nationale; un ordre secret fut envoyé dans
toutes les communes, d'exercer la jeunesse aux manœuvres mili-
taires, en la laissant dans ses foyers jusqu'au jour où le gouverne-
ment l'appellerait sous les drapeaux. Par cette combinaison habile, la
Prusse trouva le secret d'éluder la stipulation flétrissante du traité
FRÉDÉRIC-GUILLAU3IE III. 389
de Tilsitt , qui limitait sa force militaire à quarante-deux mille hommes.
Les punitions infamantes furent supprimées du code militaire.
Stein était un adversaire trop passionné et trop dangereux de la
France pour ne pas doimer ombrage à Napoléon. Un ordre veim de
Paris enjoignit au roi de Prusse d'écarter de son gouvernement le
ministre réformateur. Stein se retira en Russie, mais n'en continua
pas moins de préparer, à l'aide des sociétés secrètes, la délivrance de
l'Allemagne.
Les nouvelles réformes étaient une véritable révolution dans l'état
civil et administratif des Prussiens. Le roi, si timide dans sa politique
extérieure, s'identifia tout entier avec les idées hardies du baron de
Stein. Ih'tait dirigé dans S(;s iiuiovations par un mobile qui ne l'aban-
donna jamais, l'amour de son peuple et un sentiment profond de la
justice et des devoirs de la royauté. Quant aux sociétés secrètes, elles
lui inspiraient une sorte de terreur. Il s'effrayait de leur tendance et
tremblait qu'elles ne le compromissent avant le temps vis-à-vis de
la France : il voyait avec jalousie s'élever à côté du trône une puis-
sance nouvelle qui semblait l'éclipser. Aussi ne voulut-il jamais ni
encourager le Tugend-Bund ni lui reconnaître une existence légale.
La rigueur avec laquelle Napoléon avait traité la Prusse, la violence
exercée sur les princes d'Espagne, et la crainte de devenir, après la
soumission de la Péninsule, la proie de la France et de la Russie,
déterminèrent l'Autriche à reprendre les armes. Elle avait fait,
en 1805, une guerre d'ambition : elle fit, en 1809, une guerre de dé-
sespoir. Elle savait bien qu'en se jetant dans cette nouvelle lutte, elle
renverserait l'édifice élevé à ïilsitt, dût-elle être ensevelie sous ses
ruines. Elle conjura la Prusse d'unir ses efforts aux siens pour sauver
l'Allemagne et l'Europe. Ses manœuvres échouèrent devant la volonté
arrêtée du roi de ne point aventurer sa couronne dans une nouvelle
guerre contre la France; mais lessectaires duTugend-Bund n'eurent pas
la môme modération. A la nouvelle que les Autrichiens étaient entrés
en Bavière, tous les esprits s'émurent; les chefs militaires, Blucher,
Gneisnau, Rudiger, organisèrent, malgré les ordres exprès du roi, le
soulèvement général de la population. Le major Schill, qui, le '29 avril,
quitta Berlin à la tète de son régiment de hussards, donna le signal.
L'enthousiasme était extrême et général ; le roi allait être de nouveau
entraîné : déjà des ordres avaient été donnés pour le rappel des
semestriers, la remonte de la cavalerie et l'armement des places,
lorsque la nouvelle de nos victoires d'Abersberg et d'Eckmiihl arrêta
le mouvement. Tous les complots atteints du même coup avortèrent,
TOME xxiii. 25
390 REVUE DES DEUX MONDES.
et tout rentra dans le silence et l'abattement. A la cour de Kœnigs-
berg, la consternation fut profonde et mêlée de terreur. L'audace
intempestive des sectaires était un crime que peut-être, dans sa
méfiance et sa haine, l'empereur Napoléon ne pardonnerait point.
Afin d'apaiser ses soupçons, le roi séquestra les biens du duc de
Brunswick-Oëls, ordonna la dissolution du Tugend-Bund et en fit saisir
les archives. Schill, le grand coupable, fut mis au ban de l'armée,
déclaré traître à son pays et condamné à mort ainsi que ses com-
plices. La sentence, comme on peut le croire, ne reçut point son
exécution. Schill, d'ailleurs, se fit tuer les armes à la main.
La bataille d'Essling, présentée par nos ennemis comme une défaite
complète de la grande armée, ranima les espérances et l'activité du
Tugend-Bund. Le cri de guerre retentit de nouveau aux oreilles du
roi , et il eut besoin de toute la fermeté que la nature lui avait dé-
partie pour réprimer les passions imprudentes qui grondaient autour
de lui. il lui fallut lutter contre la plupart de ses ministres qui de-
mandaient la guerre. « Je ne veux point descendre déshonoré dans
la tombe, lui écrivait le général Scharnoost, et je le serais si je ne
conseillais à votre majesté de profiter du moment actuel pour faire
la guerre à la France. Voulez-vous que l'Autriche victorieuse vous
rende vos états comme une aumône, ou que Napoléon désarme vos
soldats comme la milice d'une murîicipalité? » Bliichor, qui semblait
n'exister que pour nous chercher des ennemis, type énergique des
passions populaires de l'Allemagne à cette époque, caressé et craint
tout à la fois par la cour qui lui pardoimait sa fougue de sectaire à
cause de son dévouement, Blùcher écrivit directement au roi en
termes peu mesurés, pour se plaindre de l'occasion perdue, deman-
dant son congé, et aimant mieux, disait-il, aller mourir sous un dra-
peau étranger que de rester témoin de la chute du trône.
La conduite de Frédéric-Guillaume, pendant la guerre de 1805,
fut pleine de timidité et d'irrésolution ; dans celle de 1809 , elle ne
fut que modérée et prudente. En 1805, sa monarchie était intacte;
il disposait de toutes ses ressources ; la Russie et l'Autriche combat-
taient sous le même drapeau. Son adhésion à la coalition aurait mo-
difié certainement le cours des évènemens. Dans la guerre actuelle,
au contraire, toutes ses ressources étaient épuisées, toutes ses forces
organisées ne dépassaient pas cinquante mille hommes; son matériel
de guerre était détruit. Il fallait du temps pour le recréer : chevaux,
artillerie, tout lui manquait; sa population était réduite de moitié;
enfin, et cette circonstance était décisive, la Russie était l'alliée de la
FRÊDÉRTC-GUILLAU3IE 111. 3ÎM
France. Sa conduite, en 1809, est donc exempte de tout reproche.
La victoire remportée par Kapoléon à Wagram, suivie bientôt de
l'armistice de Znaïm et de la paix deYieime (14 octobre 1809), expli-
que et justifie sa neutralité.
Après la guerre d'Autriche, l'empereur Napoléon commença à se
relâcher de ses exigences envers la Prusse. Il diminua sa contribu-
tion de guerre et consentit à ce que le roi replaçât à la tète de son
gouvernement le baron de Hardenberg. Ce ministre, non moins
énergique, mais d'une habileté plus pratique que le baron de Stcin,
poursuivit l'œuvre des réformes que celui-ci avait commencée. Aux
taxes partielles et inégales, il substitua une taxe uniforme et propor-
tionnelie qui pesa sur tout le royaume sans distinction de classes.
La noblesse, qui avait été jusqu'alors exempte d'impôts, murmura et
voulut résister; mais on la laissa crier, et elle se soumit. Les corpo-
rations et les monopoles furent abolis; les villes et les villages furent
délivrés de toutes les entraves qui gênaient autrefois le libre exercice
de leur industrie, et chaque citoyen eut le droit de se livrer à toute
espèce de commerce et de fabrication.
Par ces sages mesures, le roi acquérait chaque jour de nouveaux
titres à l'amour de son peuple, et enlevait aux démagogues tout pré-
texte pour déchaîner les masses contre l'autorité. Le crédit se raffer-
missait, et le 'pays attendait avec une résignation triste mais calme
les évènemens qui devaient fixer définitivement son sort.
Accablé de malheurs politiques, Frédéric-Guillaume se vit frappé en-
core dans les plus chères affections do son cœur. La reine, objet de son
culte, lui fut enlevée pendant un court voyage qu'elle était allée faire
au miUeu de sa famille, dans le Mecklenbourg. Elle avait une beauté
remar(iuable , une grâce incomparable, et un désir de plaire poussé
quelquefois jusqu'à la coquetterie, qui lui donnait une séduction irré-
sistible. La nation aimait en elle ses qualités personnelles et peut-être
plus encore cette fougue présomptueuse avec laquelle elle avait osé
braver, en 1806, le chef de la France. Le spectacle des désastres de
son pays, désastres dont elle était un des auteurs, l'avait navrée de
chagrins et abrégea ses jours. Sa mort causa en Prusse un deuil uni-
versel : le roi en fut long-temps inconsolable; rien ne put combler le
vide que fit cette perte cruelle dans son intimité, et depuis aucune
femme n'a occupé dans son cœur et dans sa vie la place de la belle
reine Louise.
L'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre s'étaient partagé à
Tilsitt la domination du continent. Leurs pouvoirs se faisaient en
25.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque sorte équilibre. La mauvaise foi de la Russie dans la guerre
de 1809, le traité dcA'ienne, qui enleva à rAulriche trois millions
six cent mille âmes et qui accrut de deux millions le duché de Var-
sovie malgré les instances de l'empereur Alexandre, rompirent toute
harmonie et tout équilibre entre les deux empires, et rendirent
une nouvelle lutte entre eux inévitable. La Prusse, placée entre ces
deux colosses, ne pouvait rester neutre; elle n'avait pas non plus lii
liberté de choisir son allié. Elle ne s'appartenait plus; elle était la
vassale de la France, qui l'avait subjuguée. Si elle avait hésité un
moment, elle était perdue, Napoléon marchait sur elle et l'écrasait.
Poursuivi par une logique impitoyable , il fut un moment tenté
d'anéantir cette monarchie, qui, s'il était vaincu dans sa lutie contre
le iSord, pourrait lui fermer sa retraite. La loyauté du roi, l'abné-
gation avec laquelle il se livra à lui tout entier, le désarmèrent,
et la Prusse fut sauvée. Vingt mille Prussiens marchèrent sous nos
drapeaux contre les Russes, et se conduisirent sur les champs de ba-
taille en gens d'honneur; mais lorsque le froid et la disette eurent
détruit la plus belle armée des temps modernes, les masques tombè-
rent, les haines contenues se déchaînèrent, Prussiens et Français se
retrouvèrent ennemis. La défection du général York (30 décem-
bre 181-2) devint le signal du soulèvement de toute l'Allemagne. La
conduite de Frédéric-Guillaume dans ce moment critique n'a pas été
jugée comme elle mérite de l'être. Non-seulement il fut étranger à la
défection du général York, mais son premier mouvement fut de le
désavouer et d'ordonner sa mise en jugement. La terreur que lui
inspirait encore la puissance de Napoléon n'était pas la seule cause
qui le retenait dans son système; il était lié à sa politique par des
traités, et sa conscience honnête répugnait à passer brusquement,
sans ménagemens, du camp français dans celui de la Russie. 11 se
croyait tenu personnellement à des égards envers l'empereur. Si
sa monarchie était debout, s'il régnait encore, il ne le devait qu'à
ses protestations réitérées de fidélité. Ce n'est qu'en portant dans
l'esprit de Napoléon la conviction qu'il avait affaire à un homme loyal
dont le malheur n'avait point dégradé l'ame, que le chef de la France
s'était décidé, en 1812, à l'accepter pour allié au lieu de le détrôner.
Maintenant que la fortune avait trahi ses armes, et que la main de
l'adversité commençait à s'étendre sur lui, fallait-il l'abandonner et
le faire repentir d'avoir cru aux sermons du roi de Prusse? 11 y avait
dans la manière de sentir de Frédéric-Guillaume une délicatesse qui
ne lui permettait pas de se mettre à la tête du mouvement de l'Aile-
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 393
magne, et il était de bonne foi, lorsque, après la défection du général
York , il envoya le prince d'IIazfeldt à Napoléon pour protester de sa
fidélité. Si ces scrupules n'étaient pas d'un grand politique, ils par-
taient du moins d'un honnête homme. Il n'avait pas, lui, donné sa
fille à l'empereur comme gage de son dévouement : il n'avait donné
que sa parole, et c'en était assez pour lui interdire une défection.
Mais bientôt l'impulsion donnée aux populations par la haine du
joug étranger et les excitations du Tugend-Bund déconcerta tous les
calculs de la prudence; le soulèvement devint général. La Prusse
entière prit les armes et se trouva transformée en un vaste camp. Le
roi, encore incertain et effrayé de ce torrent déchaîné, quitta Berlin
et se retira à Breslau. Ses scrupules de conscience n'allaient pas jus-
qu'à l'empêcher de tirer avantage des chances favorables que lui
envoyait la fortune. Son projet était de s'interposer entre la France
et la Russie comme médiateur armé, de profiter de ce rôle pour régu-
lariser et discipliner le mouvement de son peuple , réorganiser ses
armées, et régler, de concert avec l'Autriche, les bases de la pacifica-
tion européenne. S'il avait un désir ardent de secouer le joug de la
France et de recouvrer ses provinces perdues, il n'attachait pas moins
de prix à écarter de l'Allemagne le voisinage et la suprématie de la
Russie. Il craignait, et cette appréhension était plus vive peut-être
encore à Vienne, que le sceptre continental ne passât des mains de
Napoléon dans celles d'Alexandre, et que la Pologne tout entière ne
tombât sous les lois du czar. Il sentait la nécessité de fortifier sa mo-
narchie sur la Vistule et d'empêcher la Russie de franchir ce fleuve.
Ces combinaisons d'un esprit éclairé et modérateur furent empor-
tées dans la grande tourmente de 1813. Ici s'ouvre pour Frédéric-
Guillaume une période dans laquelle sa personnalité disparaît, pour
ainsi dire, sous la violence des évènemcns. Nous voyons la Prusse
prendre une part active à toutes les opérations militaires et politiques
dirigées contre la France, l'élite de son peuple combattre héroïque-
ment à Lutzen, à Bautzen et à Leipsick, le nom de son souverain
figurer dans toutes les grandes transactions de l'Europe à côté de
ceux des empereurs de Russie et d'Autriche, et cependant le rôle
politique de Frédéric-Guillaume reste subordonné à celui de ses alliés.
Il est visiblement maîtrisé par les passions de son peuple et par l'as-
cendant de la Russie. L'impulsion qui naguère lui venait de Paris
lui vient aujourd'hui de Pétersbourg, et la fatalité des circonstances
est telle, qu'il ne peut pas plus résister à celle-ci qu'à la première.
Le 1" mars 1813 il s'aUie à la Russie par le traité de Kalisch, le 14 juin
39i REVUE DES DEUX MONDES.
à l'Angleterre par le traité de Ueichenbach; le 9 septembre, il conclut
à ïœplitz une triple alliance avec la Russie et l'Autriche, qui stipu-
lent que les monarchies autrichienne et prussienne seront recons-
truites dans les proportions qu'elles avaient avant leurs désastres;
le 1" mars 181i, il signe encore avec l'Autriche, l'Angleterre et la
Russie le traité de Chaumont, qui pose les bases de la nouvelle orga-
nisation de l'Europe. Napoléon succombe et abdique, et les souve-
rains qui l'ont vaincu s'assemblent à Vienne pour se partager ses
dépouilles.
Ce que Frédéric-Guillaume et M. de Metternich avaient redouté,
et ce que, dans leurs sages pr visions, ils eussent voulu prévenir, ne
s'était que trop réalisé. La Russie avait exploité à son profit l'exalta-
tion des populations germaniques ; elle s'en était servie comme d'un
levier, non pas seulement pour abattre iNapoléon , mais pour faire la
loi à ses propres alliés. C'est elle qui, au congrès de Vienne, présida
en arbitre suprême au partage des territoires devenus la proie des
vainqueurs.
La plus importante des questions qui furent agitées à ce congrès
fut celle de la reconstruction de la Prusse. Dans le projet de pacifi-
cation générale que M. de Metternich avait remis au duc de Vicence, à
Prague (août 1813), et que l'empereur Napoléon eut le tort d'accepter
trop tard, le grand duché de Varsovie était partagé entre la Russie,
l'Autriche et la Prusse : la Vistule devenait la limite de la Russie du
côté de l'Allemagne. Les évènemens ayant donné à cette dernière puis-
sance une prépondérance écrasante , elle exigea la réunion à ses états
de la plus grande partie du duché de Varsovie, qui av>;it formé dans
le second et le troisième partage de la Pologne le lot de la Prusse , en
sorte que cette dernière puissance se vit obligée de duTcher en Alle-
magne et sur le Rhin la compensation de ce qu'elle perdait sur la
Vistule. Elle demanda que la Saxe entière fût incorporée à son ter-
ritoire. C'est alors que la France éleva la voix pour sauveur une maison
dont le crime était de lui être restée fidèle dans ses malheurs comme
dans sa prospérité. Elle rallia à son opinion l'Autriche et l'Angle-
terre, et conclut avec elles le traité d'alliance du 0 janvier 1815, dont
le but était moins encore d'empêcher la spoliation de la Saxe que de
combattre l'ascendant funeste de la Russie. Les ratifications du traité
du 6 janvier n'avaient pas encore été échangées lorsque la nouvelle
arriva à Vienne que Napoléon avait quitté l'île d'Elbe, touché terre
au golfe Juan , et qu'il marchait sur Paris. La frayeur fit dans cette
occasion ce qu'elle fait toujours ; elle mit fin aux dissidences et rallia
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 395
tous les partis. On ne pensa plus qu'à se concerter sur les moyens de
détruire l'ennemi que la fortune ramenait une dernière fois sur le
champ de bataille. L'Autriche avait proposé de couper la Saxe en
deux , d'en donner une moitié à la Prusse, et de laisser l'autre à Fré-
déric-Auguste; la proposition fut acceptée, et l'on marcha contre la
France.
La moitié de la Saxe n'ayant pu suffire à couvrir la Prusse de la
perte qu'elle avait faite de ses provinces polonaises, on lui adjugea,
pour compléter ses indemnités, le grand-duché du Bas-Rhin. Après
la chute de'linitive de Napoléon, le second traité de Paris du 20 no-
vembre 1815 réunit encore à cette monarchie Sarrelouis et le terri-
toire voisin.
Il y avait sans doute de la noblesse à protéger ce vénérable roi de
Saxe, qui, pendant tant d'années, avait honoré le trône et le com-
mandement; mais il est bien évident que le zèle de l'Autriche, de la
France et de l'Angleterre s'est ici mépris. Puisqu'on avait résolu de
réorganiser le continent sur des bases solides et durables, il ne fallait
pas s'arrêter à des intérêts secondaires. Ce n'est point pour la sûreté
de la Prusse seulement qu'il fallait la constituer fortement, mais pour
la garantie de tout l'Occident. Au lieu d'épuiser leur énergie à dé-
fendre la Saxe, les trois puissances auraient dû avoir le courage d'at-
taquer de front les prétentions de la Russie et de l'empêcher de passer
la Vistule. Elles auraient eu l'assentiment de tous les cabinets. Du
moment qu'elles lui permettaient de franchir le fleuve et de prendre
poste à deux pas de l'Oder, il valait mieux livrer à la Prusse la Saxe
entière et laisser à la France les provinces rhénanes. Les deux puis-
sances eussent trouvé dans cette double combinaison , la Prusse, une
force de concentration qu'elle n'a pas, et la France, le complément
indispensable de son territoire.
La Russie se trouve en état d'offensive contre tous les pays aux-
ques elle confine, contre la Prusse, que la Wartha ne couvre pas,
contre l'Autriche, découverte sur toute sa ligne du nord, enfin contre
la confédération germanique, dont elle n'est plus séparée que par
l'Oder. 11 fallait que la Russie eût pris sur les autres puissances un
ascendant bien dominateur pour qu'elles se résignassent à livrer ainsi
sans défense l'Europe, sa civilisation et les arts qui la décorent aux
spéculations ambitieuses d'un empire dont la pensée constante est
de faire sentir à l'Occident sa suprématie.
La population de la Prusse était, en 1806, de dix millions d'ames.
Elle a été portée, en 1815, à près de douze millions; elle est aujour-
396 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hui de quatorze millions. Néanmoins ces accroissemens ne sauraient
balancer les périls auxquels l'exposent l'invasion de la Russie au cœur
de l'Allemagne, et l'espèce de dépendance dans laquelle se trouve ce
royaume par sa position géographique.
Ce n'était pas seulement au nom de l'indépendance germanique,
mais aussi de la liberté , que les chefs des sociétés secrètes avaient
soulevé contre la France les populations de l'Allemagne. Dans l'en-
traînement de la lutte, les souverains avaient promis à leurs peuples
des institutions représentatives, et Frédéric-Guillaume, dominé alors
par le Tugend-Bund et le génie de Stein , avait été l'un des premiers à
engager sa parole. Mais lorsque, après le rétablissement de la paix , le
moment fut venu pour ce prince de tenir sa promesse, il recula devant
les difficultés de son exécution. La Prusse était sortie du congrès de
Vienne avec une organisation défectueuse, llabitans catholiques du
duché du Bas-Khin, Polonais du duché de Posen, Saxons violemment
séparés de leur souverain légitime, Prussiens protestans du Brande-
bourg, on avait attaché au même sceptre toutes ces populations
diverses, et on en avait formé une monarchie bigarrée qui , au défaut
d'ensemble et d'unité, joignait celui d'être projetée sur une ligne im-
mense, sans force de cohésion ni frontières militaires à ses deux
extrémités. Le duché du Bas-Hliin, dominé par les idées françaises,
réclamait la conservation du code Napoléon et du jury et une admi-
nistration séparée; la noblesse médiatisée, le rétablissement de ses
anciens privilèges; les vieilles provinces prussiennes, des assemblées
provinciales ; les paysans de la Westphalie, l'abolition de la servitude
et de la glèbe; la bourgeoisie enfin et le peuple, une assemblée natio-
nale. Pour que tous ces élémens discordans pussent s'ajuster et fonc-
tionner ensemble, peut-être était-il nécessaire qu'une volonté unique»
absolue, intelligente, les dominAt tous de sa hauteur et les gouvernât
quelque temps, chacun selon sa nature et ses tendances.
En 1815 et dans les années qui suivirent, les dissemblances étaient
si tranchées, les prétentions si impérieuses, les esprits si exaltés,
que l'on s'explique, sans l'absoudre complètement, les répugnances
de Frédéric-Guillaume à leur ouvrir la grande arène parlementaire.
Il a craint sans doute qu'une tribune libre ne devînt l'écho passionné
de tous les regrets, de toutes les douleurs qu'avaient fait naître dans
l'esprit des populations de la Pologne, de la Saxe et des bords du
Rhin, la distribution arbitraire de leurs territoires et le mépris de
leur nationalité. Sans rétracter sa promesse, il résolut d'en ajourner
l'accorapUssement. Par décret du 22 mai 1815, une commission devait
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 397
être formée pour organiser d'abord des états provinciaux, et bientôt
après une assemblée centrale des représentans de tout le royaume.
Deux années s'écoulèrent avant que cette commission fût nommée,
et à la lenteur de ses travaux il était visible qu'il entrait dans les cal-
culs du gouvernement prussien de ne point accorder les institutions
qu'il avait promises.
Cependant les populations s'irritaient des lenteurs du roi à s'ac-
quitter de sa parole; elles croyaient avoir acheté de leur sang, dans
les champs de Lutzen et de Leipsick, l'indépendance de l'Allemagne
et la liberté politique. Une partie des princes de la confédération, les
rois de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe, les ducs de Saxe-Weimar
et de Bade, fidèles à leurs engagemens, avaient accordé à leurs peu-
ples des constitutions. Le contraste de cette conduite avec celle de
Frédéric-Guillaume ajoutait encore, en Prusse, à l'irritation de l'opi-
nion. Exaltée par d'audacieux novateurs, enivrée de ses exploits mi-
litaires , la jeunesse des universités s'agitait , complotait et s'affdiait à
de nouvelles sociétés secrètes. Au Ïugend-Bund, créé en haine de
l'étranger, avaient succédé le Burschenschafft et XArminia, dirigés
contre les gouvernemens établis. Dans les transports de leur exalta-
tion, d'ardens sectaires se portèrent à d'affreux excès. Kotzebue,
écrivain aux gages de la Russie, fut désigné comme la première vic-
time qu'il fallait immoler : Sand, son assassin, appartenait à l'univer-
sité d'Iéna.
Tout ce qui sortait d'une certaine mesure troublait l'esprit de Fré-
déric-Guillaume. A la vue de ce débordement de passions déchaî-
nées contre son gouvernement, accusé publiquement de mauvaise
foi et de trahison , en butte à des conspirations qui menaçaient Son
trône et sa vie, ce prince mit de côté toute pensée de rivaUté, et,
se jetant sans réserve dans les bras de l'Autriche, lui offrit de la
seconder dans toutes les mesures qu'elle croirait devoir adopter
pour combattre et réprimer les nouveaux sectaires. Les deux puis-
sances, en se réunissant, parvinrent bientôt à dominer toute la con-
fédération. Les mesures répressives arrêtées dans le congrès alle-
mand de Carlsbad en 1819, dans les conférences de Vienne en 1820,
et transformées ensuite à Francfort en résolutions diétales, enchaî-
nèrent enfin l'esprit de révolution , amenèrent la dissolution de la
plupart des sociétés secrètes, et rendirent le repos à l'Allemagne.
Malheureusement, les droits des peuples et des souverains en reçurent
de graves atteintes. L'indépendance des états secondaires a été étouffée
«en 1819 et 1820 par l'omnipotence des volontés de l'Autriche et de
398 REVUE DES DEUX MONDES.
la Prusse, et si le même accord devait toujours régner entre ces deux
puissances dans toutes les questions germaniques, les princes du
second ordre ne seraient plus que leurs préfets héréditaires. Les
(•onséquences d'un tel état de choses seraient incalculables.
D'accord avec l'Autriche pour exercer sur la confédération une
police dictatoriale, la Prusse s'est de même associée aux décisions
arrêtées par cette puissance et la Russie dans les congrès de Troppau,
de Laybach et de Vérone. Dans cette phase de sa vie, Frédéric-Guil-
laume n'a rempli qu'un rôle secondaire et effacé. Sa modération et
son excellent jugement contrastaient avec les procédés violens de la
sainte-alliance. Il dut souvent souffrir d'être entré dans un système
qui n'était pas le sien, et où il ne tenait point un rang digne de sa
puissance; mais il se trouvait lié aux souverains d'Autriche et de
Russie par une solidarité de position et d'intérêts dont il lui était
difficile de s'affranchir. Les souverains alliés avaient travaillé tous en
('ommun à la pacification et à la réorganisation de l'Europe. L'œuvre
qui était sortie de leurs mains était loin d'être un monument de sagesse
et d'équité. Sous l'influence maîtrisante du cabinet de Saint-Péters-
bourg , la Prusse et l'Autriche avaient été forcées de se montrer cu-
pides et spoliatrices. Des populations dont les titres et les droits au-
raient dû être respectés, avaient été immolées arix calculs de l'égoïsme
et de l'ambition. De là, pour les trois puissances, la nécessité de rester
unies pour se garantir contre de légitimes resscntimens. La Prusse
avait donc nécessairement sa place marquée dans la sainte-alliance;
mais Frédéric-Guillaume, intimidé par l'exaspération des démocrates
allemands, y apporta trop d'abnégation. Sans rompre avec ses alliés,
il pouvait conserver une attitude plus ferme et plus digne de ses
lumières et de l'élévation de son jugement. Du reste, il ne tarda pas
à comprendre qu'il s'était laissé trop engager dans cette voie rétro-
grade. Aussitôt que la situation intérieure de la Prusse se fut amé-
liorée, que l'arrestation et le jugement des conspirateurs, les restric-
tions plus sévères imposées au régime des universités , la dissolution
des sociétés secrètes eurent ramené le calme dans les esprits, il reprit
sa liberté d'action et agit en souverain , décidé à répudier, dans le
gouvernement de ses peuples, les principes exclusifs et violens de
ses alliés.
Le 5 juin 1823, au moment où succombait la révolution espagnole
et où les idées absolutistes semblaient avoir pris possession de tout
le continent, Frédîric-Guillaume donna aux provinces de sa monar-
chie une organisation d'états provinciaux conçue sur des bases assez
FRÉDÉRIC-GUILLAUME IIP. 390
libérales. Ce n'était point encore là sans doute une représentation
nationale; mais ces assemblées locales en étaient comme le premier
degré. Leur effet devait être de préparer graduellement les esprits à
une liberté plus générale et plus complète. Une série de mesures
financières et administratives qu'il serait trop long d'énumérer fer-
mèrent peu à peu les plaies que la guerre avait faites, et ouvrirent à
la Prusse une nouvelle voie de prospérités.
Un édit du 25 septembre 1820 avait complété l'émancipation des
paysans westphaliens, aboli les corvées et la glèbe, et réduit les droits
seigneuriaux à des redevances annuelles.
Les lois civiles françaises , l'institution du jury et la publicité des
débats judiciaires furent maintenues dans les provinces rhénanes,
non cependant sans rencontrer de vives résistances dans le sein du
gouvernement.
L'armée reçut son organisation définitive, organisation admirable
qui, en temps de guerre, transforme la Prusse en un camp et fait de
chaque citoyen un soldat, et qui, dans la paix, ne retient sous les
armes que le nom.bre de troupes réclamé par les besoins du service.
Un large système d'éducation publique a été fondé sur la triple
base des sciences, de la morale et de la religion. En Prusse, le gou-
vernement ne se contente pas de protéger l'instruction ; il en fait
une loi pour tous ses sujets. Tout habitant qui ne justifie pas d'une
fortune suffisante pour élever chez lui ses enfans doit, sous peine
d'amende, les envoyer à l'école. Les hautes sciences ont toujours été,
comme l'instruction élémentaire, l'objet des encouragemens du pou-
voir. Les universités de Berlin et de Breslau furent fondées dans les
années qui suivirent la catastrophe de 1806, et comme les ressources
de l'état étaient épuisées, le roi vendit ses bijoux pour payer les frais
de ces établissemens. L'université de Bonn date de 1814.
Sous l'habile direction du comte de Bernstoff, qui prit en 1822 la
direction des affaires étrangères, la politique du cabinet de Berlin
reprit un caractère de fermet'- et d'indépendance que le prince de
Hardenberg, affiiibli par l'âge, lui avait laissé perdre; elle commença
à balancer de nouveau en Allemagne l'inHuence autrichienne.
La formation de la grande association des douanes allemandes,
négociée avec tant de suite et d'habileté, a couronné dignement
l'œuvre de cette sage politique. Ce système n'a point été inspiré par
une pensée d'ambition et de suprématie. La Prusse, en l'établissant,
n'a fait que céder aux instances du commerce allemand , qui ne pou-
400 REVUE DES DEUX MONDES.
vait se développer au milieu des entraves, des tarifs de douanes et
des péages qui coupaient en tout sens, comme les cases d'un vaste
échiquier, le territoire germanique. L'Allemagne comptait jusqu'à
trente-huit tarifs différens. Chaque états'enveloppant dans ses lignes
de douanes, il n'y avait que les grandes puissances comme l'Autriche
et la Prusse qui trouvaient dans leurs marchés intérieurs une con-
sommation suffisante pour alimenter la production indigène. Dans
les petits états où la consommation était extrêmement limitée, une
foule d'industries, qui exigent de grands capitaux pour la labri-
cation et des marchés pour écouler leurs produits, ne pouvaient exis-
ter. Aussi toute l'Allemagne sentait le besoin d'affranchir son com-
merce intérieur des entraves qui l'étouffaient. Les petits états de-
mandaient que l'on substituât à la multiplicité des tarifs une vaste
association commerciale qui n'aurait qu'un seul et même système de
douanes; mais les embarras financiers des grands états, la crainte de
voir diminuer leurs revenus, et, ce qui était plus grave, de compro-
mettre des industries indigènes en ouvrant leurs frontières à des pro-
duits similaires de qualité supérieure, les déterminèrent pendant
long-temps à repousser les doléances du commerce. Enfin les plaintes
devinrent si vives, si générales, que les gouvernemens prirent le
parti de s'entendre avec leurs voisins et formèrent ces premières
associations qui séparèrent l'Allemagne en plusieurs zones commer-
ciales. La Prusse jugea qu'il ne lui était plus possible, à moins de
soulever les reprociies de toute la confédération, de maintenir la
rigueur de ses tarifs. Elle commença aussi à mesurer les avantages
politiques qu'elle trouverait à devenir le centre d'un vaste système
commercial qui embrasserait tout le nord de l'Allemagne, et elle
conclut les 9 et 17 juin 1826, avec plusieurs petits états, des traités
qui servirent de base à tous ceux qu'elle a signés depuis.
La révolution de 1830 est veimc mettre à une nouvelle épreuve la
sagesse de Frédéric-Guillaume. Jamais peut-être, à aucune époque
de son règne, ce prince n'eut besoin de plus de sagacité et de mo-
dération pour saisir le véritable caractère de cette révolution , calmer
les frayeurs qu'elle avait partout excitées, et contenir les passions
qui voulaient la combattre. Tout l'édifice européen fut ébranlé dans
ses fondemens par la commotion de juillet. Tous les peuples qui
avaient été frappés dans leur nationalité par les traités de 1815, com-
primés dans leurs libertés intérieures par la sainte-alliance, les fJelges,
les Polonais, les Italiens, les Allemands eux-mêmes, tressaillirent à
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 401
ce grand événement comme à un signal d'affranchissement. Quant à
la Prusse, il était impossible qu'elle n'en ressentît pas un mouvement
d'effroi.
La révolution belge, fdle de celle de juillet, a rompu la chaîne des
positions qui soutenaient et flanquaient le grand-duché du Bas-Rhin.
Elle a frappé dans sa puissance et sa considération la maison d'Orange,
à laquelle le roi de Prusse était attaché par les liens du sang, de
l'amitié et des intérêts politiques. Émue au spectacle de ces deux ré-
volutions accomplies si prés d'elle, la population du duché du Bas-
Uhin manifestait des dispositions inquiétantes. En France, un parti
redoutable, exploitant d'universels regrets, appelait la nation aux
armes, et demandait la guerre pour effacer la honte des traités
de 1815, reconquérir nos limites et révolutionner l'Europe. Sur plu-
sieurs points de l'Allemagne , en Saxe , à Francfort , en Bavière ,
les passions politiques se réveillaient et menaçaient de nouveau l'exis-
tence des gouvernemens. L'insurrection polonaise entretenait l'agi-
tation dans le duché de Posen. L'empereur de Russie usait de tous
les moyens d'influence que lui donnaient sur Frédéric-GuiUaume sa
puissance et ses liens de famille pour lui communiquer ses ressenti-
mens et le pousser à des actes de protection déclarée en faveur du
roi de Hollande. L'empereur a toujours entouré l'impératrice de soins
et d'égards, et il avait acquis par là un grand ascendant sur le cœur
du roi , qui portait à sa fdle un extrême attachement. Il était à craindre
(|u'il n'abusât de cet ascendant. Enfin, dans le sein même de sa
famille, le roi trouvait des esprits ardens et passionnés qui partageaient
les haines de la cour de Saint-Pétersbourg contre la révolution , ses
sympathies pour la maison d'Orange, et qui demandaient la guerre.
A la tète de la faction belliqueuse était le prince royal, que l'ûge,
l'expérience, les conseils de son père ont depuis ramené à des sen-
timens plus modérés. Le roi ne se laissa point effrayer par les commo-
tions dont la Belgique, l'Allemagne et la Pologne furent le théâtre ,
ni fasciner par toutes les influences conjurées pour l'entraîner hors
des voies pacifiques. Le premier des souverains étrangers, il comprit
que les évènemens de juillet n'étaient point une nouvelle phase révo-
lutionnaire, mais le terme, au contraire, de nos longues agitations. Il
s'assura que, sans désirer la guerre, nous ne la craignions pas, que
nous étions résolus à ne point prendre l'offensive, mais que si l'Eu-
rope nous attaquait, nous étions prêts à déchaîner contre elle nos
armées et nos principes.
Frédéric-Cluillaume n'était point disposé à perdre le repos de ses
402 REVUE DES DEUX :\IONDES.
vieux jours dans une nouvelle lutte contre la France. Une fois, clans
ses jeunes années, il avait cédé à l'entraînement des passions guer-
rières, et il avait compromis son trône et sa monarchie; le souvenir
de cette faute et de ses conséquences était toujours présent à sa pen-
sée, et fortifiait ses inclinations naturellement pacifiques. Il s'attacha
au système de paix, comme au seul qui lut capable de préserver le
continent d'une subversion totale. 11 s'appliqua, comme toujours, à
tenir la balance entre les deux forces qui se partagent l'Europe. Il
resta fidèle aux principes de l'alliance qui l'imissait depuis vingt-sept
ans à l'Autriche et à la Russie. Il s'entendit avec la première pour
dicter de nouveau à la diète des résolutions destinées à comprimer en
Allemagne l'esprit de révolution. Dans la guerre de Pologne, il servit
la cause des Russes avec un dévouement qui eut, il faut le dire , tous
les caractères d'une coopération matérielle. Mais en môme temps on
le vit annoncer, proclamer en toute occasion sa détermination for-
melle de profiter de la position centrale de ses états pour empêcher
qu'on n'attaqucU la France. Plus qu'aucun des souverains du conti-
nent, il contribua à faire résoudre d'une manière pacifique la ques-
tion belge. Lorsqu'au mois d'août 1832, la France fit le siège d'An-
vers, il en ressentit un vif déplaisir, et il était impossible qu'il en fût
autrement; cependant il ne dévia pas un moment de la ligne qu'il
avait adoptée.
Par cette politique ferme, il a déjoué tous les projets de collision,
de quelque part qu'ils vinssent, et assuré la paix générale; ce système
n'a pas cessé, depuis 18.30, de dominer toutes les modifications de son
cabinet. Le roi s'est appliqué avec ce zèle de conciliation , qui a tou-
jours été un des penchans de sa politique , à adoucir l'amertume des
sentimens qu'avait fait naître dans les cours de Pétersbourg et de
Vienne notre révolution, n'usant de sa haute influence sur ses alliés
que pour les modérer, dissiper leurs préventions , et les disposer à
une appréciation plus exacte des hommrs et des choses.
Lorsque l'aifermissement de la monarchie de juillet eut justifié les
prévisions de ce prince, il prit vis-à-vis d'elle une attitude pleine de
bienveillance et de véritable amitié. Rien loin de partager les mé-
fiances de la Russie contre notre alliance avec l'Angleterre, il l'a vue
se consolider avec une satisfaction véritable, comme la combinaison
la plus propre à assurer le repos du monde. Dans une occasion récente,
quand de graves dissentimens, envenimés parla Russie, furent sur le
point de dissoudre cette alliance , Frédéric-Guillaume ne dissimula
ni les regrets qu'il en ressentait, ni ses vœux pour que ces nuages
FRÉDÉRIC-GlfLLAUME 111. WS
disparussent sans retour. Il refusa formellement d'entrer dans le plan
d'arrangement des affaires d'Orient, apporté à Londres par M. de
Brunow. Ce plan n'avait point à ses yeux le caractère de sagesse et de
haute impartialité qui convient à un système de véritable pacification;
il le blâmait hautement comme un contrat passé entre deux puissances
ambitieuses, qui ne s'accordaient qu'en se sacrifiant mutuellement
l'Egypte et la Turquie. Il s'affligeait sérieusement des tendances de
lord Palmerston à se séparer du cabinet de Paris dans la question
d'Orient, convaincu que l'alliance de la France et de l'Angleterre
était la plus solide garantie de la conservation de l'empire ottoman
et de la paix générale.
Les dispositions amicales de Frédéric-Guillaume envers notre gou-
vernement se sont particulièrement manifestées dans l'accueil qu'il
fit à Berlin, en 1836, aux princes français, et dans la négociation du
mariage du duc d'Orléans. Il reçut ces princes avec une bonté infinie
dégagée de toutes les froideurs de l'étiquette. Il les combla, lui et
toute sa famille, d'attentions si empressées, si délicates, qu'il était
impossible de n'y pas voir un dessein arrêté d'être agréable à la
France. On sait la sensation profonde produite à Berlin par la pré-
sence des deux princes. Aux transports avec lesquels la i)opulation
entière les applaudit, il était visible qu'elle saluait en eux, non pas
seulement les fils du roi des Français, mais les jeunes et brillans
reprôsentans de la révolution de juillet.
On assure que les penchans militaires du duc d'Orléans effrayaient
un peu l'esprit pacifique du roi de Prusse, et qu'il disait souvent,
sans doute avec le désir secret qu'une telle parole fût comprise aux
Tuileries : // faut marier ce jeune homme de bonne heure. Il avait
pensé d'abord que les vues de la famille royale se portaient sur une
archiduchesse d'Autriche; mais le chef du cabinet français, c'était alors
M. ïhiers, ayant autorisé M. Bresson à déclarer que le prince n'était
point limité dans le choix de son épouse à la maison de Lorraine , et
qu'il mettait les convenances personnelles bien au-dessus de celles
de la naissance , Frédéric-Guillaume fit savoir à Paris que si le duc
d'Orléans consentait à recevoir une épouse de sa main , il avait à lui
oflVir une princesse accomplie. Cette princesse était la jeune duchesse
Hélène de Mecklenbourg. La proposition toucha profondément la
famille royale de France; elle fut acceptée, et Frédéric-Guillaume
se chargea, avec une prédilection toute paternelle, de la négociation
du mariage. Cette alliance rencontrait quelques oppositions dans le
soin de la famille de Mecklenbourg; il réussit à les vaincre, et le
40V REVUE DES DEUX MONDES.
mariage fut conclu. Lorsque la duchesse Hélène passa par Berlin
pour aller s'unir en France à riiéritier du trône, le roi la reçut dans
ses bras avec une extrême émotion. Sans doute la vue de cette jeune
princesse lui rappela de douloureux souvenirs et rouvrit une blessure
mal fermée. Lui aussi, dans ses jeunes années, il avait demandé une
épouse à la maison de Mecklenbourg, et il avait trouvé dans cette
union, brisée trop tôt, un bonheur sans nuages.
Aucune puissance en Europe n'a plus habilement profité que la
Prusse de la durée de la paix générale. Ses efforts ont eu surtout pour
objet, depuis 1830, de compléter l'œuvre commencée de l'association
des douanes allemandes. Sa tâche est aujourd'hui à peu près accomplie;
presque tous les états de la confédération, les deux liesses, la Bavière,
Bade, le Wurtemberg, la Saxe, Francfort, Nassau, sont entrés dans
cette vaste union, dont elle est le chef et le protecteur. Son influence
morale s'est considérablement étendue et fortifiée à la faveur de ce
système. La suprématie que les margraves de Brandebourg avaient
cherché à obtenir dans une partie de l'Allemagne par l'assimilation
des idées religieuses , le grand Frédéric par l'autorité de son génie et
de ses armes, Frédéric-Guillaume III a voulu y arriver, dans ses der-
nières années, par la fusion des intérêts commerciaux. L'Autriche, qui
se voit rejetée en dehors du mouvement matériel et moral de la con-
fédération, assiste avec une jalousie secrète et haineuse aux succès de
sa rivale. Sa dignité et sa considération souffrent de cet isolement, et
l'accord qui règne entre elle et la Prusse sur les questions de politique
générale, n'empêche pas que, dans les affaires d'Allemagne, elles ne
se livrent une guerre sourde et incessante. Frédéric-Guillaume semble
s'être attaché à prouver à toutes les populations qui font partie de
l'union que l'esprit de lumières et de sages réformes n'était point in-
compatible avec une autorité absolue, et leur avoir montré dans la
Prusse non pas seulement le protecteur de leur commerce et de leur
industrie, mais comme le centre et le foyer de la véritable patrie alle-
mande. Il ne faut pas cependant s'exagérer les avantages qu'elle peut
retirer de son patronage commercial. Quant aux profits matériels, elle
est plutôt en perte qu'en gain : ses manufactures soutiennent diffi-
cilement la concurrence avec celles de la Saxe, et dans la répartition ,
entre tous les membres de la ligue , des revenus de la douane , elle a
éprouvé une réduction sensible dans ses recettes, tandis que d'autres
états ont touché une part proportionnelle beaucoup plus forte que ce
qu'ils recevaient autrefois. Les résultats politiques du système sont
seuls incontestables ; encore sont-ils limités à la durée de la paix.
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 405
L'union commerciale allemande est une combinaison essentiellement
pacifique et qui ne saurait s'adaptera un état de guerre générale. La
paix continentale une fois détruite, tout ce merveilleux mécanisme
serait bientôt bouleversé; ce ne seraient plus les intérêts paisibles du
commerce, mais les exigences et les passions de la politique, la crainte,
l'ambition, la similitude et la dissemblance des principes de gouver-
nement qui détermineraient les inimitiés ou les alliances ; tous les
états qui, par leurs conditions géographiques, ne font point partie
intégrante du système politique de la Prusse, s'en détacheraient for-
cément, et elle n'aurait plus autour d'elle que les états que la nature
a placés dans sa sphère d'action.
Tandis que cette puissance fondait l'association des douanes alle-
mandes, elle stimulait, par une foule de créations et d'encouragemens,
sa prospérité intérieure. Elle réduisait sa dette de 600,000,000 thalers
à 170,000,000. Elle couvrait son territoire de routes et de canaux,
rendait ses rivières navigables, creusait des ports, défrichait ses landes,
favorisait l'établissement de nombreuses manufactures et parvenait,
par ce concours d'efforts , à transformer en terres fertiles les sables
arides du Brandebourg. De nombreux traités de commerce conclus avec
le Danemark, l'Angleterre, la Suède, les villes anséatiques, Ham-
bourg, Brème et Lubeck, le Brésil, les États-Unis d'Amérique et enfin
la Hollande, ouvraient à l'activité industrielle et aux produits de la
Prusse et de tous les membres de l'association de nombreux débouchés.
11 est fâcheux qu'une situation si honorable et si prospère ait été
altérée par les querelles religieuses qui ont agité les dernières années
de la vie du feu roi. Ce prince, en vieillissant, était tombé dans une
dévotion fervente et mystique. Il avait une pensée fixe et ardente :
c'était de ramener à l'unité du culte, de fondre dans une seule et
même église évangélique toutes les sectes dissidentes, les calvinistes,
les luthériens et les catholiques. Le zèle religieux servait ici l'intérêt
politique. Le roi savait que l'identité de religion entre ses provinces
rhénanes et la France était un lien puissant qui tendait à les réunir
un jour, et ce lien il voulait le rompre. Cette préoccupation le rendit
injuste et persécuteur ; elle le porta à écarter des affaires et des hautes
fonctions de l'état tous les catholiques, et à ne confier qu'à des pro-
testans l'administration militaire et civile de ses provinces catholiques.
Ces fonctionnaires , presque tous Prussiens d'origine, avaient pour
instructions secrètes d'étendre et de propager dans la population
catholique l'esprit du protestantisme et les doctrines évangéliques
dont le roi s'était fait le fondateur et l'apôtre; ils étaient en quelque
TOME XXIII. 26
i06 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte les missionnaires du nouveau culte. Le plus puissant moyen dont
se servait le gouvernement pour opérer la fusion des idées religieuses
était de favoriser les mariages entre les fonctionnaires protestans et les
femmes catholiques. De là ses doctrines sur les mariages mixtes, doc-
trines qui consacrent le principe de la puissance paternelle en matière
de religion , tandis que la cour de Rome exige de l'époux catholique
l'engagement d'élever ses enfans dans sa religion. De là ses querelles
avec l'archevêque de Cologne et les rigueurs exercées contre ce prélat,
qui s'était servi des doctrines apostoliques pour arrêter l'envahisse-
ment du protestantisme au sein de la population dont il était le pasteur.
Le jugement si droit et si calme que Frédéric-Guillaume portait dans
les affoires d'état l'abandonnait dans les questions religieuses. Ses
arrêtés contre les juifs, marqués d'un cachet de bigotisme étroit, sem-
blent inspirés par l'esprit d'un autre âge. Ses fautes, à cet égard,
pouvaient avoir une portée incalculable. Il devait savoir, lui, homme,
de foi ardente, combien est puissant sur les âmes religieuses l'empire
des croyances. Il poussait, à son insu, dans les bras de la France,
les catholiques du Khin ; il déterminait ces nombreuses émigrations
de luthériens qui, dans les dernières années, aimèrent mieux s'exiler
volontairement que de transiger avec le culte de leurs pères. Par la
rigueur de ses mesures et le caractère de ses innovations, il avait fini
par devenir l'adversaire personnel du saint-si'ge. Le pape en était
troublé comme d'une épreuve nouvelle à laquelle était condamné le
catholicisme, et, à l'amertume avec laquelle il s'en exprimait, on eût
dit qu'il venait de surgir en Allemagne un nouveau Luther. Il disait
en parlant du roi de Prusse : C'est une lutte ouverte entre lui et moi.
Nous avons essayé d'indiquer en traits rapides le caractère poli-
tique et le règne de Fr'déric-Guillaume ; il nous reste peu de chose
à ajouter pour compléter cette esquisse. Ennemi du faste et de l'éti-
quette, ce prince portait dans sa vie privée cette simplicité pleine de
noblesse et de bonhomie qui est habituelle aux princes allemands. II
avait un goût très vif pour les spectacles , et sa plus agréable distrac-
tion était de faire jouer des pièces sur le théâtre de la cour par les
personnes de son intimité. S'il fallait en croire les réflexions malignes
de la cour et de la ville, VOpcra et les Variétés de Paris auraient été
le principal {ittrait du voyage qu'il fit dans cette capitale en 1825. Ce
qu'il préférait à tout, c'étaient les charmes de l'intimité. Afin de rem-
plir le vide qu'avait produit dans sa vie domestique la mort de la reine
Louise, il épousa Je 9 novembre 182i, par un mariage morganatique,
la comtesse Auguste de Harrach, qu'il éleva à la dignité de princesse
F.nÊDKRlC-Gim.LArME 111. 407
de Liegnitz et comtesse de IlohenzoUern. C'était une jeune et belle
personne, d'une douceur iqfinie et d'une complète abnégation; elle
a charmé la vieillesse du feu roi , sans toutefois lui faire oublier sa
première épouse.
Il n'a jamais eu de favoris en titre, et cependant il avait, comme
souverain et comme homme, des prédilections décidées. Dans la pre-
mière partie de son règne, M. Lombard, secrétaire intime de son ca-
binet, possédait toute sa confiance; plus tard, il l'a donnée sans par-
tage au prince de Hardenberg, et enfin, dans les dernières aniiées
de sa vie, au prince de Wittgenstein. 11 gouvernait par lui-même,
dans toute l'étendue de ce mot ; ses ministres ne furent jamais (jue
les interprètes plus ou moins habiles de ses volontés. Dans la poli-
tique étrangère spécialement, il ne souffrait aucun partage. La ter-
rible leçon d'iéna lui avait appris à ne suivre, dans la gestion de ces
hauts intérêts, que les inspirations de son propre jugement. Le peu
de goût qu'il avait montré dans sa jeunesse pour le travail et les af-
faires avait fait place à une application forte et soutenue, et il renî-
plissait avec une exactitude et un zèle scrupuleux tous les devoirs
de la royauté. Aussi, quoique la nature ne l'eût pas doué de facultés
éminentes, la longue pratique des affaires en avait fait un des hommes
d'état les plus éclairés de l'Europe, et sa voix était toujours écoutée
avec un religieux respect dans le conseil des souverains.
Sans doute, dans sa longue et orageuse carrière, il a commis des
fautes; quel homme, si sage et si éclairé qu'il fût, aurait pu se
flatter de n'en pas faire au milieu de si terribles vicissitudes? Comme
tous les hommes, il a failli par l'excès de ses qualités, montrant de la
faiblesse quand il ne fallait être que modéré , de l'irrésolution lors-
qu'une décision prompte et ferme pouvait seule le sauver, une con-
science trop scrupuleuse dans un ordre d'idées et de faits auquel iie
sauraient s'appliquer les règles de la morale privée. Malgré ses fautes,
ou peut-être même à cause de ses fîiutes, Frédéric-Guillaimie HT
n'en sera pas moins classé par l'histoire au nombre des plus excellons
rois qui aient honoré le trône. La Prusse a compté parmi ses souve-
rains des hommes d'un génie plus grand et plus hardi; elle n'en a pas
eu qui ait porté aussi loin que lui l'amour du bien et de la justice.
Aucun, si l'on fait la part des circonstances difficiles dans lesquelles
l'ont placé ses rapports avec la Russie et l'Autriche, aucun n'a plus
fait pour le bonheur de son peuple, pour sa véritable civilisation , n'a
porté dans la direction des hautes affaires, sauf les questions reli-
gieuses, moins de préjugés étroits. Dès qu'il a jugé le moment venu
2G.
ÏOS REVUE DES DEUX MONDE§.
d'améliorer la législation civile de ses peuples et leur condition sociale,
il est entré franchement, sans se laisser arrêter par les murmures de
sa noblesse, dans la voie du progrès. Le but auquel tant d'autres pays
ne sont arrivés qu'à travers les révolutions, la Prusse l'a atteint, sans
luttes intestines, en peu d'années, par la seule volonté de son roi et
l'induence de ses hommes d'état. La révolution est aujourd'hui à peu
près consommée dans son état civil; il lui reste à l'accomplir dans
son état politique. Si cette monarchie appartient encore par les formes
extérieures de son gouvernement au système absolutiste, elle appar-
tient à la nouvelle Europe par les lumières de son peuple, par sa civi-
lisation avancée et par son état social. Des trois grandes monarchies
absolues du continent, elle est évidemment la première qui abandon-
nera les vieux erremens et viendra se rallier aux gouvernemens libres.
Puissent ses hommes d'état et le prince qui occupe aujourd'hui le
trône comprendre les nécessités du siècle, et acquitter la dette du sang
versé dans les champs de Lutzen et de Leipsick ! La Prusse aurait un
beau et noble rôle à remplir, celui de chef du parti constitutionnel en
Allemagne, ^'est-il pas naturel que la maison qui a concouru avec
tant d'énergie, au xvi" siècle, au triomphe de la réforme religieuse,
prenne sous son patronage la réforme politique? L'ascendant moral
qu'une telle position lui assurerait sur toutes les populations ger-
maniques serait irrésistible. Elle y puiserait une force de cohésion
et d'assimilation bien autrement puissante que celle qu'elle espère
trouver dans ses alliances commerciales. Groupés autour de cette
monarchie et unis par la conformité de leurs institutions et de leurs
intérêts matériels, tous les états constitutionnels de la confédération
ne formeraient plus qu'un seul système puissant et compact, qui,
prenant ses points d'appui dans les gouvernemens représentatifs
de l'Europe, opposerait un front impénétrable aux envahissemens
du iNord. La France doit faire des vœux ardens pour que la Prusse
embrasse hardiment ce système. Ilapprochés par la similitude de
leurs gouvernemens, ces deux grands états ne tarderaient pas à
former entre eux une alliance intime qui leur assurerait, dans les
affaires du monde, une suprématie décidée. La Prusse est un monu-
ment inachevé, construit sur un plan vicieux. Tant qu'elle n'aura pas
acquis, par une meilleure distribution de son territoire, une force
de concentration et des frontières militaires au nord et au midi, dont
elle est aujourd'hui dépourvue, elle sera mécontente, inquiète, am-
bitieuse : elle sera tôt ou tard pour l'Europe un élément de troubles.
Parvenue par la guerre au point de grandeur incomplète où nous la
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III. 409
voyons aujourd'hui, elle cherchera dans la guerre les moyens de
consolider sa puissance. Elle ne se reposera que lorsqu'elle aura obtenu
toute la consistance d'un état de premier ordre. La France aussi a
une organisation territoriale incomplète, et, comme la Prusse, elle ne
sera satisfaite et heureuse que lorsqu'elle aura atteint le but de sa
légitime ambition , c'est-à-dire ses limites naturelles.
La France et la Prusse unies ensemble seraient assez fortes soit
pour garantir la paix du continent, tant qu'elles croiraient de leurs
intérêts de la maintenir, soit pour redresser en commun , par les
opérations de la politique ou de la guerre, les grandes erreurs du con-
grès de Vienne. Si Frédéric-Guillaume IV méconnaissait les avan-
tages d'une telle union , s'il était vrai qu'infidèle aux traditions de
sagesse et de modération de son père , il s'associAt aux combinaisons
récemment conçues par la Russie et l'Angleterre, non pour pacifier
l'Orient, mais pour y dominer sans partage, nous aurions peine à
nous expliquer une si étrange politique, car enfin la Prusse a le
même intérêt que la France à ce que la Russie soit contenue sur le
Danube; elle sait que, l'harmonie une fois détruite entre les grandes
puissances de l'Occident, Constantinople cesse d'être garantie, et que
la paix générale est de nouveau compromise. Le prince qui la gou-
verne ne peut, sans s'affaiblir dans l'opinion de son peuple, être dupe
des protestations de l'empereur Nicolas et de lord Palmerston en
faveur de l'intégrité de l'empire ottoman. II est impossible qu'il ne
rende pas justice au gouvernement de la France , qui défend seul
aujourd'hui, avec un désintéressement dont on ne lui tient pas assez
compte, l'équilibre européen , qui veut, lui , loyalement, sans arrière-
pensée, la conservation et l'indépendance de la Turquie, et qui,
dans la puissance fondée par Méhémet-Ali, voit le plus solide appui
de l'islamisme et de la Porte contre l'ambition de la Russie. C'était le
jugement qu'en portait Frédéric-Guillaume III. Aussi nous plaisons-
nous à croire que la combinaison à laquelle M. de Rrunow a attaché
son nom avortera encore une fois; ni le roi de Prusse ni M. de Met-
ternich ne voudront entrer plus avant dans une voie fatale, qui pour-
rait replonger l'Europe dans les calamités de la guerre. Si au con-r
traire, frappée d'aveuglement, la Prusse se faisait l'instrument passif
des volontés du cabinet de Saint-Pétersbourg , il ne nous resterait
plus qu'à la plaindre, car, dans une nouvelle guerre générale, c'est
elle que la France rencontrerait la première sur son passage.
Armand Lefebvre.
LETTRES A UN AMERICAIN
SUR L ETAT
DES SCIENCES EN FRANCE.
III.'
sa, [?(DaaS(D5iî.
La mort de M. Poisson, que mon trouble douloureux m'avait permis
à peine de vous annoncer dans ma lettre précédente, a frappé à la
fois tous les premiers corps scientifiques de l'état. Par cette perte
graiide et prématurée, l'Institut, l'Université, l'École Polytechnique,
le Bureau des Longitudes, l'École de Metz, ont vu s'éteindre une de
leurs plus éclatantes lumières ; la jeunesse a été privée d'un maître
zélé, d'un guide qu'elle pouvait suivre avec confiance; ses amis ont
à regretter un ami dévoué, dont les manières simples et l'accueil
bienveillant les charmaient en même temps que sa haute raison et
son génie les pénétraient d'admiration et de respect. Enfin , comme
l'a dit M. Arago, la France est restée veuve d'un de ces hommes rares
(1) Voyez les livraisons des 15 mars et le^ mai.
LES SCIENCES EN FRANCE. 411
dont les noms sortent de toutes les bouches quand les nations se dis-
putent la 'préhninence intellectuelle. Depuis quarante ans, M. Poisson
n'a cessé de contribuer avec une infatigable activité aux progrès des
sciences mathématiques, et personne n'a songé à lui contester l'hé-
ritage de Laplace. En venant aujourd'hui vous retracer les principales
circonstances de la vie de cet homme célèbre, en vous rappelant quel-
ques-uns de ses travaux les plus remarquables, je crois satisfaire
encore à votre désir de connaître chez nous la marche des sciences,
qui certes n'avaient nulle part de plus ardent promoteur ni de plus
digne représentant.
Siméon-Denis Poisson naquit à Pithiviers (1), le 21 juin 1781. Sa
famille n'avait pas de fortune. Son père, qui s'appelait aussi Siméon,
avait servi dans les guerres d'Allemagne comme simple soldat; rentré
dans ses foyers, il acquit une petite charge de greffier et devint juge
de paix à la révolution. Siméon Poisson était un homme simple et
bon, dont la fermeté et la droiture avaient laissé une profonde impres-
sion dans le cœur de son fils, qui le perdit trop tôt, et (jui ne cessa
jamais de parler de lui avec vénération. Le géomètre futur ne fut con-
servé à la science que par une espèce de miracle. Dès le berceau, il
fut atteint d'une indisposition grave : son père, qui avait vu disparaître
tous ses enfans au même âge, le crut mort, et, ne pouvant s'expliquer
ces pertes si rapides, se rendit chez la nourrice accompagné d'un chi-
rurgien afin de le faire ouvrir et de connaître les causes du mal; mais
l'enfant respirait encore, et la main qui devait le disséquer le guérit.
Sa première éducation fut très négligée. Il n'apprit à Pithiviers
qu'un peu à lire et à écrire, et les traitemens barbares qu'il eut à
supporter de la part de son maître laissèrent dans son jeune cœur un
souvenir ineffaçable qu'il invoqua souvent plus tard, lorsqu'il fut en
position d'exercer une si haute influence sur l'enseignement. Comme
on était pressé de lui faire embrasser un état, on le conduisit de bonne
heure à Fontainebleau auprès d'un de ses oncles appelé M. Lenfant,
(lui était chirurgien , et qui se chargea avec une affection toute pater-
nelle de l'initier à l'art de guérir.
M. Poisson resta plusieurs années chez son oncle, qui l'emmenait
(1) La ville de Pithiviers, qui sent vivement l'honneur d'avoir donné à la France
M. Poisson , a décidé qu'un monument serait élevé à sa mémoire, et elle a souscrit
|)our une somme égale à celle ([ue la ville de Montbéliard destina au monument de
Cuvier. Cette souscription , à laquelle l'Institut et l'École Polytechnique ont déjà
voulu s'associer, doit exciter les sympathies de tous ceux qui aiment les sciences et
la gloire nationale.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
visiter ses malades avec lui , et qui ne dut pas augurer beaucoup de
son élève, lorsqu'il s'aperçut que la vue de l'opération la plus simple
le faisait tomber en défaillance. Ce fut ainsi que l'étudiant en cbirurgie
traversa les premières années de la révolution. En 179G, M. Lenfant
engagea ses élèves à suivre les cours d'histoire naturelle institués à
l'École Centrale nouvellement fondée à Fontainebleau. Un de ces
jeunes gens, nommé Vanaud, se liàta de se rendre aux cours; mais
les leçons d'histoire naturelle n'étaient pas commencées, et il allait
se retirer, lorsque le professeur de mathématiques, M. Billy, qui
n'avait guère d'élèves , accosta ce jeune homme , et s'efforça de lui
persuader que les mathématiques étaient indispensables aux chirur-
giens. Vanaud assista à la leçon, et, sans trop comprendre, il écrivit
sous la dictée du professeur l'énoncé de quelques questions que de-
vaient résoudre les élèves déjà instruits dans les premiers élémens.
En sortant du cours, il fit part à ses camarades de ce qui lui était
arrivé, et il leur communiqua les questions proposées. Ce fut une
espèce de révélation pour M. Poisson. Sans s'être jamais arrêté à ce
genre de considérations, sans connaître ni les notations ni les mé-
thodes de l'algèbre, sans avoir jamais fait aucune étude préliminaire,
il les résolut de lui-même, et dès ce jour il sentit naître en lui cet
amour des mathématiques qui ne devait plus le quitter et qui a fait sa
gloire. Il serait à désirer que l'on pût toujours constater le premier pas
fait dans une carrière quelconque par un homme éminent; malheu-
reusement, il est difficile de sajsir le premier anneau de cette chaîne,
car souvent les objets qui nous entourent et les personnes avec les-
quelles nous vivons préparent longuement à notre insu les germes
qui doivent se développer plus tard. Mais il n'en est pas ainsi dans les
sciences de déduction , car celui qui marche sans guide est forcé de
deviner à la hûte une suite de vérités qui s'enchaînent et qui doivent
concourir à résoudre une question ou à démontrer une proposition
dont la place est invariablement fixée, et qui a coûté quelquefois à
l'humanité, dans son enfance, plusieurs siècles de travaux. Tout le
monde a entendu raconter comment Pascal, à qui son père avait dé-
fendu l'étude de la géométrie, sut le fléchir en devinant à douze ans,
par la force de son génie, les premières propositions d'Euclide. Ce
fait extraordinaire , rapporté par une femme, a trouvé bien des incré-
dules, et cependant il n'est guère plus difficile à comprendre que la
divination du jeune élève en chirurgie, surtout si l'on veut se rappeler
que Pascal entendait continuellement parler de géométrie, et que le
docteur Lenfant n'entretenait pas d'algèbre ses élèves.
LES SCIENCES EN FRANCE. 413
Une des questions résolues ce jour-là par M. Poisson est restée
dans le souvenir de quelques personnes ; en voici l'énoncé :
Quelqu'un aycmt un vase de douze pintes plein de vin en veut
faire présent de la moitié, ou de six pintes, à un de ses amis; mais il
n'a pour mesurer ces six pintes que deux autres vases, l'un de huit,
l'autre de cinq pintes. Comment doit-il s'y prendre pour mettre six
pintes de vin dans le vase de huit?
Ce problème ne saurait arrêter un instant quiconque a la plus
légère teinture d'algèbre ; mais ne pensez-vous pas , monsieur, que
même des hommes instruits et d'un âge mûr, s'ils n'avaient jamais
appliqué leur esprit à ce genre de considérations , pourraient être
embarrassés par la question que le neveu de M. Lenl'ant résolut
avec tant de facilité?
Ne croyez pas toutefois que je veuille inférer de ce fait que tous les
enfans qui, sans aucune étude préliminaire, seraient capables de
résoudre ce problème, deviendraient de grands géomètres; car ce
n'est là qu'une épreuve isolée, et d'ailleurs je suis convaincu que,
pour se distinguer dans une carrière, l'aptitude et le talent ne suffl-
sent pas s'ils ne sont soutenus par une grande force de volonté. Mais
il me semble que l'exemple d'un jeune homme prenant ainsi un
vol qui doit s'élever si haut, est bien digne d'être signalé, surtout
quand on remarque cette coïncidence singulière d'un autre enfant,
pauvre et inconnu, qui à la même époque débutait d'une manière
analogue dans un petit village de l'Allemagne, et qui maintenant,
sous le nom de Charles-Frédéric Gauss, excite l'admiration de tous
ceux qui cultivent les sciences.
Cette ferme volonté , si nécessaire au développement du génie, ne
manqua pas à M. Poisson. Admis bientôt à suivre les leçons du pro-
fesseur Billy, qui, pour vaincre les répugnances de la famille, se porta
garant des succès de son élève, il s'appliqua avec une telle ardeur,
qu'en deux ans il avait terminé un cours complet de mathématiques
et remporté tous les prix d'analyse, de physique et de chimie (1).
Un certificat signé par tous ses professeurs,, et qui existe encore,
(l) Dans une de ces disUibii lions de prix, celui qui la présidait, frappé des succès
du jeune écolier, prononça ces vers de La Fontaine :
Petit poisson deviendra grand ,
Pourvu que Dieu lui prête vie.
Cette citation a été attribuée mal à propos à Laplace : le goût exquis et le caractère
grave de cet illustre géomètre n'admettaient point ces sortes de jeux de mots.
Uî% REVUE DES DEUX MONDES.
prouve qu'il avait en outre lu seul la Géométrie descriptive de Monge
et la Théorie des Fonctions analytiques de Lagrange. De si étonnans
progrès lui méritèrent toute l'aifèclion de M, Billy, qui pendant deux
ans fut pi)ur lui comme un père, et qui ne cessa jamais de lui prodi-
guer lis marques du plus vif attachement. Cette amitié, fondée sur
l'admiration et sur la reconnaissance, ne s'est éteinte, au bout de
trente-cinq ans, qu'avec la vie de celui à qui la France doit M. Poisson.
Le jeune mathématicien n'avait obtenu la permission de quitter la
chirurgie qu'à la condition de s'ouvrir dans les sciences une carrière
protitable, et il paraît qu'à Pithiviers on n'avait pas une foi aveugle
dans les promesses de M. Billy. Pour convaincre les plus incrédules,
celui-ci engagea son élève à se présenter à l'examen d'admission de
l'École Polytechnique. M. Poisson, âgé de dix-sept ans, vint alors
à Paris, où il fut examiné par Labey, et se retira ensuite chez ses
parens pour attendre le résultat du concours. Le busard cacha long-
temps ce résultat à la juste impatience de sa famille. En effet, la
lettre destinée à le lui apprendre était pliée de manière qu'en
l'ouvrant on enleva, sans qu'il fût possible de le lire, le passage qui
dev.iit faire connaître le sort du candidat. Ce fut encore un motif de
craintes et d'hésitations. Enfin la nouvelle arriva par d'autres voies,
et l'on sut à Pithiviers que l'élève de M. Billy avait été reçu le pre-
mier et hors de rang dans la promotion de 1798. Alors l'étonnement
et la joie succédèrent à la défiance, et l'on put se «onvaincre que les
prédictions du professeur commençaient à se réaliser.
A cette époque, l'École Polytechnique renfermait l'élite des savans
de la France et de l'Europe. Lagrange, Laplace, Monge, Prony, Fou-
rier, Berthollet, Fourcroy, VauqueHn, Guyton-.Morveau, Chaptal,
y étaient attachés à différens titres, et leur exemple excitait des
élèves qui devaient à leur tour devenir des maîtres célèbres. Cette
école était alors fort différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Au lieu
d'être casernes, comme ils l'ont toujours été depuis 1805 , et de payer
comme à présent une pension, les élèves recevaient la solde de ser-
gens d'artillerie et logeaient dans des maisons particulières, sans être
soumis aux sévères lois de la discipline militaire. C'était une institu-
tion toute républicaine. Je ne saurais traiter ici, monsieur, cette
question du casernement, qui a été discutée si souvent aux cham-
bres, et sur laquelle les meilleurs esprits sont partagés. Ne croyez-
vous pas cependant qu'en cela, comme en toute chose, il faut s'efforcer
de mettre les moyens en harmonie avec le but que l'on se propose
d'atteindre? Les règlemens, la discipline sévère, les études uniformes
LES SCIENCES EN FRANCE. &16
et à des heures fixes, sont des choses excellentes pour les esprits
paresseux qui ne sauraient marcher sans contrainte, et je ne refuse
pas de croire que l'instruction moyenne des élèves ait augmenté
depuis qu'on les fait travailler au son du tambour; mais, d'autre part,
je ne me persuaderai jamais que des esprits vifs et pénétrans, que des
hommes énergiques, privés de toute liberté et astreints à marcher
toujours au pas de leurs camarades , puissent se développer à leur
aise. A force de régularité, l'enseignement devient parfois une espèce
de mécanisme ingénieux où tous les mouvemens sont Hés et subor-
donnés les uns aux autres, sans qu'aucune pièce puisse marcher à sa
guise ni trop rapidement; et ce qui me frappe surtout dans ce sys-
tème, c'est que l'instruction y devient le but unique de l'éducation,
qui cependant doit se proposer une fin plus noble et plus grande, et
qui doit tendre à former l'homme et le citoyen avant le chimiste ou
l'ingénieur. Si je pouvais m'arrôter sur ce point, je vous citerais une
foule de savans illustres sortis de l'École Polytechnique à une époque
où les études étaient peut-être moins fortes, mais où chaque indi-
vidu conservait encore une certaine liberté d'action. Pour me borner
à M. Poisson, il est fort probable que le jeune géomètre qui, en
perfectionnant une méthode de Lagrange six semaines après son
admission à l'École, avait su mériter les éloges de cet immortel ana-
lyste, que celui qui de bonne heure put fixer l'attention de Laplace,
et que ses camarades respectaient comme un maître, aurait été exclu
de l'école, se serait vu classé dans ce qu'on appelle vulgairement les
fruits secs, si le règlement avait prescrit dès-lors impérieusement les
épures et les dessins ; car tout le monde sait que cet esprit élevé, cet
homme qui devait plus tard jeter un si vif éclat sur l'Institut, était
tout-à-fait inapte aux travaux graphiques, et ne put jamais y réussir.
Heureusement il était permis alors de suppléer aux règlemens par le
génie, et, après deux années de brillantes études, M. Poisson, sur la
proposition de M. Hachette, fut unanimement dispensé des examens
nécessaires pour l'admission dans les services pubUcs, et nommé répé-
titeur-adjoint du cours d'analyse, dont le professeur titulaire, Fou-
rier, était alors en Egypte avec Bonaparte.
Dans cette place modeste, il put respirer un peu , car les deux annexes
précédentes avaient été rudes. Les élèves recevaient alors 98 centimes
par jour, et comme on avait accordé de plus à M. Poisson une petite
indemnité extraordinaire, son traitement s'élevait à 30 francs par mois,
avec lesquels il devait se loger, se nourrir, se chauffer, pourvoir en
un mot à toute sa dépense; car sa famille croyait faire un grand sacri-
416 REVUE DES DEUX MONDES.
ficc en se chargeant de son blanchissage. Dans les dernières années
de sa vie, le célèbre géomètre aimait à raconter les privations qu'il
avait endurées à cette époque. On conçoit qu'un jeune homme dé-
voré par l'amour de la science, et tout entier aux mathématiques,
n'ait pas senti le froid en hiver ni la chaleur en été; mais ce que l'on a
de la peine à comprendre, c'est que, dans sa position, il consentît à
augmenter encore ses privations, à rendre sa vie plus pénible, pour
entendre les chefs-d'œuvre de Racine et de Molière. Voici comment
les choses se passaient : M. Poisson avait à Paris un parent chez
lequel il dînait un jour par décade; un autre jour, il ne mangeait que
du pain sec, et, avec le prix de ces deux dîners qu'il économisait, il
se procurait les moyens d'aller tous les dix jours au spectacle. Le sen-
timent du beau, qui se développa de si bonne heure en lui, est un
trait caractéristique dans vm géomètre. C'est par la délicatesse de ce
sentiment qu'il a pu jusqu'à un certain point suppléer au défaut
d'études littéraires, et on l'a entendu jusqu'à ses derniers jours réciter
des vers qu'il avait entendus au théâtre , et dont il avait retenu un
nombre prodigieux dans sa mémoire. Il les disait, non pas pour faire
le bel esprit, ni pour les introduire dans les discours sérieux, mais
uniquement pour se procurer une jouissance. Son goût pour le spec-
tacle le porta à se lier de bonne heure avec des artistes. Tandis que
Lagrange ouvrait sa maison au jeune savant qui s'annonçait d'une
manière si brillante, et que Laplace l'accueillait comme un fils, les
Talma et les Gérard recherchaient avidement la société d'un géomètre
si aimable, si spirituel. Les personnes qui ne l'ont connu que tard ne
sauraient s'imaginer ce qu'était M. Poisson à cette époque; mais tous
ses anciens amis s'accordent à le représenter comme le plus vif, le
plus gai de ses camarades, auxquels il a joué plus d'un bon tour; et il
existe encore un admirable portrait peint par Gérard qui nous donne
une idée de l'expression de cette physionomie alors si mobile, et que
la méditation et les souffrances avaient rendue si sérieuse dans les
dernières années. Si je vous parle, monsieur, de ses succès de société,
c'est surtout pour vous montrer combien M. Poisson avait de force
de caractère et savait maîtriser ses penchans : car non-seulement il ne
s'abandonna jamais à la dissipation ; mais la science fut toujours son
affaire principale et son unique passion. C'est au milieu de toutes les
séductions de la jeunesse qu'il commença la série de ces beaux tra-
vaux qu'il ne devait interrompre qu'à son dernier jour.
Je vous ai dit qu'à peine entré à l'École Polytechnique, M. Poisson
était parvenu à compléter et perfectionner une démonstration de
LES SCIENCES EN FRANCE. 417
Lagrange. Ce premier essai avait tellement excité l'attention de ce
grand géomètre, qu'à sa mort, arrivée long-temps après, on trouva
dans ses papiers la note originale qui lui avait été remise par l'obscur
élève de l'École Polytechnique, et à laquelle il avait ajouté une apos-
tille, comme s'il eût voulu prédire ainsi ce que l'auteur deviendrait
un jour (1). Cette note n'est pas seulement remarquable comme le
premier pas dans la carrière des sciences d'un homme qui devait
bientôt la parcourir si rapidement, mais surtout parce qu'elle révèle
déjà la méthode, la pénétration de M. Poisson , et surtout le cachet de
son esprit, qui ne montrait jamais plus de force et de sagacité que
lorsqu'il s'agissait de perfectionner les travaux des autres, et qui
aimait de préférence à s'exercer sur les difficultés qui avaient arrêté
ses devanciers. Le jeune géomètre ne pouvait pas en rester à ce début.
Après avoir rédigé en commun avec M. Hachette une addition à un
mémoire de Monge sur la géométrie analytique, il présenta à l'Insti-
tut, dans la séance du IG frimaire an ix (8 décembre 1800), un tra-
vail relatif au nombre d'intégrales complètes dont les équations aux
différences finies sont susceptibles. Dans cet écrit, M. Poisson géné-
ralisait les méthodes de Monge et de Charles , et parvenait à de nou-
veaux résultats. MM. Lacroix et Legendre, commissaires nommés
par l'Académie, déclarèrent que la théorie établie par ce jeune géo-
mètre était exacte et que « l'on devait regarder comme contribuant
aux progrès de la science l'éclaircissement d'un point d'analyse qui
jusqu'alors était resté dans une grande obscurité. » Le rapport se
terminait en demandant pour ce mémoire l'approbation de l'Institut
et l'impression dans le recueil des Savans étrangers. C'est le seul
exemple d'un tel honneur rendu à un jeune homme de dix-huit ans.
Ce rapport si honorable stimula puissamment l'ardeur de M. Poisson.
Aussi le vit-on coup sur coup présenter à l'Académie un grand
nombre de mémoires où la science recevait toujours quelque nouvel
accroissement. A vingt-quatre ans, on le considérait déjà comme un
géomètre consommé. C'est ce que prouvent les rapports lus à l'Insti-
tut, le 13 janvier 180G, sur deux de ses mémoires, rapports dans
lesquels les commissaires , qui étaient les plus illustres mathémati-
ciens de l'Europe, exprimaient et motivaient hautement leur appro-
(1) Ce papier original existe encore; il est intitulé : « Note sur la leçon donnée par
le C. Lagrange, le 5 pluviôse an vu. » M. Poisson y démontre que le coefficient du
second terme du développement du binôme de Newton, coefficient qu'il considère
en général comme une fonction de l'exposant, est toujours égal à cet exposant,
quelles que soient la nature et la valeur de celui-ci.
418 REVUE DES DEDX MONDES.
bation (1). Ces succès devaient accroître son goût pour l'analyse, à
laquelle il consacrait toutes ses méditations; mais une circonstance
particulière ayant dirigé son esprit vers les questions les plus difficiles
de philosophie naturelle, il parvint rapidement à des résultats de la
plus haute importance, et il se plaça ainsi au premier rang. Permettez-
moi, monsieur, de m'arrèter uri instant sur ce point.
M. Poisson remplit peiidant deux années les fonctions de répéti-
teur-adjoint à l'Ecole Polytecîuii(jue avec le traitement fort modique
de clœj de brUiade. Mais ses talens proclamés par Laplace devaient
rélever à une brillante position sans que jamais il fût obligé de rien
demander. Tantôt c'était une gratilication extraordinaire, tantôt une
chaire vacante que l'illustre auteur de la Mécanique céleste obtenait
pour lui. Aux remerciemens réitérés du jeune géomètre, Laplace se
contentait toujours de répondre : Y entablement (c'était son mot
favori), véritablement cela vous était dû. C'est ainsi que M. Poisson
devint rapidement suppléant, et puis professeur titulaire à l'Ecole
Polytechnique, où il remplaça Fourier; suppléant au Collège de
France, géomètre-adjoint au Bureau des Longitudes, professeur à la
Faculté des Sciences de Paris, et enfin membre de l'înstitut. Pendant
qu'il suppléait M. Biot au Collège de France, j\L Poisson, s'acharnant
sur une difficulté qui avait arrêté Lagrange et Laplace , résolut une
question astronomique de la plus haute importance, et devint ainsi
l'émule de ces maîtres célèbres. Cette question, qui intéressait vive-
ment les géomètres, est digne aussi des méditations des philosophes
et de l'attention de tous les hommes instruits.
Vous savez, monsieur, que rien n'est immuabL' dans l'univers.
(1) L'un de ces mémoires était relatif aux é(|uaiions, aux flit'férencos mêlées. Le
rapi)ort, rédigé par MM. Lacroix et Laplace, se lerniiue ainsi ;
« En rapprochant ce qu'ont appris successivement sur les différences mêlées les
mémoires de MM. Condurcet, Laplace et Biot, de celui dont nous devons rendre
compte, il nous a paru que M. Poisson a le premier donné des notions précises sur
la nature des intégrales de ces équations, en même temps qu'il augmente d'une
manière notable le nombre de celles qu'on sait intégrer, et nous pensons en consé-
quence que son travail mérite l'approbation de la classe et l'impression dans le
recueil des Savons étrangers. »
Dans l(! second rapport, MM. Lagrange et Lacroix, changés d'examiner un mé-
moire sur les solutions particulières des équations dift'én'nuelles, s'exprimaient
d'une manière non moins lionoral)le :
«Le mémoire (disaient-ils) dont nous venons de rendre compte présentant un
assez grand nombre de résultats nouveaux sur une matière très iniportanle et ren-
dant uniformes les solutions des questions qu'elle embrasse, nous a paru très digne
de l'approbation de la classe et de l'impression dans le recueil des Savans étrangers. »
LES SCIENCES EN FRANCE. 419
Sur la terre, on a vu de tout temps les ténèbres succéder à la lumière,
la durée des jours varier avec les mois, et les saisons se suivre avec
des changemens notables dans les températures. Dans le ciel, les
phases de la lune, les éclipses, la différente position des planètes,
ont été observées dès la plus haute antiquité. Mais on s'est aperçu
de bonne heure que ces divers phénomènes étaient périodiques , et
avant qu'on en connût la théorie, leur retour régulier à des inter-
valles déterminés et en général fort courts les fit considérer comme
constituant l'état normal de notre système planétaire. Il en est de
môme de beaucoup d'autres phénomènes qu'on n'a pu suivre et étu-
dier que depuis l'invention du télescope, et dont la périodicité devient
manifeste après une série plus ou moins longue d'observations. Une
telle régularité rassure l'esprit et en bannirait toute crainte lors même
que la théorie ne viendrait pas démontrer la nécessité de ces retours.
Cependant il existe certains élémens du système du monde dans les-
quels les observations nous font découvrir des variations très lentes,
des augmentations ou des diminutions continuelles, sans que depuis
plusieurs milUers d'années on ait jamais pu apercevoir aucune pé-
riode , ni aucun point d'arrêt. Ces inhjalités séculaires, nom qu'elles
doivent à la lenteur avec laquelle leurs effets se manifestent, sont les
plus difficiles à étudier, surtout parce que l'observation se borne à
en faire connaître l'existence, et que la théorie seule peut en déter-
miner les lois. Ainsi, par exemple, lorsque vers le milieu du xvr siècle,
en comparant les anciennes observations avec les modernes, Ignace
Danti (1) découvrit la variation de l'inclinaison de l'écliptique (2),
(1) Delambre et Montiicla .itiribuent cette découverte à Tycho-Br;<lié , mais elle
se trouve inrliquée à la paiçe 86 du Trattato de l'Àstrolabio, que Danti lit paraître
à Florence en 1569, c'est-a-dire quatre ans avant la publication du traité De Nova
Stella, qui est le premier ouvrage du grand astronome danois.
(2) L'écliptique est, comme on le sait, l'orbite que le soleil paraît décrire annuel-
lement dans le ciel. Le plan qui passe par l'écliptique coupe le plan de l'équateur
terrestre, et l'angle que ces deux plans forment entre eux est ce qu'on appelle
l'inclinaison de VécUptique. Cette inclinaison s'exprime par le nombre de degrés,
comptés sur le méridien, qui sont compris entre l'équateur et chacune de ces lignes
qu'on a nommées tropiques. C'est, en d'autres termes, la latitude des tropiques
telle qu'on la trouve marquée sur les cartes géographiques et sur les mappemondes.
Depuis long-temps cette latitude diminue, et lestro[)iques se rapprochent lentement
de l'équateur. On a démontré que cette diminution ne saurait s'étendre au-delà
d'une certaine limite. Si une telle limite n'exisUiit pas, les tropiques Uniraient par
se confondre avec l'équateur, et alors le soleil se trouverait toujours dans la posi-
tion qu'il occupe actuellement le jour de l'équinoxe de printemps ou de celui d'au-
tomne.
^*20 REVUE DES DEUX MONDES.
cette découverte pouvait faire supposer que, par une diminution
continuelle de l'angle qu'ils font entre eux, le plan de l'écliptique et
celui de l'équateur finiraient par se confondre, et qu'une telle coïn-
cidence amènerait alors un cîiangemoiit notable dans les climats et
un printemps perpétuel. L'observation ne pouvait rien faire prévoir
dans des mouvemens aussi lents, mais la théorie a résolu ce problème,
et vous savez qu'Euler a démontré que la variation de cette inclinaison
est renfermée dans des limites fort restreintes, et que par conséquent
son influence sur les saisons et sur les conditions physiques du globe
ne peut être considérable. Cet important résultat se serait fait attendre
long-temps, s'il avait dû être le fruit de l'observation ; car le com-
mencement de la période est antérieur aux temps historiques, et il
se passera encore plusieurs siècles avant que l'inclinaison de l'éclip-
tique, qui depuis long-temps diminue, commence à augmenter.
Parmi les inrf/alit'''s séculaires, il en est d'autres qui méritent encore
plus l'attention du philosophe, car elles touchent essentiellement
à la stabilité de notre système planétaire. Rien n'est plus important
en effet que de rechercher si le monde renferme en lui-même des
causes permanentes de dissolution, si, en d'autres termes, la terre
et les planètes sont destinées à périr par des raisons mécaniques,
ainsi que le genre humain et tous les êtres qu'elles renferment, ou
bien si notre système planétaire n'éprouve que des changemens
périodiques, et si les forces dont il est animé lui assurent une durée
indéfinie. Les altérations que subissent les mouvemens des planètes
et des satellites sont une conséquence nécessaire des actions réci-
proques que les astres exercent les uns sur les autres en vertu de
la gravitation universelle. Si les effets de ces actions se modifiaient
toujours, si le mouvement des planètes et les dimensions de leurs
orbites variaient continuellement sans que ces variations fussent sou-
mises à aucune période, notre monde serait menacé d'une dissolution
inévitable, à moins que de temps en temps ce grand mécanisme ne
fût remonté. Newton , qui avait compris toute la gravité d'une telle
question, ne croyait pas que l'univers se trouvât dans les conditions
d'une conservation indéfinie, et il avait dit qu'il fallait de loin en loin
la main*de Dieu pour arranger ce qui était dérangé.
Cette nécessité de l'intervention de Dieu , que Newton avait ad-
mise, a été écartée par les travaux de ses successeurs. C'est surtout à
Euler, à Lagrange et à Laplace, que l'on doit la résolution de ce ma-
gnifique problème où l'immortalité du genre humain et l'éternité de
l'univers étaient en question. Ces illustres géomètres ont voulu dé-
LES SCIENCES EN FRANCE. 421
montrer que les principaux élémens de notre système planétaire
d'où dépend sa stabilité, et qui varient par suite des inégalités sécu-
laires, ne sont soumis qu'à des espèces d'oscillations qui, au bout
d'un temps quelquefois très long, les ramènent à leur point de départ.
Vous savez, monsieur, que les planètes tournent autour du soleil
en décrivant des courbes que les mathématiciens appellent ellipses,
et qui ont la figure d'un ovale. La droite qui unit les deux points
les plus éloignés parmi ceux qui sont situés sur le contour de cette
courbe, est ce qu'on termes de. géométrie on nomme le yrand axe
de l'ellipse; c'est la longueur de l'ovale. Si le grand axe des orbites
des planètes pouvait varier, et si cette variation avait lieu toujours
dans le même sens, de manière que ce grand axe augmentât con-
tinuellement ou diminuât sans cesse, il est évident que la planète
s'éloignerait dans le premier cas indéfiniment du soleil, et dans le
second s'en approcherait de plus en plus, et pourrait même finir par
y être précipitée. La variation ou l'invariabilité des grands axes est
donc, comme on le voit, une des questions qui se lient le plus inti-
mement à la stabilité de notre système planétaire, et il faut se hâter
d'ajouter que c'est une des plus difficiles. Laplace s'est occupé le
premier de ce problème, et il a prouvé, en négligeant certaines cir-
constances du phénomène, (lue la longueur des grands axes restait
invariable; mais Lagrange est celui qui avait le plus fait à cet égard, en
démontrant que dans tous les cas l'expression du grand axe de l'or-
bite des planètes ne contient que des inégalités périodiques, c'est-à-
dire que la longueur de l'ovale décrit par une planète ne saurait
jamais augmenter ni diminuer indéfiniment. Ce résultat cependant
n'était qu'approximatif; car, pour y parvenir, Lagrange avait été
forcé de négliger certaines quantités qui pouvaient influer notable-
ment sur le calcul. Le mémoire de Lagrange est de 1770, et bien
que depuis l'on se fût occupé de cette question , on n'avait jamais
pu résoudre la difficulté qui avait arrêté le grand géomètre de Turin.
Cet honneur, comme je vous l'ai dit, monsieur, était réservé à
M. Poisson, qui présenta son mémoire à l'Institut le 20 juin 1808,
jour où il accomplissait sa vingt-septième année.
Ce beau travail frappa vivement tous les géomètres, car, outre la
grande question cosmologique à laquelle il se rattache, il avait à leurs
yeux le mérite de servir à prouver que la durée moyenne de cette
espèce d'année qu'on appelle sijdcrale, est constante; proposition
intimement liée à la première, et qu'il était nécessaire d'établir afin
de pouvoir employer toujours avec confiance les tables astronomi-
TOME xxiii. 27
422 REVUE DES DEUX MONDES.
ques. M. Poisson n'a pas seulement exécuté dans cette vue des cal-
culs immenses, mais il a dû aussi introduire dans son analyse des
considérations théoriques très élevées lorsque les calculs devenaient
impraticables. Son principal mérite est d'avoir su démontrer à priori
que tous les termes non périodiques de l'ordre qu'il a considéré doi-
vent se détruire, d'où il a déduit avec plus d'exactitude que n'avait pu
le faire Lagrange l'invariabilité des grands axes des orbites des pla-
nètes et la stabilité (1) de notre système planétaire.
M. Poisson obtint à cette époque les suffrages les plus flatteurs.
Laplace, qui n'était pas prodigue de louanges, a dit, dans la Méca-
nique céleste, que ces recherches « avaient acquis à M. Poisson de
justes droits à la reconnaissance des géomètres et des astronomes. »
Et malgré son caractère réservé et froid, il ne put s'empêcher, à propos
de ce travail , de s'écrier en présence de plusieurs personnes (2) :
Poisson est un beau génie! Toute l'Europe savante fut émue par ce
grand résultat; mais ce qui dut surtout flatter le jeune analyste, ce
fut de voir Lagrange, âgé de soixante-douze ans, et qui, depuis plu-
sieurs années , semblait avoir négligé la mécanique céleste (3) , élec-
trisé par le mémoire de son ancien élève, reprendre ses premiers tra-
vaux pour y rattacher ces brillantes découvertes. L'illustre vieillard
lut alors successivement à l'Institut trois mémoires, qui sont à la fols
un de ses plus beaux titres à l'immortalité et le plus bel hommage
qu'on ait jamais rendu au talent de M. Poisson.
(1) Il est évident que l'invariabilité des grands axes ne suffit pas pour la stabilité
du système planétaire, et qu'il faut prouver aussi que les variations séculaires des
excentricités et des inclinaisons des orbites seront toujours renfermées dans des
limites assez restreintes. Mais cela avait été déjà démontré par Laplace en parlant
de rinvariabilité des grands axes, d'où il réiulle que cette invariabilité élablie
par M. Poisson prouve complètement li stabilité du système planétaire.
(2) Parmi ces personnes se trouvait M. Dinet, inspecteur-général de l'Université,
et l'un des plus anciens amis de M. Poi>son.
(3) On a dit souvent que le génie de Lagrange s'était endormi et que ce fut M. Pois-
son qui le réveilla ; mais cela est inexact , car, sans parler des Leçons sur la Théorie
des fonctions, qui parurent avec des additions considérables en 1806, M. Maurice,
dans son excellente notice sur Lagrange, a fait ressortir toute l'importance des notes
que cet illustre géomètre avait ajoutées, en 1808, à sa Résolution des équations
numériques, et qui avaient pour but de rattacher à sa théorie générale la mémorable
découverte de M. Gauss sur la résolution des équations à deux termes. Lagrange,
eu parlant du beau travail du géomètre de Pitliiviers, a dit ce qui suit: « Cette
découverte de M. Poisson a réveillé mon attention sur un objet qui m'avait autre-
fois beaucoup occupé, et que j'avais ensuite totalement perdu de vue. » Et c'est là
la vérité.
LES SCIENCES EN FRANCE. 423
Si je me suis arrêté à ces recherches , ce n'est pas seulement à cause
de leur importance, mais aussi parce qu'elles exercèrent une influence
marquée sur la direction des travaux de M. Poisson. Attiré dans une
sphère où, dès son entrée, il avait obtenu de si beaux succès, encou-
ragé par l'exemple et les conseils de Laplace, qui considérait surtout
l'analyse comme un admirable instrument qu'on devait appliquer à
la mesure des phénomènes naturels et à la détermination des causes
qui les produisent, soutenu par les plus heureuses dispositions,
M. Poisson, depuis cette époque, s'occupa spécialement de mécanique
céleste et de physique mathématique; ses premières recherches sur
la physique datent de 1812 (1), et sont relatives à la distribution de
l'électricité à la surface des corps conducteurs; elles ouvrirent à
M. Poisson les portes de l'Académie des Sciences, où il fut appelé à
remplacer Malus.
On s'est quelquefois étonné dans le public qu'un tel analyste appar-
tînt à la section de physique, plutôt qu'à celle de géométrie; mais si
l'on considère que M. Poisson n'a pas cessé de s'occuper pendant trente
ans de physique mathématique, qu'il a composé un grand nombre de
mémoires sur les questions les plus ardues de cette science, sur la
théorie des surfaces élastiques et sur la théorie des ondes, sur le ma-
gnétisme, sur la chaleur et sur la lumière; qu'il a publié des traités
spéciaux sur l'action capillaire et la théorie de la chaleur, et qu'il se
proposait de traiter dans des ouvrages séparés toutes les branches
de la physique qui peuvent être soumises au calcul, de manière à
former un grand traité de physique mathématique qui aurait eu huit
ou dix volumes, on ne pourra s'empêclier de reconnaître (jue M. Pois-
son était un physicien d'un ordre très élevé, et qu'il remplissait par-
faitement la place qu'on lui avait conférée à l'Académie. Je ne puis
vous donner ici, monsieur, un extrait des nombreux travaux de
M. Poisson sur la physique mathématique. Cette exposition doit se
trouver dans l'éloge de M. Poisson qui sera lu à l'Institut par M. Arago,
(1) A la vérité, M. Poisson avait déjà présenté à l'Institut, en 1807, un travail
sur la théorie du son ; mais cet écrit ne renfermait guère que de l'analyse, et c'est
surtout son mémoire sur l'électricité qui le classa parmi les physiciens. Ce mémoire
fut lu à l'Académie le 9 mars 181-2, et (juinze jours après M. Poisson était membre
de riuslilut. C'est par erreur que, dans la première partie des Mémoires de la
classe des sciences mathématiques de l'Institut pour l'année 1811, il est dit que
les premières recherches de M. Poisson sur l'électricité furent présentées à l'Aca-
démie le 9 mai 1812. Ces recherches précédèrent sa nomination et l'assurèrent : le
9 mai n'était même pas un jour de séance.
27.
VSi REVrE DFS BEIX MONDES.
et, n'en doutez pas, le savant secrétaire perpétuel saura dignement
remplir cette tâche. Je me bornerai à vous exposer succinctement deux
idées fondamentales, que M. Poisson a présentées dans sa T/irorie de
la chaleur, alin que vous puissiez vous convaincre que chez lui la.
physi(jue n'était pas seulement une occasion d'appliquer l'analyse,
mais <]u'il savait étudier aussi les propriétés générales des corps et la
constitution de l'univers.
Fourier, qui a créé la théorie mathém.atique de la chaleur, avait
adopt '■ une hypothèse fort ancienne, d'après laquelle l'accroissement
graduel de la température que l'on observe dans les couches super-
ficielles de notre globe à mesure que Ton s'approche du centre, irait
toujours en augmentant, de manière que l'intérieur de la terre
devrait se trouver à une température extrèmemeiit élevée, tempéra-
ture qui dépendrait de l'état priniilif du globe et du temps (jui s'est
écoulé depuis sa formation. Cette hypothèse a servi à plusieurs savans
pour tâcher d'expliquer les phénomènes géologiques les plus remar-
quables. Les personnes qui l'adoptent doivent nécessairement sup-
poser que le globe se trouve menacé d'un refroidissement graduel,
qui finira par détruire tous les corps organisés. .AI. Poisson, qui avait
si bien réussi à démontrer la périodicité de certains changemens dans
le système du monde, pensa que sous le rapport calorifique aussi les
variations devaient être périodiques. A cet efl'et, partant de la sup-
position adoptée par M. llerschell (pie le soleil se meut dans l'espace,
traînant avec lui notre système planétaire, M. Poisson a remarqué
avec beaucoup de raison que tous les points de l'espace ne sauraient
avoir une température uniforme, car cette température dépend de
la quantité de rayons calorifiques que chaque astre envoie au point
que l'on considère, et de la direction de ces rayons, ainsi que de la
température et de la distance des points dont ils émanent. Il est donc
évident qu'elle ne peut pas être la même dans tous les points de l'es-
pace. De cette remarque, M. Poisson déduit la conséquence que si le
soleil se meut avec le système planétaire, la terre doit traverser suc-
cessivement des régions différemment échauffées, de manière à avoir,
pour ainsi dire, des étés très longs et des hivers interminables. Les
conséquences de cette hypothèse, que M. Poisson s'est efforcé d'ap-
puyer sur le raisonnement , et qui ne peut être vérifiée que par de
nombreuses observations, seraient très importantes pour la physique
terrestre et pour la géologie; car la terre se refroidissant ou se ré-
chauffant ainsi par le dehors, ce ne serait plus que dans les couches
superficielles que des changemens considérables de température
LES SCIENCES EN FRANCE. 425
pourraient s'opérer, tandis que la masse intérieure se trouverait
presque entièrement à l'abri des actions extérieures. Les effets méca-
niques du refroidissement terrestre, auxquels plusieurs géologues
attribuent une action si marquée, s'évanouiraient alors, ou seraient
du moins considérablement atténués.
L'idée hardie que M. Poisson a émise aussi sur l'étendue et la con-
stitution de l'atmosphère de la terre a paru étonner les savans. Sui-
vant cet illustre géomètre, notre atmosphère serait terminée par une
couche d'air liquéfié, c'est-à-dire d'un air qui aurait perdu son élasti-
cité. Cette hypothèse, qui peut donner lieu à des objections graves,
mérite cependant d'être examinée très sérieusement, non-seulement
à cause du nom de M. Poisson, mais aussi parce que M. Biot a cru
devoir l'adopter et la défendre publiquement.
Ce n'est pas uniquement par ses écrits que M. Poisson s'est efforcé
de propager en France l'étude de la physique mathématique et de
la mécanique céleste. Dans ses leçons, il n'a jamais cessé de recom-
mander aux jeunes mathématiciens l'étude des grands phénomènes
naturels. Comme membre de l'Institut et du conseil de l'instruction
publique, il a employé tout son ascendant à l'Académie et dans l'uni-
versité, pour assurer à la France la suprématie dans la mécanique
céleste, qu'il aurait voulu fixer irrévocablement chez nous, et qui,
disait-il, depuis Clairaut et d'Alembert, était devenue une de nos
gloires nationales. L'espoir d'atteindre ce but, qu'il poursuivait avec
la persévérance qui lui était propre, le soutenait au milieu de ses
occupations nombreuses et semblait doubler ses forces qui étaient
grandes, mais dont malheureusement il abusa. Outre ses cours nom-
breux au Collège de France, à l'École Polytechnique et à la Faculté
des Sciences, cours qu'on a trouvés rédigés, il exerçait depuis longues
années les fonctions difficiles et fatigantes d'examinateur à l'École
Polytechnique et à l'Ecole de Metz; il dirigeait seul à l'Université la
marche des études mathématiques, il était membre de l'Institut et du
Bureau des longitudes, et il a toujours rempli ses devoirs avec une
exactitude incomparable, sans jamais manquer une séance académique
ni une leçon. On a de la peine à comprendre comment le même
homme pouvait suffire à tous ces travaux obligatoires et composer en
même temps une foule d'admirables mémoires sur les points les plus
difficiles de la science dont la plupart, pour l'étendue et l'importance,
sont de véritables ouvrages, et qui enrichissent les volumes de l'In-
stitut, la collection de l'École Polytechnique, la Connaissance des
temps , le journal de M. Crelle, le Bulletin de la Société Philomatique,
426 REVUE DES DEUX MONDES.
les Annales de Chimie et de Physique, et plusieurs autres recueils
périodiques. Le nombre des notes ou mémoires imprimés de M. Pois-
son s'élève à plus de trois cent cinquante, auxquels il faut ajouter les
ouvrages séparés, tels que le Traité de Mécanique, la Théorie de Vac-
tion capillaire, la Théorie de la chaleur, les Recherches sur la proba-
bilité des Jugemens, et le livre où l'on expose le mouvement des pro-
jectiles : travaux considérables, dont chacun aurait coûté plusieurs
années à tout autre qu'à M. Poisson. Euler avait déjà donné l'exemple
d'une prodigieuse fécondité; mais l'illustre géomètre de Bàle est
mort dans un âge très avancé, tandis que le savant français nous a
été ravi au milieu de sa carrière et dans toute la vigueur de son
esprit.
Malgré sa facilité, on conçoit qu'il était impossible à M. Poisson
de continuera vivre dans le monde pendant qu'il se livrait à des tra-
vaux si nombreux. Marié en 1817 à mademoiselle de Bardi, d'une
ancienne famille du Languedoc, originaire de Florence, il devint
père de quatre enfans, se retira peu à peu de la société, et trouva
dans sa famille le bonheur paisible auciuel il aspirait. Mais le goût de
la retraite, alimenté par le besoin du travail et par l'amour de la
science, devint si vif chez lui, que bientôt ii ne sortit plus que pour
remplir les fonctions dont il était chargé. 11 passait la journée enfermé
dans son cabinet, sans jamais y admettre personne, sous quelque
prétexte que ce lût. Là, depuis dix heures du malin juscprà six heures
du soir, il s'occupait sans relâche de ses recherches scicnîiiiques. Puis
il dînait, et le soir, lorsqu'il n'avait point d'épreuves à corriger, il
aimait à jouer avec ses enfans et à causer avec (jueiijues amis. A le
voir alors si gai , si léger d'esprit, on ne se serait pas douté du travail
auquel il s'était livré toute la journée. Une partie de ^hist ou de
piquet semblait le reposer de ses graves méditations, et il s'abstenait
scrupuleusement de parler de science, à moins toutefois que déjeunes
savans ne vinssent le consulter, car il s'empressait toujours de leur
communiquer ses idées et de diriger leurs premiers pas. Cette vie si
uniforme, si occupée, ce travail continuel de l'esprit dans un corps
qui se condamnait à une immobilité complète. Unirent, malgré sa
constitution robuste, par altérer sa santé. 11 perdit le sommeil, com-
mença à maigrir, et fut pris de vomissemens qui se renouvelaient
fréquemment après son dîner. A cette époque, il était peut-être temps
encore de prévenir une catastrophe; mais, sourd aux conseils d«s
médecins, aux instances de sa famille et de ses amis, il se refusa avec
une invincible opiniâtreté à tout ce qui pouvait le sauver. Plus il était
LES SCIENCES EN FRANCE. 427
menacé, moins il quitta son cabinet. Enfin , dans l'automne de 1838,
il se fit tout à coup un épanchement dans la poitrine.
A la première apparition de cette terrible maladie, les médecins le
crurent perdu , et lui-môme se sentit menacé d'une fin procbaine.
Mais les maux de cette nature présentent souvent des alternatives
inattendues , et malgré la violence du coup , en voyant au bout de
quelque temps disparaître les symptômes les plus alarmans, on put
espérer au moins de prolonger encore la vie de M. Poisson. Malheu-
reusement, dès qu'il fut un peu moins soutirant, il se crut guéri et
reprit ses travaux. Ni la douleur de ses amis, ni les menaces des mé-
decins, ni les angoisses de sa famille, rien ne put l'arrêter. Il répon-
dait toujours que, pour lui, la vie c'était le travail, et qu'il n'y avait
pas de milieu entre travailler et mourir. L'hiver et le printemps de 1839
se passèrent dans des vicissitudes cruelles. On crut avoir remporté
une grande victoire en le voyant partir pour la campagne; mais là,
quoique sa vue se fût affaiblie, ainsi que tous ses autres organes, et
qu'il n'eût même plus la force d'écrire, il s'enfermait des journées
entières pour travailler à la théorie mathématique de la lumière, qu'il
voulait asseoir sur de nouvelles bases, stimulé surtout par les travaux
récens de M. Cauchy. Ces recherches devaient former un volume,
mais il n'a pu en rédiger que deux cents pages environ, qui pa-
raîtront dans les Mémoires de F institut (1). On conçoit facilement que
le séjour à la campagne ne fût pas très profitable à un malade qui se
livrait à de tels travaux. Toutefois, tant qu'il y resta, il n'éprouva pas
de crise violente; mais à son retour ayant absolument voulu faire les
examens de l'École Polytechnique, dans lesquels durant un mois il
fut obligé d'interroger l:^s élèves pendant dix à douze heures par jour,
ce dernier effort le brisa. Il se forma alors un épanchement dans le
cerveau, qui amena la paralysie du bras gauche, et qui, affectant
profondément les organes de la pensée, lui fit perdre la mémoire
des noms propres. Rien ne saurait rendre le spectacle déchirant de
cette tête, où naguère encore s'élaboraient de si profondes pensées,
et qui avait toujours semblé se jouer des difficultés de la science,
(1) La partie que M. Poisson a rédigée ne contient que les généralités; les appli-
cations devaient se trouver dans une dernière section , qu'il n'a pas écrite, mais qui
était préparée dans son esprit. Dans ses derniers nioniens, il rei^rettait vivement
de ne |)ouvoir achever ce travail, et sa faiblesse Ta empêché de faire connaître les
bases sur lesquelles il voulait établir son analyse. Tout ce qu'il a pu dire un jour
à cet égard , c'est qu'il prenait un filet de lumière : il lui a été impossible de con-
tinuer, et sou secret est mort avec lui.
428 REVUE DES DEDX MONDES.
courbée sous le poids de la souffrance et incapable du moindre
effort. Peu à peu, cependant, la mémoire revint, les membres
reprirent leurs mouvemens, et comme M. Poisson était naturelle-
ment porté à espérer, cette légère amélioration suffit pour lui rendre
la sécurité lorsqu'il ne restait plus d'espoir à personne. Dans une
conversation qu'il eut avec un de ses amis, le dernier jour du car-
naval, il parla avec détail de la maladie à laquelle il croyait avoir
échappé, des travaux qu'il avait déjà publiés et de ses projets ulté-
rieurs, et surtout des réflexions qu'il avait faites, lorsque, soudai-
nement frappé de paralysie, il s'était apprêté à la mort. A ce mo-
ment suprême, privé de la parole et de presque tous les sens, il
s'était, disait-il, replié sur lui-même pour observer avec calme cette
suite de phénomènes qui devaient aboutir à la cessation delà vie,
et il avait été satisfait de voir que ses principes philosophiques ne
cédaient pas aux vaines terreurs qui s'emparent si souvent de l'esprit
des moribonds. Dans cette longue conversation , qui dura au moins
quatre heures, il traita avec une lucidité d'esprit incomparable, avec
aménité, avec gaieté même, les questions les plus ardues de la phi-
losophie et de la science. Il rappela diverses circonstances de sa vie,
dont il aimait à raconter les humbles commencemens; il s'arrêta lon-
guement sur ce qu'il devait à Laplace , à la mémoire duquel il avait
voué une espèce de culte. Il s'élendit sur ses amis et nomma tous ceux
qui lui avaient donné des marques d'intérêt pendant sa longue ma-
ladie; il parla surtout de sa femme, aux soins infatigables de laquelle il
attribuait principalement sa guérison. La conviction qu'il avait d'être
sauvé le porta quelques jours après à vouloir exprimer à l'Institut
sa reconnaissance envers les médecins qui l'avaient soigné, et comme
l'un des secrétaires perpétuels, forcé de répéter des paroles qu'on ne
pouvait entendre, n'avait cité que M. Double, qui depuis longues
années était lié de l'amitié la plus sincère avec M. Poisson, celui-ci
éleva la voix pour nommer aussi M. Sédillot, habile chirurgien, qui
n'avait cessé de seconder M. Double. j\Iais ce furent là ses dernières
illusions. L'affaissement total des forces, la perte du sommeil et
de l'appétit, "des étouffemens continuels, des douleurs insupportables
au cœur, vinrent l'avertir bientôt que tout était perdu. Après dix-huit
mois de tourmens, on avait lieu de s'étonner qu'il pût résister en-
core si long-temps; le malade s'en irritait, il demandait à grands cris
une fin prompte à tant de maux. Cependant il ne pouvait s'empê-
cher de regretter une vie où tout lui souriait , car, entouré de l'es-
time publique, il avait des amis dévoués, une famille florissante, et
LES SCIENCES EN FRANCE. 429
cette famille surtout excitait ses regrets. Un jour, au plus fort de ses
souffrances , un homme qui lui était très attaché , lui ayant présenté
M"" de Wailly, sa petite-fdle, en lui disant : «Voici votre petite
Marguerite que vous aimez tant,» M. Poisson embrassa cette enfant
avec tendresse, et répondit en pleurant : a Si j'avais pu vivre j'aurais
été heureux ! »
Convaincu désormais que rien ne pouvait l'arracher à la mort , et
bien qu'en proie aux plus vives souffrances, il trouvait encore la
force nécessaire pour corriger les épreuves de son dernier mémoire,
et pour assister aux séances de l'Académie des Sciences, dont il était
président, et d'où on ne pouvait l'arracher. C'étaient là les volontés d'un
mourant, qui savait les imposer avec une énergie irrésistible. EnOn,
on le transporta à Sceaux , dans l'espoir que l'air de la campagne
pourrait peut-être le fiiirc vivre quelques jours de plus; mais cet
espoir ne devait pas se réaliser. Le matin du 25 avril dernier il de-
manda à se lever, et s'étant recouché presqu'immédiatement, il expira
sans douleur au bout de quelques instans.
Ainsi s'éteignit à l'âge de cinquante-huit ans un des hommes qui
ont le plus fait pour la gloire de notre pays. En apprenant cette perte
cruelle, l'Académie des Sciences voulut donner un témoignage écla-
tant d'estime à l'un de ses membres les plus illustres, et s'abstint de
tenir de séance ce jour-là. L'Université éprouva de profonds regrets,
qui furent noblement exprimés sur la tombe de M. Poisson par le mi-
nistre de l'instruction publique. Jamais, depuis la mort de Cuvier, on
n'avait vu une affliction si générale ni un convoi suivi par tant d'illus-
trations en tout genre. Mais le plus grand deuil était sans doute dans
le cœur de nos géomètres, qui depuis la mort de M. Poisson doivent
sentir le besoin de redoubler d'efforts pour conserver à la France
l'héritage de gloire que Fermât et Descartes nous ont transmis, et
qui , augmenté par deux siècles de succès, forme un des plus beaux
fleurons de la couronne nationale.
Ce que je vous ai dit jusqu'ici sur la vie et les écrits de M. Poisson
ne vous donnerait, monsieur, qu'une idée incomplète de cet homme
célèbre, si je n'essayais d'apprécier l'ensemble de ses travaux et d'es-
quisser rapidement les principaux traits de son esprit et de son carac-
tère. Les géomètres les plus éminens des temps modernes se distin-
guent entre eux par des qualités spéciales et souvent opposées.
Tandis que Newton préparait longuement par de profondes médita-
tions un livre qui devait révéler aux hommes le système du monde,
son rival, Leibnitz, distrait par mille occupations, jetait à la hâte
430 REVUE DES «EUX MONDES.
dans des articles de journal, dans des lettres et jusque dans les moin-
dres fragmen s, les fondemens des plus belles découvertes. D'Alem-
bert, qui s'est montré si méthodique dans d'autres travaux , rédigeait
avec si peu d'ordre et de clarté ses recherches mathématiques , que
les .plus importans de ses ouvrages sont presque illisibles aujour-
d'hui. Euler, si fécond, si inventif, ne semblait voir dans les ap-
plications qu'un moyen d'employer l'analyse et de la faire avancer,
tandis que Daniel BernouUi ménageait les calculs et savait suppléer
par les considérations les plus ingénieuses à l'impuissance de la géo-
métrie. Lagrange, qu'on a surnommé le Racine des mathématiques,
ne se contentait pas d'avoir fait une découverte ; il voulait donner à
son analyse la forme la plus élégante, il s'efforçait de la généndiser
et de l'exposer de la manière la plus simple (1). Laplace, qui a tant
fait pour achever l'édifice dont Newton a posé les fondemens, ne
voyait dans l'analyse qu'un moyen d'arriver à des résultats importans,
et ne s'appliquait guère à aplanir la route qui devait le conduire au
but. Fourier, auquel on doit tant de vérités nouvelles, avait peut-être
plus d'invention dans l'esprit que de critique et de rigueur dans les
démonstrations. Quant à M. Poisson, si vous me demandiez, mon-
sieur, quel était le caractère de son esprit, je vous dirais qu'à mon
avis cet illustre géomètre, doué d'une sagacité et d'une pénétration
incomparables, était né surtout pour perfectionner ce qu'avaient fait
ses devanciers et pour surmonter les difficultés qui les avaient arrêtés.
Sans rappeler sa mémorable découverte sur la stabilité du système
planétaire, cette disposition de son esprit se remarque dans ses re-
cherches sur le mouvement des surfaces élastiques , qu'il avait entre-
prises à l'occasion des travaux analogues de M"" Germain, et dans sa
Nouvelle Théorie de l'action capillaire, où, en introduisant la con-
sidération de la variation de densité que le liquide éprouve à la surface,
il a complété d'une manière si heureuse les recherches de Laplace;
elle se retrouve surtout dans sa Théorie de la Chaleur, ouvrage des-
tiné à établir sur les véritables principes de la constitution molécu-
laire des corps cette nouvelle branche de la physique mathématique,
(1) Malgré son génie, ce n'est que par le travail le plus opiniâtre que Lagrange par-
venait à ces formules symétriques, à celte rédaction simple et élégante que l'on
admire tant. La collection de ses manuscrits existe à l'Institut, et l'on y trouve la
|iiéuve qu'après avoir résolu une question et rédigé sa solution , cet illustre géomètre
ne cessait de corriger et de copier son écrit jusqu'à ce qu'il fût arrivé à l'expression
la t^lfis simple et la plus claire de sa pensée. Il y a tel mémoire dont il a fait six
(opiessttccessives en les corrigeant toujours.
LES SCIENCES EN FRANCE. 431
et à éclaircir ou à démontrer rigoureusement ce que les travaux de
Fourier pouvaient présenter encore d'obscur et d'incertain. Personne
assurément n'osera dire que M. Poisson manquât d'invention ; mais il
aimait principalement les questions déjà traitées par d'autres et qu'ils
n'avaient pu résoudre , ou dans lesquelles il restait encore quelque
chose à faire. Il savait môme se servir avec un art infini des considé-
rations déjà employées et en déduire de nouveaux et importans résul-
tats. Perfectionner ainsi , c'est inventer, et l'on sait que rien n'est plus
difficile dans les sciences que de tirer d'une idée des conséquences
que n'avait pas prévues le premier inventeur. Ce même esprit de cri-
tique, qui lui permettait de saisir les défauts des autres et de les cor-
riger, le portait à se critiquer sévèrement lui-même et à ne produire
que des ouvrages irréprochables. On ne trouvera jamais un homme
qui sache mieux que M. Poisson appliquer l'analyse à la recherche des
forces qui agissent sur les corps naturels. Entre ses mains, la mécanique
moléculaire était devenue une science nouvelle, et je crois que c'est
surtout pour la mécanique céleste et la physique mathématique (1) que
la perte de M. Poisson est regrettable. Il avait pour les travaux de ce
genre une prédilection marquée, que quelques personnes ont pu même
croire excessive, car il semble qn'on doive laisser aux géomètres le
champ libre et leur demander des découvertes et des vérités nouvelles
dans une branche quelconque des mathématiques sans exiger immé-
diatement des apphcations. Cependant , malgré ses préférences, il ne
cessa jamais de suivre les progrès de l'analyse pure , et l'on put s'en
convaincre lorsqu'il présenta à l'Institut ce beau rapport, que tous
les géomètres connaissent, sur les travaux de M. Jacobi , relatifs aux
transcendantes elliptiques. Un petit portefeuille où il inscrivait les
questions qu'il voulait étudier, et dont plusieurs ont été déjà réso-
lues par lui , prouve encore mieux que rien ne lui échappait , et qu'il
avait le projet de traiter de nouveau toutes les parties de l'analyse et
de la physique mathémati{|ue. Il serait bien intéressant de connaître
les problèmes que les hommes supérieurs dans une branche quel-
conque des connaissances humaines croient susceptibles de solution.
Cette espèce de testament scientifique aurait de grands avantages,
(1) Quelques savans un peu trop impatiens murmurent contre la physique mathé-
matique, parce que, disent-ils, elle n'a pas encore produit de grands résultats; mais
ou peut leur répondre que la théorie de l'attraction universelle, qui forme du reste
aussi un chapitre de la physique mathématique , ayant exigé plus d'un siècle et demi
de travaux et les efforts des plus grands géomètres pour arriver au point on elle
est aujourd'hui, il ne faut pas s'étonner si d'autres théories, qui viennent à peine
de naître, n'ont pas fait d'aussi grands progrès.
432 REVUE DES DEUX MONDES.
et les petites notes de M. Poisson sont dignes de toute l'attention des
savans (1).
Au reste M. Poisson n'était pas seulement un géomètre du pre-
mier ordre ; c'était en tout un homme supérieur, et ceux qui l'ont
approché savent qu'il avait des opinions arrêtées et fort remarquables
sur toute chose. Ce n'est pas un des moindres caractères de cette
supériorité que d'avoir pu, sans aucune instruction littéraire, et
ayant appris fort tard à peine assez de latin pour deviner les mémoires
d'Eulcr, se distinguer même comme écrivain , car il avait un style
sévère, mesuré et éminemment clair, sans ornemens inutiles, mais
aussi sans sécheresse. 11 excellait surtout dans les analyses et dans
ces introductions destinées à traduire en langage ordinaire les résul-
tats généraux de ses recherches, et il a mérité à cet égard plusieurs
fois les éloges de M. Yillemain , excellent juge, qui a toujours apprécié
les qualités du style scientifique de M. Poisson.
Les opinions philosophiques de M. Poisson étaient celles du xviii"
siècle. Cela doit vous expliquer, monsieur, pourquoi, dans les
sciences, il s'attacha plutôt aux résultats qu'aux méthodes, et pour-
quoi il préféra toujours l'analyse à la synthèse. Cependant, avec l'âge,
et comme d'autres géomètres , il commença à se préoccuper de cer-
taines difficultés métaphysiques qui ont arrêté les esprits les plus
subtils. C'est ainsi , par exemple, qu'il fut amené à vouloir démontrer
(1) M. Poisson ne voulait jamais s'occuper de deux choses à la fois, et lorsque ,
dans ses travaux , il lui venait à l'esprit un projet de recherche qui ne se rattachât
pas immédiatement à ce qu'il Taisait alors, il se conlenlait d'écrire quelques mots
dans son petit portei'euille. Les personnes auxquelles il communiquait ses idées
scientifiques savent que, dés qu'il avait terminé un mémoire, il passait sans inter-
ruption à un autre sujet, et qu'habituellement il choisissait dans son portefeuille
les questions dont il devait s'occuper. Prévoir ainsi d'avance les problèmes qui
offrent des chances de succès, et savoir attendre, avant de s'y appliquer, pour ne
pas entraver la marche de ses autres travaux , c'est faire preuve d'un esprit péné-
trant et méthodique à la fois. Dans son portefeuille, il a inscrit deux différentes
classes de questions, qu'il a appelées du premier ordre et du second ordre. Plu-
sieurs, la variation des grands axes par exemple, et l'action capillaire, qui s'y trou-
vent indiquées, ont déjà été traitées par lui. Pour d'autres, après s'en être occupé,
il a marqué l'impossibilité d'eu tirer des résultats importans. Enfin, il en reste
encore un grand nombre qui mériteraient de fixer l'attention des géomètres, comme
ayant été par M. Poisson jugées susceptibles d'être résolues. Voici quelques-unes
de ces questions.
« Écpiations algébriques et numériques... rien à espérer. » — « Intégrales détinies...
rien à espérer... » — « Revoir la théorie des nombres. »— « Problèmes de géométrie
dépendans des différences mêlées... feuilleter tous les mémoires d'Euler. »— « Élec-
tricité dans le cas de trois corps. » Etc., etc.
LES SCIENCES EN FRANCE. 433
le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses , principe
que Laplace lui-même avait cru impossible de prouver par le raison-
nement. La démonstration de M. Poisson laisse encore quelques doutes
dans l'esprit, car il semble qu'en l'adoptant on pourrait l'étendre
généralement à tous les rapports qui existent entre les causes et les
effets. Dans sa conduite, il avait adopté une philosophie pratique fort
douce qui consistait surtout à voir le beau côté des choses et à espérer
dans l'avenir. Il était spirituel et gai dans la conversation ; mais il
n'aimait pas les succès bruyans, et, pour se montrer tel qu'il était, i!
avait besoin, comme tous ceux qui, après avoir été beaucoup dans
le monde, en ont reconnu le vide, de se trouver avec un petit nombre
d'amis. Ceux qui l'ont entendu professer n'ont pas oublié le talent ave;
lequel il exposait les principes les plus élevés de la science. A l'Aca-
démie néanmoins, il ne savait pas maîtriser l'émotion que lui causait
cet imposant auditoire, et l'on était frappé de l'hésitation qu'il mon-
trait alors et qui était encore augmentée par une petite toux convulsive^
qui le prenait toujours. Nulle part cependant il ne pouvait trouver
un auditoire plus bienveillant ni plus favorablement disposé, car son
influence à l'Institut était très grande, et d'autant plus qu'il évitait avec
soin de l'exercer : cette influence tenait à son talent non moins qu'à la
modération de son caractère, qui était, à mes yeux, celui du véritable
savant. Sa seule passion a été la science; il a vécu et il est mort pour
elle. Travaillant sans cesse à agrandir le cercle des connaissances hu-
maines, il n'ambitionnait que les suffrages des juges compétens, sans
jamais brigiser les applaudissemens de la foule ni cette popularité que
dans les hautes sciences on ne peut recueillir qu'en s'abaissant. Et
pourtant il n'y avait pas un coin du globe où sa renommée n'eût
pénétré, et toutes les Académies du monde tenaient à honneur d'in-
scrire son nom sur leurs registres. Bien qu'il dût connaître sa force,
M. Poisson avait une véritable modestie qui se manifestait dans sa
conversation comme dans ses écrits (1), et personne n'a jamais en-
tendu sortir de sa bouche un mot qui pût faire soupçonner en lui le
sentiment de sa supériorité.
Bien que M. Poisson ait été élevé à la pairie sous le gouvernement
actuel, il n'a jamais été un homme politique. Partisan d'une sage
liberté, et convaincu qu'il en aurait toujours assez pour lui-même ,
(1) Ce n'est pas seulement dans ses ouvrages imprimés que M. Poisson savait ôtre
modeste, il apportait cette réserve jusque dans les écrits qu'il ne se proposait pas
de publier. 11 avait rédiyé pour son usage particulier deux notices fort détaillées et
très importantes, l'une sur les travaux et les découvertes de Laplace, l'autre iwr
les manuscrits de Lagrange, qui contiennent des analyses, et des jugemens très
Wt- REVUE DES DEUX MONDES.
ce qu'il demandait surtout au gouvernement, c'étaient les condi-
tions nécessaires de stabilité. La guerre et le despotisme militaire
l'avaient éloigné de Napoléon dans les dernières années de l'empire.
Il crut à la durée de la restauration, mais ne sacrifia aucune de ses
convictions au gouvernement des Bourbons. M. de Frayssinous et
M. de Villèle taisaient grand cas de la justesse de son esprit, et le
consultaient. Ils songèrent même à le faire nommer député à Pithi-
viers; mais, chose assez bizarre, il échoua, parce que les libéraux
qui lui étaient opposés rappelèrent habilement aux légitimistes que
M. Poisson était né roturier, et que son père avait été juge de paix
sous la Convention. Après la révolution de juillet, il craignit long-
temps une conflagration générale; mais dès qu'il put croire que la nou-
velle dynastie s'afTermissait, il s'y rattacha sincèrement. 11 n'a guère
eu le temps de prendre part aux délibérations de la chambre des pairs,
où, sans aucun doute, sa haute raison et ses connaissances l'auraient
fait distinguer. Lorsqu'il apprit sa nomination , il se borna à dire aux
personnes qui l'entouraient : « Cela fera bien plaisir à ma femme. »
Pour lui, ce qui le touchait surtout, c'était d'être admis dans un
corps auquel Laplace avait appartenu, car rien n'égalait sa vénération
pour la mémoire de ce grand géomètre , et rien ne le flattait autant
que les rapprochemens qu'on établissait entre lui et l'auteur de la
Mécanique céleste.
Simple par goût et modéré par caractère, il savait cependant allier
à ces qualités une grande ténacité dans les idées. Il n'aimait pas à se
décider, et lorsqu'on lui parlait d'une affaire quelconque , on pouvait
remarquables sur les écrits de ces illustres géomètres. On a vu précédemment com-
bien tous deux avaient été frappés de la découverte de M. Poisson sur l'invariabilité
des grands axes, et en quels termes ils s'étaient exprimés à ce sujet. Dans le
dixième paragraphe, de sa Notice sur les travaux de Laplace, M. Poisson fait
allusion à sa découverte, et il se borne à dire à cet égard :
« Les expressions différentielles des six élémens elliptiques , au moyen des diffé-
rences partielles de la fonction perturbatrice, prises par rapport à ces élémens et
multipliées par des fonctions de ces mêmes élémens, qui ne contiennent pas le temps
explicitement, sont des formules très importantes que Laplace regardait comme le
plus grand pas qu'on eût fait depuis long-temps dans la théorie des perturbations,
et que Lagrange et lui ont présentées au Bureau des longitudes dans une même
séance. Elles forment le supplément au troisième volume de la Mécanique céleste.
L'invariabilité des grands axes et des moyens mouvemens, en ayant égard aux carrés
des masses, qui venait d'être démontrée, s'en déduit immédiatement, et c'est à
l'occasion de ce théorème que ces formules ont été trouvées par nos deux grands
géomètres. »
C'est là , il faut l'avouer, une rare modestie : le nom de l'inventeur ne s'y trouve
même pas.
LES SCIENCES EN FRANCE- Â2^
être sûr qu'il commencerait par en faire ressortir les difficultés; mais
une fois que son opinion était formre, il ne changeait jamais. S'il
s'agissait d'une chose pour laquelle le concours d'autres personnes fût
nécessaire, on pouvait prévoir que, malgré les plus vives oppositions,
il finirait par réussir, sans emportement ni colère, mais par sa haute
raison et sa fermeté. Cependant, pour lui-même, il évitait les entre-
prises qui lui auraient coûté trop de temps, et qui pouvaient le
détourner de ses travaux , et ce n'est qu'en faveur de ses amis qu'il
consentait à s'en charger ; car quoique M. Poisson ne fût pas de ces
gens qui accablent tout le monde de témoignages et de protesta-
tions d'amitié, il était véritablement et sincèrement attaché au petit
nombre d'amis qu'il avait choisi , et qu'il avait le mérite rare d'aimer
chaque jour davantage. Sa constance dans l'affection lui rendait les
brouilleries insupportables, et on l'a toujours vu faire les premières
avances pour effacer jusqu'aux moindres traces des dissentimens qui
avaient pu surgir entre lui et ses amis. Chez toute autre personne,
cela aurait pu passer pour de la faiblesse; mais dans la position où se
trouvait M. Poisson, c'était de la bonté qui quelquefois se manifes-
tait d'une façon pleine de noblesse. Une anecdote que je sais, mon-
sieur, d'une manière certaine , suffira pour vous prouver que sans se
soucier d'en faire parade, cet illustre géomètre ne le cédait à personne
en fait de sentimens élevés.
En 1833, un étranger que les révolutions de son pays avaient con-
traint à demander à la France une hospitalité qu'elle sait exercer avec
tant de générosité , eut l'honneur d'être admis à l'Institut. Son élec-
tion , à laquelle contribuèrent plusieurs savans célèbres, fut surtout
décidée par M. Poisson , qui , malgré la divergence des opinions poli-
tiques, soutint presque seul, et avec une énergie remarquable, la
lutte et la discussion en faveur du candidat étranger. Quelques mois
après, le nouvel académicien fit paraître un écrit où l'on parlait des
fatales lenteurs qui avaient d'abord retardé l'examen d'un mémoire
adressé à l'Institut par un jeune savant d'un rare mérite, et auquel
cependant l'Académie avait plus tard rendu pleine justice. Cet écrit,
qui n'avait rien de personnel contre M. Poisson, l'offensa, et un soir
il en témoigna son mécontentement à l'auteur, qui soutint son opi-
nion avec mesure, mais avec fermeté. M. Poisson, contre son habi-
tude, s'irritant de plus en plus, finit par dire : « Vous devriez savoir
mieux que personne , monsieur, que l'on sait accueillir les étrangers
en France. » — Profondément blessé par ces paroles, l'interlocuteur
se retira sans répondre, et comme il n'a pas beaucoup de souplesse
dans le caractère, ne pouvant supporter l'idée qu'un homme qui
436 REVUE DES DEUX MONDES.
avait contribué à son élection à l'Institut le lui reprochât et voulût le
dominer, il forma immédiatement le projet de donner sa démission
à l'Académie, pour ne pas rester dans une position dépendante au
milieu de cette illustre assemblée. Toutefois, il n'eut pas le temps
d'exécuter ce dessein, car deux jours après il vit arriver chez lui
M. Poisson, qui n'allait jamais chez personne, et qui l'aborda en lui
disant : « J'ai eu bien tort avant-hier, et j'espère que vous oublierez
ma vivacité. » — Vous concevez, monsieur, qu'une telle démarche
de la part de M. Poisson auprès d'un jeune homme devait pénétrer
de respect et de reconnaissance celui qui en était l'objet. Aussi n'a-t-il
jamais cessé d'honorer et de chérir comme un père M. Poisson, qui,
de son côté, lui a témoigné jusqu'à ses derniers momens la plus sin-
cère, la plus tendre amitié.
Un homme comme M. Poisson , qui se montrait peu et qui n'avait
qu'un petit nombre d'amis, était exposé à être jugé défavorablement
par ceux qui ne le connaissaient pas, et que blessait sa supériorité.
Les accusations les plus banales n'ont pas manqué contre lui. On a
crié au cumul , et quelques personnes s'indignaient même de la for-
tune qu'il se préparait à laisser à ses enfans. Je vous ai déjà dit, mon-
sieur, ce que je pensais de ces clameurs contre les traitemens qu'ont
touchés les Cuvier et les Poisson, de ces clameurs qui, dans la société
comme elle est organisée actuellement , ne pourraient avoir d'autre
résultat que d'éloigner des fonctions publiques les hommes les plus
éminens; mais enfm, puisque l'accusation a été formulée, il est bon
de faire remarquer que M. Poisson n'a jamais rien demandé. D'abord
ce fut Laplace qui s'occupa de pourvoir à son avancement ; ensuite ,
lorsqu'après la chute de l'empire la restauration voulut s'entourer
de tous les hommes qui avaient cru à ses promesses de paix et de
liberté, M. Poisson dut nécessairem.ent fixer l'attention du nouveau
gouvernement. TS'éanmoins, malgré les tendances de cette époque,
non-seulement il ne sacrifia jamais aucune de ses opinions philoso-
phiques, mais il ne voulut môme pas essayer de les voiler; et pour-
tant sa réputation était telle, qu'il fut nommé membre du conseil
de l'instruction publique sans en être jprévenu (1) , et qu'il reçut
le titre de baron sans le désirer et sans vouloir jamais faire les dé-
(l) Voici la lettre par laquelle cet illustre géomètre apprit qu'il venait d'être
nommé à ces hautes fonctions :
« M. Cuvier a le plaisir d'annoncer à son cher collègue M. Poisson , que le roi
vient de le nommer membre de la commission de l'instruction publique; cette nou-
velle surprendra peut-être le savant qui en est l'objet, mais on peut être sûr qu'elle
jiiaira à tous les amis des sciences et de la véritable instruction. G. CuriE».
« Au Jardin du Roi. — Le 22 juillet 1820. »
LES SCIENCES EN FRANCE. 437
marches nécessaires pour rendre régulière sa nomination. Il est vrai,
comme on l'a dit, que M. Poisson , qui aimait tendrement ses enfans,
leur a laissé une fortune considérable, fruit de ses économies; mais on
doit ajouter que jamais le soin de sa fortune ne put le distraire un
instant de ses travaux, et que, menacé tout à coup d'une ruine totale,
il montra une force d'ame dont peu de personnes seraient capables.
C'était en 1821 : depuis long-temps M. Poisson avait pris l'habitude
de remettre toutes ses épargnes à une personne qui devait acheter des
rentes et placer successivement les intérêts. Sa confiance était telle
qu'il n'avait aucun reçu et ne demandait jamais à voir aucun papier.
Le dépôt s'était accru ainsi jusqu'à la somme de 300,000 francs. Un
jour, on vient lui annoncer que son ami l'a trahi , qu'il n'a rien acheté
et que tout est perdu. M. Poisson, qui était déjà père de plusieurs
enfans, fut très sensible à ce coup , mais il sut maîtriser son émotion.
Il n'en fit confidence qu'à son ami M. Thénard, et alla passer quelque
temps à la campagne, où il composa un de ses plus beaux mémoires.
Ne trouvez-vous pas , monsieur, qu'un tel homme devait avoir une
grande force de caractère, et que, s'il était intéressé, il l'était d'une
singulière façon? Au reste, pour achever l'histoire, je vous dirai que,
grâce à la loyauté du fils de ce dépositaire infidèle, M. Poisson finit
par recouvrer les 300,000 francs : il fallut attendre plusieurs années,
et, durant cette longue épreuve, le géomètre, qui sut toujours se
taire, ne cessa pas un seul instant de produire de nouveaux travaux
et de remplir tranquillement les fonctions dont il était investi.
Je m'arrête ici, monsieur, car je n'ai pas la prétention d'écrire un
éloge, et je ne veux que vous transmettre mes impressions et mes
souvenirs. Dans tous les temps, la mort de M. Poisson aurait laissé
des regrets infinis; de nos jours, sa vie mérite de servir d'exemple
et d'enseignement : car, possédant tout ce qu'il fallait pour briller
aux yeux de la foule, il sut renoncer à ces faciles succès qui ont
perdu tant de monde, pour se livrer exclusivement aux progrès de la
science. Mais si de son vivant il a pu renoncer à quelques applaudis-
semens, la postérité, qui met chaque chose à sa place, le récompen-
sera de ce léger sacrifice en entourant sa mémoire de vénération et
de respect; et la jeunesse appelée à combler les grands vides qui se
forment sans cesse au milieu de nous, sentira qu'il n'y a pas d'hommes
plus regrettables ni plus dignes d'être imités que ceux qui savent éga-
lement graver leur nom dans l'histoire et dans le cœur de leurs amis.
TOME XXIII. 28
MADAME
DE LONGUEVILLE.
Les noms de M""' de La Fayette et de M. de La Rochefoucauld , aux-
(juelson s'est précédemment arrêté (1), semblent en appeler un autre,
lié naturellement au leur par toutes sortes de relations attrayantes, de
convenances et de réverbérations plus ou moins mystérieuses : M"'' de
Longueville, dans sa délicate puissance, est encore à peindre. Sa vie,
qui s'est partagée en deux moitiés contraires, l'une d'ambition et de
galanterie, l'autre de dévotion et de pénitence, n'a trouvé le plus
souvent que des témoins trop préoccupés d'un seul aspect. M""^ de
Sévigné seule, dans une lettre célèbre, a éclairé l'ensemble du por-
trait au plus pathétique moment. Pour nous, à qui une rencontre iné-
vitable l'a offerte, pour aiiisi dire, au milieu et au cœur d'un sujet que
nous traitions, il nous a été donné de la suivre, et nous avons eu
comme l'honneur de la fréquenter en des heures de retraite et à tra-
vers ses dispositions les plus cachées. Elle nous apparaissait la plus
illustre pénitente et protectrice de Port-Royal durant des années; c'est
d'elle et de sa présence en ce monastère que dépendit uniquement ,
vers la fin, l'observation de la paix de réglise; c'est sa mort qui la
rompit. Sans prétendre retracer une vie si diverse et si fuyante, il y a
eu devoir et plaisir pour nous à bien saisir du moins cette physio-
(1) Voir particulièrement l'arlicle sur La Rochefoucauld, n» du 15 janvier 18i0.
MADAME DE LONGUEVIL! Ë. 439
nomie à laquelle s'attache un enchantement immortel, et qui, môme
sous ses voiles redoublés, nous venait sourire du fond de notre cadre
austère. INous l'en détachons pour la donner ici.
M"' Anne-Geneviève de Bourbon, fille d'une mère bien belle (1),
et dont la beauté, si fort convoitée par Henri îV, avait failli sus-
citer aussi bien des guerres, parut très jeune à lo cour, et y apporta,
près de M"" la Princesse, encore hautement brillante, « les premiers
charmes de cet angélique visage qui depuis a eu tant d'éclat, et dont
l'éclat a été suivi de tant d'évènemens fâcheux et de souffrances salu-
taires (2). »
Ses plus tendres pensées pourtant furent à la dévotion ; sa fin ne fit
que réaliser et ressaisir les rêves mystiques de son enfance. Elle
accompagnait souvent M"'" la Princesse aux Carmélites du faubourg
Saint-Tacques; elle y passait de longues heures, qui se peignirent
d'un cercle idéal en son imagination d'azur, et qui se retrouvèrent
tout au vif dans la suite après que le tourbillon fut dissipé. Elle avait
treize ans (1632) quand son oncle Montmorency fut immolé à Tou-
louse aux vengeances et à la politique du cardinal ; cette jeune nièce,
frappée dans sa fierté comme dans sa tendresse d'un coup si sen-
sible, eut volontiers imité l'auguste veuve, et voué dès-lors son deuil
à la perpétuité monastique. Cependant sa mère commençait à craindre
trop de penchant en elle vers les bonnes carmélites; elle croyait
trouver que ce blond et angélique visage ne s'apprêtait pas à sourire
assez au monde brillant qui l'allait juger sur les premiers ])as. A
quoi M'" de Bourbon répondait avec une flatterie instinctive qui
démentait déjà les craintes : « Vous avez, madame, des grâces si
touchantes que comme je ne vais qu'avec vous et ne parais qu'après
vous, on ne m'en trouve point (3). » Le tour de l'esprit de M'"" de
Longueville perce d'abord dans ce mot-là.
On raconte que, lorsqu'il s'agit du premier bal où M"'' de Bourbon
dut aller pour obéir à sa mère, ce fut chez les carmélites un grand
conseil; il fut décidé, pour tout concilier, qu'avant d'affronter le
péril, elle s'armerait en secret, sous sa parure, d'une petite cuirasse
appelée cilice. Cela fait, on crut avoir pourvu à tout , et M"*' de Bour-
bon ne s'occupa plus qu'à être belle. A peine entrée au bal, ce fut
autour d'elle un murmure universel d'admiration et de louanges;
(1) ChaiioUe de Montmorency, princesse de Condé.
(2) Expressions de M""*^ de Motteville.
(3) J'emprunte beaucoup pour ces commencemensà Za véritableVie de la duchesse
de Longueville, par Villefore (1739).
28.
440 REVUE DES DECX MONDES.
son sourire, dont sa mère avait un instant douté, y répondit et ne
cessa plus. Délicieux ravage! le cilice à l'instant s'éraoussa, et, à
partir de ce jour, les bonnes carmélites eurent tort.
Elle y pensa pourtant encore par intervalles; dans ses plus grandes
dissipations, elle entretenait de ce côté quelque commerce de lettres;
elle leur écrivait à chaque assaut, à chaque douleur; elle leur revint
à la fln, et se partagea entre elles et Port-Royal. Elle était chez ces
mômes carmélites du faubourg Saint-Jacques, lorsqu'elle mourut;
elle y était lorsque M'"*^ de La Vallière y entra, et, parmi les assistans
touchés, on put la remarquer pour Tabondance de ses larmes. La vie
de M"'" de Longueville a de ces symétries harmonieuses, de ces
accords et de ces retours qui la font aisément poétique , et auxquels
l'imagination, malgré tout, se laisse ravir. C'est ainsi (j'ai omis de le
dire) qu'elle était née au château de Vincennes, durant la prison du
prince de Coudé son père (1619), à ce Vincennes où son frère le
grand Condé, captif, cultivera des œillets un jour, à ce Vincennes
de saint Louis, destiné à porter au front, dans l'avenir, l'éclabous-
sure du sang du dernier Condé.
Elle fréquenta beaucoup, avec le duc d'Enghien, l'hôtel de Ram-
bouillet, alors dans sa primeur, et l'on a des lettres à elle de M. Go-
deau, évoque de Grasse, qui sont toutes pleines de myrtes et de
roses. Ce genre d'influence fut sérieux sur elle, et sa pensée, même
repentante, s'en ressentira toujours. A cette époque et avant que la
politique s'en mêlât, elle et son frère, et cette jeune cabale, déjà
décidée à l'être, ne songeait encore, est-H dit (1), qu'à faire briller
leur esprit dans des conversations galantes et enjouées, qu'à com-
menter et raffiner à perte de vue sur les délicatesses du cœur. Il n'y
avait pour eux d'honnêtes gens qu'à ce prix-là. Tout ce qui avait un
air de conversation solide leur semblait grossier, vulgaire. C'était
une résolution et une gageure d'être dislinf/ué, comme on aurait dit
soixante ans plus tard, d'être sujiéricur, comme on dirait aujour-
d'hui : on disait alors précieux.
M"" de Rourbon avait vingt-trois ans (164'2), lorsqu'on la maria au
duc de Longueville, âgé de quarante-sept ans, déjà veuf d'une prin-
cesse de plus de vertu que d'esprit, que j'ai montrée ailleurs (-2) très
liée avec les mères de Port-Royal durant l'époque dite de VInstitut
du Saint-Sacrement et dans la période de M. Zamet; il en avait une
(1) Mémoires de M""* de Nemours.
(2) Port-Royal , tom. I, pag. 3il.
MADAME DE LONGUEVILLE. 4-41
lîlle , déjà âgée de dix-sept ans , qui , avant d'être duchesse de Nemours,
resta long-temps auprès de sa jeune belle-mère , nota tous ses écarts,
et finalement, en ses Mémoires, ne lui fit grâce d'aucun.
Le duc de Longueville pouvait passer pour le plus grand seigneur
de France, mais il ne venait qu'après les princes du sang; c'était un
peu descendre pour M"" de Bourbon. Son père, M. le Prince, l'avait
forcée à ce mariage; elle fit boime contenance. Dès les premiers
temps, un grand éclat vint irriter à la fois et flatter sa passion glo-
rieuse, et donner jour aux vanités de son cœur.
M. de Longueville, outre la disproportion de son Age, avait le tort
de paraître aimer M""' de Montbazon ; les deux rivales n'eurent pas
de peine à se haïr. Un jour qu'il y avait cercle chez M"" de Montba-
zon, quelqu'un ramassa une lettre perdue, sans adresse ni signature,
mais qui semblait d'une main de femme écrivant tendrement à quel-
qu'un qu'on ne haïssait pas. On lut et relut la lettre, on chercha à
deviner, on décida bientôt qu'elle devait être de la duchesse de Lon-
gueville , et qu'elle était tombée à coup sûr de la poche du comte de
Coligny, qui venait de sortir. Il paraît bien réellement qu'à dessein
ou non, on se trompait. Cette atteinte était la première qu'on eût
encore portée à la vertu de la jeune duchesse. On redit le malin pro-
pos sans trop y croire. Au premier bruit qui en vint aux oreilles de
l'offensée, celle-ci, qui savait que l'histoire était fausse, mais qui se
réservait tout bas peut-être de la rendre vraie , crut qu'il était mieux
de se taire. M"" la Princesse sa mère ne le souffrit pas, et prit la chose
du ton d'une personne toute fière d'être entrée dans la maison de
Bourbon ; elle exigea des réparations solennelles. Sa plainte devint
une affaire d'état. On était alors dans la première année de la régence;
Mazarin essayait son pouvoir, et ce fut pour lui la première occasion
de démêler les intrigues de cour, de mettre de côté les amis de
M'"'' de Montbazon, Beaufort et les importuns: M""" de Motteville
déduit tout cela en perfection.
La rédaction des paroles d'excuse fut débattue et arrêtée dans le
petit cabinet du Louvre, en présence de la reine; on les écrivit sur les
tablettes même du cardinal, qui faisait son jeu sous cette comédie.
Puis on les copia sur un petit papier que M"'' de Montbazon attacha
à son éventail. Elle se rendit à heure fixe chez M""" la Princesse, et
lut le papier, mais d'un ton fier et qui semblait dire : Je m'en moque.
A peu de temps de là, Coligny, par suite de cette prétendue lettre,
appelait le duc de Guise , qui tenait pour M"'' de Montbazon ; ils se
battirent sur la Place-Royale. Coligny reçut une blessure, dont il
442 REVUE DES DEUX MONDES.
mourut, et on assura que M"* de Longucville était cachée derrière
une Tenôtre, à voir le combat. Au moins, tout ce bruit pour elle
l'avait charmée : c'était l'hôtel de Rambouillet en action. Coligny y
allait trouver son compte, s'il avait vécu.
Est-ce avant ou après cette aventure que M™" de Longueville fut
atteinte de la petite vérole? Ce fut probablement un peu avant; elle
l'eut l'année même de son mariage, et sa beauté s'en tira sans trop
d'échec; l'éclipsé fut des plus passagères. « Pour ce qui regarde
M"" de Longueville, dit Retz, la petite-vérole lui avoit ôté la pre-
mière fleur de sa beauté ; mais elle lui en avoit laissé presque tout
l'éclat, et cet éclat, joint à sa qualité, à son esprit, et à sa langueur
qui avoit en elle un charme particulier, la rendoit une des plus aima-
bles personnes de France. » M. de Grasse se croyait plus fidèle à son
caractère d'évèque en lui écrivant, dès qu'elle fut rétablie : « Je loue
Dieu de ce qu'il a conservé votre vie.... Pour votre visage, un autre
que moi se réjouira avec plus de bienséance qu'il n'est pas gâté.
Mademoiselle Paulet me le manda. J'ai si bonne opinion de votre
sagesse, que je crois que vous eussiez été bien aisi'ment consolée si
votre mal y eût laissé des marques. Elles sont souvent des caractères
qu'y grave la divine miséricorde, pour faire lire aux personnes qui
ont trop aimé leur teint que c'est une fleur sujette à se flétrir devant
que d'être épanouie, et qui, par conséquent, ne mérite pas qu'on la
mette au rang des choses que l'on peut aimer. » Le courtois évêque
ne s'étend si complaisamment sur ces traces miséricordieuses au
visage, que parce qu'il est sur par M'"^ Paulet qu'il n'y en a point.
M""" de Motteville va plus loin; elle nous décrit, même après cet
accident, cette beauté qui consistait plus dans certaines nuances
incomparables du teint que dans la perfection des traits, ces yeux
moins grands que doux etbrillans, d'un bleu admirable, ^joreZ/ô celui
des turquoises; et les cheveux blonds argentés, qui accompagnaient à
profusion ces merveilles, semblaient d'un ange. Avec cela une taille
accomplie, ce je ne sais quoi qui s'appelait bon air, air galant, dans
toute la personne, et de tout point une façon suprême. Personne, en
l'approchant, n'échappait au désir de lui plaire; son agrément irré-
sistible s'étendait jusque sur les femmes (1).
Le duc de Longueville, tout descendant de Dunois qu'il était, avait
en lui peu de chevaleresque; c'était un grand seigneur magnifique et
(1) Après ces témoignages d'une personne aussi véridique que M"« de MoUeville,
et d'un connaisseur désintéressé ici comme Retz , je n'ai garde d'aller demander à
cette méchante langue et à ce fou de Brienne quelques détails moins enchanteurs
MADAME DE LONGUEVILLE. 44f3
pacifique, sans liumeur, assez habile dans les négociations autant
qu'un indécis peut l'être. On l'envoya pour suivre celles de Munster;
M""" de Longuevillc ne l'y alla rejoindre qu'au bout de deux ans
(1646), et lorsque déjà le prince de Marsillac avait fait sur elle une
impression qu'il avait également reçue.
Le monde diplomatique et les honneurs dont elle fut l'objet la
laissèrent nonchalante et assez rêveuse; elle en pensait volontiers ce
qu'elle dit un jour en bâillant de la Pucelle de Chapelain, qu'on lui
voulait faire admirer : Oui^ c'est bien beau, mais c'est bien ennuyeux.
— « Ae vaut-il pas mieux, madame, lui écrivait durant ce temps le
soigneux M. de Grasse, que vous reveniez à l'hôtel de Longueville,
où vous êtes encore plus plénipotentiaire qu'à Munster? Chacun vous
y souhaite cet hiver. Monseigneur votre frère est revenu chargé de
palmes ; revenez couverte des myrtes de la paix : car il me semble que
ce n'est pas assez pour vous que des branches d'olivier. » Elle reparut
en effet à Paris en mai 1647. Cette année d'absence avait encore ren-
chéri son prix ; le retour mit le comble à son succès. Tous les désirs
la cherchèrent. Sa ruelle, est-il dit, devint le théâtre des beaux dis-
cours, du fameux duel des deux sonnets, et aussi de préludes plus
graves. Pour parler le langage de M. Godeau, les myrtes commen-
(,'aient à cacher des glaives.
Son frère le victorieux, jusque-là si uni à ses sentimens, peu à peu
s'en sépare; elle s'en irrite. Son autre frère, le prince de Conti, s'en-
chaîne de plus en plus à elle. Marsillac saisit décidément le gouver-
nail de son cœur.
Suivre la vie de M""^ de Longueville à cette époque, dans les riva-
lités commençantes, dans les intrigues et bientôt les guerres de la
Fronde, ce serait se condamner (chose agréable d'ailleurs ) à émietter
les mémoires du temps; ce serait surtout vouloir enregistrer tous les
caprices d'une ame ambitieuse et tendre, où l'esprit et le cœur sont
dupes sans cesse l'un de l'autre; ce serait prétendre suivre pas à pas
l'écume légère, la risée des flots :
In vento et rapidâ scribere oportet aquâ (1).
Attachons-nous au caractère. La Rochefoucauld , qui eut plus que
sur une telle beauté, détnils suspects et qui ne se rapporteraient d'ailleurs qu'à
l'époTiue déclinante. Ce qui est certain de M'"*' de Longueville, c'est que, sans
posséder |)eut-êlre de certains attraits complets, elle sut avoir toute la grâce.
(1) Quatre livres de mémoires bien lus suffisent, Retz et La Rocliei'oucauld ,
jimes de Molteville et de Nemours.
444 REVUE DES DEUX MONDES.
personne qualité pour la juger, nous a dit déjà, et je répète ici ce
passage trop essentiel au portrait de M'"'' de Longucville i>our ne pas
être rappelé : « Cette princesse avoit tous les avantages de l'esprit et
de la beauté en si haut point et avec tant d'agrément, qu'il sembloit
que la nature avoit pris plaisir de former en sa personne un ouvrage
parfait et achevé; mais ces belles qualités étoient moins brillantes à
cause d'une tache qui ne s'est jamais vue en une personne de ce
mérite, qui est que, bien loin de donner la loi à ceux qui avoient une
particulière adoration pour elle, elle se transformoit si fort dans leurs
sentimens, qu'elle ne reconnaissoit plus les siens propres. »
La Rochefoucauld ne put d'abord se plaindre de ce défaut, puis-
qu'il lui dut de la conduire. Ce fut l'amour qui chez elle éveilla l'am-
bition , mais il l'éveilla si vite, pour ainsi dire, qu'il ne s'en distingua
jamais.
Contradiction singulière ! plus on considère la politique de M'"'' de
Longueville, et plus elle se confond avec son caprice amoureux;
mais si l'on serre de près cet amour lui-même f et plus tard elle nous
l'avouera], il semble que ce n'est plus que de l'ambition travestie,
un désir de briller encore.
Son caractère manquait donc tout-à-fait de consistance, de volonté
propre. Et son esprit, notons-le bien, si brillant et si fin qu'il fût,
n'avait rien qui s'opposât trop directement à ce manque de caractère.
On peut voir juste et n'avoir pas la force de faire juste. On peut avoir
de la raison dans l'esprit et pas dans la conduite , le caractère entre
les deux faisant faute. Mais ici le cas diffère : l'esprit de M""' de Lon-
gueville n'est pas, avant tout, raisonnable; il est fin, prompt, subtil,
ingénieux, tout en replis; il suit volontiers son caractère, qui lui-
même fuit; il brille volontiers dans les entrecroisemens et les dé-
tours, avant de se consumer finalement dans les scrupules. Il y a
beaucoup de l'hôtel Rambouillet dans cet esprit-là.
« L'esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie
que leur raison. » C'est encore l'auteur des Maximes qui dit cela, et
M"" de Longueville, avec toutes ses métamorphoses, lui était certai-
nement présente lorsqu'il l'a dit. Elle, la plus féminine des femmes,
lui put servir du plus bel abrégé de toutes les autres. Au reste, s'il a
observé évidemment d'après elle, elle aussi semble avoir conclu
d'après lui; l'accord est parfait. La confession finale de M"' de Lon-
gueville, que nous lirons, ne nous paraîtra que la traduction chré-
tienne des Maximes.
Retz, moins engagé à ce sujet que La Rochefoucauld, et qui
MADAME DE LONGUEVILLE. 445
aurait bien voulu l'être autant, a merveilleusement parlé de M""" de
Longueville. C'est l'unique gloire de notre portrait, de rassembler
tous ces traits: « Madame de Longueville a naturellement, dit-il,
bien du fond d'esprit, mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa
capacité, qui n'a pas été aidée par sa paresse , n'est pas allée jusques
aux affaires dans lesquelles la haine contre M. le Prince l'a portée, et
dans lesquelles la galanterie l'a maintenue. Elle avoit une langueur
dans ses manières , qui touchoit plus que le brillant de celles mêmes
qui étoient plus belles; elle en avoit une même dans l'esprit qui
avoit ses charmes , parce qu'elle avoit, si l'on peut le dire, des réveils
lumineux et surprenaus. Elle eût eu peu de défauts, si la galan-
terie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l'obligea de
ne mettre la politique qu'en second dans sa conduite, d'héroïne d'un
grand parti elle en devint l'aventurière. La Grâce a rétabli ce que le
monde ne lui pouvoit rendre. »
Autant, dans la Fronde, on voit M'"*' de Longueville supérieure,
comme esprit, à M"' de Montbazon par exemple, ou à M"*" de Che-
vreuse (ce qui est trop peu dire), ou même à Mademoiselle, autant
elle reste inférieure à son amie la princesse Palatine, véritable génie,
ferme, ayant le secret de tous les partis, et les dominant, les conseil-
lant avec loyauté et sang-froid; non pas l'aventurière, elle, mais
l'homme d'état de la Fronde. « Je ne crois pas que la reine Elisabeth
ait eu plus de capacité pour conduire un état, » dit Retz.
Pourquoi Bossuet n'a-t-il pas célébré M""' de Longueville , comme
il a fait cette autre princesse pénitente, dont il prononçait l'oraison
funèbre dans l'église de ces mêmes carmélites du faubourg Saint-
Jacques? M. le Prince, qui lui demanda cet éloquent office pour la
mémoire de la Palatine, n'eut pas l'idée, à ce qu'il paraît, quelques
années auparavant, de lui exprimer le même désir à l'égard de sa
sœur. En jugea-t-il l'accomplissement par trop impossible dans cette
bouche retentissante? Les difficultés en effet étaient grandes; la péni-
tence même de M"" de Longueville avait gardé quelque chose de
rebelle. Bossuet n'aurait pu dire ici bien haut, comme de la princesse
Palatine : « Sa foi ne fut pas moins simple que naïve. Dans les fameuses
questions qui ont troublé en tant de manières le repos de nos jours,
elle déclaroit hautement qu'elle n'avoit d'autre part à y prendre, que
celle d'obéir à l'église. » Port-Royal eût été un écueil plus périlleux
à toucher que la Fronde; on aurait pu encore, dans l'arrière-fond,
faire , jusqu'à un certain point, vaguement pressentir M. de La Ro-
chefoucauld ou M. de Nemours, mais non pas M. Singlin.
446 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme pourtant quelques traits du puissant orateur auraient fixé,
dans une mnjesté gracieuse, cette figure d^éblouissante langueur, ce
caractère d'ingénieuse et séduisante fiiiblesse , d'une faiblesse qui ne
fut jamais plus agissante que quand elle était plus subjuguée! Comme
elle se fût admirablement dessinée dans ce même fond de tempêtes
et de (ourbillons civils, où il a jeté et détaché l'autre princesse! On
coiuiaît cette grande page sur la Fronde , on ne la saurait trop rouvrir,
j'y renvoie (1). Il ne l'eût pas écrite autrement pour cette oraison
funèbre absente, qui est un de mes regrets.
A défaut de cette grandeur de peinture qui nous supprimerait, la
chronique des mémoires est là qui nous soutient. En me servant de
la clé que fournit La Rochefoucauld, j'ai pu déjà, dans le portrait
de ce dernier, simplifier et dire comment la direction de M""" de Lon-
gueville fut autre r.vant l'époque de la prison des princes, et après
cette prison. Dans le premier temps, c'est-à-dire pendant le siège
de Paris (16i8), brouillée avec le prince de Condé, elle ne suivit que
les intérêts et les sentimens de M. de La Rochefoucauld; elle les
suivait encore , lorsqu'après la signature de la paix (avril 16i9), elle
postulait pour lui en cour brevets et privilèges, lorsqu'après l'arresta-
tion des princes ses frères (janvier 1650), elle s'enfuyait avec toutes
sortes de périls de Normandie en Hollande par mer (2), et arrivait,
bien glorieuse enfin , à Stenay, où elle traitait avec les Espagnols et
troublait Turenne.
A son retour en France après la sortie des princes et dans les pré-
liminaires de la reprise d'armes, elle semblait suivre encore les mêmes
sentin.ens, bien qu'avec un abandon moins décida'. On la voit dans
ses conseils près de M. le Prince , à Saint-Maur, tantôt vouloir l'ac-
commodement parce que M. La Rochefoucauld le désire, tantôt vou-
loir la rupture parce que la guerre l'éloigné de son mari , « qu'elle
n'avoit jamais aimé, dit Retz, mais qu'elle commençoit à craindre. »
Et il ajoute : « Cette constitution des esprits auxquels M. le Prince
(1) Oraison funèbre d'Anne de Gonzague, depuis ces mots :« Pour /a p/ongey
entièrement dans l'amour du monde.,.. » jusqu'à cette phrase : « 0 éternel Roi des
siècles, voilà ce qu'on vous préfère, voilà ce qui éblouit les âmes qu'on appelle
grandes ! »
(2) Ses aventures près de Dieppe furent romanesques. Elle erra plusieurs jours le
long des cotes. Si elle avait pu faire dans le pays une Vendée, ou, comme on disait
alors, une Fronde, elle l'aurait entreprise, et se sentait de cœur pour cela. Elle
trouva enfin à s'embarquer à bord d'un vaisseau anglais, et y fut reçue sous le nom
d'un gentilliomme qui s'était battu en duel.
MADAME DE LONGUEVILLE. &i47
avait à faire eût embarrassé Sertoriiis (1). » Fâcheux et bizarre au-
gure! cette aversion pour le mari combattait ici les intérêts de
l'amant, et pour celui-ci, n'en pas triompher, c'était déchoir. Enlîn
les sentimens de M. de La Rochefoucauld cessent positivement d'être
la boussole de M""" de Longueville : elle semble accueillir sans défa-
veur les hommages de M. de Nemours; elle les perd peu après par
l'intrigue de M""" de Chàtillon, qui les ressaisit comme son bien, et
qui en même temps trouve moyen d'obtenir ceux du prince de Condé,
lequel échappe de nouveau à la confiance de sa sœur. C'est .^ï. de La
Rochefoucauld dont la politique et la vengeance ont concerté cette
revanche trois fois ulcérante pour M""" de Longueville. Elle était déjà
d'ailleurs brouillée ouvertement avec son autre frère, le prince de
Conti, qu'elle avait jusqu'alors absolument gouverné, et même sub-
jugué (2). Elle perd bientôt ses derniers restes d'espoir sur M. de
Nemours, qui est tué en duel par M. de Beaufort, et dès ce moment
sa colère, sa haine contre lui tournent en larmes, comme s'il lui était
pour la première fois enlevé. Vers le même temps, la paix finale se
conclut (octobre 1G52 j ; la cour et le Mazarin triomphent ; la jeunesse
fuit, et sans doute aussi la beauté commence à suivre; tout manque
donc à la fois ou va manquer à M""' de Longueville. Étant encore à
Bordeaux, et d'un couvent de bénédictines ou elle s'était logée aux
approches de cette paix , elle écrivait à ses chères carmélites du fau-
bourg Saint-Jacques, avec lesquelles, dans les plus grandes dissipa-
tions, elle n'avait jamais tout-à-fait rompu : « Je ne désire rien avec
tant d'ardeur présentement que de voir cette guerre-ci finie, pour
m'aller jeter avec vous pour le reste de mes jours.... Si/ai eu des
atlachemens au inonde, de quelque nature que vons les puissiez- ima-
giner, ils sont lompus et même brisés. Cette nouvelle ne vous sera pas
désagréable... Je prétends que, pour me donner une sensibilité pour
Dieu que je n'ai point encore, et sans laquelle je ferois pourtant
l'action que je vous ai dite, si l'on avoit la paix , vous me fassiez la
(1) Lemontey, dans sa notice sur M™^ de Longueville, dit qu'on a pu dclinir ainsi
les dernières années de la guerre civile : « Tournoi de deux femmes, Geneviève de
de Condé et Anne d'Aulriclie; l'une pour fuir son mari , ratilre pour rapprocher son
cardinal. »
(2) Ses relations avec ses deux frères eurent tout le train et toute l'apparence
orageuse des passions. Le prince de Conti en particulier, dès son entrée dans le
monde, s'était mis sur le pied de lui plaire plutôt en qualité d'honnête homme que
comme frère. Est-il possible de dire plus et en même temps de dire moins? Ce ne
peut être qu'une femme ( M'"'-' de Mottcville ) qui ail trouvé cela.
hkS REVUE DES DEUX MONDES.
grnro de m'écriro souvent et de me confirmer dans l'horreur que j'ai
pour le siècle. Mandez-moi quels livres vous me conseillez de lire. »
Antérieurement à cette époque, on a des lettres d'elle à ces mêmes
religieuses; chaque malheur, je l'ai dit, y ramenait involontairement
son regard; elle leur avait écrit lorsqu'elle avait perdu une petite
fille, et à la mort aussi de M"^ la Princesse sa mère. Celle-ci mourut
pendant que la duchesse était à Stenay (1). C'est de là qu'en réponse
aux condoléances venues du monastère (octobre l()50j, partit une
touchante lettre adressée à la mère prieure pour solliciter d'elle des
particularités sur les circonstances de cette mort : « C'est en m'affli-
geant que je me dois soulager, écrivait M"^ de Longueville. Ce récit
fera ce triste effet, et c'est pourquoi je vous le demande; car, enfin,
vous voyez que ce ne doit pas être le repos qui succède à une douleur
comme la mienne, mais un tourment secret et éternel. Aussi je me
prépare à le porter en la vue de Dieu et de mes crimes qui ont appe-
santi sa main sur moi. Il aura peut-être pour agréable l'humiliation
de mon cœur et l'enchaînement de mes misères profondes... Adieu,
ma chère mère, mes larmes m'aveuglent; et s'il étoit de la volonté de
Dieu qu'elles causassent la fin de ma vie, elles me paroîtroient plutôt
les instrumens de mon bien que les effets de mon mal. « M. de Grasse
ne cessait aussi de lui écrire, et il l'avait foit avec une sorte d'élo-
quence, sur cette mort. Ainsi s'étaient conservés, même aux saisons
du plus prodigue délire, des trésors secrets de cœur chez M™^ de Lon-
gueville.
Ses larmes , à temps renouvelées et abondantes , empêchaient de
tarir en elle les sources cachées.
Une vie vraiment nouvelle pourtant va commencer. Elle a trente-
quatre ans. Elle quitte Bordeaux par ordre de la cour, s'avance jus-
qu'à Montreuil-Bellay, domaine de son mari, en Anjou, et de là
jusqu'à Moulins. En cette ville, elle descend aux Filles de Sainte-
Marie, et y visite le tombeau du duc de Montmorency, son oncle,
(1) Un éloquent détail à ce sujet nous revient par les Mémoires de M. de Chateau-
briand , en ce passage dont sa bienveillance nous a permis de nous décorer : « La
princesse de Condé, près d'expirer, dit à M"» de Brienue : « Ma chère amie, mandez
«à celte pauvre misérable qui est à Stenay Tétat où vous me voyez, et qu'elle
« apprenne à mourir. » Belles paroles! mais la princesse oubliait, continue M. de
Chateaubriand , qu'elle-même avait été aimée d'Henri IV, (|u'emmenée à Bruxelles
par son mari, elle avait voulu rejoindre le Béarnais, s'échapper la nuit par une
fenêtre et. faire ensuite trente ou quarante lieues à cheval : elle était alors une
pauvre misérable de dix-sept ans. »
MADAME DE LONGUEVILLE. 449
dont la mort tragique l'avait tant touchée à cet âge encore pur de
treize ans, et lui devenait d'une bien haute leçon, aujourd'hui qu'elle-
môme sortait vaincue des factions civiles. Sa tante, veuve de M. de
Montmorency, était supérieure de ce monastère. Un exemple de si
chaste et pieuse uniformité agit plus que tout sur cette imagination
aisément saisie, sur cette ame à peine échouée et encore trempée du
naufrage. Un jour, à Moulins, au miheu d'une lecture de piété, «il
se tira (c'est elle-même qui parle) comme un rideau de devant les
yeux de mon esprit : tous les charmes de la vérité rassemblés sous
un seul objet se présentèrent devant moi; la foi, qui avoit demeuré
comme morte et ensevelie sous mes passions, se renouvela ; je me trou-
vai comme une personne qui, après un long sommeil où elle a songé
qu'elle étoit grande, heureuse, honorée et estimée de tout le monde,
se réveille tout d'un coup, et se trouve chargée de chaînes, percée
de plaies, abattue de langueur et renfermée dans une prison obscure.»
— Après dix mois de séjour à Moulins, elle fut rejointe par le duc de
Longueville, qui l'emmena avec toutes sortes d'égards dans son gou-
vernement de Normandie. De nouvelles atteintes s'ajoutaient à chaque
instant aux anciennes; la moindre annonce de quelque succès de
M. le Prince, qui avait passé aux Espagnols, et qui n'y était en défi-
nitive que par suite des suggestions de sa sœur, ravivait tous les
remords de celle-ci , et prolongeait l'équivoque de sa situation par
rapport à la cour. Elle se réconcilia en ces années avec le prince de
Conti, et se lia étroitement avec la princesse de Conti, sa belle-sœur,
qui, nièce du Mazarin, rachetait ce rang suspect par de hautes
vertus; ces trois personnes devinrent bientôt à l'envi des émules dans
les voies de la conversion. Pourtant, M'"'' de Longueville manquait
de direction encore, et avec son genre de caractère, avec cette habi-
tude de ne suivre jamais que des sentimens ado])tifs, et de ne les
régler que sur une volonté préférée, elle avait plus que personne
besoin d'un guide très ferme. Elle écrivait de Rouen pour demander
conseil à M"" de Montmorency sa tante, à une amie intime, la
prieure des Carmélites de Paris, M"'' du Vigean (1), à d'autres encore.
Elle s'adressa à l'abbé Camus (depuis évêque de Grenoble et car-
dinal), récemment converti lui-même, et qui lui répondait : « Dieu
vous mènera plus loin que vous ne pensez, et demande de vous des
(1) M"« du Vigean avait été aimée du duc d'Enghien autrefois, avant la Fronde;
il voulait môme se démarier, dit-on , et l'épouser; ces amours, traversées par M"«de
Longueville, qui en avertit M. le Prince son père, avaient eu, du coté de la dame,
le cloître pour tombeau.
450 REVUE DES DEUX MONDES.
choses dont il n'est pas encore temps de vous parler. Quand on
examine sa conduite sur les principes de l'Évangile, on y trouve des
vides etl'royables. » Mais le médecin éclairé, et qui sût prendre en main
cette ame oscilbinte et endolorie, tardait toujours. C'est alors que les
conseils de M. de Bernières, de M. Le Naiu peut-être ( père de M. de
ïillemont et chef du conseil de M"" de Longueville) , à coup sur l'en-
tremise de M. de Sablé, indiquèrent à la postulante en peine Port-
Royal et ses directeurs.
A la date d'avril 1661 , on lit dans une lettre de la mère Angélique
à M""' de Sablé, qu'elle avait vu M"" de Longueville, et l'avait trouvée
plus solide et plus mûrie qu'on ne la lui avait annoncée : « Tout ce
que j'ai vu en peu de temps de cette princesse m'a semblé tout d'or
fin. » M. Singlin, déjà obligé à cette époque de se cacher pour éviter
la Bastille, consentit à se rendre près de .^I"" de Longueville, et il fut
celui qui le premier éclaira et régla sa pénitence.
Je trouve une lettre de M"*" de V<»rtus à M""" de Sr.blé, ainsi conçue
(car, selon moi , tous les détails ont du prix touchant des personnes si
élevées, si délicates et finalement si respectables) :
« Enfin je reçus hier au soir un billet de la dame (Mme de Longueville).
On vous supplie donc de faire en sorte que votre ami {M. Singlin) vienne
demain ici , alin qu'on n"ait pas Tinquiétude qu'il soit connu dans son quartier.
11 peut venir en chaise et renvoyer ses porteurs, et je lui donnerai les miens
pour le reporter où il lui plaira. S'il lui plaît de venir dîner, on le mettra dans
une chambre où personne ne le verra qui le connaisse, et il est mieux, ce me
semble, qu'il vienne d'assez bonne heure, c'est-à-dire entre dix et onze heures
au plus tard... J'ai bien envie que cela soit fait, car cette pauvre femme (1)
n'a pas de repos. Faites bien prier Dieu, je vous en conjure. Si je la puis voir
en de si bonnes mains, j'aurai une grande joie, je vous l'avoue; il me semble
que je serai comme ces personnes qui voient leur amie pourvue et qui n'ont
plus qu'à se tenir en repos pour elles. C'est que , dans la véiité , cette personne
se fait d'étranges peines, qu'elle n'aura plus quand elle sera fixée. J'ai bien peur
que votre ami ait trop de dureté pour nous. Enfin, il faut prier Dieu et fin
recommander cette affaire (2). »
M. Singlin, une fois introduit, revint souvent; il faisait ses visites
(1) Cette pauvre femme. M>"^ do Sévigné, parlant de la n:oil de M. de Turenue,
dit ce pauvre homme. Si grands que nous soyons ou que non.-;' croyons être, il est
plus d'une circonstance, et il viendra tôt ou lard un jour où l'on dira de nous : Ce
pauvre homme! Cette pauvre femme', el où roii ne dira que juste par cette expres-
sion de pitié, qui sera encore, à la bien prendre, une générosité d'anie.
(2) Bibliothèque du roi, manuscrits. Papiers de M^^^ de Sablé. Résidu de Saint-
Germain, paquet i, n» 6, 7e portefeuille.
MADAME DE LONGUE VILLE. 451
déguisé en médecin et sous l'énorme perruque qui était alors de
rigueur; il avait besoin de se dire, ])0ur se justifier à lui-même ce
déguisement, qu'il était bien médecin en effet. On le tint quelque
temps caché à Méru, dans la terre de la princesse. Est-ce trop raffiner
que de croire que ces mystères , ces précautions infinies et concertées
en vue de la pénitence, étaient pour M"'' de Longueville comme un
dernier attrait d'imagination romanesque à l'entrée de la voie sévère?
On pcssède son examen de conscience écrit par elle-même après
la confession générale qu'elle fit à M. Singlin, le 24 novembre 1661.
C'est un morceau à rapprocher de cette autre confession de la prin-
cesse Palatine , écrite par celle-ci sur le conseil de l'abbé de Rancé ,
et si magnifiquement paraphrasée par Bossuet. Il les faut lire sans
superbe et d'un cœur simple : il n'y a, dans ces morceaux en eux-
mêmes, rien d'agréable ni de flatteur.
Mais, à ne voir encore qu'humainement et au seul point de vue
d'observation psychologique , de telles pièces méritent tout regard
[respectus). Si elles nous détaillent le cœur humain dans sa plus
menue petitesse , c'est que cette petitesse en est le fond ordinaire ,
définitif; elles le vont ainsi poursuivre et démontrer petit à tous les
degrés de sa profondeur.
M"^ de Longueville considère ce renouvellement comme étant
pour elle le premier pas d'une vie vraiment pénitente :
« Il y avoit long-temps que je cherchois (ce me sembloit) la voie qui mène
à la vie, mais je croyois toujours de n'y être pas, sans savoir pourtant précisé-
ment ce qui étoit mon obstacle; je sentois qu'il y en avoit entre Dieu et moi ,
mais je ne le connaissois pas, et proprement je me sentois comme n'étant pas
à ma place; et j'avois une certaine inquiétude d'y être , sans pourtant savoir où
elle étoit, ni par où il la falloit chercher. Il me semble, au contraire, depuis
que je me suis mise sous la conduite de M. Singlin , que je suis proprement à
cette place que je cherchois, c'est-à-dire à la vraie entrée du chemin de la vie
chrétienne, à l'entour duquel j'ai été jusques ici (1). »
(1) Supplément au Nécrologe de Port-Royal , in-i», pag. 137 et suiv. — On peut
remarquer dans cet examen de la duchesse de Longueville, et en général dans toutes
ses lettres manuscrites dont j'ai vu une quantité, un style suranné, et bien moins
élégant qu'on n'attendrait, beaucoup moins vif et précis, par exemple, que celui
des divines lettres et réflexions de M'ne de La Vallière, publiées en un volume par
M""® de Genlis, C'est qu'il y a vingt-cinq ans de différence dans l'âge de ces deux
illustres personnes; M'"^ de La Vallière est une contemporaine exactede La Bruyère,
presque de Fénelon ; M""" de Longueville était formée entièrement avant Louis XIV.
Mais qu'on aille au fond et au bout de ces longueurs de phrases, la flnesse se retrou-
vera.
452 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant de s'embarquer à écouter sa confession générale et de s'en-
gager par là à lui donner conduite, M. Singlin voulut d'abord savoir
d'elle si elle se sentait disjjosée à quitter le monde au cas qu'un jour
elle fût à même de le faire. Elle lui répondit en toute sincérité qu'oui.
Cet aveu et ce vœu obtenus, il exigea qu'elle continuât de s'occuper
de ses affaires extérieurement, tant qu'il le fallait, et sans lui per-
mettre de les appeler misérables.
En habile docteur et praticien de l'ame qu'il était, ]\I. Singlin, du
premier coup d'œil, lui découvrit son défaut capilal, cet orgueil
qu'elle-même avait quasi ignoré, dit-elle, depuis tant d'années.
C'est ce qu'aussi la duchesse de Nemours dénonce dans ses Mémoires
en cent façons. Il est curieux de voir comme les incriminations de
celle-ci , les indications de M. Singlin , et les aveux sincères de M'"*" de
Longueville se rejoignent justement et concordent : « Les choses
qu'il [l'orgueil) produisoit, écrit la pénitente, ne m'étoient pas
inconnues; mais je m'arrétois seulement à ses effets que je considérois
bien comme de grandes imperfections; pourtant, par tout ce qu'on
m'en a découvert, je vois bien que je n'allois pas à cette source. Ce
n'est pas que je ne reconnusse bien que l'orgueil avoit été le principe
de tous mes égaremens , mais je ne le croyois pas si vivant qu'il est,
ne lui attribuant pas tous les péchés que je commcttois , et cependant
je vois bien qu'ils tiroient luus leur origine de ce principe-là. » Elle
reconnaît à présent que, du temps même de ses égaremens les plus
criminels, le plaisir qui la touchait était celui de l'esprit, celui qui
tient à l'amour-proprc, les autres naturellement ne raltirant pas. Ces
deux misérables mouvemens, plaisir de l'esprit et orgueil, qui n'en
sont qu'un, entraient dans toutes ses actions et faisaient l'ame de
toutes ses conduites : « J'ai toujours mis ce plaisir, que je cherchois
tant, à ce qui flattoit mon orgueil, et proprement à me proposer ce
que le Démon proposa à nos premiers parens : Vous serez comme des
Die?^^:^ / Et cette parole , qui fut une flèche qui perça leur cœur, a tel-
lement blessé le mien , que le sang coule encore de cette profonde
plaie , et coulera long-temps, si Jésus-Christ par sa grâce n'arrête ce
flux de sang... » Cette découverte qu'elle doit pour la première fois
dans toute son étendue à M. Singlin, cette veine monstrueuse qu'il
lui a fait toucher au doigt et suivre en ses moindres rameaux , et qui
lui paraît maintenatit composer à elle seule l'entière substance de son
ame, l'épouvante et la mène jusque sur le bord de la tentation du dé-
couragement. Elle appréhende désormais de retrouver l'orgueil en
tout, et cette docilité môme, qui paraît le seul endroit sain de son ame,
MADAME DE LONGUEVILLE. 453
lui devient suspecte; elle craint de n'être docile qu'en apparence, et
parce qu'en obéissant on plaît, qu'on regagne par là l'estime qu'on
a perdue. Il lui semble, en un mot, voir jusque dans cette docilité
son orgueil qui se transforme ^ s'il faut ainsi dire, en Ange de
lumière, pour avoir de quoi vivre. Effrayée, elle s'arrête, elle ne peut
que s'écrier à Dieu , face contre terre , à travers de longs silences :
Sava me etsanabor.
Mais une lettre de M. Singlin qu'elle reçoit, et qu'elle lit après
avoir prié, la console en lui prouvant que ce serviteur de Dieu ne
désespère pas d'elle ni de ses plaies. Je pourrais, si c'était ici le lieu,
multiplier les extraits encore, et trahir sans ménagement, dans toute
leur subtilité naïve et leur négligence déjà vieillie , ces délicatesses
de conscience d'un esprit naguère si élégant et si superbe, à pr'sent
si abaissé et comme abîmé. Elle se connaît dorénavant, elle se décrit
et se décompose à nu. Sa description, en un endroit, tombe juste
avec ce qu'en dit Retz, et semble précisément y répondre. On se
rappelle cette paresse et cette langueur, qu'il nous peint interrompue
tout d'un coup chez elle par des réveils de lumière. Voici la traduc-
tion chrétienne et moralement rigoureuse de ce trait d'apparence
charmante. Encore une fois, je ne demande pas pardon pour le
négligé du récit; tout indigne qu'on est, quand on s'est plongé à
fond dans ces choses, on se sent tenté plutôt de dire comme Bossuet
parlant du songe de la princesse Palatine : Jr nieplais à réprter toutes
CCS paroles, malgré les oreilles délicates; elles effacent les discours les
plus magnifiques , et je voudrais ne parler plus que ce langage.
« En recevant la leUre de !M. Sini^lin , qui m'a paru fort grosse , écrit M""' de
Longueville, et qui par là me faisoit espérer bien des cluses de cette part qui
est présentement ce qui m'occupe, je l'ai ouverte rapidement, comme ma
nature me porte toujours à mon occupation d'esprit; comme au contraire (je
dis ceci pour me faire connaître) elle me donne une si grande négligence et
froideur pour ce qui n'est pas mon occupation présente, qui est toujours forte
et unique en moi. Et c'est ce qui me fait croire violente et emportée au\ uns,
parce qu'ils m'ont vue dans mes passions ou même dans mes plus petites
inclinations et pentes; et à d'autres, lente et paresseuse, morte même, s'il
faut user de ce mot, parce qu'ils ne m'ont pas vue touchée de ce dont je l'ai
été, soit en mal, soit en bien. C'est aussi pourquoi l'on m'a définie comme si
j'eusse été deux personnes d'humeur même opposée, ce qui a fait dire quelque-
fois que j'étais fourbe, quelquefois que j'étais changée d'humeur, ce qui
n'était ni l'un ni l'autre, mais ce qui venait des différentes situations où on
me trouvait. Car fêtais morte, comme la mort, à tout ce qui n'était pas
dans ma tête, et toute vivante aux moindres parcelles des choses qui me
TOME xxill. 29
V5i REVUE DES DEUX MONDES.
touchaient. .)"ai toujours le diminutif <le cette humeur, et je ne m'y laisse que
trop dominer. Par cette humeur donc , j'ai ouvert avec rapidité cette lettre. »
Elle poursuit de la sorte , et ajoute bien des aveux sur ses prompts
dégoiits, ses mobilités d'bumeur, ses brusques sécheresses envers les
gens, si elle n'y prenait garde. J'y surprends surtout d'incroyables
témoignages de cet esprit, avant tout délié et fin, qui n'a plus à
creuser que son propre labyrinthe ii). Elle dit en finissant:
«Il m'est venu encore une pensée sur moi-même, c'est que je suis fort
aise, par amour -propre, qu'on m'ait ordonné d'écrire tout ceci, parce
que sur toute chose j'aime à m'occuper de moi-même, et à en occuper les
autres, et que l'amour-propre fait qu'on aime mieux parler de soi en mal,
que de n'en rien dire du tout. J'expose encore cette pensée, et la soumets en
l'exposant, aussi bien que toutes les autres (2). »
J'ai copie de plusieurs lettres manuscrites de M"*" de Longueville,
toutes également de scrupules et de troubles, sur quelque action
qu'elle croit de source humaine, sur quelque péché oublié, sur une
absolution reçue avec une conscience douteuse. Elle pratiquait la
pénitence et la mortification par ces vigilances continuelles et ces
angoisses encore plus que par ses cilices.
Sur le conseil de M. Singlin , M'"' de Longueville s'occupa avant
tout d'aumônes et de restitutions dans les provinces ravagées par sa
(1) Par exemple dans ce passade, qui échappe presque à force de ténuité, à force
de dédoul)iement et de reploiement du cheveu de la pensée. Elle se reproche, en se
condamnant elle-même, de désirer tout bas de voir ses condamnations condamnées,
et de vouloir découvrir, parcelle sorle de provocation dcloiirnée, si on n'a pas
d'elle quehine peu de bonne opinion. « Je me défigure en partie, dit-elle, pour
m'allirer le plaisir de connoîlre qu'on croit plus de bien de moi , et c'est même un
arlilice de mon amour-propre et de ma curiosité de me pousser à me dépeindre
déleclueuse, pour savoir an vrai ce que l'on croit de moi, et satisfaire par même
voie mon orgueil et ma curiosité. » Toujours la méthode d'esprit de l'hôtel Ram-
bouillet; c'est l'application seule qui a changé.
(2) M. de La Rochefoucauld aurait c\\ quelque droit de revendiquer cette pensée
comme très voisine d'une des siennes ; « Ce qui fait, a-t-il dit, que les amans et
les maîtresses ne s'ennuient point d'èire ensemble, c'est qu'ils parlent toujours
d'eux-mêmes. » Je me pose une question : Si M. de La Rocbefoucauld avait lu cette
confession de M'"^ de Longueville, en aurait-il été touché? aur;iit-il changé de
jugement sur elle? On en peut douter. Il aurait toujours prétendu y suivre la
môme nature s'inqniélant, se raffinant |iour se reprendre à mieux, et persistant
sous ses transes. « L'orgueil est égal dans tous les hommes, a-t-il dit encore, et il
n'y a de diflVrence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour. » Il lui eût
fallu avoir en lui le rayon pour le voir eu elle comme il y était. Là git la difficulté
toujours.
MADAME DE LONGUEVILLE. 455
faute durant les guerres civiles. A la mort de M. Singlin , elle passa
sous la direction de M. de Saci. Lorsque celui-ci fut à la Bastille, elle
eut M. Mnrcel, curé de Saint-Jacques, et d'autres également surs;
elle écrivait très assiduement au saint évèque d'Aleth (Pavillon), et
suivait en détail ses réponses comme des oracles.
Le duc de Longue\ille élai»t mort en mai 16G3, elle pouvait courir
dorénavant avec moins de retard dans cette voie de la pénitence qui
la réclamait tout entière. Les troubles seuls de l'église à cette époque
la retenaient encore. Elle fut très active pour Port-Royal en ces an-
nées difficiles. La révision du Nouveau-Testament dit de Mans s'acheva
dans des conférences qui se tenaient chez elle. A partir de 1606, elle
eut cachés dans son hôlel Arnaidd, Nicole et le docteur Lalane.
On en raconte quelques anecdotes assez vraisemblables, qui durent
égayer un peu les longueurs de cette retraite.
Arnauld, un jour, y fut attaqué de fièvre; la princesse fit venir le
médecin Brayer et lui recommanda d'avoir un soin particulier d'un
gentilhomme qui logeait depuis peu chez elle; car Arnauld avait pris
l'habit séculier, la grande perruque, l'épée, tout l'attirail d'un gentil-
homme. Brayer monte et, après le pouls tâté, il se met à parler d'un
hvre nouveau qui fait bruit, et qu'on attribue, dit-il , à messieurs de
Port-Royal : « Les uns le donnent à M. Arnauld, les autres à M. de
Saci ; mais je ne le crois pas de ce dernier, il n'écrit pas si bien. » A
ce mot, Arnauld oubliant le rôle de son habit et secouant vivement
son ample perruque : « Que voulez-vous dire, monsieur? s'écrie-t-il;
mon neveu écrit mieux que moi. » Brayer descendit en riant et dit
à M"'" de Longueviile : « La maladie de votre gentilhomme n'est p;is
considérable. Je vous conseille cependant de faire en sorte qu'il ne
voie personne : il ne faut pas le laisser parler. )> Tel ('tait au vrai,
dans son ingénuité, le grand comploteur et chef de pnrti Arnauld.
On voit dans les fragmens (à la suite de l'Histoire de Port-Boyal,
par Racine) que Nicole était plus au goût de M""" de Longueviile
qu'Arnauld, comme plus poli en effet, plus attentif. Dans les entre-
tiens du soir, le bon Arnauld, près de s'endormir au coin du feu, et
rentrant tète baissée dans l'égalité chrétienne, défesait tout douce-
ment ses jarretières devant elle : ce qui la faisait nu peu sovj'jrir.
Nicole avait plus d'usage; on dit pourtant qu'un jour, par distraction ,
il posa en entrant son chapeau , ses gants, sa canne et son manclion
sur le lit de la princesse! Tout cela faisait partie de sa pénitence.
Elle contribua autant qu'aucun prélat à la paix de l'église. Ces
négociations croisées, si souvent renouées et rompues, leur activité
29.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
secrète, et le centre où elle était , recommençaient pour elle la seule
Fronde permise, et lui en rendaieiit (piclques émotions à bonne (in et
en toute sûreté de conscience. En apprenant un matin (vers 1063)
l'une des ruptures qu'on imputait aux jésuites, elle disait avec son
tour d'esprit : « J'ai été assez simple pour croire que les Révérends
Pères agissaient sincèrement; il est vrai que je n'y croyais que d'hier
au soir. » Enfin des négociations sérieuses s'engagèrent : M. deGon-
drin, archevêque de Sens, concertait tout avec elle. Elle écrivit au
pape pour justifier les accusés et garantir leur foi; elle écrivit au
secrétaire d'état, le cardinal Azolin, pour l'intéresser à la conclusion.
Avec la princesse de Conti, elle mérita d'être saluée une mère de
l'ég'ise.
La paix foite, elle fit bâtir à Port-Royal-des-Champs un corps-de-
logis ou petit hôtel qui communiquait par une galerie avec une tri-
bune de l'église. A partir de 1G72, elle se partagea entre ce séjour et
celui de ses fidèles carmélites du foubourg Saint-Jacques, chez les-
quelles elle avait déjà un logement. Des épreuves bien douloureuses
du dehors achevèrent de la pousser vers ces deux asiles, où elle allait
être si ardente à se consumer : la perte d'abord de sa belle-sœur, la
princesse de Conti , l'imbécillité et la mauvaise conduite de son fils
aîné, le comte de Dunois, la mort surtout de son fils chéri , le comte de
Saint-Paul. Elle ne quitta tout-à-lait l'hôtel de Longueville qu'après
cette dernière mort si cruelle, et qui nous est tant connue par l'ad-
mirable lettre de M""" de Sévigné. Le jeune IM. de Longueville l'ut tué,
on le sait, un moment après le passage du Rhin, en se jetant, par
un coup de valeur imprudente, dans un gros d'ennemis qui fuyaient,
et avec lui périrent une foule de gentilshommes. 11 fallait annoncer
ce malheur à M""" de Longueville. De peur de rester trop incomplet,
nous répétons ici la page immortelle :
« Mademoiselle de Vertus, écrit M""' de Sévigné (20 juin 1G72), étoit re-
tournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours; on est
allé la quérir avec M. Arnauld, pour dire cette terrible nouvelle. ïMademoi-
selle de Vertus n'avoit qu'à se montrer; ce retour si précipité marquoit bien
quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut : Ah, mademoiselle!
comment se porte monsieur mon frère ( le grand Condé ) ? Sa pensée n'osa aller
plus loin. — jMadame, il se porte bien de sa blessure. — II y a eu un combat!
et mon fds?— On ne lui répondit rien. — Ah! mademoiselle, mon fils, mon
cher enfant, répondez-moi, est-il mort.^ — Madame, je n'ai point de paroles
pour vous répondre. — Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-cliamp.^ rs'a-t-il
pas eu un seul moment? Ah ! mon Dieu ! quel sacrifice ! Et là-dessus elle tomba
MADAME DE LONGUE VILLE. 457
sur son lit, et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convul-
sions, et par des évanouissemens, et par un silence mortel, et par des cris
étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des
plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle
prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos; sa santé,
déjà très mauvaise, est visiblement altérée. Pour moi, je lui souhaite la mort,
ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte. »
Et sept jours après cette lettre (27 juin) : « J'ai vu enfin madame de Lon-
gueville; le hasard me plaça près de son lit : elle m'en fit approcher encore
davantage, et me parla la première , car, pour moi , je ne sais point de paroles
dans une telle occasion; elle me dit qu'elle ne doutoit pas qu'elle ne m'eût
fait pitié, que rien ne manquoit à son malheur; elle me parla de madame de
La Fayette, de M. d'Hacqueville, comme de ceux qui la plaiudroient le plus;
elle me parla de mon fils, et de l'amitié que son fils avoit pour lui : je ne vous
dis point mes réponses; elles furent comme elles dévoient être, et, de bonne
foi, j'étois si touchée que je ne pouvois pas mai dire : la foule me chassa.
Mais, enfin, la circonstance de la paix est une sorte d'amertume qui me blesse
jusqu'au cœur, quand je me mets à sa place; quand je me tiens à la mienne,
j'en loue Dieu, puisqu'elle conserve mon pauvre Sévigné et tous nos amis. «
On découvrit bientôt (un peu complaisammcnt peut-être) qu'avant
(le partir pour la guerre, M. de Longueville s'était converti en secret,
qu'il avait fait une confession générale , que messieurs de Port-Royal
avaient mené cela, qu'il répandait d'immenses aumônes, enfin que,
nonobstant ses maîtresses et un fils naturel qu'il avait, il était quasi
un saint. Ce fut une sorte de douceur dernière, et bien permise, à
laquelle son inconsolable mère fut crédule.
Aussitôt ce premier flot de condoléances essuyé, M'"" de Longue-
ville alla à Port-Royal-des-Champs où sa demeure était prête, et elle
y redoubla de solitude. Elle en sortait de temps en temps, et reve-
nait faire des séjours aux Carmélites, où elle voyait successivement
passer comme un convoi des grandeurs du siècle, M'"'' de La Vallière
y prendre le voile, et peu après arriver le cœur de Turcnne, — ce
cœur qu'bélas! elle avait un jour troublé.
Ses austérités, jointes à ses peines d'esprit, hâtèrent sa fin; un
changement s'opéra dans sa dernière maladie et elle entra dans
l'avant-goùt du calme. Elle mourut aux Carmélites le 15 avril 1679,
Agée de cinquante-neuf ans et sept mois. Son corps fut enterré en ce
couvent même, ses entrailles à Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; son cœur
alla à Port-Royal.
Un mois après sa mort, l'archevêque de Paris, M. de Harlay, se
rendit en personne à ce dernier couvent pour signifier, par ordre du
roi , aux religieuses, de renvoyer leurs pensionnaires et leurs postu-
458 REVUE DES DEUX MONDES.
lanles, et pour leur défendre d'en recevoir à l'avenir. On n'attendait
que la mort de cette princesse pour commencer le blocus final où le
célèbre monastère devait succomber. Il n'y avait plus de palladium
dans llion.
L'oraison funèbre de M"* de Longueville fut prononcée un an après
sa mort, non point par Bossuet, je l'ai regretté, mais par l'évèque
d'Autun, Roquette, le même qu'on suppose n'avoir pas été étranger
à l'idée du Tartufe, et duquel encore on a dit que les sermons qu'il
prêchait étaient bien à lui , puiscpi'il les achetait. M'"" de Sévigné
(lettre du 1*2 avril 1080) loue d'étrange sorte, et non sans de vives
pointes d'ironie, cette oraison funèbre qu'on ne permit pas même
d'imprimer. Ce qui était plus éloquent que les phrases de M. d'Autun,
c'étaient, à cet anniversaire de M""' de Longueville, M"*"' de La Ro-
chefoucauld qui pleuraient leur père; c'était M"'"" de La Fayette,
qu'au sortir de la cérémonie M"'' de Sévigné visitait et trouvait en
larmes; car M""' de Longueville et M. de La Rochefoucauld étaient
morts dans la même année : « il y avoit bien à rêver sur ces deux
noms ! »
Nos dignes historiens de Port-Royal ont dit bien des banalit's et
des petitesses sur M""" de Longueville : cette qualité d'Altesse séré-
nissime les éblouissait. Quand ils parlent d'elle, on de W" de Vertus,
ou de M. de PontchAteau, ils ne tarissent plus, et dans l'uniformité
de leur louange, dans la plénitude bien légitime de leur reconnais-
sance, il ne leur faut pas demander le discernement des caractères. On
voit par un petit fragment qui suit X Ahréfjr de Racine, et qu'il n'a
pas eu le temps de fondre, de dissimuler dans son récit, que si
M™^ de Longueville avait gardé jusqu'aux dernières années la grâce,
la finesse, et, comme dit Bossuet de ces personnes revenues du
monde, l'insinuation dans 1rs entretiens, elle avait gardé aussi les
prompts chalouillemens, les dégoûts, les excès d'ombrage : « elle
étoit quelquefois jalouse de M"^ de Vertus, qui étoit plus égale et
plus attirante. » Enfin, pourquoi s'étonner? jusque dans le froid
abri des cloîtres, jusque sur les dalles funéraires où elle se collait
le visage, elle s'était emportée elle-même, et , bien qu'en une sphère
plus épurée, c'étaient les mêmes ennensis toujours, et la continuation
secrète des mêmes combats.
La vraie couronne de M"'' de Longueville en ces années, celle qu'il
faut d'autant plus révérer en elle qu'elle ne l'apercevait pas, qu'elle
la couvrait comme de ses deux mains, qu'elle l'abaissait et la cachait
contre le parvis, c'est la couronne d'humilité. Voilà sa gloire chré-
tienne, que les inévitables défauts ne doivent pas obscurcir. On en
MADAME DE LONGIEVILLE. 459
rapporte des traits touchons. Elle avait ses ennemis, ses envieux; des
mots blessans ou même iiisultans lui arrivaient; elle souffrait tout, et
elle disait à Dieu : Frappe encore! lin jour, allant en chaise des Car-
mélHes à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, elle fut abordée par un officier
qui lui demanda je ne sais quelle grâce; elle répondit qu'elle ne le
pouvait , et cet homme, Icà-dessus, s'emporta aux termes les plus inso-
lens. Ses gens allaient se jeter sur lui. « Arrêtez, leur cria-t-eile;
qu'on ne lui fasse rien ; j'en mérite bien d'autres, y. Si j'indique à côté
de ce grand trait principal d'humilité les autres petitesses persis-
tantes, c'est donc bien moins pour infirmer une pénitence si profonde
et si sincère que pour trahir jusqu'au bout les secrètes misères olisti-
nées et les faux-fuyans de ces élégantes natures.
Lemontey, dans une notice spirituelle, mais sèche et légère , n'a
pas craint de l'appeler une amctlu'àtraleet raine. Qui oserait, après
avoir assisté avec nous de près à sa pénitence, l'appeler autrement
qu'une pauvre ame délicate et angoissée?
Nicole, cet esprit si délicat aussi , et qui la fréquenta si long-temps,
l'a très bien jugée. Il avait toujours été fort en accord avec elle. Elle
trouvait qu'il avait raison dans tontes les petites cpierelles de Port-
Royal. Il disait agréablement qu'elle morte, il avait baissé de beau-
coup en considération : « J'y ai même perdu, disait-il, mon abbaye,
car on ne m'appelle plus M. l'abbé Nicole, mais M. Nicole tout sim-
plement. » Au tome xii des Ouvragrs de i\Jorale et de Polifuive de
l'abbé de Saint-Pierre, on trouve sur le genre d'esprit et la qua-
lité intellectuelle de M""" de Longueville ce témoignage assez parti-
culiiïr qu'on n'aurait guère l'idée d'aller chercher là , et dont l'espèce
de bizarrerie n'est pas sans piquant (1).
« Je demandai un jour à jM. Nicole quei était le caractère d'esprit de M™" de
Longueville; il me dit qu'elle avait l'esprit très fin et très délicat sur la con-
naissance des caractères des personnes, mais qu'il était très petit, très faible,
et qu'elle était très bornée sur les matières de science et de raisonnement, et
sur toutes les ci\oses spéculatives dans lesquelles il ne s'agissait point de sujets
de sentiment. — Par exemple, ajouta-t-il , je lui dis un jour que je pouvais
parier et démontrer (ju'il y avait dans Paris au moins de-jx habitansqui avaient
même nombre de cheveux, quoique je ne pusse pas marquer quî^ls sont ces
deux hommes. Elle me dit que je ne pouvais jamais en être assuré qu'après
avoir compté les cheveux de ces deux hommes. Voici ma démonstration , lui
dis-je : je pose en t'iiit que la tête la mieux garnie de cheveux n'en a pas 200,000,
et que la tête la moins garnie, c'est celle qui n'a qu'un cheveu. Si maintenant
(1) Je siipprune la singulière orthographe de l'abbé de Saint-Pierre; il y aura assez
d'ali'èbre sans cela.
460 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS supposez que 200,000 têtes ont toutes un nombre de cheveux différent, il
faut qu'elles aient chacune un des nombres de cheveux qui sont depuis un jus-
qu'à 200,000; car si l'on supposait qu'il y en avait deux parmi ces 200,000 qui
eussent même nombre de cheveux, j'aurais jiac;né le pari. Or, supposant que
ces 200,000 habitans ont tous un nombre différent de cheveux, si j'y apporte
un seul habitant de plus qui ait des cheveux et qui n'en ait pas plus de 200,000,
il faut nécessairement que ce nombre de cheveux, quel qu'il soit, se trouve
depuis un jusqu'à 200,000, et par conséquent soit égal au nombre de cheveux
d'une de ces 200,000 têtes. Or, comme au lieu d'un habitant en sus des 200,000,
il y a en tout près de 800,000 habitans dans Paris, vous voyez bien qu'il faut
qu'il y ait beaucoup de têtes égales en nombre de cheveux , quoique je ne les
aie pas comptés. — M""' de Longueville ne put jamais comprendre que l'on
put faire une démonstration de cette égalité de cheveux, et soutint toujours
que la seule voie de la démontrer était de les compter. »
Ceci nous prouve qtie M™" de Longueville, qui avait tant de rap-
ports en délicatesses et démangeaisons d'esprit avec M""' de Sablé ,
était bien différente d'elle en ce point; M"" de Sablé aimait et suivait
les dissertations, et en était bon juge; mais Arnauld n'aurait pas eu
l'idée de faire lire la Logique de Port-Royal à M'"" de Longueville,
pour la divertir et tirer d'elle un avis compétent.
Elle était proprement de ces esprits fins (pie Pascal oppose aux
esprits géométriques, de ces « esprits fins qui ne sont que lins, qui,
étant accoutumés à juger les choses d'une seule et prompte vue, se
rebutent vite d'un détail de définition en apparence stérile, et ne
peuvent avoir la patience de descendre jusiju'aux premiers principes
des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues
dans le monde et dans l'usage. «
Mais, géométrie à part, l'usage même, le monde et son coup
d'oeil, sa finesse et ses élégances, le sang de princesse dans toutes
les veines, une ame féminine dans tous ses replis, cette vocation, ce
point d'honneur de plaire qui est déjà une victoire, de belles pas-
sions, de grands malheurs, une auréole de sainte en mourant, l'en-
trelacement suprême autour d'elle de tous ces noms accomplis de
Coudé, de La Rochefoucauld et de Port-Koyal, cela suffit à composer
à M"" de Longueville une distinction durable, et lui assure dans la
mémoire française une part bien flatteuse, que nul renom d'héroïne
ne surpasse, que nulle gloire, même de femme supérieure, n'effacera.
Que dirai-je encore? si du sein du monde sérieux , où elle est entrée,
elle pouvait sourire à l'effet, au charme de son nom seul sur ceux
qui la jugent, elle y sourirait.
Sainte-Beuve.
LES
HARVIS DE L'EGYPTE
LES JONGLEURS DE L'INDE.
I.
De tout temps, l'Egypte a eu des sorciers. Les devins qui luttèrent
contre Moïse firent tant de prodiges, qu'il fallut au législateur des
Hébreux la puissance invincible dont Jéhovah l'avait doué pour
triompher de ses ennemis. La cabalistique, la magie, les sciences
occultes importées par les Arabes en Espagne, puis dans toute l'Eu-
rope, où déjà elles avaient paru sous d'autres formes à la suite des
barbares venus d'Orient par le Nord, n'étaient que des tentatives
pour retrouver ces pouvoirs surnaturels, premier apanage de l'homme,
alors qu'il commandait aux choses de la création en les appelant du
nom que la voix de l'Éternel leur avait imposé.
Désormais, soit que les lumières de la vérité, plus répandues, ren-
flent moins faciles les expériences des sorciers dégénérés, soit que
?î,62 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Iiomme en avançant dans les sièfles perde peu à peu ce reste
d'empire sur la matière, qu'il eherclie aujourd'hui à dompter par
'analyse des lois auxquelles elle obéit, toujours est-il que la magie
est une science perdue ou considérée comme telle.
L'Egypte cependant prétend en avoir conservé la tradition , et les
devins du Caire jouissent encore, sur les bords du Nil , d'une réputa-
tion colossale. Il ne s'agit pas pour eux précisément de jeter des sorts,
de prédire des malheurs; ils n'ont pas la sccondue rue du Tyrol ou
de l'Ecosse; leur science consiste à évoquer, dans le creux de la main
d'un enfant pris au hasard, telle persorme éloignée dont le nom est
prononcé dans l'assemblée, et de la faire dépeindre par ce même
enfant, sans qu'il l'ait jamais vue, sous des traits impossibles à mé-
connaître.
Le plus célèbre des harvis (c'est ainsi qu'on nomme ces sorciers)
a eu l'honneur de travailler devant plusieurs voyageurs européens
dont les écrits ont été lus avec avidité, et il a généralement assez bien
réussi pour que sa gloire n'ait eu rien à souffrir de ces rencontres
périlleuses. Voir cet homme, assister à une séance de magie, juger
par mes propres yeux de l'état de la sorcellerie en Orient, trois choses
qui me tentaient violemment : l'occasion s'en présenta.
C'était au Caire , dans une des hôtelleries de cette capitale de
l'Egypte. A la suite de quelques discussions qui s'étaient élevées
entre nous au sujet du grand harvi, il fut unanimement résolu de le
faire appeler. La table était presque toute composée d'Anglais.
Vers la fin du dîner, le sorcier arriva. Il entre, fait un léger signe
de tète, et va s'asseoir au coin du divan, dans le fond du salon;
bientôt , après avoir accepté le café et la pipe comme chose due à son
importance, il se recueille, tout en parcourant l'assemblée d'un regard
scrutateur. Le devin est né à Alger ; sa physionomie n'a rien de gra-
cieux, son œil est perçant et peu ouvert, sa barbe grisonnante laisse
voir une bouche petite, à lèvres minces et serrées; ses traits, plus fins
que ceux d'un Égyptien , n'ont pas non plus le calme impassible et
sauvage d'un Bédouin; il est grand, fier, dédaigneux, et se pose en
homme supérieur.
Tandis que nous achevions de fumer, celui-ci son chibouk, celui-là
son narguilé, le harvi, immobile dans son coin, cherchait à lire sur
nos visages le degré de croyance que nous étions disposés à lui accor-
der; puis tout à coup il tira de sa poche un calam (sorte de plume)
et de l'encre, demanda un réchaud, et se mit à écrire ligne à ligne,
sur un long morceau de papier, de mystérieuses sentences. Dès qu'il
LES HARVIS ET LES JONGLEURS. 463
eut jeté dans le feu quelques-unes de ces lignes, déchirées successi-
vement, le charme commençant à opérer, un enfant fut introduit.
C'était un rsubien de sept à huit ans, esclave au service de l'un de
nos convives, récemment arrivé de son pays, noir comme l'encre du
harvi, etaftublé du plus ample costume turc. Le sorcier prit la main
de l'enfant, y laissa tomber une goutte du liquide magique, retendit
avec sa plume de roseau , et abaissant la tète du patient sur ses doigts,
de manière à ce qu'il ne put rien voir, il le plaça dans un coin de
l'appartement, près de lui, le dos tourné à l'assemblée.
— Lady K... ! s'écria le plus impétueux des spectateurs. — Et l'en-
fant, après avoir hésité quelques instans, prit la parole d'une voix
faible. — Que vois-tu? lui demanda son maître, tandis que le harvi,
de plus en plus sérieux , marmottait des vers magiques, tout en brû-
lant ses papiers, dont il tira une grande poignée de dessous sa robe.
— Je vois, répondit le petit Nubien , je vois des bannières, des mos-
quées, des chevaux, des cavaliers, des musiciens, des chameaux....
— Toutes choses qui n'ont rien à faire avec lady K..., me dit tout
bas un esprit fort. — Shouf ta ib! Shouf ta' ib! regarde bien! criait
le spectateur qui voulait évoquer lady K... L'enfimt se taisait, balbu-
tiait; puis il déclara qu'il voyait une personne. — Est-ce une dame,
un monsieur? — Une dame ! — Le harvi s'aperçut à itos regards qu'il
avait déjà converti à moitié les plus incrédules. — Et comment est
cette dame? — Elle est belle, reprit l'enfant, bien vêtue et bien
blanche ; elle a un bouquet à la main ; elle est près d'un balcon , et
regarde un beau jardin.
— On dirait que ce négrillon a vu quelquefois les portraits de
Lawrence, dit le maître de l'esclave à son voisin; il a deviné juste, et
pourtant jamais rien de semblable ne s'est présenté à ses yeux. — Et
puis, reprit l'enfant après quelques secondes, car il parlait lentement
et par mots entrecoupés, cette belle dame a trois jambes!
L'effort que fit le harvi pour ne pas anéantir le négrillon d'un coup
de poing se trahit par un sourire forcé. Il lui répéta avec une dou-
ceur contrainte, une grâce pleine de rage : Shouf ta ib! regarde bien!
— L'enfant tremblait; toutefois il affirma que le personnage évoqué
dans le creux de sa main avait trois jambes.
Aucun de nous ne put se reridre compte de l'illusion; mais on fit
retirer le petit nègre, qui fut remplacé par un autre en tout semblable.
Durant cette interruption, le sorcier avait marmotté bon nombre de
phrases magiques et brûlé force papiers. L'assemblée fumait, le café
circulait sans cesse; l'animation allait croissant. On convint d'évoquer
464 REVUE DES DEUX MONDES.
cette fois sir F. S...., facile à reconnaître, puisqu'il a perdu un bras.
Le nouveau négrillon prit la place du premier, abaissa de même sa
tête sur la goutte d'encre, et l'on fit silence.
— Sir F. S....! dit une voix dans l'assemblée, et l'enfant répéta,
syllabe par syllabe, ce nom tout-à-fait barbare pour lui. Ainsi que
son prédécesseur, il déclara voir des chevaux , des chameaux , des
bannières et des troupes de musiciens : c'est le prélude ordinaire, le
chaos qui se débrouille avant que la lumière magique de la goutte
d'encre éclaire le personnage demandé.
Le harvi ne comprend ni le français, ni l'anglais, ni l'italien; mais,
habitué à lire dans les regards du public, il devina qu'on lui propo-
sait un sujet marqué par quelque signe particulier. Jadis on lui avait
demandé de faire paraître rselson, à qui, comme chacun sait, il man-
quait un bras et une jambe, et il avait rencontré juste, grâce à la célé-
brité du héros. Cette fois, il eut vent de quelque tour de ce genre;
aussi, après bien des réponses confuses, l'enfant s'écria : — Je vois
un monsieur! c'est un chrétien, il n'a pas de turban; son habit est
vert... Je ne vois qu'un bras! — A ces mots, nous échangeâmes un
sourire, comme des gens qui s'avouent vaincus : il fallait croire à la
magie... Mais mon voisin l'esprit fort, après avoir fait bouillonner
l'eau de son narguilé avec un bruit effroyable, regarda le harvi. Je
remarquai que notre pensée avait été mal interprétée par le devin,
et qu'il chancelait dans son affirmation , supposant que nous avions
ri de pitié. 11 demanda donc à l'enfant : — Tu ne vois qu'un bras? Et
l'autre? — L'eiifant ne répondit pas, et il se fit un grand silence. On
entendit les petits papiers s'enflammer plus vivement sur le réchaud.
— L'autre bras, reprit le négrillon... je le vois : ce monsieur le met
devant son dos, et il tient un gant de cette main!
La première personne évoquée avait trois jambes; la seconde, au
lieu d'un bras de moins, se trouvait être au grand complet!... La
séance languissait : aussi, fatigué de ces expériences et de ma posi-
tion, placé que j'étais en face du grand harvi, je levai le siège, et je
montai sur la terrasse de la maison.
Là debout, appuyé sur le mur, au milieu d'une nuit illuminée par
le plus pur clair de lune, en face de tant de mosquées élégantes sur
lesquelles se détachait la silhouette des aigles et des buses, j'allumai
ma longue pipe et je m'abandonnai à la rêverie.
A l'horizon se montrait le palais, le balcon même où Kléber fut
assassiné; çà et là je voyais s'élancer queUiucs beaux et sveltes mina-
rets contemporains des sultans mameloucks , partout des croissans :
LES HARVIS ET LES JONGLEURS. 465
l'Orient se révélait à moi avec ses nuits silencieuses et ses maisons
pleines de mystère. xVlors je vins à penser que celui-là serait un sor-
cier bien habile qui pourrait dire ce que tout cela sera dans un demi-
siècle.
Le harvi avait donc échoué complètement; mais enfin que voyait
ce négrillon dans le creux de sa main? Comment la farce se jouait-
elle? Par hasard, je pus l'apprendre.
Un mois après, à bord de la Zénobie, en route pour Bombay, je
retrouvai le lieutenant St... et son négrillon, le même qui avait
servi de compère au harvi. — C'était assurément une soirée magique :
le flot calme de la mer Rouge baignait mollement la ligne de sable
qui s'allonge au pied des grands monts de la côte d'Arabie; les étoiles,
reflétées dans les eaux, semblaient des lumières phosphorescentes se
jouant à la proue du navire. L'instant ne pouvait être mieux choisi...
Le lieutenant St... me donna donc l'explication suivante :
« Le grand art du harvi, c'est de savoir se faire entendre de l'en-
fant sans que personne de l'assemblée puisse distinguer un seul mot
de ce qu'il dit, tandis qu'il semble murmurer des paroles mysté-
rieuses. D'abord il effraie le compère improvisé, le menace de lui
montrer le diable, lui dicte les réponses que parfois celui-ci entend
de travers (comme dans le cas de la dame aux trois jambes), et, pour
le forcer à parler, de son orteil il lui presse le pied d'une façon hor-
rible; manœuvre dissimulée aux yeux du public par la longue robe
dont s'enveloppe le sorcier. S'il devine juste, la gloire de la réussite
lui revient de droit; s'il se trompe, on s'en prend à l'enfant. Souvent
le hasard l'a merveilleusement servi. Aussi la goutte d'encre est-elle
considérée comme infaillible par tous les Égyptiens, dont le harvi est
depuis long-temps en possession d'amuser les soirées. »
IL
H suffit parfois d'une expérience manquée pour dégoûter à tout
jamais des plus curieux spectacles, et je me sentis prévenu contre les
merveilles de l'Inde.
Deux mois plus tard , faisant route de Bombay à Pounah , je m'ar-
rêtai à Karli pour visiter le temple souterrain creusé dans la colline
qui fait face au village; et, pendant la chaleur du jour, je me reposais
sous l'ombrage des cocotiers, si beaux en ce lieu, quand je vis
s'avancer, ^xi bruit d'instrumens discordans, une bande d'Hindous.
k!%6 REVUE DES I>EUX MONDES.
L'un d'eux tenait dans chaque main une cobra-capefta , la j lus ter-
rible espèce de serpens dont l'Inde puisse se vanter, et en outre il
portait en sautoir un énorme hoa.
Arri\é près de moi, \e jout/fntr ']vU\ ses serpens à terre, les fit
courir, irrita les cobras, qui déroulaient leurs anneaux d'une manière
effrayante , embrassa son boa , puis il se prit à les faire danser tous
les trois au son d'un flageolet siîigulier, qui se touchait comme une
vielle, bien qu'il fût formé d'une calebasse. Pendant ce temps, ses
acolytes avaient disposé toiit leur ('tablissement sur la poussière; le
tambourin rassemblait les enfans du village, et bientôt se forma un
cercle considérable de spectateurs de dix ans et au-dessous : les plus
petits nus, les autres portant une ceinture, et tous accroupis, dans
l'attente des grandes choses qui se préparaient.
A la différence du silencieux harvi, ce jongleur avait toute la volu-
bilité d'expressions d'un saliinibanque européen, il s'exprimait très
clairement, en bon hindoustani, bien qu'il se trouvât en pays mah-
ratte; mais le public semblait n'y rien perdre, tant ses gestes et ses
gambades étaient intelligibles.
D'abord, il posa par terre une marionnette, soldat portant le sabre
et l'arc. A l'entendre, c'était un sqjuhi, un grand chasseur, un tueur
de lions, de tigres, de gazelles... Bientôt, à son conunandement, la
marionnette lança une flèche et renversa le but disposé devant elle,
non pas une fois, mais à plusieurs reprises, à la satisfaction évidente
de la jeune assemblée.
Ce n'était là qu'un préambule, /es bayateUes île lu porte! Le jon-
gleur prit une poignée de blé noir [djouari ), la mit dans un manteau;
puis, quand on eut bien secoué le manteau, bien vanné le grain, il
se trouva changé en un beau riz blanc, pur, prêt à faire un karry.
Je n'y avais rien compris, et je commençais à rentrer dans mes
habitudes de crédulité, lorsque l'escamoteur ambulant étala une
seconde marionnette, longue de six pouces au plus et de la grosseur
du poignet. Celte informe poupée épouvanta grajiiiement la partie
la plus naïve du [mblic; mais quelle ne fut pas la surprise générale,
quand de ce morceau de bois caché sous un mouchoir sortirent suc-
cessivement jusqu'à quatre gros pigeons ! Ils devaient y être contenus
d'avance, à moins de sortilège... Quant à moi, j'aurais eu peine à y
introduire quatre moineaux.
Notre jongleur accompagnait ses tours de mantras ( prières ma-
giques), et traçait des cercles avec sa baguette. Mais il avait sur ses
confrères d'Europe un avantage , ou plutôt une supéi iorité bien mar_
LES HARVIS ET LES JONGLEURS. 467
quée, car il opérait sur le sol, sans table ni gobelets, et complètement
nu, sauf le turban et la ceinture que les Hindous ne quittent jamais;
donc, pas de manches, pas de gibecières. Son cabinet consistait en
quelques mauvais paniers de bambou destinés à porter les serpens ,
qu'il escamotait aussi et faisait paraître et disparaître avec une telle
adresse, que le plus fin n'y eût rien compris. Ainsi, d'un mouchoir
déroulé , secoué et mis au vent comme un pavillon , je le vis faire
sortir une de ces cobras , laissée dans un panier près de moi , à une
très grande distance du lieu où il se trouvait, en sorte que, voyant le
nid de l'animal entièrement vide, je soupçonnai qu'il s'était frayé un
chemin sous terre.
Ce qui donnait à cette représentation un caractère pittoresque et
animé, c'étaient les physionomies enfantines de ces petits groupes si
franchement effrayés et si franchement réjouis; puis ici une jeune
fille, revenant de puiser de l'eau au pied de la pagode, s'arrêtait, la
cruche sur la tète, et, après avoir prêté un instant d'attention au
spectacle, reprenait sa route vers le village; là un vieux Mahratte, le
bouclier sur l'épaule, la lance au poing, se levait sur l'étrier, et bientôt
retombait dédaigneusement sur sa selle; plus loin de jeunes enfans
attardés accouraient si vite, que (juelques-uns tombaient en chemin.
L'aîné plaçait le plus jeune sur sa hanche, à la manière des Hindous,
et, pliant sous le faix , traînait par la main le reste de la famille.
C'était une scène de nature, sans manière ni affectation, et en
vérité je ne sais rien de si gracieux que ces figures plus ou moins
brunes penchées en avant; ces têtes étranges chargées de pendans
d'oreilles et d'anneaux passés dans le nez, appuyées sur deux petites
mains couvertes de bracelets; ces genoux plies sous le menton et ces
pieds ornés de fjougouroux sonores : car tel est le vêtement des habi-
tans de l'Inde jusqu'à ce que l'âge leur apprenne à porter quelque
chose de plus que des ornemens.
Cependant les tours de magie continuaient sans interruption. Le
jongleur tenait à la main une cruche aussi impossible à vider que le
tonneau des Danaïdes l'était à remplir; il versait l'eau à terre, la jetait
dans son oreille et la rendait par la bouche, s'administrait des dou-
ches sur la tête, et toujours le vase était plein jusqu'au bord.
Ensuite il tira de son sac une paire de pantoufles de bois plus larges
que la plante de ses pieds. Après bien des discours et des charges,
il finit par faire adhérer à ses talons nus ces semelles très polies, et
fit plus de gambades avec de telles chaussures que n'en pourraient
l'aire à l'Opéra de johs petits pieds chaussés d'élégans escarpiiis. Tantôt
468 REVUE DES DE ex MONDES.
il s'élevait en l'air, tantôt il frappait la pantoufle sur la terre de ma-
nière à la faire tomber, mais jamais elle ne glissait. Ce fut encore là
une chose inexplicable pour moi, car il n'avait appliqué à ses pieds
aucune substance collante, et il pouvait à volonté lâcher ces pantou-
fles unies comme la glace.
Enfin la séance se termina par une expérience plus surprenante
encore, que, par cette raison sans doute, notre magicien gardait pour
la dernière. L'un des joueurs de tambourins, grand garçon d'une
belle taille, se laissa attacher les pieds, lier les mains derrière le cou,
et enfermer dans un filet à poissons bien serré par une douzaine de
nœuds. Dans cet état, après l'avoir promené autour du cercle des
spectateurs, on le conduisit près d'un panier de deux pieds de haut
sur quatorze pouces de large. — Voulez-vous que je le jette dans
l'étang? demanda le chef de la bande. C'est un vaurien ; le voilà bien
lié; l'occasion est bonne : j'ai envie de m'en défaire ! — Et l'auditoire
crédule se tournait déjà du côté de cette pièce d'eau , ombragée d'ar-
bres magnifiques et creusée au bas de la pagode pour les ablutions
et les besoins du village. — ÎNon, dit en s'interrompant le jongleur
après une minute de réflexion; je vais l'escamoter, l'envoyer.... où
vous voudrez: à Founah, à Delhi, à Ahmed-Nagar, à Bénarès! —
Et sur-le-champ il enleva le patient, toujours incarcéré dans son filet,
et le plaça au fond du panier, en rabattant le couvercle sur sa tète; il
s'en fallait de plus de trois pieds que les bords se joignissent. On jeta
un manteau sur le tout.
Insensiblement le volume diminua, s'affaissa; on vit voler en l'air
le filet et les cordes qui attachaient le jeune Hindou; puis le panier
se ferma de lui-même, et une voix qui semblait sortir des nues cria :
Adieu!
— Il est parti pour Ahmed-Nagar, il est envolé : Our-Gaya! Oin-
Gaya! répéta le jongleur avec transport; il ne saurait tenir dans un
aussi petit espace (et cela paraissait physiquement impossible). .Je
vais donc attacher le panier et prendre congé de l'assemblée.
Le paquet fut bien ficelé; il ne restait plus qu'à le mettre sur le dos
du buffle destiné à porter les bagages de la troupe. — Un instant!
reprit subitement le jongleur; si pourtant il était dans le panier!
Qui sait? — Et là-dessus, tirant un long sabre, il traversa le panier
])resque par le milieu... Le sang coula en abondance... l'anxiété était
à son comble... lorsque tout à coup le couvercle se lève de nouveau,
et d'un bond le grand garçon saute hors de sa niche, frais et dispos,
sans la.mohidre égratignure!
\i
LES IIARVIS ET LES JONGLEURS. 469
Ce tour est simple, très simple, dira-t-on, mais se débarrasser des
cordes et du filet, se cacher dans un si petit espace, y rester un quart
d'heure sans broncher et de telle façon que le sabre ne puisse ren-
contrer quelque membre à entamer, ce sont là des prodiges de dex-
térité, de souplesse et de patience que l'on ne peut concevoir, sur-
tout quand on les a vus.
Après ce nec i)tns ullrà de la science, les jongleurs firent leurs
paquets et se mirent en marche vers Nagapour, leur patrie. Je les vis
se perdre dans la foule de bœufs chargés que des troupes de ]Mah-
rattes, tribus ambulantes traînant avec eux armes et bagages, femmes
et enfans, conduisent dans l'intérieur.
' La foule se dispersa peu à peu. Le soleil déclinait derrière les mon-
tagnes, le peuple se rendait à l'étang pour les ablutions, et le gros
oiseau pêcheur, hôte de ces eaux tranquilles, était si sérieux à la
pointe de la pagode , qu'on l'eût pris pour le dieu de ce temple
idolâtre.
Pour moi, je remontai sur mon petit cheval, et, tout en trottant
au milieu des nuages d'une poussière dorée par les derniers feux du
Jour, je ne pus m'empècher de reconnaître que ces jongleurs errans
battaient complètement non-seulement les harvis du Caire, mais
encore les plus fameux escamoteurs de l'Europe, et que, si la magie
n'est pas morte, c'est dans l'Inde tpi'il faut la chercher.
Théodore Pavie.
Pounah, chez les Mahraltes, 23 Jécembrc 1839.
TOME XXIII. 30
UNE
SOIRÉE PERDUE
J'étais seul, l'uutre soir, au Théâtre-Français,
Ou presque seul; — l'auteur n'avait pas grand succès;
Ce n'était que Molière , et nous savons de reste
Que ce grand maladroit qui fit un jour Alceste
Ignora le bel art de chatouiller l'esprit.
Et de servir à point un dénouement bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode.
Et ru)us aimons bien mieux quelque drame à la mode.
Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston ,
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
J'écoutais cependant cette simple harmonie ,
Et comme le bon sens l'ait parler le génie.
J'admirais quel amour pour l'Apre vérité
Eut (;et homme , si fier en sa naïveté;
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaieté , si triste et si profonde
Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer!
Et je me demandais : Est-ce assez d'admirer?
UNE SOIRÉE PERDUE. 471
Est-LC assez de venir, un soir, par aventure,
D'entendre au fond de l'ame un cri de la nature,
D'essuyer une larme, et de partir aiissi.
Quoi qu'on tasse d'ailleurs , sans en prendre souci?
Enfoncé que j'étais dans cette rêverie,
Oà et là, toutefois, lorgnant la galerie.
Je vis que, devant moi, se balançait gaiement
Sous une tresse noire un cou svelte et charmant.
Et, voyant cet ébène enchâssé dans l'ivoire.
Un vers d'André Chénier chanta dans ma mémoire;
Un vers presque inconnu, refrain inachevé.
Frais comme le hasard, moins écrit que rêvé.
J'osai m'en souvenir, même devant Molière;
Sa grande ombre, à coup sur, ne s'en offensa pas;
Et, tout en écoutant, je murmurais tout bas.
Regardant cette enfant qui ne s'en doutait guère :
<tSous votre aimable tête, un cou blanc, délicat,
<{ Se plie, et de la neige effacerait l'éclat. »
Puis je songeais encore (ainsi va la pensée)
Que l'antique franchise, à ce point délaissée.
Avec notre Oaesse et notre esprit moqueur,
Ferait croire, après tout, que nous manquons de cœur;
Que c'était une triste et honteuse misère
Que cette solitude à l'entour de Molière,
Et qu'il serait bien temps, comme dit la chanson ,
De sortir de ce siècle, ou d'en avoir raison;
Car à quoi comparer cette scène embourbée,
Et l'effroyable honte où la muse est tombée?
La lâcheté nous bride, et les sots vont disant
Que sous ce vieux soleil tout est fait à présent;
Comme si les travers de la famille humaine
Ne rajeunissaient pas, chaque an , chaque semaine.
Notre siècle a ses mœurs, partant sa vérité;
Celui ([ui l'ose dire est toujours écouté.
Ah! j'oserais parler, si je croyais bien dire.
J'oserais ramasser le fouet de la satire,
Et l'habiller de noir, cet homme aux rubans verts,
30.
472 REVCE DES DEUX MONDES.
Qui se fâchait jadis pour quelques mauvais vers.
S'il rentrait aujourd'hui dans Paris, la grand' ville.
Il y trouverait mieux, pour émouvoir sa hile.
Qu'une méchante femme et qu'un méchant sonnet ;
Nous avons autre chose à mettre au cabinet.
0 notre maître à tous! si ta tombe est fermée.
Laisse-moi dans ta cendre, un instant ranimée.
Trouver une étincelle, et je vais t'imiter!
J'en aurai fait assez si je puis le tenter.
Apprends-moi de quel ton, dans ta bouche hardie.
Parlait la vérité, ta seule passion,
Et pour me faire entendre, à défaut du génie.
J'en aurai le courage et l'indignation !
Ainsi je caressais une folle chimère.
Devant moi cependant, à côté de sa mère,
L'enfant restait toujours, et le cou svelte et blanc
Sous les longs cheveux noirs se berçait mollement.
Le spectacle fini, la charmante inconnue
Se leva. Le beau cou, l'épaule à demi nue
Se voilèrent ; la main glissa dans le manchon ;
Et, lorsque je la vis, au seuil de sa maison.
S'enfuir, je m'aperçus que je l'avais suivie.
Hélas! mon cher ami, c'est là toute ma vie.
Pendant que mon esprit cherchait sa volonté.
Mon corps savait la sienne, et suivait la beauté;
Et quand je m'éveillai de cette rêverie.
Il ne m'en restait plus que l'image chérie :
« Sous votre aimable tète, un cou blanc, délicat,
« Se plie, et de la neige effacerait l'éclat. »
Alfred de Musset.
POLITIQUE EXTÉRIEURE.
L'ESPAGXE. — L'ORIENT.
Le mois qui vient de finir a été fécond en évènemens graves, et
graves à tel point que la face du monde en pourrait être changée.
L'Espagne et l'Orient ont donné des spectacles si extraordinaires,
que si ces spectacles avaient paru les uns sans les autres, ils auraient
suffi pour absorber l'attention publique, et la captiver au plus haut
degré. Mais l'Espagne, qui d'abord avait attiré tous les esprits à elle,
les a vus s'enfuir tout à coup vers les affaires d'Orient, au bruit des
singulières résolutions prises à Londres.
Avant de passer aux affîiires d'Orient, nous dirons quelques mots
de celles d'Espagne, qui méritent cependant leur part d'attention,
car les plus étranges violations de principes, les plus odieuses scènes
d'anarchie viennent de s'y produire à l'envi, dans un moment où
l'Espagne semblait pacifiée et triomphante. La guerre civile en effet
venait de disparaître pour la seconde fois , par un événement aussi
éclatant que celui de Bergara. Cette redoutable faction , qui sous Ca-
brera avait désolé le centre de l'Espagne , et avait paru plus redou-
table même que celle des provinces basques, cette faction venait non
pas de faire un traité , mais de céder le terrain , et de passer tout
entière en France sous Cabrera et Balmaseda. Cabrera et Balmaseda,
que le ministère français avait refusé de livrer aux vengeances du
gouvernement espagnol , mais qu'il avait consenti à détenir tempo-
Vtï REVUE DES DEUX MONDES.
rairement, ne menaçaient plus ni Valence, ni Madrid; tout semblait
fini , et tout à coup la couronne d'Espagne, échappée aux carlistes,
semble tomber aux pieds d'un soldat, que le destin a comblé de ses
hasards les plus heureux, et qui, sans génie, mais non sans ambition
polititpie , livre à de misérables subalternes sa prodigieuse fortune.
Toutefois, ce coup de théâtre si prompt n'était pas sans cause anté-
rieure; depuis quelque temps, il était facile à pressentir. Un ministère
honnête, mais faible, gouvernait l'Espagne pour les modérés. Les chefs
de ce parti, les Martinez de la Rosa, les Isturitz, repoussés par la
haine jalouse des factions, cherchaient à maintenir dans les mains de
quelques-uns de leurs amis un pouvoir qu'ils ne pouvaient posséder
eux-mêmes; ces amis, ministres pour le compte d'autrui, bien inten-
tionnés, mais faibles, vivaient tiraillés entre leurs protecteurs, et le
quartier-général d'Espartero. Ce double joug était diificile à suppor-
ter en même temps, car les chefs modérés avaient pour l'entourage
d'Espartero une incroyable aversion, et le quartier-général d'Espar-
tero, conduit par un subalterne, le brigadier Linage, avait pour le
parti modéré une haine égale. Comment Espartero, si peu fait pour
la violence, si peu fait pour gouverner un parti quelconque, est-il
devenu le chef des exaltados après les sanglantes exécutions qu'il
avait exercées dans son armée au profit de la discipline? Comment?
par la cause qui gouverne toujours ces hommes-instrumens, doués
de courage de cœur, et faibles d'esprit, par le hasard des relations.
Espartero s'est hvré depuis long-temps à un feseur, le brigadier
Liiiage. Linage est un de ces hommes que la jalousie des positions
supérieures, qu'ils ne peuvent ni conquérir pour eux-mêmes, ni tolérer
cht'z les autres, rend anarchistes; Linage est du parti des exaltados. Il
a iait plusieurs manifestations dans leur sens, et les exaltados, sachant
qu'il y avait à gagner de ce côté, battus dans les élections par le bon
sens espagnol, se sont jetés aux pieds d'Espartero, qu'ils avaient
balToué. Espartero leur a donc appartenu. Cependant la duchesse de
la Victoire, adroitement conquise par la reine, a quelquefois fait
contre-poids à l'influence du brigadier Linage, et a maintenu Espar-
tero flottant nonchalamment entre les anarchistes et la reine.
Jusqu'ici Espartero ne voulait pas être ministre. Il avait une armée,
un grand pouvoir; il gagnait des titres, des dotations; il prospérait
par la guerre civile qui désolait l'Espagne. Il se contentait de tour-
menter tous les ministres, de leur faire des querelles à tout propos,
pour les plus frivoles motifs. Dès qu'un ministre de la guerre lui avait
déplu, il avait un grief tout prêt pour le renvoyer. L'armée, disait
l'espagne. — l'ortent. hnh
alors Espartero, manquait de tout!... l'armée, à laquelle on a pro-
digué depuis quelques années tous les trésors de l'Espagne! Cet état
insupportable pour tous les ministères était cependant supporté par
eux, grâce à la guerre civile. Mais la guerre civile finissant, Espartero
a vu son rôle fini , ou bien M. Linage l'a vu pour lui , et a d^idé qu'Es-
partero serait ministre. Le voyage de la reine en a fourni l'occasion.
C'est ici le cas d'expliquer ce singulier voyage, et le rôle (ju'a joué
la diplomatie française en Espagne.
La reine s'est mis en tète le projet d'aller en Catalogne. On ne sait
pas bien encore le vrai motif de ce déplorable voyage. Les infans qui
sont à Paris ont cru que c'était pour marier la jeune reine à un prince
de Cobourg qui vient de quitter Lisbonne, et qui , voyageant actuelle-
ment en Espagne, vient de toucher à Cadix, Malaga, Valence, etc.
Les modérés de Madrid ont dit que la reine allait les livrer à Espar-
tero. Les exaltés eux-mêmes, pour lesquels on disait le voyage pré-
paré, ont cru que la reine s'éloignait de Madrid pour faire un coup
d'état contre la constitution, et dans le but de rétablir le statut royal.
C'est bien la preuve que tous se trompaient, et que le voyage n'était
préparé avec et pour aucun d'eux:.
La reine avait probablement les plus frivoles motifs, nous étonne-
rions si nous disions les plus vraisemblables. Nous sacrifierons au
respect que mérite une reine pleine de cœur et d'esprit, nourrie
d'amertumes depuis sept ans, nous sacrifierons le plaisir de curiosité
que nous pourrions doimer à nos lecteurs. Mais au travers des frivoles
motifs qui l'entraînaient, la reine croyait trouver un motif politique
qui excusait à ses propres yeux la légèreté de sa résolution; elle espé-
rait exercer sur Espartero un ascendant qui, en génc'rnl, s'est trouvé
irrésistible toutes les fois qu'elle a voulu l'exercer. Ses ministres, par-
lant au nom des modérés, ne cessaient de lui dire qu'Espartero voulait
usurper. Elle a pris je ne sais quel plaisir de reine et de femme à le
leur montrer à ses pieds, soumis, raisonnable, tout prêt peut-être à
aller s'endormir dans le sein d'un miru'stère qu'il couvrirait de son
nom, et par lequel il serait conduit comme il a coutume de l'être.
Vaine et déplorable illusion, payée d'un effroyable et funeste scan-
dale ! Ouand la reine a fait part de ce projet à ses ministres et au
corps di[)lomatique, elle a reçu d'inutiles conseils. Le ministère fran-
çais, ayant pour principe de respecter l'indépendance de l'Espagne,
avait toujours recommandé à l'ambassadeur de ne pas se faire homme
de parti, de s'abstenir de vivre au milieu des coteries, de ne pas
renouveler un spectacle déjà donné, celui d'un ambassadeur français
iTG REVUE DES DEUX MONDES.
s'affichanl pour wodcmdo.s, et d'un ambassadeur anglais s'affichant
\)om exallados. — Sachez sans doute préférer le bien au mal, avait dit
le ministre à l'ambassadeur, et si un parti veut des choses raisonnables,
si un autre en veut d'absurdes, n'athchez pas d'être indifférent entre
le vrai et le faux ; mais bornez-vous là : ne partagez les passions
de personne; tenez-vous en dehors des partis; autrement vous serez
compromis, et la France avec vous. Vos conseils même seront sans
force. C'est, dit-on, un des motifs pour lesquels M. de Rumigny
avait encouru en quelques circonstances la désapprobation du cabinet.
Les moderados, (jui sont modérés dans leurs doctrines, mais un peu
exaltés par caractère , ont fort mal pris ces conseils de prudence , et
ont prétendu que le ministère français voulait faire passer l'influence
aux cxalladus. Il n'en était rien, le ministère français voulait de la
mesure dans la conduite de ceux qui le représentaient; mais il ne
voulait porter l'influence ni aux uns ni aux autres; il regardait cela
comme hors du droit et du pouvoir d'un ambassadeur étranger.
Est survenu, comme nous le disions, le projet de voyage de la reine.
Le ministère français l'a vivement blâmé, et cela par un droit qui ne
lui aurait point appartenu, si on n'avait pas offert à l'ambassadeur
d'en faire partie. L'ambassadeur y avait à peu près consenti; le minis-
tère l'a rappelé sur-le-champ. Le ministère français ne voulait à
aucun prix rendre la France responsable de ce qui se passerait à
Barcelone; il craignait, si des désordres éclataient, que la personne
de l'ambassadeur ne fût compromise, M. de Rumigny surtout étant
devenu odieux aux exultados, qui lui en voulaient cruellement. Le
rappel de l'ambassadeur, l'envoi d'un nouveau représentant, homme
ferme, intelligent, habitué à se conduire entre les partis, allait donner
le temps de juger le but et la conduite du voyage. Puisqu'on n'avait
pas pu l'empêcher, il y avait toute convenance à n'y prendre aucune
part, mais à se tenir prêt à pourvoir aux éventualités qu'il pourrait
faire naître. Le nouvel ambassadeur, M. de la Redorte, reçut ordre
de se tenir à quelque distance de Port-Vendres.
Ce déplorable voyage a eu lieu. La reine, fêtée par l'armée et le
peuple, insultée par quelques municipalités, obsédée dans plusieurs
de ses stations par Espartero, qui lui a purement et simplement de-
mandé la présidence du conseil, est arrivée à Barcelone un jour satis-
faite, un autre jour désolée d'avoir entrepris ce voyage. A Barcelone,
elle a plusieurs jours de suite attendu Espartero. 11 semblait vouloir
laisser percer une nuance de mécontentement; il est venu enfin , et
/i reçu une ovation indigne de lui, une ovation de la plus vile popu-
l'espagne. — l'orient. 477
lace. Barcelone a pris un aspect sinistre. Esparlero, bien préparé par
Linage, est venu au palais de la reine, et lui a parlé du mécontente-
ment public. Il ne lui a plus cette fois demandé le ministère, mais le
relus de sanction à cette loi des ayuntamientos, seule loi vraiment sage
qu'on ait depuis quelques années présentée en Espagne, seule loi qui
puisse lui procurer un peu d'ordre administratif. Ea reine a refusé, elle
a discuté avec Espartero. Au premier abord, il a eu force arguniens;
mais la reine, qui est femme d'esprit, a soutenu la discussion, elle a
bientôt épuisé les provisior.s d'Espartero, qui est resté au dépourvu
devant la spirituelle abondance de sa souveraine. 11 s'est retiré battu,
pas trop mécontent de sa défaite; car, quand il est livré à sa bonne
nature, H n'aspire (pi'à la gloire qui lui appartient, celle d'un hé-
roïque soldat. Mais rentré chez lui , on lui a appris qu'il avait été battu,
on lui a dit que la reine l'avait joué; il s'est indigné alors, et a voulu
partir. 11 est resté plusieurs jours dans cet état entre Linage et sa
femme, qui tantôt appuyait la reine, tantôt eflrayée tournait aux
exaltadox. Enfin on l'a poussé à donner sa démission. La reine aurait
fini par l'accepter, on s'en est douté, on a eu recours à l'émeute.
L'émeute s'est montrée, non pas comme chez nous, en attaquant la
force publique, mais en hurlant, en insultant les honnêtes gens, en
égorgeant les victimes qui n'étaient pas défendues. Espartero, dispo-
sant de cinquante mille soldats fidèles, a laissé l'émeute opprimer sa
souveraine. La reine l'a fait appeler, il a exigé le renvoi des ministres,
la non-sanction de la loi des aijuvtamientos, la dissolution des certes.
La non-sanction de la loi des cajuiifamientoa était chose impossible, car
déjà la sanction envoyée à Madrid était publiée. La dissolution des cer-
tes a été bravement refusée par la reine; mais le renvoi des ministres
a été accordé, et un nouveau ministère composé. Cette concession a
désarmé les conseillers d'Espartero. L'émeute a cessé un instant
11 a fallu composer un ministère. Là était la difficulté. Pour pre-
mière punition, Espartero n'a pas pu en faire partie; car, même au
milieu de cette odieuse licence, une sorte de pudeur publique obli-
geait Espartero à ne point paraître avoir fait tout cela pour s'emparer
du pouvoir. Il a cherché des ministres, il n'en a pas trouvé, car il n'y
en a pas beaucoup là, comme ailleurs, dans le parti de la violence.
On a cherché quelques hommes d'affaires, MM. Onis, Campuzano,
que des mécontentemens personnels ont jetés dans l'opposition , mais
qui n'ont rien de commun avec les anarchistes, puis des officiers , des
administrateurs, tous étrangers aux partis, mais aussi aux cortès,
et sans influence auprès d'elles. Ce ministère, tel quel, dont on a
VT8 REVUE DES DEUX MONDES.
réuni les noms , parce qu'il en fallait faire un qui fût pris dans l'op-
posilion, non dans la violLMicc, ce ministère tel quel, il est douteux
qu'il acceple, car ses membres sont absens, et le cri de l'Espagne
contre les scènes de Barcelone a de quoi décourager tout le monde.
Esj)ai iero va donc se trouver avec la reine et le gouvernements sur les
bras, et n'en sacbant que faire, ayant mis les anciens ministre en fuite,
ne pouvant pas l'être, n'en ayant pas qui veuillent l'être.
Première punition ! Mais une autre s'en est suivie. Espartero a été
débordé, l'émeute a ensanglanté les rues, commis des horreurs qui
depuis quarante ans semblaient ne pouvoir reparaître. Espartero a vu
des victimes se réfugier à ses pieds et à ceux de sa femme; il s'est
indigné alors. Honneur à lui dans ses fautes! Il s'est retrouvé ce qu'il
est, un cœur honnête et généreux, abusé par des misérables; il a
menacé Vai/untamiento de le faire fusiller, il a rétabli un peu d'ordre.
Mais il est là avec sa reine désolée, humiliée, sans ministres, sans
pouvoir, dégoûtée de régner; et lui, il a vu en un jour ternir sa
gloire et rabaisser ses services ! Cependant il s'est relevé en défendant
au dernier jour Tordre et les honnêtes gens. Puisse-t-il mieux com-
prendre l'intérêt de son pays, de sa souveraine et de sa gloire!
Au milieu de ces hideuses scènes, nous avons à nous honorer,
nous, de la conduite du jeune et courageux ambassadeur envoyé à
Barcelone. Quand il a été visible qu'aucune machination , aucune
intrigue ne pouvait plus être imputée au gouvernement de la reine;
que la diplomatie française, en se montrant à Barcelone, n'encourait
aucune responsabilité; qu'il n'y avait que de l'appui à porter à la
reine, M. de la Redorte a re^u ordre de partir. Courageux et plein
d'aplomb, nouveau d'ailleurs, étranger aux partis, il courait moins
de chances que son prédécesseur. Il s'est embarqué; il est descendu
hardiment au milieu des rues ensanglantées de Barcelone; dans
l'hôtel du consul qu'il habitait, il a fait prendre quelques précautions
au moyen des marins iVançais. Il a pris ces précautions afin de cou-
vrir les victimes aux(iuelles il allait donner asile; il les a reçues toutes
sans distinction; puis il est allé, accompagné d'un simple secrétaire,
se montrer dans les rues. Son regard ferme et calme a déconcerté les
odieux égorgeurs qui déshonoraient la capitale de la Catalogne, et il
a porté par sa conduite un singulier appui aux honnêtes gens épou-
vantés.
Il s'est rendu chez la reine , lui a présenté ses lettres de créance
et offert l'appui de son gouvernement; là, il attend, sans se per-
mettre un jugement sur les ministres que la reine a appelés ou appel-
l'espagne. — l'orient. V79
lera. Ce rôle ne lui appartient pas. Les ministres choisis par la reine
sont, pour nous, les ministres légitimes de la royauté espagnole,
quelle que soit leur origine; si leur conduite surtout, comme celle de
tous les hommes éclairés par le pouvoir, est humaine et modérée,
l'amhassadeur de France fera avec eux, comme avec d'autres, les
affaires des deux gouvernemerts, en formant des vœux pour l'ordre,
pour la reine, pour cette noble monarchie espagnole qui manque à
l'Europe, et dont le retour au rang des grandes puissances est à la fois
un besoin et un souliait sincère de la France.
Ces scènes tragiques, en d'autres temps, auraient fait oublier toute
autre chose en Europe; mais lord Palmerston s'est chargé de les faire
oublier, toutes grandes qu'elles soient, par la grave résolution à la-
([uelle il vient de pousser ses collègues et les représentans des cours
du Nord. Autant qu'il était en lui , il a rompu l'alliance anglo-fran-
çaise, alliance sur laquelle repose depuis dix ans la paix du monde!
Quoi de plus grave en effet? quoi de plus digne de l'attention inquiète
de l'univers?
Sans doute la paix n'est pas encore rompue; mais le lien qui rete-
nait les passions de l'Europe est brisé ou près de l'être. Comment
ne serait-on pas alarmé d'une telle résolution? comment ne deman-
derait-on pas compte au ministre anglais de la témérité qui menace
le repos du monde?
De bas ennemis, qui dans une situation pareille ne voient que des
hommes à décrier, s'adressent au cabinet du l'^' mars et lui disent :
Eh bien! cette alliance anglaise que vous avez pr'conisée avec tant
de complaisance, qu'est-elle devenue? Vous avez donc soutenu une
fausse politique; vous vous êtes trompé, retirez-vous!
Rien n'est plus indigne qu'un tel langage; le cabinet actuel a tou-
jours voulu l'alliance anglaise, et a bien fait de la vouloir. Si quelqu'un
pouvait la sauver, c'était lui ; mais les choses étaient si avancées, qu'il
ne l'a pas pu, et que personne ne l'aurait pu à sa place. Les faits
connus de tout le monde en font foi.
Quand le cabinet du 1" mars est arrivé, les propositions Brunow
allaient être signées. Tue idée du général Sébastiani a seule différé
cette signature; le général avait suggéré au cabinet anglais la pensée
d'appeler à Londres un plénipotentiaire turc, pour traiter avec ce
pl'nipotentiaire la question d'Orient. Cette idée, adoptée par lord
Palmerston, avait fourni le moyen de gagner deux mois. De plus
l'arrivée d'un nouvel ambassadeur, M. Guizot, l'avènement d'un nou-
veau ministère, celui de JL Thiers, étaient des motifs d'interruption
480 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la négociation. On a donc suspendu les pourparlers, et le cabinet
du 1" mars a su gagner encore cinq mois; et sans les évènemens du
Liban, il est probable que la question, encore ajournée, eût insensi-
blement abouti au statu quo, la meilleure des solutions dans l'em-
barras où l'Europe était placée.
Voilà la vérité rigoureuse, que l'on ne comprendra bien qu'en re-
montant un peu haut dans l'exposé des faits. ISous les avons puisés à
bonne source,
La France n'a jamais eu, depuis dix ans, que deux politiques à
suivre, celle de l'isolement ou celle des alliances.
Rester seule, et appuyer telle ou telle solution suivant les circon-
stances, en se portant vers les uns ou les autres, était une politique
forte sans doute, mais toujours coûteuse et menaçante. 11 fallait, pour
une telle politiciue, que la France restât armée, presque sur le pied de
guerre; que, lorsqu'elle trouverait tout ie monde contre elle sur une
question, elle menaçât l'Europe de ses deux forces, la guerre et la
révolution. Mais c'était là une politique dure, alarmante, presque
odieuse pour le monde. En s'alliant à l'une des puissances, elle pou-
vait alors, par des voies plus douces, celles des négociations et des
transactions, arrivera des résultats tout aussi profitables, avec l'avan-
tage de calmer les esprits en France et en Europe, et de ramener à
elle les gouvernemens effrayés. C'était, en un mot, la politique la
plus humaine; la France l'a préférée et a bien fait.
Résolue à s'allier à quelqu'un, la France pouvait-elle s'allier à
d'autres que l'Angleterre? Évidemment non. Ceux qui lui conseil-
laient l'alliance russe étaient de purs rêveurs. La Russie affectait un
éloignement blessant. La Prusse et l'Autriche avaient de notre révo-
lution un effroi mal dissimulé. L'Angleterre seule, ayant de nos
institutions le goût et l'habitude, regardait notre révolution d'un
œil philosophique, la Russie d'un œil jaloux, et inclinait visiblement
vers nous. Il n'y avait ni à choisir ni à hésiter.
Il fallait être seuls, c'est-à-dire toujours armés, toujours menaçans,
ou être alliés de quelqu'un, et, en étant alliés, l'être de l'Angleterre.
Toute autre politique était non-seulement absurde; elle était plus,
elle était impossible.
M. Thiers a donc eu raison de dire qu'il fallait persévérer le plus
possible dans l'alliance anglaise, et ne s'en retirer que lorsqu'il serait
prouvé aux yeux du monde que l'Angleterre avait tort contre la
France. Il a eu raison de parler ainsi , car la France, en revenant à la
politique de l'isolement, c'est-à-dire à la politique armée et mena-
l'espagne. — l'orient. 481
çante pour l'Europe, devait pouvoir dire à cette Europe, dont l'appui
moral lui est nécessaire , même pendant la guerre , la France devait
pouvoir lui dire, et lui prouver qu'elle n'avait pas tort.
Nous croyons qu'elle a raison aujourd'hui; nous croyons que la
question, bien jugée, lui vaudra l'approbation universelle.
La question d'Orient était l'écueil le plus redoutable pour l'alliance
anglaise; car en Orient l'Angleterre, se trompant sur ses intérêts fon-
damentaux, pouvait cédera des ombrages irréfléchis contre la France.
Ces ombrages, c'est l'Egypte qui allait les exciter. L'Angleterre veut
pouvoir remonter l'Euphrate et la mer Rouge pour mettre en com-
munication l'Inde avec la IMéditerranée et l'Europe. Rien n'est plus
naturel. Méhémet-Ali, qui repousserait des établisscmens fixes et
armés sur son territoire, ne s'est jamais refusé à laisser établir dans ses
états des communications faciles , régulières; il y a même le plus grand
intérêt. La France ne s'y estjamais opposée: elle livrerait des combats
acharnés pour que l'Egypte ne fut pas anglaise; mais elle ne s'opposera
jamais à ce que l'Egypte soit traversée par le commerce du monde.
C'est ailleurs que l'Angleterre devrait voir ses dangers. Ils sont à
llérat, à Khiva, à Ispahan. La Russie lui fait là une guerre acharnée
d'influence, et prochainement peut-être une guerre d'une autre
espèce; elle la menace surtout à Constantinople d'un coup irrépa-
rable. C'est là ce qu'il fallait toujours faire sentir à l'Angleterre dès
l'origine, avant que les amours-propres fussent engagés dans une
voie fatale et dangereuse.
A l'origine de la question d'Orient, on s'est trompé dans les cham-
bres françaises, autant au moins que dans les conseils du gouverne-
ment, sur la marche à suivre. Ayant toujours peur de la guerre, on a
songé à faire aboutir la question à des conférences, dans lesquelles le
protectorat exclusif de la Russie serait annulé au moyen d'un protec-
torat plus général, celui des cinq puissances. On courait là un vrai
danger, celui de se quereller en conférant, et en se querellant la
chance la plus certaine, c'était que l'Angleterre et la France se que-
relleraient entre elles, parce que la question égyptienne devait se
retrouver à tout instant sous la question turque , et Alexandrie der-
rière Constantinople.
La peur d'agir a donc fait rechercher des conférences où la vraie
question, celle de Constantinople, qui aurait toujours rallié la France
et l'Angleterre , a disparu devant celle d'Alexandrie , qui devait les
diviser. Si, dès l'origine, on avait armé une flotte, demandé à l'An-
gleterre d'en armer une, et qu'on lui eût proposé de les réunir aux
V82 REVUE DES DEUX MONDES.
Dardanelles, avec l'ordre formel et avoué de eourirà Constantinople,
si les llusses ou les Ég^yptiens y vciiaierit; qu'ensuite ou eût proposé
de laisser faire le sultan et ie paeiia, l'Angieterre, qui, à l'origine,
était fort alarniée pour Constantinople, aurait accepté ce plan sans
contestation. Ni les Russes m les égyptiens ne seraient venus à Con-
stantinople; on n'aurait pas eu à forcer les Dardanelles; en laissant
faire le sultan et le pacha , ils se seraierit accordés à la suite de la ba-
taille de IW'zib; on ne se serait pas chargé, par la fatale note du
'17 juillet, de les mettre d'accord, et aujourd'hui tout serait fini.
Il faut le dire, il y a eu là de la faute de tout le monde, chambres
et gouvernement, France et Angleterre.
Mais les choses n'ayant pas été ainsi dirigées, on s'est chargé de
tout arranger soi-même, et on s'est rais à conférer à cinq sur l'arran-
gement à proposer au sultan et au pacha d'Egypte. M. de Metternich ,
qui s'était flatté de comi)l'ter la ((i!<férence en y amenant la Russie
et de la diriger ensuite, est malheureusement tombé malade. Les
conférences n'ont pas eu lieu; ou leur a substitué des pourparlers.
L'Angleterre, (pu' était toujours inquiète des consé(juences de cette
question, avait une grande humeur contre le pacha, qui l'avait fait
naître. Elle était trompée par les inspirations de l'homme le plus
dangereux qu'on ait jamais envoyé dans au.cune aml'assade, de lord
Ponsomby, esprit hiux, emporté, brouillon, voulant à tout prix, et
le disant même, faire sortir la guerre de la question d'Orient. Lord
Ponsomby avait poussé le sultan à la guerre, et maintenant il impu-
tait au pacha d'être la cause de la rupture. Il peignait les choses sous
le jour le plus faux à son cabinet. Lord Palmerston, mal renseigné,
s'est donc insensiblement animé contre le vice-roi. Il a, dans le cou-
rant de l'été de l'amiée dernière, proposé au ministère français de
reprendre la flotte turque au pacha. Le ministère français a refusé,
et a bien fait; mais le refus a été connu et envenimé, l'aigreur a com-
mencé. On s'est réciproquement interrogé sur ce que l'on voulait
faire pour en finir; on s'est peu ou pas expliqué, on s'est aigri davan-
tage, et c'est alors que, vers l'automne de l'année dernière, la Russie,
voyant naître une division entre la France et l'Angleterre, s'est pro-
posé d'en profiter : elle a envoyé M. de Brunow à Londres.
Elle a offert à l'Angleterre de lui livrer le pacha d'Egypte, si
elle voulait signer avec elle une <M>nvention ayant pour but de finir
ensemble la question d'Orient. C'est là que le bon sens de l'Angle-
terre aurait dû l'éclairer sur un piège aussi facile à apercevoir. La
Russie, en effet, n'avait pas grand intérêt à donner plus ou moins au
l'espagne. — l'orient. 48:J
sultan ou au pacha ; pourvu que le pacha ne vînt pas à Constantinople
substituer un empire jeune et vigoureux à un empire décrépit et
mourant, le reste lui importait peu. Ce qui lui importait, c'était
de séparer la France de l'Angleterre, et elle aurait acheté cette sépa-
ration d'un prix plus grand que le sacrifice du pacha d'Egypte. L'An-
gleterre aurait dû voir que le plaisir d'humilier Méhémet-Ali, de lui
ôter un pachalik pour le donner à la Porte, était peu de chose; elle
aurait dû comprendre que, si c'étaient de libres communications
qu'elle voulait à travers l'Egypte et la Syrie , elle les aurait avec le
pacha comme avec le sultan ; que le sultan , en recouvrant ces pro-
vinces, y substituerait l'anarchie à l'administration dure et vigou-
reuse de Méhémet-Ali, et que l'anarchie valait moins pour les com-
merçans qui traversent un pays, qu'une autorité même oppressive.
L'Angleterre n'a pas vu tout cela; elle a cédé au désir d'humilier le
vice-roi; son ministre a été sensible aux caresses de la Russie, qui
jusque-là l'avait fort maltraité, et il a écouté les propositions Brunow.
Pourtant, on les a renvoyées à Pétersbourg une première fois; elles
sont revenues modiliées, et, au mois de mars dernier, elles étaient
presque acceptées.
Le général Sébastiani, comme nous l'avons dit, proposa alors, sous
prétexte de donner plus de régularité à cette négociation, d'appeler
un négociateur turc. Il fit bien , c'étaient deux mois de gngnés. Le
temps était bon à employer ici pour donner à tout le monde le moyen
de réfléchir et de se calmer.
C'est alors que sont arrivés un nouvel ambassadeur, M. Guizot, un
nouveau ministre dirigeant, M. Thiers.
Ces deux personnages se sont concertés, et ont tenu d'accord une
conduite qui quelque temps a conjuré le danger, mais qui n'a pas pu
le conjurer toujours, surtout quand est venue l'insurrection du Liban.
Le cabinet anglais et leS cabinets du Nord ont fait des efforts pour
amener les nouveaux représentans de la France aux propositions
Brunow.
Que pouvait faire le cabinet français? Abandonner le vice-roi
d'Egypte, consentir aux propositions qui avaient pour but de le
dépouiller, de le rendre moindre qu'il n'était avant la bataille de
Nézib, c'était là une chose impossible. L'opinion publique en France,
et une opinion raisonnable l'aurait condamné impitoyablement. En
tenant bon pour le vice-roi, on s'exposait à se séparer de l'An-
gleterre! Cela était vrai; mais tout le monde avait dit à M. Thiers
dans les deux chambres : Séparez-vous plutôt que de faire à l'Angle-
terre le sacrifice de nos intérêts évidens. On disait môme à M. Thiers
ÏSÏ REVUE DES DEUX MONDES.
(juc, livré corps et ame aux Anglais, il ne saurait pas leur tenir tôte.
Il leur a tenu tète, il n'a pas voulu leur eéder, et aujourd'hui cer-
taines gens, de bas étage il est vrai , et en bien petit nombre, l'ac-
cusent presque du résultat amené.
M. Thiers et M. Guizot ont bien fait de se conduire romme ils
l'ont lait. 11 n'y avait pas deux partis à prendre : entre une indigne
faiblesse ou la séparation, la séparation valait mieux.
Voici , du reste, comment les choses se sont passées. Un instant le
cabin(>t Irancais a failli réussir à éclairer l'Angleterre et à conjurer le
danger.
Trouvant une négociation presque conclue, M. Thiers a pensé qu'il
fallait épargner les amours-propres engagés, et, pour cela, profiter
du temps que lui avait ménagé le général Sébastian i. Aux deux mois
qu'on lui avait assurés, il a su en ajouter trois. Il n'a rien brusqué,
il n'a affiché la prétention de faire prévaloir aucun plan, il s'est con-
tenté de montrer les inconvéniens du plan proposé à Londres, et il
a laissé voir, bien qu'avec modération, qu'il y avait telle ou telle solu-
tion à laquelle la France s'oppo'îerait péremptoirement.
Que voulez-vous faire en Orient"? a dit le cabinet français à toutes
les cours. — Vous voulez priver le vice-roi de ce qu'il possède actuelle-
ment, vous voulez qu'après la bataille de Nézib qu'il a gagnée sans
l'avoir provoquée, vous voulez (ju'il ait moins de territoire qu'aupa-
ravant; vous voulez ôter à Méhémet-Ali des provinces qu'il saura
organiser, pour les rendre au sultan, qui s'épuisera pour les garder
sans y réussir. Vous faites l'empire ottoman plus faible, plus agité,
car vous diminuez le vassal qui peut sauver l'empire, au profit du
suzerain qui ne saura ni l'administrer ni le défendre; le pacha satis-
fait sera le plus utile soutien de son maitre, sinon par vertu, au moins
par un intérêt évident, car il voudra garder non-seulement l'Egypte,
mais aussi Constantinople, contre tout le monde; si donc on veut sin-
cèrement le bien de la Porte, il faut la raccommoder avec le pacha
sans sacrifier celui-ci.
Mais, ajoutait le cabinet français, de quelque manière qu'on pense
à cet égard, qu'on croie devoir verser du côté du pacha ou du sultan,
quels moyens a-t-on pour vaincre le pacha et lui imposer un traité
dont il ne voudra pas? Ces moyens sont insuffisans ou dangereux.
Ils sont insuffisans, si on se borne à le bloquer en Egypte et en
Syrie au moyen d'une flotte anglaise. Il s'enfermera dans ses ports,
et puis, quand il sera poussé à bout, il fondra sur Constantinople, et
mettra l'Europe en feu.
Les moyens sont dangereux si on veut transporter une armée en
LESPAGNE. — l'orient. 485
Syrie ou en Egypte. Quelle sera cette armée? Il n'y a pas un soldat
anglais disponible. Jamais un soldat français n'ira en Egypte contre
le vice-roi. Les Autrichiens ont dit tout haut qu'on ne les amènerait
pas à faire une telle croisade. Restent les Russes. Or, l'Europe consen-
tira-t-elle à voir des Russes en Syrie, et les Anglais les y transporte-
ront-ils?
Ces raisons données avec modération, patience et fermeté, pendant
cinq mois, avaient sensiblement agi sur tous les cabinets. L'impossi-
bilité de trouver des moyens qui ne fusseiit ni insuffisans, ni dange-
reux, la certitude donnée par le cabinet du 1" mars, de l'opposition
de la France à certains de ces moyens, avaient détaché tout le monde
de la question d'Orient. Osi souhaitait de toutes parts que l'arrange-
ment direct eût lieu, on le disait clairement.
Cet arrangement direct que la France, par scrupule de loyauté,
n'avait pas voulu cherciier à opérer de ses propres mains, mais qu'elle
avait rendu praticable par les conseils de modération donnés au vice-
roi, cet arrangement devenait probable lorsque Méhémet-Ali a en-
voyé Sami-Rey offrir au sultan la restitution de la flotte turque.
Cette offre, personne ne l'avait conseillée, elle était sortie de la joie
de ^léhémet-Ali, quand il a vu Kosrew destitué.
Qui croirait, qui osera avouer à Londres que c'est ce moment qu'ont
choisi les négociateurs pour faire naître une affreuse complication?
Les négociateurs qui avaient pris à tâche de raccommoder le sultan
et le [)acha, et qui n'y avaient pas réussi, se sont crus compromis si le
pacha et le sultan s'arrangeaient tout seuls. La jjenst'e leur est venue
aussitôt d'empêcher l'arrangement direct. On cherchait, on s'agitait
pour trouver le moyen, quand la nouvelle de l'insurrection du Liban
est survenue. Bien vite on y a vu le moyeîi coërcitif cordre Méhé-
met, qui jusque-là n'avait pas été découvert, et on a signé brusque-
ment la fameuse convention de Londres.
C'est sur une lettre de deu\ Anglais voyageurs, qu'on a conçu la
pensée de faire échouer toute la puissance de Méhémet-Ali en Syrie,
en débar(iuant sur les cotes des soldats turcs que le sultan n'a pas,
en débarquant des vivres, des munitions que les Anglais fourniront.
La Syrie, a-t-on dit, lui échappera; alors il se soumettra aux con-
ditions que nous lui ferons; la France, il est vrai, se sera séparée,
mais ce ne sera pas pour long-temps.
Telle est la base légère sur laquelle on a posé une si grande, une
si dangereuse résolution.
La France s'est séparée, et elle a bien fait; soi» cabinet a bien agi,
TOiME XXIII. — SUPPLÉMENT. 31
V86 REVUE DES DEUX MONDES.
et il aura avec lui l'opinion de la France et du monde. La France va
s'armer, on va lever tous les hommes que la loi permet de lever.
S'il fallait porter notre efïectiC au pied complet de guerre, les
chambres seraient convoquées; le cabinet tient l'ordonnance de
convocation toute prête pour le premier danger. En attendant, on
prépare le matériel, qui est toujours plus dillicile, plus long à réunir.
Ainsi préparée, la France attendra. Si les puissances emploient des
moyens que dans son intérêt et sa dignité la France ne puisse ad-
mettre, elle prendra le monde à témoin de sa conduite, de sa loyauté,
de la pureté de ses motifs; elle fera bénir ses drapeaux par le Dieu
qui bénit les drapeaux de Fleurus et d'Austerlitz; elle prendra les
armes pour la cause de la civilisation , car c'est la civilisation qu'on
hait sur les bords du Nil comme sur les bords de la Seine! Avec
bonne cause et l'épée de la France, on a chance de vaincre, car on
a vaincu trente années.
Si les moyens employés n'ont rien que la France ait droit et intérêt
d'empêcher, elle observera, et alors qu'arrivera-t-il? Un résultat
pour lequel il ne valait pas la peine de braver de si grands périls, car
le vice-roi , contre lequel on n'aura rien fait de sérieux, finira par
venir à bout un peu plus tôt, un peu plus tard, de l'insurrection de
Syrie. Et alors qu'essaiera-t-on? On en reviendra au point de départ,
c'est-à-dire à la situation que le cabinet français a toujours ainsi
définie :
Moyens insiiffisans ou dangereux à Vrgard du vice-roi. Dès-lors,
nécessité de traiter avec lui sur des bases équitables et raisonnables.
Or, si ces bases sont équitables et raisonnables, alors la France
s'emploiera à les lui faire accepter.
Faisons donc des vœux pour que le vice-roi triomphe des insurgés;
armons-nous, mais avec calme. N'injurions pas la nation anglaise,
qui n'a pas encore ratifié la politique de son ministre; n'injurions
pas ce ministre, car nous finirions par blesser la nation qu'il repré-
sente, et qui, en le blâmant, n'oublie pas qu'il est Anglais. — Ar-
mons-nous, et attendons.
Il y a un mot, un mot décisif qu'il faut dire à l'Europe avec calme,
mais avec une invincible résolution : — Si certaines limites sont fran-
chies, c'est la guerre, la guerre à outrance; la guerre, tpiel que soit
le ministère. — Si dans une telle situation le ministère du 1" mars
pouvait être faible, il serait renversé; si, en voulant n'être pas faible,
il était obligé de se retirer, ses successeurs, quels qu'ils fussent,
seraient obligés d'être aussi énergiques que le ministère sortant.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 juillet 18^0.
Le gouvernement et le pays ont noblement répontlu au défi du cabinet
anglais, le pays par les sentimens qu'il a manifestés, le gouvernement par les
mesures qu'il vient do prendre.
INiOus disons au déjl, car les dangereuses conséquences du pacte que la
Russie et l'Angleterre viennent de signer, ont été si souvent signalées par la
France, qu'il est impossible de ne pas \oir dans ce traité une sorte de pro-
vocation.
Nous disons du cabinet anglais, car cette étrange convention , loin d'être
l'expression des vœux de l'Angleterre, n'est que le résultat des caprices opi-
niâtres et superbes de lord Palmeiston, babilement exploités par les agens
russes et subis par ses collègues. Si elle était conforme aux vœux du pays,
aux intérêts bien entendus de l'Angleterre, la presse anglaise aurait été una-
nime à la demander, unanime à la justifier, et les collègues de lord Palmerston,
certes aussi bons Anglais que lui , n'auraient pas résisté des mois et des mois
à une mesure qui aurait été bonne en soi et nationale.
Le ciel nous préserve de répéter, à l'endroit de lord Palmerston , les expres-
sions par trop grossières qu'une juste et vive indignation a laissé tomber de
quelques plumes. Mais nous savions depuis loug-tenq)S, et nous l'avons dit
plus d'une fois, que, même dans les matières les plus graves, l'imagination
domine cbez le noble lord et lui dicte des résolutions que son amour-propre
saisit avec obstination, et que ne saurait avouer la maturité réfléchie de
l'homme d'état. Plus d'une fois le ministre anglais a failli, j)ar l'impétuosité
et l'audace aventureuse de ses déterminations , compromettre la paix du
monde. Le bon sens de ses collègues, ainsi que la fermeté et la prudence de
notre politique, avaient pu jusqu'ici prévenir tout écart trop fâcheux, tout
^+88 REVIE DES DEIX MONDES.
emportement irréparable. ?,lais ce n'étail: pas sans irritatior. , ce nVtail pas
sans rancune que son esprit vicient et superhe subissait le jou^r de la modéra-
tion et de la sagesse politique. La Russie, toujours habile à démêler, toujours
prête à exploiter les mauvaises passions, n'a pas manqué l'occasion que le
noble lord lui offrait; elle s'est jetée sur lui comme sur une proie importante
à saisir, impuissante à lui résister.
Les instructions de l'agent russe étaient fort simjjles. « Signez tout ce que
lord Palmerston vous proposera. » Qu'importe en effet à la Russie? Pourvu
que l'ulliance anglo-française soit rompue, que l'Angleterre, bien que gou-
vernée par les wliigs, soit ramenée adroitement dans hs serres de la sainte-.
alliance, et que l'Orient soit de nouveau agité de fond en comble, qu'importe
à la Russie la teneur des conventions signées à Londres? Éloigneront-elles
d'une seule lieue la Russie de Constonlinople? Lui ôteront-elles un seul de ses
l)ataillons? La feront-elle renoncera un seul de ses empiétemens en Orient?
Qui ne voit que c'est lord Paluierston qui joue ici lui rôle pitoyable, le rôle de
dupe? La politique n'a jamais raison contre le bon sens, car elle n'est que du
bon sens. Diviser les forces de l'Occident et brouiller en mrsiie îeniiis les affaires
de l'Orient, c'est décerner à la Russie un empire de plus, l'empire de l'Asie.
Déjà il y a quelques mois, ce fameux traité, ce pacte anglo-russe que l'his-
toire aura peine à enregistrer, tant il est étrange et contraire aux intérêts
anglais, était sur le point d'être signé. Le cabinet anglais, averti par les
fermes déclaralions de la France, recula devant cette œuvre. Lord Palmerston
dut encore subir la raison, le bon sens de ses collègues; mais nul ne fut
dupe de cette résignation. 11 aurait fallu être aveugle pour ne pas voir plus
qu'on ne disait, plus qu'il ne convenait de publier, pour se dissimuler que ce
n'était là qu'un succès dont le terme était aussi- incertain que l'humeur de
lord Palmerston est impétueuse et fantasque. IN'otre cabinet, notre ambassadeur
à Londres, savaient très bien ce que d'ailleurs tout homme sensé et connais-
sant quelque peu les personnes pouvait conjecturer; ils savaient que l'esprit
du ministre anglais s'aigrissait de plus en plus contre le pacha et contre la
France, et que la résistance de s?s collègues par la force des choses s'affaiblis-
sait à mesure que la situation du cabinet anglais devenait plus critique. Lord
Palmerston attendait avec impatience le jour où il pourrait mettre le marché à
la main à lord IMelbourne, et ne lui laisser d'option qu'entre le traité anglo-
russe et la dissolution du cabinet. La démission de lord Palmerston aurait,
il est vrai, dissous le ministère whig. Le cabinet anglais a préféré à une
noble et brillante retraite la signature d'un traité qui, s'il pouvait être sérieux,
n'offrirait que deux issues, la guerre universelle, ou l'Europe acceptant en
Orient, des mains de la Russie et de l'Angleterre, le déshonneur.
D'autres circonstances ont contribué à précipiter la signature des quatre
puissances. Nous ne voulons pas mentionner la mort de ce monarque véné-
rable dont le jugement et l'autorité ont refréné tant de mauvaises passions
et empêché tant de folies. Certes ce n'est pas lui qui aurait légèrement apposé
6a signature à un pacte qui sous peu sera couvert de ridicule ou aura corn-
REVUE — CHRONIQUE. 489
raencé une phase toute nouvelle dans la politique européenne. Ce n'est pas
lui qui aurait approuvé lord Palmerston lorsqu'il imaginait de traiter la France
comme une puissance de second ordre, de conclure sans elle , cherchant à
l'endormir par de fausses apparences d'amitié, une convention sur un sujet
qui intéresse mille fois plus la France que la Prusse, et dans lequel la France
a bien autrement le droit d'intervenir, si intervention il y a, que la Prusse,
et l'Autriche même.
La Prusse et l'Autriche régentant l'Orient, sans le concours et l'assenti-
ment de la î'rance, comme s'il s'agissait de mettre à la raison je ne sais quel
principicule de la confédération allemande!
On est forcé de se demander comment des hommes graves, des hommes
d'état consommés, ont pu accepter de pareilles illusions! Quoi! parce que la
France, dans sa loyauté et dans sa force, a voulu renfermer la révolution de
1830 dans ses propres frontières, qu'elle a préféré les profits certains et solides
de la paix aux chances brillantes de la guerre, on aurait pu imaginer que la
France acceptera humblement la dictature orientale de la Fvussie, secondée par
l'Angleterre, qui s'aveugle sur ses vrais intérêts! Étrange erreur! Ce serait
méconnaître la France, le roi, le cabinet! ce serait prendre la modération
pour àe la faiblesse, la prudence pour de la timidité! ce serait raisonner, par
une bizarre coïncidence, conuiie ces partis extrêmes dont on repousse les
principes et dont on fait profession de mépriser le jugement!
Il y a, quoi qu'on en dise, au fond du pacte signé à Londres, un reste du
vieux levain de là sainte-alliance conservé à Saint-Pétersbourg-, c'est au nom
des vieilles haines contre la France qu'on a intrigué à Vienne et à Berlin; on
s'est cru en mesure de braver la royauté de juillet, de lui faire subir un
affront. On s'est trompé.
Il n'est pas moins vrai que c'est dans de pareilles intrigues qu'a trempé, sans
s'en douter, le ministère anglais, un cabinet whig; il a fait là ce à quoi , je ne
dis pas un ministère radical , mais un cabinet tory n'aurait jamais consenti ,
car il aurait aperçu le piège, et un sentiment de dignité et de fierté nationale
lui aurait dit que le peuple anglais ne ratifiera jamais un pacte qui le met à la
suite de f oppresseur de la Pologne.
Il n'est pas moins vrai que l'Autriche et la Prusse, entraînées parla vieille
habitude de marcher d'accord avec la Russie, ont oublié un instant la sage
maturité de leurs conseils, cette prévoyance vigilante qui a gardé jusqu'ici la
paix du monde, et cela pour signer un pacte dont nul ne peut calculer les con-
séquences. Cependant ce n'est pas la lUissie qui a le plus d'intérêt à bien
peser toutes les conséquences de ce traité , à se rendre compte de toutes les
nécessités qu'il peut enfanter.
L'assurance orgueilleuse de lord Palmerston a lini par surprendre la religion
des hommes d'état éminens qui dirigent les affaires de la Prusse et de fAu-
triche. « 11 est temps d'en finir, disait-il , le pacha est sans force réelle, il est
«n horreur aux populations (ce sont là les rapports que lui faisaient deux
touristes anglais, jugeant des hommes et des choses avec ce tact et cette
496 REVCFE DES DECX MONDES.
sûreté de jugement qu'on connaît à cette sorte de voyageurs); la moindre
démonstration suffira. La France s'intéresse à j\Iéliémet-Ali, elle ne veut pas
agir contre lui; mais elle laissera faire, elle fera entendre quelques plaintes,
elle nous enverra une note. Avant que ces communications soient accomplies,
que les explications soient données, l'affaire sera terminée, et tout sera dit.
C'est ainsi que les choses se sont passées lors des affaires de Modène, de Bo-
logne, de Francfort. »
Ce langage est devenu plus instant, lorsque, d'un côté, les affaires d'Iis-
pagne, d'Afrique, de la Plata, ont paru détourner de l'Orient les regards de la
France, et lorsque, d'un autre coté, l'insurrection de la Syrie a fait espérer
que les forces du pacha ne suffiraient pas à l'étouffer rapidement.
Kous ne voulons pas rechercher ici l'origine secrète de tous ces faits. Sans
nous faire l'écho de tous les hruiîs lépaudus à cet égard , nous pourrions citer
quelques faits singuliers sur lesquels nous reviendrons peut-être un jour; lais-
sons tout cela pour le moment. Que nous importent les causes premières de ces
évènemens? Nous ne songeons pas à contester à lord Palnierston et aux
diplomates russes le mérite, si c'en est un, de ne négliger aucun moyen de
succès, et de ne pas trop se montr<T difficiles sur le choi.\.
Mais le fait qui est venu donner l'impulsion décisive à l'impatience fré-
missante de lord Palmerston, ce sont les avances loyales, pacifiques, que le
pacha a faites à la Porte depuis le renvoi de Kosrew; c'est l'offre spontanée de
rendre au sultan sa (lotte. Encore une fois, l'histoire refusera de croire à une
si grande étrangetéd'humeur et deconduite. — Méhémet-Ali fait des avances;
c'est le moment de le repousser. 1! offre de restituer la Hotte; il faut lui débau-
cher ses populations. Il demande, lui vainqueur, un arrangement raisonnable;
c'est le cas d'aider le vaincu à le fouler aux pieds.— ^ Et pourquoi tant décolère,
tant d'empressement à rendre impossible tout arrangement amiable? Les raisons
les voici : et puis ne réjiétez pas, si vous le pouvez, le fameux mot : quan-
tilla sapientla regitiir mundusl -- L'offre de la flotte est un conseil de la
France; c'est donc une preuve de l'influence française, et c'est ainsi que le fait
sera envisagé en Orient. — Je crois que le noble lord nous faisait trop d'hon-
neur, et que la France n'était pour rien dans l'offre du pacha. — Il offre la
flotte et demande un arrangement; donc il a peur, donc il est faible; le moment
est venu de l'écraser. — Enfin, disait la Russie, si le trailé n'est pas signé,
signé à l'instant même, la Porte se décourage; elle traitera directement avec
le pacha; c'est là ce que veut la France, c'est le but de ses el'forts; et vous,
Angleterre, vous perdrez toute influence en Orient. Ce qui voulait dire, tra-
duit en d'autres termes : si le sultan et le pacha parviennent à s'entendre, il
n'y a plus de chances pour les Russes d'être appelés à sauver Constantinople-,
notre invasion est indéfiniment reculée; il faut à tout prix que lord Palmers-
ton, par ses étranges préventions contre la France et sa haine pour le pacha,
nous aide à brouiller les cartes. — Ils ont parfaitement réussi.
Ainsi, en résumé, la convention a été signée par la Russie contente, joyeuse;
par l'Angleterre, un seul homme en étant pleinement satisfait, lord Palmers-
REVDE — CHRONIQUE. 491
ton; par l'Autriche et la Prusse sous l'empire d'une vieille habitude, sans con-
viction et dans la fausse supposition de radhésioa tacite de la France; enfin,
par la Porte. Ceci est grave et mérite une explication.
Beaucoup de personnes paraissent croire que le traité signé à Londres n'est
autre chose qu'une convention préparatoire entre l'Angleterre, la Russie, la
Prusse et l'Autriche. On se trompe. C'est un traité de ces quatre puissances
avec la Porte. L'envoyé turc a signé, et un courrier est parti à l'instant même
pour aller chercher à Constantinople la ratification du traité. C'est à ce point
de vue qu'il faut se placer, si l'on veut apprécier dans toute sa portée le fait du
négociateur anglais; c'est à ce point de vue qu'il est facile de reconnaître com-
bien ce fait est blessant pour la France, mauvais en lui-même, déplorable ou
ridicule par ses conséquences.
Sans doute le gouvernement français n'a pas été surpris. Il y a long-temps
que les dispositions de lord Palmerston lui étaient connues, il y a long-temps
qu'il le voyait nager en pleines eaux russes, il y a long-temps qu'il s'attendait
d'un instant à l'autre à la signature de quelque pacte anglo-moscovite. Qu'est-
ce à dire ? Fst-il moins vrai qu'on a fait tout ce qu'on a pu pour nous cacher ces
démarches.^ Est-il moins vrai qu'un traité formel a été conclu avec Ja Porte
sans que la négociation ait été rendue conniiune à la France, sans qu'elle ait
été invitée à y prendre part et à en discuter les clauses? Est-il moins vrai que
les choses faites on nous a fait passer un ïnemorandian où l'on affecte d'es-
pérer que, bien que peu disposés à un concours matériel, nous voudrons
du moins aider les quatre puissances de notre concours moral? C'est ainsi
que lord Palmerston traite l'alliée de l'Angleterre! Et cette alliée, c'est la
France!
Aussi que dit-il pour excuser cet étrange procédé? La France et l'Angleterre
ont marché contre la Hollande, et la France a pris Anvers en vertu dune
convention à laquelle n'avaient été appelées ni l'Autriche, ni la Russie, ni la
Prusse.
Mais d'abord la France de juillet était-elle ValUée, l'alliée intime de la
Russie, de la Prusse et de l'Autriche? Était-elle leur alliée et, par les traités et
par l'uniformité des principes, des institutions, des situatioiis politiques?
Il y a plus. Qu'est-ce que la prise d'Anvers comparée à la question d'Orient?
Qu'est-ce qu'un fait isolé, déterminé, comparé à uae tentative qui peut engager
en Orient une lutte longue et sanglante, appeler sur le théâtre des évènemens
les forces de plus d'une puissance, et fournir mille occasions de chocs terri-
bles, de complications funestes?
Il y a cependant un point d'analogie qui a peut-être échappé aux négocia-
teurs de la convention et que nous tenons à rappeler, certains d'ailleurs que
•notre gouvernement ne l'a point oublié.
La Prusse, lors de l'affaire d'Anvers, était moralement sûre que la France
■ne songeait pas à des conquêtes, qu'aussitôt la citadelle d'Anvers prise, elle
la remettrait à la Belgique et rappellerait ses troupes. La Prusse cepea-
V92 REVUE DES DEUX MONDES.
dant réunit sur la frontière une armée de soixante-dix mille hommes. ]Nous
sommes loin de l'en blâmer; c'était son droit, c'était plus, c'était son devoir.
Que ce devoir étroitement accompli nous rappelle aujourd'hui le nôtre. On
veut se jeter dans des entreprises dont il n'est donné à qui que ce soit de pré-
voir les conséquences, les contre-coups, les complications; on a voulu nous
lancer dans l'inconnu : soit. Que la France proportionne ses préparatifs et ses
précautions aux plus grands évènemens. La France le peut; la prudence
comme l'honneur le lui commandent.
Aujourd'hui on abuse de la modération de son langage, de ses paroles me-
surées, courtoises, du désir qu'elle a trop montré peut-être de tout concilier,
de son amour de la paix. Parce qu'elle s'est abstenue de toute parole arro-
gante et impérieuse, parce qu'en faisant valoir les considérations d'équité
qui militent en faveur du possesseur de la Syrie , elle n'a pas dit : « Malheur
à qui y touchera! " on voudrait aujourd'hui lui persuader à elle-même qu'elle
n'a jamais rien voulu de sérieux , que tout ce qu'elle désirait, c'était de ne pas
agir elle-même contre Méhémet-Ali , que dès-lors la convention qu'on vient
de signer ne peut lui être désagréable !
Au reste, empressons-nous de le dire, il n'y a pas dans cette conduite et
dans ce langage, à beaucoup près, tout ce qu'il y aurait de blessant et d'iro-
nique, s'ils venaient d'ailleurs. I-e noble lord ne se doute pas de toute la
portée morale de ses faits et de ses paroles. Il connaît mal , trop mal pour un
ministre des affaires étrangères, le continent, la France, nos mœurs, le génie
de notre nation, notre logique politique, notre juste susceptibilité, le carac-
tère français. En vérité, sur la question intentionnelle, nous sommes prêts
à accorder au noble lord un verdict avec circonstances atténuantes.
Nous sommes convaincus qu'il est, à cette heure, étonné, embarrassé, et
s'il y avait chez lui moins d'orgueil , nous ajouterions , chagrin , des effets que
son coup de tête a dc^jà produits de ce côté-ci de la Manche. 11 ne s'y attendait
pas, et sur ce point il a fait partager à quelques-uns de ses collègues toutes
ses illusions.
Aussi nous disent-ils avec un sérieux qu'on a peine à garder de son côté ;
<< L'alliance anglo-française, personne n'y touche; elle nous est plus chère que
jamais Deux amis intimes ne peuvent-ils pas différer d'opinion sur un point
particulier? » C'est là , ou à peu près, le langage qu'un ministre anglais tenait,
il y a peu de jours, dans le parlement. Quand il parlait du prix qu'il attache
à l'alliance française, il ne mentait pas. Seulement son esprit si distingué
d'ailleurs, son bon sens, avaient, sous l'inlluence de lord Palmerston, oublié
que si l'on peut se séparer de son allié sans conséquences fâcheuses, cela ne
peut arriver qu'à trois conditions : que la question sur laquelle on se divise
d'opinion ne soit que secondaire, que la division n'entraîne d'autres consé-
quences que l'inaction et le statu quo, enfin et surtout que l'allié qui s'obstine
dans son dissentiment ne passe pas par cela même dans un autre camp. Si
l'une des trois conditions manque, que devient l'alliance? Que pourrait-elle
REVUE — CHRONIQUE. 49^
devenir, si on se séparait sur une question immense, complexe, qui peut em-
brasser le présent et l'avenir, TOrienl et TOecident? A plus forte raison, que
deviendrait-elle, si les trois conditions manquaient à la fois?
Pressé par les radicaux, qui s!indignent avec raison de voir l'Angle-
terre mise à la suite de la Russie, et par les tories, qui tous, si on excepte
quelques vieux fanatiques de la sainte alliance, se récrient sur l'étrange pré-
tention de vouloir disposer des affaires de l'Orient par surprise , sans le con-
cours de la France, en compromettant avec tant de légèreté une alliance à la
fois si honorable et si utile pour les deux pays; étonné d'ailleurs du langage et
de l'attitude de la France , le noble lord a été contraint de jouer dans le par-
lement un rôle que nous ne voulons pas qualifier. Il n'a pas osé avouer le
traité, il n'a pas osé avouer même un préparatif de mesures coërcitives; il s'est
renfermé dans des négations hautaines que le noble lord peut prendre pour
de la fierté , qui ne nous paraissent à nous qu'embarras et gaucherie , embarras
et gaucherie dont nous lui savons gré du reste, car ils prouvent qu'il com-
mence à se douter qu'il a fait fausse route, qu'il s'est jeté dans une carrière
que tout ministre habile et loyal de l'Angleterre doit s'empresser de quitter au
plus vite. Le noble lord s'est laissé mener loin par la fougue de son esprit et
par ses préventions personnelles. Homo sitm. Mais comme nul ne conteste
d'ailleurs sa loyauté, son habileté, nous voulons encore croire qu'il trouvera
dans son ame assez d'élévation et assez de force pour revenir sur ses pas.
Voulùt-on pour un moment oublier le juste ressentiment de la France, et
juger la mesure en simple spectateur, comment ne pas reconnaître que le noble
lord s'est laissé entraîner dans une faute dont son pays a le droit de lui de-
mander compte.'
En effet, que veut-il? Contraindre ]Méhémet-Ali à évacuer la Syrie? à se
contenter de la vice-royauté d'Egypte? Prenons cela à la lettre; croyons (notre
bonté est grande) qu'après avoir arraché au vainqueur de Nézib la Syrie, on
lui laisserait la possession paisible de l'Kgypte.
Toujours est-il qu'il faut se placer dans deux hypothèses bien diverses. Ou
Méhémet-Ali peut et veut opposer une vigoureuse résistance, ou Méhémet-Ali
n'a ni la volonté ni les moyens de résister.
Qu'il le veuille, s'il le peut, il serait ridicule d'en douter. Après une vie
forte et glorieuse de soixante-dix ans, lorsqu'on touche au but, lorsqu'on sait
qu'on a pour soi les sentimens d'une partie considérable de l'Europe, on ne
renonce pas lâchement à tous ses projets, à l'avenir de sa famille, à la gloire
de son nom.
Méhémet-Ali opposera une résistance habile et désespérée. En a-t-il les
moyens? Pourquoi en douter? Le vainqueur de ISézib a-t-il perdu tout à coup
son armée, sa flotte, son trésor, son habileté, son expérience, son courage?
Il n'en a pas abusé, il est vrai; il n'a pas franchi le Taurus, il s'est abstenu
■ de tout ce qui pouvait troubler la paix du monde, il a compté sur la pru-
dence Jde la Porte, sur l'équité de l'Europe; on veut lui prouver aujourd'hui
qu'il s'est trompé, qu'il a eu tort de ne pas user de la victoire. Soit. INous ver-
U9k REVITE DES DEUX MONDES.
rons lord Palmerston à l'œuvre, nous examinerons quels sont les movens
coërcitifs qu'il veut employer, leur eflicacité, leur résultat probable. Suppo-
sons pour le moment ce résultat accompli. Le pacba résiste avec succès ou il
succombe. Le noble lord veut-il nous dire ce qui arrivera dans l'une et l'autre
hy])othèse?
Dans la première, l'alliance anglo-russe acceptera-t-e!le le triompbe du
pacba? ou bien est-on disposé à couvrir le Bospliore, l'Egypte, l'Asie-Mineure,
la Syrie, de flottes anglaises et de bataillons russes.' Le noble lord pense-t-il
que l'Europe assistera les bras croisés à cette lutte, comme des oisifs assistent
à un tournoi?
Si, au contraire, le pacba succombe, à qui fera-t-on croire qu'il pourra
conserver paisiblement l'Egypte après avoir été expulsé de la Syrie, après
y avoir perdu la fleur de son armée, lorsque sa puissance de fait sera tout
ébranlée et qu'elle n'imposera plus à personne? Dans la situation de ^lé-
hémet-Ali on ne tombe pas h moitié. Que deviendront alors l'Egypte, Candie,
la Syrie? On les rendra à la Porte; et c'est le pouvoir efflanqué du sultan qui
pourra se ressaisir de ces provinces, de ces peuples, tout animés, tout bouillans
d'idées nouvelles, d'esprit de révolte, de fermentations de tous les genres! Se-
raient-ce lescbrétiens de la Syrie, seraient-ce les Arabes de l'Egypte qu'on ramè-
nera promptement, pacifiquement sous le sceptre des Turcs? Nul ne le pense,
le noble lord moins que personne. Un journal ministériel anglais a trahi en
partie la pensée aventureuse et bizarre de lord Palmerston. Il rêve je ne sais
quel établissement en Syrie, je ne sais quel royaume chrétien ou juif sous le
protectorat anglais ; il veut faire de la Syrie quelque chose comme les sept îles.
Et alors, sans doute, le moins qu'il puisse faire pour son nouvel allié, la
Russie, ce sera de lui Wvrer Constantinople avec je ne sais quel périmètre de
l'empire ottoman : tout cela probablement sans troubler la paix générale ,
sans qu'un coup de canon retentisse en Europe, sans qu'on aperçoive une
.seule mèche s'allumer dans la INIéditerranée; tout cela probablement en con-
tinuant à donner à la France le nom d'alliée, et la France continuant à le
recevoir avec une charmante bonhomie!
Rentrons dans le sérieux. Il y a long-temps que nous l'avons dit, la posses -
sien de l'Inde, les voies nouvelles que le commerce paraît enclin h prendre à
travers la Méditerranée et l'isthme de Suez, l'importance commerciale qui en
résultera pour l'Egypte et pour les bords de l'Euphrate, tout cela a depuis
quelque temps échauffé l'imagination de quelques personnes, en particulier
de lord Palmerston. Il n'en conviendra pas; mais il s'est dit sans doute à lui-
même plusieurs fois que de Malte à Alexandrie il n'y a qu'un pas, et que de
là aux Indes, une fois l'Angleterre maîtresse du pays, le trajet deviendrait
aussi facile qu'il l'est aujourd'hui de Londres à Alexandrie. C'est en présence
des grandes idées, des grands faits sociaux , que les hommes forts, ayant dans
l'esprit un avenir réel , se séparent de ces hommes à imagination qui prennent
l'impossible pour du grand.
Un honome d'état, en rapprochant la politique européenne de ces circon-
REVUE. — CIIUO-MQUE . 495
Stances nouvelles et de l'état actuel de l'Orient, en aurait conclu qu'il fallait
faire tourner au profit de l'Europe, de son industrie, de son commerce, la
reconstitution politique de l'Éjjypte et de la Syrie sous la main de Méhémet-
Ali. En iiarantissant ses possessions, ainsi que l'empire ottoman tel qu'il est
de fait aujourd'hui , l'Angleterre et la France, et avec elles la Prusse et l'Au-
triche, qui ne pouvaient manquer de se joindre aux deux premières puis-
sances, auraient obtenu du pacha toutes les concessions désirables pour la
liberté et la sûreté des communications connnerciales. Et qui en aurait plus et
mieux prolité que l'Angleterre, qui, par ses immenses possessions, la puis-
sance de ses capitaux, la hardiesse de ses spéculateurs, la force de sa naviga-
tion, n'a certes pas à redouter de rivaux en Orient. Nous nous trompons; elle
a un rival terrible à redouter, un rival qui a plus de fer que d'or, plus de
sabres que de bobines, la Russie, à qui lord Palmerston tend si galamment
aujourd'hui la main pour l'introduire en Orient et lui apprendre le chemin
du Kaboul.
Dans son aveuglement, le noble lord ne s'inquiète pas des dangers que
prépare à l'Angleterre la puissance russe. La Russie a llatté ses penchaps
aventureux, ses antipathies personnelles; elle s'est mise en quelque sorte et
avec une condescendance très habile à sa disposition; le noble lord est content.
Que lui importe ce qu'il léguera à son pays et à ses successeurs dans le cabinet?
Mais la France ! Le noble lord ne s'en inquiète pas davantage. H nous croit
inféodés au système de la paix. Il répète probablement avec complaisance tous
les propos de nos politiques de café.
Il ne sait pas, ce nous semble, tout ce que nous devons aujourd'hui de
force, de puissance réelle en Europe à la paix .soigneusement gardée pendant
ces dix ans. Nous ne parlons pas de l'accroissement prodigieux de richesses et
de forces matérielles qui s'est opéré dans cette période. C'est avant tout de la
force morale que nous parlons , c'est du drapeau tricolore se déployant aujour-
d'hui à la face des nations, sans réveiller aucune de ces antipathies et de
ces colères qu'avaient excitées les conquêtes immodérées de l'empire. Le
monde sait désormais que la France veut, avant tout, ce qui est équitable,
équitable pour elle et pour tous. Le monde sait .qu'elle ne cherche point
de bouleversement pour le plaisir de bouleverser, des guerres pour enlever
aux peuples leur nationalité; mais il sait aussi, la Grèce, l'Afrique, la Bel-
gique l'ont prouvé, qu'elle ne recule devant aucun sacrifice le jour où l'on
engage avec elle une question d'honneur et de dignité nationale. Que ce soit
en Orient ou en Occident, peu importe. Les bras de la France sont longs, et
le jour où malgré son amour du travail et du repos on la forcerait à accepter la
lutte, ce jour-là elle saurait fermer les ateliers de la paix pour ouvrir les ate-
liers de la guerre, ce jour-là il n'y aurait plus en France ni opinions diverses, ni
discussions, ni partis; ce jour-là, qu'on le sache, la France unanime pren-
dra ses points d'appui partout où le besoin s'en fera sentir.
En résumé, quoi qu'il arrive, que Méhémet-Ali résiste vigoureusement ou
qu'il succombe, si la lutte commence, il faudrait un miracle pour qu'elle ne se
V96 REVCE DES DEUX MONDES.
transformât pas en une guerre européenne, s'ipi"''*' où l'Angleterre, aban-
donnée de la Prusse et de l'Autriche, serait amenée à livrer l'Orient à la Russie
et à demander bientôt à la France la paix et des secours contre le véritable
ennemi de la grandeur et de la puissance anglaise dans les Indes.
Nous en demandons pardon au noble lord ; il se sauvera par l'absurde.
En effet, qu'est-ce que le traité dans sa généralité? llien, une faute gra-
tuite, un mauvais vouloir, le cabinet anglais et le cabinet russe disant à la
l*orte qu'ils désirent autre chose que ce que désire la France. .Tusque-là, il
importe de le répéter, lord Pahnerston n'a pas rencontré d'obstacles.
La Prusse et l'Autriche, si elles ratifient, ne signeront que par complaisance
et avec tristesse. Peu leur importe, d'ailleurs, que les lots du pacha et du sultan
soient délimités d'une façon ou d'une autre.
La Russie, à son tour, n'avait rien à objecter aux propositions de lord Pal-
merston contre Méhémet-Ali. Peu lui importe qu'on cède au paclia une por-
tion plus ou moins considérable de la Syrie ou qu'on la lui enlève tout entière.
On a cru long-temps que la Russie avait pris à cet égard l'initiative aiqu'ès de
l'Angleterre, que le travail accompli aujourd'hui avait pour fondement premier
des propositions russes à Londres; on a parlé des propositions Brunow. C'est
une erreur. Lord Pahnerston peut réclamer les honneurs de l'invention. Voici
connnent.
A mesure que la question d'Orient mûrissait, du vivant de jMahmoud, la
Russie, forte de son traité d'Unkiar-Skelessi, et lidèle à ses arrières-pensées
sur l'Asie, se retirait de plus en plus en elle-même et suivait une politique
d'isolement qui lui laissait une pleine liberté d'action. Qu'aurait-elle pu gagner
à la politique des coulVrences, à la politi(]ue solidaire de l'Europe? Qu'aurait-
elle pu gagner en venant s'associer à l'alliance anglo-française, dont l'esprit
était contraire à la domination des Russes en Orient? Le silence, l'isolement,
une parfaite indépendance, la situation étant donnée, était de l'habileté.
La bataille de Nézib ouvre la route du Taurus à îMéhémet-Ali ; le sultan
meurt; une crise parait imminente; on agit auprès du pacha pour arrêter la
marche de son armée victorieuse ; des négociations sont ouvertes entre la
Porte et le pacha; l'Europe s'alarme, l'Autriche en particulier craint, dans sa
prudence consommée, que la paix du monde n'en soit troublée; on rédige la
note célèbre du 27 juillet , pour dire à la Porte de ne pas pousser plus loin les
concessions avant de s'être concertée avec les puissances européennes; à tort ou
à raison, toutes les puissances signent; l'envoyé russe à Vienne signe aussi.
Le cabinet russe désapprouva son agent, et le cabinet russe, dans sa poli-
lique, n'avait pas tort. Toute participation à la note le faisait sortir de cette
politique libre et indépendante qui était la sienne et la seule bonne pour lui ,
tant que l'alliance anglo-fram aise lui ùterait toute prépondérance dans une
conférence européenne. Mieux valait pour la Russie de rester seule, armée de
son traité avec la Porte, de son protectorat stipulé à Unkiar-SKelessl, que de
perdre cette position pour venir déposer dans une urne un suffrage contre
deux.
REVUE — CimOMQUE. 497
Encore une lois, la situation étant donnée, tout cela était vrai, tout cela
était habile. Il n'était pas moins évident que ce n'était là qu'une position d'ex-
pectative, une tenue conservatoire. D'un côté, l'Europe n'avait pas accepté le
traité d'Unk'ai'-Skelessi ; de l'autre, l'alliance anglo-française, en présence de
laquelle la Prusse et l'Autriche n'auraient pas épousé la cause de la Pvussie,
était pour la Russie une gène, un frein, disons-le, le seul frein qu'elle puisse
subir en Europe.
C'est dans cet état de choses que loid Palnierston, dans son emportement
et sa haine contre le pacha, et peut-êtie aussi dans son dépit contre la poli-
tique ferme et mesurée de notre gouvernement, a fait à Pétersbourg frapper
à toutes les portes et mis en avant des projets contraires au statu quo de
rOrient et aux idées manifestées par la France.
La Paissie est trop habile, elle connaissait trop bien le noble lord pour laisser
échapper l'admirable occasion qui lui était bénévolement offerte. Que lui im-
porte, encore une fois, la Syrie, son intégrité ou son démembrement? Ce qui
lui importait, c'était de rompre l'alliance anglo-française et d'amener l'une
des grandes puissances maritimes à reconnaître implicitement la domination
russe dans Us Dardanelles. Qui aurait jamais dit à priori que cela s'accom-
plirait à Londres, par des mains anglaises.^ Il en est pourtant ainsi, grâce
sans doute à l'habileté calme, réiléchie de la diplomatie russe, mais plus
encore grâce aux passions du noble lord. La Pxussie compi'it que le fait seul
de cette étrange négociation révélait l'affaiblissement de l'alliance anglo-
française, qu'il y avait là un interstice où l'on pouvait adroitement se glisser
pour élargir la brèche jusqu'à ce que tout lien fut rompu. Peu importait le
moyen, pourvu qu'on pût entrer et se mettre entre deux.
Cependant, pour obtenir beaucoup, il fallait offrir peu, exciter l'impa-
tience, aiguillonner les passions un noble lord par une tenue prude et circons-
pecte. La llussie, comme récompense des premières avances de lord Palmers-
ton , offrait de permettre, le cas de la protection échéant, l'entrée de trois ou
quatre vaisseaux anglais dans les Dardanelles , dont le traité d'Unkiar-
Skelessi lui avait, disait-elle, conlié les clés. Si l'Angleterre eût accepté, elle
aurait par cela même accepté et ratifié ce fameux traité.
Il ne fut pas aisé d'empêcher le noble lord de commettre cette énorme faute
et de prostituer ainsi la signature de l'Angleterre.
Cependant rien n'était perdu, ni pour l'entêtement de lord Palmerston, va
pour l'habileté de la Paissie. jNous l'avons dit en commençant, un nouveau
traité a été élaboré dans l'ombre; il est signé aujourd'hui, bien qu'on n'ose
pas encore l'avouer.
Qu'a obtenu le noble lord? Nous l'ignorons. Peut-être l'entrée de cinq ou
six vaisseaux au lieu de quatre. Peu importe.
Toujours est-il que, par ce traité comme par l'autre, il reconnaît implici-
tement la domination russe en Orient; que, par ce traité comme par l'autre,
il n'a rien obtenu d'important, de capital, rien qui désarme la Russie, riea
498 REVUE DES IIEUX MONDES.
qui compense l'alliance franraise. Cette alliance, il l'a jouée par entêtement,
par caprice. INouvel Esaii , il l'a rejetée pour un plat de lentilles.
Soit : mais pour en revenir après cette digression au point de départ, com-
ment réalisera-t-il le prix de sa concession? Comment expulsera-t-il Méhémet-
Ali de la Syrie .^ Par des croiseurs anglais ou par des baïonnettes russes.^ En
soudoyant des révoltés ou en débaniuant des troupes? Le noble lord veut déli-
vrer l'Asie de la tyrannie du pacha ! Touchante philantropie! Mais il est d'au-
tres tyrannies dans ce monde, qu'on se le rappelle, plus odieuses encore que
celle de l'Égyptien.
On veut, dit-on , bloquer les cotes de la Syrie, (^ela n'empêchera pas Ibrahim
d'étouffer la révolte. — On fournira des armes aux insurgés, probablement
celles qu'on avait destinées aux Circassiens révoltés contre les Russes.
Bref, il paraît que les moyens de coercition ne sont pas encore stipulés, ou
du moins bien définis. ]\ous le concevons. Peut-être ne le seront-ils pas de
long-temps.
Nous sommes convaincus que la sagesse de Vienne et de Berlin , que le bon
sens du peuple anglais, que le courage et la modération du pacha, que la
fermeté mesurée, mais inébranlable de la France, ne tarderont pas à mettre un
terme à ces jeux d'une politique aventureuse et passionnée.
Mais quelle que soit l'i-ssue, la France doit se mettre en mesure de suffire
à tous les évènemens, à tout ce que pourront lui commander son intérêt, sa
dignité, sa grandeur.
Que le gouvernement use largement de tout ce qu'il a de moyens et de pou-
voirs légaux , et s'il pouvait craindre un instant l'insuffisance de ces moyens ,
qu'il convoque les chambres, et un vote unanime lui accordera avec enthou-
siasme tout ce qui sera nécessaire pour maintenir le rans de la France en
Europe.
Certes, tout homme sensé doit regretter de voir la paix du monde compro-
mise par de faux calculs et de mesquines passions; mais au milieu de ces
regrets, il sera beau de voir le pays maintenir noblement son droit par un
grand élan national.
Les évènemens dont la Syrie est le théâtre en ce moment , en attirant sur
cette contrée l'attention de l'Europe, feront voir encore plus clairement com-
bien il importe, d'une part, que les bienfaits de la civilisation ne se retirent
pas de cette terre où Méhémet-Ali a commencé à les répandre de nouveau, et
de l'autre , la nécessité absolue où se trouve la France de ne pas ])ermettre que
les puissances européennes contraignent le pacha, en le forçant à maintenir
un pied de guerre ruineux , à faire peser un joug trop dur sur des populations
qui nous intéressent à tant d'égards. Sans parler des souvenirs glorieux que la
France a imprimés sur ce sol qui a vu tant et de si grandes gloires, sans parler
de l'enthousiasme et de l'admiration qu'elle a toujours inspirés aux popula-
tions chrétiennes qui sont placées sous sa protection, et aux musulmans mêmes,
REVUE. — CHRONIQUE. 499
elle ne doit pas laisser retomber dans la barbarie une terre si fertile, couverte
de villes ricbes et importantes, et qui , sous le gouvernement de Méhémet-Ali
et par la protection de la France, doit reprendre dans l'Orient la position élevée
qu'elle y a jadis occupée. La Syrie, en effet, a été une des contrées les plus
peuplées de la terre; la seule ville d'Antioclie, un demi-siècle avant qu'elle ne
tombât au pouvoir des Turcs, renfermait six cent mille habitans, et le géo-
graphe arabe Kalil, fils du visir du Caire Chahin-el-Taber, comptait encore ,
en 1450, dans cette province, vingt mille villages et six millions d'babitans.
Sa population présente est bien éloignée d'atteindre ce chiffre, mais ses res-
sources sont encore les mêmes , sa position toujours admirable et son com-
merce même encore très considérable. L'industrie surtout va beaucoup moins
souffert que l'agriculture. Damas seule fabrique quatre cent mille pièces de
soieries mêlées de coton d'une valeur de 6 millions de francs.
Alep fabriiiue des étoffes mêlées de soie et d'or d'une solidité supérieure à
celles de Lyon , d'un prix beaucoup moins élevé, et qui trouvent un grand débit
en Turquie, en Perse et en Arabie. Mais c'est surtout à Damas, depuis le
tremblement de terre qui fut si funeste à Alep en 1822, que le commerce de
Syrie a pris un immense développement Bagdad, la Mecque, Constantinople,
Erzeroum, Smyrne, le Caire, Alep, Naplouse, y envoient des caravanes.
La caravane de Bagdad à Damas apporte de Perse des tabacs, des tapis, de
la soie, des gonunes, des noix de galle et des perles; des Indes, de l'indigot,
des châles, des mousselines; de Bagdad même, des châles et des manteaux
de coton. En retour, elle prend des étoffes de Lyon mêlées de soie, d'or et
d'argent, des galons de Lyon , des bonnets de Marseille, des velours de Gênes,
des lamettes du Tyrol, des satins de Florence, et surtout des étoffes de Damas
et d' Alep.
La grande caravane de la IMecque y apporte des gommes, des parfums
d'Afrique et d'Arabie, du café, des mousselines et des épices de l'Inde. Les
caravanes de Constantinople et de Smyrne apportent principalement à Damas
les produits de l'industrie européenne : le pacha ne devra rien négliger [jour
établir un mouvement plus direct entre l'Europe et Damas. Par la caravane,
Erzeroum envoie du cuir, des harnais, produits du pays, des soieries de Perse
et des châles de Cachemire; le Caire, quelques fabrications égyptiennes ainsi
que les gommes et l'ivoire de l'Afrique; Naplouse, le coton; Alep, ses belles
étoffes, ses feutres, ses pistaches et sa terre savonneuse; enfin, par les ports de^
la côte, Damas reçoit le riz de l'Egypte, des produits européens et des denrées
coloniales.
Méhémet-Ali, en s'emparant de la Cilicie et en joignant Tarfous et Adana
aux points commerciaux de la Syrie, a acquis une position conuuerciale aussi
importante que la position politique que cette conquête lui a donnée.
La plaine de Cilicie est d'une longueur de vingt-cinq lieues sur douze |à
quinze de largeur. Arrosée par trois belles rivières, dominée par des monta-
gnes couvertes de riches bois de construction, elle pourrait par elle-même
fournir à un commerce considérable. Mais sa réunion à la Syrie offre de bien
500 RE VIE I)ES DEl X MONDES.
j>Ius grands avantages. I.e commerce de la (lilicie et de l'Asie mineure se lie-
rait en effet parfaitement à celui de la Syrie par la voie de Tarfous, ces deux
contrées vendant par cette voie plus de produits aux Kuropéens qu'ils ne leur
en achètent, et la Syrie, au contraire, en achetant plus qu'elle n'en vend.
La France, avant n.SO, était en possession d'exploiter presque exclusivement
le commerce européen dans cette riche contrée. Vingt maisons cautionnées,
étahlies dans les principales places du pays, vendaient cha(]ue année pour 4 à
5 millions de nos marchandises, et en recevaient en retour pour 5 à 6 millions.
Les affaires de toutes les nations de l'Europe réunies n'arrivaient pas à cette
valeur.
Cette prépondérance, la France peut la retrouver. Une fois le vice-roi pai-
sible possesseur de la Syrie, cette province devient le lieu de transit de toutes
les richesses de la Perse et de l'Inde. Les ports de Beyrouth, de Sayde, de
Lataqui, d'Alexandrette, peuvent être facilement améliorés. En réunissant à
Sayde une île qui n'en est que peu éloignée, le pacha obtiendrait à peu de frais
un port qui aurait quinze pieds d'eau, et qui pourrait contenir un grand
nombre de batimens. Mais c'est surtout sur la navigation de l'Euphrate que le
pacha devra diriger toute son activité. Qu'il restaure, et il le peut sans trop de
frais, le canal de jonction de l'Oronte et de l'Euphrate, que le colonel Chesney
a reconnu près d'Alep; qu'il creuse le magnifique port de Séleucie , qu'un
gouverneur d'Alep, Halil-Pacha, proposait au sultan de faire déblayer pour
lUie somme de 775,000 francs pour la totalité du port, et de 250,000 pour
une partie seulement; qu'il organise les caravanes d'Alexandrette à Alep, et
d'Alep à Bir sur l'Euphrate. Ce fleuve, depuis son embouchure jusqu'à son
confluent avec le Tigre, à Bassora , reçoit directement les batimens venant de
Bombay. Depuis Bassora jusqu'à El-Ors, comprenant un espace de huit cents
milles sans pouvoir admettre ces mêmes batimens, il n'offrirait aucune diffi-
culté naturelle à des bateaux à vapeur d'un moindre tonnage, les bas-fonds
les plus mauvais ayant au moins quatre pieds et demi d'eau. Les circonstances
deviennent moins favorables à la navigation depuis El-Ors jusqu'à Bir, sur
un espace de quatre cents milles; mnis pendant huit mois de l'année tous les
obstacles se trouvent couverts par l'abondance des eaux , et l'industrie, l'acti-
vité européenne ne peuvent plus d'ailleurs être arrêtées.
C'est le long de ces antiques voies que les richesses de la Perse et de l'Inde
s'achemineront vers l'Europe. Les bateaux de la France iront les prendre dans
les ports de la Syrie, IMarseille les recevra dans le sien, et par le Rhône et le
canal du Rhône au Rhin elle les versera en Italie, en Suisse, en Allemagne, en
ïiollande. En retour, la France portera dans ces contrées ses produits si beaux
et si variés , et après avoir donné des rois à la Syrie, elle lui donnera la civilisa-
tion et la liberté.
tUiMtc ittueicak.
Un vent de bénédiction a soufflé, l'autre semaine, sur la salle de l'Opéra.
Les échos du théâtre ont dit: Taglioni! et le public est accouru en foule
comme aux jours anciens; Taglioni! et toutes les mains ont battu de plaisir
dans les loges, et les bouquets ont volé dans Tair, et l'enthousiasme de
l'âge d'or s'est retrouvé. A ce nom si doux, à ce nom magique, à ce nom
de fée, la nature entière a tressailli, le torrent de Cuillaione Tell s'est
ému dans sa profondeur, les primevères de la sylphide ont frémi sur leur tige
engourdie, comme aux atteintes d'une brise caressante, et le vieux rossignol
de Lebrun a piaulé de joie dans son bosquet de roses. On eiit dit un rayon
de soleil après la saison du froid, une goutte de rosée dans le désert; on eût
dit le printemps et le renouveau. « 11 n'y a de nouveau sous le soleil que ce
qui est ancien. » L'auteur de cette parole est un grand philosophe et qui savait
son Opéra par cœur. N'importe! elle a dansé quatre fois; puis, après avoir
enchanté tout le monde, après être restée juste assez de temps pour réveiller
tous les regrets de ceux qui l'ont perdue, elle s'est envolée dans son ccharpe
de gaze comme une vraie sylphide qu'elle est, évanouie comme une ombre,
comme une illusion. Hélas! que d'illusions l'Opéra a laissées s'envoler ainsi,
illusions qui faisaient sa gloire et sa fortune! INourrit, Cornélie Falcon ,
ïaglioni! groupe harmonieux, inséparable, qu'on retrouve toujours là malgré
soi. Qu'est devenue aujourd'hui cette ame brûlante, la seule qui ait jamais su
comprendre l'inspiration de Meyerbeer et la rendre? Qu'est devenue cette
noble voix déjeune fille qui chanta Dona Anna? L'ame s'est envolée, et la
voix a suivi de près l'ame du maître, et la danseuse aimable de cette illustre
période, Taglioni , s'est mise à courir le monde, en bohémienne aventureuse,
en sylphide qui n'a d'autre patrie que l'air. Au fait, pourquoi resterait-elle
ici? pourquoi Paris plutôt que Londres, Berlin, Vienne ou Saint-Pétersbourg?
Le monde qu'elle aimait, INourrit, IM"" Falcon, IM""' Damoreau , ce monde
n'existe plus désormais. A coup sûr, elle n'est pas plus isolée à Saint-Péters-
bourg qu'elle ne le serait ici, au milieu d'un troupeau de coryphées dont elle
ignore jusqu'aux noms. Voilà cependant où conduit l'impéritie, voilà connnent
on mène à la ruine un des plus beaux théâtres qu'il y ait. Vous avez ouvert la
cage, et les oiseaux mélodieux se sont enfuis à l'étranger. Là différentes des-
tinées les attendaient. Le mal du pays a consumé les uns, les autres se sont
acclimatés, ceux-ci ne reviendront plus jamais, ceux-là fendent l'espace, et
si vous les saluez encore, c'est au passage; s'ils se posent parmi vous, c'est,
pour reprendre haleine et s'enfuir de nouveau vers des contrées qu'ils ignore-
raient encore si vous ne leur en eussiez appris le chemin , vers ces douces con-
trées de neiges et de frimas , où les diamans fleurissent.
Dans le court séjour qu'elle a fait à Paris, IM"'" Taglioni s'est produite dans l((
Sylphide , le Dieu et la Batjadère , la Fille du Danube. Avant de nous mon-
TOME XXIII. 32
502 REVUE DES DEUX MONDES.
trer les conquêtes nouvelles de son talent, elle a voulu nous laisser voir qu'elle
n'avait rien perdu de ses grâces premières, dont le souvenir semble d'hier.
Nous l'avons donc retrouvée, non plus telle que nous l'avons connue autrefois,
mais plus aszile encore si c'est possible, plus légère et plus vaporeuse. Le public
n'y tenait pas d'entliousiasmc , les applaudissemens éclataient comme d'eux-
mêmes , et c'est ainsi (]u'elle a conduit son monde de surprise en surprise,
d'étonnement en étonnement, jusqu'à ce pas de la Gitana , qu'elle a dansé
pour ses adieux. Avec quel plaisir on a revu la Sylphide, cette fraîche ima-
gination de INourrit, dont Taglioni a fait un chef-d'œuvre, ce joli songe d'une
nuit d'été. Avec elle, on entre dans cette fiction poétique, on s'y intéresse;
Taglioni est l'ame de ce bailet. On dirait que sa présence apporte sur ces mon-
tagnes de carton quelque chose des brouillards de l'Ecosse, absolument connue
fait pour l'opéra de (.tiUlmunc Tell la musique de Rossiui. Elle vous intro-
duit dans cette vie aérienne dont elle a le secret; ces sylphides, ces elfes que
les poètes avaient jusqu'alors seuls entre»us dans le calice des roses ou les
vapeurs du crépuscule , elle les a révélés au public dans leur grâce et leur
forme native. Otez Taglioni , et vous aurez un poème de ballet comme il y en
a mille. Taglioni , c'est la poésie dans la danse. Il n'y avait qu'elle au monde
pour représenter la sylphide et rendre admissible au théâtre l'apparition d'un
être insaisissable. Comment, en effet, la différence des deux natures pourrait-
elle être mieux tranchée? On aura beau dire , jamais on ne me fera croire que
Taglioni, dans lu Sylphide, soit une femme, uni<! femme comme M"'' >"oblet,
pur exemple. Quand elle renoncerait à cette faculté merveilleuse qu'elle a de
s'envoler dans l'air à tout instant, quand elle resterait fi.xée au sol comme
tant d'autres, sa démarche seule révélerait la supériorité de sa nature. Ta-
glioni a des pas de gazelle.
Partout on sent l'effort et le travail : M"'' Elssler arrondit ses gestes et pré-
pare à loisir ses moindres poses. M"'' jN'oblet s'y prend à deux fois avant de se
lancer dans une pirouette aventureuse. L'art des autres danseuses s'apprend
comme un métier, l'art de Taglioni vient de la nature. Il y a dans ses pieds,
dans ses jarrets, dans toute sa personne, une élasticité dont elle-même ne
se rend pas compte; elle danse par instinct, comme l'oiseau chante sur la
branche. Elle s'enlève, puis retombe, et le sol , réagissant, la renvoie de nou-
veau. On l'appelle fille de l'air, — fille de la terre plutôt, comme Antée. — Le
souvenir de Taglioni demeure pour toujours attaché à la Sylphide; on ne peut
parler de ce ballet sans que le nom de la ravissimte danseuse vous vienne aus-
sitôt sur les lèvres, et dans tous les rôles du répertoire il n'en est pas que son
talent se soit plus souverainement approprié. Taglioni appartient aux élémens,
comme dirait Goethe; il lui faut des rôles en dehors de ce monde : aussi que
de rôles élémentaires n'a-t-on pas inventés pour elle, ondines, syrènes, hama-
dryades, que sais-je? et cependant elle revient toujours à la Sylphide, ce
ballet charmant où sa fantaisie se donne libre cours. Taglioni sent que c'est là
son chef-d'reuvre; aussi, comme elle le traite avec ménagement, comme elle
change les détails, ajoutant cà et là des scènes, des épisodes qui complètent
REVUE — CHRONIQUE. 503
l'action et donnent motif à des pas où son talent trouve encore moyen de se
produire sous des aspects nouveaux ! VA dire après cela que d'autres que Ta-
glioni ont voulu danser /a Sylphide! Il est vrai que, dès qu'«ne autre s'en mêle,
la sylphide cesse d'être la sylphide, ses ailes se détachent et tombent comme
dans la pièce, lorsque Técharpe magique l'enveloppe. La sylphide est invisible,
elle est insaisissable, elle va et vient, entre et disparait sans qu'on sache com-
ment ni pourquoi , et flotte dans une atmosphère de brouillards, au-dessus de
tous les autres personnages. Là est toute la grâce, toute la fraîcheur, tout le
charme de ce joli poème. A la place de Taglioni mettez M"'' Elssler, il n'y a plus
de pièce possible. Dès-lors la présence de la sylphide n'eSt plus un mystère pour
personne. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut admettre que cette
belle fille, dont les pas font tant de bruit, soit invisible pour Eflie. Comme Ta-
glioni s'est bien vengée de toutes les petites usurpations de M"' Elssler! comme
elle a ravagé toutes les fleurs de son jardin avec une malice enchanteresse!
comme elle lui a tout pris, tout, jusqu'à sa Cachucha! En effet, le pas de la
Gitana que Taglioni a dansé l'autre soir au milieu d'une pluie de bouquets, ce
pas merveilleux, qu'est-ce autre chose que la Cachucha, dépouillée de ce qu'elle
a de brutal, de provocateur, de terre-à-terre, et transportée dans les régions
de la danse et de la poésie? Aussi, jM"' Elssler, que diable alliez-vous faire
dans cette galère, dont les journaux américains ne se Lissaient pas de parler,
et en si beau style? Tandis que vous couriez sur le pont, que vous grimpiez
dans les cordages comme une enfant , Taglioni courait sur les planches de
l'Opéra couîme une danseuse sans rivale, comme Taglioni! Tandis que le
Nouveau-Monde vous adoptait, tandis que les feuilletons de New-York chan-
taient si plaisamment votre gloire par-delà les mers, Taglioni dansait chez
nous: Taglioni, votre reine à toutes, effaçait vos moindres traces, non dans
l'air, mais sur la terre. Quel mallieur pour vous, Fanny Elssler ! Taglioni vous
a pris la Cachucha , c'est-à-dire la Smoknska, la Max^ourha , la Craco-
vienne, toutes ces variations d'une même chose, toutes ces facettes du seul
diamant de votre chétive couronne. 11 ne vous reste plus qu'à faire comme elle.
Taglioni vous a pris la Cachucha ; prenez-lui la Sylphide maintenant.
Cependant l'épreuve était dangereuse, méine pour Taglioni; elle s'essayait
pour la première fois à Paris dans un genre que M"'' Elssler s'est attribué, non
sans éclat; elle avait à lutter contre des souvenirs d'hier, contre un certain
engouement du public, encore sous l'impression des oeillades agaçantes de la
danseuse viennoise et de ce fameux mouvement de hanches dont on a tant
parlé. Le public , comme on sait, est assez routinier de sa nature; il classe avec
méthode ses admirations et ne s'en écarte guère volontiers. Le public voit dans
Taglioni une sylphide, dans INI"'" Elssler une Andalouse, et ne sort pas de là.
11 donne à l'une les airs pour royaume, à l'autre la terre, et ne veut pas que
celle-ci empiète sur le domaine de celle-là. Il est vrai qu'il lui arrive quelque-
fois d'avoir raison , à n'en juger que d'après l'essai tenté par jM"'' Elssler dans
la Sylphide. Mais de ce que M"" Elssler ne saurait s'enlever, de ce que les
ailes lui manquent, il ne s'ensuit pas que Taglioni ne doive pas descendre sur
32.
504 REVUE DES DEUX MONDES.
la terre, si c'est son caprice. Les gazelles ne volent pas, et les oiseaux mar-
chent.
Taglioni s'est avancée, et dès les premiers pas elle avait gagné la partie.
Jamais on n'inventera rien de plus gracieux et de plus entraînant, de plus
harmonieux et de plus vif que cette danse de gitana. Comme elle hondit,
comme elle court, comme elle se ploie et se ramasse, comme elle s'enlève, et
surtout comme elle marche ! Que de souplesse en ses élans, que de fierté dans
ses poses, de hauteur souveraine dans son geste! Elle ne provoque pas son
parterre du regard ou du sourire, elle le domine, elle l'entraîne parla seule
puissance de son talent. C'est encore la Taglioni de la Sijlph'ule et de la Fille
du Danube, encore la danseuse légère, flexible, incomparable; seulement
elle ose davantage, mais toujours avec réserve et goiit, toujours avec la
conscience d'un talent qui se sent irrésistible et dédaigne de recourir à des
moyens de séductions étrangers à son art! A peine eut-elle fini ce soir-là,
qu'une averse de fleurs vint l'inonder au milieu d'un tonnerre d'applaudis-
semens , tels qu'elle dût recommencer de plus belle. Taglioni a dansé deux
fois ce pas de la Gitana, deux fois dans la même soirée. Tant mieux pour
les gens qui se trouvaient là, tant mieux et tant pis; tant mieux, car ils ont
vu le chef-d'œuvre de la danse; tant pis, car je crains bien qu'ils n'admirent
plus ce qu'ils ont admiré peut-être, la Cachucha de M"'^ Elssler. Le lende-
main des triomphes de Taglioni , le théâtre a fermé. On répare la salle; songe-
t-on aussi à réparer la troupe, à recrépir ces voix qui'tombent en ruines, à
mettre à neuf ce personnel caduc? Quand on aura bien couvert d'or les
murailles et garni de velours les banquettes, ce sera l'occasion de produire
quelques sujets nouveaux, à moins qu'on ne veuille jouer pour ces ban-
quettes et ces murailles. Où donc est la cantatrice aujourd'hui à l'Opéra, où
donc est la danseuse? On a parlé de i\l"' Cerito, mais ce ne serait encore
là qu'une apparition. M""' Cerito a des engagemens à l'étranger, et, si nous
l'avons, ce sera comme Taglioni, pour quelques jours. Cette manière de
prendre les danseuses au passage et de leur donner la volée aussitôt, ne
convient nullement à la dignité de l'Opéra , et le public ne s'en accommodera
jamais. Voilà une belle fille, on l'applaudit, on l'adopte, on lui jette aux
pieds des éloges et des fleurs, et tout cela pour la plus grande joie des
Prussiens ou des Pvusses, qui vous l'enlèvent à jour fixe. Paris n'est pas une
ville de bains pour qu'on lui donne ainsi des danseuses à la représentation.
11 nous faut de bons et durables engagemens. Par malheur, aujourd'hui
presque tous les sujets sont liés. Comment faire de nouveaux traités? Il eût
été plus habile de ne pas rompre les anciens.
En attendant, I\L Léon Pillet se rend à Eins pour solliciter une partition
nouvelle de l'auteur des Huguenots et de Robert le Diable. Le directeur de
l'Opéra va faire une visite affectueuse à M. ]Meyerbeer, qu'on ne trouve qu'aux
■eaux, comme chacun sait. Il n'est pas dans toute l'Allemagne de si petits
bains que ]M. Meyerbeer n'ait rendus célèbres par sa présence. A Carlsbad , à
Marienbad , à Kissingen , partout on vous montre la chambre que le grand
REVUE — CHRONIQUE. 505
maître occupait lorsqu'il écrivit quelqu'un de ses chefs-d'œuvre. Meyerbeer a
ses eaux de printemps, ses eaux d'été et d'automne, et, pour n'en pas perdre
l'habitude, il passe l'hiver à Baden. Au train dont il y va, l'auteur des Hu-
guenots Unira par découvrir quelque source nouvelle, la source de la mélodie
peut-être. On s'informe souvent des moindres particularités des grands mu-
siciens et des grands poètes. 11 n'est pas rare de rencontrer des gens qui se
préoccupent avec une curiosité puérile des moyens dont l'un et l'autre s'est
servi pour se stimuler au travail. Écoutez-les, ils vous diront, quand on a du
génie, comment il faut faire pour s'en servir. Hoffmann buvait du vin de
Champagne, Mozart du punch, Schiller se mettait les pieds dans de la glace
et prenait de l'eau-de-vie; Meyerbeer, lui , avale un verre énorme d'une eau
minérale quelconque, et s'en va faire trois lieues de montagne sur un ane qui
le secoue rudement; c'est là une recette con,me une autre, et qui vaut bien,
à coup sur, le bain de pieds de Schiller. Disposez-vous de la sorte, et, pourvu
que vous ayez en l'ame le démon de la musique ou de la poésie, vous ne man-
querez pas de composer ainsi Marie Stuart ou le quatrième acte des Hugue-
nots. Qu'aurait dit JMeyerbeer s'il eut assisté à cet acte des Huguenots, repré-
senté au bénéfice de ïaglioni? Jamais chef-d'œuvre ne fut si indignement im-
molé. Cette noble musique où ÎXourrit trouvait de si généreux élans, où
M"'* Falcon s'élevait si haut, ces belles phrases pathétiques du grand duo, ces
intentions mélodieuses, toute cette verve chaleureuse, tout cet esprit, toute
cette passion musicale, c'était à ne plus les reconnaître, tant les chanteurs
contrariaient les mouvemens, tant le souffle et l'enthousiasme leur manquaient.
M. Marié, qui chantait Raoul, possède une assez belle voix de ténor; mais
quel style! On reproche îx Duprez de ralentir la mesure; avec M. Marié, il
n'y a plus de musique possible; l'orchestre a beau faire, il finit toujours par
le laisser en arrière de vingt pas : on devine l'agréable harmonie qui résulte de
cette bonne intelligence. Quant à ]M"' Julian, sa voix, d'un timbre éclatant,
mais aiguë et métallique, ne descend pas, de sorte qu'elle transpose à tout
instant les notes de contralto dont la partie de Yalentine abonde. Tandis que
M. Marié semblait prendre à tâche de changer tous les mouvemens, M"*' Julian
se chargeait d'intervertir les traits, et le public, au milieu de cette confusion,
se demandait si c'était bien là les Huguenots de Meyerbeer, cette musique
qu'il applaudissait si chaudement autrefois. Il y avait quelque chose d'affli-
geant dans cette représentation. On se reportait malgré soi vers cette belle
période à jamais passée et dont Nourrit fut le chef. Rien n'évoque le souvenir
des morts comme une exécution pareille. Heureusement ïaglioni est revenue
bientôt, rapportant dans la salle la vie et le plaisir, et, secouant les riantes
pensées de sa robe de gitana, elle a dansé ce pas merveilleux dont IM. Auber
a fait la musique. M. Auber raffole de la danse, et la danse raffole de lui;
jamais passion ne fut mieux partagée et plus heureuse. Quoi de plus joli que ces
airs de ballet dans Gustave! comme cela est toujours frais, varié, charmant!
Ce rhythme du pas de la Gitana vous entraîne, on sent que cette musique
®0F6 REVUE DES DEUX MONDES.
;est écrite de verve, coiume les jolis petits airs qu'il compose encore tous les
jours pour M'"" Damoreau. Heureux homme qui trouve M""= Damoreaupour
chanter sa musique, etTaglioni pour la danser!
REVUE LITTERAIRE.
Le nombre des ouvrages d'imagination dont la critique peut parler avec
i quelques développemens diminue de jour en jour; aussi nos lecteurs compren-
dront-ils sans peine le silence que nous gardons sur la plupart des romans et
vdes recueils poéti(|ues. Quand on s'adresse au public pour l'entretenir de ses
impressions, il faut avoir l'occasion d'appliquer, d'élargir, de modifier ou de
contrôler les idées générales dont se compose l'ensemble des théories littéraires.
• .Or, il faut bien le dire, peu de livres offrent l'intérêt indispensable dont nous
•parlons; notre tâche, si nous étions moins avares de paroles, se réduirait donc
à une série de négations qui n'intéresseraient personne. Tsous aimons mieux
texprinierplus rarement notre opinion et choisir le sujet de nos analyses de
façon à pouvoir donner à notre pensée une forme moins sévère.
Le recueil de poésies intitulé Provence n'autorise pas mieux que la Cité
.des Hommes et le Camp des Croisés, une conclusion définitive sur le talent de
M, Adolphe Dumas. La lutte de la pensée et de la forme rebelle ne s'est jamais,
nous le croyons, montrée sous un aspect plus affligeant, plus douloureux que
}dan.s .juelques parties du livre de Provence. De cette lutte à la pratique savante
de i urt, il y a loin, et AL Adolphe Dumas ne doit pas être surpris que le pu-
blic cUt accueilli avec sévérité les productions élevées sans doute, mais confuses,
OH il a essayé de traduire sa pensée. Le combat, nous l'espérons, tournera à
l'avantage du lutteur persévérant; toutefois les applaudissemens ne peuvent de-
vancer la victoire, et il appartient aux spectateurs de juger, avec une sévérité
bienveillante, les chances d'une lutte qui se prolonge encore.
Une pensée qui se reproduit presque à toutes les pages de Provence. t^xxI
établir une sorte d'unité entre les diverses pièces qui composent le recueil.
Cette pensée, c'est la consolation et l'oubli cherchés dans la retraite par le
poète méconnu et découragé. Le poète a quitté Paris pour la Provence, non
seulement afin de retremper son ame dans le spectacle de la nature du midi
et de ses radieux horizons, mais afin de guérir une plaie profonde et sai-
gnante, la plaie de ses illusions perdues, de son ambition trompée. C'est là
le mal qui l'obsède sous les pâles oliviers, qui le poursuit le long des prés ver-
doyans ou des étangs limpides. Tantôt le mal irrité s'épanche en paroles
amères; tantôt il s'apaise, il se calme, grâce au baume divin que versent sur
la plaie l'azur du ciel, la fraîcheur des eaux vives, le parfum des bruyères.
REVUE — CHRONIQUE. 507
Delà deux sources d'inspiration bien distinctes, la colère et la rêverie. Entre
les plaintes amères que dicte Tune, entre les riantes fantaisies qu'inspire
l'autre, notre choix ne saurait être douteux. S'il est une muse de laquelle l'au-
teur de Provence doive implorer l'appui, ce n'est, nous le croyons, ni celle
du drame, ni celle de la satire; c'est la muse de la rêverie, la muse souriante
qui lui a dicté le poème des Blés.
Les pages fraîches et sereines sont malheureusement bien rares dans le
recueil de M. Adolphe Dumas. On trouve, au début même du livre, quelques
réflexions sur nos tendances littéraires, qui semblent écrites sous l'influence
d'une insomnie fiévreuse. C'est assez dire que nous n'entreprendrons pas de
discuter une à une et sérieusement les assertions étranges entassées confusé-
ment dans la préface de Provence. Il en est une cependant que nous croyons
devoir relever, parce que l'auteur la formule assez nettement et qu'il la déve-
loppe avec l'accent d'une conviction sincère. M. Adolphe Dumas proteste éner-
giquement contre l'admiration qu'a vouée la France à l'auteur de Cldkl-Ha-
rold et de Lara. Ce n'est plus là, nous le reconnaissons, un défi jeté à des
ombres, une course à travers les régions nuageuses de la théorie. Combattre
Byron, c'est attaquer la littérature moderne dans ime de ses plus vivaces sym-
pathies. Heureusement le poète n'est pas frappé au cœur. C'est au nom de la
foi, de l'amour, que M. Adolphe Dumas lance sur lui l'anathème. Et qui a
mieux aimé que Byron? qui plus que lui a souhaité de croire? Vouloir rendre
Byron responsable de l'exagération puériie de quelques imitateurs, nier le
côté durable et glorieux de l'influence du poète pour n'en voir que le côté pas-
sager et mesquin, c'est offrir une victoire trop facile à la logique. Confondre
avec le scepticisme désœuvré de notre époque le doute sublime et déchirant
qui a dicté Manfred , c'est également faire preuve d'un étrange aveuglement
ou d'une légèreté singulière. Nous n'insisterons pas plus long-temps sur de
telles erreurs. Quiconque a lu Byron attentivement peut reconnaître que toute
portée sérieuse manque aux attaques dirigées contre l'auteur de ChUd-Harold
par M. Adolphe Dumas.
Les pièces où l'auteur de Provence a exprimé son indignation et sa douleur
occupent une assez large place dans le recueil, et malheureusement il est peu
de ces piè(;es qui , par la forme ou l'idée, méritent de fixer l'attention. La
même pensée se reproduit sans cesse dans ces satires amères. 11 doit suffire
d'en analyser une seule; nous choisirons les stances que l'auteur suppose écrites
après une lecture de la Cité des hommes. Dans ces stances, M. Adolphe
Dumas a , pour ainsi dire, épanché toute sa colère et pleuré toutes ses larmes.
On peut se dispenser, quand on connaît cette imprécation douloureuse, de lire
la satire intitulée Jean Fréron et les épîtres à MM. Ballanche et Hugo. On
trouve dans ces trois pièces le même sentiment d'indignation et de désespoir
exprimé dans une forme qui le cède en netteté et en concision à celle des
stances que nous allons analyser.
.Tétant un coup d'œil sur la route accomplie, le poète pousse un cri de tris-
tesse et de découragement. Au début de sa carrière, il a obéi à une vocation
508 REVUE DES DEUX MONDES.
suprême qui lui commandait d'aborder la poésie; il est allé au milieu des villes
offrir à la foule les conseils harmonieux de la muse; mais la foule a passé
indifférente.
J'ai dit à ce peuple distrait
De vieilles vérités écrites;
J'étais simple et je les ai dites
Comme un enfant vous les dirait.
]Ma voix se perdait dans l'espace;
Les uns se parlaient à voix basse,
Les autres écoutaient ailleurs.
Tel a été le destin du poète. Accueilli par l'indifférence, que doit-il faire?
Continuera-t-il à marcher dans cette voie rude et stérile? ilenoncera-t-il à ce
douloureux labeur ? Les dernières paroles de la pièce respirent l'af/liction et le
découragement ; on pourrait croire que le prophète méconnu s'est enveloppé
pour jamais dans son orgueilleux désespoir. Heureusement, il est permis de
tirer de quelques autres parties du recueil des conclusions plus rassurantes.
La crise est trop violente pour qu'il faille craindre de la voir se prolonger. Nous
aimons à croire que des commencemens pénibles ne rebuteront pas l'auteur
de Provence. Qu'il porte dans la pratique de l'art un peu moins de confiance
ambitieuse! Qu'il s'applique à dissiper le nuage de pensées confuses où son
talent se débat! Qu'il élève contre l'aveuglement de ses contemporains des
plaintes plus sages et plus mesurées! Ces conditions remplies, nous ne doutons
pas qu'il ne trouve la foule moins distraite et le siècle moins indifférent.
Le poème des Blés devrait suflire pour ramener vers IM. Adolphe Dumas les
lecteurs dont ces élans d'orgueil ou de colère auraient fatigué la patience. Une
inspiration sincère anime d'un bout à l'autre cette suite de gracieuses idylles.
Le chant qui célèbre le réveil et le départ des moissonneurs se distingue par
la franchise et la vivacité de l'allure. Le contraste de ce chant d'allégresse et
des stances qui succèdent sur le travail de midi produit un effet des plus
heureux. Le rhythme calme et lourd de ces stances exprime savamment la las-
situde. Le même contraste se retrouve plusieurs fois dans la suite. Ainsi, après
avoir chanté avec une effusion lyrique les joyeux efforts des moissonneurs, le
poète consacre au travail opiniâtre de la glaneuse des stances d'une heureuse
et touchante simplicité. Puis, à la description animée de la fête qui célèbre la
fm des moissons, succède un hymne à la bonté infinie qui respire un noble et
austère enthousiasme. On peut signaler sans doute dans ce poème quelques
détails dont la familiarité trouble l'harmonie de l'ensemble; mais la fraîcheur
et la verve qui en marquent toutes les pages rachètent suffisamment ces im-
perfections légères.
Toutes les fois que "SI. Adolphe Dumas demande l'inspiration aux paysages
de la Provence, il trouve d'heureux accens, des paroles émues. Il y a dans son
jccueil plus d'une pièce qui rappelle par la grâce et l'effusion touchante le
REVUE. — CHRONIQUE. 509
poème des Blés. Nous citerons une Fille du Peuple et lai f'œu. Nous regret-
tons que la pièce intitulée une Nuit de Paris ait été clioisie pour terminer le
volume. C'est une déclamation banale contre le siècle, et Fauteur n'est point
parvenu à sauver la banalité du tbcme par l'ampleur et l'énergie de la forme.
Après avoir lu cette pièce, on ne peut que s'associer au sentiment exprimé
dans les dernières stances ; on y voit le poète revenir à ce culte de la nature
qui a inspiré la meilleure partie de son recueil. Le salut à la Provence, à Vau-
cluse, respire une vive et profonde émotion. M. Adolplie Dumas fera bien
d'écouter le pencbant qui l'entraîne à chanter la belle nature de son pajs.
N'est-ce pas là une source d'inspirations bien plus féconde que l'exaltation
philosophique et que la colère anîbitieuse? Si le culte de la nature lui dicte
encore quelques pages comme celles que nous avons signalées dans Provence,
M. Adolphe Dumas n'aura point à regretter d'avoir abandonné le culte dé la
théorie.
L\ ROSE DE DÉCAMA, traduit du hollandais, de M. Yan Lennep, par
M. Defauconpret (I). — Les artistes de la llollande sont populaires en France.
On les admire; on les aime; on sait jusqu'aux moindres détails de leur vie.
Les poètes, au contraire, y sont à peine connus de nom. Pourquoi cette in-
différence? Cela tient-il aux difficultés de la langue, ou Rembrandt, Van-
Dyck, Teniers, ont-il gardé pour eux seuls l'inspiration et le talent? Non,
certes, et depuis le \iii'' siècle, depuis Jacques de Maerlant, ce père de la
poésie hollandaise, qui rima en langue vulgaire les annales du monde, et
les traditions de son pays, jusqu'à Frédéric Helmers et Bilderdyk, ces gloires
de la Hollande 'moderne, la patrie de Hooft et de Vondel ne compte pas
moins de trois cents poètes distingués. La protection des princes de la maison
de Bourgogne favorisa, au xv'' siècle, le progrès des lettres. Chaque ville,
chaque village eut sa chambre de rhciorique , comme les grandes villes de
France avaient leurs palinods, comme Toulouse avait les jeux floraux. Dans
le siècle suivant, l'essor fut des plus rapides. Délivré du joug espagnol, le
génie national se développa dans une sphère plus libre, et, au xvii'' siècle,
il avait atteint ses limites et sa grandeur. La première salle de spectacle
fut ouverte à Amsterdam , en lGf7, et, tout en restant fidèles aux principes
de l'antiquité classique, tout en s'inspirant de Corneille et de Racine, les
écrivains dramatiques de la Hollande constituèrent bientôt un théâtre ori-
ginal, où furent représentés, avec les productions tragiques de Coster et
de Vondel, les chefs-d'œuvre de la scène française, traduits par Catherine
Lescaille. La comédie, la farce même, comptèrent, sur ce théâtre, de nom-
breux succès. Les Hollandais cultivèrent, avec un égal bonheur, la poésie
religieuse et descriptive, et ce qui forme le caractère distinctif de leur talent,
c'est un ardent amour de la liberté, une morale toujours sévère; ce sont là
de rares et éminentes qualités qu'il est difficile de retrouver au même degré
(1) 2 vol. in-S", chez Cousin, rue Jacob.
510 REVDE DES DEUX MONDES.
peut-être, dans des littératures plus fécondes et plus célèbres, et il convient
d'aiitani plus de les signaler, que les écrivains de la Hollande apportèrent pour
la plupart, dans la pratique de la vie, rélévation , la l'igueur, et les vertus
civiques qui étaient comme !a source habituelle de leurs inspirations. Vondel
fut le (ligne ami de Barneveldt, et les écrivains contemporains de ces hommes
illustres se distinguèrent comme eux , par une simplicité de mœurs vraiment
antique et un inviolable attachement à leur pays et à leur foi politique et reH-
gieuse.
La Hollande, (jui a produit tant de poètes, compte à peine, par un sinsulier
conlraste, quelques prosateurs remarquables; et je ne pari? ici ni d'Érasme, ni
deGrotius, ni deSpinosa, ni de tant d'autres encore, polygraphes, philolo-
gues, savants, dont les œuvres sont latines et qui, par-là, appartiennent en
quelque sorte à l'Europe entière, mais seulement des écrivains que l'usage de
la langue nationale, et un genre, plus accessible à tous, rend populaires. Ainsi,
jusqu'à la lin du xviii'' siècle, on ne trouve, en fait de romans dans la littéra-
ture hollandaise, que des traductions ou des imitations serviles. M"""' Wolf,
Déken et le libraire Adrien Loosjes ont tenté, pour la preniière fois et pour
ainsi dire de notre temps même, ce genre de composition. Puis est venu
M. Van Lennep, qui s'était d'abord essayé avec succès dans la poésie. Cet écri-
vain a publié deux romans d'un genre distinct : le Fils adoptif, étude de
mœurs, et la Rose de Dékama, étude d'histoire. Ces romans ont fait bruit en
Hollande, ils ont été traduits en Allemagne et favorablement accueillis. Serons-
nous plus sévères que nos voisins?
Le sujet de la Rose de Dékama est enq)runté aux annales de la Hollande.
La scène se passe en 1345. Guillaume IV, comte de Hollande, est sur le point
de faire la guerre aux habitans de la Frise, et les députés de cette province
sont arrivés à Harlem, en apparence pour traiter d'un arrangement pacifique,
mais, en réalité, pour conspirer contre Guillaume et préparer, à la faveur des
négoc'ations, l'indépendance de leur pays. Le sire d'Ailva, noble Italien, que
les hasards de la destinée ont pousfjé vers la Frise, est au nombre de ces dé-
putés; sa pupille, jMadzy, la Rose de Dékama, comme la nomment les ménes-
trels, l'a suivi près de Harlem. Madzy est jeune, belle; on ne peut la voir sans
l'aimer; et Serp Adélen , l'un des députés frisons qui ont accom|)agné le sire
d'Ailva dans son ambassade, est épris pour elle d'une vive passion. Mais la
passion, pour devenir intéressante et prêter au roman, doit toujours trouver
son obstacle. Cette fois encore l'obstacle ne se fera pas attendre. Deux jeunes
Italiens, forcés de s'exiler comme le sire d'Ailva, sont au service du comte de
Hollande. Une vieille amitié, que le malheur même a rendue plus forte, les
unit dès l'enfance. Déodat et Renaud s'aiment mieux que des frères. Mais,
hélas ! tous deux ont vu Madzy; c'en est fait de cette amitié sainte. Ils luttent
quelque temps, car ils redoutent une rivalité passionnée; mais l'amour l'em-
porte. La vertueuse Madzy se trouve ainsi placée entre trois chevaliers égale-
ment épris, que la plus légère préférence, un regard, un sourire, peut armer
l'un contre l'autre. Adélen a toute la féroce ardeur d'un barbare, Renaud
REVUE. — CHRONIOCE. 511
toutes les inquiétudes de la jalousie italienne, Déodat toute la tendresse respec-
tueuse d'un troubadour. Du choc de ces trois caractères si divers, jaillissent
des incidens multipliés qui remplissent, avec les intrigues politiques des
députés frisons contre le comte de Hollande, toute la trame du récit. Les scènes
d'amour, de jalousie, se mêlent aux aventures de guerre, aux combats, aux
conspirations dans les plus sombres cellules des couvens. pjilin , après bien
des luttes, le comte de Hollande est vaincu par les Frisons; Adélen meurt dans
une bataille; le sire d'Ailva retrouve, dans le chevalier Déodat, un lils qu'il
croyait perdu sans retour, et Madzy, la Rose de Dékama , trouve, dans ce
même Déodat, un époux aimant et dévoué que son cœur avait depuis long-
temps préféré en secret. Quant à Pvenaud, que sa passion pour ^Nladzy avait
porté à toutes les fureurs, il va, pour se guérir de ses ardentes inquiétudes,
courir le monde et, dans ses vieux jours, il revient près de Déodat et de ]Madzy
passer paisiblement les aiiuées qui lui restent à vivre.
La donnée de ce roman est simple, et l'auteur a prêté à tous ses personnages,
jusque dans leurs plus grandes passions, un fonds reniarqxiable de sentimens
honnêtes. La Rose de Dékama a toute la i)rudence, toute la retenue désirable;
mais, en vérité, pour une héroïne de roman, elle nous semble parfois un peu
trop flegmatique. Au xn '" siècle, j'en suis certain , les choses se passaient avec
moins de calme. Quelques larmes, il est vrai , s'échappent parfois de ses grands
yeux bleus; quelques soupirs font battre sa poitrine; mais, au fond de l'arae,
elle est peu troublée. On l'estime, et elle n'intéresse guère. Il y a de la sorte une
teinte uniforme et terne répandue sur toutes les figures de ce roman, et en plus
d'un morceau , la froideur touche de bien près à l'ennui. Du reste, si la pein-
ture morale des caractères manque en général de vie et de puissance, il con-
vient de rendre à M. Van Lennep cette justice, que le plan est largement conçu
et fidèlement suivi. Les détails de mœurs attestent une connaissance exacte
du passé. Mais l'auteur s'est laissé trop souvent entraîner aux descriptions
toujours faciles des objets extérieurs, costumes, armures, physionomies. II y a
là quelque chose du proeédé de M. de Balzac; seulement, au lieu des masures
vermoulues, des mansardes infectes, on trouve les salles basses et voûtées
des monastères, les tourelles crénelées; mais que ce procédé s'applique au
passé, ou au présent, il n'en est pas moins banal. Je n'aime pas non plus ces
moines, ces chevaliers, qui s'accoudent, à tout instant, aux tables des au-
berges ou des couvens, pour vider des pots de bière; c'est là, je !;' sais, de la
couleur locale, mais de si minces détails sont vraiment puérils. M. Vr.iî Lennep
a plus heureusement traité les paysages d€ son pays, et malgré l'aspect mono-
tQne des prairies et des plaines, on aime cette nature féconde, pleine de sève,
mais toujours tranquille et calme, ces champs de blé au-dessous de la mer, ces
forêts de bouleaux perdues au milieu des brouillards. Il y a dans ces rapides
esquisses de charmans tableaux de genre.
M. Defauconpret annonce, dans une courte préface, qu'il traduira, si le pu-
blic accueille favorablement ce premier essai, les romans les plus remarqua-
bles de la littérature hollandaise. Ce sera, en quelque sorte, une initiatio.! ;
512 REVUE DES DEUX MONDES.
iriiiis il conviendrait , ce semble, de choisir de préférence les romans de mœurs;
on trouverait là, sans aucun doute, plus d'originalité, car dans le roman his-
torique, en Hollande comme en France, il y a toujours le souvenir du maître,
et Walter Scott est partout, moins le génie, dans la Rose de Déliama et dans
le l'icomte de Beziers.
L'exilé, tradiit du grec moderne d'Alexandre Soltzos, par
M. J. I.ennel (1). — Ce roman est, avant tout, une œuvre politique, inspirée
par la haine profonde de Capo-d'Istria. Le principal personnage, mystérieux
inconnu désigné vaguement sous le nom de rplxiié, a été forcé de quitter
Tsauplie à la suite d'une conspiration qui tendait à changer la forme du gou-
vernement. L'amour de la patrie, de la liberté, ont exalté son esprit jusqu'aux
■derniers dévouemens, et jusqu'au crime même; la proscription l'irrite encore,
et une passion malheureuse ajoute une nouvelle et profonde douleur à ses
misères déjà si vives. Il aime jusqu'au délire Aspasie, la fille de l'un des plus
ardens partisans de Capo-d'Istria. Aspasie le paie de retour; mais, comme
toujours, l'intérêt, la politique, font obstacle à leur union. Après bien des
aventures, souvent fort insignifiantes, mais qui gardent cependant, par le
détail des mccurs grecques, un certain charme, l'exilé est jeté dans les pri-
sons de Yourzi; là, il retrouve, dans la iille du gouverneur de la forteresse,
la femme qu'il aim.e, sa belle Aspasie. Douloureuse rencontre! une cour mar-
tiale, espèce d'aréopage improvisé pour condamner, prononce contre lui un
arrêt de mort. Le père d'Aspasie veut marier sa fille à l'un des amis les plus
dévoués de Capo-d'Istria, et l'on assiste en même temps aux apprêts d'un
supplice et d'une noce. Mais Aspasie est prévenue de la présence de son
amant, et elle parvient à le faire échapper. L'exilé, devenu libre, se sauve
dans les montagnes pour organiser l'insurrection; mais un jour il rencontre,
au milieu d'un chemin, son rival Auguerinopoulos, celui-là même qui devait
épouser Aspasie. A cette vue, toutes les fureurs de l'amour, toutes les haines
politiques se réveillent en lui : « Prends tes pistolets, dit-il à Auguerino-
poulos, et place-toi à dix pas. » Le duel est accepté. Auguerinopoulos tombe,
la Jambe cassée par une balle, et l'exilé continue tranquillement sa route,
sans plus se soucier de ce que deviendra son ennemi. ]\lais Auguerinopoulos,
est ref'ueilli par des paysans, et sa première pensée est la vengeance. Il charge
un Albanais d'assassiner l'exilé, qui n'échappe que par une espèce de fatalité
merveilleuse, et, non content de cette première tentative de crime, il fait em-
poisonner Aspasie, qui meurt dans les plus cruelles douleurs. Désespéré de
cette mort, l'exilé fuit le commerce des hommes, et depuis lors il mène un^
vie errante dans les montagnes, dévoué, comme l'eût dit la Grèce antique, à
toutes les furies.
Ce roman offre, dans son ensemble, un singulier mélange de réminiscences
classiques, de déclamations contre les tyrans, de tirades sentimentales sur
(1) Un volume in-S", chez Poiigin, quai des Auguslins.
IIEM E — CnROMQDE. 513
l'amour, d'exclamations sur les ruines et les vicissitudes des empires, de plai-
santeries parfois burksques et de réflexions politiques fort sérieuses. La sève
n'y manque pas; mais aucune pensée originale ne domine. L'exilé est une
espèce d'Anacharsis constitutionnel qui a fait eon éducation politique par les
Aoyages, et il parle des membres iniluens de l'opposition française sous la
restauration, avec autant d'enthousiasme que Pytliagore eût parlé des sages de
l'Inde ou de l'Egypte. Tous les personnages qui se remuent dans ce drame ont
un caractère passablement barbare, et ne sont guère de nature à nous plaire.
V Exilé a, néanmoins, obtenu en Grèce un succès populaire. L'auteur,
M. Soutzos, occupe le premier rang dans la littérature de son pays, et nous
devons savoir gré à M. Jules Lennel , son traducteur, de nous avoir fait con-
naître cette production. M. Lennel , voyageur distingué, possède parfaitement
les langues du Levant: c'est un avantage que n'ont pas toujours ceux qui les
professent; mais, tout en rendant justice à la parfaite exactitude de sa traduc-
tion, nous lui ferons le reproclie de s'être borné à un simple travail de repro-
duction. iN'ous aurions voulu trouver, en tète de ce roman, quelques détails sur
l'état de la littérature grecque moderne. ^I. Fauriel, dans sa belle introduction
aux chants populaires, en avait dit quelques mots; mais il s'est, la plupart du
temps, borné à la poésie des Klephtes. Le livre de M. Fauriel date d'ailleurs
de 1824; depuis ce temps, bien des évènemens se sont accomplis; l'indépen-
dance a été reconquise. iNLiis la renaissance littéraire a-t-elle commencé, après
la reconstitution politique? Les espérances de M. Fauriel se sont-elles réali-
sées? I<e jour qu'il semblait entrevoir dans un avenir prochain, le jour glorieux
de la culture intellectuelle, est-il enfui venu? Hélas! non. 11 y a deux ans, la
patrie d'Aristophane et de Sophocle n'avait pas même un théâtre. A part les
chants populaires, expression naive et spontanée de sentimens énergiques et
personnels, la poésie écrite et méditée, la poésie de l'art et du livre, n'offre en
général que des imitations plus ou moins heureuses des littératures de l'Eu-
rope. Le poète grec, selon qu'il a plus ou moins long-temps séjourné en Alle-
magne, en Italie, en France, s'inspire des poésies allemandes, italiennes ou
françaises. Les évènemens militaires, la satire politi(iue, font d'ordinaire tous
les frais de ses vers. Alexaiulre Soutzos, l'auteur de r Exilé, a imité la Né/nésis
dans une feuille mensuelle en vers qui paraissait sous le titre de la Dalanee
grecque. Il a publié en outre deux volumes de poésies politiques, le Panorama
de la Grèce, et il s'occupe en ce moment d'un grand poème imité de Childe-
f/arvld. Panaguiotos Soutzos, son frère, Athanase Christopoulos, Spiridion
Tricoupis, et Georges Sakellarios, qui ont écrit des poésies élégiaques et
bachiques, forment à peu près toute la pléiade grecque. Il faut citer encore
Constantin Oikouomos, qui a fait imprimer à Berlin, en 1835, un poème
élégiaque en l'honneur d'Alexandre, empereur de Russie. Quant au théâtre,
les auteurs dramatiques en sont encore à Pyrame et Thisbé. La prose, depuis
dix ans, ne s'est guère enrichie d'aucune œuvre originale vraiment notable.
C'est toujours de l'imitation ou de la traduction ; c'est, par exemple, la Sagesse
du bo7ihomme Richard , V Alexis de M""' de Wyltenback, la Géographie de
514 REVUE DES DEUX MONDES.
Bal ht , le beau livre de M. Daunoii sur les Garanties indlvidi/elles. La litté-
rature grecque semble, pour long-temps encore, condamnée à cet état d'en-
gourdissement, car la masse de la nation prend un intérêt médiocre aux œuvres
de l'esprit. Il est diflicile, en ^ffet, qu'un peuple puisse produire quelque
chose de grand lorsque son existence politique est incomplète, qu'il est tout
à la fois déshérité de son passé, et incertain de son avenir.
Du COMMEXTAIRE DE PrOCLUS SUR LE TIMEE DE PlATON, par ]\l. JuleS
Simon (1). — Les plus hautes inspirations du g^nie antique ont échappé pour
la plupart à la ruine qui semble menacer fatalement les œuvres de l'homme.
Homère, Lucrèce, Virgile, Aristole, Platon , ont traversé les âges, con)me pour
nous consoler du terrible naufrage de toutes choses, en nous initiant aux
mystères de la beauté suprême Glorieux privilège! les grands monumens de
la pensée se sauvent par leur grandeur même. Ils surnagent et dominent,
parce qu'ils gardent, bien au-delà des sociétés qui les ont vus naître, une puis-
sance active et toujours présente, et en répondant aux besoins éternels de notre
nature, en éveillant des sympathies qui ne sauraient se prescrire, ils restent,
pour ainsi dire dans tous les temps, actuels et nécessaires. Chaque généra-
tion , aux époques les plus obscures, les reçoit et les transinet, comme un legs
sacré, souvent même sans les avoir compris, et une sorie de respect tradi-
tionnel les protège contre la destruction. Au moyen-âge, dans les ténèbres et
les incertitudes de l'esprit, les misères d'une société pénible, les extases de la
foi, le docteur et le moine, tous ceux enfin qu'ini faible rayon éclaire encore,
se tournent vers Aristote et Platon, parce qu'un éternel pressentiment du vrai
et du beau les attire à ces grands honunes, comme à un foyer toujours lumi-
neux. Platon , pour les chrétiens, est toujours dlri/i. Aristote rèune en maître
absolu. L'un , six cents ans après sa mort, se transfigure avec éclat diins l'école
d'Alexandrie; l'autre est inédité, commenté, cité comme la Bible^. Il importe
donc de rechercher en dehors d'eux-mêmes, dans leurs disciples chrétiens ou
païens, les transformations successives de leurs doctrines. Alexandrie est
conune un sanctuaire reculé de Suniuin. Le commentaire obscur du disciple
éclaire souvent le texte immortel du maître. Ammonius procède de Platon; et
c'est par lui, par Plotin, .Tamblique, Porphyre et Proclus, que les doctrines
platoniciennes sont transmises au moyen-âge. Ainsi , pour savoir Platon , pour
comprendre en bien des points la philosophie du moyen-âge, il faut savoir
Proclus.
M. Simon, en choisissant pour sujet d'étude ce commentateur célèbre, mais
difficile et long-temps méconnu par d'éminens esprits, a fait preuve tout à la
fois de tact et de courage scientifique. Le sujet , en effet , était vaste et ob,scur;
au temps où vivait Proclus, les systèmes s'étaient confondus; c'était, parmi
les hommes que le christianisme n'avait point ralliés, une inquiétude immense,
une singulière disposition à tout croire; le monde romain empruntait à l'Orient
(1) Un volume ia-S», c!*ez Ëbrard , rue des IVIalilutniis-.Saiiit-Jacques.
REVUE — CHRONIQUE. 515
ses doctrines les plus abstraites. La iîiéurgi^, !'illiiminisnie, avaient fait inva-
sion.On cherchait vaimement une science supévieureet la connaissance absolue.
Les philosophes éiaient deveiuis, pour la plupart, des hiérophantes, et l'école,
comme le temple, avait ses mystères, ses initiations. Placé sur la limite indé-
cise d'une ère philosophique près de finir, Proelus, espèce d'esprit encyclopé-
dique, avait gardé l'impression vive du passé, tout en subissant des influences
nouvelles et diverses. 11 avait étudié les mathématiques sous Héron, l'aristo-
télisme, le platonisme, avec Plutarque, fils de Nestorius, la théologie et la
science des mystères avec Syrianus, les arts magiques des Chaldéens avec
Asclépigénie. 11 était le dernier disciple de la dernière école grecque, et ses
travaux éclairent tout à la fois, au point de vue historique, la philosophie de
l'école d'Alexandrie, la philosophie de Platon, enfin celle de l'autiquité tout
entière; car, fidèle à la métiiode des Alexandrins, il cherche dans le passé le
plus reculé et jusque sous le voile des vieilles croyances mythologiques, des
antécédens à ses doctrines ou à celles qu'il commente. Il les présente comme
ayant été révélées par les dieux eux-mêmes aux sages des anciens temps, et
transmises sans altération sous les formes les plus diverses. C'est comme une
chaîne dorée, dont Hermès est le premier anneau, et qui vient se renouer par
les prêtres de l'Egypte, les théologiens, les prêtres de la Grèce, les disciples de
Pythagore et de Platon, jusqu'à l'école d'Alexandrie elle-même.
Démontrer que le monde a une cause, que cette cause est Dieu , que ce Dieu
a fait le monde d'après un modèle excellent, qu'il n'y a qu'un Dieu, un mo-
dèle, un monde; que ce plan, ce modèle, ce sont les idées, types invisibles des
choses visibles, raisons incréées des choses créées : telle est, on le sait, la pensée
du rimée, et le fondement de la théodicée de Platon; tel est aussi le sujet
du connnentaire de Proelus. Platon a développé son système avec une majesté
et un charme de poésie tout antiques, et, soutenu par cette majesté du maître,
Proelus s'est élevé souvent jusqu'aux plus hautes sphères. 11 faut distinguer,
dans son œuvre, ce qu'il y a de variable dans la science, et ce qu'il y a d'éternel.
Mais, si large que soit la part de l'erreur et des choses transitoires, une gloire
solide lui est justement acquise; et le respect qu'inspirent la philosophie et la
religion révélée ne peut que s'accroître encore par l'étude du commentaire, car
on reconnaît vite que le christianisme n'est, en bien des points, que la sanc-
tion divine du dogme philosophique. Citons quelques exemples : la prière,
d'après l'école d'Alexandrie encore pa'ienne, n'est pas seulement une demande
adressée à Dieu pour en obtenir un bien qui nous est nécessaire. Ce n'est pas
seulement une action de grâce pour des biens déjà obtenus. L'état de l'ame
qui prie, n'y eùt-fl aucun autre résultat de la prière, estun état philosophique
qui purifie et qui sanctifie par cela seul que l'on a prié. Le mystique auteur
de YlinUation eiU-il trouvé d'autres mots pour définir l'oraison chrétienne?
INon, certes! il eut ajouté seulement que la prière appelle la grâce. Voyons
maintenant le libre arbitre. Tout est soumis aux lois de Dieu ; l'houune, néan-
moins, est libre : il a la liberté du choix entre le mal et le bien. Les âmes en-
chaînées à un corps doivent obéir, mais elles peuvent résister; de là le mérite
516 REVUE DES DEUX MONDES.
et le démérite. Dieu n'a pas fait des âmes criminelles et des âmes pures; il les
a faites libres. Ce n'est pas lui qui doit répondre de Tinégalité morale; les
hommes, à la naissance, tiennent Tégalité de Dieu, et ils tiennent d'eux-
mêmes l'inégalité qui s'établit entre eux , dans la suite, selon qu'ils ont mérité
ou démérité. Ainsi, la justice de Dieu est absoute, s'il a fait les hommes
libres et s'il leur a dicté la règle à laquelle ils doivent se soumettre. Il ne pou-
vait rien de plus; il est Juste, et c'est une nécessité que, si la liberté existe, il y
ait des punitions et des récompenses. Épictète avait dit aussi qu'il dépend de
nous de suivre le premier mouvement ou de nous arrêter, d'avoir tel ou tel
désir, enfin de faire tout ce qui est notre œuvre. Voilà donc, sauf l'épuration
que le christianisme imprime à toute doctrine extérieure qu'il consacre, le
dogme de la rémunération et de l'immortalité appuyé sur l'inébranlable fonde-
ment de la justice divine. Voilà presque la théodicéede Leibnitz retrouvée dans
un commentaire païen; voilà enfin le conte de Candide, et le terrible esprit de
Voltaire, réfutés douze cents ans d'avance par un Alexandrin du v^ siècle.
Depuis long-temps, l'importance philosophique de Proclus avait été recon-
nue. .MarsileFiciu, Lauibecius, plus récemment Diderot, Brucker, Burigny,
ontétudiéet diversement jugé ses écrits. 'SI. Cousin l'a loué éloquemment; il a
publié ses œuvres, et cette réhabilitation digne et complète, ce souvenir du
maître, a rendu à Proclus une place éminente et rappelé vers lui les méditations
des esprits sérieux. ]M. Simon ne pouvait donc, en étudiant le commentaire sur
le Timée, appliquer plus heureusement, plu-; utilement, des facultés philoso-
phiques vraiment hors de ligne. Son travail , qui s'est produit sous la forme
modeste d'une thèse pour le doctorat, atteste une connaissance profondément
réfléchie de la philosophie antique. Il éclaire d'une lumière vive et nouvelle
une œuvre long-temps admirée et vouée, après de longs siècles, à un injuste
oubli. Il restitue en même temps deux autres connnentaires qui ont aussi leur
importance, ceux de Porphyre et de .Tamblique, et il confirme de grandes et
belles doctrines. La critique ne saurait trop vivement encourager ^I. Simon à
poursuivre ses fortes études. Son enseignement à la Faculté des lettres, l'évi-
dente supériorité de son premier travail , lui assurent, dès le début, un rang
distingué. On pourrait peut-être lui adresser quelques observations sur sou
style qui manque un peu déconcentration et de rigueur; mais cela serait peu
grave : il importe surtout de constater sa valeur réelle connue esprit philoso-
phique, ses succès mérités comme professeur; et certes, c'est une chose rare à
noter qu'un succès réel dans les sciences spéculatives; car il n'en est point de
la philosophie comme de cette érudition banale, accessible pour tous, qui,
de nos jours, a gagné un nom à bien des gens, en faisant de l'Académie des
Inscriptions, à de rares mais très honorables exceptions près, une sorte de
champ d'asile pour les médiocrités. La philosophie implique l'intelligence, et,
(juelle que soit l'apparente indifférence de notre temps, elle gardera toujours,
avec la poésie, sa première place.
V. DE M.4.RS.
ESPARTERO
Les destinées de l'Espagne sont en ce moment à la merci d'un
homme. La puissante monarchie de Philippe II, travaillée depuis
près d'un siècle par les idées qu'elle était si long-temps parvenue à
écarter, est arrivée à cette période hien connue des pays en révolu-
tion, où l'ancienne société étant détruite sans que la nouvelle soit
formée , la force seule peut mettre un peu d'ordre matériel dans la
confusion des principes, des lois, des partis et des mœurs. Un soldat
de fortune est maintenant en Espagne investi de cette terrible puis-
sance du sabre; de l'usage qu'il en fera dépend l'avenir de son pays.
En le voyant à cette hauteur critique où chacune de ses volontés est
attendue par tout un peuple et doit laisser une forte trace dans l'his-
toire, on éprouve naturellement le besoin de se demander qui il est,
d'où il vient, et quelles lumières peuvent donner ses antécédens sur
la direction qu'il va prendre.
Don Baldomero Espartero, comte de Luchana, duc de la Victoire,
duc de Morella, grand d'Espagne de première classe, capitaine-gé-
néral d'armée (i), généralissime des armées espagnoles, commandant
de la garde royale extérieure (2; , chevalier de la Toison-d'Or, grand'-
(1) Ce qui équivaut, à la dignité de maréchal en France.
(2) Il y a en Espaj^ne deux giirdes royales, la garde royale extérieure, qui fait
partie de l'armée, et Vintérieure, qui est plus spécialement chargée de la garde de
la personne du souverain.
TOME XXIII. — 15 AOUT 1840. 33
518 REVUE DES DEUX MONDES.
croix des ordres de Charles III, d'IsabelIe-la-Catholique , de Saint-
Ferdinand et de Sainte-Hermenégilde d'Espagne , grand'-croix de la
Légion-d'Stonneur de France, de l'ordre de la Tour et du Glaive de
Portugal, et dit-on aussi de l'ordre du Bain d'Angleterre (1), naquit
en 1792 à Granatula, petit bourg non loin de la ville d'Alniagro, dans
la province de la Manche. Son père, Antoine Espartero, était char-
ron , d'autres disent charretier. Le jeune Baldomero , le dernier d'une
famille nombreuse, fut destinéde bonne heure à l'état ecclésiastique.
Son frère aîné. Manuel Espartero, qui était alors simple religieux
franciscain dans un couvent de Ciudal-lleal, et qui est mort en 1839 à
Madrid, chapelain honoraire de la reine et chanoine de Saint-Isidore,
le prit auprès de lui, dès qu'il commença à grandir, pour soulager
leurs parens et lui faire faire ses études.
Peu de temps après, en 1808, les Français envahirent l'Espagne.
Espartero avait alors seize ans; il prit part à l'élan général de la
nation, et s'ernôla comme simple soldat dans un bataillon presque
entièrement composé d'étudians ou séminaristes , et qu'on appelait
pour ce motif /e Sacré, r/ Sar/mc/o. Rien n'est plus commun en Espagne
que ce brusque passage de la vie ecclésiastique à la vie militaire.
L'église et l'armée ont cela de commun, qu'elles attirent également
les jeunes gens pauvres qui cherchent fortune. Dans un pays sans
industrie et dont toutes les terres sont immobilisées entre les mains
des familles nobles et des corporations religieuses, il n'y a d'autre
moyen de faire son chemin que de devenir homme de loi , prêtre
ou soldat. Aussi les alDnités sont-elles très étroites entre ces trois
professions, surtout entre les deux dernières, qui flattent égale-
ment l'imagination nationale. Au premier signal de guerre, cette
population jeune et ardente des universités , qui ne cherchait dans
l'étude de la théologie que le moyen d'avoir de quoi vivre, jette
là le froc et court aux armes. Tout esfndiantp, sachant nécessaire-
ment lire et écrire , a les plus grandes chances de devenir sous-offi-
cier, officier même, et en voilà plus qu'il n'en faut pour détourner
bien des vocations religieuses.
La plupart des volontaires des bataillons sacrés furent successive-
ment envoyés avec différens grades dans les régimens. Grâce à la
protection d'une vieille marquise andalouse, chez laquelle son frère
(1) Il parait certain que le gouvernement anglais venait de donner l'ordre du Bain
à Espartero lorsque les évènemens de Barcelone ont éclaté; craignant d'être accusé
de connivence dans ces évènemens, lord Palmerston a suspendu l'envoi des insignes.
ESPARTERO. 519
s'était retiré après l'invasion , Espartero entra dans l'école militaire
établie dans l'île de Léon. 11 sortit de cette école avec les épaulettes
de sous-lieutenant, mais alors la guerre contre Napoléon venait de
finir. Une expédition (tait sur le point d'être dirigée contre les colo-
nies espagnoles insurgées de rAméri(iuc du Sud; Espartero, ne sachant
que faire, se présenta au général don Pablo jVlorillo, qui était chargé
du commandement de cette expédition, et obtint d'en faire partie.
Au moment où l 's officiers mettaient le pied sur le vaisseau qui devait
les transporter en Amérique, ils avançaient d'un grade. Espartero pro-
fita, comme les autres, de ce privilège; il sut de plus se rendre utile
dans la traversée au général Morillo, qui le plaça dans son état-major.
Naturellement très brave, il fit rapidement son chemin pendant la
guerre. Appelé à la tète d'un bataillon, il combattit vaillamment,
en 1817, dans l'affaire de Supachui, où le chef des insurgés La Ma-
drid fut complètement battu. Xomnié lieutenant-colonel, il battit au
mois de mai 1818 le corps des insurgés de Kueto dans les plaines
de Majocayo. En 1819, il contribua efficacement à la soumission de
la province de Gochabamba, et poursuivit, conjointement avec le gé-
néral Seoane, les insurgés de cette province pendant cinquante-six
jours. En 1823, il était colonel, et il assista comme tel, le 19 janvier, à
l'affaire de Torata, où il fut deux fois grièvement blessé. Mais le prin-
cipal emploi de son temps dans cette expédition, ce fut moins la
guerre que le jeu ; il y gagna une fortune considérable.
La fureur du jeu était la passion domi riante de l'armée expédi-
tionnaire. Généraux, officiers et soldats jetaient tout leur avoir sur
une carte. Espartero était le plus beau joueur et le plus heureux
de toute l'armée; beaucoup de géiiéraux et d'ofliciers supérieurs lui
devaient sur parole des sommes énormes, et tous n'avaient qu'à se
louer de sa courtoisie. On raconte qu'il gagna dans une seule soirée,
au général Canterac, jusqu'à seize mille onces d'or, plus d'un million
de francs de notre monnaie. En sortant avec Espartero de la maison
où ils avaient joué, Canterac lui dit : .le vous dois seize mille onces
d'or, je vais faire en sorte de vous les payer. — Vous me deviez cette
somme, répondit Espartero, quand nous étions encore assis autour
de la table du jeu ; mais ici vous ne me devez plus rien. — C'est peut-
être à cette vie de hasard qu'il faut attribuer la formation du carac-
tère qu'a montré depuis Espartero, caractère mêlé d'énergie, d'apa-
thie et de ruse, comme celui de tous les joueurs de profession. C'est
aussi dans ce même temps, et pendant ses succès au jqu, (ju'Espar-
tero acquit une grande habileté dans le maniement de toutes sortes
33.
520 REVl-E DES DEUX MONDES.
d'armes. Sachant à quoi il s'exposait par ses gains extraordinaires, il
devint très adroit au couteau, au fleuret, au sabre et au pistolet.
Mais ces exercices furent les seuls qu'il cultivAl ; il ne s'occupa nidle-
ment d'études militaires et ne mérita (pie le lenom d'uFi l)on officier
de cavalerie.
Tous les officiers qui ont pris part à cette guerre d'Amérique, de
1815 à IS'i'i., ont formé à leur retour en Espagne une sorte de con-
fédération. Eux seuls avaient porté les armes durant cette période, et
composaient la première génération militaire après celle de la guerre
de rindépcndance. Presque tous les généraux qui ont occupé depuis
de hauts emplois, Yaldès, Rodil, Maroto, Canterac, Seoane, Garra-
tala , Lopez , Narvaez , Ferraz , >'il!alo!)os, Alaix , Araoz , Aldama , etc.,
en étaient, aussi bien qu'Espartero. On les appelle ironiquement en
Espagne les aijacuchoa, du nom de la désastreuse capitulation d'Aya-
ciicho, qui mit fin à la guerre en même temps qu'à la domination
espagnole dans l'Amérique du Sud. Ouoiqu'ils aient, comme on voit,
peu à se glorifier de leurs communs souvenirs, ils sont de tout temps
restés très unis, même en s'enrôlant dans les partis les plus opposés,
et cette union , que nous aurons plusieurs fois à rappeler dans le
cours de ce récit, sert à expliquer bien des évènemens de la vie
d'Espartero , entre autres le plus grand de tous, la fameuse convention
de Bergara.
Don Baldomero avait donc, à son retour d'Amérique, en 182V, le
grade de colonel et une grande fortune. Comme il était chargé de
rapporter les drapeaux conquis dans la campagne, il reçut, en arri-
vant en Espagne, le grade de brigadier; puis il fut envoyé au dépôt
de Logrono. Là, il fit connaissance avec la charmante sefiora Jacinta,
fille unique et héritière d'un riche propriétaire du pays, M. Santa-
Cruz, et l'épousa malgré la volonté de son père. Le ministre de la
guerre, Zombrano, fenvoya bientôt après à Palma, dans l'île de
Majorque, à la tète du régiment de Soria. Il y resta pendant plusieurs
années, venant de temps en temps sur le continent avec sa femme,
dont la grâce et la beauté devinrent célèbres à Barcelone. Il se lia
d'amitié dans cette ville avec Elio, qu'il devait plus tard trouver en
face de lui en Navarre; dès ce temps aussi, on put voir ses préfé-
rences marquées pour tous ceux qui appartenaient à la coterie des
ayacuclins.
Aussitôt après la mort de Ferdinand Vil , il se déclara en faveur de
la reine Isabelle II; et, lorsque la guerre civile éclata, il fut appelé
à l'armée du nord en qualité de commandant-général de la province
ESPARTERO. 521
de Biscaye. On sait combien les premières années de la guerre civile
furent désastreuses pour les troupes constitutionnelles : Espartero ne
fut pas plus heureux que les autres chefs christinos. Entre autres
échecs, il fut complètement battu par une des divisions de l'armée de
Zumalacarreguy à la descente de Descarga, près de Villaréal. On ne cite
guère de lui à cette époque qu'un engagement heureux contre Gomez
en Galice. Il accrut néanmoins, en payant bravement de sa personne
dans les occasions les plus périlleuses , sa juste réputation de bravoure,
etdevint successivement maréchal-de-camp et lieutenant-général. Tant
que l'armée eut devant elle le héros carliste , Zumalacarreguy, elle fut
impuissante contre l'insurrection, qui grandissait toujours. Un an
même après la mort de ce terrible ennemi , survenue le 25 juin 1835,
l'affreux désordre qu'il avait jeté dans ses rangs se prolongeait encore.
Six généraux en chef, Saarsfield, Quesada, Rodil, Valdès, Mina,
Cordova, avaient successivement échoué; l'indiscipline et la démo-
ralisation étaient partout]; on pouvait dire que la reine n'avait plus
d'armée. Quand arrivèrent les évènemens de laGranja, le général Cor-
dova se hâta de résigner le commandement et de se retirer en France;
il n'y avait guère alors à l'armée, dans l'état de dissolution où elle
était, qu'un seul général qui pût être mis à sa place : c'était Espar-
tero. Un décret en date du 17 septembre 1830 le nomma général en
chef de l'armée d'opérations du nord , vice-roi de Navarre et capi-
taine-général des provinces basques.
C'est ici le moment d'examiner la valeur militaire d'Espartero.
A considérer les résultats, cette valeur est grande. D'une armée
battue et presque détruite, il a fait une armée pu'ssante et victo-
rieuse; il a terminé une guerre civile qui avait usé, avant lui , toutes
les forces de l'Espagne constitutionnelle. On n'obtient pas de pareils
succès sans avoir une portée réelle, mais il faut convenir aussi que les
circonstances l'ont bien servi. Il est arrivé au moment où l'unité
vigoureuse imprimée à l'insurrection par Zumalacarreguy commen-
çait à se dissoudre; les rivaîit,''S jalouses et les dissensions intestines
du quartier royal de doii Carlos ont été ses premiers auxiliaires. Il en
a eu d'autres dans son propre parti, que n'avaient pas eus ses prédé-
cesseurs. L'Espagne révolutionnaire n'avait pas voulu croire d'abord
à la gravité de la révolte carliste; elle s'était amusée à se passer toutes
ses fantaisies politiques, sans trop s'inquiéter de la guerre civile,
qu'elle espérait étouffer sans peine. Quand Espartero devint général
en chef, cette illusion avait disparu; on savait enfin que la grande
affaire du gouvernement de la reine, c'était de tenir tête à don Carlos,
522 REVUE DES DEUX MONDES.
et on était bien résolu à s'en occuper exclusivement, à y consacrer
toutes les ressources du pays, ce qu'on fit réellement.
Malgré ces moyens de succès qui n'ont appartenu qu'à lui , Espar-
tero a rais près de quatre ans à en finir avec l'insurrection, A part sa
bravoure dans l'action, qui n'a jamais été contestée, il a montré
beaucoup plus les qualités d'un temporisateur, d'un négociateur, que
celles d'un homme de guerre. Encore a-t-il souvent abusé de la tem-
porisation. Atteint d'une inflamniation chronique de la vessie, il passe
sa vie dans son lit. C'est au lit qu'il dicte ses plans, qu'il entend les
rapports de son état-major, qu'il ordonne les manœuvres; c'est au lit
qu'il reçoit les députations, les adresses de félicitations, les couronnes
de laurier. Il n'est pas étonnant qu'il s'y endorme aussi quelquefois.
Son état ne lui permet pas de supporter la moindre fatigue; ses sol-
dats racontent qu'ils l'ont vu souvent, quand une marche était un
peu longue, forcé par la douleur de descendre de cheval et de se
rouler à terre en poussant des cris aigus. Son caractère est, comme
sa santé, un mélange d'intermittences fiévreuses et de longues pé-
riodes de marasme. L'activité continue lui déplaît au moins autant
qu'elle lui est nuisible. Partout ailleurs qu'en Espagne , un pareil
général serait impossible.
Il lui est souvent arrivé de lasser jusqu'à la patience de ses com-
patriotes, et cependant les Espagnols aiment à attendre. Quand il n'y
aurait, pour le prouver, que l'éternel exemple du temps qu'ils ont mis
à chasser les Maures, il ne serait guère permis d'en douter; ils n'ont
paru, durant sept cents ans, nullement pressés d'en iinir, et l'on au-
rait dit qu'eux-mêmes prenaient plaisir à faire durer la guerre. Es-
partero a mis à une rude épreuve cette vertu nationale. Chacune de
ses opérations militaires a été suivie de plusieurs mois d'immobilité
absolue. L'opinion publique se soulevait de temps en temps; les cor-
tès tenaient une séance secrète pour délibérer sur cette inaction du gé-
néral en chef; on lui envoyait des députés pour le presser, mais cette
mission, quoique renouvelée de celle des représentans du peuple aux
armées sous la convention, n'avait aucun effet. Puis, comme après
tout Espartero finissait toujours par a\oir un succès, le fatalisme na-
tional reprenait le dessus , et la nation , comme le général, se reposait
sur un bulletin.
Le premier et le plus grand succès militaire qu'il ait obtenu depuis
qu'il est général en chef, c'est la victoire de Luchana , qui amena la
déUvrance de lîilbao. Il débuta par là dans son commandement, et ob-
tint du premier pas son plus beau titre. Or il est certain que les troupes
ESPARTERO. 523
auxiliaires anglaises eurent la plus grande part à cette affaire, et
qu'elles y mirent, en quelque sorte, la victoire sous la main d'Espar-
tero. Voici comment les choses se passèrent.
Après avoir échoué une première fois devant Bilbao, les carlistes
avaient mis de nouveau le siège devant cette ville avec toutes leurs
forces. Ce siège durait depuis plusieurs mois , et la résistance héroïque
des habitans de Bilbao devenait de plus en pius pénible. Espartero était
venu au secours de cette ville avec 18,000 hommes; mais il restait
en observation sur la rive droite du Xervion , en vue de la ville de
Bilbao, sans la débloquer. La famine augmentait cependant dans la
ville; les munitions s'épuisaient, et le gouverneur, qui était en com-
munication avec le général en chef par des signaux télégraphiques ,
lui demanda : — Espartero est-il donc venu pour être témoin de la
ruine de Bilbao? — Espartero ne bougea pas.
Il y avait alors, en rade de Bilbao, deux bâtimens de guerre an-
glais qui débarquèrent environ cent cinquante artilleurs commandés
par le colonel Wilde, le major Colqulioun, le capitaine Lapidge, et
le lieutenant Lehardy. Ces artilleurs élevèrent, dans la soirée du 22,
et servirent dans la matinée du 23 décembre 1836, une batterie dirigée
contre une des batteries carlistes. La batterie ennemie fut démontre,
et dix-sept hommes y furent tués. Le 2ï, le colonel Wilde et le capi-
taine Lapidge proposèrent au général Espartero de faire passer le
Nervion par une partie de l'armée au-delà du pont brisé de Luchana,
ce qui l'ut accepté. Les troupes furent placées sur des trains de bois;
ces trains, manœuvres par des soldats de la marine anglaise, étaient
commandés par des olficiers anglais monti's sur les chaloupes du
Ringdove et du Sarasin. La flottille traversa le fleuve sous les yeux
et sous le canon de l'ennemi. Les carlistes occupaient, sur l'autre
rive, les hauteurs de Luchana, qu'ils avaient fortifiées. Espartero
était malade; quand il apprit que ses troupes avaient débarqué, il
sortit de son lit pour se mettre à leur tête , et emporta bravement
avec elles, au milieu de la nuit, toutes les positions de l'ennemi.
Le 25, Bilbao était libre.
Tel fut le fait d'armes qui valut à Espartero le titre de comte de
Luchana et les témoignages de recomiaissance et d'admiration de
toute l'Espagne. Sans les Anglais, l'admirable population de Bilbao
aurait certainement succombé. Dans une autre circonstance, Es-
partero compromit gravement par ses lenteurs la reine et la capitale.
Nous voulons parler de l'expédition de don Carlos sur Madrid. Quand
le prétendant sortit des provinces, Espartero, comptant sans doute
524 REVUE DES DEDX MONDES.
sur les forces disséminées dans l'Aragon et la Catalogne, ne le suivit
pas. Il le laissa arriver ainsi jusqu'aux portes de Madrid, et ne sortit
de son repos que lorsque la capitale vit ses faubourgs occupés par les
soldats de Cabrera. Il accourut alors en toute hâte au secours de Ma-
drid; mais, si don Carlos avait eu plus de résolution, il serait arrivé
trop tard. Il trouva l'armée carliste en pleine retraite ; ses troupes
entrèrent par une des portos de la ville et sortirent immédiatement
par l'autre, pour se mettre à la poursuite de l'ennemi.
Nous avons dit ce qu'il y a eu d'exagéré dans le système de tem-.
porisation suivi par Espartero; nous allons dire maintenant ce que
ce système avait de sage. Quand le commandement en chef fut
donné à Espartero, il ne trouva que le débris d'une armée, et ce dé-
bris était le dernier espoir du trône constitutionnel. Le moindre échec
eût été irréparable pour un gouvernement épuisé. Espartero dut se
faire un devoir de ne rien risquer qu'à coup sûr ; il dut songer, avant
tout, à recomposer une armée. La désorganisation était telle que les
généraux étaient en révolte permanente contre leur chef, les officiers
contre les généraux, les soldats contre les officiers. D'horribles mas-
sacres avaient lieu dans le sein même des troupes constitutionnelles;
la mort des gén'raux Saarsfield et Escalera, assassinés par leurs
propres soldats, avait révélé combien le désordre était profond et
effrayant. Espartero a mis sans doute trop de temps à guérir ces
maux; mais enfin il les a guéris, et ce n'est qu'à force de circon-
spection et de prudence qu'il a pu y parvenir.
Un de ses premiers soins fut de punir les assassins dePampelune et
de ^liranda. 11 dissimula d'abord l'horreur que lui inspiraient ces
atroces attentats, et attendit pour les venger qu'il eût rétabli un peu
de confiance dans l'armée; puis, dès qu'il se crut sûr de l'obéissance,
et que l'esprit militaire fut un peu relevé par quelques avantages sur
les carlistes, il se lit justicier, et avec un appareil aussi inattendu
que hardi.
En passant à Miranda de Ebro, le 30 octobre 1837, il fit former en
bataille la division de la garde royale infanterie, la seconde et la troi-
sième divisions de l'armée, les batteries volantes de campagne, et le
régiment provincial de Ségovie. S'étant placé au milieu du carré
formé par ces troupes, il leur fit sentir l'énormilé du crime qu'elles
avaient commis; dix soldats reconnus pour être les principaux au-
teurs de l'attentat contre Escalera, furent extraits des rangs; Espartero
leur fit a Iministrer les secours de la religion , et les fit fusiller; puis
il fit défiler l'armée autour de leurs cadavies, déclarant que, s'il
ESPARTERO. 525
n'avait pas fait décimer le régiment tout entier, c'était à cause de la
belle conduite qu'il avait tenue à Valladolid.
Arrivé à Pampt'lune dix jours après, il en fit autant. Quand les
troupes furent formées en carré sur les glacis de la citadelle, il les
menaça de les faire décimer, si on ne lui dénonçait pas sur-le-cliamp
le nom des coupables : douze soldats furent forcés, par leurs cama-
rades, de sortir des rangs. Alors l'on vit paraître dans le carré le
colonel Léon Iriarte, qu'on avait envoyé chercher par un adjudant.
Dès qu'Espartero l'aperçut, il lui dit à haute voix: «Le public croit
que votre seigneurie est coupable de l'assassinat de Saarsfield. — Je
suis innocent, mon général, répondit Iriarte. — Si vous l'êtes,
répondit Espartero, je m'en réjouirai ; si vous ne l'êtes pas, votre sei-
gneurie aura rendu compte à Dieu dans deux heures. » On apporta
aussitôt une table et des sièges; le conseil de guerre entra en séance;
des témoins furent entendus ; les prévenus furent interrogés devant
toute l'armée, et le colonel Iriarte, le commandant Barricat, les
sergens Châtelain , Valero, Lopez et Villagarcia furent fusillés.
En même temps qu'Espartero jouait sa tête dans ces scènes tra-
giques, il employait toutes sortes de moyens pour se concilier l'affec-
tion des troupes. Aucun général ne s'était montré aussi soucieux que
lui du bien-être du soldat; il fotiguait les ministres de ses réclamations
pour la paie, la nourriture, l'habillement et le recrutement de l'armée.
Enfin, quand il eut temporisé ainsi pendant près de deux ans, réor-
ganisant l'armée de son mieux, et bornant tous ses efforts à empê-
cher les carlistes de sortir de leurs positions, il prit vaillamment l'of-
fensive au printemps de 1838. Le général carliste Negri avait pénétré
dans laCastille à la tête d'un corps expéditionnaire; Espartero marcha
sur lui, l'atteignit le 27 avril près de Burgos, et l'écrasa. Ses bagages
et son artillerie tombèrent au pouvoir du vainqueur; lui-même ne se
sauva qu'avec (luelquos cavaliers, après avoir perdu dans son expé-
dition près de cinq mille hommes.
Le 18 juin suivant, Espartero était devant Penacenada avec seize
bataillons, quatre escadrons et vingt-quatre bouches à feu de tout
calibre. Le 20, il était maître de la ville. Deux jours après, le général
en chef carliste Guergue étant accouru avec quinze mille hommes,
Espartero le défit complètement et lui fit huit cents prisonniers. Le
succès de cette affaire fut décidé par une charge de quatre esca-
drons de hussards, conduits au feu par Espartero en personne. Il se
disposa ensuite à attacjuer Estella, et il aurait certainement obtenu dans
cette attaque un nou\ eau succès , quand le désastre d'Oraa devant
526 REVUE DES DEUX MONDES.
Morella vint changer la face des affaires. Le découragement rede-
vint encore une fois général, et Espartero eut recours à sa tactique
ordinaire en pareil cas : il s'arrètii pour attendre que; l'armée eût
repris courage.
Il avait alors un motif de plus pour revenir à son attitude d'obser-
vation. De tout temps, il avait espéré finir la guerre par une transac-
tion. Dans une proclamation publiée par lui et adressée aux provinces
basques, peu après la levée du siège de Bilbao, on trouve la première
idée d'un arnmgement dont la concession de^fueros serait la base.
Depuis, il n'avait pas cessé d'entretenir sur ce sujet des correspon-
dances avec quelques chefs carlistes, et en particulier avec Élio et
Zarariateguy, qu'il croyait plus accessibles que d'autres à ces idées.
Après la défaite de Penacenada, il y eut une révolution dans l'armée
carliste; Guergue se retira, et Maroto devint général en chef. Or, Ma-
roto étant ayacucho, et, con^me tel, l'ancien compagnon d'armes
d'Espartero, celui-ci ne douta plus dès-lors du succès de ses plans.
Des négociations secrètes s'ouvrirent en effet, elles furent menées
de part d'autre avec une extrême réserve; mais il n'en fut pas moins
naturel de suspendre tacitement les hostilités. Cette suspension dura
plusieurs mois.
Cependant l'effet produit par la défaite de Morella s'était dissipé,
et Espartero crut le moment venu de presser par une victoire la con-
clusion des négociations qu'il avait entamées. Les carlistes avaient
long-temps travaillé à fortifier les positions vraiment formidables de
la Peûi del Moro, de Ramalès et de Guardamino. Ces positions les
rendaient en quelque sorte maîtres de Santander et leur permettaient
de faire à volonté des excursions en Castille. Espartero, à la tète de
trente mille hommes, s'en empara dans les derniers jours de mai 1839;
les carlistes y eurent six cents hommes mis hors de combat; ils per-
dirent sept pièces d'artillerie , six cents fusils , un magasin à poudre
et un grand nombre de projectiles. Ce fut à l'occasion de cet avan-
tage qu'Espartero fut nommé, par décret du 1" juin , grand d'Espagne
et duc de la Victoire.
On sait quels sont les faits qui ont suivi. La convention de Bergara
a été signée le 29 août, et le 15 septembre don Carlos a été forcé de
se réfugier en France. Fidèle à son système d'expectative, Espartero
a attendu encore; un hiver avant d'attaquer Cabrera. L'hiver passé,
il n'a presque plus trouvé de résistance, et la faction d'Aragon, de
Valence et de Catalogne a été détruite presque sans coup férir. La
pacification de l'Espagne est maintenant complète.
ESPARTERO. 527
Telle a été en résumé la vie militaire d'Espartero ; nous en avons
dit rapidement le fort et le faible. S'il s'est montré timide comme
général en chef, il n'a du moins jamais été vaincu, et aucun de ses
pas en avant n'a été suivi d'un pas en arrière. Sa manière n'est pas
celle des grands capitaines, mais elle n'en mène pas moins au succès,
lentement et sûrement. L'esprit espagnol n'est pas toujours tourné à
l'enthousiasme ; il a aussi une forte tendance au bon sens le plus vul-
gaire. C'est cette dernière qualité que représente Espartero. Malgré
l'exagération pompeuse de quelques-unes de ses proclamations, il
n'a rien de grand ; il a réussi par les petits moyens. Du reste , cette
partie de sa carrière paraît terminée, et nous avons maintenant à le
suivre sur un autre théâtre où il doit figurer exclusivement désor-
mais, la politique. Cette dernière épreuve décidera du rang qu'il
occupera dans l'histoire.
Les hommes politiques de l'Espagne constitutionnelle se divisent,
comme on sait , en deux grands partis connus sous le nom de parti
exalté et de parti modéré. Les exaltés sont les révolutionnaires ardens,
ceux qui veulent pousser l'Espagne le plus loin possible dans les
voies démocratiques ; les modérés sont , au contraire , les hommes de
la résistance , ceux qui , tout en adoptant les idées modernes, veulent
en limiter l'application. Les exaltés espagnols sont en très petit
nombre , mais ils ont pour eux l'énergie , l'audace , la persévérance
et cet entraînement qui s'attache par tout pays à quiconque se pré-
sente cx)mme l'apôtre par excelience de la liberté et du progrès. Les
modérés s'appuient au contraire sur la presque totalité de la nation ,
que les expériences politiques fatiguent; mais ils manquent d'orga-
nisation, d'habileté, et surtout de cette initiative vigoureuse qui a fait
triompher, sous M. Casimir Périer, le juste-milieu français.
Dans cette situation , aucun des deux partis n'a pu parvenir jus-
qu'ici à dominer complètement en Espagne. L'activité des exaltés
tient en échec les forces supérieures des modérés, et leur fait subir
de temps en temps de cruelles défaites. D'un autre côté, la masse
modérée pèse sur les exaltés, et triomphe lentement par son inertie
de leurs plus violens efforts. L'histoire d'Espagne depuis sept ans
n'est pleine que d'actions et de réactions. Quand les modérés tiennent
le pouvoir, les exaltés finissent toujours par le leur enlever dans un
coup de main hardi , et quand les exaltés semblent le plus près de
l'emporter, leur victoire est d'abord atténuée, puis peu à peu détruite
par le sourd travail des idées modérées. Tous les pays constitutionnels
sont soumis à ces oscillations de pouvoir; mais nulle part elles ne
528 REVUE DES DEUX MONDES.
sont plus marquées et en quelque sorte plus périodiques qu'en
Espagne, depuis la mort de Ferdinand VII.
En ne parlant pas du ministère de M. Zéa Bermudez, qui occupe
une place à part dans l'histoire de la révolution espagnole, il y a eu
jusqu'à prtsent presque autant de succès pour un parti que pour
l'autre. L'administration modérée de ^1. Martinez de la Rosa, con-
tinuée par M. de Toreno, a amené le mouvement des provinces et la
fameuse insurrection des juntes qui a porté aux affaires M. Mendizabal
et les exaltt's. Le ministère de M. Mendizabal a été renversé par le
ministère Isturitz, le plus énergique effort qui ait encore été tenté
par les modérés. Le ministère Isturitz a succombé à son tour devant
les évènemens de la (iranja et la proclamation de la constitution de
1812. Le ministère Calatrava , né du succès des exaltés à la Granja,
a tenu les affaires pendant un an ; après lui est venue une série de
ministères faibles, sans autorité, mais appartenant tous plus ou moins
à l'opinion modérée, dont le dernier vient de s'abîmer à Barcelone
devant l'émeute organisée par les exaltés.
Le personnel et les ressources des deux partis sont très diffé-
rens, comme leurs principes. La plus grande force des modérés est
dans le pouvoir royal, le plus puissant des élémens d'ordre qui soit
encore resté debout en Espagne. La reine Christine, femme d'es-
prit et de courage, a souvent donné à ce parti la résolution qui lui
manque; mieux que personne, elle sait tenir tète au péril et trouver
des moyens pour le conjurer. Les modérés ont de plus pour eux toute
la noblesse, tous les hommes éprouvés par les affaires, tous les riches
propriétaires qui ne sont pas carlistes, tout ce qui ressemble en Es-
pagne à une bourgeoisie , en un mot tous les intérêts. Les exaltés
n'ont qu'une arme contre tant d'adversaires, mais elle est terrible :
c'est l'arme des sociétés secrètes. Les anciens francs-maçons du temps
de l'empire ont conservé leur organisation, dont n'a pu triompher
la poursuite (enarc de Ferdinand Vil, et s'appuient sur des sociétés
nouvelles sorties de leur sein, comme celles des Coi/inni7i/'ros, des
Carbonari , du Centre iiniccrsel , de la Jeune Espagne, des Larmes
de Torrijos, des Isabelinus, des ]'en[/enrs (VAliband , de la Sainte-
Hermandad, etc., qui couvrent l'Espagne de leurs ramifications. C'est
là que les exallés se recrutent.
Ces deux partis, qui luttent ainsi dans l'intérieur de l'Espagne,
cherchent naturellement des points d'appui à l'extérieur. Le parti
modéré est Irançais par excellence; le parti exalté est anglais. Plu-
sieurs causes ont amené cette distinction nouvelle, qui est aussi es-
ESPARTERO. 52Î)
sentielle aux deux partis que leur signification intérieure, et que rien
ne pourra dc'tmire tant qu'ils dureront. D'abord, le premier noyau
du parti modéré a été composé d'iiommes compromis (ians l'admi-
nistration impériale française, et qui sont connus pour ce fait en Es-
pagne sous le nom d'Afmncesados. Ensuite, le moment où s'est formé
ce parti a coïncidé avec les premières années de la révolution de
juillet, époque où la France, se modérant elle-même au milieu
d'un ébranlement formidable, a dcnné à toutes les révolutions du
monde l'exemple de la réflexion et de la sagesse après l'entraînement
et le combat. Il est désormais dans la nature même de l'esprit fran-
çais, rentré dans ses voies après bien des secousses et ramené au
vieux bon sens gaulois par l'expérience, de sympathiser avec tout
ce qui est raisonnable et sensé, et d'attirer à lui, de tous les points
du monde, les intelligences droites et calmes, qui répugnent à la
ibis à tous les extrêmes.
En même temps que les modérés tendaient vers la France, les
exaltés se tournaient vers l'Angleterre. Il est de la politique tradi-
tionnelle de l'Angleterre d'être en Espagne unie à tout ce qui peiit
combattre l'influence française, et cette raison aurait suffi, à défaut
d'autres, pour donner aux exaltés l'appui des Anglais; mais il y avait
d'autres raisons encore. Moitié par bonne foi, moitié par machiavé-
lisme, les Anglais ont toujours eu pour principe de soutenir dans les
pays où ils ne dominent pas absolument les partis les plus libéraux.
Leur nation s'honore avec raison d'avoir la première donné au monde
ce spectacle de la liberté moderne, il est tout simple qu'ils prétendent
à se donner partout pour les défenseurs nés de la liberté. Puis,
comme leur but est toujours au fond d'établir en tout lieu leur ascen-
dant et d'ouvrir de nouveaux débouchés à leur infatigable commerce,
ils trouvent pics de facilités pour pénétrer dans les peuples et pour
contenir les gouvernemens, en venant au secours des mécontens et
en prolongeant les dissensions intestines. Cette conduite, qui satisfait
à la fois leurs intérêts et leurs idées, est celle qu'ils ont naturelle-
ment adoptée en Espagne, et l'on a vu long-temps un ambassadeur
anglais à Madrid se faire le centre des complots des exaltés, comme
on voit encore aujourd'hui des agens anglais se répandre partout dans.
la Péninsule et y propager les mêmes opinions.
Tel est l'état véritable de l'Espagne constitutionnelle. D'un côté,
les modérés, la reine, les sympathies pour la France; de l'autre, les
exaltés, les sociétés secrètes, l'impulsion anglaise. Chacun des deux
partis a dû, ccume on pense bien, faire de grands efforts pour se
530 REVUE DES DEUX MONDES.
concilier Espartero. Dans le commencement de sa fortune, le géné-
ralissime a manifesté des préférences pour le parti modéré, et il
n'y avait pas d'injures que les exaîtés ne publiassent alors contre lui.
Depuis, les obsessions et les flatteries dont il a été| entouré, la con-
spiration permanente qui s'est établie au milieu de son état-major, les
résistances qu'il a trouvées dans le gouvernement contre les préten-
tions exagérées de son ambition , l'ont amené à se compromettre peu
à peu avec les exaltés, et ont lini par lui faire faire à Barcelone un
pas décisif qui l'a jeté un moment dans les bras du parti révolution-
naire. Nous allons retracer rapidement les principales phases de ce
changement radical.
Espartero avait pris son commandement peu après les scènes de
la Granja. Il fut témoin de la désorganisation que cet événement
apporta dans toute l'Espagne. I.'acte brutal du sergent Garcia, qu'il
devait imiter plus tard, l'avait révolté; les conséquences de l'admi-
nistration qui suivit ne firent qu'accroître son mécontentement. Placé
à la tête de l'armée dans k s i irconslances les plus difficiles, il vit tout
ce que laissait de vide dans un pays l'absence d'un gouvernement
régulier. Impérieux comme il l'était, et ami de l'autorité, il se pro-
nonça contre le ministère Calatrava, tout en affectant de ne se mêler
que de ce qui le regardait directement, l'armie. Sa première inter-
vention dans les affaires, tout indirecte qu'elle fut, amena la chute de
ce ministère.
C'était au mois d'août 1837. Don ('arlos venait de îever le siège de
Madrid, et l'armée d'Espartero campait aux portes de la capitale
qu'elle était venue défendre. Des officiers de la garde royale, réunis
à Pozuello de Aravaca, firent une adresse à la reine pour demander
le renvoi du ministère. Les m.inistres demandèrent à leur tour que
les auteurs de cet acte d'insubordination fussent punis suivant les
lois militaires; Espartero s'y refusa. Il y eut alors conseil des minis-
tres pour délibérer sur les moyens de rétablir dans l'armée l'ordre et
l'obéissance; ils ne s'entendirent pas et donnèrent leur démission.
Dans cette circonstance comme dans beaucoup d'autres, Espartero
avait laissé faire plus qu'il n'avait fait lui-même. Il n'en eut pas moins,
aux yeux de tous , la responsabilité de ce qui venait de se passer; les
exaltés le traitèrent comme un Cromwell, et les modères lui firent
fête comme à un libérateur, ne songeant pas qu'ils glorifiaient ainsi
un terrible précédent qui pouvait plus tard être tourné contre eux.
Dans le ministère qui fut nommé en remplacement de celui qui
tombait, Espartero était président du conseil et ministre de la guerre.
ESPAUTKRO. 531
Il n'accepta pas et fit nommer à sa place, comme ministre de la
guerre, un homme dont il était sûr, X'ayacucho Alaix. Sa rupture
avec les exaltés n'en fut pas moins complète et prolongée. Le général
Seoane ayant vivement attaqué la conduite des officiers signatairesde
l'adresse anti-ministérielle, Espartero répondit dans les journaux avec
non moins de vivacité. Le nom de i\î. Meudizabal fut mêlé à cette
polémique; il répliqua ; Espartero répliqua à son tour. Dans toutes ces
lettres, Espartero montrait une grande abnégation politique et une
profonde soumission à la reine. Maiiieureusement cette grande mo-
destie cachait un orgueil tout castillan et un intraitable désir de do-
mination qui devait bientôt altérer la bonne harmonie entre le gou-
vernement et lui.
On lui oiïrit souvent d'être ministre; il refusa toujours, mais il en
résulta que son quartier-général devint un pouvoir dans l'état. Il ne
se souvint bientôt plus de l'existence du gouvernement que pour
lui adresser des plaintes amères sur le dénuement où on laissait
l'armée, tandis qu'au contraire la nation s'épuisait pour elle. Il eut
une première discussion avec les ministres, à la fin de juillet 1838,
qui se termina amiablement. Peu à peu, les choses s'envenimèrent;
à mesure que sa puissance militaire croissait, ses prétentions s'aug-
mentaient aussi. Quand les négociations s'ouvrirent pour la conven-
tion de Bergara, il procéda en souverain, sans rendre compte au
ministère. Les ministres n'osèrent pas le rappeler an devoir, mais ils
se promirent de prendre plus tard leur revanche. Les ovations qu'il
reçut à Barcelone, après la retraite de don Carlos, achevèrent de
l'enivrer.
Cependant les élections de 1839 avaient amené dans les cortès une
majorité exaltée, et le ministère de M. Ferez de Castro luttait péni-
blement contre cette majorité. Le gouvernement profita de la force
que la pacification des provinces basques venait de donner au pouvoir
pour dissoudre le congrès et faire appel à de nouvelles élections. En
même temps, le ministère fut modifié dans un sens plus modéré, et
des hommes comme MM. Montes de Oca et Calderon Collantes, con-
nus pour appartenir aux opinions les plus fortement conservatrices,
y furent appelés. Cette modification ministérielle aurait dû être du
goût d'Espartero, car la question qui avait été le plus vivement
débattue entre le cabinet et les cortès dissoutes avait été précisément
celle des furros, que la convention de Bergara avait garanties aux
provinces du nord, et le décret qui reconnaissait ces /weros, obtenu
des chambres avec, beaucoup de peine, avait paru à Madrid le même ■■
532 REVUE DES DEUX MONDES.
jour que le changement de ministèn». Mais cette solidarité politique
du gouvernement et du général disparut devant une question d'amour-
propre. Trois ministres avaient été changés, et parmi eux le ministre
de la guerre, les cortès avaient été dissoutes, des élections nouvelles
avaient été décrétées, et Espartcro n'avait pas été consulté.
Le gouvernement de la reine , il faut le reconnaître , manqua com-
plètement de tact politique en cette occasion. Sans doute, à ne
prendre conseil que des principes, Espartero n'était qu'un général
dont le premier devoir était l'obéissance; mais ce général disposait en
maître de la seule force organisée qu'il y eût dans le pays, il venait
d'exclure le prétendant du territoire national, et il travaillait à paci-
fier le reste de la Péninsule. Sans doute aussi ses exigences étaient
extrêmes, son caractère irritable, ses prétentions souvent abusives;
mais en flattant son orgueil par des preuves de déférence habilement
(vilculées, on aurait pu l'amener à se compromettre en faveur du
remaniement qui venait d'avoir lieu. Dans tous les cas, il ne fallait
rompre avec lui qu'autant qu'on était sûr d'opposer à son ascendant
un ascendant supérieur. Sans se rendre compte de ce qui en résul-
terait , les ministres ne donnèrent communication de leur coup d'état
à Espartero que lorsque tout fut fini, et pendant que les journaux du
gouvernement à Madrid annonçaient arrogamment que l'adhésion
ferme et loyale du duc de la Victoire n'était pas douteuse. Espartero
fut profondément blessé de ce procédé.
C'est par cette brèche que l'intrigue exaltée e.st enfin parvenue à
s'introduire dans le cœur naturellement loyal du généralissime. Il y
8vait auprès d'Espartero un homme qui jouissait de toute sa con-
fiance; c'était le brigadier Linage, qui remphssait au quartier-
général les fonctions de secrétaire, poste très-important en Espa-
gne, où les attributions ne sont pas aussi définies qu'en France. Ce
Linage, qui a été long-temps, sous Ferdinand VII, secrétaire du
comte Casa-Eguia, alors capitaine-général de Galice, est un homme
ambitieux et habile, qui n'appartient en propre à aucun parti, et qui
est prêt à les servir tous. Il est parvenu à se rendre absolument nô-
C43ssaire à Espartero, qui ne voit, ne parle et n'écrit que par lui.
C'est lui qui fait la correspondance privée d'Espartero aussi bien
que ses ordres du jour; quand le généralissime joue au trcsillo,
c'est lui qui donne pour Espartero , qui ramasse les cartes et qui les
nïontre à son maître, nonchalamment couché. Les exaltés avaient eu
,s.>in de s'assurer d'avance de lui, et il n'épargnait rien pour semer
autour du duc de la Victoire des préyentions contre les ministres.
ESPARTERO. 533
Il était aidé et souvent dirigé , dans ses manœuvres au quartier-
général , par des commissaires anglais , qui avaient su se concilier
l'estime et l'amitié du généralissime. Le gouvernement français avait
envoyé aussi des commissaires; mais impuissans contre ces intrigues,
ils étaient sans influence.
Promptement avertis du mécontentement d'Espartero, les exaltés se
hâtèrent de faire tous leurs efforts pour l'exploiter à leur profit. De
sourdes rumeurs ne tardèrent pas à courir sur les rapports du minis-
tère avec le quartier-général , et contribuèrent à aigrir le dissentiment.
Une polémique s'établit dans les journaux sur les dispositions du duc
de la Victoire; enfin , moins d'un mois après la dissolution des cortès,
parut dans le journal exalté d'Aragon la fameuse lettre de Linage.
Dans cette lettre , le secrétaire d'Espartero, tout en ayant soin de
conserver en apparence une situation équivoque et mesurée , se dé-
clarait implicitement contre le ministère. Le duc de la Victoire était
bien loin , disait-il, de prétendre exercer une action quelconque sur
les affaires de l'état, et il éprouvait le besoin de démentir hautement
tout ce qui avait été dit à ce sujet ; mais il était vrai que , selon l'o-
pinion du noble duc, la dissolution des chambres n'aurait pas dû être
prononcée, et que les diverses mutations qui avaient eu lieu dans le
personnel des administrations publiques étaient, toujours au juge-
ment du duc, beaucoup plus nuisibles qu'utiles. La lettre finissait,
comme toujours, par de chaleureuses protestations de dévouement
au trône d'Isabelle II , à la régence de son auguste mère , et à la con-
stitution de 1837.
Cette lettre fit beaucoup de bruit. C'était le pendant de l'adresse
des officiers de Pozuelo. Si Espartero ne l'avait pas dictée, comme
on l'a dit, à coup sûr il l'avait autorisée : ces façons d'agir, détour-
nées et pleines de réticences, étaient tout-à-fait dans ses habitudes.
Quoique le manifeste ne fût pas absolument en faveur des exaltés,
ceux-ci crièrent victoire , et toutes les voix du parti célébrèrent les
louanges d'Espartero d'un bout de la Péninsule à l'autre. Le mo-
ment était des plus critiques, car c'était le moment des élections.
Les deux partis se livraient un combat acharné autour de l'urne
du scrutin, et celui des deux qui pouvait y jeter l'épée d'Espar-
tero si' croyait sûr de la victoire. Les ministres en masse offrirent
leur d.:nission. La reine les pria de garder encore quelque temps
leurs p{ :lefeuilles, et écrivit au duc pour lui demander des explica-
tions. E;partero répondit d'une manière évasive sur le ministère,
mais en renouvelant les plus brùlans témoignages d'une fidélité en-
TOME xxiii. 34
5^4- REVUE DES DEUX MONDES.
thousiaste à la cause des deux reines. Après bien des négociations,
les choses parurent s'arranger; le brigadier Linage, dont le renvoi
avait été demandé, ne fut pas destitué par Espartero, rnnis il écrivit
aux journaux d'Aragon une seconde lettre qui rectifiait et atténuait
sur certains points la première, et les ministres retirèrent leur dé-
mission.
On sait ce qui arriva des élections accomplies au milieu de ces dé-
mêlés; elles produisirent, malgré l'esclandre d'Espartero, une im-
mense majorité modérée. Les ministres furent soutenus par ce succès
dans leur sourde rivalité avec le généralissime. De leur côté, les
exaltés n'épargnèrent rien pour exciter encore les susceptibilités
d'Espartero, afin de regagner par lui le terrain que les élections leur
avaient fait perdre. La première tentative qu'ils avaient faite pour
l'attirer à eux n'avait réussi qu'en partie; ils n'en continuèrent qu'avec
plus d'ardeur leur travail autour de lui. Les journaux et les orateurs
français ayant imprudemment exagéré vers le même temps la part
que la France avait prise à la convention de Bergara, on en profita
pour dire à Espartero que la France voulait le rabaisser, ce qui ne
contribua pas peu à l'irriter davantage, car il est aussi jaloux de sa
gloire que de son pouvoir.
Une alîaire survenue à la fin de janvier 18V0, acheva de brouiller
irrévocablement le ministère et Espartero. Ln homme fatalement
connu dans les fastes sanglans de la révolution espagnole, don Eu-
genio Aviraneta, arriva un jour à Sarragosse, venant de Madrid.
Quoique cet homme eût été dans d'autres temps un des agens les plus
violens du parti exalté, il est certain qu'il avait alors une mission
secrète du gouvernement de la reine. On a su depuis que cette mis-
sion était pour la France , où Aviraneta est venu plus tard la remplir;
mais des avis envoyés de Madrid à Espartero lui avaient aimoncé que
le voyage de cet émissaire avait pour but de provoquer un soulèvement
dans son armée, pour lui enlever son commandement. Dès son arrivée
à Sarragosse, où des ordres venus du quartier-général l'avaient pré-
cédé, Aviraneta fut arrêté et interrogé par le gouverneur militaire.
Il eut beau présenter des passeports parfaitement en règle, il fut jeté
en prison; alors, quand il vit (jue l'alïaire était sérieuse et qu'on ne
plaisantait pas, il se décida à faire usage d'une passe qu'on trouva
cousue dans ses habits.
Cette passe était écrite, dit-on, de la main du ministre de l'inté-
rieur lui-même, et donnait ordre à toutes les autorités civiles et
militaires, non-seulement de porter aide et appui à don Eugenio
ESPARTERO. 535
Aviraneta, mais de lui obéir. Don Tiburcio Zaragoza, gouverneur
militaire de Sarragosse, envoya copie de cette pièce à Espartero, en
lui demandant de nouvelles instructions; Espartero répondit par
l'ordre formel de conduire Aviraneta au quartier-général où il devait
être fusillé. Don Tiburcio se disposa donc à faire enlever le prison-
nier, mais le chef politique refusa de le laisser partir, déclarant qu'il
ne pouvait reconnaître légalement que les ordres du ministre ée
l'intérieur. Dans l'intervalle, une dépêche d'Espartero avait été
adressée à Madrid au ministre de la guerre; de son côté, le chef poli-
tique avait écrit aussi au ministre de l'intérieur, pour demander ce
qu'il devait faire. La réponse arriva courrier par courrier nu quartier-
général; le général Narvaez, ministre de la guerre, répondait à Espar-
tero en confirmant les termes de la passe trouvée sur Aviraneta, et
en ordonnant la mise en liberté du prisonnier, ce qui eut lieu , non
sans une forte explosion de dépit et de colère de la part du duc.
On voit que, dans cette affaire, Espartero, tout puissant qu'il était,
avait eu le dessous : il en conserva un ressentiment implacable. Il a
pu sans doute se convaincre plus tard que le lait qu'on avait prêté
au voyage d'Aviraneta n'était pas fondé, et que la mission de cet
agent secret n'avait rien de commun avec son armée; mais l'orgueil
blessé du généralissime ne voulut rien voir et rien comprendre. Son
autorité avait été méconnue, c'était assez. Les exaltés ont été par
eux-mêmes étrangers à cet incident; il est même à remarquer que
les antécédens exaltés d'Aviraneta, la part qu'il avait prise aux com-
plots les plus révoludoiHiaires, en qualité d'agent des sociétés secrètes,
étaient présentés par Espartero comme des raisons décisives pour
n'a'voir aucune pitié pour lui. L'affaire n'en fut pas moins ce qui pou-
vait arriver de plus heureux aux exaltés; elle fit éclater définitive-
ment les hostilités entre le ministère et Espartero, elle altéra même
le respect profond que le duc de la Victoire affectait pour la reine. 11
est à croire qu'Espartero a commencé dès ce moment à s'éloigner en
secret de la reine Christine; c'était en eflet par l'ordre de la régente
elle-même que les ministres avaient répondu si résolument à ses
demandes d'explications.
Espartero ne tarda pas à donner une preuve éclatante de son irri-
tation. Le moment étant venu de faire des promotions dans l'armée,
il proposa insolemment Linage, l'auteur du fameux manifeste, celui
dont tous les ministres avaient demandé la révocation , pour le grade
de maréchal-de-camp. Quehjues ministres considérèrent cette pro-
position comme une injure et déclarèrent qu'ils ne consentiraient
3'*.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais à se démentir ainsi; les autres pensèrent au contraire que,
puisque le cabinet avait consenti à rester après la publication de la
lettre de Linage, il était engagé sur cette question et ne pouvait pas
se montrer intraitable après avoir cédé. C'était d'ailleurs le moment
où les opérations militaires paraissaient près de recommencer; tout
annonçait que le dernier champion de la cause carliste, Cabrera,
allait être forcé de céder devant l'ascendant vainqueur d'Espartero.
Une rupture avec le généralissime aurait tout remis en question. Le
gouvernement céda; Linage put revêtir l'écharpe de maréchal-de-
camp, et les trois ministres dont l'entrée aux alïiures avait tant cho-
qué Espartero quelques mois auparavant, MM. Narvaez, .Montes de
Oca et Calderon Collantes, se retirèrent volontairement.
Cette concession aurait dû calmer Espartero; elle ne fit que lui
donner plus de confiance. Dans ces divers changemens ministériels,
deux ministres étaient restés debout, le président du conseil , M. Fe-
rez de Castro, et M. Arrazola, ministre de la justice. Tout le ressen-
timent du généralissime se porta sur eux, et il ne songea plus qu'à
les renverser à leur tour, afln qu'il fût bien démontré que nul ne
pouvait résister à son autorité.
Cependant les cortès nouvellement élues s'étaient rassemblées, et
leur esprit fortement modéré s'était manifesté dès leurs premières
discussions. Les ministres crurent le moment venu de frapper un
grand coup, et ils proposèrent le fameux projet de loi sur leso//?/n^a-
mientos, ou municipalités. Par ce projet de loi , rinlluence des exaltés
était ruinée sans retour. D'après le système électoral actuellement
en vigueur, les municipalités exercent une grande action sur les
élections pour le congrès; elles sont elles-mêmes instituées, depuis
les évènemens de la Granja , dans les formes réglées par la constitution
de 1812, c'est-à-dire sur des bases extrêmement démocratiques. La
nouvelle loi , en changeant le système , les enlevait à l'impulsion
des clubs, et tranchait ainsi dans sa racine toute intervention des
exaltés dans I3 gouvernement. Les dernières élections avaient prouvé
que, même aver des municipalités élues sous l'empire de la consti-
tution de 1812, et en présence de l'opposition du tout-puissant
Espartero, l'élan irrésistible de l'esprit public pouvait donner une
majorité modérée; que serait-ce donc quand le pouvoir municipal,
source de l'élection, ne serait plus livré à la multitude!
Les exaltés, sentant bien que c'était là pour eux une question de
vie ou de mort, se disposèrent à livrer un combat à outrance. Leur
dernier espoir était désormais dans le quartier-général ; ils entou-
ESPAKTERO. 537
rèrent plus que jamais Espartero. Au retour de la belle saison, le
généralissime avait repris enfin ses opérations, et les petits ehûteaux-
forts de Cabrera tombaient un à un devant lui. Les journaux révolu-
tionnaires l'accablèrent à ce sujet d'adulations incroyables ; tous les
vieux héros de l'Espagne, tous les grands hommes de guerre du
monde, n'étaient rien auprès du vainqueur de Mirambél et de Castel-
lote. Il est impossible de savoir où s'arrêtaient, au milieu de tant de
triomphes, les rêves orgueilleux de son état-major, provoqués et
encouragés par les sociétés secrètes. C'était presque trop peu de la
puissance suprême pour celui qui effaçait par ses victoires tout l'éclat
des victoires impériales, et le dernier de ses lieutenans pouvait pré-
tendre aux plus hautes destinées !
Ce fut au milieu de ces luttes politiques, compliquées par l'enivre-
ment où le succès jetait l'armée, que la reine-régente signifia brus-
quement au président du conseil la résolution qu'elle avait formée
d'aller prendre les eaux de Barcelone avec sa fille. Le ministère en
fut stupéfait. On tenta les plus grands efforts pour dissuader la reine
de ce projet; elle fut inébraidable.
On a donné beaucoup d'explications de ce voyage royal; voici
quelle est la plus vraisemblable. D'abord l'état de la jeune reine,
qui préoccupe beaucoup sa mère, exigeait réellement l'emploi des
bains sulfureux ; mais ce n'était pas là le seul motif du voyage, car il
y a des bains sulfureux ailleurs qu'à Barcelone. Le véritable but de la
reine Christine, c'était de voir Espartero. Le généralissime lui était
personnellement fort peu connu; elle ne l'avait vu qu'une fois, et
dans un temps où il ne se doutait pas encore de son avenir. Comme
elle n'avait rien épargné pour se l'attacher, elle fondait sur lui beau-
coup d'espérances. Depuis long-temps elle entretenait avec lui une
correspondance privée, qui avait souvent inquiété ses ministres. En
même temps ([u'elle le comblait de titres et d'honneurs, elle avait
attaché à sa personne la duchesse de la Victoire, et lui avait donné
auprès d'elle le premier rang. De son côté, Espartero ne laissait pas
échapper une seule occasion de protester du dévouement le plus
exalté pour sa souveraine, a Je suis Manchego, disait-il sans cesse, du
pays de don Quichotte, et aussi galant chevalier que le héros de Cer-
vantes; la dame de mes pensées est une reine, et, pour la servir, il
n'est rien que je ne sois prêt à faire avec bonheur. »
Ce langage chevaleresque n'avait pas changé au plus fort des
démêlés d'Espartero avec le ministère. Or c'est une tendance natu-
relle aux princes constitutionnels que de se distinguer de leurs mi-
538 REVUE DES DEUX MONDES.
nistres et d'admettre aisément que l'attachement le plus absolu à
leur personne peut se concilier avec l'hostilité envers les hommes qui
gouvernent on leur nom. Quelle (jue fût la sympathie de la reine
Christine pour la ligne politique suivie par son conseil, elle compre-
nait très bien qu'Espartero fût tout autre pour elle que pour ses
ministres. Sans doute aussi elle comptait essayer sur lui cet entraî-
nement qu'elle a presque toujours exercé jusqu'ici sur ceux qui ont
eu l'honneur de l'approcher, et qui tient à la distinction très réelle
de son esprit , unie à la séduction de ses manières et de sa personne.
Que voulait-elle faire du dévouement d'Espartero après s'en être
assurée par elle-même ? C'est son secret. Tout ce qu'il est possible de
dire, c'est que l'union franche et durable des deux seules forces de
l'Espagne, la royauté et l'armée, aurait enfin créé dans ce malheu-
reux pays ce qui lui manque depuis sept ans, un pouvoir, et c'est
sans doute ce que la reine Christine avait senti quand elle se résolut
à aller elle-même au-devant de son armée victorieuse.
Mais elle avait compté sans ses ennemis, les chefs des sociétés
secrètes; elle n'avait pas non plus suffisamment mesuré la portée de
la mauvaise humeur d'Espartero contre ses ministres. Après tout ,
c'était elle qui les maintenait au pouvoir, ces hommes dont le géné-
ralissime avait eu un jour à se plaindre; elle s'était associée à leurs
actes, à leurs idées politiques, ainsi qu'aux votes de ces cortès élues
(hors de l'influence d'Espartero, et presque contre son influence.
Quelle que fût la tendance naturelle du généralissime vers les opi-
nions modérées, il suffisait que ces opinions fussent celles du cabinet
pour qu'il ne leur fût pas favorable. Cette fameuse loi des ayuntamien-
tos, que les cortès venaient de voter, elle devait avoir à ses yeux une
tache indélébile dans son origine. Ne savait-on pas d'ailleurs que les
exaltés et les Anglais avaient précédé la reine au quartier-général , et
y avaient établi de longue main leur ascendant sur l'esprit faible et
ballotté du duc de la Vi; toire? Ne savait-on pas que les partis révolu-
tionnaires ne reculent devant aucun moyen de parvenir momentané-
ment à leurs fins, sans s'inquiéter de l'avenir, et qu'ils ne craignent
pas, pour tenter à un jour donné l'ambition d'un homme dont ils ont
besoin, de lui offrir ce qu'une tête couronnée ne peut promettre,
l'autorité illimitée et absolue?
Dès que ce fatal voyage fut décidé , la lutte entre le ministère et
Espartero éclata par une question d'itinéraire. Les ministres et la
reine (>lle-môme voulaient que le voyage se fît par Valence; Espartero
insista pour qu'il eût lieu par Sarragosse et l' Aragon. La route de
ESPARXERO. 539
Valence présentîiit au cabinet cet avantage, que la reine devait y
rencontrer d'abord un corps d'armée sous les ordres du général
O'Donnell, dont la loyauté était éprouvée; du côté de l'Aragon,
c'était parmi les divisions commandées par Espartero lui-même que
la reine arrivait directement. Cliacune des deux opinions fut sou-
tenue de part et d'autre avec obstination. La prise de Morella sur-
vint, qui décida la question. Espartero fit valoir en faveur de son
avis cet événement si beureux pour la cause de la reine Isabelle. La
régente ne crut pas pouvoir se refuser à se rendre par le plus court
chemin au milieu de l'armée qui venait d'abattre ce dernier rempart
de la faction, et le passage par l'Aragon fut résolu. Si l'autre parti
avait été pris, le dénouement aurait pu être changé.
Les reines partirent, comme on sait, accompagnées de trois mi-
nistres, M. Ferez de Castro, président du conseil; M. le comte de
Cléonard, ministre de la guerre, etM. Solelo, ministre de la marine;
la régente avait choisi ce dernier à cause delà vieille amitié qui l'unis-
sait au duc de laVictoire. Les exaltés avaient tout préparé d'avance sur
le chemin pour que la réception faite à LL. MM. fût significative.
Ce fut à Sarragosse que la régente dut voir pour la première fois ses
illusions s'évanouir. La municipalité lui adressa une hnrangue inso-
lente; une population grossière la poursuivit partout des cris de vive
la constitution ! vive lu duchesse de la Victoire! à bas la loi svr les
ayuntamientos! îl n'était plus temps de reculer; elle poursuivit son
chemin et arriva à Lérida, où l'attendait Espartero.
Les ministres allèrent les premiers rendre visite au générahssime.
Le ministre de la marine, M. Sotelo, fut chargé, comme son ami, de
le voir d'abord; M. Sotelo revint très inquiet de cette entrevue et
très peu satisfait du langage qu'il avait entendu. Après le ministre de
la marine vint le ministre de la guerre, M. le comte de Cléonard;
mais ni lui ni le duc ne touchèrent un mot de politique. Enfin il n'y
eut pas jusqu'au vieux président du conseil qui ne crût devoir, malgré
son âge, faire le premier pas auprès du puissant Espartero. Celui-ci
était déjà devant la porte de son habitation , entouré de son état-
major et prêt k partir pour se rendre chez la reine, quand "M. Ferez
de Castro se présenta. Il ne prit pas la peine de rebrousser chemin
pour recevoir le président du conseil; s'excusant sur la nécessité où
il était de se rendre chez sa majesté , il se mit à marcher à grands pas
dans la rue. M. Ferez de Castro le suivit comme il put, le félicitant
sur ses victoires, et disant que les ministres de la couronne avaient
510 REVUE DES DEUX MONDES.
la ferme confiance qu'au besoin l'épùc victorieuse du noble duc sor-
tirait du fourreau pour le maintien de l'ordre. Espartero répondit
à cette dernière phrase par un ^'cste négatif, mais sans ouvrir la
bouche, et quand il fut arrivé devant la maison qu'habitait sa majesté,
il entra, laissant M. Perez de Castro confondu.
Espartero vit la reine une première fois ce jour-là; il la revit quel-
ques jours après à Esparraguerra. Il fut, dit-on, insignifiant dans la
première entrevue, injurieux et violent dans la seconde. Dès le pre-
mier jour, il aborda la question politique et se prononça contre le
ministère, contre les cortès, contre la loi des ayuntamientos. La reine,
reconnaissant dans les argumens dont il se servait les suggestions
étrangères qui l'avaient poussé, entreprit de lui répondre et lui ré-
pondit en effet avec une grande supériorité. Battu sur tous les points,
il se retira, non sans avoir été quelque peu subjugué. Quand il revint,
il avait changé de ton ; il ne discutait plus , il commandait. La reine
résista avec courage cette fois , comme elle avait précédemment dé-
battu avec esprit; mais elle avait désormais perdu tout espoir de ra-
mener Espartero : son rêve était dissipé.
Barcelone accueillit leurs majestés avec un enthousiasme extra-
ordinaire. On vit dans cette terrible ville, que tant de scènes san-
glantes ont souillée, les portraits des deux reines exposés dans toutes
les rues, entre deux cierges allumés, La foule se découvrait en pas-
sant devant ces images révérées, comme si elles eussent été l'objet
d'un culte religieux. La population de Barcelone s'était accrue pour
ces jours de fête d'un concours immense venu de la côte et des îles;
les autorités de la province de Tarragone eurent à expédier pour leur
part plus de quarante mille passeports.
Les premiers jours se passèrent en réjouissances; mais la reine et les
ministres étaient loin de partager l'allégresse générale. Ils savaient
qu'Espartero viendrait à Barcelone, dès qu'il aurait pris Berga et
dispersé les restes de la faction , et ils ne doutaient pas que son arrivée
ne fût le signal de graves évènemens. Uaynntamienio de Barcelone,
élu sous l'empire de la constitution de 1812, et composé des plus
fougueux descamisados, attendait au contraire avec impatience l'ar-
rivée du duc de la Victoire. Depuis l'arrivée des reines, cet ayunta-
miento ne laissait pas échapper l'occasion de braver l'autorité royale.
De son consentement, des écriteaux contenant les articles de la con-
stitution tracés à la main avaient été suspendus à tous les piliers de
bois qui soutiennent les réverbères de la Rambla, et celui de ces arti-
ESPARTERO. 5il
des qui est relatif au serment royal avait été placardé en gros carac-
tères dans le vestibule du théâtre, afin que la reine Christine ne pût
s'empêcher de le voir en passant.
Enfin le journal progressiste de Barcelone, El Constitucional, an-
nonça le 12 juillet que le comte-duc ( c'est ainsi qu'on l'appelle
quelquefois ) , était à Martorell , et qu'il entrerait à Barcelone le len-
demain. Le 13, dans la matinée, une foule immense se porta à sa
rencontre avec des branches d'olivier et de laurier. Dès qu'Espartero
aperçut ces flots de peuple, il quitta son escorte, et s'avança seul au
milieu de la foule, qui l'entoura et le porta en quelque sorte en
triomphe, lui et son cheval. Des cris frénétiques retentissaient partout
sur son passage, et parmi ces cris éclatait de temps en temps celui de
mort aux Français! qui est un des cris de ralliement des exaltés. La
multitude chantait en même temps des chansons composées pour la
circonstance, et qui mêlaient des injures contre la France aux adula-
tions les plus emphatiques pour le héros national. Espartero, ému et
ravi , répondit à toutes ces démonstrations que ce jour était le plus
beau de sa vie, et que toutes ses victoires, toutes ses dignités, l'avaient
moins touché que cette réception.
Le même jour, à cinq heures de l'après-midi , le comte-duc se pré-
senta chez la reine ; l'audience se prolongea une heure et demie.
Espartero renouvela ses propositions d'Esparraguerra ; la reine accepta
la conversation , et discuta avec lui quelques noms pour le nouveau
ministère , mais ils se séparèrent sans avoir rien conclu.
Cependant la loi sur les ayuntamientos, discutée et adoptée par
les deux chambres, était partie de Madrid le 8 juillet: elle arriva à
Barcelone le li à midi. Les ministres avaient écrit à leurs collègues
de la fiiire passer par Valence, parce que le courrier qui la portait
aurait pu être arrêté sur la route de Lérida, occupée par l'armée
d'Espartero. La reine ne voulut pas donner sa sanction à la loi sans
voir encore une fois le généralissime; elle le fit appeler, et discuta
long-temps avec lui sur les inconvéniens qu'il pouvait y avoir à refuser
la sanction royale à une loi qui avait subi toutes les épreuves consti-
tutionnelles. Espartero s'obstina beaucoup plus par orgueil que par
conviction; la reine, justement irritée, fit venir ses ministres dès
qu'Espartero fut sorti, et signa. Le même soir, la loi sanctionnée fut
expédiée pour Madrid , dans le plus grand secret, avec ordre de la
promulguer immédiatement.
Espartero apprit dans la journée du 1.5 que la reine avait signé.
Il entra dans une violente colère, se renferma chez lui , se mit au lit
Sfâ REVUE DES DEIX TVIONDES.
et en\oyn sa démission. Cette démission ne pouvait pas être acceptée;
elle ne le fut pas. C'était Linage qui avait rédigé la lettre à la reine
où Espartero expliquait ses motifs; cette lettre, qui accusait la reine
d'avoir manqué à sa parole, et qui donnait aux ministres l'épithète
de carlistes, fut en partie rendue publique. Il s'ensuivit une grande
émotion dans Barcelone. Un bataillon des guides de Luchana, véri-^
table garde royale d'Espartero, était entré dans la ville avec son gé-
néral ; les soldats de ce bataillon se répandirent dans les tavernes en
criant contre l'horrible ingratitude dont on venait de récompenser les
services du duc de la Victoire. Linage et l'état-major tout entier
tenaient le même langage dans les cafés, sur les places publiques.
L'ayuntaniiento, de son côté, préparait ses bullaïKjcrm (émeutiers).
Le général Yan-Halen, capitaine-général de la Catalogne, créature
d'Espartero, était alors aux eaux de Caldas; on lui lit dire de l'état^
major, par un adjudant, de rentrer sans délai à Barcelone. Des ordres
furent expédiés en même temps aux généraux Ayerbe, Castaneda et
Clémente, qui commandaient des divisions d'avant-garde, pour qu'ils
eussent à se diriger sur Barcelone à marches forcées; quarante mille
hommes entourèrent bientôt la ville. Ce général démissionnaire, qui
rassemblait toutes ses forces pour lutter contre une femme, était de
plus commandant-général de la garde royale, qui ne pouvait bou-
ger sans son ordre; les autorités militaires de la province lui apparte-
naient; l'ayuntaniiento lui obéissait; il avait dans scl; mains toute la
puissance. La reine et les ministres étaient sans défenseurs.
Cependant l'orgue de Barbarie allait jouant dans les rues de Barce-
lone l'air convenu qui sert de rappel dans les jours d'émeute. A cette
convocation bien connue, on vit paraître par groupes sur les places
publiques ces hommes que le baron de Meer avait désarmés, et qui ne
se montrent que dans les momens sinistres. Le 18, dans l'après-midi,
au moment ou les préparatifs de la sédition devenaient flagrans, Es-
partero alla voir de nouveau la reine. Il espérait sans doute la trouVet
intimidée par la concentration de ses troupes sur Barcelone et par
les démoiistrations non équivoques qui commençaieFit à éclater dans
la rue. La raine montra un courage inébranlable : Ta es commandant
des trouprs, dit-elle à Es])artero, tu me rrponds de Vordre. Espar-
tero répondit qu'il fallait choisir entre le ministère et lui , et que, si
la reine ne révoquait pas la sanction qu'elle avait donnée à la loi deà
municipalités, elle verrait couler le sang en abondance, sangrehëstti,
le rodilla , du sang jusqu'au genoU.
Si la reine avait été peu émue de ces menaces, les ministres et»
ESPARTERO. 543.
furent plus frappés. Ils se réunirent dans cette soirée du 18, et déci-
dèrent qu'ils donneraient leur démission pour sauver la reine en se
sacrifiant. Quand ils apportèrent leur démission à sa majesté, elle les
invita à la garder jusqu'à ce qu'ils lussent contraints par une violence
matérielle. Cette violence ne devait pas se faire attendre. Dès qu'Es-
partero fut rentré chez lui sans avoir rien obtenu, les attroupemens
grossirent et devinrent menaçans. A l'entrée de la nuit, les membres
de Vaijuntamiento se déclarèrent en permanence à l'hôtel-de-ville.
A neuf heures du soir, il y avait sur la place San-.layme un rassem-
blement de plus de deux mille individus, qui vociféraient des vivats
en l'honneur de la constitution et d'Espartero, entremêlés des cris
de mort aux mi ni si ri' s!
Les séditieux commencèrent par dresser des barricades à l'extré-
mité de toutes les rues qui débouchaient sur la place; mais cette
précaution ne l'ut (pie pour la forme, ils savaient très bien qu'ils
ne seraient pas attaiiués. Quelques-uns de leurs groupes forcèrent le
dépôt d'armes de la sous-inspection de la milice nationale, qui ne fut
pas défendu; on y trouva huit cents fusils, qui furent aussitôt distri-
bués dans la foule. Une députation de ïayuntamiento se mit alors à
la tète du rassemblement armé, et se dirigea vers la place de Santa-
Anna, où demeurait Espartero. Le généralissime était alors tellement
emporté par la passion, qu'il fit bon accueil à cette tourbe tunml-
tueuse; il parut à son balcon, harangua le peuple, qui le salua d©
ses acclamations, et consentit à se mettre en marche vers le palais,
au milieu de la nuit, accompagné de cette étrange escorte.
La reine était avec ses ministres quand on entendit venir au loin
les clameurs confuses du rassemblement. Christine invita gaiement les
ministres à venir voir l'émeute. MM. Ferez de [Castro, de Cléonard
et Sotelo obéirent, et se rendirent avec sa majesté, à travers plu'-
sieurs apparteniens, jusqu'à un balcon fermé de persiennes ({ui don-
nait sur la place du palais. 11 était alors près de minuit. La garde
royale, agissant d'elle-même et sans ordre, avait empêché cette in-
surrection factice de pénétrer jusque sur la place; des groupes sta-
tionnaient au débouché des diverses rues, et ne cessaient de pousser
des cris de mort aux ministres! accompagnés des injures les plus
grossières pour la régente. Bientôt un- bruit confus de viviUs com-
mença à sortir de l'une de ces rues; on vit briller et s'avancer les
deux lumières d'une berline que la multitude environnait; cette ber-
line traversa les groupes et entra dans la place, se dirigeant vers le,
palais, au miheu des vociférations les plus violentes. La reine recou-
5ÏÏ REVUE DES DEUX MONDES.
nut avec autant tl'étonnement que de douleur la voiture du duc de la
Victoire : elle n'avait jamais pu' croire qu'il irait aussi loin.
Il n'était plus temps pour les ministres de songer à sortir du palais.
Toutes les avenues étaient entourées. La reine les conduisit elle-
même dans sa chambre à coucher et les y laissa pour aller recevoir la
visite qui lui arrivait à pareille heure et avec de pareils préliminaires.
Bientôt se présenta Espartero, accompagné de sa femme, la duchesse
de la Victoire, et des généraux Valdès et Van-llalen. Tous quatre
s'empressèrent à l'envi d'assurer la reine qu'elle n'avait rien à
craindre; que cette explosion populaire, provoquée par l'obstination
des ministres, n'aurait aucune suite funeste; qu'eux-mêmes n'étaient
accourus aux premiers cris de l'émeute que pour venir en aide à sa
majesté et la défendre à tout événement. La reine accueillit ces dé-
monstrations avec une froide réserve. Elle dit à Espartero que les
ministres lui ayant donné leur démission, elle se voyait bien forcée
de céder sur ce point; mais elle persista dans son refus de révoquer
la sanction donnée et de dissoudre les cortès. Aucune insistance ne
put la fléchir, et cependant le tumulte continuait au dehors.
Vers trois heures du matin, Espartero sortit à pied, et alla annoncer
aux groupes que les ministres se retiraient. Les rassemblem.ens se
dispersèrent alors avec des cris de triomphe. A quatre heures du
matin, le duc et la duchesse de la Victoire, les généraux Van-Halen
et Valdès sortirent de chez la reine. Dès qu'on se fut bien assuré (ju'il
ne restait plus personne autour du palais, la reine laissa partir ses
ministres. M. Ferez de Castro, le plus menacé, se réfugia chez le
consul de France, M. Gauthier d'Arc, et de là sur le Mcleayre, bâti-
ment français qui se trouvait en rade; le comte de Cléonard, mi-
nistre de la guerre , sur la frégate espagnole Cortcs , dont l'équipage
était dévoué à la reine. Tous deux partirent pour la France le lende-
main. L'émeute ne fit d'autres victimes que quelques gendarmes qui
furent surpris seuls et massacrés.
Ainsi s'est passée cette fatale nuit du 18 au 19 juillet. La conduite
d'Espartero n'a eu qu'un mobile dans ces évènemens, la haine des
ministres qui l'avaient bravé. Les exaltés ont exploité ce sentiment
mesquin , pour se faire du généralissime un instrument dans leurs
desseins contre la reine, et il a suivi aveuglément l'impulsion qu'ils
lui ont donnée jusqu'au moment où sa passion a été satisfaite. Depuis
il a voulu s'arrêter. Le ministère qui a été désigné par lui-même,
après sa victoire nocturne, a sans doute plus de rapports avec les
exaltés qu'avec les modérés ; mais il est loin d'avoir été choisi parmi
ESPARTERO. 5i5
les chefs du parti , et les exaltés n'ont guère lieu d'en être satisfaits.
Dans les jours qui ont suivi le départ des ministres, l'ayuntamiento
a voulu continuer ses démonstrations désordonnées; des rixes et des
assassinats ont eu lieu. Espartero a retrouvé alors cette énergie du
devoir qui lui avait si complètement manqué au commencement de
la crise; il a mis la ville en état de siège, et l'ordre s'est rétabli.
Maintenant, que va faire Espartero? Il s'est laissé entraînera dé-
sirer l'autorité suprême; il l'a. Il n'a seulement pas voulu la partager
avec la reine, qui lui en offrait la moitié. Essaiera-t-il de revenir aux
modérés qu'il a abandonnés? Pcrsistera-t-il à servir les exaltés dont
il commence à s'effrayer? Voudra-t-il enfin constituer un gouverne-
ment qui ne s'appuie ni sur les modérés ni sur les exaltés? De tous
les côtés, il trouvera de grands embarras. 11 est bien fortement engagé
avec les uns et bien profondément brouillé avec les autres. La tactique
des exaltés est facile à prévoir. Ils vont lui offrir la régence; l'accep-
tera-t-il? Voudra-t-il détrôner la reine Christine et porter les mains
sur la couronne après l'avoir défendue? Dans tous les cas, il ne doit
plus prétendre h conserver auprès du pouvoir son rôle de surveillant
inquiet et hautain; il faut qu'il gouverne à son tour, qu'il prenne en
main les rênes de cette révolution espagnole qui a jusqu'ici culbuté
tous ceux qui ont voulu la conduire. Sera-t-il plus heureux et plus
habile que les autres? C'est ce que nous verrons. Il s'est mis dans cette
situation par entraînement, par faiblesse de caractère, presque sans
s'en douter; saura-t-il mieux désormais ce qu'il fera?
Son état-major rêve probablement pour lui le destin de Napoléon.
Est-il donc à la hauteur d'un si grand avenir? Un des hommes d'état
les plus éminens de l'Espagne a dit : Oti a joué en France, il y a
cinquante ans, vn drame appelé la révolu lio7i française; 7ioiis Varons
traduit, et vous en arons fait nne comédie espagnole. Ce mot, si juste
sous tant de rapports, ne pourrait-il pas s'appliquer aussi à Espartero?
Et ne serait-il pas un peu un Napoléon de comédie?
Sa conduite , dans ces derniers évènemens , a été d'autant plus cou-
pable, qu'il avait devant lui une carrière toute tracée, et qui certes
aurait pu suffire à son ambition. Tout n'est pas dit en Espagne après
l'extinction de la guerre civile, et il reste beaucoup à faire dans ce
pays, depuis si long-temps désolé. Espartero s'est imaginé sans doute
que l'armée allait être licenciée, si l'état-major ne s'emparait pas
avec elle du pouvoir souverain; mais l'armée est bien loin d'être
devenue inutile depuis que la guerre est finie. Il manque à l'Espagne
un gouvernement qui ne soit pas à la merci d'une émeute; il lui
5^ REVUE DES DEUX MONDES.
manque une police régulière qui établisse la sûreté des routes, qui
arrête les malfaiteurs, qui donne enfin à cette population si tour-
mentée le premier des biens, la se. urité. Tout cela ne peut être
obtenu que par le secours d'une armée puissante, fidèle, dévouée,
soumise à un chef qui se soumette lui-même aux lois de son pays.
Si le généralissime s'était entendu avec la reine, la question était
résolue. Certes, s'ils avaient été d'accord sur la marche générale de
la politique, la reine ne lui aurait pas refusa' cette satisfaction qu'elle
lui avait déjà accordée une fois , de changer des ministres qui lui dt^-
plaisaient. C'est sur la dissolution des cortès et sur le rappel de la
loi des ayuntaraientos , c'est-à-dire sur le système politique dont au
fond Espartero se soucie fort peu, qu'a surtout porté le dilTérend. Il
est faux que la reine ait jamais demandé à Espartero de l'aider à
abroger la constitution de 1837; c'est au contraire Espartero qui s'est
mis dès le premier jour en insurrection contre le pouvoir constitu-
tionnel des deux chambres. Il a arrêté par pur caprice un mouvement
régulier, légal, de l'opinion publique; il a rejeté l'Espagne dans
les expériences quand e!k; était près d'en sortir; il a rembruîii lui-
même l'avenir qu'il avait édairci, et il a forcé s-^n pays à courir
encore les hasards des révolutions, quand il pouvait lui être donné
d'en être deux fois le pacificateur.
Que pouvait-il désirer encore? llien. Tout ce qu'il a demandé, on
fa fait. Il ploie sous les dignités et sous les récompenses. Quand il a
voulu, dans sa jalousie, écarter de tout commandement les rivaux qui
pouvaient lui faire ombrage, le gouvernement s'est fait le complice
de ses petits calculs d'amour-propre. Deux généraux qui avaient
rendu de grands services à l'Espagne, et dont l'un avait été son bien-
faiteur, Cordova et Narvaez, ont été exclus, pour lui plaire, de toute
participation aux travaux de l'armée; abreuvés de refus et d'humilia-
tions, ils ont été réduits tous deux à une tentative insensée qui a fait
mourir Cordova dans l'exil. Le brave capitaine-g ' néral de la Cata-
logne, celui qui avait rétabli dans cette province l'autorité des lois,
le baron de JMeer, a été sacrifié à sa susceptibilité, et remplacé par
l'homme qu'il a désigné. Il a rempli de ses créatures, ayacuchos et
autres, tous les emplois militaires. Lui qui aime tant le repos, il
pouvait désormais, s'il l'avait voulu, vieillir glorieusement au milieu
de tant de puissance et d'honneurs.
C'est à lui maintenant de se tirer comme il pourra du défdé où il
s'est jeté. Jamais il ne retrouvera la position tranquille et élevée qu'il
a perdue volontairement. Voici qu'on commence à parler de divi-
ESPAUTERO. 5i7
sions dans sa propre armée. Quelques-uns de ses généraux se sépa-
rent de lui et expriment leur mécontentement. Le parti de la reine,
un moment abattu, se relève. De leur côté, les exaltés ne veulent
pas s'en tenir là, et songent à pousser plus loin leur victoire. De
nouvelles crises se préparent. Le danger est grand pour la reine,
pour l'ordre , pour la société tout entière; mais il est grand aussi
pour Espartero. 11 sera intéressant de voir comment il tiendra tête
aux tempêtes qu'il aura soulevées.
Disons pourtant, car il faut tout dire, qu'il y a encore une possibi-
lité de rapprochement entre la reine et Espartero. Comblée des iaveurs
de sa souveraine, la duchesse de la Victoire a toujours été du parti de
la reine contre l'état-major; c'est h elle, mais à elle seule, que peut
revenir l'honneur de réconcilier le généralissime avec la mère d'Isa-
belle. On raconte que, lors de la lettre de Linage, les exaltés ayant
voulu lui faire donner une sérénade à Madrid, elle fit venir les musi-
ciens et leur dit qu'ils se trompaient sans doute, que .M™*' Linage de-
meurait un peu plus loin, et qu'elle les engageait à se rendre sous
ses fenêtres. Pendant le voyage de la reine à Barcelone, elle accom-
pagnait leurs majestés; un soir, au théâtre, elle fut si confuse d'en-
tendre son nom retentir plus haut que celui de la reine dans les vivats
de la foule, qu'elle s'évanouit. Dernièrement enfin, c'est à sa prière
qu'Espartero s'est décidé à mettre la ville de Barcelone en état de
siège et à sévir contre les perturbateurs. Elle était absente du quar-
tier-général quand Linage a conquis son influence sur l'esprit du
générahssime; elle sera toujours maintenant auprès de son mari, et
l'exemple a prouvé qu'Espartero donne souvent raison à qui lui parle
le dernier.
L'ARTÉMISE A TAITI
JOURNAL INEDIT D UN OFFICIER DE L EXPEDITION.
— POLYNESIAN RESE ARCHES. —
Depuis long-temps notre commerce avait sujet de se plaindre du
rôle auquel le condamnait, dans les archipels de l'Océanie, la prépon-
dérance jalouse de l'Angleterre et de l'Amcrique du Nord. Suzeraines
des mers du Sud, ces deux puissances semblaient avoir adopté, vis-
à-vis des tiers, un système d'exclusion brutale ou d'éviction sou-
terraine, et aucun établissement stable n'avait pu se fonder à côté
des leurs, ni dans un intérêt religieux, ni dans un intérêt maritime.
Nos armateurs, jouets de procédés odieux, avaient subi de nombreux
mécomptes sur les marchés polynésiens, et les missionnaires catholi-
ques, attirés par l'espoir d'une moisson spirituelle, s'y étaient vus, à
diverses reprises, en butte à des persécutions ombrageuses et à des
déportations violentes.
Cette situation, si elle eût été impunément soufferte, aurait foit à
notre pavillon un tort dont il se serait difficilement relevé aux yeux
des naturels. Une démonstration imposante devenait d'autant plus
nécessaire, que les évangélistes luthériens avaient eu soin d'inspirer
à ces sauvages une idée peu avantageuse des forces et de la grandeur
l'artémise a taiti. 549
de la France. C'était, suivant eux, une puissance de second ordre,
incapable d'intervenir dans des affaires lointaines et disposant à peine
de quelques corvettes de guerre. Il importait de dissiper ces illu-
sions, de venger ce discrédit moral, de faire acte de présence, de
rétablir l'autorité de notre pavillon. L'expédition de deux frégates
fut résolue. Opérant en sens opposé, elles devaient, chacune de son
côté, traverser l'Océanie, jeter l'ancre dans ses principaux archipels,
prêter main-forte aux résidens français et aux missionnaires catholi-
(pies. L'une de cer frégates était la Vrnus, placée sous les ordres do
capitaine Dupetit-Thouars; l'autre était rArti'mise, que commandait
le capitaine Lapîace, L'itinéraire de la première devait la conduire
dans les mers du Sud par le cap îîcrn; la seconde, doublant le cap
de Bonne-Espérance, avait pour mission de parcourir les échelles de
la Chine et de l'Inde, puis d'accomplir son tour du monde à la suite
de stations intermédiaires dans les divers groupes de la Polynésie.
C'est l\4rtch)iise (pie nous allons suivre, en choisissant l'un des
épisodes les plus intéressans de sa longue campagne.
Partie de Toulon en janvier 1837, rArf émise arriva dans l'Inde
vers la fin de juillet, après avoir successivement mouillé à Table-Bay,
à Bourbon , à Maurice et aux Séchelles. Dans le cours des deux an-
nées 1837 et 1838, elle promena le pavillon fronçais dans les mers
asiatiques, se montra dans le (lange, où elle ne paraît pas avoir atteint
de résultats bien décisifs, poussa une reconnaissance plus fructueuse
sur la côte ouest de Sumatra, visita Cokunbo dans l'île de Ceylan,
Cochin, Calicut, ^îahé, Coa, îîombay, sur la côte de Malabar, Diù
et Maskat dans le golfe d'Oman , puis se rendit à j\Ioka dans la mer
Rouge. UArtémise se trouvait dans ces parages quand l'Angleterre
sut négocier, à prix d'argent, la cession d'Aden, et il ne semble
pas que M. Laplace ait compris toutes les conséquences de ce fait,
accompli presque sous ses yeux. La présence d'une frégate française
pouvait ébranler les résolutions du chef arabe qui vendit aux An-
glais cette clé du golfe arabique. On n'essaya rien dans ce but :
l'Artémbe quitta ^loka et passa devant Adcn sans se préoccuper de
ces négociations mystérieuses. Quekiucs relâches dans les ports de la
presqu'île indienne et une croisière peu significative dans la mer de
Chine complètent cette partie du voyage et conduisent l'Arlnnlse à
Hobart-Town et à Sydney. C'est de ce dernier port qu'elle se dirigea
vers les îles polynésiennes.
Dès les premiers jours qui suivirent le départ, de fâcheux évène-
mens marquèrent la traversée. Un canot fut emporté par les lames;
TOME XXIII. 35
550 REVUE P/ES DETX MONDES.
un rnatolot, tombé à la mer du bout d'une vergue, se noya sous les
yeux de l'équipage, malgré les secours des embarcations. Cependant,
après une suite de temps orageux, ou découvrit, le 19 avril, Toubouaï,
île de corail, comme ou en rencontre tant dans l'Océanie. Une cein-
ture de récifs et une couronne de cocotiers révélèrent cette côte, sur
laquelle les vagues brisaient sourdement leurs nappes d'écume. Le
jour tombait, et le soleil versait dans les ravins, chargés de masses de
verdure, les flots d'une lumière horizontale. On longea rapidement le
rivage, et quarante-huit heures après, Taïti se dessina comme une
apparition confuse au milieu des ombres de la nuit. A l'aube, la gra-
cieuse fille de la mer déroulait devant la frégate les paysages eîichan-
teurs qui avaient fait l'admiration de Wallis et de Bougainville. Le
ciel était chargé de brumes, Tiie en était couronnée; on ne pouvait
distinguer que par échappées les accidens du terrain. Çà et là des
bouquets d'arbres à pain, d'hibiscus et d'aleurithes sortaient des an-
fractuosités du roc et attestaient la fécondité de ce sol volcanique.
Cette végétation conservait partout un air de jeunesse et de vigueur,
des teintes chaudes, un éclat métallique, un luxe sauvage. Bizarre-
ment tourmentée, l'île entière offrait ces aspects convulsifs qu'affec-
tent toutes les formations de lave, ce désordre particulier aux terres
nées de feux sous-marins. Tantôt ses mornes s'abaissaient vers la
grève par de molles ondulations, tantôt ils se découpaient en vives
arêtes ou en falaises verticales.
UArtémise touchait au port : elle avait laissé loin d'elle la presqu'île
de Taïarabou, sorte d'annexé méridionale de Taïti ; elle avait côtoyé
toute la partie nord-est de la grande île, pleine de sites délicieux ;
elle allait doubler la pointe de Vénus , sur laquelle Cook avait jadis
établi son observatoire , quand un roulement sourd se fit entendre
dans les flancs de la frégate. 11 n'y avait pas à s'y tromper, elle heur-
tait un bas-fond, elle talonnait. Tout l'équipage écouta, glacé d'ef-
froi. Un instant, on put croire que le bâtiment en serait quitte pour
effleurer les pointes tranchantes des madrépores ; mais une horrible
secousse fit évanouir cette illusion. Le pont bondit f^us les pieds;
VArtémise s'arrêta comme clouée au rocher. Elle venait d'échouer
sur un banc de corail, que les cartes ne signalent pas, et cpi'un chan-
gement dans la couleur des eaux aurait pu seul trahir. Ce fut un
moment affreux ; la frégate s'agitait déjà sur son lit de douleurs, elle
se tordait dans les convulsions de l'agonie. Les sabords avaient été
fermés; la mâture, chargée de voiles, fouettait l'air, s'arquait à vue
d'œil, et menaçait de couvrir le pont de ses débris. Dans un fort coup
l'artémise a taiti. 551
de talon, le bâtiment s'inclina même comme pour ne plus se relever,
et sembla se rendre à merci.
Qu'on juge des angoisses de l'équipage! Voir périr aussi miséra-
blement un noble vaisseau, assister au spectacle de son anéantisse-
ment, entendre ses craquemens lugubres et le jeu des eaux dans ses
flancs entr'ouverts ; que de douleurs dans le présent, que d'incerti-
tudes dans l'avenir! Pour un marin, le navire est tout: il est la patrie,
la maison, la famille. Depuis trois ans, VArtémise promenait autour
du globe cette colonie nomade. Son pont, ses gaillards, ses batteries,
étaient encore la France; sa force était la force de tous, son pavillon le
palladium commun. Aussi, n'était-il personne à bord dont la vie ne fût
pour ainsi dire suspendue à celle de l'Arlémise. Elle périssant, quel
sort attendait l'équipage? quel accueil rencontrerait-on sur ces îlots
perdus au sein du graiid Océan? quels secours y trouverait-on, quels
moyens de retour? Ces pensées rapides remuèrent tous les cœurs, et
se peignirent sur tous les visages : il n'y eut plus qu'un sentiment
parmi ces quatre cents hommes, celui du danger de la frégate.
Une seule chose pouvait la sauver. Si le rocher sur lequel elle
était alors enchaînée, formait l'extrémité du banc, on pouvait espé-
rer qu'une grande surhice de voiles la ferait glisser sur les coraux,
et la rejetterait dans des eaux plus profondes. On sonda , la sonde rap-
portait de dix-neuf à vingt pieds; la proue du navire flottait en partie,
et cherchait à entraîner l'arrière, fortement engagé. L'équipage sui-
vait avec une consternation muette les incidens de cette lutte, où
CArlémise semblait puiser de la force dans ses douleurs et de l'éner-
gie dans ses blessures. Le gouvernail, broyé dans sa partie inférieure,
flotta bientôt après avoir brisé ses énormes gonds de cuivre. Le mo-
ment critique était venu; quelques pitds de rochers de plus, et c'en
était fait du vaillant navire. Quelle attente! quel triste moment! Un
coup de talon ébranle la dunette, l'ait crier les mâts: on peut craindre
que la coque ne s'entr'ouvre et ne sombre. Mais non ! la quille a cédé,
ses débris montent à la surface de l'Océan ; la frégate a payé sa dette
au récif. Lancée sur un plan rapide, elle divise de nouveau les ondes,
redresse son corps gracieux, et s'éloigne du lieu fatal de toute la
vitesse de sa voilure.
Les cœurs s'épanouirent , le premier danger avait cessé. U Art nuise
s'était dégagée des étreintes de l'écueil; mais ce passage sur des co-
raux aigus l'avait profondément atteinte. Le gouvernail était désem-
paré , et une énorme voie d'eau accusait de graves avaries dans les
œuvres vives. Le péril n'avait fait que changer dénature; on pourvut
35.
Ô5'2 lŒVUE DES DEUX .MONDES.
au plus pressé; on restaurais gouvernail, on courut aux pompes.
La iVégate faisait de sept à huit pi "Js d'eau à l'heure; cent hommes,
se succédant sans relâche, sulïisaient à peine pour les élancher. Au
milieu de ces opérations, la nuit était survenue, et il fallait prendre
un parti. Devait-on tenir 1:» mer, ou g'igner la baie de ^latavaï , qui
n'était plus qu'à quelques lieues de distance? Le commandant assem-
bla le conseil, qui fut unanime. On résolut de passer la nuit dehors,
et de n'attérir que le lendemain. Dans l'état où se trouvait lalV.'gate,
une navigation pareille, sur des parages peu fréquentés, pouvait
avoir une triste issue. Le hasard envoya du secours à rArtriDisr : un
navire haleinier, trompé par Ir pavillon tricolore, qu'il prenait pour
un signal de reconnaissance, \intraiiger la frégate vers le soir, et
s'aboucher avec elle. !1 se nommait /f diampion (h Dogaslov, et
faisait roule j)Our l'un des poris de Taïli. On lui demanda de servir
d'escorte et de pilote au navire français; il accepta. Des ianaux
allumés furent, sur les deux bords, hissés au haut des n:àts, et les
bàtimens naviguèrent dès-îors de conserve.
La nuit était affreuse. La pluie itiondait le pont, le vent sifflait,
ia mer était courte et dure. UArf/'wisr, obligée d'obéir aux manœu-
vres de son guide, tenait sur pied une bonne partie de son monde,
tandis que le reste, nu jusqu'à la ceinture, remuait les puissans le-
viers d'énormes pompes à piston. Le bruit des brinqueballes, les
cris des travailleurs, la chaleur suffocante qui régnait dans la batterie,
ne permirent pas à l'équipage de fermer l'œil; le danger suffisait
d'ailleurs pour l'exciter à demeurer debout. L'eau gagnait d'une ma-
nière sensible, et si l'une des deux grandes pompes se fût trouvée
hors de service seulement pour une heure, VArtémJse était perdue;
la mer l'engloutissait immanquablement. Enfin, le jour venu, la si-
tuation s'améliora; le baleinier avait reconnu la terre , et il forçait de
voiles pour l'atteindre. La frégate l'imitait, et se maintenait dans son
sillage. Les accidens de la côte taïlieime devenaient visibles de nou-
veau; on apercevait des mamelons boisés, des vallées pleines de fraî-
cheur et d'ombre, des cascades qui traçaient leur sillon d'argent sur
la verdure des ravins. Pour un bâtiment en détresse, la rade foraine
de Matavaï n'était plus assez sûre; l'Aiirinise ne fit que passer devant
ce mouillage et cingla vers Pape-Iti, le seul havre de cette côte au-
quel on pût se confier.
La formation du havre de Pape-lti appartient au grand travail
madréporique dont l'Oc-^anie offre des échantillons si curieux. Les
lithophites, ces rochers vivans, ces architectes sous-marins, ont élevé
l'artkmise a taiti. 553
sur ce point, comme en beaucoup d'autres, des barrières de corail qui
défendent contre la vague un bassin profond et tranquille. Aucun ou-
vrage humain n'égalerait en sûreté et en solidité ces digues naturelles;
leur seul inconvéïiient est de rendre les abords du havre difficiles et
dangereux. A peine la ligne du récif de Pape-lti ouvre-t-elle sur deux
points passage à des navires d'un fort tonnage. L'une de ces issues
est directe, elle se trouve nu milieu même de la chaîne de coraux qui
forme le port; mais, étroite et dangereuse, elle est en outre le siège
d'un courant violent qui devient fatal aux navires surpris par le
calme. L'autre issue, indirecte et plus longue, débouche dans la rade
de ïanoa et se prolonge, pendant un mille et demi environ , entre la
terre et la ligne des brisans. Ce fut dans ce canal naturel que dul
s'engager VAricmist; après avoir recoimu l'impossibilité d'aborder la
passe extérieure. Entre deux périls elle choisit le moindre.
Cependant, dès le matin, la frégate avait été secourue. A la vue d'un
navire de guerre portant pavillon en berne, l'agent consulaire français,
M. xMoërenhofit, était accouru à bord avec un Taïtien nommé James,
pilote juré de Pape-lti. Pauvre James! habitué h manœuvrer de petits
bricks baleiniers, il paraissait fort soucieux à la vue d'un bâtiment de
guerre de 52 canons, et ne cachait pas ses craintes sur le sort qui l'atten-
dait dans le canal de Tanoa. Fort heureusement 'un marin anglais,
M. Abrill, avait aussi accompagné M. Moërenhout. Croiseur fiimilier
de ces parages, ce digne capitaine alliait au coup d'oeil le plus sûr
l'intrépidité la plus rare. 11 se mit à la discrétion du capitaine Laplace
avec un désintéressement qui égalait sa modestie, et si rArtémise se
tira sans encombres des passes dangereuses de ïanoa, ce fut au ca-
pitaine Abrill, à son habileté, à sa prudence, à sa résolution, qu'elle
en fut redevable. Jamais plus habile marin ne posa les pieds sur
les planches d'une frégate. Dès que le capitaine anglais eut pris on
mains le pouvoir, le pauvre James sentit qu'il devait s'effacer, et il le
fit de fort bonne grâce. Pourtant, en sa qualité de pilote responsable,
il se crut en droit de s'effrayer (piaml rArtémise rasa le récif de son
élégante étrave, et lorsqu'à l'abri de la terre, la brise manqua tout
à coup. Les voiles battaient le mat, et si l'élan antérieur n'avait pas
soutenu la frégate, elle serait tombée de nouveau sur les arêtes du
rocher. Mais le capitaine Abrill ne s'alarma point : il fit prendre la
remorque à treize embarcations, et, dans un moment où VArtcmise
semblait de nouveau arrêtée dans sa marche, enclouée et immobile,
il agita en l'air son chapeau de paille en poussant trois liourrahs! Les
matelots des embarcations répétèrent le cri d'alarme, et, se courbant
SS* REVUE DES DEUX MONDES.
sur les avirons, ils entraînèrent la masse flottante aux acclamations
(les naturels rassemblés sur le rivage. Il était temps ; de droite et de
gauche, et presque à toucher le navire, des lames furieuses défer-
laient sur le récif.
UArtémise mouilla ce soir-là dans le canal intérieur, sur des eaux
tranquilles et à portée de pistolet d'une côte enchanteresse. Des
pirogues chargées de fruits sillonnaient ce bassin, et venaient opérer
quelques échanges le long du bord. Les hommes qui les montaient
étaient d'une belle taille et bien conformés. Chez ceux que déligu-
raienl des haillons européens, l'aspect extérieur n'avait rien d'ave-
nant; mais les autres, couverts d'un simple pagne, se faisaient
remarquer par des formes athlétiques, ornées d'un élégant tatouage.
Plusieurs jeunes gens portaient des couronnes de fleurs ou de feuillage
posées avec une certaine coquetterie. Quoique peu réguliers, leurs
traits avaient une expression de douceur et de gaieté qui n'était pas
sans charmes. Chez tous ou presque tous, les cheveux étaient rasés
sur le sommet et le derrière de la tète, de manière à nt^laisser d'in-
tact que la partie destinée à encadrer le visage. Les premiers rapports
que l'on eut avec ces indigènes furent pleins d'effusion, d'intimité
et de bienveillance. Quelques femmes, veimes dans les pirogues,
auraient même désiré pousser les choses plus loin, et les pères, les
frères, les maris, offraient aux matelots les services de ces belles,
à l'aide d'une pantomime fort significative. ÎMais CArtémise n'étant
point encore hors de danger, le couimandarit interdit de la manière
la plus formelle toute communication de ce genre. Aucune femme
ne fut admise à bord, et celles qui avaient essayé de violer la con-
signe furent impitoyablement chassées. C'était une privation légère :
les pirogues ne portaient guère que le rebut du sexe taïtien.
L'horrible travail dos pompes durait toujours et tenait sur pied un
équipage accablé de fatigue. Quand on put croire la frégate hors de
péril, ce service devint plus rebutant encore, et à diverses reprises
des symptômes d'insubordination firent sentir la nécessité d'appeler
le concours des bras indigènes. \ la moindre interruption dans le
travail, l'eau gagnait de nouveau du terrain, et réveillait les inquié-
tudes passées. De toutes les manières, il fallait donc gagner le port
de Pape-Iti. Le capitaine AbriU avait sondé le chenal : il le déclarait
praticable pour la frégate. On leva l'ancre, les embarcations prirent
la remorque, quelques voiles furent déployées, et après deux heures
de marche, dans lesquelles l\Artéinisc, dirigée par le capitaine
anglais, fit des prodiges d'évolution, on mouilla devant Pape-Iti,
l'artémise a taîti. 555
à une ou deux encablures du rivage, lliea de plus calme, de plus
gracieux que ce bassin , gardé contre les fureurs de l'Océan par son
rempart de madrépores. Arrondi en demi-cercle et terminé par deux
langues de terre que couronnent des cocotiers, il offre toutes les
conditions d'ancrage et de sûreté désirables. La perspective y est
charmante. Une place couverte d'arltres et une rivière coulant sous
des voûtes de verdure reposent agréablement le regard. La partie
orientale de la plage est celle que les Européens semblent avoir pré-
férée : on y distingue leurs petites maisons, composées d'un simple
rez-de-chaussée et construites en claies recouvertes d'une couche
de chaux. De légères vérandas en feuilles de vacois leur servent de
kiosques, ouverts à la brise du large, liii peu plus à l'ouest s'élèvcnl
la belle maison des missionnaires et les deux églises protestantes,
l'une destinée à la population indigène, l'autre à la colonie euro-
péenne.
Toute la bande de terrain qui se développe entre la mer et les
mornes boisés de l'intérieur, étale la végétation la plus riche. Un air
embaumé circule dans ces vergers de bananiers, d'orangers, de citron-
niers, de goyaviers, couverts de fleurs ou chargés de fruits. Le pav-
danic.s odoratissimus, le drous.sonetia papyrifera, le calophjllum, di-
verses espèces d'aleurithes, Yartocarpvs incisus, Vhibiscîts tiliaccns, le
tesmesia populnea, le C(?/>/<a/an/?« et plusieurs autres arbustes couvrent
la zone plus reculée dans laquelle s'r.'Titent les cases des naturels,
humbles réduits recouverts d'une toiture de feuilles de palmier. Le
mobilier de ces habitations est d'une simplicité extrême. Sur le sol
légèrement exhaussé gisent plusieurs couches d'une herbe fine plus
moelleuse qu'un tapis. On y ajoute des nattes souples et fraîcîîes,
et la famille s'y étend le soir pèle-méle jsour dormir. De là sans doute
cette vie de licencieuse promiscuité contre laquelb? ont échoué
jusqu'ici les rigueurs des missionnaires. Quelques ustensiles de
cuisine, des caisses, des malles et des pièces de tapa , étoffe blanche
tirée d'un arbre particulier au pays , voil.i de quoi se compose le reste
de l'ameublement. Chaque case a en outre son petit enclos, qu'une
barrière informe défend contre les déviistations des cochons domes-
tiques, trop abondans pour être surveillés.
A peine VArtèmise se trouva-t-elle mouillée dans ce havre sauveur,
qu'on s'occupa des moyens de répann- ses avaries. La frégate était
trop profondément atteinte pour qu'un désarmement complet ne fût
pas nécessaire. On y avisa : les maisons qui bordaient la rivière furent
louées pour cet usage. On palissada une vaste enceinte qui devait
556 lŒME DES DEUX MONDES.
servir d'entrepôt et d'arsenal. Cent vingt Taïtiens, engagés pour le
service des pompes, épargnèrent désormais à l'équipage ce travail
pénible et ingrat. Les matelots n'eurent plus qu'à dégréer et à alléger
le navire. La poudre fut déposée sur la petite île de Motou-Ta, rési-
dence favorite du célèbre Pomaré; les canons, saisis par d'énormes
poulies, roulèrent à terre sur des cbantiers préparés pour les rece-
voir; les boulets, lancés par des conduits en bois, se rangèrent sur la
plage en pyramides; le gouvernail, les hauts mats, toute celte forêt
de vergues et ce réseau de cordages disparurent peu à peu sous des
mains actives, et rArtémisc, si coquette naguère, vit tomber un à un
tous les atours de sa toilette maritime.
Pour étancher la voie d'eau, on essaya d'abord les moyens les plus
simples. Des plongeurs de perles, venus des îles Pomotou, tentèrent
h diverses reprises d'aller reconnaître et boucheries ouvertures. Leurs
efTorts furent vains. II fallut songer à un expédient plus décisif, à
l'abattage en carène. Les pompes redoulilèrent d'activité. Les naturels
(lui les servaient étaient jeunes, robustes et gais; ils travaillaient en
chantant un air américain arrangé sur des paroles taïtiennes, et
quand l'eau ne venait plus, ils se rassemblaient autour d'un danseur
qui exécutait un pas national accompagné d'un récitatif lent et mé-
lancolique. Dés les premiers jours, la plus parfaite harmonie s'était
établie entre l'équipage et les naturels. Selon l'usage du pays,
chacun de ces derniers avait choisi un layo parmi les matelots de la
frégate. Un iayo, pour le ïaïtien, n'est pas seulement un ami, c'est
un autre lui-même. Entre taijoa, tout est commun : la propriété cesse
où cette amitié commence. L'échange des noms suit la confusion des
fortunes. Jamais compagnonnage ne fut poussé plus loin. Les vieux
dévouemens de Pylade pour Oreste, de ^Sisus pour Euryale, pâlis-
sent auprès de celui-là. La chose se fit d'ailleurs, à bord de rArté-
lïiise, delà manière la plus naturelle. Dès l'abord, nos matelots,
volontiers généreux, avaient invité à leur modeste ordinaire les indi-
gènes, qui regardaient d'un œil d'envie le pain et le vin de France. De
là des adoptions dans chacune des gamelles qui toutes eurent ainsi
leurs tayos ou amis. Cette amitié ne s'exerça pas à titre onéreux. Bien-
tôt, à l'heure des repas, on vit accourir de tous les points de Pape-Iti
des enfans ou des femmes portant des paniers pleins de fruits, de
cocos, d'oranges, de goyaves, de mayoré et de pastèques. Assis sur
le rivage , ces messagers attendaient que le roulement du tambour
eût annoncé l'heure du repas, et quand ce signal se faisait entendre,
le cri de tayo, tayo, retentissait dans les chantiers, et chacune des
\-A.
l'artémise a taiti. 557
offrandes allait à son adresse. Puis, quand le soir était venu, les tu'joa
s'en allaient, bras dessus, bras dessous, Français et Taïtiens, dans
la case commune. Tous les matelots avaient ainsi à terre maison et
femme, un ménage complet. La jalousie étant une passion inconnue
à ces naturels, on devine tout ce (lu'un pareil arrangement offrait de
ressources et de plaisirs à nos marins. Ils étaient ainsi logés, nourris,
blanchis à peu près pour rien. Leur caractère avait plu tout d'abord
à ces bons insulaires, qui jamais n'avaient trouvé, chez les autres
peuples, ni tant de gaieté, ni tant d'expansion, ni tant de bienveil-
lance. La plage était continuellement en fête, au grand scandale des
missionnaires; elle ne sembbiit plus avoir d'échos que pour les chants
joyeux et les longs éclats de rire.
C'est ainsi que l'on arriva au jour de l'abattage. Cette opération
délicate eut lieu le 20 mai , c'est-à-dire un mois environ après l'arrivée
de la frégate. La besogne avait été conduite avec une rapidité mer-
veilleuse. VArtémisc est entièrement vide, avec un petit lest seule-
ment pour équilibrer ses parties. Les bas mats restent seuls debout;
d'un côté, les haubans sont flottans, et raidis de l'autre; d'énormes
€àbles s'apprêtent à soutenir l'effort de la frégate se renversant sur
elle-même. Les sabords, les ouvertures, ont été hermétiquement
fermés et calfatés ; les batteries et le faux-pont sont garnis d'épon-
tilles pour conjurer la pression; enfin des faisceaux de cordes, allant
de la plage à la tête des mats, servent à frapper et à maintenir
d'énormes poulies d'appareil qui vont agir énergiquement sur cette
masse gigantesque. L'opération commence, le bruit des cabestans
l'annonce à Pape-Iti. Toute la population accourt. UArtcmise, vive-
ment attaquée, se rapproche d'abord des quais et s'arque d'une ma-
nière effrayante. On s'aperçoit qu'elle touche sur un point; mais, h
l'aide de quelques précautions, on la maîtrise, on la dompte, et
bientôt elle montre au-dessus de l'eau sa carène verdâtre. La quille
est tout à découvert ; on peut voir les blessures qu'elle a reçues eî
s'assurer jusqu'à quel point les roches l'ont entamée. Sur une lon-
gueur de trente pieds, le bordage enlevé offre une déchirure énorme,
l'étambot est broyé , la cale est à jour. Pour peu qu'une avarie aussi
grave eût porté sur des parties moins fortes, l'Artémise ne résistait
pas au choc : elle sombrait (Ij.
Désormais la frégate , devenue inhabitable, demeurait livrée aux
(t) Les pompes ayant élé mal installées tli.n^ le premier abattage, il falliUy revenir
•queiques jours après d'iiU'j manière délinitive.
558 REVUE DES DEIX MONDES.
ouvriers qui allaient la réparer. L'équipage entier, officiers et mate-
lots, s'installa de son mieux à terre, soit dans les cases des naturels,
soit dans un campement improvisé. L'initiation de cette colonie fran-
çaise à la vie taïtienne fut des plus faciles et des plus douces. On a
vu comment les matelots s'y étaient pris, et quels amis ils avaient
trouvés. Les officiers n'eurent pas des rencontres moins heureuses :
l'île que Bougainville avait appelée la Nouvelle Cythère ne donna pas de
démenti à son nom. Le séjour de Taïti fut une longue suite d'amours
volages et sensuels. Pape-Iti ne formait plus qu'un sérail , moins la
contrainte. Le soir venu, chaque arbre du rivage abritait un couple pas-
sionné, et les eaux de la rivière donnaient asile à un essaim de naïades
cuivrées qui venaient s'y jouer avec les élèves de la frégate. Que de
liens aussi promptement formés que brusquement rompus! Que de
marchés étranges dans lesquels intervenaient les pères, les frères,
les maris, et sur lesquels les missionnaires eux-mêmes prélevaient,
sous forme de pénalité , une espèce de dîme ! Les sectes philosophi-
ques qui ont si long-temps poursuivi la découverte de la femme libre,
ne s'imaginent pas que Taïti a depuis long-temps réalisé leur idéal,
et qu'elle conserve des mœurs à l'unisson de leurs rêves. La réserve
et la pudeur y sont des vertus très peu comprises, et il n'est pas un
naturel , homme ou femme , dans lequel on ne puisse trouver ou un
Proxénète ou une Messahne.
Identifiés à ce point avec la vie locale , on comprend que nos voya-
geurs purent la saisir sur le fait et en observer les moindres nuances.
Aucune des qualités de cet excellent peuple ne leur échappa , et ils
s'assurèrent que leurs vices n'étaient ni bien dangereux, ni bien enra-
cinés. Ces femmes, si légères en apparence, se montraient suscep-
tibles de sentimens profonds ; ces hommes qui se résignaient à de
singuliers rôles, révélèrent dans plusieurs cas un cœur noblement
placé. A côté d'une versatilité sans égale éclatait parfois un dévouement
réel. On distinguait, dans cette race, quelque chose de la naïveté de
l'enfant qui s'abandonne au mal sans en calculer les conséquences,
et qui revient au bien , dès qu'on le remet dans la voie, avec la candeur
et la mobilité de son âge. Les missionnaires auraient pu beaucoup sur
de pareilles natures , s'ils les avaient comprises. Quand ils arrivèrent
à Taïti, c'était encore l'île des plaisirs de Bougainville, l'île des danses
gracieuses qui charmèrent Cook lui-même, l'île des amours dans
lesquels Wallis joua un rôle personnel et presque royal. Les jeunes
filles se couronnaient de roses, et joyeuses s'offraient atout venant,
sans passion comme sans remords. Scandalisés de telles mœurs, les
l'ARTÉMISE a TAITI. 559
missionnaires voulurent les abolir sans transition. A cette vie désor-
donnée, ils opposèrent un puritanisme inflexible; contre cet abandon
excessif, ils fulminèrent des interdictions absolues. Qu'en résulta-t-il?
Ils manquèrent le but pour avoir voulu le dépasser, et se virent
bientôt contraints de tarifer le vice faute de. pouvoir l'éteindre.
Ce contraste subit détermina d'autres phénomènes plus funestes.
Libre dans ses penchans, cette race s'était prodigieusement dévelop-
pée, Cook estimait, en l'exagérant, la population du groupe de Taïti
à trois cent mille âmes. N'admettons, pour rester dans le vrai, que
la moitié de ce chiffre. Les navigateurs sont venus, et avec eux ces
maladies honteuses que l'Europe promène autour du globe sur ses
infatigables vaisseaux. Avec eux aussi devait se manifester cette
prétention systématique d'imposer à l'univers nos mœurs et nos
croyances. Sous cette double influence, la population de ïaïti s'est
fondue comme la neige au premier soleil. En soixante années, du
chiffre de cent cinquante mille âmes, elle est descendue à celui de
quinze mille : elle menace de disparaître. Des prescriptions ridicules
pour le costume, des chàtimens sévères pour les moindres fautes,
achèvent aujourd'hui ce qu'un poison secret et les boissons fermen-
tées avaient commencé. L'hypocrisie pèse à ce joyeux peuple; il ne
peut vivre dans cette atmosphère de compression qu'on lui a créée; il
y étouffe, il en meurt. Tout était en harmonie avec son organisation;
tout, sa nudité, son laisser-aller, sa folie, sa licence peut-être, et
on lui a tout enlevé en un jour. La propagande qui voulait sauver
l'ame a tué le corps.
C'est le dimanche surtout que l'on peut voir comment les mission-
naires pratiquent à Taïti leur système de surveillance et de con-
trainte. Dès l'aube, la plage se couvre de naturels qui se sont parés
de tous leurs lambeaux européens. Rien n'est plus curieux que cette
procession bigarrée, où le vêtement jure toujours avec l'individu. On
ne saurait se faire une idée des chapeaux monstrueux et des robes
incroyables qui voient le jour dans ces occasions. Des hommes mar-
chent gravement sans pantalons et avec un habit noir ouvert à toutes
les coutures; d'autres ont des bottes et point d'habits. Les femmes,
empaquetées dans leurs corsages et s'embarrassant dans leurs jupes,
ne savent où poser le pied et comment porter la tête. Ces atours
européens contrastent d'ailleurs tellement avec des figures cuivrées,
que toute la grâce du type s'efface et disparaît. On a sous les yeux des
guenons habillées. A peine de loin en loin aperçoit-on quelque jeune
fille s'avançant timidement, la tête ornée de fleurs et le corps enve-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
loppé d'une grande pièce de tapa ou de foulard. Encore si un mis-
sionnaire aperçoit la gracieuse enfant, éclate-t-il en reproches et
force-t-il la délinquante à sortir de l'église. Telle est la tyrannie qui
pèse sur les indigènes, tyrannie de tous les jours et de toutes les
heures.
Les bains dans la rivière, les jeux, les fêtes, sont l'objet des mêmes
prohibitions. Pour tromper leurs rigides mentors, les jeunes Taï-
tiennes ont pourtant inventé une danse qui semble échapper à leur
contrôle. Elles s'asseoient sur des nattes, les unes contre les autres, les
jand)es croisées à la manière des ( )rietdaux. Quand elles sont en ligne,
l'une d'elles entonne un chant gra\e et doux que la troupe entière
accompagne d'un mouvement de genoux et de bras. II en résulte une
sorte de cadence qui se marque en se levant et s'asseyant tour à tour.
Cette scène est un prélude ([ui se termine par une pantomime beau-
coup plus animée et fort expressive. Les chanteuses font alors entendre
toutes à la fois un son rauque et guttural au({uel, par l'aspiration et
l'expiration de la voix, elles impriment un caractère de plus en plus
sauvage. Pendant ce temps, les genoux et les bras continuent à
s'ébranler dans une agitation régulière et convulsive. La musique est
aussi l'une des distractions de ces naïves créatures. Leur instrument
iavori ressemble assez à notre guimbarde, et elles en tirent un parti
extraordinaire. Elles vont jusciu'à organiser ainsi des morceaux d'en-
semble, des concerts. L'une fait le chant, les autres accompagnent.
En entourant d'un certain nombre de lils la languette flexible de
l'instrument, elles parviennent même à en modifier le diapason et à
l'approprier à des ef.ets voulus. D'autres fois les naturels se réunis-
sent, hommes et femmes, pour chanter des chœurs lents et mélo-
dieux dans lesquels ils atteignent un fort bel ensemble. La plupart des
airs paraissent être en tierce et en quinte; mais l'accord des voix n'en
persiste pas moins, même dans les changemens de ton.
Les matelots et les officiers de la frégate menaient à terre l'exis-
tence la plus heureuse. Par une sorte d'instinct, les r.aturels sem-
blaient chercher auprès d'eux \\\\ appui contre l'oppression de leurs
sombres missionnaires. L'abandon des atuiennes mœurs avait reparu.
Les jeunes filles de Taïti arrivaient par essaims i ans les cases où
s'étaient installés des Français. Tao, Ouéria, Namoui, Loidao, Tcina,
Xinito et une foule d'autres étaient devenues pour eux des amies,
des compagnes, des femmes de ménage. De quelque côté qu' n se pro-
menât, on entendait crier : Oui ! oin ! oui ! seul n ot que les Taïtiennes
iueni toutes retenues avec une facilité merveilleuse. Il eut été beau-
L'ARTÔnSE A TAÏTI. 5G1
coup plus raalaisL' de leur apprendre à dire non. Nos marins s'étaienf
parfiiitemcnt habitués à la nourriture des indigènes, qui consiste en
porc rùli dans un four à cailloux , et surtout en fruits de l'arbre à pain ,
l'un des plus délicieux que l'on puisse manger. Cuite à feu étouffé,
cette pulpe a le fondant de la pomme de terre et la délicatesse du
marron, et elle est infiniment plus nourrissante que l'une ou l'autre
de ces substances. L'arbre à pain 'patidanus] explique la vie molle et
oisive de ces peuples. Il s'étend en forets épaisses sur les versants des
mornes, couronne les pics élevés et vient baigner ses racines jusque
dans les flots de l'Océan. Jamais végétation plus riche et plus spon-
tanée ne couvrit le sein de la terre. Elle fournit aux naturels la nour-
riture et l'ombre. Le Taïtien n'a pas besoin, pour vivre, de creuser
péniblement un sillon comme l'Européen, ou de vouer, comme
l'Hindou , ses bras fiévreux au travail des rizières. Il n'a qu'à lever
la main et à cueillir le fruit du pandanus. Les bois qui entourent Pape-
Iti sont des greniers inépuisables; c'est la nature qui en a fait les frais
et qui les renouvelle incessamment.
La familiarité de ces indigènes était rarement importune. Prêts
eux-mêmes à tout donner, à exercer l'hospitalité la plus large, ils ne
comprenaient pas, il est vrai, dans leur entière rigueur, nos habi-
tudes de respect pour la projjriété d'autrui. Les hommes, passionnés
pour le tabac , en prenaient volontiers sans permission , et les femmes
usaient du rhum de leurs hôtes avec assez peu de scrupules. Mais sur
la moindre remontrance tout ce monde s'observait mieux et se tenait
sur la réserve. Une privante, plus difficile à déraciner, est la coutume
qu'ont les Taïtiens d'emprunter à un fumeur sa pipe ou son cigarre
pour en tirer quelques bouffées. Dans un pays où les maladies con-
tagieuses sont très communes, on devine que cette familiarité, outre
le dégoût qu'elle inspire, n'est pas sans inconvénient. INos officier.^
eurent quelque peine à former sur ce point l'éducation de leurs com-
mensaux; quant aux équipages, ils ne poussèrent pas la délicatesse
si loin et subirent toutes les chances des usages Indigènes.
Pour remplir et tromper de longues soirées, Pape-Iti avait uiîc
petite société de choix que fréquentait l'état-major de la frégate.
M. Moërenhout en était le centre.Venu de Lima en 1830, M. ]\îoë-
renhout avait éprouvé quelques malheurs dans le commerce des perler,
par suite de naufrages et d'accidens. Accrédité depuis ce temps par la
France auprès des autorités de Taïti , il est devenu l'un iU'r> homme:-,
les plus importans et les plus éclairés de l'archipel. Chez lui se réunis-
saient un jeune négociant anglais, M. Robson, et le général Freyre,
562 KEVUE DES DEUX MONDES.
ex-président de la république du Chili. M. Freyre, l'un des person-
nages les plus marquans de l'Amérique du Sud, venait d'être exilé de
sa i)atrie à la suite d'une réaction dirigée par le général Priato. C'était
un beau vieillard, au regard calme et doux, parlant de ses malheurs
sans amertume et ne regrettant que l'impuissance où il se trouvait de
pouvoir servir son pays. La faction victorieuse l'avait indignement
traité : jeté sans argent, presque sans habits, sur l'île déserte de.Iuan
Fernandez, il n'avait dû qu'à la pitié un asile à bord d'un navire qui
le conduisit à Sydney, puis à Taïti. Là, dans une résignation par-
faite , il attendait le jour où un retour de fortune le rendrait à ses
amis et à sa famille. Presque tous les soirs le général Freyre se ren-
dait chez M. Moërenhout, où les officiers de L'Arlomise venaient de
leur côté. La conversation roulait alors sur Taïti, sur les mœurs
curieuses de ses peuples, sur les intérêts politiques et commerciaux
qui s'y rattachaient. Le thé terminait la soirée.
Un seul Français vivait alors dans l'île, jeune homme dont la vie était
une suite d'aventures; il se nommait Louis. Son père, fermier des
environs de Paris, s'était vu ruiné en 1816 par la faillite d'un fournis-
seur des armées, et avait fait voile pour les États-Unis avec son enfant
en bas-àge. Les bords du lac Erié donnèrent asile à cette fomille, vouée
dès-lors à la rude condition du pionnier. Louis grandit à cette école.
Tour à tour patron de barque sur l'iludson, agriculteur, jockey, marin,
baleinier, il s'était fait caboteur à Taïti , et pêcheur de perles dans les
parages de Pomotou. Un vieux chef de Pape-ïti et sa femme avaient
adopté le jeune Français, et leur dévouement à son égard tenait de
l'idolâtrie. Louis était d'ailleurs un garçon plein d'activité et d'intelli-
gence. Toutes les langues des archipels voisins lui étaient familières,
et il s'était si bien identifié avec les mœurs du pays, que le type seul
le séparait de ces sauvages. Rien n'était plus singulier que sa conver-
sation , mélange confus de souvenirs européens et d'impressions poly-
nésiennes. Nos officiers aimaient à le faire causer, à l'employer pour
divers services. îl devint leur interprète, leur compagnon assidu, et,
pendant tout le cours de la relâche, il se montra d'un dévouement à
toute épreuve.
Au milieu de cette vie doucement occupée, les officiers de VArtè-
mise ne perdaient pas de vue l'objet essentiel de leur mission. Il s'agis-
sait d'une réparation à obtenir des évangélistes luthériens qui s'étaient
imposés à ces populations naïves et dociles. Mais pour l'intelligence
de cette portion du voyage, il est nécessaire de jeter un coup d'œil
rapide sur les faits antérieurs.
L'AUTÉMISE a TAlïl. 563
La découverte de Taïti, long-temps attribuée à l'Espagnol Quiros,
ne semble pas remonter au-delà de la reconnaissance positive du capi-
taine anglais Wallis, en 1767. Wallis, à l'aide de ses canons, se fit
promptement respecter sur les plages de l'île, et à ce premier succès il
joignit iiientôt la conquête de la reine Berea, dont les anciennes rela-
tions vantent le port majestueux. Bougainville, qui visita Taïti quel-
ques mois après Wallis, n'aspira pas aux mêmes bonnes lortunes;
mais son équipage utilisa si bien cette heureuse relâche, ([ue l'amiral
crut devoir donner à l'archipel un nom mythologique en harmonie
avec ses mœurs amoureuses. Cook, voyageur plus sévère encore, ne
fut point insensible aux séductiorss du pays, à la candeur, aux grâces
de ses habitans. 11 parut trois fois à Taïti, et chaque ibis ce furent de
nouvelles fêtes, de nouveaux élans d'affection , de nouveaux témoi-
gnages de bienveillance. Les divers navigateurs qui y jetèrent l'ancre à
leur tour, l'Espagnol Bonechea , Vancouver, l'Anglais Sever du brick
Ladij Penrhi/n, le capitaine Bligh du sloop Bounty, le capitaine New
du Dcdalus, n'eurent qu'à se louer également des procédés de ce
peuple hospitalier et paisible. Aux fléaux que leur apportait la civili-
sation, ces sauvages ne surent répondre que par la résignation la
plus touchante.
Parmi les évènemens qui se rattachent à cette période, aucun
n'est d'un intérêt plus réel que la révolte du sloop de guerre Boimtij^
commandé par Bligh, compagnon de Cook. Bligh était l'un de ces
hommes intraitables qui amassent autour d'eux des tempêtes. Depuis
long-temps des haines sourdes couvaient parmi les officiers de son
équipage. Elles éclatèrent en avril 1789, vingt jours après que le
sloop Bounlij eut quitté les ports taïtiens. Le lieutenant Christian
était le chef du complot : on s'empara du capitaine et de dix-huit
hommes qui lui étaient restés fidèles ; on les jeta dans une embarca-
tion avec quelques vivres, un quart de cercle et une boussole. La
mer fut propice à ces malheureux ; Bligh revit Sydney pour devenir
plus tard gouverneur de la Nouvelle-Galles du sud. Cependant le
sloop Bouniij demeurait à la merci des insurgés. Que faire? où aller?
comment se dérober à un juste châtiment? L'avis de Christian était
de gagner une île déserte. On songea à Toubouaï; m<iis des que-
relles avec les naturels rendirent bientôt ce séjour inhabitable ; il
fallut retourner à Taïti. Alors une scission se déclara. Les midship-
meii, Stewart et Heywood demandèrent à rester à Pape-Iti ; Christian
ne se crut pas en sûreté sur des parages fréquentés par des navires
de guerre , il remit à la voile.
56i REVUE DES DEUX MONDES.
Les premiers expièrent bientôt leur imprudenre. Dix-liuit mois
après leur débarquement, la frégate anglaise l'andora vint les récla-
mer pour les livrera la justice anglaise. Il fallut obéir. Douze insurgés
se rendirent à bord, accompagnés de leurs femmes qui poussaient
des cris lamentables. Elles se jetèrent aux pieds du commandant et
demandèrent à suivre leurs luaris en Europe. L'une d'elles surtout,
Peggy, épouse de Stewart, se Ot remarciuer par une douleur naïve et
profonde. Quand son amant eut été conduit à bord, elle s'y rendit
avec son enfant, se traîna jusqu'au prisonnier, et tomba évanouie
dans ses bras. Il fallut l'en arracher de force et lui interdire l'accès
du bâtiment. Alors la pauvre Peggy alla s'établir sur la plage, en face
de la Pandom, ne la quittant pas un instant des yeux, immobile,
morne, silencieuse, vivant de (juelques fruits à pain que sa sœur
lui apportait. Elle ne bougea pas du rivage tant que la frégate sta-
tiouîia dans la rade, et au jour du départ, après avoir vu son dernier
(espoir s'évanouir à l'horizon, Peggy regagna lentement sa case et se
laissa mourir. Son enfant la suivit de près.
Les huit révoltés qui avaient suivi la fortune de Christian n'eurent
pas une lin aussi malheureuse. Embarqués de nouveau sur le sloop,
its atteignirent l'île de Pitcairn, qui allait être le théâtre d'une colo-
nisation fort curieuse. IMtcairn est un écuei! perdu au milieu de l'im-
mensité de la mer du Sud. Christian y descendit avec huit Anglais,
six hommes et douze femmes de Taïti. L'île était lieureusement inha-
L'itée et d'un abord diflicile. On s'installa à terre avec tous les objets
utiles à l'établissement nouveau, et l'on brûla le sloop. Des habita-
tions furent construites, des terrains défrichés. Les ignames, les
taros, les pommes de terre, les bananes, la cantte à sucre, réussirent
à souhait. L'arbre à pain et le cocotier faisaient partie de la végéta-
tion naturelle de l'île. La nature s'était plu ù embellir ce lieu d'exil,
que des falaises escarpées défendaient contre les visites de croiseurs
hostiles ou de voyageurs curieux. Cependant les révoltés ne furent
d'abord qu'imparfaiement rassurés, et long-temps, à tour de rôle,
ils se posèrent en vigie sur l'un des sommets de l'île, afin d'épier les
navires qui pouvaient paraître à l'horizon.
Les premières années de l'établissement furent assez tranquilles,
quoique les Anglais eussent pris vis-à-vis des Taïtiens le rôle de maî-
tres et de maîtres exigeans; mais bientôt des querelles violentes
s'élevèrent au sujet des femmes, dont le nombre n'était pas propor-
tionné à celui des hommes. Pitcairn devint un enfer. Tantôt les
hîancs surprenaient les sauvages en état de conspiration llagrante
l'AHTÉMISE a TAITI. 565
et les égorgeaient ; tantôt les sauvages fondaient à l'improviste sur
tes blancs et les massacraient. Les femmes se rangeaient d'un parti
ou de l'autre ou complotaient de leur côté. Le lieutenant Christian
périt dans un guet-apens et avec lui trois de ses compagnons. En
1793, il ne restait plus à Pitcairn (pie quatre Européens, dix femmes
et quelques enfans. D'autres catastrophes enlevèrent encore trois
hommes, et, en 1800, on ne comptait dans l'île qu'un Anglais, le
nommé Alexandre Smith, qui avait changé son nom en celui de John
Adams.
Demeuré seul, John Adams fit un profond retour sur lui-même.
H comprit que le seul moyen d'expier sa vie i)assée, soit devant les
hommes, soit devant Dieu, (tait dans la conduite qu'il allait tenir
vis-à-vis de cette colonie dont il devenait le chef responsable. Une
Bible avait été conservée dans l'une des habitations; il la prit, la
médita et en fit la lecture aux enfans. John Adams était une de ces
natures droites et simples qui trouvent en elles-mêmes de quoi suf-
fire aux plus vastes devoirs. Sa parole n'était pas celle d'un théolo-
gien , mais elle avait une gravité onctueuse , une persuasion tendre ,
qui étaient irrésistibles. A sa voix, cette colonie changea d'aspect;
elle ne forma plus qu'une famille, régie par la plus douce, par la plus
touchante fraternité. John Adams sut même donner à ses pupilles
quelques notions sur les arls, sur les mœurs de l'Europe, et les voya-
geurs, qui plus tard visitèrent Pitcairn , furent frappés du sens moral,
de l'esprit net et pénétrant de ces insulaires. Quant à leur bonté, à
leur affabilité, elles étaient au-dessus de tout éloge. Jamais de que-
relles, jamais de voies de fait; l'ordre et la vertu régnaient dans tous
les ménages; les liaisons irrégulières avaient disparu pour faire place
à des unions religieuses, et les mœurs idolâtres s'étaient retirées de-
vant les mœurs chrétiennes.
Cette colonie vit s'écouler huit ans de la sorte, dasis le bonheur et
dans l'oubli. Aucun navire d'Europe n'était venu troubler la paix de
l'établissement. Le Topaz, capitaine Folger, visita le premier Pitcairn,
en 1808, et en 181'^ deux frégates anglaises, passant devant cette île,
se virent abordées par des pirogues d'où, à la grande surprise des
marins, on les héla en anglais. L'une d'elles portait le fils du révolté
Christian, grand et beau jeune homme, qui monta à bord. On le fit
causer, et il s'exprima avec une convenance, une ingénuité, qui char-
mèrent tout le monde. Les deux commandans se rendirent alors à
terre. Adams les attendait sur le rivage, et, dès qu'ils parurent, il
TOME XXIII. 3G
566 REVUE DES DEUX .-^lOXDES.
s'offrit à eux comme prisoniiier. La colonie entière entourait son
(;hef, inquiète et désolée; la famille d'Adams était en larmes, les en-
fans poussaient des cris, les femmes éclataient en sanglots. Jamais
deuil ne fut plus réel, douleur plus vraie. Les commandans s'em-
pressèrent de rassurer ce bon peuple. « Adams est coupable, dirent-
ils, mais il a expié sa faute. Nous ne voyons plus en lui le révolté du
sloop Bounty, mais le patriarche dePitcairn. » Ces paroles calmèrent
toutes les craintes, et les deux officiers quittèrent cette côte chargés
de bénédictions et comblés de caresses.
Le récit de ces relâches , parvenu en Europe, valut à Pitcairn de
nombreuses visites. Les navigateurs qui passi.ient à portée de l'îlot
ne manquaient pas d'aller recueillir quelques nouvelles du bon Adams
et de sa famille. Beechey, en 1825, y compta soixante-six colons; le
patriarche gouvernait encore sa colonie. Le capitaine Wakiegrave ne
l'y trouva plus; xVdams était mort en 1829, léguant ses pouvoirs à
Edouard Voung. Quoique la petite peuplade fût encore tranquille,
quelques membres européens qui s'y étaient mêlés avaient introduit
dans les esprits les germes de divisions nouvelles. Un incident im-
prévu vint grossir ces premiers symptômes de désorganisation. Sur
des rapports vagues, l'Angleterre avait envoyé des navires à Pitcairn,
dans la crainte que le sol de l'île ne put suffire désormais à la nour-
riture des habitans. Ces hommes simples n'osèrent pas se refuser à
ULie expatriation qu'on avait l'air de regarder comme nécessaire. Ils
s'embarquèrent pour Taïti; mais, au spectacle des mœurs licencieuses
de cet archipel, leur piété s'effaroucha; ils demandèrent à être recon-
duits sur leur îlot, pur de pareils scandales. On ne put, on ne voulut
pas les écouter d'abord , et quand plus tard on les rendit au sol natal,
ils y rapportèrent les impressions funestes qu'engendrent toujours
les mauvais exemples. Aussi la discorde et les habitudes relâchées
semblent- elles s'être de nouveau introduites à Pitcairn, et John
Adams ne reconnaîtrait plus aujourd'hui son œuvre dans cette société
livrée au dérèglement et à l'intrigue.
Cet épisode , qui se lie si étroitement à l'histoire de Taïti , nous a
conduits un peu loin dans l'ordre des dates. Il faut remonter main-
tenant à la fin du siècle dernier, pour constater les premiers efforts
de la propagande religieuse qui choisit pour théâtre les îles du groupe
taitien. Ce lut en 1797 que la société des missions de Londres envoya
<lans ces parages le DufJ\ capitaine Wilson , qui y laissa quelques
apôtres dévoués. Le roi du pays était alors Pomaré : il régnait au
l'AUïÉ3IISE a TAITI. 567
nom de son fils Otou, depuis célèbre sous le nom de Pomaré lî (1).
Ce chef fit aux missionnaires le meilleur accueil, et, soit par calcul,
soit par suite d'une méprise, le grand-prêtre de l'idolâtrie indigène
ne se montra pas moins dévoué à leur fortune. Le culte de Taïti
était alors un fétichisme très tolérant dans lequel les dieux Taaroa,
Oro et Manoua jouaient un grand rôle. Les missionnaires, dans leurs
gloses, ont eu le soin de faire ressortir les analogies qui existent entre
cette théogonie et la trinité chrétienne. Taaroa est le père , Oro est le
fils, Manoua le saint-esprit ou l'oiseau. Ces trois dieux, d'un ordre
supérieur, commandaient à une foule de divinités subalternes, parmi
lesquelles on remarquait Hiro, le maître de l'Océan; Atoua-Maos
les dieux-requins, qui transportaient, s'il faut en croire les traditions
locales, d'une île à une autre, à la manière du dauphin d'Amphion,
les insulaires dévoués à leur culte; les dieux de l'air, les dieux du feu ,
les dieux des arts, les dieux des professions manuelles, etc.
Les fétiches étaient presque toujours des morceaux de bois de ca-
suuriiia grossièrement sculptés et enveloppés de lambeaux d'étoffes
de (apa. La dimension des idoles variait de quelques pouces jusqu'à sept
ou huit pieds. Les plus ornées étaient couvertes de tresses en bourre de
coco et surmontées de plumes rouges. Les idoles des simples esprits
se nommaient des iiis, celles des dieux des Ions. Elles n'étaient saintes
que lorsqu'elles s'animaient à la voix des prêtres; hors de là, elles
perdaient beaucoup de leur valeur. Pour qu'un fétiche eût droit aux
honneurs suprêmes, il fallait qu'il fût décoré avec les plumes écar-
lates de la queue du phaéton. Ces plumes consacraient l'idole et la
plaçaient au premier rang; elle devenait alors génie, esprit, talisman,
amulette, et se pénétrait d'une manière particulière de l'essence
môme des dieux. Les temples où ces fétiches étaient principalement
adorés se nommaient des momïs, vastes enclos entourés de murs ou
de palissades, dans lesquels on avait soin de ménager des chapelles
pour les idoles et des tombes pour les chefs. Les arbres distribués
autour de cette enceinte étaient sacrés; on y voyait des casuarinas au
feuillage mélancolique, des tesmesias et des cordias qui forment des
berceaux impénétrables au soleil. Le culte se composait de prières,
d'offrandes et de sacrifices. On immolait aux dieux des poissons, des
fruits, des porcs, des oiseaux, et, dans les temps de guerre, des vic-
(1) D'jiprès les visages en vigueur a Taïti de temps immémorial , un chef , nuelque
rang qu'il occupât, et le souverain lui-même, étaient obligés de se dessaisir de leurs
dignités ou de leurs fonctions en faveur de leurs premiers-nés.
36.
508 REVUE DES DEUX MONDES.
times humaines. Les fonctions sacerdotales étaient héréditaires, et
les prêtres avaient le rang de chefs; le pontife était ordinairement un
membre de la famille régnante. A côté des prêtres, et en dehors de
leur influence, figurait la classe des arrois, qui se recrutait par une
sorte d'initiation et d'investiture religieuse. Les droits des aréois,
véritables chefs de l'île, leur assuraient en toutes choses une iiupunité
dont ils usaient largement.
Telles sont les mœurs et les croyances contre lesquelles les mis-
sionnaires anglicans allaient avoir à lutter. Tronipés par la tolérance
affectueuse des naturels, ils crurciità un triomphe f;;ci!e. Leur illu-
sion ne fut pas longue. On les écoutait, on réclamait leurs secours
comme mécaniciens, comme ouvriers intelligens et habiles; mais on
s'en tenait là. A peine installés, ils avaient cherché à combattre les
mœurs locales dans ce qu'elles avaient de j)lus barbare; la coutume
qui existait parmi les aréois, de détruire leurs nouveaux-nés, attira
d'abord leur attention (1). Pour vaincre cet odieux usage, les apôtres
s'adressèrent à l'amour des mères, qui parut capituler; mais les pré-
jugés des chefs reprirent bientôt le dessus. Ces tentatives infruc-
tueuses furent même suivies de quelques persécutions. Si les inten-
tions du vieux Pomaré étaient toujours excellentes, son fils ne cachait
pas son éloignement pour les missionnaires, et bientôt des guerres
civiles vinrent empirer cette situation précaire. De 1800 à 1803, les
prêtres anglicans, malgré des prédications nombreuses et d'infatiga-
bles efforts, n'avaient obtenu aucun résultat réel. Partout où ils
s'étaient présentés, on les avait toure.és en ridicule, en disant que
leur Dieu était tout au plus le serviteur du grand Oro, le maître du
monde. Telle était la situation des choses à la mort de Pomaré P',
qui eut pour successeur son fils, Pomaré IL
Une confusion effroyable suivit cet événement. Pendant six années
environ, Taïti ollrit le spectacle d'un bouleversement complet. Il
s'agissait de l'image du dieu Oro que se disputaient divers partis, et
en l'honneur de laquelle on tua et dévora des milliers de victimes.
Les équipages des navires anglais de relâche dans les ports de Taïti
se mêlèrent, à diverses reprises, de la lutte, et firent incliner le suc-
cès du côté des armes à feu. Au milieu de ces désordres, les mis-
sionnaires n'avaient pu se maintenir sur la grande île; ils s'étaient
retirés à Eimeo, où Pomaré ne tarda point à paraître, vaincu , dépos-
(1) CeUe coutume barbare pronail m source dans la nécessilé imposée aux aréois,
coninie aux autres cliel's , d'abdiciucr leurs fonctions eu faveur de leurs eufans.
l'artémise a taiti. 569
sédé, monarque sans couronne. L'heure était propice pour une con-
version. Le chef taïticn accusait Oro de sa défaite et commençait à
douter d'une divinité qui l'avait si mal soutenu. M. Aott, seul mission-
naire resté sur les lieux, exploita habilement cette disposition. Il
promit à Pomaré la victoire au nom d'un dieu nouveau, et laissa en-
trevoir, comme complément à l'inlluence céleste, le concours de quel-
ques équipages anglais. Pomaré n'hésita plus : il se fit instruire et
baptiser par le pasteur Nott; puis, pour rompre avec les vieilles idoles,
il choisit une occasion solennelle et viola la loi du (aboi/. Le tabou
est cette interdiction religieuse en usage dans toute la Polynésie, in-
terdiction {pii frappe certains objets, certains hommes, certains lieux;
c'est le seul code formel en vigueur dans ces îles. Aussi, en violant
le tabou, Pomaré rompait-il avec tout son passé. Cet exemple retentit
au loin. Bientôt l'île entière d'Eimeo demanda le baptême, et il fallut
([ue M. Nott sollicitât avec instance de nouveaux auxiliaires pour sa
mission.
L'élan était donné, le chef le plus important avait abjuré le culte
des idoles; le reste n'était plus qu'une question de temps. Une anar-
chie profonde dévorait la grande île ; on vint supplier Pomaré d'y
reparaître et d'y ressaisir le pouvoir. Tous les partis l'appelaient, le
regrettaient. Les chefs vainqueurs avaient fait de Taïti le théâtre de
leurs saturnales; les champs restaient en friche; une seule culture
demeurait en honneur, celle de la racine du ti [dracœna terminalis),
dont on tirait une liqueur spiritucuse. L'île n'était plus qu'une distil-
lerie et un cabaret; la chaudière était un rocher creux, la cornue un
couvercle en bois, le réfrigérant un conduit en roseau. Autour de cet
alambic se pressaient des naturels qui buvaient la liqueur à mesure
(ju'elle tombait dans le récipient, puis, ivres et furieux, s'entr'égor-
geaient les uns les autres. A ce récit, Pomaré comprit (jue l'heure
était venue de tenter de nouveau le sort des armes. Il reparut à Taïti,
où, durant trois années entières, il eut à soutenir le choc des ido-
lâtres. Un instant son étoile pâlit et sembla s'effacer; mais un dernier
effort lui fit regagner le terrain qu'il avait perdu, et vers la fin de 18L5
il demeurait souverain absolu de tout l'archipel.
La propagande religieuse marchait plus rapidement encore. Eimeo,
])erceau de l'église nouvelle, était toute convertie. On ne pouvait suf-
fire ni aux prêches ni aux baptêmes. Une chapelle avait été construite
et inaugurée. Les chefs du pays abjuraient leurs faux dieux, et le
grand-prêtre avait mis de sa main le feu aux idoles. L'archipel
entier suivit cette impulsion. Chaque jour amenait des coniiuêtes
570 RENDE DES DEUX MONDES.
nouvelles, et , vers la fin de 181'* , les îles comptaient plus de six cents
chrétiens. La victoire de Pomaré acheva cette œuvre de patience et
de persuasion. Pour porter un dernier coup à la puissance des féti-
ches, le chef vain(pieur détacha une élite de ses guerriers vers le
temple d'Oro. Cette troupe entra dans le sanctuaire du dieu, déca-
pita son image, bloc de casuarina grossièrement sculpté, et porta la
tête aux pieds de Pomaré. Celui-ci affecta d'abord de s'en servir pour
les plus vils usages, par exemple comme billot de cuisine; puis il la
jeta au feu. Cette exécution , faite avec éclat, eut une influence dé-
cisive au sein des îles , et fut suivie de la destruction des idoles encore
debout; un an après, on y eût en vain cherché le moindre vestige
de l'ancien culte.
Taïti chrétienne obéissait désormais à Pomaré : il la plaça sous les
ordres de chefs dévoués, et, sous l'inspiration des missionnaires,
songea à la réorganisation du pays. Dans ce travail, personne ne
voulut et ne sut tenir compte des mœurs antérieures qu'il importait
de ménager. La transition fut trop brusque; aussi devait-elle porter
dans l'avenir des fruits funestes. Cependant les premiers jours de la
propagande furent marqués par des épisodes touchans. Un renfort
d'apétrcs arriva de Sidney avec un évangile taïtien ; on le reçut avec
enthousiasme, mais on voulut avoir plus encore. Une imprimerie fut
fondée à Eimeo parles soins du révérend Ellis, connu par ses impor-
tans travaux sur les contrées polynésiennes. M. Ellis, débarquant
av(^c une presse et des caractères, causa presque une révolution dans
le pays. Les livres de piété manquaient ; on en comptait un exem-
plaire à peine par famille, et plusieurs d'entre elles n'en avaient pas.
Pour y suppléer, ceux-ci avaient copié le syllabaire, ceux-là, ne pou-
vant se procurer du papier, s'étaient contentés de tracer, à l'aide d'un
jonc trempé dans une teinture violette, des passages des Écritures
sur des morceaux d'étoffe préparés avec soin. L'arrivée d'une presse
allait rendre superflues ces combinaisons d'une ferveur ingénieuse.
Quand la machine se trouva installée, Pomaré voulut être des pre-
miers à la voir. M. Ellis composa une page sous ses yeux, puis lui
enseigna la manière d'en obtenir une épreuve. Le souverain de Taïti
était enchanté; il suivait de l'œil les progrès du travail, calculait le
nombre des lettres et prenait à toutes ces opérations un plaisir d'en-
fant. L'impression réussit à souhait. On tira deux mille six cents
exemplaires du syllabaire, un catéchisme taïtien, des extraits des
Écritures et un Évangile selon saint Luc. Pendant ce travail , la popu-
lation se pressait aux portes de l'atelier en poussant des cris d'admira-
l'artémise a taiti. 571
tion : «0 Angleterre, terre du savoir! » disait-elle. Le rivage était
encombré de pirogues; de tous les points de l'archipel, on venait
chercher des livres.
c( Souvent, dit le révérend Ellis, témoin oculaire (1), souvent je
voyais paraître trente ou quarante embarcations qui venaient deman-
der et attendre des exemplaires. Un soir, au coucher du soleil, une
pirogue arriva de Taiti, montée par cinq hommes. Ils plièrent leur
voile, débarquèrent, et s'acheminèrent vers mon logement. J'allai
au-devant d'eux. « Luka! te parau na Luka (saint Luc ! donnez-nous
saint Luc) , « me dirent-ils tous à la fois en m'offrant en échange des
bambous pleins d'huile de coco. Je n'avais pas d'exemplaires prêts,
et les engageai à se retirer dans le village pour y passer la nuit. Le
crépuscule, toujours très court sous les tropiques, venait de finir. Je
me retirai. Quelle fut ma surprise, quand le lendemain, au soleil
levant, je les aperçus couchés à terre, devant la maison! Inquiet, je
leur demandai pourquoi ils avaient passé la nuit en plein air :
(( Maître, me répondirent-ils, nous avions peur que quelqu'un ne vînt
de grand matin vous demander des livres , et nous avions résolu de
ne nous éloigner qu'après en avoir obtenu. » Je les conduisis dans
l'imprimerie, et, ayant assemblé des feuilles à la hâte, je leur en
donnai à chacun un exemplaire, puis deux autres encore pour leur
mère et leur sœur. A peine les eurent-ils en leur pouvoir, que, s'em-
pressant de me remercier, ils coururent au rivage, hissèrent leur
voile, et retournèrent vers leur île natale, sans avoir bu ni mangé,
ni fait aucune provision. »
Cette première phase du pouvoir des missionnaires ne rencontra
que des cœurs soumis. Le chant des hymnes, les cérémonies reli-
gieuses, enchantaient les nouveaux catéchumènes. Le tabou, cette
loi impérieuse, avait été abolie; l'infanticide n'était plus imposé aux
mères. Tout allait au mieux : l'obéissance était complète , les cha-
pelles regorgeaient de monde, la ferveur semblait générale et sincère.
Malheureusement ce n'était là qu'une piété extérieure; les dehors
seuls avaient été domptés ; au fond, les indigènes n'avaient rien perdu
ni de leur goût pour le plaisir, ni de leur nature ardente, ni de ces
instincts des sens si énergiques chez eux. Les missionnaires s'en aper-
çurent et voulurent lutter, mais leurs efforts échouèrent. Les con-
seils furent aussi impuissans que les rigueurs. Pomaré eut beau mettre
(1) Polynesian Researches.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
toute son autorité au service du nouveau culte, créer des cliAtiinens
pour les plus légers délits : il parvint seulement à organiser l'hypo-
crisie. Le mal avait fait de tels progrès dès 1819, que les mission-
naires convoquèrent une assemblée des chefs pour promulguer une
sorte de code pénal. Le roi ouvrit la séance et lut une série de dis-
positions coërcitives qui atteignaient les moindres contraventions
morales. (]et acte ne fit qu'accroître le mécontentement; les procès
qui en furent la suite ne guérirent rien, ne réparèrent rien, et là où
les missionnaires croyaient avoir semé la crainte, ils ne recueillirent
que le scandale.
Pomaré lui-même résista, en quelques occasions, aux cmpiéte-
mens des évangélistes. Sous le titre de Sociétés auxiliaires des 31is-
sions, ils avaient organisé une perception indirecte au profit du
culte. Les sociétaires devaient fournir une certaine (juantité de valeurs
en nature, des racines d'arroiv-root par exemple, ou de l'huile de
coco. Cette taxe, légère d'abord, finit par devenir si onéreuse, ciue
Pomaré s'en formalisa. Ce fut là d'ailleurs un éclair fugitif de rési-
stance. Dans les dernières années de sa vie, ce chef célèbre se laissa
abrutir par l'ivrognerie. Boire et traduire les Ecritures, telles furent
les deux idées fixes qu'il conciliait de la manière la plus singulière.
Chaque matin , il se rendait dans son petit kiosque, situé sur l'île de
Motou-ïa, avec sa Bible sous le bras et sa bouteille de rhum à la
main, et il y demeurait des heures, des journées entières, lisant
l'une et vidant l'autre. Puis, quand il sentait sa tète s'alourdir à la
suite de libations trop copieuses : « Pomaré, s'écriait-il, ton cochon
est maintenant plus en état de régner que toi. » (>es excès le minè-
rent; la pensée s'en alla d'abord, puis la vie; il mourut vers la fin
de 1821. Les missionnaires, qui lui devaient leur puissance, lui accor-
dèrent peu de regrets; ils ne songèrent plus cpi'à élever dans leur
intérêt et selon leurs vues l'héritier du pouvoir, alors âgé de
quatre ans.
Cependant, depuis la mort de Pomaré, l'influence morale semble
s'être retirée peu à peu des missionnaires : ils effraient encore les po-
pulations, mais depuis long-temps ils ne les dirigent plus. L'enfant
qu'ils élevaient, comme un .Toas, à l'ombre de l'autel, couronné en
18'2V au milieu d'un grand cérémonial, s'est éteint dans leurs bras en
1827. Depuis lors les deux femmes qui ont régné surTaïti, Pomaré-
Wahine comme régente, Aïmata-Wahine comme reine, ont souffert
impatiemment un joug qu'elles ne pouvaient briser, et ont protesté
l'artémise a taiti. 573
plus d'une fois par leur conduite. Le système de compression labo-
rieusement poursuivi s'est écroulé devant des scandales partis de si
haut, que les missionnaires ne pouvaient les atteindre. La cour de la
jeune reine est devenue une école de dissolution. Veuve à dix-neuf
ans, elle a épousé un jeune homme de quinze, et réunit autour
d'elle tout ce que Taïti renferme d'hommes diffamés et de femmes
perdues. Les danses les plus libres, les cérémonies les plus licen-
cieuses, les chants les plus voluptueux, ont successivement reparu.
Les missionnaires condamneraient bien une sujette aux travaux des
routes (1), mais (juellc action pourraient-ils avoir sur une reine?
Ils se contentent aujourd'hui de constater de loin en loin leur auto-
rité par quelques exemples, et de maintenir sur tous les points de
l'archipel un système d'espionnage permanent. Aussi les jeunes filles
tremblent-elles devant le chapeau de paille et le bâton blanc du sur-
veillant des missioiniaires. A l'approche de ces insignes bien coiuius,
on les voit fuir comme des colombes effarouchées : plus de danses,
plus de folle gaieté; mais à peine le surveillant est-il hors du regard,
que les jeux folâtres recommencent.
Des diversions plus graves encore ont menacé la suprématie des
missionnaires luthériens. L'une est une sorte de schisme né au sein
de l'archipel même, et qu'on peut regarder comme une capitulation
des croyances chrétiennes avec les souvenirs mal éteints de l'ancienne
idolâtrie. Ce schisme est celui des mamaïas, qui croient en Jésus-
Christ et lisent la Bible, mais ne pensent pas que l'on soit tenu à autre
chose que ces pratiques extérieures. Il est très singulier de retrouver
dans l'Océanie des hérésies qui ont leurs analogues en Europe, entre
autres <'hez les /rr/c wr.s-, les labadistcs et les memnonltcs. Cette secte,
issue d'un cerveau sauvage, aspire comme les nôtres à la contro-
verse et s'appuie, pour justifier la liberté des rapports entre les
sexes, sur l'exemple de Salomon, qui usait largement du concubi-
nage. N'est-ce pas un incident curieux que cette scission religieuse
dans un pays pareil et si près du berceau d'une croyance? Le
schisme des mamaïas prend d'ailleurs chaque jour une importance
plus grande, et il peut devenir, dans un aveinr très prochain , le culte
dominant des îles polynésiennes.
La seconde diversion qui inquiète les évangélistes luthériens est
la tentative de quelques missionnaires catholiques. Comme cet évè-
(1) Le travail des routes est une des peines les plus ordinaires du code pénal des
missionnaires. Le nombre des toises de route à exécuter se trouve proportionné au
délit, et les chàlimens profitent ainsi à la viabilité de Tîle.
57i REVUE DES DEUX MONDES.
nemont se rapporte d'une manière directe au voyage de VArtémisey
nous en parlerons avec quelques détails.
Depuis long-temps la Société des Missions de Paris , et surtout la
maison de Picpus, voyaient avec douleur la propagande protestante
s'étendre sur l'Océanie, sans que la prédication orthodoxe s'y fût
assuré la moindre conquête. Un préfet apostolique, i\I. de Pompal-
lier, et divers vicaires, parmi lesquels figuraient MM. Caret et Laval,
furent dirigés vers ces contrées lointaines, afin d'y poursuivre une pre-
mière et dangereuse tentative. Un navire déposa en passant ces deux
missionnaires sur les îles Gambier, groupe encore sauvage, et sur lequel
n'existe aucun établissement europi''en. Qu'on juge du danger que
coururent ces prêtres au milieu de peuples idolâtres et fanatiques.
Durant quatre longs mois, leur vie fut constamment en danger; mais
leur patience, leur douceur, le soin qu'ils prenaient des enfans, des
malades, des vieillards, finirent par adoucir ces natures farouches.
Les apôtres creusaient des puits et cherchaient à se rendre utiles, gra-
vaient des croix sur les troncs d'arbres, composaient des alphabets
maïuiscrits, expliquaient le mystère de la trinité à l'aide d'une feuille
de trèfle, baptisaient quelques naturels j)lus dociles que les autres,
construisaient une chapelle dont le mur était en roseaux et le toit en
feuilles de palmier. Ces premiers succès furent bientôt suivis de con-
quêtes plus importantes. Les chefs des quatre îles se convertirent
successivement , et le plus important de tous , celui que les mission-
naires nomment le roi, abattit de ses propres mains et brûla les der-
nières idoles. Lorsque M. de Pompallier visita, en 1837, le groupe de
Gambier, il n'y trouva que des catholiques.
Cependant, vers 18.3G, deux membres de cette mission avaient pris
terre à l*ape-lti. A peine le bruit s'en fut-il répandu sur la plage,
que l'église luthérienne trembla pour ses ouailles. Si au schisme
des mamaïas se joignait la concurrence catholique, c'en était fait de
son autorité. Elle comprit qu'il fallait agir. Procédant d'une manière
indirecte, elle ameuta contre les nouveaux venus la population de
Taïti, et excita une espèce d'émeute dont ils faillirent tomber vic-
times. M. Moërenhout, alors chargé d'affaires des Etats-Unis, inter-
vint à temps et les sauva. Mais le chef de la mission anglicane, Prit-
chard , n'était pas homme à s'arrêter à mi-chemin. Cumulant les fonc-
tions de ministre du culte et celles d'agent commercial, il réunit les
hommes dévoués de sa double clientelle, fit entourer la maison dans
laquelle se trouvaient les prêtres français, les en arracha après avoir
l'ARTÉMISE a TAITI. 575
enfoncé la toiture, et les rembarqua de vive force sur la goélette qui
les avait amenés. Vainement M. Moërenhout essaya-t-il de défendre
ces malheureux; il ne réussit qu'à se faire destituer par le gouverne-
ment des États-Unis, qui lui reprocha d'avoir agi contre les intérêts
de la foi luthérienne. Une autre vengeance plus mystérieuse et plus
cruelle attendait à quelque temps de là ce digne négociant. Assailli
nuitamment dans sa demeure et réveillé en sursaut, il se trouva face
à face d'un homme qui le renversa d'un coup de hache, et tua sa
femme d'un second coup. Cet assassin était un sujet anglais qui
échappa à la justice locale, et (|ui, en assassinant M. Rloërciihout,
croyait sans doute servir les haines de ses coreligionnaires. Tant de
services rendus aux sujets français, et si cruellement expiés, méri-
taient quelque retour de la part de notre gouvernement. ^I. l^Joëren-
hout fut accrédité par la France auprès des autorités de Taïli.
Mais des outrages pareils ne pouvaient pas demeurer impunis. .
Les îles Sandwich avaient été le th àtre de scènes à i)eu près sem-
blables, et l'intolérance religieuse appelait une répression éclatante.
La Vénus et CArtérnise reçurent toutes les deux des instructions
à ce sujet. La Vénus, capitaine Dupetit-Thouars, arriva la première
à Taïti, et par un singulier hasard elle s'y croisa avec rexjiédi-
tion du capitaine Dumont-D'Urville, composée des corvettes IWsiro-
labe et la Zélée. A l'aspect de cette force imposante, grande fut la
surprise des naturels, et grand aussi l'effroi des missionnaires. Le
capitaine Dupetit-Thouars entra hardiment dans le bassin de Pape-lti,
et après avoir mis le village sous le feu de son artillerie, il deiiianda :
1° le libre accès de Taïti pour tous les Français, prêtres ou laïques;
2" une amende de deux mille gourdes; 3" un salut de vingt-un coups
de canon pour le pavillon national. A une signification ainsi appuyée
on ne pouvait qu'obéir. La jeune reine Aïmata entra dans une vio-
lente colère contre les missionnaires, et leur signifia de s'exécuter
promptement et pour l'argent et pour le salut. La somme demandée
fut portée à bord de la frégate, et Pritchard alla iKcUre de ses
mains, sur l'île deMotou-Ta, le feu au caiton qui rendait liummage
aux couleurs françaises. Mais le révérend ne devait pas en être quitte
pour si peu. A son tour, le commandant D'Urville se rendit chez lui ,
accompagné de M. Moërenhout, et en entrant il lui dit: « jil!)nsieur
Pritchard ,' vous êtes consul, reconnu par l'Angleterre, et c'est au
consul anglais que je viens faire une visite. Qniiwi à ]\L Pritchard,
ministre protestant et juge taïtien , je l'aurais, s'il n'avait pas d'autres
titres, fait transporter de force à mon bord, où il demeurerait aux
576 REVUE DES DEUX MONDES.
f(;rs jusqu'à notre arrivée en France. » Le révérend ne répondit rien,
et l'on passa outre. Jamais leçon ne fut plus complète.
Cependant, la Vénus partie, il essaya de prendre sa revanche, et
berça de nouveaux contes l'esprit crédule des naturels. A le croire,
les Français n'avaient qu'une seule frégate qui ne reviendrait jamais.
La reine avait rendu une loi qui assurait à nos missionnaires l'accès
de Taïti; cette loi fut révoquée. VAtiémise apprit cela à Sydney et
cingla à l'instant même pour Pape-Iti, afin d'inspirer de nouveau
une terreur salutaire. Quand elle arriva, le révérend Pritchard était
en tournée dans les îles voisines. Les avaries de la frégate ne permet-
taient pas de parler haut tout de suite: on attendit que les réparations
fussent achevées. Alors le commandant Laplacc lit inviter la reine et
les principaux chefs à se réunir en conseil pour recevoir les proposi-
tions qu'il allait faire. A cette ouverture, une terreur générale se
répandit dans l'Ile; on crut d'abord que la reine résisterait, qu'elle
n'obéirait pas. Mais le principal chef du pays, Tati, se porta garant
pour elle, et le 19 juin, Pomaré-Wahine, souveraine de l'archipel, parut
au grand conseil qui se tint dans le temple protestant. Un prodigieux
concours de peuple obstruait les avenues. Dans la salle étaient rangés
tous les chefs, et derrière eux plusieurs missionnaires. Le commandant
français s'avança au milieu de l'assemblée, accompagné du consul,
M. Moërenhout, et du capitaine Henri, qui lui servait d'interprète.
Après avoir exposé ses griefs et qualifié sévèrement la violation du
traité consenti avec le capitaine Dupetit-Thouars, il demanda : 1" que
les Français fussent traités dans l'île à l'égal de la nation la plus favo-
risée; 2" qu'un emplacement fût désigné pour la construction d'une
église catholique, avec toute liberté aux prêtres français d'y exercer
leur ministère. Quand ces propositions eurent été répétées à l'assem-
blée par l'interprète, le commandant se retira avec tous ses offTic^ers.
Le congrès demeurait livré à lui-même ou plutôt aux inspirations du
chef Tati. Tati était le vrai roi de l'archipel; rien ne se faisait que par ses
conseils. C'était un vieillard de soixante-douze ans, d'une constitution
d'athlète, haut de six pieds, et admirablement proportionné dans ses
formes. Tayo ou ami de ^L Moërenhout, il avait su, durant le court
séjour de la frégate, apprécier le caractère, la bravoure, la générosité
de nos officiers, et il s'était pris pour eux d'une amitié véritable.
L'influence française allait donc dominer dans le débat. Quelques chefs
timorés avaient pris d'abord la parole, opinant pour une acceptation
immédiate de Vultimalum, quand Tati, jaloux de sauver la dignité
de l'assemblée, monta à la tribune. A l'instant le plus profond silence
l'artémise a taiti. 57 i
s'établit. Tati déplora l'aveiiglemeiit dans lequel les chefs avaient vécu
jusqu'alors sur le compte de la France; il parla de la nécessité d'ac-
corder une réparation à une nation puissante; puis, par un mouve-
ment oratoire du plus grand effet, il déclara qui> voler à l'étourdie
serait justifier la réputation de légèreté que les Taitiens avaient trop
souvent méritée par leur conduite. « Songez, dit-il en frappant sur
la tribune, que vous délibérez aujourd'hui sous les yeux des rcpré-
sentans de très grandes puissances; ne tranchez rien sans y avoir mûre-
ment réfléchi. Vous demandez qu'on vote par acclamation , et moi je
demande qu'on se sépare sans avoir rien décidé. Oue chacun médite
cette nuit dans le silence, et demain nous nous prononcerons avec
maturité, avec sagesse, pour ou contre la loi. » C'était donner à la
fois à l'assemblée une leçon et une impulsion. On se sépara sur ces
paroles, et malgré les intrigues des missioiniaircs, qui s'agitèrent vai-
nement, les chefs déclarèrent le lendemain, à l'unanimité, qu'ils
acceptaient les conditions posées par le commandant français. Seule-
ment ils demandaient que l'on assignat une résidence au clergé catho-
lique. M. Moërenliout s'y refusa ainsi que M. Laplace. Ce dernier
eut peut-être le tort de consentir à une condition additionnelle qui
déclarait que nos missionnaires ne s'iinviisceramit en cnicune inanièrc
dans les Tiffaires de Taiti. Quand les lois s'interprètent à des dis-
tances semblables et sous rinfluence de conseils malveillans, il faut
éviter d'ouvrir la porte à de misérables chicanes.
Ainsi se termina cette affaire dont rArtémise eut tous les honneurs.
Désormais nos missionnaires seront respectés sur ces plages, et les
relations commerciales se ressentiront certainement des leçons suc-
cessives que les naturels ont reçues. La jalousie des évangélistes
luthériens ne s'attaque pas seulement aux intérêts spirituels, et les
biens de ce monde ne leur sont pas plus indifférens que les palmes
de l'autre. Aussi, "dans bien des occasions, nos navires baleiniers
avaient eu à subir des injures et des dommages que le passage de nos
frégates leur évitera désormais. La fermeté de M. Moërenhout et
quelques croisières de bûtimens légers achèveront le reste.
Quant à l'introduction de missionnaires catholiques, nous n'y
voyons qu'un avantage , celui de faire prévaloir, en fait comme en
droit, la volonté et l'iidluence de la France. Soiis l'action d'un culte
incompatible avec les mœurs du pays et le caractère de ses peuples,
nous avons vu ces générations d'insulaires dépérir et marcher vers un
anéantissement graduel. Que sera-ce lorsque deux églises rivales se
disputeront les âmes à l'aide d'arguties théologiques? ïaïti est-il bien
578 REVUE DES DEUX MONDES.
en état de comprendre les subtilités de la présence réelle et les contra-
dictions de cet antropomorphisme qui , attribuant à Dieu une figure
humaine, interdit l'adoration de la Vierge et des saints? Si les deux
camps du christianisme engagent la bataille sur ce terrain, qui ne
comprend que le schisme des mamaïas interviendra pour recueillir
les blessés des deux parts? Que la lice soit ouverte au catholicisme dans
l'archipel de Taïti, rien de mieux; mais qu'il use discrètement de la
position qu'on lui a laite et qu'il n'aspire pas au plus déplorable des
triomphes, à un triomphe sur des ruines.
Cependant rArtémise était entièrement restaurée. De ses blessures
récentes il ne lui restait qu'une courbure légère, résultat du premier
abattage. Le noble navire avait retrouvé sa grâce et son aplomb : sa
mâture, son réseau aérien, ses voiles, ses canons, son lest, tout
était remis en place. Le 21 juin, elle se pavoisa pour recevoir la
reine de ïaïti, qui, après bien des hésitations, avait consenti à l'ho-
norer de sa visite. Au moment de s'en\barquer dans le canot du com-
mandant, Pomaré-Wahine paraissait peu rassurée; elle jetait des
regards craintifs sur M. Moëreidiout, qui avait répondu sur sa tête
des suites de cette démarche. L'air atFable des officii-rs et de l'équi-
page la rassurait à peine. Enfin elle se décida, non sans effort. Sa
majesté taïtienne n'était pas ce jour-là vêtue à son avantage. Gra-
cieuse et vive sous son costume indigène, elle semblait fort mal à
l'aise dans les habillemens européens dont on l'avait surchargée. Son
corps souple et élégant se noyait dans une robe mal taillée; ses beaux
cheveux noirs, sa figure expressive et spirituelle, étaient écrasés
sous un chapeau ridicule, et des souliers rouges complétaient cette
singulière toilette. Une jeune princesse d'Eimeo portait en revanche
son costume avec plus de naturel et plus de goût.
Derrière la reine venait son mari avec un chapeau de paille, en
veste et en pantalon blanc. C'était un fort bel honuiie, bien pris,
découplé fortement et affectant un air dégagé qui semblait justifier
les jalousies de la jeune Aïmata. Le cortège se composait de quel-
ques femmes de la cour bizarrement accoutrées, et d'un p(;tit nombre
de chefs fort simplement vêtus, à la tête desquels on distinguait
Tati. En arrivant à bord, la pauvre princesse se crut perdue. Les
tambours qui battaient aux champs, une garde nombreuse qui pré-
sentait les armes, le bruit d'une musique assourdissante, tout ce céré-
monial, tout ce tapage, la surprirenl, l'inquiétèrent visiblemeid. Ce-
pendant elle se remit de son hésitation et présenta la main au com-
mandant de la manière la plus gracieuse. Une collation attendait cette
L'aUTÉMISE a TAITI. 579
cour polynésienne, et elle y fit amplement honneur. Quand elle quitta
la frégate, un salut de vingt-un coups de canon l'accompagna sur le
rivage. Ln reine semblait plus effrayée (jue flattée de tous ces témoi-
gnages de considération. Elle alla se remettre chez M. Moërenhout
des alarmes de la journée.
Cette soirée était la dernière que rArthnise eût à passer à Taïti.
L'heure des adieux avait sonné. Pour reconnaître les services que le
brave capitaine Abrill avait rendus à la frégate, le commandant lui
avait remis un des fusils-Uobert que portait l'expédition; mais les
officiers voulurent, à leur tour, laisser à ce généreux marin un
témoignage d'estime, un gage de reconnaissance, un souvenir. L'un
des enseignes avait une longue vue plaquée en argent, instrument de
prix. On la lui envoya au nom de l'état-major, après avoir gravé sur
le tube l'inscription suivante : Les officien de lafrpgnte C Artémise au
capitaitu' AbrilL L'excellent homme parut plus touché de cette preuve
d'affection qu'il ne l'avait été du cadeau officiel. Le gouvernement
français aura sans doute encore quelque chose à faire pour un étran-
ger à qui il doit en partie la conservation d'une frégate.
Les services rendus à l'Artémise ne sont pas d'ailleurs un fait isolé
dans une vie pleine de traits d'héroïsme et de dévouement. Il y a
quelques années , le capitaine Abrill commandait en second un brick
pécheur de perles, quand il rencontra à Toubouaï une goélette
chilienne armée de douze canons et montée par un nombreux équi-
page. C'était un pirate : Abrill ne s'y trompa point; il avertit son ca-
pitaine en premier, qui se prit à trembler de tous ses membres. —
« Que voulez-vous faire? demanda Abrill à son chef. — Mais la résis-
tance est impossible; il faut se rendre, répondit C(^lui-ci. — Se ren-
dre ! je ne connais pas ce mot-là ; emparons-nous du pirate. — Vous
êtes fou. — Vous allez le voir. » Ces mots échangés, Abrill monta sur
le pont, exposa son projet et demanda des hommes de bonne vo-
lonté. Sept matelots se présentèrent; il les arma jusqu'aux dents, se
jeta dans un canot avec eux, et cingla droit vers la goélette. On le
héla, il répondit « capitaine Abrill, » nom populaire dans ces pa-
rages; on le laissa accoster, croyant qu'il venait traiter des conditions
de la prise. A peine sur le pont, le vaillant capitaine saisit à la gorge
le lieutenant, et le menaça de lui faire sauter la cervelle, s'il poussait
un cri. L'équipage du pirate était alors couché; Abrill ferma les écou-
tilles et en tint ainsi une portion en respect. Les autres, qui étaient à
terre, avertis de l'événement, cherchèrent à reprendre leurs avan-
tages; mais Abrill avait chargé les canons, et menaçait de couler les
580 REVUE DES DEUX MONDES.
chaloupes au moindre mouvement. Il fallut capituler, et grâce à cet
audacieux fait d'armes, le brick marchand ramena à Pape-Iti son glo-
rieux trophée.
Au moment du départ de rArthnise, toute la colonie européenne
de Taïti se trouva réunie sur le rivage. Le capitaine Abrill ne voulait
se séparer de la frégate qu'au deniier moment; il s'embar(|ua avec
M. Moërenhout et ne la quitta qu'à plusieurs milles au large. Le pilote
James remplit aussi son devoir jusqu'au bout. Le général Freyre,
M. Robson, le jeune Louis, cet officieux serviteur de nos enseignes,
étaient sur le môle, suivant de l'œil les préparatifs de l'appareillage,
tristes, muets, ne cherchant pas à cacher leur émotion. La population
indigène gardait elle-même une attitude de tristesse et de douleur. On
ne voyait plus les sentiers de la plage animés par des groupes joyeux ,
s'appelant, se répondant. Le petit arsenal , si vivant naguère, avait un
air d'abandon qui faisait mal à voir ; les habitations discrètes de la vallée
étaient vides et désertes. Ces jeunes filles, à moitié Françaises déjà,
accouraient une à une, la larme à l'œil, le cœur plein d'amertume. Tant
de liens si librement formés, si heureux , si naïfs, allaient donc se
rompre î Se reverrait-on jamais, après avoir échangé de si doux noms?
La grève se garnissait de cet essaim d'Ariadnes, inconsolables jusqu'au
lendemain. Des pirogues légères, chargées de tayos, d'amis des deux
sexes, venaient se presser autour de la frégate, pour obtenir un dernier
regard, une dernière expression de tendresse. Plus d'un gabier, du
haut de sa hune, plus d'un matelot, de l'embrasure de sa batterie,
saluèrent de la main ou avec le mouchoir leurs compagnons, leurs
compagnes de logement. C'était la dernière heure de ces unions im-
provisées que le départ allait dissoudre. — Il n'y a qu'une Taïti au
monde, disaient les marins. Peut-être les indigènes disaient-ils de
leur côté : Il n'y a qu'un peuple français.
Cependant la frégate se couvrait de voiles, et la brise l'emportait
rapidement. Les pirogues l'escortèrent jusqu'à la ligne de brisans qui
ferme la rade. Là, il fallut se dire adieu, et, donnant un dernier
regret à cette côte aimée, l'Arfémise alla chercher, sous d'autres cieux,
de nouvelles émotions et de nouvelles aventures.
Louis Reybaud.
LE MARÏNO.
E ciel pocta il fin la mariviglia.
( Un poèie n'a pas d'autre but que d'élonner. )
GlAMBATTISTA MAKINO.
Le 12 juin 162'*, un cavalier fort maigre entrait dans la ville de
Naples. Autour de lui bondissaient des lazzaroni noirs et haletans qui
semaient les roses de Pœstum sous les pas de son coursier. Accom-
pagné par des gentilshommes à pied qui, le chapeau à la main, le
front nu sous l'ardent soleil, encourageaient l'ivresse populaire, il
s'arrêtait fréquemment sous les balcons, d'où tombaient sur sa face
ridée une pluie de fleurs, mille bénédictions confuses et mille éclairs
enthousiastes lancés par des regards espagnols et napolitains. Quel
triomphateur fut jamais ridicule? Celui-ci avait près de six pieds de
haut, la mine longue et hâve, le cheveu rare et ébouriffé, l'œil dis-
trait et égaré, le menton pointu, le nez petit, le teint plombé, la
taille excessivement déliée, et les jambes d'une forme et d'une dimen--
sion très menues. Ce long cavalier, vêtu d'habits magnifiques assez
mal ajustés, et qui portait une grande chaîne d'or pendue à son cou,
saluait à droite et à gauche d'un air content et distrait, pendant que
les baise-mains lui arrivaient de toutes parts, du fond des carrosses,
du porche des églises et du sommet des terrasses.
Le cheval du triomphateur était précédé par un jeune homme qui
TOME XXIII. 37
582 REVUE DES DEUX MONDES.
déployait en l'agitant un étendard de pourpre sur lequel brillaient
sous le soleil ces mots brodés en or :
AL NOME
DEL CAVALIER GIO. BATÏISTA MARI?*0 (1),
MABE
b'incomparabile DOTTRINA,
DI FECOÎSDA EL0QUENZA,
DI JACONUA ERUDIZIONE,
ANIMA DELLA POESIA , SPIRITO DELLE CETRE ,
NORMA de' POETI, SCOPO DELLE PENNE,
MATERIA DEOLI INCHIOSTRI ,
FACONDISSIMO, FECONDISSIMO ,
TESORO DI PREZIOSl CONCETTI ,
MINIERA DI PEREGRINE INVENZIONI ,
FELICE FENÎCE DE' LETTERATI,
MIRACOLO DEGl' INGEGNI, STUPORE DELLE MUSE,
DECORO DEL LAURO , GLORIA DI NAPOLI ,
DEGLI OZIOSI CIGM PRENCIPE MERITISSIMO,
DELL' ITALICHE MUSE APOLLO NON FAVOLOSO,
DALLA GUI GLORIOSA PENNA
IL POEMA RICtVE I PROPRIl FREGI ,
l' ORAZTONE I NATURALI COLORI,
IL VERSO LA VERA ARMONIA,
LA PROSA IL PERFETTO ARTIFIZIO,
AMMIRATO DA' DOTTl, HONORATO DA' REGI,
ACCLAMATO DAL MONDO ,
CELEBRATO DALL' ISTESSA I^^VIûIA,
QUESTI POCHI INCHIOSTRI,
PICCIOLO TKIBUTO DI POVERO RIVOLO
DONATO FACIUTI
DEBITAMENTE DON A E MERITAMENTE
CONSECRA (2).
Le seigneur Faciidi [lape fit n/!ssra>/) secouait lui-même ce glorieux
étendard, et toute la population napolitaine, ivre d'enthousiasme,
criait : Evvira !
L'Italie et l'Europe partagaieut son avis. On croyait, à Paris comme
(1) Et nou Marini. Cette transformulion du nom propre de Marino est répétée
par tous les biographes et les critiques modernes qui se sont occupés de lui , fort
légèrement il est vrai. Marino, en se douiiunt la finale i, confondait ainsi sa famille
roturière avec les familles nobles, qui seules avaient le droit de prendre cette ter-
minaison collective.
(2) « Au nom du cavalier Jean-Baittisle Marino, mer d'incomparable doctrine,
de féconde élo(iuence, de faconde érudite, ame de la poésie, esprit des lyres, règle
des poètes, but des plumes, maîièi'e des écritoires; très facond, très fécond, trésor
,de précieuses conceptions, mine d'étrangères invenlioas; heureux phénix des gens
LE MARINO. 583
à Madrid, que le poète triomphateur effacerait à jamais Dante, le
Tasse et l'Arioste, ses prédécesseurs, peut-être Homère et Virgile,
ses maîtres.
Le Marino n'était qu'un versificateur médiocre.
D'autres écriront, s'ils veuleitt, une Mograpliie que nous avons lue
dix fois écrite, et que les curieux peuvent aller retrouver chez Baïacca ,
Gorniani, Ferrari, Tiraboschi et une douzaine d'autres. Un problème
plus curieux s'offre à nous : comment une médiocre intelligence par-
vint à conquérir, au commencement du xvii' siècle, le trône de la
poésie en Europe, et pouapioi cette médiocrité a droit aujourd'hui à
l'examen attentif de l'historien. Continuons le récit du triomphe.
Une foule de carrosses s'étaient avancés, à seize milles de Naples,
au-devant du prétendu génie et s'étaient arrêtés à Capoue. On voyait,
à la tète de cette noble cohue d'admirateurs, le marquis de Manso,
ancien ami et protecteur du Tasse, homme aimable, généreux, in-
struit, mais qui, hélas! n'avait pas rendu au grand homme la moitié
des honneurs qu'il prodiguait à l'hoînme habile. Sur la Chiaja, une
voiture à six chevaux, appartenant au marquis, attendait le poète,
qui, fiitigué de sa longue chevauchée, monta dans l'équipage, se
déroba modestement à ses admirateurs, et alla se renfermer dans le
couvent des pères théatins. Ce trait d'humilité et d'adresse corres-
pondait on ne peut mieux avec le reste de son adroite conduite.
Marino eût éveillé quelque peu de jalousie, s'il se fût immédiate-
ment dirigé vers le palais qu'il s'était fait construire sur le Pausi-
lippe, en face du tombeau de Virgile. Là, une galerie de marbre
renfermait mille tableaux de grands peintres, et il faut entendre le
contemporain qui la décrit dans son style affecté. « C'était sur le Pau-
silippe, promontoire des délices, paradis de l'Italie, que s'élevait cette
habitation du Marino, belle et commode, toute remplie des dessins,
des peintures et des tableaux dus aux plus célèbres maîtres de tous les
temps, car ces nobles caprices faisaient la joie et la volupté du poète,
et il n'y avait pas un seul artiste de talent qui ne voulût acheter au prix
d'un de ses chefs-d'œuvre l'amitié du grand homme (1). »
de lettres, miracle des génies, sinpoiir des muses, lionneiir du laurier; gloire de
Naples, prince très dii;ne des cygnes oisifs, Apollon non fabuleux des muses ila-
liennes; dont la plume glorieuse donne an poème sa vraie valeur, au discours ses'
couleurs naturelles, au vers son harmonie véritable, à la prose son arliiice parfait;
admiré des doctes, honoré des rois, objet des acclamations du monde, célébré par
l'envie elle-même; ce peu de lignes, tribut d'un petit ruisseau, est dédié et con-
sacré , etc. ))
(1) Ferrari,
37.
58'i' REVUE DES DEUX MONDES.
Au sein de cette demeure encliantée, le Maririo expira peu de temps
fiprès, étouffé sous les roses de l'admiration et de l'amour publics, solli-
cité par la cour de Rome et celle de France qui le regrettaient et le
redemandaient à grands cris, admis dans l'intimité du vice-roi espa-
gnol, petit-iils du terrible duc d'Albe; enlin le plus heureux, le plus
célèbre, le plus chéri , le plus honoré des mortels. Les deux académies
napolitaines s'étaient disputé le bonheur de l'avoir pour président, et
celle qu'il avait daigné choisir renouvelait pour lui, toutes les fois
qu'il se présentait, la scène de son triomphe. On accourait de toutes
parts; dès qu'il ouvrait la bouche, un tumulte d'applaudissemens (l)
le contraignait à se taire [un bisbir/lio (aie sefjuica, che bcne spezzo di
fermar il ragionamento em costretto.) Enfin il mourut, et ses funé-
railles furent célébrées non-seulement à iSaplos, mais à Rome, avec
une pompe que je ne décrirai pas; ce ne furent que panégyriques,
homélies, dissertations, éloges, pluie de fleurs lugubres. On lui donna
(ô profanation!] une statue non loin de celle de Virgile. Tout cela
se passait en 1625. Il ne fallut pas vingt-cinq ans pour détruire ce
trône poétique et déshonorer cette statue glorieuse.
Le cavalier Marin (comme on l'appelait en France sous Louis XIII),
eu "plutôt Jcan-Baptisle Marino^ fils d'un avocat de iN'aples, n'était ni
cavalier ni gentilhomme. Chef de parti, on lui accorda tout ce qu'il
voulait usurper. Il entraîna sur ses pas une époque entière, sou-
mettant les intelligences à sa séduction, bouleversant un moment le
domaine de la pensée, et méritant un double examen, comme révo-
lutionnaire et comme écrivain. Il y a toujours dans de telles exis-
tences deux sortes de travaux : la vocation et le métier. Ces hommes
appliquent au succès littéraire la finesse, l'habileté, l'audace, la ruse, le
mensonge, la souplesse des politiques et des diplomates. Ouvriers de
leur gloire en même temps que créateurs de leur faction, ils groupent
les esprits, enrégimentent les intelligences, flattent, épouvantent,
attirent, blessent, se vengent, étatilissent et consolident leur pouvoir,
s'appuyant ici sur les trônes, là sur les peuples, songeant toujours à
eux-mêmes et comptant sur un petit bataillon d'écoliers dévoués qu'ils
se réservent le droit de récompenser ou de mettre au rebut. Dépra-
vant ainsi le pur exercice de la pensée (ce qu'il y a au monde de plus
libre et de plus indépendant) , ils échangent l'estime des siècles contre
la vogue et la fortune. Un orgueil intéressé les domine, et pour peu
que le talent se môle à leur intrigue, cette conspiration permanente
(1) Baïacca.
LE MARIN O. 585
de leur intérêt en faveur de leur renommée ne manque guère de
réussir. Ils n'ont pas de tombe glorieuse, ils ont une vie bruyante.
Non, ce n'est point ainsi que Virgile rêvait, que Tasse s'enivrait de
sa propre magie, et ([ue Dante, promenant son désespoir sur les débris
du Colysée, remontait du fond des gouffres infernaux jusqu'à l'éter-
nelle splendeur du Dieu père des choses. La sublime incurie des inté-
rêts terrestres, l'absence de la personnalité, marquent comme un sceau
divin tous les fronts des poètes : M""" de Staël observe avec profon-
deur que le succès dans le monde émane d'un égoisme attentif, et
que les triomphes intellectuels, cherchant la vérité, non le succès,
exigent le sacrifice absolu de l'égoïsme. Comparez la vie de Tasse à
celle de Marino. L'un aspire à l'idéal, l'autre à la fortune; l'un chante
le dévouement, le second la volupté; Tasse flatte ceux qu'il aime,
l'autre adule ceux qui peuvent lui donner; l'un a quelques tristes
amis et mène une vie inquiète, l'autre se fait suivre d'un bataillon
composé des courtisans de sa vogue, rançonne la France et l'Italie
et se fait construire un palais à Naples; l'un est le type de l'homme
de génie, l'autre n'est qu'un homme d'affaires, spéculant en poésie.
Sous des nuances et des ombres diverses, voilà le rôle que jouèrent
Stace parmi les Romains, Gongorachez les Espagnols modernes, Lilly
en Angleterre, Gottsched en Allemagne. Qu'il nous soit permis, en
dehors de toute allusion contemporaine, et sans blesser des personna-
lités vers lesquelles notre pensée ne se dirige pas le moins du monde,
de revendiquer ici les droits de la pensée pure, de la méditation intime,
de l'art véritable, de la poésie instinctive et spontanée, contre cet
autre mode d'action intellectuelle qui consiste à être poète comme on
est huissier, écrivain comme on est bandolero, critique comme on est
factieux, artiste comme on est chef d'insurgés. Dans cette dernière et
trop fréquente hypothèse, l'inspiration demeure esclave de l'intérêt.
On fait émeute dans la littérature. On chauffe ses boulets rouges de
métaphores, on pointe ses batteries d'épigrammes, pour renverser
la citadelle ennemie; on s'impose au public; on lui dit : « Je suis
maître; tu dois me subir.» On chnnte le Te Deum de sa propre gloire
au milieu d'une foule idiote stupéfaite. On applique à la poésie et à
la philosophie les maximes du Prince de Machiavel et l' Art militaire
de Végèce; confondant le but de l'art avec celui de la politique, et
oubliant que si la dernière vise au succès, l'autre cherche avant tout
la beauté.
Cette confusion, qui serait dangereuse si le temps n'en faisait
bientôt justice, a lieu surtout après les époques de troubles civils.
586 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsque tous les esprits conservent encore l'impression orageuse
laissée par les révoltes et les changemens de dynasties. Pourquoi la
gloire littéraire, se demande-t-on , ne serait-elle pas le prix d'une
insurrection? Qui nous empêche d'être révolutionnaires de la pensée?
Ainsi parlèrent Ronsard et Lilly, Gongora et Marino.
Les uns, après le xvi" siècle, imitent la révolte de Guise; les
autres, après le xviii^ siècle, imitent l'outrecuidance de Bonaparte.
Entre les années 1590 et 1615, le ton de la poésie et de la prose en
Espagne est l'écho lidicule du ton belliqueux et insultant des Gon-
zalve et des Cortez. La plupart des écrivains de ce pays et de cette
époque, par exemple Monteirayor (1) , Montalvan (2), Alarcon (3),
jettent au piiblic les plus ridicules défis. L'insolence politique et
guerrière déteint sur les mœurs littéraires. Voici la préface de l'un
de ces poètes rodomonts : « Lecteur, cent à parier contre un que tu
es un sot. Dans ce cas, lis-moi et apprends. Si , par hasard, tu étais
homme d'esprit, lis-moi et admire. « Cette mode singulière d'in-
sulter ses juges et de narguer ses lecteurs passa en France sous
Louis XIII avec toutes les modes espagnoles, et fut admirablement
cultivée par La Calprenède, Scudéry et l'auteur du Voi/nr/f dans la
Lune. Quant à nous, fils de la révolution française et du xviii'' siècle,
nous avons vu récemment cette même révolution passer de la place
publique dans la littérature, et les Mirabeau, les Napoléon, les Ro-
bespierre intellectuels s'élanrcr de toutes parts à !a conquête de
la gloire. Ce travers n'a point élevé les véritables talens; il n'a pas
grandi les médiocrités. Les hommes distingués qui ont d'abord suivi
le torrent ont toujours fini par se dépouiller, en montant, de ces
scories de leur époque, et il nous serait facile de citer les plus grands,
dont le génie s'est réfugié dans son vrai sanctuaire, dans cette con-
templation pure et mâle, dars cette rechep^he solitaire de l'idéal et
du beau que le tourbillon poudreux des passions contemporaines
avait d'abord voilé à leurs regards.
Marino n'était point un homme de génie; c'était un homme d'es-
prit, charlatan de génie. Il trouva ses contemporains préparés à se
laisser séduire par les chants lascifs et les images étincelantes. Il
versa le nectar italien dans la cou]>e d'or de l'Espagne : son siècle
s'enivra de ce prestige. Des vices des deux nations, il lit sa séduction
(1) Autt'iir (le In célèbre pastorale iiUiUilt'e Diane.
(2) Aulcur (Jrai\i.ili([iie et romancier.
(3) Auteur très remarquable de la Verdad Sospechosa, traduite par P. Corneille
sous le tilre du Menteur.
LE MARINO. 587
particulière; la sensualité mêlée à l'aiféterie, l'emphase dans la
recherche, composèrent ce breuvage d'Arraide, que le grand Cor-
neille éloigna de ses nobles lèvres. A sa dextérité corruptrice, Marino
joignit les adresses et tes audaces des cliels de parti; il eut des que-
relles, des amis, des ennemis, des duels, des haines, des flatteurs,
des princes pour séides, d'autres princes pour adversaires. Il fut un
peu Tartufe, un peu Tuffière, ui; peu Lovelace, un peu Figaro.
L'affectation du costume, la gravité de la tenue, l'ironie secrète,
l'inépuisable fécondité des œuvres, devinrent ses moyens acces-
soires; et, ceignant une couronne de papier doré, il fut le dieu de
l'Europe.
II y a, nous en convenons, une puissance chez celui qui s'empare
de son époque, fût-ce pour la séduire et la corrompre. Ce n'est p: s
chose si facile qu'on le pense, de profiter des vices d'un temps, et de
le dominer par la sympathie de ses propres vices. Marino, que ses
biographes nomment lUariui, et que la France vénéra, de IGIO h 1650,
sous le nom du cavalier Marin, sut profiter de diverses circonstances
favorables, qui , ménagées par son habileté, le conduisirent au point
de splendeur littéraire dont nous avons vu tout à l'heure le dernier
terme.
L'Italie avait dirigé, depuis deux siècles, la civilisation intellec-
tuelle. Après avoir produit Dante, Boccace, Pétrarque, Arioste, Tasse,
Bembo, Machiavel, et presque tous les maîtres de l'esprit humain
au XI v^ et au xV siècle; après avoir présidé à l'éducation de Shak-
speare et de Spenser en Angleterre, de Montaigne et de nos savans
en France, l'Italie s'affaissait sur ses trophées. Le tour de l'Espagne
arriva. Son génie était original et isol.'. C'était une sève moins sym-
pathique, plus altière, d'un plus dangereux exemple, parce qu'elle
immolait volontiers la beauté à la grandeur et la pureté à l'éclat;
féconde en traits sublimes, riche de couleurs ardentes, inépuisable
en inventions héroï(|ues ; sève vigoureuse doîst le torrent usurpateur
inonda tout à coup les nations européennes, cosirbées devant la pré-
pondérance des Charles-Quint €t des Thilippe IL La lumière plus mo-
deste et plus sereine dont la muse itidique s'était couronnée pâlit alors
et sendjja s'éteindre, absorbée par de plus ardens rayons, i'armi les
auteurs italiens, ceux-là môme qui s'élevaient avec amertume contre
la domination politique de l'Espagne , tels que le satiriqui; 15occa-
lini, Paruta et plusieurs autres, furent les prenders à livrer la lit-
térature de leur pays à l'invasion d'un génie étranger; ils créèrent
une prose hispanique-itahenne, mêlée de finesse et d'empiiase.
588 REVDE DES DEUX SIONDES.
d'éclat et de facilité. Cette transformation singulière, et en définitive
malheureuse, fut opérée par Marino dans le domaine de la poésie
avec le succès extraordinaire que nous venons de rapporter et que
nous allons expliquer; mais les résultats de son triomphe s'étendirent
beaucoup plus loin qu'il ne l'espérait. L'Europe intellectuelle, un peu
lasse déjà d'imiter l'Italie, penchait légèrement vers l'imitation de
l'Espagne : elle se soumit tout entière à ce Napolitain , qui offrait un
double titre à sa sympathie, un reflet espagnol dans un modèle italien.
Le hasard et l'adresse concouraient donc à sa gloire. C'était un
esprit frivole, mais lumineux et varié. Jamais le côté sérieux de la
vie humaine ne l'avait inquiété. Il avait passé sa jeunesse à Naples,
au milieu des intrigues amoureuses; et comme il avait aidé un de ses
amis à enlever la maîtresse d'un seigneur espagnol , on l'avait jeté
en prison pour quelques semaines. De Naples et de ses délices, il
avait été à Turin, où la même vie de plaisirs iiiciles s'était mêlée de
combats littéraires couronnés d'un coup de pistolet que son adver-
saire tira sur lui. Merveilleux exploitateur des circonstances, habile
à se mettre en scène et à se parer d'une lumière favorable, il avait
donné à ce coup de pistolet tout le relief possible; la grâce de l'as-
sassin, demandée par l'assassiné, avait jeté sur sa tête bouffonne et
voluptueuse un reflet héroïque. De frivolités en frivolités, rimant sur
toutes choses, brodant tous les sujets, déclarant la guerre aux an-
ciens, abordant les peintures les plus graveleuses, attachant à ses
poèmes l'enseigne du jeu de mot et du calembour, semant les
poèmes de toutes sortes sur sa route aventureuse, il avait, en 1G06,
absorbé toutes les renommées et rejeté Dante et le Tasse dans l'ob-
scurité.
Cette portion solide et fondamentale du talent, le bon sens, qui ne
manquait pas à l'Arioste, encore moins à Cervantes, lui était étran-
gère. La couleur, la transparence, la verve, la facilité, la fluidité,
l'harmonie, l'invention, la vivacité, la grâce, la saillie de l'esprit, que
de qualités! quelle perte de qualités! Elles ne servirent qu'à énerver
encore l'épuisement italien. Au talent dépravé de Marin appartient
la mission singulière que nous venons d'indiquer, que personne n'a
observée et décrite; ce fut lui qui propagea en France, et par-là en
Europe, le nouveau génie iialo-hispaniqiir, génie hétéroclite et
sans unité, qui s'était emparé de l'Italie nouvelle et dont le foyer se
trouvait à Naples, sa patrie. Instrument de transmission aussi active
que contagieuse, il vint imprégner de cette sève ingénieusement
fatale une portion notable de la société française, tout l'hôtel de
LE MARINO. 589
Rambouillet, les Cotin, les Perrault, les Boursault, les Godeau,
les Voiture et les Saint-Amant, Déjà il avait produit, en 1606, dix
volumes de riens sonores, de rimes amoureuses, bocagères, morales,
lyriques, héroïques, satiriques, comiques, bulles d'air merveilleuse-
ment cadencées, chefs-d'œuvre d'habileté puérile. Plusieurs fragmens
de son poème épique, consacré aux amours d'Adonis, s'étaient ré-
pandus en Europe, et la renommée le proclamait maître des maîtres,
supérieur au Tasse, chantre des voluptés les plus délicates, arbitre
du goût, roi de l'harmonie et de l'art des vers, lorsqu'un de ses com-
patriotes le fit venir en France. Cet Italien n'était autre que Concino
Concini, maréchal d'Ancre, favori de la reine, et bientôt mis en lam-
beaux par le peuple parisien , que toute cette cour italienne fatiguait de
son luxe, de son arrogance, peut-être aussi de son élégante supériorité.
Marino avait quarante ans, l'expérience du monde, la connaissance
des cours; il profita de cette invitation, et fit sa fortune.
Le séjour du cavalier Marin à Paris est une date importante dans
notre littérature.
Rue Saint-Thomas-du-Louvre, non loin de l'emplacement du
Palais-Cardinal, s'élevait, en 1615, du sein des toitures aiguës qui
caractérisaient les vieilles constructions de la bourgeoisie parisienne,
un hôtel remarquable par le goût italien de son architecture. C'était
cet hôtel Pisuni ou Rambouillet que les précieuses choisirent pour
quartier-général, et que distinguaient la splendeur recherchée des
ornemens, le style magnifique et coquet de ses vastes jardins, et
surtout l'élégance parée des gens qui le fréquentaient. La maîtresse
du logis, plus distinguée que jolie, plus gracieuse que tendre, femme
italienne, Pisaiii par son père, Savelli par sa mère, avait épousé
M. de Rambouillet, grand-maître de la garde-robe sous Louis XIIL
Autour d'elle se réunissaient les débris de la cour italienne de Cathe-
rine de Médicis et les gens qui, en France, visaient au bel esprit.
Vraie fille du xvi* siècle italien (1) , elle aimait les raffinemens et
les délicatesses. Elle donna le ton à sa coterie; dès les premières
années du x\iV siècle, on vit se préparer, sous son influence, le
berceau des Cotin , des Boursault, surtout de Voiture, l'idole du lieu.
Chapelain, alors jeune, préludait à son autorité dans la maison, et
s'arrogeait déjà cette puissance de critique littéraire qui dispense sou-
vent un homme de bon goût et de génie. La frivolité s'alliait ainsi
au pédantisme. On avait grande horreur du langage bourgeois, du
(t) Voyez Tallemant des Réaux.
W~.
r)90 REVUE DES DEUX MONDES.
parier vulgaire, de tout ce qui sentait la place publique, le cabaret et
la boutique. Un petit monde exclusif faisait cercle dans le boudoir
iï Arfénice^ car, pour se distinguer du commun peuple, on avait changé
mêm^e de nom. Chacun empruntait un nouveau baptême d'élégance,
qui à Bembo, qui à Sadolet, qui aux romans de chevalerie, mais sur-
tout à l'Arioste et au Tasse: car un parfum venu d'Italie embaumait
(lésa quintessence toute cette maison, livrée aux raffinemeiis exoti-
(faes et aux délicatesses inconnues.
Ce sont là ces précieuses et ces précieux contre lesquels fioileau,
liacine et Molière s'armèrent, trente ans plus tard, de la colère du
bcnh sens. Tout gentilhomme admis à pénétrer dans la « chambre du
génie» (c'était le nom donné à l'appartement destiné aux lectures)
devenait par là même jyréciev.r au monde. Chacune des paroles qui
tombaient désormais de ses lèvres était recueillie comme précieuse.
Les gens de cour briguaient la faveur d'une présentation chez Arté-
nice; les évêques rimaient des madrigaux pour la suzeraine; l'évêque
Ciodeau se parait du titre de « nain de Julie, » et tous les hommes à
la mode prenaient part à cette « illustre golanterie de la guirlande, »
( omme disaient les contemporains. L'hôtel Pis;)ni menait aux hon-
iveurs et au crédit; Chapelain le savait bien, ce pédant si prudent,
qui ne négligeait aucune occasion de bénéfice. Le coadjuteur était
ami de la maison; tout le monde s'y montrait galant, amoureux des
lettres, un peu frondeur, médiocrement dévot, et complètement
voué aux élégans plaisirs.
Rire des précieuses après Molière, c'est bientôt fait; mais on de-
vrait reconnaître que le règne passager de l'hôtel Pisani a marqué
une nouvelle phase dans l'hisloire de la société française. La chambre
d'Arténice est le vrai théâtre de cette transition singulière qui s'est
opérée des troubles de la ligue au règne de Louis XIV. Au com-
mencement du XVII' siècle, l'hôtel Pisani continue et régularise en
France l'influence du génie italien , déjà soumis, par un enchaînement
de circonstances bizarres que nous avons indiquées, à l'usurpation
plus énergique du génie espagnol.
Les premiers membres de la coterie italienne des précieuses ne
méritent pas un mépris absolu. Une nation vive, sociable, facile, imi-
tatrice , mais exclusivement guerrière jusciu'alors , n'avait encore ni
points de réunion ni habitudes de conversation élégante. Les Pisani
et leurs amis, tout Italiens, comparaient avec dédain notre demi-
civilisation un peu grossière à cette autre civilisation fleurie et éner-
vée, pleine de recherches somptueuses et de grâces en décadence,
LE MAllINO. 591
qui comptait par-delà les Alpes trois siècles et demi de luxe et d'éclat.
On faisait donc mille efforts pour se distinguer du vulgaire parisien,
pour effacer la rouille gauloise , pour s'élever à une sphère de civi-
lisation plus ornée et plus délicate. Depuis cent années, le rayon-
nement de l'Italie lettrée avait ébloui la France, comme ce bon Henri
Estienne s'en plaignait amèrement (1); mais l'inoculation des vices
et des débauches, s'opérant d'abord avec une violence effrénée, avait
arrêté l'assimilation des études et des esprits chez les deux peuples.
Vers la fin du xvr siècle seulement, Desportes et Bertaut essayèrent
de transplanter dans la littérature française quelques-unes des grâces
italiennes. M"'" de Rambouillet s'empara de ce dernier mouvement,
elle en fut le véritable chef, et le perpétua dans le siècle même de
Louis XIV.
Elle parvint donc à fonder, au sein de l'hôtel Pisani , une véri-
table cour de petit prince d'Italie, une académie dorée, dansante,
pimpante et versifiante, qui se pressait en babillant autour de la
reine Arténice. On y inventait mille gentillesses, on y faisait mille
jolis tours ; on rivalisait de fadaises agréables. C'étaient des portraits
et des épigraphes, des apparitions et des mascarades, des espiè-
gleries et des surprises, le tout assaisonné de belle littérature et de
souvenirs mythologiques, pour ne pas se confondre avec les bour-
geois. On ouvrait tout à coup une porte à deux battans, et la belle
Arténice apparaissait en costume de Diane ou d'amazone, à la lueur
de mille bougies. Un jour que l'on recevait un évêque, on disposait
autour d'un rocher, orné d'une cascade, vingt nymphes vivantes et
belles, assez légèrement vêtues, groupées comme dans un tableau de
(juide, armées de leurs lyres et de leurs guirlandes, et qui produi-
saient sur « l'ame du vénérable druide une sensation extraordinaire. »
Ces heureux enfans trouvaient une joie infinie dans la mise en scène
italienne de ces gentilles inventions. Le génie qui planait sur les jar-
dins enchantés et l'agréable palais de la rue Saint-Thomas-du-Louvre,
n'avait assurément ni sévérité ni grandeur; mais il se distinguait par
la grâce et l'élégance, qualités dont on avait besoin alors : il adoucis-
sait, par une certaine galanterie délicate, la sensualité vive et tant
soit peu cavalière que notre race gauloise a toujours laissé paraître
en affaires d'amour. Tout le mouvement intérieur de cet hôtel de
Rambouillet, plaisanteries, surprises, ballets épigrammatiques, re-
présentations mythologiques, enfantillages charmans, conduisait dou-
(1) Du Langage français italianisé.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
cernent la société française à son beau développement du siècle de
Louis XIV. Anne d'Autriche et le cardinal de Richelieu firent domi-
ner l'influence espagnole; Mazarin et les IMsani continuèrent à sou-
tenir un débris de l'influence italienne déjà modifiée. Une certaine
liberté d'opinions politiques doiuiait ])lus de vivacité aux plnisirs
puérils de la coterie des précieuses. Uichelieu n'aimait guère l'hôtel
de Rambouillet; Mazarin comptait ses plus vifs ennemis parmi les
habitués de ce palais. L'esprit français y conservait sa vivacité fron-
deuse, qui se raffinait et se subtilisait chaque jour. La manière de
tapisser les appartemens, de tenir une grande maison , était enseignée
aux gentilshommes de France par l'exemple de Julie d'Angennes;
et quand Marie de Médicis voulut construire son palais du Luxem-
bourg, elle exigea que les fenêtres en fussent dessinées sur le modèle
des fenêtres italiennes de l'hôtel Pisani.
Ce fut donc une grande joie parmi les premiers adeptes de ce
cercle italien qui venait d'éclore en 1(500, quand on apprit que le
plus grand poète de l'Italie, le ÙMarino, invité par le maréchal d'Ancre
à visiter la France, allait se rendre à Paris. Il n'y apporta point ce
que l'on espérait. On attendait de lui les fruits de la civilisation ita-
lienne pure, la poésie du Tasse et de l'Arioste, le génie d'un siècle
écoulé. Mais lui, représentant d'une société nouvelle, dénuée de
toute énergie, sans ame politique, sans nationahté et sans courage;
lui, mélange hétérodoxe des languissantes voluptés de l'Italie et des
inventions arabes de l'Espagne , joignant le cliquetis des mots à la
sonorité des phrases, et l'exagération des images à la subtilité des
concetfi; rachetant tous ces vices par une limpidité de diction (1)
extraordinaire et une fécondité d'imagination étrange, il communiqua
aux esprits français un double ébranlement. Les uns, comme Cyrano,
Balzac, Scarron et Rotrou, inclinaient vers l'imitation espagnole; les
autres, comme Saint-Amant, Voiture, Purfé, préféraient les modèles
italiens ; mais tous acceptèrent l'autorité d'un poète à la fois italien
et espagnol.
Dieu sait quelle fête lui fut faite. Il avait, je l'ai dit, l'expérience
de la vie et la connaissance des hommes. Il se montra peu , afin de ne
pas user l'idole. Il amassa beaucoup d'argent, se doutant apparem-
ment que c'était là le plus clair résultat de sa gloire. Il ne se commu-
niqua guère que par ses œuvres, que l'on admira sur parole. Plus
intéressé que vaniteux, plus habile que facile à séduire, il se moqua
(1) Lg'vîs prœtcr fidem sermo. Pallavicini.
LE MARINO, 593
de tout le monde, et commença par jouer le maréchal d'Ancre. Con-
cini, après la première audience accordée à J\Iarino, lui dit en fran-
çais qu'il pouvait se faire remettre cinq cents écus d'or au soleil par
son trésorier. C'était déjà une sonune assez ronde; mais noti'e Napo-
litain, qui, disait-il, ne comprenait pas bien le français, en demanda
mille, qu'il toucha (1). « — Diable! (s'écria en italien le maréchal, la
première fois qu'il rencontra Alarino) vous êtes bien Napolitain, mon
cher cavalier! On vous donne cinq cents écus, et vous vous en faites
payer mille! — Excellence, répliqua -t-il, votre altesse est heu-
reuse que je n'aie pas entendu trois mille. Je ne comprends rien à
votre français. » — Enfermé dans une mauvaise auberge de la rue de
la Iluchette , n'affichant aucun luxe , se refusant aux avances et aux
politesses des beaux esprits, envoyant à Naples, pour la construction
de son palais et le paiement de ses tableaux , l'argent qui lui venait de
toutes parts, il se parait d'une hypocrisie de distraction poétique et
d'abstraction savante qui le faisait passer pour un génie. On racontait
avec admiration à l'hôtel Pisani que le cavalier, assis devant le foyer
de son auberge, absorbé par la méditation et la composition d'une
stance, avait laissé brûler sa jambe, sur laquelle un tison embrasé
avait roulé sans qu'il s'en aperçût. D'ailleurs, il avait fort à faire.
Jour et nuit il travaillait ses dithyrambes en l'honneur du pouvoir;
c'était assez pour lui de couvrir de stances hyperboliques la nation,
le roi défunt, la reine régente, le maréchal d'Ancre et le petit
Louis XIIÎ. Marie de Médicis, dont il a loué la bouche, les mains,
le pied, les cheveux et la taille en plus de six cents vers, les premiers
qu'il ait faits à Paris, trouvait à juste titre que c'était le plus grand
des poètes du monde, et lui assurait une pension de deux mille écus
d'or. Toutes les fois que la grande carosse dorée de Marie de Médicis
rencontrait près du Louvre le cavalier Marin sur sa petite mule, la
femme de Henri IV faisait arrêter sa voiture et causait long-temps
avec ce merveilleux poète , qui devait transmettre à une postérité
reculée les beautés corporelles de la reine : le hellczze corporali de la
reina. Le boudoir d'Arténicc était en extase devant le maigre cavalier;
on attendait avec impatience la publication, l'apparition complète
de VAdo7iis, ce grand poème dont il avait déjà publié quelques par-
ties, et qui devait plonger l'Iliade et l'Odyssée dans le néant. Dès que
les vingt chants de ce poème furent enfin imprimés. Chapelain,
l'oracle du goût, prouva savamment, dans une lettre à M. Fauveau,
(1) Ferrari.
59i REVUE DES I»EUX .MONDES.
laquelle sert de préface au cliet-(l'(ï'uvre, que V Adonis ne pouvait
être autrement conçu, autrement écrit, selon les règles d'Aristote.
Il fallut (lue le marquis de Manso, qui se trouvait alois à Paris, arra-
chât le Marino à son auberge de la rue de la lluchette , et le logeât
chez lui [splendidamente ruUoriin, regiaitieiiic, l,\ucowpng7i(), emu-
qnijicanipnte cavoUi e altri nohiii arredi douar fi voUc). Le Marino
riait dans sa barbe de cet enthousiasme, et ne ménageait guère la
nation qui faisait sa fortune. Il avait raison. Non-seulement cet engoue-
ment prêtait à la raillerie, mais les mœurs et les costumes de cette
confuse époque, dont Callot est l'interprète le plus lumineux, étaient
pour lui un sujet d'ironie contitmelle. Il écrivait à son ami, don
LorenzoScoto, Espagnol, une lettre digne de Quevedo(l), imprimée
à la lin de cette détestable édition de YAdonc^ publiée à Paris, 1G80,
sous le nom d'Amsterdîmi, et qui, sauf quelques obscénités impos-
sibles à reproduire, mérite d'être lue. La boulTone médiocrité de cet
esprit, qui ne voyait en France, sous Henri \\ ou Louis XIÏÏ, autre
chose que des fraises empesées et des bottines enrubannées, la viva-
dté frivole du Napolitain, la spirituelle pantalonnade de ce roi litté-
raire qui trôna pendant vhigt ans, y apparaissent d'une manière fort
piquante, et, disons-le, fort instructive.
« Apprenez que Je suis à Paris (écrit le Marino ), m'adonnant sans
réserve à la langue française , dont je ne sais encore que deux mots :
oïd et non. C'est un assez beau progrès : tout ce que l'on peut exprimer
.au monde se résout en négation et en afiirmation. Que vous dirai-je du
pays"? C'est un monde pour la grandeur, la variété, la populrdion ; un
monde aussi d'extravagances. Notre globe n'est teau ([ue par l'extra-
vagance; il ne Vît que de contrastes, 4ont l'union se soutient. La
France est le lieu du monde où il y a le plus de contrastes et de ces
choses disproportionnées dont l'harmonie discordante soutient nn
(pays. Costumes bizaiTes, folies terribles, mutations continuelles,
guerres civiles perpétuelles, désordres sans règle, excès démesurés,
combats, querelles, violences, embrouillaminis, ce qui devrait la
détruire la fait subsister. Je vous dis que c'est un monde, un mon-
dasse plus extravagant que le monde même. Tout y va sens dessus des-
sous. Les femmes y sont hommes, les hommes femmes. Les femmes
sont reines à la maison et gouvernent tout. Les hommes usur])ent la
coquetterie, la pompe et l'élégance des femmes. Celles-ci s'étudient
à sembler pâles , et vous diriez qu'elles ont toutes la fièvre quarte.
fl) Âulcur espagnol célèbre par roriginalité souvent lioulTonne de ses conceptions.
LE MARINO. 595
Pour paraître plus belles , elles se mettent des mouches et des em-
plâtres sur la figure. Elles sèment leur chevelure d'une certaine farine
qui blanchit leur tête , si bien qu'au premier aspect je les crus toutes
vieilles. Quant aux costumes, elles s'environnent de certains cercles
de toimeaux, qui s'appellent vertugadins, et qui leur donnent l'air
solennel; elles occupent plus d'espace. Voilà pour les femmes.
Les hommes, dans les grands froids, se promènent en chemise. Il
est vrai que la plupart ont soin de placer un habit sous la chemise.
Ils ont la poitrine ouverte, de manière à ce que cette chemise flotte
au vent. Les manchettes sont plus longues que les manches, on les
renverse sur le poignet, de manière à ce que de tous côtés la che^
mise empiète par dessus l'habit. Les hommes sont toujours bottés
et éperonnés, et c'est une de leurs plus notables extravagances. J'en
ai vu qui n'avaient pas un seul cheval dans leur écurie, qui peut-être
n'avaient pas monté à cheval dp leur vie, et qui ne se montraient
jamais sans être bottés et éperonnés à la cavalière. Ils ont vraiment
raison de prendre pour symbole le coq gaulois, qui a toujours ses
éperons aux pattes. Coqs par les éperons, ils sont cardinaux par le
reste de leur costume, la plupart du temps rouge, quant à la cape et
au pourpoint. Le reste de leurs habits est mêlé de tant de couleurs ,
(}u'on dirait une palette de peintre. Ils portent des panaches plus
longs que des queues de renard, et sur la tête une seconde tête
postiche qu'on appelle une perruque.
« Voilà les habits qu'il ftmt que je porte pour être à la mode ici.
0 mon Dieu , si vous me voyiez engoncé dans ce vêtement de ma-
meluck, vous ririez de toute votre ame! Mes braguettes, laissant
passer la chemise, sont à peine retenues sur mes hanches. Quant à
leur profondeur, je doute que le grand Euclide pût la déterminer....
Tout cela est fortifié d'aiguillettes d'argent qui rendent ma situation
fort difficile en certaines circonstances. Il a fallu deux aunes entières
de dentelles pour me couvrir les jambes jusqu'à la moitié du mollet;
elles me battent perpétuellement la jambe. L'architecture de ce bel
ornement, dont l'inventeur était certes un homme très ingénieux,
est dorique; il a son contre-fort et son ravelin, bien justes, bien
plissés, bien arrondis, bien exacts. N'oublions pas qu'il faut placer
sa tête au miheu d'un bassin de mousseline empesée dans lequel elle
reste roide, comme si elle était de stuc. Quant à la chaussure, elle
tient lieu à la fois de bottes, d'escarpins et de bas, et ne ressemble
pas mal aux bottines de certfiines vieilles gravures représentant le
seigneur Eneas. Pour les faire entrer, il ne faut pas se fatiguer beau-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
coup ni battre du pied la terre; l'ouverture en est si large, que l'on
marche presque toujours à demi déchaussé. Sur le cou-de-pied s'éta-
lent de belles rosettes, ou plutôt des tètes de choux formées de rubans
qui me donnent beaucoup d'analogie avec les pigeons pattus. Le talon
est soutenu par un supplément de deux ou trois pouces qui vous
procure des airs d'altesse. Mon grand chapeau de Lyon, en feutre
brun , porterait ombrage au roi de Maroc ; il est plus aigu qu'un clo-
cher de village. Ici, d'ailleurs, tout est pointu, chapeau, pourpoint,
bottes, coiffures, cerveaux, et jusqu'au toit des maisons. Les gentils-
hommes passent la nuit et le jour à se promener, et, pour une
mouche qui vole, ils se défient au combat. Duels de voler; épée au
vent. Ce qu'il y a de pire, c'est qu'un cavalier qui a cette fantaisie en
tête choisit ordinairement pour second le premier venu , même quand
il ne le connaît pas, et, si ce dernier refuse, il est déshonoré; en
voilà une d'extravagance! Quelqu'un de ces jours, vous apprendrez
que j'ai paré la tierce et la quarte en l'honneur d'un inconnu , et que
je me suis laissé tuer par politesse. Entre amis on se fait tant de céré-
monies et de complimens, que, pour arriver à une bonne révérence, il
faut aller à l'école chez un maître à danser, une conversation entre
deux personnes commençant toujours par un ballet.
c(Les dames ne font pas scrupule de recevoir des baisers en public,
et on les traite avec tant de liberté, que le berger peut dire son fait à
sa nymphe tout haut et très commodément. Au reste, on ne voit que
jeux, ballets, festins, conversations, bals, mascarades et bonne chère.
On tue plus de bestiaux en un jour que la nature n'en produit en un
an. Ce ne sont que chapons embrochés, gigots et côtelettes qui tour-
noient jour et nuit devant un feu d'enfer et qui prouvent ainsi le mou-
vement perpétuel. On vend l'eau ainsi que les câpres, le fromage et
les châtaignes. Quant à des fruits, il n'en est pas question. Il vous fau-
drait donner des sacs d'or pour un limon ou une orange. Le vin coule
à torrens, et vous voyez perpi tuellement la bouteille passer de main eit
main.... Tout cela n'est rien auprès de l'extravagance du climat qui,
se conformant à l'humeur des habitans, n'a ni stabilité ni constance.
Les quatre saisons ont coutume de se montrer quatre fois par jour.
Aussi faut-il se munir de quatre manteaux au moins, pour en changer
à toute heure : le premier, pour la pluie; le second, pour la grêle; le
troisième, pour le vent, et le quatrième pour le soleil. Au surplus,
le soleil fait ici comme les femmes , ne se montrant jamais qu'en
masque. La pluie est très favorable à la bonne ville de Paris; elle
lave les rues qui , autrement , sont couvertes d'une diable de boue
LE MARINO. 597
plus tenace que la poix. Ils ont sur leur Pont-Neuf, au-dessous de
l'horloge qui sonne les heures, une statue de la Samaritaine, appa-
remment pour que les femmes de ce pays suivent son exemple et
se pourvoient chacune de cinq maris. Leur langage est rempli d'ex-
travagances; ce que nous appelons or, ils l'appellent «r^/ew/; \ncol/alion
est un drjevncr; une cité, une ville. Ils ont emprunté à Godefroy de
Bouillon une partie de son nom pour nommer ainsi le jus de la viande.
Porter une botte ne veut pas dire donner un coup d'épée, mais être
chaussé. Quand je reviendrai à Turin, préparez-moi un beau balcon
où je me mettrai, avec mes habits français, comme un perroquet
magnifique pour servir d'amusement aux petits enfans le jour du
mardi gras. »
Je n'aurais point cité cette bouffonnerie, si elle ne résumait en
quelques pages toute la valeur intellectuelle de ce Marino, qui fut
dictateur littéraire et usurpa en Europe la noble place que Goethe
et Voltaire devaient occuper plus tard. Corneille vivait, et son talent
allait être fort discuté. Montaigne venait de mourir; la seule M"' de
Gournay protégeait sa mémoire. Cervantes languissait dans la der-
nière indigence; Shakspeare oublié plantait ses choux à Stratford-sur-
Avon, Marino les éclipsait tous. C'était le grand homme! Voyez un
peu ce que c'est qu'un grand homme!
Il avait sa pension de 2,000 écus; YAdonc était imprimé. Sa gloire
était affermie, sa galerie de marbre était construite; l'hôtel Pisani et
la cour se prosternaient devant lui. Rome l'attendait, ÎSaples l'appe-
lait. Il n'était pas de trempe à exposer sa vie et sa renommée pour
son protecteur Concini. A peine le maréchal d'Ancre et sa femme
eurent-ils été sacrifiés à la fureur du peuple et à la froide colère du
jeune Louis XIII, notre cavalier eut peur et s'en retourna à Rome,
puis à Naples, où nous l'avons vu ûùre son entrée triomphale.
C'est ici le lieu d'examiner en détail les œuvres qu'il a laissées et
auxquelles les peuples civilisés décernaient des récompenses si ma-
gnifiques. Leur caractère et leur stigmate, c'est la frivolité; c'est un
babil poétique , sans trêve et sans borne , sans passion et sans élan ,
sans sérieux et sans grandeur. Quand les empires meurent, les avo-
cats dominent; quand les littératures tombent, les parleurs triom-
phent. Les avocats conduisent la pompe funèbre des civilisations, les
rhéteurs se chargent d'ensevelir les littératures. Si l'on veut consulter
l'histoire, on verra l'art prétendu oratoire, c'est-à-dire le verbiage usur-
pateur, envelopper de sa prose l'empire romain mourant. Si l'on jette
les yeux sur les annales littéraires, on verra la littérature grecque et
TOME XXIII. 38
598 REVUE DES DEUX MODES.
italienne expirer sous le même linceul du verbiage poétique, sous ces
draperies brodées d'une parole qui ne couvre plus d'idées. Marino,
l'éternel bavard poiHique de cette époque, le véritable promoteur de
la décadence italienne, débuta par une ch;uisoii r/« Baùers [I liaci),
qui courut toute l'Italie. Elle réunissait les deux principaux mérites de
tous ses ouvrages, le sentiment de la volupté et celui de l'harmonie.
Il avait à peine vingt ans quand il l'écrivit, et tous ses défauts s'y
trouvent déjà. Mais ce n'étaient pas des défauts faibles, communs,
vulgaires; c'était le charlatanisme de l'expression , le contraste, l'effet,
la violence, li singularité, l'imprévu, poussés au dernier terme. Ces
pauvres Hahers devenaient tour à tour une mrdeciïie (1), une trom-
■pette (2), un combat (3), une offense (i). La bouche était une douce
guerncre (5), une inhon agréable (G), un corail mordant (7), une mort
vivante; toutes ces inventions inouies, qui devaient étinceler dans les
milliers de vers que la plume de Marino allait donner au monde, se
jouaient au milieu d'une description presque pathologique dans la
curieuse recherche de ses détails, et dont tous les boudoirs italiens
furent amoureux. L'éclatant succès des Baisers avertit le Marino de
la gloire particulière qui lui était réservée. On vit couler de sa plume,
comme un ilôt qui ne tarit plus qu'à sa mort, l^s Himes « bocagères,
champêtres, lugubres, am.oureuses, capricieuses, héroïques, mari-
times; » le ('Jialu)neau^ recueil d'idylles; le Massacre des hirwcens,
le Temple, les /'anégijrigues , et enfin YAdojiis, que Marino termina
en France. Tragique ou comique, descriptif ou passionné, le Marino
ne sortit jamais du sillon tracé par son premier ouvrage. Il trouvait à
ce genre de triomphe une facilité qui le charmait : il ne s'agissait
plus ni de penser, ni de rêver, ni de combiner un plan, ni de chercher
la pureté exquise de la forme. A quoi bon se diriger vers l'idéal de
Virgile et du Tasse? N'est-ce pns assez d't' tonner l'esprit et de réveiller
les imaginations hbertines? Les étoiles , chez le Marino, deviennent
les tore/tes du convoi du Jour:
Tremoli fiainme belle,
Deir esequie del di chiave facelle;
(1) B.ici ;ivenUirosi, lUsloro clo' iniei uiali , etc.
(•2) Baci le trombe son.
(3) Baci l'oftese.
(i) Baci son le conlese.
(5) Eocca, doice giiei'riera...
(6) L'(>ssi;r prigion s'appressa...
(7) Quel coîallo niordace.
LE MARINO. 599
elles se transforment ensuite en dameuses perlées , puis en Jleiirs
vivantes, et ainsi de suite, pendant vingt strophes. Ce brodeur de
poésie avait des ressources éternelles et toutes prêtes. La fécondité
des images ingénieuses et colorées le sauvait. Ne parlant jamais à
l'ame, jamais à la rêverie, il faisait de chacun de ses vers un sujet
d'étonnement nouveau pour le lecteur. <rétait là ce qu'il appelait ne
pas imiter les anciens, et rejeter les vieilles modes : a Au diable,
s'écrie-t-il quelque part, les toques à la Pétrarque et les pourpoints
tailladés comme en portaient nos pères! » Cette origimilité prétendue,
devenue calcul, réduisait la poésie à un mécanisme méprisable. La
poésie, qui naît de l'émotion et qui tend à la beauté suj)rême, perdait
ainsi sa chaleur intime et sa grâce eitérieure. Elle se détachait de
tous les sentimens honnêtes et sérieux de l'homme; elle flattait tous
les vains caprices de l'esprii et toutes les sensations vulgaires du
corps. Prodiguant les madrigaux et les stanees, elle courait, comme
une flamme inféconde et sans ardeur, sur la gaze des boudoirs et sur les
stériles fleurs dont une beauté vénale est parée. Elle était immorale
parce qu'elle était frivole, et vicieuse parce qu'elle était sans amour.
Nous ne parlerions point de cette poésie avec détail, nous ne lui
consacrerions pas une attentive analyse, si elle n'avait trouvé en
France un accueil trop tendre et trop hospitalier. Elle laissa dans
notre littérature une trace qui, jusqu'à la fin du xviii'^ siècle, ne s'est
point elîacée. Secondant de son exemple et appuyant de l'autorité
-de son nom les eiïoi ts de l'hôtel de Rambouillet ; véritable père des
galanteries sur une eunièie pi'.r l'abbé Cotin , sur un petit chien, sur un
baiser, sur un bouquet, sur un ruban, Marino a donné naissance à la
poésie enrubannée de Voiture et au style pompadour de M. de Bernis.
Vous n'avez qu'à lire un volume de ses vers pour y retrouver toute
la memie poésie de notre xviii' siècle, et les petites grâces qui par-
semaient le boudoir d'Arténice. Le hasard de sa naissance et de sa
position rendit son influence double, [talien, il servit, mais uni-
quement sous le rapport du mauvais goût et de l'emphase arabe,
l'invasion espagnole. Son arrivée en France , en 1615, coïncide avec
la publication des mémoires espagnols d'Antonio Perez, dont il parle
dans ses lettres (1) ; de ce Perez aujourd'hui fort oublié, important
alors, ami d'Essex et favori de Henri IV. Il faut voir comment Walter
Raleigh et le philosophe Campanefla (2) s'expriment sur le compte de
(1) Lelteredel Caval. Marino. Veiiezia. Sarsina, 1628, p. 200, 1. 21.
(2) Caïupaiiella cite à plusieurs reprises Antonio Perez comme l'un des iiomnies
38.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
ce même Ferez, secrétaire de Philippe II, premier introducteur de
l'imitation espagnole en France. Marino fut le second.
i]c n'était plus un Italien véritable, un peintre excjuis de la beauté,
nn adorateur de la forme pure et de la grâce extérieure; il cherchait
un coloris plus chaud que celui du Tasse et de l'Ariosto; il essayait des
alliances d'idées nouvelles, il voulait étonner avant tout, et regardait
la surprise comme le grand but de la poésie.
E del poeta il fin la maraviglia;
Parlo deir eccellente e non del goffo.
Clii non fa stupir vada à la striglia.
11 renvoie à riirille quiconque ne cause pas la stupeur. Il a son sys-
tème, qu'il développe fort longuement dans ses lettres et dédicaces,
et spécialement dans celles qu'il adresse au poète Achillini , son élève,
pire que le maître, comme cela arrive toujours. On remarque surtout
en lui un mépris hautain de la critique et des critiques, mépris qu'il
accommode de toutes façons et qu'il assaisonne de métaphores et
d'épigrammes. « A quoi bon ces juges ridicules, ces arbitres préten-
dus, ces eunuques littéraires? Que viennent faire parmi nous ces
gardiens impuissans du sérail? Quelle autorité peuvent prétendre ces
misérables douaniers de la pensée, ces argouzins de l'art, ces commis
de l'octroi poétique, lesquels s'en vont fouillant notre bagage, au
risque de le flétrir et de la gâter? Mais leur pouvoir est peu de chose.
Ils croassent comme les grenouilles, ne pouvant ni chanter ni mor-
dre. Dieu bienfaisant n'a donné ni dents aux habitans des marais, ni
génie aux critiques, et c'est une véritable bénédiction. Si les uns
avaient des dents et les autres du génie, tout voyageur serait forcé
de marcher avec une cuirasse et des cuissards, et aucun poète ne
pourrait faire de chefs-d'œuvre. «
C'est ainsi que notre homme d'esprit défendait son mauvais goût
et sa révolution. Les contemporains adoptaient comme excellentes et
ses raisons et ses poésies. Prédisposés à l'admiration du goût mixte
qu'il introduisait, à moitié vaincus par la contagion universelle de
l'influence espagnole, séduits par ce nouveau coloris comme par un
enchantement, ils proclamèrent roi des poètes le versificateur hybride,
dt' l'époque qui émurent le plus vivement l'attention publique. «An liodierno régi
non plu ri mu ni obfuit Antonius Perezius? » (De iHonarc/i/â hispamcâ, i^ag. 77.)
— « Pcrlidus ille Antonius Perez... » ( Ibid. , p. 363.) — « Re\ nosler Aragonenses
insimulavit conspirationis cuni Antonio Perez iniltc, etc. » ( Ibid,, p. 202). — Voir
Walter Raleigh , passim.
LE MARINO. 601
qui, (le deux génies admirables dans leur sève distincte et leur déve-
loppement naturel, composait un mélange faux et menteur. La
France, qui se débattait aveuglément dans sa recherche d'une élé-
gance idéale, calqua les défimts de Marine, qui n'était plus, à vrai
dire, ni Espagnol ni Italien, et crut imiter l'Italie; il fallut trente
années de lutte et d'elTorts pour que le bon sens et la sagacité de la
nation se dépouillassent de cet encombrement ridicule. La langue
française s'était cependant enrichie, et parmi beaucoup de folies et de
vaines affectations, on avait réalisé des conquêtes ou du moins des
acquisitions précieuses.
Alors Boileau, entouré des génies plus féconds et non moins sages
de Molière, Racine et Pascal, vint, massue en main, détruire les
admirations dangereuses du demi-siècle qui le précédait. Marino fut
traîné aux gémonies avec Théophile et Saint-Amant, ses fds naturels.
Quiconque révoquerait en doute l'influence exercée par ce versi-
iicateur fécond, nierait l'autorité de tous les mémoires contempo-
rains, Conrart, Pclisson, Chapelain, Tallemant des Kéaux. II récu-
serait jMarino lui-même, qui, dans sa préface adressée à l'Achillini,
cite comme ses imitateurs Desportes, Yaugelas, Durfé et plusieurs
autres. Faute d'étudier d'assez près le cours parallèle des littératures
étrangères, on n'a pas dit de quelle puissance s'est long-temps armée
cette école italo-hispanique, dont Marino, admiré au commencement
du dix-huitième siècle, s'est fait le représentant et le dieu. Les dé-
fauts de Voiture, de Cotin, de Viaud, de Saint-Amant, n'ont pas d'autre
source que cette imitation d'un mauvais modèle. La célèbre apostrophe
de Théophile Viaud, s'adressant au poignard de Pyrame:
Il en rougit , le traître !
est du Marino tout pur.
O bella incantairice'.
Quel tuo si doice ccudo
Dolce ccuito non è, ma dolce Incanto!
reproduit absolument, sous une forme variée, le fameux distique
ridiculisé par Molière :
Ne dis pas qu'il est amaranie,
Mais dis-nous qu'il est de ma rente'}
Lorsque Saint-Amand se livre à son minutieux amour des détails
infinis,
-002 REVUE DES DEUX MONDES.
Mettant les poissons aux fenêtres
et montrant
Le petit enfant, qui va, saute, revient.
Et joyeux, à sa mère, offre un caillou qu'il tient;
il copie littéralement VAdone. Le Moïse sauve, qui développe en ara-
besques souvent légers, toujours frivoles, une histoire héroïque, est
composé sur le modèle de ce vaste poème, et vous croyez hre le
cavalier Marin, quand vous trouvez chez Saint-Amant
Ces nageurs écaillés, ces sagettes vivantes
Que nature empenna d'ailes sous l'eau mouvantes ,
Montrant avec plaisir en ce clair appareil
U argent de leur échine à l'or du beau soleil.
M. de Sismondi, dans son Histoire des Littératures du Midi, avoue
qu'il n'a pas lu V Adone, et il en parle avec un dédain rapide. Mais ce
poème en dix mille vers a régi pendant vingt années le monde poé-
tique; le Guide s'est inspiré de ses inventions. Toutes les épîtres à
Ghloris, dont la monarchie française s'est vue inondée, n'ont pas
d'autre source. Pour imitateurs, Marino a trouvé d'abord Saint-Amant,
Chapelain, Voiture, Viaud, Cotin, Ménage, toutes les victimes de
Boileau, et pour imitateurs involontaires. Dorât, Bernis, le marquis
de i\izay et leur suite. Eu vain le sage et sévère législateur lança la
fotdre contre l'idole italienne, l'autel tomba, les adorateurs survé-
curent; depuis Fontenelle jusqu'à Dorât, les madrigaux sur une
jouissance et les stances « sur un petit chien que la marquise tenait
dans ses bras » composent l'héritage direct légué par le cavalier
Marino à la France. Beaucoup plus puissant sur l'avenir que le Tasse,
qui résumait le platonisme et le christianisme, c'est-à-dire le passé,
Marino, chantre des voluptt's galantes, a précédé Boufflers, Parny,
Dorât, Berlin, tous moins richement doués que lui par la nature,
mais quelques-uns plus purs et plus sévères dans l'emploi des mêmes
artifices poétiques.
Un n'a pas plus de facilité, de variété, de flexibilité, d'esprit, enfin
de talent que ce poète. Chez lui, comme à la surface d'un lac sans
profondeur, se reflète une civilisation que la volupté affaisse. Comme
elle, il s'amuse; il ne tend à rien de grand, n'imagine rien d'utile,
n'invente rien de fort. Dans le chant quinzième de son poème, il
consacre cent dix strophes à une partie d'échecs jouée parvenus et
LE MARINO. 603
Mercure. Il est impossible de déployer une versification pins souple,
une plus étonnante dextérité d'artiste, une plus grande fécondité de
ressources. Les règles du jeu sont exposées nettement. Vous suivez
la partie entière; vous la jouerez au club quand vous voudrez. Mer-
cure triche; Vénus s'en aperçoit; une suivante a secondé Mercure
dans sa ruse, Vénus lui jette le damier à la tète, elle meurt sur
le coup, et reste métamorphosée en tortue; tout cela remplit cinq
cents vers merveilleusement tournés. Le poète , adoptant le premier
sujet venu, attendait du hasard son inspiration passagère. La source
poétique ne jaillissait, chez lui, ni des profondeurs de l'émotion,
comme chez le Tasse, ni de la vive ]>erception des féeries de la nature,
comme chez l'Arioste. Marine eut rimé une séance de notre chambre
des députés. Aiiisi le néant de l'ame se reproduit dans le néant des
œuvres. Quoi que l'on dise, le talent ne sufOt pas. Il est dominé par
une inspiration plus élevée, et c'est uise étude d'un profond intérêt,
d'une sérieuse grandeur, que celle des littératures qui avortent , et
que le talent môme ne peut plus féconder, quand l'énergie morale a
péri.
Voyez un peu à quels dangers la France eût été exposée, si le génie
de son peuple n'eût porté en lui-même le contre-poison d'un bon
sens ironique et d'un jugement exquis. Sa souplesse naturelle et sa
mobilité invincible l'entraînaient vers l'imitation. Son éducation pre-
mière, il l'avait reçue de Rome dégénérée; ses bégaiemens s"taient
modelés sur les accens mesquins ou prétentieux d'Ausone et de
Sidoine Apollinaire. Il avait ensuite traversé les détestables écoles du
pédantisme scolastique pendant le moyen-àge et de l'allégorie froide
au XV'' siècle. Son idiome n'était après tout qu'un jargon romain,
plus rauque vers le nord, plus suave vers le midi. Il n'apportait pas
au monde cette énergie primitive, cette sève natale et intime, cette
nouveauté féconde, ce caractère essentiellement propre et original
que la nationalité teutonique devait à sa position, toujours isolée du
monde romain. îl n'avait pas reçu non plus , comme le génie italien ,
la tradition directe et l'héritage immédiat de la langue et du génie
antiques. Enfin, après avoir recueilli le misérable legs de la décrépi-
tude romaine, il subissait l'influence de la moderne décadence ita-
lienne et de la littérature espagnole dégénérée. Cet amas de mau-
vaises leçons et de mauvais exemples tombait sur la nation la plus
souple, la plus active, la plus apte à l'imitation, la plus amoureuse
de changemens. Un facile et naïf attrait l'emportait tour à tour vers
ces vices nouveaux, d'autant plus séduisans pour elle , (|n'eHe n'avait
604 REVUE DES DEUX MONDES.
dans sa nature rien de l'emphase ibérique ou de la langueur italienne.
Mais si elle se laissa séduire, elle ne se laissa jamais absorber; la
broderie de ces nuances étrangères vint colorer le ferme tissu de
l'intelligence française, et le fond de la trame résista toujours; il se
présenta chez nous, de siècle en siècle, des réparateurs actifs qui
s'opposaient à l'excès funeste des envahissemens extérieurs et faisaient
reparaître dans sa verte saveur la puissante sagacité de notre esprit
national.
Tels furent Calvin, Montaigne, Pascal, Bossuet dans la prose,
Marot, Malherbe, Corneille, Racine, Boileau, Lafontaine dans la
poésie. Non qu'il faille regarder tous ces grands écrivains comme
hostiles à l'influence étrangère. Us l'adoptaient en la réglant. Us opé-
raient une fusion habile , au sein de laquelle l'esprit français domi-
nait toujours. Marot et Rabelais sont en grande partie Italiens; Cor-
neille s'est assimilé tout ce que l'Espagne avait de plus grand; chez
Racine lui-même , une douce lueur émanée de Guarini et de la Diane
de Montemayor, se joue avec une grâce et une réserve divines. Mais
ceux que la faiblesse ou l'exagération de leur intelligence ne garan-
tirent pas d'une imitation d'esclave , Balzac avec ses phrases espa-
gnoles, Voiture avec ses concetti hispano-italiens, Cyrano, cousin-ger-
main de Quevedo, Saint-Amant, héritier direct du Marino, n'ayant
pas assez de bon sens pour avoir du génie, mais doués d'assez de
talent et d'esprit pour aider le progrès général suivi par notre idiome,
brillèrent un instant, puis disparurent, laissant des noms équivoques.
Il serait fort difficile d'associer ou d'intéresser le lecteur moderne
à une analyse de \ A donc. C'est à la fois un compromis entre la my-
thologie grecque et la féerie chevaleresque, entre la tragédie et l'im-
broglio , entre l'hymne erotique et la description épique , entre les
couleurs chrétiennes et arabes de l'Espagne et les souvenirs païens
de l'Italie voluptueuse. C'est quelque chose de faux et d'incomplet,
comme si deux nuances ennemies, deux lumières inconciliables cher-
chaient à se pénétrer sans y parvenir; à peine osons-nous rejeter dans
une note l'échantillon de ce style (1), que tous les beaux-esprits
(1) Corne prodigiosa acuta Stella,
Armata il voUo di scintille e lampi,
Fende de l'aria, hoiribil si, ma bella,
Passeggierà lucente, i larghi campi;
Mira il noccliier, da questa riva o <[uella
Con quai purpiiroo piè la nebbia slanipi ,
E con quai penna d'or scriva e disogni
LE MARINO. 605
admirèrent; style facile et étourdissant, fluide et coloré, italien et
espagnol: sans arrêt, sans goût, sans pureté, mais scintillant d'une
lueur phosphorescente et d'une verve qui fatigue le lecteur.
Si le style et la composition trahissent une intelligence médiocre et
incomplète, la voluptueuse recherche des détails témoigne des incu-
rables misères dans lesquelles l'Italie sociale était tombée. Le Marino
n'est point licencieux dans le sens vulgaire du mot. Ses expressions ne
sont point grossières; il cueille la fleur de Vame sur des lèvres fraîches :
Da le sue labra il fior de l'aima coglio.
Les plus voluptueux de ses tableaux, revêtus d'une certaine chasteté
apprêtée, ne blessent d'abord ni l'oreille par des expressions déshon-
nêtes, ni l'imagination par des groupes lascifs ; mais à peine la stance
de Marino s'est-elle déployée , toute cette gaze déliée et vaporeuse
vous laisse apercevoir un raffinement extraordinaire de voluptés étu-
diées et de recherches plus que savantes. Ses réticences naïves sont
plus obscènes que la nudité; il use toujours d'une expression décente
comme d'une amorce. Les Baisers de Jean Second sont des œuvres mo-
destes, si vous les comparez aux rimes amoureuses de Marino. Parny
Le morli à i régi e le cadule à i regni.
Gran traocia di splendor dietro si lassa
D'un solco ardoiue, e d'aiiree flamme acceso
Riga inlorno le luibi, oviinque passa
E Iralie per lunga linea in ogni loco
Slriscia di luce, impression di foco.
Sul mar si cala, e si com' ira il punge,
Se stesso avampa inipeluoso à piombo;
Circonda i lidi quasi mergo, e lunge
Fa de l'ali slridenti udire il rombo, etc.
« Il parcourt de ses ailes brûlantes, et plus léger que l'air, le chemin des vents.
Telle l'étoile prodigieuse, éclatante passagère, effrayante et belle, fend les vastes
espaces, le front armé d'éclairs; le nocher admire de l'une et l'autre rive de quel
pied de pourpre elle frappe les nuages, de quelle plume d'or elle écrit et annonce la
mort des rois, la chute des empires. Tel vole le dieu, laissant derrière lui une
grande trace de splendeur; un sillon ardent, des flammes d'or inondent les nuages
partout où il passe. Partout le suivent une longue traînée de lumière, une impres-
sion de feu.
« Il s'abaisse vers la mer, et ému d'une poignante colère, il se laisse tomber
d'aplomb, rasant comme l'oiseau de mer les contours des rivages, et faisant entendre
au loin le bruissement de ses stridentes ailes. »
606 REVUE DES DEUX MONDES.
.et Berlin , assez erotiques, n'approclieut point de ce chant de VAdonr,
intitulé / Tra^iUU. Ce n'est pas qu'il se montre jamais violent o.u
emporté; mais il se complaît dans une certaine politesse de lasciveté
élégante et pour ainsi dire systématique. Professeur de sensualité,
maître ès-arts dans cette doctrine, il nous présente Iroidement, gra-
vement, comme une sorte de philosophie mystique, avec une mé-
thode honnête et complaisante, les derniers ralfinemens d'un syba-
ritisme étudié. Il est plein de m.énagemens pour notre modestie;
mais le nuage sévère que Virgile et sa douce pudeur répandent sur
la grotte des amans ne lui nppnrticnt pas. Semblai:!e à ces danseuses
irritantes auxquelles l'hypocrisie du voile sert d'excuse et de séduction,
il s'adresse à des gens habiles aux voluptés, blasés sur leur emploi,
désireux de raffinemens, et qui distillent lentement le plaisir. Dix
strophes suflisent à peine à Marine pour un baiser donné dans les
règles. Sa volupté n'a ni fureur ni pudeur. Ce n'est ni une bacchante
ni une amante. C'est uiie courtisane jeuise, belle, lialtile et énervée.
Nous avons vu le Marine transmettre à la France, et le premier, ce
goût espagnol-italien qui modiha toute la littérature sous Louis XIII.
Nous avons vu par quel concours de circonstances dues en grande
partie à l'autorité politique de l'Espagne, ce poète, dénué de bon sens,
devint le maître du champ-clos littéraire. 11 faut avouer aussi, pour
expli(iuer son action et ses triomphes, que c'était un homme plein
d'habileté. Les dédicaces ne lui faisaient pas faute, et dès qu'il entre-
voyait une cassette prête à s'ouvrir, sa veine jaillissait, débordait et
inondait le papier. 11 écrivait, par exemple, pour la maréchale d'An-
cre, son Tempio, dédié alV t'iustrissima et ecceUenfissima m.aâama
la maresciaia d' Ancra. Ce Temple, éloge de Henri lY, de Marie de
Médicis, de la France, et de tout ce qui peut lui être utile, a cent
quatre-vingt-dix-sept strophes de six vers chacune, strophes qui
murmurent comme un ruisseau de parfums nauséabonds roulant avec
une misérable et monotone fluidité. Il connaît les femmes; il sait
que les reines sont femmes; aussi couronne-t-il ce temple par cent
soixanl('-(kux vers, qui contiennent tous les détails dont j'ai parlé sur
les beliezze corporaii délia reina. L'introduction ou portique du même
poème est une lettre à la maréchah^ d'Ancre, soleil de vertu, pôle de
swjease, et une multitude de choses semblables. Quant aux beautés
de la reine, il n'en oublie pas une :
Délia chiama sottil la massa bionda ;
LE MARINO. &07
Ts'on plus que la margelle divine de son front, qui complète une
strophe, ainsi que les épicyeles des yeux, qui sont noirs et qui brillent
en douze vers , et une multitude d'autres objets dont la description
hardie trouva grâce apparemment près de sa majesté; sentiers de lait,
vallées de lys y sillons de neige :
Sentier di latte, onde van l'aime al cielo;
Valle di gigli, ove passeggia Aprile,
Canal d'argento, clie distilla odori ,
Solco di neve, che favilla ardori.
C'est surtout pour le nez de Marie de Médicis que le poète se trouve
saisi d'un enthousiasme dithyrambique; ce nez est un édifice blane,
qui élève son petit mur entre deux prairies de neige pourpre et de
pourpre blanche :
Sorga nel niezzo un edificio bianco
Eletto a terminai" coa muro brève
Posto cola frai destro prato e'I manco
Il candid' ostro e la piirpurea neve.
J'aimerais bien à vous raconter toutes les merveilles de ce nez; je
pourrais vous dire aussi combien la petite moustache de ]\ïarie de
Médicis, /o/Y^^ tics légère, avait de charme pour le poète, et comment
on lisait, écrits en brun, dans la pupille de ses yeux, ces mots : Ici
est le soleil!
Voilà pour quelles raisons cet homme puisait à pleines mains la
renommée dans le trésor de la sottise publique , et les écus d'or au
soleil dans la cassette royale. Voilà pourquoi il causait avec hi reine
au milieu de la rue, commandait des tableaux au Guide, faisait bâtir
dans son pays un palais de marbre , et recevait une statue de ses con-
temporains. Ils oubliaient cependant Bacon, le précurseur de trois
siècles, Shakspeare, l'intelligence sans limite, et Montaigne, l'élo-
quence et la causerie françaises personnifiées. Gloire contemporaine!
débiles mortels! sotte crédulité!
Ce n'est point un nom sans importance que celui de Mariiio. Dans
la liste des novateurs littéraires, il occupe une place spéciale, et le
rayon que projette son astre poétique s'étend fort loin , puisqu'il
vient mourir et se briser en France, au pied du trône de Louis XîV.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est historique par la longue généalogie de vices brillans et frivoles
qui se rapportent à lui comme à un ancêtre. 11 l'est encore par sa
situation unique de séducteur ingénieux, empruntant des vices à
l'Espagne , pour les communiquer à la France; tour à tour corrupteur
et corrompu. Parmi les personnages qui commencèrent le mouve-
ment intellectuel de la France vers l'Espagne, il est le second en
date, et succède immédiatement au secrétaire d'état Ferez (1). Enfin,
sa chute après tant de crédit, les ténèbres d'une tombe si obscure
après une vie si radieuse, tant de mépris succédant à cette apothéose,
méritent l'examen et offrent un intérêt plus que littéraire : c'est une
sévère et utile leçon pour toutes les vanités et tous les orgueils. Ne
plaçons pas nous-mêmes la couronne sur nos fronts , ne nous faisons
point la part de notre gloire; cherchons la vérité plus que le succès,
et laissons le reste à l'avenir.
Philarète Chasles.
(1) Voyez, sur Antonio Ferez, la Revue des Deux Mondes du 15 mai dernier.
LES CONFESSIONS
DE SAINT AUGUSTIN
SAXCTg AVGt/STMXI OPERA O.fiXMA.
Les livres qu'on lit le moins aujourd'hui sont ceux qu'on lisait le
plus autrefois. Il y avait autrefois dans les familles des livres de lec-
ture, livres de piété et de morale pour la plupart, qu'on lisait par
devoir et par habitude, et qui devenaient, pour ainsi dire, le fonds
commun des pensées et des réflexions de la famille. Parmi les pro-
testans, c'était la Bible qui était le livre de lecture de la famille, et
beaucoup de familles protestantes ont gardé cette salutaire habitude.
Dans les familles catholiques, c'étaient les sermons de quelque pré-
dicateur ou le Nouveau Testament, avec les réflexions du père Ques-
nel, ou les Traités de morale de Nicole, ou quelque traduction des
ouvrages des saints pères. Parmi les ouvrages des pères, les Confes-
sions de saint Augustin étaient peut-être l'ouvrage le plus lu et celui
qu'on lisait avec le plus de plaisir. Dans les Confessions, en effet,
saint Augustin s'accuse des erreurs de sa jeunesse ; mais en s'accu-
(1) Onze vol. in-8», nouvelle édition publiée à Paris, par les frères Gaume.
610 REVUE DES DEUX MONDES.
saut, il raconte, et ce qu'il y a encore de passion dans ses récits plai-
sait, à leur insu, aux âmes même les plus pieuses (1).
Ces livres de lecture qui se transmettaient, pour ainsi dire, de géné-
rations en générations, formaient peu à peu, dans les familles et
dafis la société, cet esprit grave et réfléciii qui est le ton général de
la société au xvu^ siècle, ils faisaient le sens commun de l'époque,
sens commun qui, grâce à son origine, n'était ni vulgaire ni trivial,
et qui se tenait à une juste hauteur. De nos jours, au lieu de ces
livres sérieux et graves, nous lisons des romans ou des pamphlets;
c'est là te fonds où nous puisons nos pensées, et de là la différence
qu'il y a entre le sens commun du xvir siècle et le sens œmmun
du XIX^
En parlant aujourd'hui des Confessions de saint Augustin, je ne
dois point oublier ces différences. Les Confessions qui, aux yeux du
père de Latour, étaient presqu'une lecture profane, sont aujourd'hui
une lecture trop ascétique, et c'est pour en corriger la gravité que
je me permets d'y mêler quelques souvenirs des (jjnfi'ssions de
J.-J. Rousseau; non que je me laisse aller à la ressemblance des
titres. 11 y a , entre le livre de saint Augustin et le \\\vq de J.-J. Rous-
seau, quelle que soit la différence des temps, il y a une ressemblance
plus intime, et c'est à celle-là que je m'attache.
Jean-Jacques, dans ses (Confessions , n'a point craint de peindre le
premier tumulte des sens , et je ne l'en blàine pas. Tout ce qui est
de l'homme appartient à la littérature. Seulement Jean-Jacques, né
dans un siècle de libertinage , Jean-Jacques destiné, il est vrai, à cor-
riger son siècle, mais en l'imitant, prêche la réforme avec le style
de son temps, c'est-à-dire avec un style qui manque souvent de
chasteté et d'innocence. Au contraire, quand saint Augustin peint
cette première insurrection des sens , j'admire la pudeur de sa parole;
et ne croyez pas que cette réserve devienne de la froideur : comme
son repentir lui exagère l'idée de ses fautes plutôt qu'il ne les lui
diminue, il les décrit avec une force singulière, mais avec une forces
q.ui ne coûte rien à la décetice. 11 est vrai sans être eirronté; il est
(t) J'ai vu ((iH'l(iiie part que le iièrc. do Lalour, dont Sainl-Simon a dit qu'il excel-
lait par l'espritde goiiveruemeiit, etie me hàle de dire, pour qu'on ne suit pas tenté
de le prendre juMir un homme d'état, que cela signifie seulement (lue le père de
Lalour s'entendait adniiral)lement à diriger les consciences; j'ai vu quelifiie part
que le père de Latour disait (ju'il ne fallait faire lire les Confessions «ju'à ceux qui
revenaient au liien, et non à ceux qui ne l'avaient jamais quitté. Le mot est juste
et vrai.
LES CONFESSiONS DE SAINT AUGUSTIN. Mi
liardi sacs être cynique. Voyons uii exemple; j'ai pris à dessein les
phrases les plus scabreuses :
«Ce que je voulais, ce que je souhaitais, c'était d'aimer et d'être
aimé. Je ne m'arrêtais pas aux bornes de l'amitié; mon cœur m'em-
portait plus loin. îl s'exhalait du fond de ma concupiscence je ne sais
quels brouillards et quelles vapeurs de jeunesse (|ui troublaient toute
mon ame , et me faisaient confondre l'aveuglement de la passion avec
le pur bonheur de l'affection. C'est alors qu'il eût fallu donner le ma-
riage pour digue au torrent de mon âge , mais mon père s'inquiétait
bien plus de mon éloquence que de mes mœurs , et de mes succès de
rhéteur que de ma conduite de jeune homme.
« C'est en vain (jue ma mère me détournait du péché, ses paroles
me semblaient des paroles de femme, et je rougissais d'y obéir. Il y
a plus, j'avais honte entre mes camarades d'être moins perdu qu'eux;
et comme je les entendais vanter leurs désordres , et que je les voyais
d'autant plus fiers et d'autant plus applaudis qu'ils étaient plus liber-
tins, j'avais hâte aussi de pécJier, moins par plaisir encore que par
vanité. Ordinairement le blAme suit le vice; moi, pour éviter le
blâme, je cherchais le vice; et comme je voulais à tout prix m'égaler
à mes camarades, je feignais les péchés mêmes que je n'avais pas
faits, afin de gagner un peu de leur pernicieuse estime...
« J'arrivai à Carthage avec ces sentimens; à peine entr.'' dans cette
ville, j'entendis partout retentir la joie des impures amours. Je n'ai-
mais point encore, mais j'aimais à aimer. Je tombai enfin dans cet
amour que je souhaitais si impatiemment. Dieu puissant! Dieu misé-
ricordieux! de quel fiel ont été mêlées ces douceurs d'amour! J'ai
aimé, j'ai été aimé, j'ai joui! xAJaiheureux, quelles chaînes tissues de
chagrins, et une fois garrotté, avec quelles verges de fer m'ont
flagellé et les jalousies, et les soupçons, et les vanités, et les colères,
et les ruptures ! »
Voilà ce que j'appelle la décence du style chrétien , qui n'est ni
froid, ni faux, qui dit tout, sans que pourtant aucun mot puisse faire
rougir la plus craintive innocence.
Et ce qu'il faut remarquer, c'est que la pudeur du style de saint
Augustin ne tient pas à l'emploi de la périphrase. La périphrase est
souvent plus indécente que le mot. Comme elle arrête plus long-
temps l'esprit autour (ïe l'idée, comme elle présente une sorte
-d'énigme à deviner et qu'elle éveille l'attention , la périphrase, loin
d'être une précaution, est souvent un danger. La décence du style
.de saint Augustin tient à une qualité plus intime; elle tient à la tem-
612 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
péranre m(^me de sa pensée. Ouoi(iue dans ses récits la passion
semble palpiter encore sous le joug du repentir, cependant son ame
est maîtresse des émotions qu'elle raconte : il y a plus ; elle ne les
raconte que pour les condamner, et ce sentiment épure son style.
C'est ici que se vérifie la vieille maxime qu'on écrit comme on pense.
Voulez- vous écrire chastement? pensez chastement. Mais qui est
maître, dit-on, de sa pensée? Ceux-là en sont maîtres qui se croient
responsables de ce qu'ils pensent, non devant le public, juge qu'on
craint seulement d'ennuyer, mais devant Dieu.
On sait comment Rousseau, dans ses Confessions, raconte ses pre-
mières amours; ce n'est certes point un pénitent qui s'accuse, c'est
un romancier qui ne manque pas d'embellir beaucoup ses souvenirs.
Le charme qui s'attache aux sentimens de la jeunesse se répand sur ,
M™" de AVarens elle-même et lui sert de voile; elle en a besoin.
M'"" de Warens est le vrai type de la sensibilité telle que l'entendait
le XVIII'" siècle, c'est-à-dire d'une sensibilité qui tient plutôt à la
tendresse des sens qu'à la tendresse de l'ame. Rousseau a beau faire
effort pour épurer la nature de M""" de AVarens, cette nature perce
à travers les délicieux mensonges du récit. On sent que l'amour est
embarrassé et confus dans cette maison des Charmettes dont Rousseau
se fait une si douce image : le plaisir grossier y prend souvent la place
de l'amour, et môme, il faut le dire. M""' de AVarens, cette première
maîtresse du cœur de Rousseau, a influé sur les héroïnes de ses
romans. Julie et Sophie savent aimer; mais il y a un genre de déli-
catesse qui manque à leur amour. Elles ont toute la tendresse que
peut donner la nature; elles n'ont pas celle que donne l'éducation,
plus exquise que celle de la nature, mais qui n'en est que le perfec-
tionnement. Julie sait les plaisirs de l'amour; elle en parle, elle en
raisonne. Sophie se refuse aux caresses de son époux; c'est pour
ménager la santé d'Emile, et, ce qu'il y a de pis, elle le dit. Il y a
beaucoup, il y a trop de AI"'^ de AVarens dans toutes les femmes de
Jean-Jacques Rousseau. L'ame de Rousseau est grande et exaltée;
mais son cœur, pour parler comme le xviii" siècle, son cœur est
grossier. Il pense purement; il sent grossièrement. Il est spiritualiste
sans doute, mais c'est le spiritualiste d'un siècle libertin. Dans ses
Confessions, ses récits d'amour ont ce double caractère : ils sont à la
fois exaltés et grossiers, et c'est peut-être même par là qu'ils plaisent
tant à la jeunesse , car ils répondent du môme coup aux premières
ardeurs de ses sens et aux premiers enthousiasmes de son ame.
Saint Augustin , au contraire, parle de ses amours avec une réserve .
LES CONFESSIONS J)E SAINT ACGUSTIX. 613
mêlée de honte. Pou de réciîs, et dans ((ïs récits rien qui soit mis
pour donner de l'intérêt à l'aventure : l'intérêt serait un nouveau
péché. Autant Rousseau met de grâce et de charme dans ses descrip-
tions, et cela à dessein, autant saint Augustin cache avec soin les
tendresses de son ame. Rousseau cherche le roman , saint Augustin
l'évite et le repousse; et cependant il semble, quand on lit les Con-
fessions, il semble qu'à travers ces récits pleins de gravité et de
repentir circule je ne sais quel roman touchant et gracieux qui se
devine plus qu'il ne se voit, qui peut-être même, pour être aperçu,
a besoin d'yeux profanes, pareil enfin, pour ainsi dire, à la beauté
de ces femmes de l'antiquité, toujours cachées au fond du sanctuaire
domestique, toujours voilées, paraissant à peine, et cependant lais-
sant entrevoir tout ce qu'elles ont de grâce et parfois même de passion,
« A cette époque, dit saint Augustin, j'avais une femme; nous
n'étions pas liés par les saints nœuds du mariage. L'ardeur insensée
du plaisir avait fait cette union ; mais je lui étais fidèle, et elle me
rétait; et cependant j'ai senti quelle différence il y avait entre cette
union et celle du mariage, le mariage fait en vue d'une parenté et
d'une famille, tandis que dans l'union illégitime l'homme ne souhaite
pas d'enfans, et pourtant il est forcé de les aimer aussitôt qu'ils sont
nés. »
Qu'il me soit permis d'interrompre un instant le récit pour faire
remarquer la profonde vérité des paroles de saint Augustin , et comme
il caractérise d'un mot les liaisons illégitimes, ces liaisons où l'homme
craint d'avoir des enfans, tellement que ce qui dans le mariage est
la plus douce bénédiction du ciel, devient dans ces unions un mal-
heur et une punition. Mais ne craignez pas que le chrétien veuille
faire porter aux créatures nées de son péché la peine de son crime.
L'antiquité expose les enfans, la philosophie moderne les met à l'hô-
pital , le christianisme les nourrit et les élève, qu'ils soient légitimes
ou non , peu importe. Le jour où saint Augustin reçoit lui-même
le baptême, son fils marche à ses côtés et devient chrétien avec
lui. Son repentir aime cet enfant comme un perpétuel avertissement
de ses faiblesses, comme un devoir né de sa faute même; et ce devoir,
qu'il lui a été doux de l'accomplir! Combien il a chéri ce fils qu'il
ne pouvait pas regarder sans s'humilier à la fois et sans s'attendrir!.
(>)mme le père s'est retrouvé dans le chrétien ! Aussi avec quelle fer-
veur il l'a offert à Dieu! Dieu a trop vite accepté l'offrande; car il l'a
retiré de cette terre qu'il avait seize ans à peine, et maintenant il ne
reste plus de lui au cœur de saint Augustin qu'un souvenir plein de
TOME XXÎTT. - SI PPLKMFNT. 39
614 REVUE DES DEUX MONDES.
douces et tristes émotions que la piété contient, mais qu'elle n'étoulTe
pas.
« Adeodat, dit-il, l'enfant de mon péché, fut baptisé avec moi.Vous
aviez béni cet enfant, ô mon Dieu! A peine ùgé de quinze ans, son
esprit l'emportait sur celui de beaucoup d'hommes graves et savans.
Ce sont vos dons, Seigneur, que je glorifiais en lui. 11 vous avait plu
de changer en bien le fruit de ma faute : c'est vous qui lui aviez tout
donné; car rien n'était de moi dans cet enfant, que sa naissance, qui
était mon péché. C'est vous qui m'aviez inspiré de le nourrir dans
l'amour de votre loi Vous l'avez otéde la terre qu'il avaità])eine
seize ans, et maintenant je pense à lui sans inquiétude. Je ne crains
plus ni pour son enfance, ni pour sa jeunesse, ni pour son âge mûr.
Il est en paix dans votre sein. Qu'il me fut doux alors de le voir
renaître avec moi dans les eaux de la grâce ! »
11 n'y a pas, dans les Confessmis, de plus belle scène que ce baptême
d' Adeodat; mais il y en a de plus passionnées, ^"on qu'il faille s'at-
tendre ici à ces éclats et à ces emportemens de passion qui sont le
fonds commun des romans modernes. J < s les Confessions, la passion
tressaille encore parfois, mais elle n'éclate pas. Elle est calme et
sévère, elle ressemble à la passion telle que l'exprimaient les sculp-
teurs de l'antiquité, à qui la loi du beau défendait l'emploi des gTi-
maces et des contorsions. Sous la loi chrétienne, la passion s'interdit
aussi les cris et les gémissemens, et elle trouve la beauté en se sou-
mettant à la règle. Le bon la conduit au beau. Voyez la scène de sé-
paration entre saint Augustin et la femme qu'il a long-temps aimée.
« Il me fallut écarter de moi la femme que j'avais habitude d'aimer :
elle faisait obstacle à mes projets de mariage; je la renvoyai donc,
mais mon cœur saigna de cette rupture et redemanda long-temps le
cœur auquel il était attaché. Elle retourna en Afrique, attestant le
ciel qu'elle ne suivrait plus aucun homme. )>
Les scènes de rupture et de séparation sont, on le sait, des
scènes de roman. Ici pourtant rien qui sente l'aventure romanes-
que : point de cris, point d'éclats. Saint Augustin quitte la femme
qu'il aime; il la quitte malgi'é elle et malgré lui. 11 la sacrifie à la loi
du monde; mais déjà, quoique la loi qui exige le sacrifice soit moins
pure et moins élevée que la loi chrétienne à laquelle plus tard il l'eût
sans doute sacrifiée, déjà le dévouement s'accomplit avec une fer-
meté toute chrétienne. Les victimes valent mieux que l'autel sur
lequel elles s'immolent : leur sacrifice mérite et présage un dieu plus
digne d'eux. Et ne vous imaginez pas, cependant, que cette sépa-
LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN. 615
ration ait peu coûté. Pendant long-temps encore, et tant qu'il n'a pas
trouvé Dieu, le cœur de saint Augustin a saigné de la rupture. Celle
surtout qui a le plus souffert, quoiqu'elle se soit le moins répandue
en plaintes , c'est cette femme modeste et résignée qui part , attes-
tant le ciel que ce sera là son dernier comme son premier amour.
La religion nouvelle lui aura, je l'espère, rendu facile ce vœu de sa
douleur. Dans l'antiquité, la femme que l'homme renvoyait n'avait
point d'asile ; elle n'avait pas môme d'état ni de nom ; la Grèce et
l'Italie ne connaissaient pas , sauf leurs prêtresses et leurs vestales,
de femmes qui vécussent seules , en présence de Dieu , sans joie et
sans amours mondaines. C'est le mérite et la nouveauté du christia-
nisme d'avoir fait que la femme peut vivre seule avec honneur et
avec respect. En préférant la virginité au mariage , sans condamner
pourtant le mariage, il a donné à la femme un rang qu'elle n'avait
pas. Dans le christianisme, les femmes Ubres, ce sont les vierges
chastes et les veuves continentes ; car c'est au prix de la plus difficile
de leurs vertus que le christianisme donne aux femmes la liberté et
l'indépendance, sachant bien que sans cette condition la liberté
n'enfante pour elles que le malheur et le mépris.
Il y a, dans les Confessions de saint Augustin, à côté d'Adeodatet
de sa mère, d'autres personnages qui, quoique moins touchans, ne
sont pas moins animés et moins curieux; je veux parler de ses deux
amis, Alipius et Nebridius.
Un des plus nobles sentimens de l'homme, c'est l'amitié Centre
jeunes gens. A vingt ans, le cœur aime à répandre les sentimens
d'amour dont il est plein; il aime à aimer, comme le dit si bien saint
Augustin. Mais à cet âge l'esprit a aussi son abondance et son ardeur;
il aime aussi à se répandre et à se communiquer. L'homme, à vingt
ans, commence à voir partout autour de lui des énigmes qu'il est im-
patient de résoudre : ici les énigmes de l'ordre social, là les énigmes
de la religion. Ce n'est pas seulement, il est vrai, dans la jeunesse
que nous apercevons ces énigmes ; elles nous entourent et nous accom-
pagnent pendant toute la vie. Mais dans la jeunesse , on n'est pas en-
core résigné à n'en pas savoir le mot , et ce n'est que plus tard qu'on
s'habitue peu à peu à vivre dans l'obscurité. A vingt ans, qui peut
supporter les ténèbres de la condition humaine? De là à cet âge tant
de naïfs efforts pour les percer, tant de méditations profondes ou
creuses sur ce sujet, ou plutôt, comme la méditation répugne par son
calme à la nature des jeunes gens, tant de conversations entre amis,
39.
(51 fi REVIE DES DEUX MONDES.
(■onv(îrsalions à pcrto de vue, vX i\\\'\ chvrcheni sans fin ni cesse les
pourquoi infinis de la religion et do la société.
Cette disposition à chercher ainsi le mot des énigmes est naturelle
à la jeunesse; mais il y a des époques de l'histoire où cette disposition
est plus fréquente encore. Dans les époques d'incertitude et de
doute, quand les sociétés sont vieilles, quand tout le monde sent
que beaucoup de choses vont mourir et que quelques-uns sentent
aussi que quelque chose va naître, c'est alors surtout que je con-
çois entre jeunes amis les longues causeries et les longues prome-
nades. L'amitié est bonne à ces époques de misère morale, car elle
soutient et elle encourage les âmes. S'il méditait soHtairemcnt sur les
périls de la société, l'homme tomberait dans le désespoir. L'amitié
empêche le découragement en rompant la solitude. Il y a assez de
tristesse peut-être dans le monde pour accabler une jeune june, quoi-
qu'il en faille beaucoup pour écraser le ressort d'une ame de vingt
ans; mais je défie le monde entier, quelque triste qu'il soit, fût-ce le
monde romain au iv'' siècle , je le défie d'avoir assez de chagrins pour
attrister à la fois trois âmes de vingt ans : il y en aura toujours une
au moins qui restera gaie, et celle-là égayera les autres; c'est le pri-
vilège de la jeunesse. Il faut donc s'aimer entre jeunes gens: il faut
s'aimer, quelle que soit l'époque du monde où vous viviez. Si vous vivez
dans des temps de doute et d'incertitude, ayez des amis, afin de vous
encourager à retrouver ensemble les vérités que le monde a perdues.
Ayez des amis, si vous vivez dans des temps tranquilles et calmes,
afin d'examiner avec eux les règles que le monde s'est faites et de
les vivifier par un peu de controverse; car si le doute tue la morale,
la routine la tue aussi. Ayez des amis enfin, ne fût-ce que pour
habituer l'esprit dans la jeunesse à se répandre, à se communiquer,
afin que ce ne soit pas le cœur seul qui prenne cette habitude.
Ce que j'aime dans les Confessions de saint Augustin, c'est que
ses amis ont tenu une grande place dans sa vie. Livré au doute et à
l'incertitude, Hottant sans cesse d'une secte à l'autre; tantôt mani-
chéen, tantôt stoïcien, tantôt épicmien, souvent sceptique et sen-
tant bientôt que le scepticisme ne donne pas le repos qu'il promet (1),
il a eu besoin, pour ne pas désespérer de lui-même, de voir ses amis
partager ses doutes et ses anxiétés. J'aime à suivre ces trois amis dans
(1) Teneliaui t^nim cor moiini abomui assensioii(\ tiiiKnis pracipiiium et siispeiitliii
iiia^is niK-alj.ir.
LES CONllîSSlONS DE SAINT ALGLSTLN. 617
leurs longues promenades et dans leurs éternels entretiens; j'aime à
entendre saint Augustin s'écrier, au retour de ces longues causeries :
«C'est ainsi, hélas! que nos trois bouches haletantes de soif implo-
raient l'eau salutaire, et criaient après la vérité. Toute notre vie et
toutes nos actions étaient pleines d'amertume , car lorsque nous cher-
chions à quoi bon tous nos soins et dans quel but nous vivions, nous
ne trouvions que ténèbres et nous nous détournions en gémissant de
nos vaines recherches, répétant sans cesse : Jusques à quand, Sei-
gneur, jusques à quand! »
Pleins de cette inquiétude d'esprit qui devait les conduire à la
vérité, tout était pour ces trois amis un sujet de réllexions et d'études
morales. Ils interrogeaient chaque action de leur vie avec un soin,
scrupuleux, et jamais âmes n'ont fait sur elles-mêmes un plus curieux
travail. Aussi bien je ne m'en étonne pas : l'étude de soi-même est
une partie essentielle de la doctrine chrétienne, et en veillant ainsi
sur eux-mêmes, saint Augustin et ses amis étaient chrétiens déjà
par le scrupule avant de l'être par la foi. Je citerai deux scènes de ce
genre; elles expliqueront mieux que toutes mes paroles cette dispo-
sition à méditer sur soi-même, qui dans saint Augustin et dans ses
amis précédait et annonçait le christianisme. Un jour saint Augustin
devait prononcer devant l'empereur Yalentinieu le jeune son pané-
gyrique, genre de discours fort en usage à cette époque. « Mon cœur,
dit-il, était plein de tous les soucis de l'ambition ; la pensée de réussir
ou de ne pas réussir m'agitait à ce point que j'en avais une sorte de
fièvre. Pour calmer un peu l'agitation fébrile de mes esprits, je sortis
avec quelques-uns de mes amis. En traversant une rue de ]\!ilan , je vis
un mendiant qui était ivre; il était en joie et eu gaieté , riant , sautant ,
criant ; et je me mis à réfléchir qu'avec tous mes soins et toutes mes
peines d'ambition , avec tous mes efforts, avec toutes ces passions dont
je portais péniblement le fardeau, ce que je cherchais à atteindre,
c'était cette joie et ce bonheur où ce mendiant était arrivé avant moi ,
et où peut-être je n'arriverais jamais. Pour être heureux, il ne lui
avait fallu que quelques coupes de vin : et moi , que de fatigues, que
de traverses, que de détours, le tout pour arriver, comme lui, à la
joie de la terre , car il n'avait pas la vraie joie du cœur ! Mais moi , avec
mon ambition, je cherchais une joie plus fausse encore : il était
heureux, et moi inquiet; tranquille, et moi agité et tremblant. Pour
dissiper son ivresse, il suffisait d'une nuit à ce mendiant, et moi je
m'endormais et m'éveillais avec la mienne. Tristes réflexions qui
m'avertissaient de mon mal, mais qui l'augmentaient; car, si je ren-
618 KEVLE DES DEUX MONDES.
contrais quelque bonheur, je répu;^nnis à le saisir, sachant bien
qu'avant même que je pusse le tenir dans mes mains, il allait s'échap-
per comme tous les bonheurs de ce monde ! »
L'autre scène que je veux citer, et dont saint Augustin n'est pas le
héros, est plus curieuse peut-être. L'intérêt y naît aussi du scrupule,
et c'est encore un mouvement de l'amc plutôt qu'une action qui est
racontée; mais, de plus, elle montre la lutte entre les idées et les sen-
timens de la société païenne, et les idées et les sentimens de la société
chrétienne. Alipius avait renoncé aux spectacles du cirque. Un jour,
à Rome, quelques amis voulurent l'entraîner au cirque pour voir un
combat de gladiateurs. Il résista long-temps , mais ils le contraigni-
rent doucement, comme on fait entre amis, et il les suivit. Arrivé
dans le cirque, il prit place sur les gradins, au milieu de ses amis; mais
il fermait les yeux, et calme, indifférent, immobile, il refusait ses
sens à ce barbare plaisir, quand tout à coup le peuple poussa un grand
cri : c'était un gladiateur qui venait de tomber, et vaincu par la curio-
sité, Alipius ouvrit les yeux. « Son ame reçut une plus cruelle bles-
sure que le gladiateur qui venait d'être frappé. La vue du sang qui
coulait remplit son cœur de je ne sais quelle cruelle volupté. 11 voulait
détourner ses regards, il les sentit s'attacher sur ce corps palpitant.
11 buvait à longs traits la fureur du combat; il se repaissait des crimes
de l'arène; son ame s'enivrait maigre lui d'une joie sanguinaire. Ce
n'était plus l'homme traîné de force au cirque; c'était quelqu'un de
la foule, ému comme elle, criant comme elle, ivre de joie comme
elle, et comme elle impatient de venir jouir encore des fureurs du
cirque. »
Ce récit est remarquable à plus d'un titre, car il découvre un coin
(le l'état moral de Rome au iv" siècle , et il découvre aussi un coin
du cœur humain.
Pour s'émouvoir, la Grèce n'avait besoin que des fictions de son
théâtre. Il fallait aux Romains des émotions plus fortes. Qu'est-ce
que les plaintes harmonieuses d'un Philoctète ou d'un OEdipe? Rome
veut de vrais cris arrachés par la souffrance; Rome veut de vraies
blessures; Rome veut du vrai sang. Que la Grèce ait donc ses tragé-
dies : Rome a ses jeux du cirque, c'est-à-dire des hommes se battant,
se blessant, se tuant, une arène rouge de sang, un sol ébranlé sous
les convulsions des mourans, de vraies agonies, de vraies morts, de
vrais cadavres. Voilà l'émotion dramatique comme Rome la com-
prend, voilà le drame de cette société matérialiste; et pourtant c'est
au sein môme de ce règne des sens que naît et grandit peu à peu
LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN. 619
une société destinée à réiiabiliter le règne de l'esprit, une société qui
a horreur des mœurs, des sentimens, des plaisirs même de ses devan-
ciers. Mais les élus de cette société nouvelle retombent parfois encore
malgré eux dans les erreurs de la vieille société. Tel est Alipius ;
il flotte dupasse à l'avenir, du cirque à l'église, des émotions du corps
aux émotions de l'esprit. Sous ce point de vue, Alipius caractérise
son siècle.
11 caractérise aussi le cœur humain; car, ne nous y trompons
point, cette volupté du sang qui enivra l'ame d'Alipius quand, ou-
vrant les yeux, il vit tomber le gladiateur, nous y sommes tous sen-
sibles, si nous n'y prenons pas garde. Je me souviens que, causant
avec un de mes amis qui avait vu en Espagne des combats de tau-
reaux, je lui demandais si cela l'avait beaucoup dégoûté. — Oui, au
premier moment ; mais dès le second coup d'œil cela m'intéressait au
point que je n'en pouvais plus détacher mes regards. — Il avaitraison.
Quand l'homme ne s'est pas habitué par l'éducation à faire prévaloir
les émotions de l'esprit sur les émotions du corps, il n'hésite pas, je
le crains, entre une tragédie et une exécution, s'il a déjà vu les
deux choses : il va où il est le plus fortement ému; et ce qui est
triste à dire, c'est que deux sortes de personnes sont capables de ces
préférences brutales, ceux qui n'ont pas l'esprit cultivé et ceux qui
l'ont trop, les ignorans et les raffinés. On commence par l'émotion
grossière; mais c'est aussi par elle, hélas! qu'oii finit.
Il reste, dans les Confessions, un personnage que je n'ai point
encore montré, et pourtant c'est le plus important; je veux parler
de sainte Monicjne, la mère de saiiit Augustin. C'est elle qui veille
sur lui , c'est elle qui demande à Dieu que son fils vienne à la foi
chrétienne, et ses pleurs l'emportent enfin. Souvent, le voyant livré
aux passions du monde ou aux fiintaisies de la philosophie, inquiet,
agité , mécontent de lui-même et des autres , souvent sa mère s'est
affligée, parfois même elle s'est découragée : elle est allée tout en
pleurs consulter un pieux évoque, qui l'a rassurée, lui disant : « Allez
en paix, et continuez de prier pour lui, car il est impossible qu'un
fils pleuré avec tant de larmes périsse jamais (1). )> Cet évoque croyait
à la puissance des larmes d'une mère, et il avait raison. Mais Monique
avait mieux que la tendresse qui donne les larmes, elle avait la ten-
dresse qui donne la patience et la force. Lorsque saint Augustin
(1) M. Villemain, Èlémens de l'éloquence chrétienne dans le quinzième siècle,
pag. 393.
(riO IIEVIE DES DEUX MONDES.
quitte Carlhagc futur aller à Rome, et qu'il part sans inème dire
adieu à sa mère, sa mère monte sur un vaisseau et le suit à Rome.
Une tempête éclate; c'est elle-même qui rassure les matelots, l'iie
mère qui va chercher son enfant ne lait pas naufrage. Monique n'était
pas seulement pour saint Augustin une sorte de bon génie et d'ange
gardien , elle était son guide dans la toi et même dans la doctrine
chrétienne; car elle avait un esprit vif et ardent, capable de péné-
trer dans les plus profonds mystères de la grandeur divine, si tant
est que la grandeur divine ne se comprenne pas encore mieux par
l'ame que par l'esprit. Souvent, dans des conversations pleines de
foi et d'enthousiasme, saint Augustin et sa mère, s'échauffant et
s'éclairant l'un par l'autre, s'élevaient de concert vers Dieu, comme
deux anges de lumière qui s'envolent du même essor. Il est, dans
les Confessions, uiie de ces conversations, je me trompe, une de ces
méditations qu'il est impossible d'oublier, tant elle est belle et tant elle
prend de solennité jiar son à-propos môme; car ce fut la veille de la
mort de sainte Monique. Ils étaient à Ostie; ils allaient s'embarquer
pour l'Afrique. Elle ramenait son fds dans sa patrie, et elle le rame-
iiait chrétien. Sa mission était remplie sur la terre; elle n'avait plus
(ju'à jouir. Dieu, qui l'aimait, voulut (jue ce fût au ciel qu'elle jouît
de son bonheur, (c Nous étions assis près de la fenêtre, dit saint Au-
gustin ; sous iios yeux s'étendait un jardin , au-delà, la mer, et sur 1:^
rivage les matelots qui se reposaient de la navigation. ?(ous étions
seuls, ma mère et moi, et nous causions doucement; oubliant le
passé et plongés dans la méditation de l'avenir, nous cherchions ce
qu'était cette vie immortelle des saints , que ni l'œil , ni l'oreille , ni le
cœur même de l'homme ne peuvent apercevoir, et nous demandions
à Dieu de nous dévoiler quelque rayon au moins de cette impérissable
béatitude. ?sous élevant peu à peu des douceurs de la vie des hommes
pieux à la vie des bienheureux, nos pensées arrivèrent à ces hauteurs
d'où la lumière descend sur la terre, et nous montions encore pour
atteindre auceîstre de l'éternelle félicité el de l'incomparable sagesse.
Pendant que nous nous entretenions, l'ame ouverte au souftle de
Dieu, nous sentions nos cœurs se remplir d'une douceur ineffable.
Dieu nous avait touchés d'un rayon de sa béatitude; nous soupirâmes
alors de bonheur, et l'ame encore pleine de ces prémices de la joie
céleste, nous éclatâmes en ces paroles, vains sons, hélas! qui nais-
saient et mouraient sur nos lèvres, misérable écho donné à l'homme
pour exprimer le verbe éternel de Dieu ! — Silence, disions-nous donc ,
silence aux bruits de la chair, aux images de la terre et des eaux;
LES co^r"ES^ilo^s dk saint alglstix. 621
silence aux eieux; silence à l'ame elle-même, à la pensée de la vie,
aux songes de la nuit et aux illusions du jour; que toute langue se
taise, que tout signe s'efface , que tout ce qui est du temps et de la
miimte s'évanouisse ! A quoi bon le cri perpétuel que cet univers jette
à la gloire du créateur? c'est Dieu, c'est l'Éternel qui nous a créés!
Non , je ne veux entendre que la voix de Dieu ; que Dieu parle, qu'il
parle seul dans le silence universel, non avec les langues périssables
de la chair, ou la voix harmonieuse des anges, ou le bruit des vents,
ou l'emblème des symboles divins; c'est lui seul que je veux entendre,
et à sa voix nos amcs s'élèveront, et nos pensées iront se confondre
dans l'éternité de la sagesse divine; ineflables momens d'extase pen-
dant lesquels disparaissent les visions subalternes des hommes, et où
l'ame se perd dans la joie d'une unicjue et immense idée; merveilleux
instans de lumière et d'intelligence que Dieu accorde à nos soupirs,
brillante et sainte image de l'éternelle béatitude! car c'est vraiment
là reposer dans la joie du Seigneur; mais que ce repos est court, ô
mon Dieu! jusqu'au jour qu'il vous plaira de l'éterniser! »
Après ces heures d'extase, la vie d'ici-bas doit paraître petite et
mesquine. Aussi Monique disait à son Ois : Je n'ai plus rien à faire
en ce monde! et quelques jours après elle mourut. Saint Augustin
n'eut guère à s'étonner de cette mort : les pensées de l'hymne mys-
tique que sa mère avait soupiré avec lui n'étaient déjà plus des pen-
sées de la terre.
Saint-Marc GmARDi>.
POMPEl
Avant de parler de cette ville étrange , qui renaît au jour après
avoir été ensevelie dix-huit siècles sous la terre et les cendres dont
la couvrit le Vésuve dans sa terrible éruption de l'année 79, il con-
vient, et la reconnaissance m'en fait un devoir, que je dise quelques
mots du guide qui m'a dirigé dans l'intéressante visite des ruines de
Pompeï.
Le célèbre architecte Fontana, celui qui a dressé sur les places de
Kome les nombreux obélisques cédés par l'Egypte à l'ancienne maî-
tresse du monde, était de Lugano, en Suisse. Il vint à Rome, jeune en-
core, et y fonda sur d'importans travaux une grande et légitime re-
nommée; puis, appelé à Naples par le bruit de son nom, il y bâtit le
Palazzo reale, le plus bel édifice de cette grande capitale, et jeta, il y
a deux siècles et demi, les fondemens du musée des Stucli, où l'on
rassemble en ce moment, à côté des chefs-d'œuvre de l'art moderne,
touslesdébrisderartantique.Parunecoïncidencesingulière,M.Pietro
Bianchi est né en Suisse, et dans la même petite ville de Lugano.
Élève à Paris de l'architecte Percier, lauréat au concours et pen-
sionnaire à Rome, sous Napoléon, M. Bianchi s'est d'abord fixé dans
cette ville. Comme Fontana, il y a exécuté des travaux remarquables,
et, comme Fontana , appelé à Naples, il est devenu l'architecte le plus
distingué du royaume des Deux-Siciles, où il termine justement ce
musée des Studi qu'avait commencé son célèbre compatriote. Par un
POMPEi. 623
bonheur rare en ce temps-ci, M. Bianchi a été chargé d'élever un véri-
table monument, et, par un autre bonheur rare à toutes les époques,
il a pu l'achever lui-même , et lui seul. Je veux parler de l'église San-
Francesco di Paula, qui termine la place où Fontana bâtit le palais
des rois de Naples. Ce n'est pas que j'admire pleinement l'architec-
ture de ce temple qui n'a pas précisément le caractère d'une église.
11 rappelle trop, je crois, dans sa disposition générale, le Panthéon
de Rome [la Rotonda), de façon qu'on pourrait dire de M. Bianchi
qu'il a remis par terre cette coupole antique que Bramante voulait
élever dans les airs, et que, de concert avec Michel-Ange, il a portée
en effet au haut de sa fastueuse basilique. Mais l'accord harmonieux
des parties, la rare élégance des détails, la richesse bien entendue
des ornemens, suffisent pour faire de San-Francesco une œuvre d'art
de haut mérite, et pour conserver honorablement le nom de son
auteur. M. Bianclii peut revendiquer jusqu'à la découverte des maté-
riaux qu'il a employés dans la construction de ce temple, car les
principales colonnes de sa rotonde sont faites d'un marbre magnifique
qu'il a trouvé et exploité dans l'ancienne montagne de Falerne (au-
jourd'hui Mondragone), à trente milles de Naples, entre la Campanie
et la vallée du Garigliano.
11 y a dix ans que M. Bianchi est chargé des fouilles de Pompcï, et
((u'avec un misérable crédit de 0,000 piastres par année (ce qui met à
sa disposition , comme il le dit, en riant de sa détresse, deux paires de
b(eufs et six enfans), il a poussé fort loin déjà l'ouvrage de la com-
plète résurrection de cette ville. C'est avec ce guide, aussi complai-
sant qu'éclairé, que j'ai pu voir et comprendre la vieille bourgade
romaine. Cette circonstance me rassure, au moment où je vais parler
de Pompeï, en me faisant espérer que j'éviterai les erreurs où tom-
bent des voyageurs plus savans que moi sans doute, mais qu'égare
justement la science recueillie au loin dans les livres.
Il y aura, comme on le sait, bientôt un siècle que le hasard fit
découvrir les restes d'IIerculanum cachés sous la lave. Charles 111,
(jui était alors roi de Naples, avant d'aller occuper le trône d'Espagne,
fit commencer les fouilles en 17i8; mais, bien qu'elles eussent été
couronnées d'un plein succès, puisque l'on trouva tout d'abord, et
dans un seul temple, une foule d'objets d'art du plus haut prix,
tels que la Minerve, les Balbus, le Faune dormant, le buste de Sé-
nèque, etc., ces fouilles furent bientôt abandonnées. Elles étaient
trop difficiles et trop coûteuses, car Herculanum gît sous un bloc
62V Ui:VTE DES DEUX MONDES.
durci de lave de soixante pieds d'épaisseur. L'ancienne Pompeïa, au
contraire, n'est recouverte que par une couche de cendres et de terre
qui n'a pas plus de quinze à vingt pieds, et qui n'offre à la pioche
aucune résistance. Ce fut donc sur Pompeï que se tournèrent tous
les efforts. Mais les premières fouilles furent mal dirigées et mal
faites. Quand on creusait dans un endroit, on jetait les déblais à
droite et à gauche, de façon que, pour découvrir une maison, l'on
en couvrait d'autres à côté. Ce furent les Français, pendant l'occupa-
tion de Naples, qui donnèrent aux fouilles une direction intelligente
et sûre du succès. Avant tout, ils cherchèrent et marquèrent les murs
de la ville, et, l'enceinte une fois bien déterminée, ils firent porter
tous les déblais au dehors sur des terrains sans valeur. Ensuite, au
lieu de piocher de côté et d'autre, et tout-à-fait au hasard, ils suivi-
rent, dans le travail des fouilles, les rues qui se rencontraient succes-
sivement, de manière à pouvoir avec certitude achever, dans un temps
suffisant, l'ouvrage de l'exhumation de la ville entière. M. Blanchi
a suivi ces sages erremens avec persévérance et habileté; par ses soins,
dans deux ou trois mois, le percement de la rue dite de la Fortuna
sera terminé complètement, et le visiteur pourra traverser Pompeï
depuis la porte des Tombeaux jusqu'à celle qui n'est encore ni trouvée
ni nommée, non pas à pied, non pas en litière comme un patricien
romain, mais dans un bon carrosse moderne, en suivant les ornières
tracées sur les dalles des rues par les chars des anciens habitans.
Au sortir de Portici , on arrive à Pompeï par une plaine fertile, bien
culti\ée, qui n'indique aucun désastre, aucune catastrophe; car, sur
toute la couche qui recouvre et enferme les débris de cette ville, s'éten-
dent de beaux champs de blé et de maïs traversés par des allées d'oli-
viers où pendent, d'un arbre à l'autre, des festons de pampres et de
raisins. Le premier édifice, si l'on peut employer ce mot, que ren-
contre le voyageur en arrivant à Pompeï, c'est l'amphithéâtre, ou
local destiné aux spectacles en plein air, les combats de gladiateurs,
les chasses, les naumachies, etc. Cet amphithéâtre n'est ni vaste ni
riche. Pouvant tout au plus contenir douze à quinze mille personnes,
il est simplement creusé dans la terre, et ses gradins de pierre sont
appuyés sur uîi lalus de gazon. Quand on a vu le Colysée de Rome,
ce gigantesque monument oïi cent mille spectat<'urs, introduits par
d'innombrables vomitoires , pouvaient s'asseoir autour de l'arène sur
des gradins adossés à quatre étages de portiques, on comprend, à
l'aspect de son humble amphithéAtre, que Pompeï n'était qu'une
POMPEI. 625
petite ville, une vraie bourgade, où nous logerions à peine une sous-
préfecture.
Pompoï avait en outre, pour les spectacles de nuit, deux théAtres,
deux vrais théâtres semblables à ceux de nos villes modernes. Ils
étaient d'inégale grandeur, et tout voisins l'un de l'autre. Peut-être
que, dans le plus grand, les Roscius de la bourgade joujiient les co-
médies de Plante et de Térence, tandis que le plus petit était réservé
aux jeux des lustrions, des funambules, des pantomimes, ou peut-être
encore aux représentations des ateUanes, de ces petites pièces bouf-
fonnes qui avaient pris naissance dans la Campanie, et qui se réci-
taient dans la langue ou le patois des Osques. Le plus im})ortant
avantage qu'avait le grand théâtre sur le petit, outre la dimension,
c'est qu'il était entouré d'un portique couvert, qui smvait de pro-
menade et qui faisait probablement l'office de nos foyers. C'était
une idée heureuse, surtout dans l'emplacement qu'occupait la ville,
et spécialement le théâtre. Par une belle nuit de la Campanie, on
devait trouver un divertissement non moins doux que celui ([u'offrait
l'intérieur de la salle, à se promener sous ce portique, dont l'une des
trois faces regardait le Vésuve, noir et gigantesque après le coucher
du soleil; une autre, la charmante chaîne de montagnes au pied des-
quelles sont maintenant Castellamare et Sorrento; et la priiicipale, ce
golfe tranquille, et délicieux dont les rocs de Capri terminent l'ho-
rizon.
Du reste, les deux théâtres avaient une disposition exactement
semblable. Tous deux formaient un demi-cercle parfait, coupé par
la scène en ligne droite, et la scène, peu profonde, ayant à peine à\\
à douze pas de développement, était terminée, de face et des côtés,
par un mur percé de trois portes dans le fond, et d'une sur chaque
flanc. Aux trois portes de face se plaçaient les décorations que nous
nommons aujourd'hui toiles de fond ou rideaux; aux portes de côté,
les châssis. A partir de la scène, élevée de quelques pieds au-dessus
des places les plus basses de l'amphithéâtre, se présentaient, à droite
et à gauche, les loges réservées aux magistrats, justement à la place
qu'occupent dans nos salles les loges du roi, du ministre ou des
riches banquiers. Venaient ensuite les gradins circulaires. Ceux du
bas, formés de larges dalles, appartenaient aux citoyens qui possé-
daient le privilège très recherché de porter au spectacle une chaise,
ou plutôt un pliant sans dossier; les autres, jusqu'au faîte de l'amphi-
théAtre, beaucoup plus étroits et construits en simpl'S briques, étaient
réservés au reste des habitans, à !a ])lèhe, qui s'y entassait pèle-mèle.
620 UEVIE DES DEUX MONDES.
après avoir remis aux contrôleurs ou aux ouvreuses les contremar-
ques prises à l'entrée (1).
D'ordinaire, quand on visite une ville à l'étranger, ce sont les
églises qu'on va voir immédiatement après les théâtres. A Pompeï,
ce sont aussi les temples qui ont la seconde visite. 11 y en avait plu-
sieurs dans cette petite ville. On y a retrouvé déjà, bien que le tiers
à peine soit déblayé, ceux d'Esculape, de Vénus, de la Fortune,
de Mercure, de Neptune ou d'Hercule, etc. On sait que les temples
du paganisme étaient généralement beaucoup plus petits que nos
églises, non qu'il y eût moins de dévotion, moins de devoirs religieux
et de pratiques superstitieuses ; mais parce que les prêtres seuls ha-
bitaient les temples, et que les profanes restaient au dehors. Ceux de
Pompeï ne démentent point cette règle; ils sont tous fort petits,
plus petits, par exemple, non-seulement que le Parthénon ou la
Rotonde, mais que le temple voisin de Sérapis, dont on voit à Poz-
zuoli les magniliques vestiges. Comme les théâtres, ils sont construits
d'une manière uniforme. Dans le centre, et faisant face au portique,
s'élève au-dessus du sol , et presque toujours entre un cercle de co-
lonnes, le sanctuaire destiné aux sacrifices, et qui est comme le chœur
ou le maître-autel. On trouve, à côté, le cabinet pour les oracles,
espèce de confessionnal où l'on venait interroger l'avenir au lieu de
demander le pardon du passé. Çà et là, dans le parvis, quelques
autels, de grandeur inégale, faisaient l'office des chapelles laté-
rales de nos églises, car les prêtres du paganisme avaient aussi des
sacrifices à tout prix, et mesuraient au salaire qui leur était compté
les faveurs de leurs dieux. La partie la plus vaste du temple est une
pièce placée derrière le sanctuaire : c'est la salle à manger, le réfec-
toire, où les prêtres, à la fin des offices et sans sortir du temple, man-
geaient les plus délicats morceaux des agneaux ou des bœufs qu'ils
avaient immolés en holocaustes. Ils accomplissaient ainsi littérale-
ment le mot de saint Augustin : Sacerdos ut dealtare vivat opportet ,
qui est devenu l'un de nos proverbes les plus populaires (2). Enfin,
à droite et à gauche de la salle à manger sont de petites cellules, fraî-
ches et obscures, qui contenaient des lits de repos, où les prêtres,
après leur saint repas, allaient faire la sieste, si chère aux moines qui
leur ont succédé.
(1) Plusieurs de ces contremarques, qui sont des jetons de métal, portant pour
empreintes des attributs de théâtre, ont été retrouvées et se conservent au musée
Degli Studi.
(2) Il faut que le prêtre vive de l'autel.
POMPEI. 627
Le plus grand, le plus riche des temples de Pompeï , et qui en était
certainement aussi le plus moderne, est celui que ses liabitans éle-
vèrent à Auguste, déifié, comme on sait, dans tout l'empire. Ce n'était
pas assez que ce nouveau dieu eût un logis plus magnifique que les
dieux anciens. On trouve encore, en avant du sanctuaire qu'occupait
sa statue , douze piédestaux , d'égale grandeur et disposés en cercle ,
qui devaient porter (car on ne saurait leur assigner une autre desti-
nation) les images des douze grandes divinités de l'Olympe. Elles
étaient là comme dans l'antichambre de César. La flatterie n'est peut-
être jamais allée plus loin ; mais cela prouve aussi en quel discrédit
profond était déjà tombée, lorsque le christianisme naissait, la reli-
gion païenne.
Le forum de Pompeï, qui se trouve à quelques pas du temple d'Au-
guste, est très vaste pour une ville si petite, et d'une disposition fort
commode. Il forme un carré long, entouré d'un portique couvert et
pavé de larges dalles symétriquement rangées. C'est là que se trai-
taient les affaires du municipe, et que les Cicérons de l'endroit, du
haut d'une tribune en pierres qui est restée debout, haranguaient le
peuple et le sénat. Quand on a comparé l'amphithéâtre de Pompeï
avec le Colysée, on peut juger, en voyant le forum de la bourgade,
de ce qu'était ce forum romain , où furent tant de fois agitées les
destinées du monde, et le reconstruire en quelque sorte par la pen-
sée sur cet emplacement ignoble où les modernes Romains ont éta-
bli le marché aux bestiaux (// Campo raccino). D'autres tribunes plus
petites, mais peut-être plus bruyantes, s'élevaient autour du forum :
celles des écoles publiques, où des rhéteurs grecs et latins ensei-
gnaient la grammaire, la dialectique et l'éloquence. J'ai dit des tri-
bunes, et non des chaires, parce qu'en effet les maîtres de ce temps
ne professaient pas assis, mais debout, parlant à leurs élèves comme
les orateurs au peuple, et ne se faisant pas faute, sans doute, de
beaux mouvemens oratoires ou d'cmportemens pédagogiques, car
toutes les tribunes que j'ai visitées, quoique faites en pierre dure,
sont profondément creusées par les pieds des QuintiUen qui les oc-
cupèrent.
Tout près de là s'élève un autre édifice, presque aussi vaste que le
forum et d'une disposition analogue, car il forme également un
carré long entouré de portiques. Une inscription, tracée en belles
lettres latines sur une plaque de marbre qui couronne la porte de
cet édifice, indique qu'il fut fondé et donné à la ville de Pompeï par
une certaine dame, nommée Eumachia, dont la statue, déposée
628 REVUE DES DEUX MONDES.
maintenant au musée DrrjH Studi, lut trouvée, en effet, au rentre
(le la cour. Mais rien n'indique d'une» manière précise quelle était la
destination, quel était l'usage de cette importante construction. On
croit que c'était une espèce de bourse, ou lieu d'assemblée pour les
négocians; mais cette opinion n'est qu'une conjecture à laquelle,
toutefois, les circonstances locales donnent une grande vraisemblance.
De l'autre côté du forum, et presqu'en face du bâtiment d'Eu-
macliia , s'élevait un autre édifice , non moins vaste , non moins
important, mais dont la destination n'est point incertaine; je veux-
dire la basilique, ou palais de justice, dans laquelle siégeaient les
tribunaux de Pompei. C'est encore un carré long, moins allongé
cependant que le forum, dont il a toute la largeur, et qui était d'ail-
leurs entièrement couvert, tandis qu'au forum il n'y avait que le
seul portique circulaire qui ne fût pas sub dio, et qui offrît un abri
aux citoyens rassemblés. La façade de la basilique est percée de cinq
portes, qui donnent accès dans l'enceinte ouverte au public, et qu'une
rangée quadrangulaire de colonnes, placées à quelque distance de la
paroi intérieure, entoure aussi d'une espèce de portique. Dans le
fond, sur une estrade en pierre, élevée de quelques palmes au-
dessus des dalles dont le sol est pavé, siégeait le tribunal. Derrière
l'estrade est une petite salle basse, bien close, à laquelle condui-
saient deux escaliers jumeaux. Là, les juges délibéraient et rédi-
geaient leur sentence avant de remonter sur l'estrade pour en don-
ner lecture, soit à l'accusé, soit aux plaideurs.
On sait que les premiers chrétiens, devenus, sous Constantin,
maîtres de l'empire , trouvant les temples païens trop petits pour les
nouveaux rites, s'emparèrent partout des salles de justice, et les con-
vertirent en églises. Delà le nom de basiliques, que portent encore
les temples métropolitains, car les chrétiens ne se firent pas scrupule
de prendre les noms avec les choses, et d'employer à leur usage
les mots de diocèse, de vicaire, de concile, de dalmalique, et tant
d'autres encore, qui avaient eu, bien avant eux, leur sens et leur
emploi. Cette circonstance donne un intérêt tout particulier aux
débris de la basilique de Pompeï. En la voyant, et dés le premier
coup d'œil, on est frappé de la ressemblance qu'ont avec les anciens
tribunaux romains les nouveaux édifices religieux, et l'on reconnaît
aussitôt l'origine de ces derniers. Sauf les deux ailes ou nefs latérales,
ajoHtées^dans les temples modernes pour former la croix grecque ou
latine; sauf encore l'élévation (]<'S nefs et des voûtes en ogives que
les cbréliens ont dressées sur les ( oiones de l'ancien portique, l'église
POMPEi. 629
est une basilique. Il y a pius : les églises un peu vieilles, où l'art à sa
renaissance n'a point épuisé tous ses raffinemens, où l'on ne trouve
encore ni la croix, ni l'ogive, sont précisément des basiliques; rien
de plus, rien de moins. Que l'on voie, par exemple, la busilica di
Monrcale, en Sicile, bâtie, dans le xii'' siècle, par le Normand Guil-
laume-le-Bon, ou la capella ciel lirai Palazzo, ou la cathédrale de
Cefalu : ce sont de vraies basiliques romaines. Dans la capitale môme
du monde chrétien, à Rome, l'ancien Saint-Paul, San-Pancracio,
Santa-Cccilia, San-Pietro »t Vincula, sont aussi des basiliques. Cette
dernière église principalement, où tous les étrangers vont admirer
le prodigieux Moïse de Michel-Ange, et qui mériterait, même sans
cet incomparable chef-d'œuvre, une visite attentive, reproduit fidè-
lement, dans sa forme, dans ses deux rangées latérales de lourdes
colonnes, dans son maître-autel semi-circulaire, l'aspect général et
jusqu'aux détails de la basiliipie de Pompeï. Cette comparaison, et lu
parfaite ressemblance qu'elle étabht, sont d'un intérêt considérable
dans l'histoire de l'architecture.
Après les édifices que je viens de citer, à savoir, les théâtres, les
temples, le forum, les écoles, la donation d'Eumachia et la basilique,
il ne reste plus à mentionner de monumens proprement dits, si ce
n'est les thermes, ou bains publics. La description , même sommaire,
de ces monumens serait inutile, car les thermes de Pompeï ressem-
blent à ceux qu'on a retrouvés partout. C'est toujours la grande anti-
chambre à petites niches, où l'on quittait et reprenait ses habits, puis
la vaste baignoire conmiune, où l'eau se renouvelait lentement, mais
sans cesse, par un courant qu'amenaient des tuyaux fermés de robinets.
Ce qui donne néanmoins une grande valeur aux thermes de Pompeï,
c'est que, tandis que tous les autres édifices de la ville ensevelie se
trouvent sans toiture, on a pu conserver intacte, avec tous ses orne-
mens peints ou sculptés, une grande partie de la voûte qui couvrait
la salle de bain. Aussi est-ce là de préférence que les voyageurs vont
prendre un peu de repos, et manger à l'ombre la collation qu'ils ont
apportée. C'est également là (|ue les ouvriers des fouilles viennent
leur offrir quelque citron , quelque figue ou quelque bouquet cueilli
dans les ruines.
Les rues que l'on parcourt pour aller d'un édifice à l'autre, sont,
comme dans tous les pays chauds, fort étroites, mais généralement
droites et régulières; elles sont pavées de larges dalles de lave,
comme celles de Naples, qui fait aussi servir à son usage les présens
de son terrible voisin; et toutes sans exception, même les plus
TOME XXlll. 'i*^
630 REVUE DES DEUX MO.NDES.
petites , même celles où peut à peine passer un char à bœufs , ont
des trottoirs, au moins d'un côté. Dans la partie jusqu'à présent dé-
couverte, il n'y a nul emplacement assez vaste pour mériter le nom
de place publique. Les carrefours, ou croisières de rues, étaient gé-
néralement ornés de fontaines, formées d'ordinaire par une espèce
de masque de théâtre , dont la bouche béante versait l'eau dans une
auge de pierre, où les passans la pouvaient puiser. C'est aussi dans
les carrefours et leurs abords que se trouvaient les boutiques de
marchands; on les reconnaît sans peine à la vaste ouverture qu'elles
ont sur la rue, fort différente des entrées de maisons particulières, et
que fermaient des portes pliées en volets qu'on ajustait sur une rai-
imre creusée dans la dalle. Au-dessus des boutiques étaient pratiqués,
comme nous le voyons encore aujourd'hui dans nos villes, de petits
entresols bas, qu'habitaient les marchands.
Quant aux maisons proprement dites, aux maisons des gens aisés,
à celles que, dans nos usages, on pourrait appeler des hôtels, elles méri-
tent une description spéciale, et cette tache est d'autant plus facile,
qu'elles se ressemblent toutes, plus encore que les maisons de Londres,
dont l'uniformité pourtant est proverbiale. Les principales ont reçu
des noms, qui servent à les désigiier sur les pians, et à les recon-
naître quand on visite la ville; ce sont les maisons du Faune, de
la Chasse, de la Fontaine, du PoHe tragique, de r Ancre, du Cen-
taure, de Méléagre, du Labyrinthe , d'Isis, de Sallusfe, de Cham-
pionîiet, etc., etc. Toutes ont une distribution, non pas analogue,
mais parfaitement semblable. Voici donc de quoi se composait une
maison romaine, au moins à Pompei.
On y entre de la rue par un passage assez étroit, couvert, toujours
un peu montueux, et d'ordinaire pavé d'une élégante mosaïque;
c'est dans ce passage qu'étaient placés les dieux lares, petites Qgurines
nichées dans la muraille, comme une madone d'Italie, d'Espagne ou
des Flandres. D'un côté, se trouvait la loge du portier; de l'autre,
une espèce de grenier aux provisions. Ce passage donne issue sur
V atrium, ou première cour intérieure, pavée de dalles, ayant à son
centre Y impluvium , ou réservoir des eaux de pluie, et tout à l'entour
un courant d'eau resserré dans une margelle en pierre. Sur les deux
côtés de V atrium, sont les chambres à coucher et les cabinets destinés
au repos de la sieste , au travail des femmes, etc. , vraies cellules de
couvent , très petites , même dans les plus grandes maisons , et presque
toujours ornées de peintures à fresques, remplaçant nos papiers de
tenture. Au bout de Vatriuni, en face de l'entrée, se trouve la salle
POMPEI. 631
de réception, où les étrangers étaient admis, et que le propriétaire
mettait tous ses soins à bien décorer; c'est la principale pièce du
logis par sa grandeur et son élégance. A droite, s'ouvre un passage
conduisant à la seconde cour, mais destiné seulement aux esclaves,
et pour le service intérieur; à gauche, la salle à manger, le iriclinhim ,
où la table, fort basse, était entourée de petits divans sur lesquels
les convives se tenaient à demi couchés. La salle de réception
donne accès dans la seconde cour, d'abord sous un portique à
colonnes, puis dans un jardin planté d'arbres, et terminé d'ordinaire
par une fontaine ou un puits. Les fontaines de ces jardins, différentes
en cela des fontaines publiques, étaient une des parties les plus
ornées de la maison romaine; on en rencontre encore plusieurs toutes
formées de mosaïques, de coquillages, d'incrustations, ayant des
formes bizarres de temples, de grottes, de pyramides, et semblables
à ces jouets d'cnfans conservés sous verre, où l'on voit des monta-
gnes en cailloux blancs , des arbres en papier de couleur, et des
nappes d'eau en cristal. Les simples puits avaient aussi leurs orne-
mens; beaucoup plus étroites que les nôtres, les margelles étaient for-
mées d'un bloc circulaire de marbre, soigneusement taillé et façonné,
qui ressemblait à un fut on à un chapiteau de colonne posé à terre.
Enfin, au fond du jardin et à l'extri-mité de la maison, se trou-
vaient la cuisine , le four, la buanderie , toutes les pièces servant aux
usages domestiques, et d'ordinaire aussi la salle à manger d'été, qui
n'était pas moins richement ornée que la salle de réception. On
voit encore dans quelques maisons riches une pièce destinée à la
caisse où l'on gardait l'argent. Ces caisses étaient pareilles aux nôtres.
Faites en planches épaisses, revêtues de plaques de fer au dedans
comme au dehors, elles étaient de plus clouées à la muraille. Ou en
a trouvé plusieurs assez bien conservées, mais presque toutes vides,
car, lorsqu'après la catastrophe qui engloutit leur cité, les habitans
firent quelques fouilles pour retrouver leurs plus précieux objets, ils
enlevèrent de préférence les monnaies, les bijoux et quelques pein-
tures dont on voit encore la place sur les murailles où elles furent
découpées.
Toutes ces maisons, dont je viens d'esquisser le plan général et
uniforme, n'avaient qu'un seul étage, c'est-à-dire le rez-de-chaussée.
On ne trouve que dans les chambres des esclaves, comme dans les
boutiques des marchands, de petits entresols, on plutôt des soupentes,
coupant la chambre en deux parties, inférieure et supérieure. Toutes
les pièces où les étrangers pénétraient, telles que V atrium ^ le tricli-
40.
'632 REVUE DES DEUX MONDES.
nium, la salle de réception , etc., étaient ouvertes, ou pour mieux dire,
à jour et comme en plein air. Au contraire, les chambres à coucher,
ne recevant d'air et de jour que par la porte ouverte sur Vutriu/n,
restaient soigneusement fermées, et la maison tout entière, bien
close dans ses murailles, n'avait absolument aucune autre ouverture
extérieure que le passage d'entrée donnant sur la rue. En cela, les
habitations romaines ressemblaient aux habitations de l'Orient.
Lorsqu'on arrive à celle des portes de Pompeï qui est depuis long-
temps déblayée, et où l'on trouva le corps de ce factionnaire qu'em-
pêcha de fuir une trop sévère observation de sa consigne, commence
la rue des Tombeaux. C'est le nom qu'on donne à la voie ou grande
route qui menait à la ville de ce côté, et que, suivant un usage
dont on trouve tant de preuves à l'entour de Uome, les habitans bor-
daient de tombes et de mausolées. Là se trouvent des constructions
i\e forme un peu différente des maisons de l'intérieur : d'abord, et
tout près de la porte, à main gauche, un vaste bâtiment qui était à
coup sûr une hôtellerie, car son grand porche en arcades voûtées est
tout-à-fait semblable aux façades des auberges d'Italie; un peu plus
loin, à main droite, la maison de campagne d'un habitant riche, et
qu'on appelle maison de Diomède, parce (ju'un certain Marcus-Arrius
Diomedes avait fait élever vis-à-vis le tombeau de sa fille. Cette maison
est curieuse par la grandeur inaccoutumée des pièces qui la com-
posent, et par les vastes proportions du jardin, où l'on coupait,
quand je l'ai visité, un magnifique champ de blé. Elle est curieuse
aussi par sa disposition générale; car, le sol au niveau de la rue étant
plus élevé que celui du jardin , elle se trouve avoir deux étages, les-
quels reposent sur quatre grands berceaux de caves, comme diraient
nos maçons, qui font le tour de l'habitation entière. C'est à l'entrée
de l'une de ces caves, où s'était réfugiée la famille du propriétaire
pendant l'éruption , que l'on trouva dix-sept cadavres parfaitement
conservés. Une des personnes étouffées en cet endroit par la cendre,
et qu'on appelle \?i femme de Diomède, était encore debout contre
la muraille, où son empreinte est marquée, parée de ses vètemens,
de ses joyaux, entre autres de magnifiques bracelets ciselés, et por-
tant à la main une bourse pleine de monnaies.
Dans une autre maison, l'on a trouvé toute l'argenterie d'une dame
romaine : des cuillères assez semblables aux nôtres, sauf que le manche
est moins courbé, des fourchettes à un seul bec, véritables poinçons,
des plats, des assiettes, des coupes, des vases à boire, entre autres
les deux admirables vases d'argent ciselé, représentant , l'un un cen-
POMPET. 633
taure, l'autre une centauresse, que l'on croirait, à leur forme, être
des ouvrages de la renaissance, et que l'incroyable beauté du travail
ferait attribuer aux premiers artistes florentins, à Ghiberti, à Ben-
venuto Cellini. On a également trouvé dans la boutique d'un mar-
chand toute une collection de couleurs antiques; dans une autre,
une fabrique de savon ; ailleurs, des morceaux de toile d'amyanthe,
assez grands pour donner une idée complète de cette singulière
étoffe, qui, ne brûlant point, servait à envelopper les corps que l'on
brûlait, et à en recueillir les cendres; ailleurs, des débris de vète-
mens, un fdet à pêcher, des amphores avec leurs bouchons de hége(l),
du pain, de la viande dans une casserole, des morceaux de pâté, des
œufs, des raisins secs, des olives, des carroubes, du fard. Tous ces
objets sont conservés au musée Degli Studi, à Naples. Ceux que l'on
peut manier sans crainte, et dont la forme est à peine altérée, sont les
objets de métal, et principalement les bijoux, faits d'un or très pur.
On voit des pendans d'oreilles assez semblables à ceux de nos dames,
mais dont le poids serait bien lourd s'ils n'étaient la plupart en or
soufflé. On voit aussi de petits diadèmes, des anneaux, des bracelets
de diverses formes, presque toujours élégantes et ingénieuses; quel-
ques-uns, par exemple, imitent des serpens par le mouvement au-
tant que par l'aspect. Ce goût des choses belles et riches n'excluait
pas, au reste, celui des aisances domestiques, du confortable, et les
maisons romaines étaient aussi bien pourvues de l'utile que de
l'agréable. On a déjà vu leur distribution commode, l'eau circulant
dans toute l'habitation , le partage des pièces entre le maître et les
esclaves, entre la famille et les étrangers. Je vais citer un autre
exemple. Le four antique est certainement préférable à celui dont
nous faisons usage. La cavité que l'on échauffe, et dans laquelle cuit
le pain, est semblable dans l'un et dans l'autre; mais le four des Ro-
mains a cet avantage, qu'en avant de sa bouche ou porte, se trouve
une espèce de fourneau couvert d'une cheminée, au moyen duquel
deux esclaves, bien à l'abri de la chaleur, pouvaient commodément
et rapidement, l'un jeter la pâte sur la pelle, et l'autre enfourner.
Nos boulangers gagneraient assurément à adopter le four antique.
Les principaux ornemens des maisons romaines, outre les co-
lonnes de y atrium, du triclinium et du portique, outre les fontaines,
les mosaïques, les statues de marbre ou de bronze qui décoraient les
(1) Un antiquaire, d'ailleurs fort distingué, M. J..., a pris ces bouchons d'am-
phores pour des biscuits de mer; mais on peut se tromper plus grossièrement.
63!^ REVUE DES DEUX MONDES.
jardins, étaient les peintures à fresques , dont toutes les pièces occu-
pées par les maîtres étaient tapissées. On les appelle ainsi par habi-
tude et sur l'apparence, car ce ne sont pas précisément des fresques,
semblables à celles des artistes modernes, qui remplissent tous les
temples et tous les palais de l'Italie. Ce sont plutôt des peintures à la
gouache, faites sur un enduit ressemblant à du stuc. En effet, on les
enlève aisément, en lavant et frottant les couleurs, sans nuire à cet
enduit sur lequel elles sont simplement appliquées. Les peintures
antiques ressemblent donc davantage à celles que l'on fait aujourd'hui
sur un enduit de cire, et qui remj)lacent les fresques delà renaissance,
en laissant à l'artiste l'avantage de pouvoir retoucher son ouvrage
comme s'il peignait sur la toile ou le bois.
Les fresques, puisqu'il faut les appeler ainsi, déterrées jusqu'à
présent, ont été enlevées des ruines de Pompeï , et déposées dans une
partie des salles du musée Degli Studi. Mais un récent décret, provoqué,
sollicité par M. Bianchi, vient d'ordonner que désormais elles fussent
conservées dans les Heux môme où elles seront découvertes. Cet
ordre est parfaitement raisonnable. Tous ces objets antiques perdent
à être transportés dans nos habitations modernes, et, d'un autre
côté, l'enlèvement de ces objets nuit aux habitations qu'ils décoraient.
Le musée de Pompeï doit être dans Pompeï, ou plutôt doit être
Pompeï même. Les fresques du musée de Naples comprennent à peu
près tous les sujets que peut traiter la peinture. Elles représentent des
traits d'histoire et de mythologie, des paysages, des marines , des ani-
maux, des fruits et des tleurs, des costumes, des orneraens d'archi-
tecture, des arabesques , et jusqu'à des caricatures. Parmi les plus
importantes, il faut distinguer Thrsrr ayant tvr le Ceninnre , le Sacri-
fice d'Iphigénie, \ Éducation d'Achille par (Ihiron , Oreste et Pylade,
Vénus dans sa coquille, etc. Une autre grande fresque, où se trouvent
Cérès, Proserpine, Hercule, Télèydie nourri par une biche, l'aigle,
un lion, et quelques autres persoimages ou animaux, est surtout
remarquable par cette circonstance que Proserpine porte de grandes
ailes comme les anges chrétiens. Selon moi , les plus précieux débris
de l'art antique qu'aient donnés au musée de Naples les fouilles de
Pompeï, sont deux simples dessins au trait, faits avec du crayon
rouge sur des plaques de marbre blanc. L'un, très bien conservé,
représente Thésée tuant le Centaure; l'autre, un peu plus altéré, un
groupe de dames jouant aux osselets. Dans ces deux compositions,
le dessin est d'une pureté et d'un fini très remarquables , digne des
artistes les plus sévères de l'école raphaëlesque, et bien supérieur à
POMPEI. 635
celui des fresques proprement dites, qui brillent davantage par la
couleur, encore vive et belle dans la plupart. Les paysages et les ma-
rines sont précieux par les détails qu'ils rappellent. La perspective y
est assez exacte , quoiqu'un peu comprise à la manière de celle des
Chinois, dont il ne faut pas regarder les ouvrages horizontalement,
mais de haut en bas , comme si le spectateur était élevé sur une émi-
nence. Les animaux, les fruits, les fleurs, sont finement touchés,
et retracés avec une grande exactitude. Quant aux arabesques, ce sont
absolument celles que l'on imite encore partout, c'est-à-dire ces petits
dessins légers et capricieux où s'ajustent, se mêlent, et s'entrelacent
mille objets réels ou composés (1). Enfin les caricatures, assez comi-
ques môme à présent, sont formées de ces petits personnages que
nous nommons grotesques, dont la tête est énorme, le corps moindre,
les extrémités très petites. Nos artistes qui, les premiers, firent en
ce genre des dessins ou des statuettes, croyaient peut-être inventer
quelque chose; ils ne faisaient que copier les anciens. Cependant il
est bon de leur remettre en mémoire un point qu'ils ont oublié. Sou-
vent, dans ces grotesques de Pompeï, les jambes et les bras sont in-
achevés, de façon que les personnages ont l'air de marcher sur des
pieux, et d'avoir pour bras des nageoires, ce qui les rend encore
plus ridicules et plus comiques.
Mais de tous ces débris de l'art antique , de tous ces trésors exhu-
més des cendres de Pompeï, le moiTcau capital est assurément la
grande mosaïque découverte en 1831 , par M. Blanchi, dans la maison
dite du Faune, parce qu'on y trouva aussi, sur un piédestal du jardin,
cet admirable petit Faune dansant, gloire et bijou de la salle des
bronzes. Cette mosaïque est, sans contredit, le plus curieux, le plus
complet, le plus magnifique fragment qui nous soit resté de la pein-
ture des anciens; je dis de la peinture, car elle ne peut être que la
copie d'un tableau, et probablement celle d'un des tableaux grecs
portés à Rome après la conquête. Elle est pour nous ce que seront
peut-être, dans les âges futurs, ces étonnantes mosaïques qui rem-
(l) Les anibesfiues reçurent d'abord le nom de grotesques, en Italie du moins.
Lorsqu'au faisant des excavations dans réglise de San-V'nin'o-in-Vincula, sous
Léon X, on découvrit lesruinesdu jialaisde Titus, les ornemens de peinture trouvés
intacts furent nonjoiés, parce qu'on les tirait des grottes, groteschi. Un élève de
Raphaël, Giovanni d'Udina, ayant découvert un moyen d'imiter le stuc ancien avec
du marbre pilé mêlé de chaux et de térébenthine blanche , mit à la mode ce genre
de fresques, dont Raphaël lui-inèrae fit usage dans les loges et les galeries du
Vatican.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
placent, sur les grands autels de Saint-Pierre de Rome, la Transfi-
guration de IlapliaC'l, le Saint Jirôme du Dominiquin, la Sainte
Pctronille du (iucrchin, le Saint Michel de Guide, etc., et qui pour-
ront encore, après la destruction des toiles originales, faire connaître
l'état de la peinture au siècle de Léon X. 11 est juste d'en faire une
description détaillée.
Cette mosaïque forme le pavé du triclinium d'été dans la maison
du Faune. Contre la porte d'entrée , et en avant du morceau prin-
cipal, se trouvent d'abord trois petits tableaux oblongs, séparés par
des dalles blanches, qui représentent une rivière, le ^il sans doute,
où s'agitent en grand nombre des animaux aquatiques, d'Egypte
principalement, des canards, des ibis, des serpens, un hippopotame,
un crocodile, un ichneumon. Quant à la grande mosaïque, qui est
entourée d'une espèce de cadre , et forme un véritable tableau d'his-
toire, elle représente certainement une des batailles d'Alexandre
contre les Perses, probablement la bataille d'Issus, car le récit de
Quinte-Curce (lib. 3) , dont je vais citer quelques passages, est par-
faitement d'accord avec l'œuvre du peintre. On peut même croire,
si le tableau original dont cette mosaïque doit être une copie, n'est
pas grec, mais romain, que l'artiste aura porté sur la toile tous les
détails donnés par l'histoire d'Alexandre, comme David, par exemple,
a composé son Léonidas sur le récit de Barthélémy ( Introduction au
Voyage d'Ânacharsis). Le moment choisi par le peintre est celui où
les Macédoniens, Alexandre à leur tête, enfoncent la garde d'hon-
neur qui entourait Darius, et où le prince persan, dont la défaite
est accomplie, abandonne son char pour prendre un cheval et fuir
avec plus de célérité. La partie gauche, malheureusement plus altérée
que le reste du tableau, et qui offre de grandes lacunes, faciles, du
reste, à combler par l'imagination, montre un petit groupe de Macé-
doniens pénétrant les premiers au milieu des cavaliers persans
{Macedones, ut circa reyem crant, miitua adhortatione firtnati cum
ipso in cqiiitum agnicn irrionpunt). Alexandre les guide et les pré-
cède. Monté sur un formidable cheval [forma spectabiUs atque fero-
cissimus], la tête nue et le manteau royal sur les épaules , il combat
à la tête des siens, plutôt en soldat qu'en général ( non ducis wagis
quam tnilitis munia exequebatur). Il renverse tout ce qui lui fait
obstacle [tum vero similis ruinœ stragis erat), et, brûlant de frapper
Darius de sa main [optimum decus cœso rege expctcns), il perce de
part en part avec sa lance un seigneur persan qui a fait au roi un
rempart de son corps. Au centre du tableau, on voit Darius, coiffé
POMPEi. 637
de la tiare ( rectam autem thyaraw. sali impcratori Persarum licebal
f/cstarc. Comm. de Kadero-Colonia) , et encore monté sur son char
de parade ( quippequi Darius currn sublimis eminebat, et suis ad se
luendiim et hostibus ad incessendum ivgens excitamentum) . Autour
de lui se pressent ses courtisans, parés à la manière des femmes
[hœc vero turba midiebriter propcmodum culta), les uns abattus déjà,
les autres prêts à mourir [circa currum Darii jacebant nobilissimi
duces, ante oculos rcr/is egref/ia morte defuncti , omnes in ora proni,
sicut dimicantes procubucrant , adverso corpore vulneribus acceptis).
Le cocher a fait tourner bride au magnifique quadrige qui traîne le
char de Darius; mais, effrayés du fracas qui les entoure, et percés
des traits de l'ennemi , les chevaux se cabrent et résistent [jamquc
qui Darium vehebant equi ^ conj'ossi hastis , et dolore efjerati,jugu7n
quatere, et rcgem curru excutcre cœpenint). Alors le prince, arra-
chant et jetant à terre ses royales insignes , pour fuir plus librement
[insignibus quoque imperii, iie fugam proderent, indecore abject is),
s'élance de son char, et va saisir le cheval que lui présente son frère
Oxartes [frater ejus, cum Alexandrum instare et cerneret..,.), alin
d'échapper à toute bride au formidable assaillant qu'il voit prêt à l'at-
teindre [cum ille veritus ne veniret in hostinm potcstatetn , desitit, et
in equum qui ad hoc ipsum sequebatur imponitur).
Ce tableau, d'une dimension considérable, réunit vingt-cinq per-
sonnages et douze chevaux, à peu près de grandeur naturelle. II
ressemble tellement, dans sa disposition générale, au tableau de
Lebrun sur le môme sujet, qu'on pourrait accuser le peintre de
Louis XIV d'être un plagiaire de l'antique, si la mosaïque de Pompeï
n'eût pas été, de son temps, enfouie sous vingt pieds de cendres.
Lebrun ne peut manquer d'avoir consulté Quinte-Gurce , et de là
vient sans doute la curieuse ressemblance entre l'œuvre de l'artiste
grec ou romain, et celle de l'artiste français. Cette ressemblance,
au reste, prouve mieux encore, et fera mieux sentir qu'une froide
description toute la beauté, toute l'importance de l'ouvrage ancien.
La vue de cette mosaïque démontr.^ invinciblement que les peintres de
l'antiquité savaient traiter de grands sujets, et embrasser de grandes
compositions; qu'ils savaient y mettre une belle disposition de
groupes, des plans divers, des raccourcis, du clair-obscur, le mou-
vement, l'action, l'expression des têtes et du geste, toutes les (lualités
(înfm de la haute peinture, qui leur sont communément refusées. Et
quand on pense, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, qu'un tel
ouvrage est tout simplement le puvé d'une salle à nunger dans une
638 REVUE DES DEUX MONDES.
petite ville à cinquante lieues de Rome, on est bien légitimement fondé
à croire que la peinture des anciens a été l'égale de leur sculpture et
de leur architecture, et qu'ainsi ils ont porté ces trois grands arts à
un point de perfection qui ne saurait être dépassé.
Quand il fit la découverte de cette mosaïque, M. Bianchi fut saisi
d'une joie si vive, que, pendant plus d'un mois, il resta dans un vé-
ritable accès de folie. La population de Naples partagea son allégresse
et son admiration. L'on allait par troupes, et comme en procession,
visiter cette précieuse relique, maintenant bien abritée sous un toit
et des vitrages que supportent les débris de l'antique maison romaine,
et protégée ainsi contre les entreprises des voyageurs non moins que
contre les injures du ciel. Elle est devenue, h Naples, uji véritable
objet de mode. On la grave, on la lithographie, on la reproduit, en
proportions réduites, sur des plaques de porcelaine propres à être
encadrées, sur des vases de terre cuite faits en imitation des vases
étrusques; on la brode sur des canevas, on l'imprime sur des étoffes.
Puisqu'il est d'usage de faire mouler en plâtre, pour nos musées et
nos écoles, les chefs-d'œuvre de la statuaire antique dont nous ne
pouvons posséder les originaux , puisqu'on envoie copier les fresques
de Michel-Ange et les tableaux de Raphaël , serait-il moins intéres-
sant, moins utile pour l'histoire et les progrès de l'art, de faire aussi
copier les principales fresques de Pompeï réunies au musée de Na-
ples, et surtout la mosaïque dont je viens d'expliquer l'importance?
Ce ne serait pas un ouvrage fort difficile, et la réussite m'en paraît
certaine, si l'artiste auquel on confierait un tel travail y mettait encore
plus de conscience que de talent, s'il consentait à se faire l'humble
et religieux traducteur des artistes romains. Je suis convaincu que
les peintres et les archéologues trouveraient à consulter ces simples
traductions un égal plaisir, une égale utilité, et le département des
beaux-arts, qui met toute sa sollicitude, tout son orgueil à doter
la France des richesses qu'elle peut acquérir, leur doit en quchpie
sorte la reproduction de ces curieux monumens. Le ministre qui en-
richira nos collections d'une fidèle copie de la mosaïque et des meil-
leures fresques de Pompeï, qui permettra que la gravure et la litho-
graphie les répandent ensuite et les popularisent, fera certes un
précieux cadeau à tous les amis des beaux-arts et de l'antiquité.
Louis Viardot.
POLITIQUE EXTÉRIEURE
NEGOCIATIONS DE LONDRES.
On s'est beaucoup entretenu ces jours derniers du discours de lord
Palmerston et du sens qu'il fallait y attacher. On a aujourd'hui un
nouveau texte à commenter : c'est le discours de la reine d'Angle-
terre. L'un et l'autre ne signifient que deux choses, premièrement
l'opinion du public anglais, à laquelle il faut que le gouvernement
britannique sacrifie, et secondement la position que lord Palmerston
a prise dans la négociation.
Quant à l'opinion du public anglais, la voici. Ce public est pour
la paix avec la France, même pour une alliance étroite avec elle. Il
ne jalouse pas véritablement la France; il l'a jalousée beaucoup il y a
quarante ans, quand la France menaçait la grandeur britannique
dans l'Inde. Aujourd'hui, c'est la Russie qu'il jalouse. L'ambition
continentale qu'on suppose à tort ou à raison à la France ne le
touche guère; il laisse le soin de s'en inquiéter à la Prusse ou à l'Au-
triche. De plus, il tient beaucoup à la paix, et il est certain que sans
l'alliance française la paix est en péril. Il est assuré, au contraire
(ju'avec cette alliance, il est possible d'obtenir, par la seule force de
l'inlluence des deux nations réunies, tous les résultats qu'en d'autres
640 REVUE DES DEUX MONDES.
temps on n'aurait obtenus que par la guerre. Ce sont les whigs
d'abord qui pensent ainsi; ce sont aussi les tories eux-mêmes. Dans
les tories, il faut distinguer les vieux tories aristocrates, qui en sont
encore aux traditions de lord Castelreagh, des tories modérés, résis-
tant par esprit de conservation au mouvement du parti réformiste , et
pas plus aristocrates que leur illustre chef, M. Peel , qui est fils de
l'un des plus riches industriels de l'Angleterre. Ces tories, qui ne
sont pas très loin du pouvoir, veulent d'ailleurs prouver que leurs
préjugés de parti ne les éloigneraient pas, comme on le croit, de
l'alliance de la France libérale, et qu'ils ne sacrifieraient pas les inté-
rêts de la paix à des préjugés qu'ils n'ont plus, et qu'ils ont laissés
à leurs devanciers. Ce public anglais , qui connaît peu les affaires
étrangères et qui ne s'en occupe presque pas, a tout à coup appris
qu'un traité avait été signé sans la France; que ce traité entraînait pour
celle-ci une sorte d'exclusion des affaires communes de l'Europe,
et que la forme même employée avait eu quelque chose de blessant
pour elle. Il a de plus appris, par le langage de la presse française,
que la manière dont la France ressentait une telle conduite pouvait
troubler profondément les relations des deux pays, et peut-être la
paix de fEurope. 11 a fallu lui dire ce qui en était, et c'est dans ce
but que lord Palmerston a fait un discours parfaitement poli , mais
pas complètement exact, et pas du tout fondé en raison politique.
Dans ce discours, il a pris la même position que dans la négocia-
tion même, position qui au fond n'est pas soutenable. Cette posi-
tion, la voici.
a De quoi s'irrite donc la France? Pourquoi dit-elle qu'il n'y a plus
w d'alliance? Loin de là, l'Angleterre veut l'alliance de la France
K plus que jamais. Elle en apprécie plus que jamais l'importance et
(( l'utilité. Aussi l'Angleterre est-elle sur tous les points dispesée à
n s'entendre avec la France. Y a-t-il une convention commerciale à
« signer, l'Angleterre est toute prête. Y a-t-il en Espagne quelquiî
<» chose de commun à faire, l'Angleterre est disposée à recevoir l'avis
H du cabinet français et à se concerter avec lui. Il en serait de même
a s'il y avait une question en Allemagne ou en Suisse. Si demain les
u trois puissances du Nord voulaient entreprendre une guerre de prin-
'< cipe contre la France, f Angleterre ne serait plus leur alliée. En
<( un mot, le traité de Londres est un accord accidentel, sur un point
'<■ de la politique générale, qui n'entraîne aucune séparation défi-
" uilive de l'Angleterre avec la France , aucune alliance durable de
NÉGOCIATIONS DE LONDRES. G41
« l'Angleterre avec les cours du Nord. Ce traité prouve que sur un
(( point, un seul, il y a dissidence. »
Tel est le thème que lord Palmerston , dans ces termes ou dans
d'autres, n'a jamais cessé de développer devant les négociateurs
français.
En supposant que ce thème fût aussi fondé qu'il l'est peu, il
prouverait d'abord que la France et l'Angleterre se tiennent en
général pour complètement dégagées de tout lien l'une à l'égard de
l'autre, qu'en toutes choses elles en font à leur tête; que, quand
elles sont naturellement du môme avis, elles votent ensemble dans
le conseil des cinq puissances, et que, lorsqu'elles sont d'un avis dif-
férent, elles votent en sens divers. Cela s'appelle liberté, et non pas
alliance. C'est ainsi, par exemple, que l'Autriche et la France ont
vécu ensemble depuis dix ans ; ce n'est pas ainsi qu'ont vécu la France
et l'Angleterre. Une alliance suppose qu'on se concerte préalable-
ment, qu'on s'efforce de se mettre d'accord, qu'on fait des sacrifices
pour y réussir, et qu'en un mot on vote toujours ensemble , par un
intérêt supérieur aux intérêts divers qui se succèdent chaque jour,
celui d'unir deux grandes influences, et de rendre leur force irrésis-
tible en les réunissant.
La position prise par le cabinet anglais suppose donc tout de suite
(lu'il n'y a plus ni concert ni union permanente. Encore s'il s'agis-
sait d'un point secondaire, d'un objet de médiocre importance, on
pourrait se dire que le dissentiment sur un objet de ce genre ne sau-
rait entraîner la rupture de l'alliance. Mais il n'y a plus aujourd'hui
qu'une question tout-à-fait importante, celle d'Orient, car l'Espagne
n'attire plus l'attention des puissances ; elle l'attire si peu , que la
reine, dans son discours, annonce qu'elle va retirer ses forces na-
vales des côtes de la Péninsule. La question belge est finie par un
traité; en Allemagne, en Italie, tout se tait. Un différend grave allait
compromettre à Naples la paix du monde; la France l'a apaisé, et on
l'en remercie. Il n'y a plus qu'une question, une seule, la question
d'Orient. Celle-là est d'une immense gravité, d'une gravité telle que
depuis 1815, c'est-à-dire depuis que l'âge des grandes choses sem-
blait clos, il ne s'était rien présenté d'aussi considérable, rien qui
méritât à un aussi haut degré l'attention et le concours de deux
nations qui voulaient s'entendre pour maintenir la paix. Et, sur cette
question , on se sépare brusquement de la France, presque sans avis
préalable; on se met avec ses adversaires avoués ou déguisés, on se
6iâ REVUE DES «EUX MONDES.
met quatre contre elle; on la laisse de côté dans une question qui
l'intéresse en quelque sorte plus que tous ceux qui la traitent, et
puis on dit que l'alliance n'est pas rompue, qu'il s'agit d'un dissen-
timent accidentel sur un seul point, que ce dissentiment n'aura pas
d'autre suite, et que le lendemain on traitera encore en commun
toutes les questions qui se pri'senteront!
Oui, après avoir résolu avec la Russie la seule affaire qui puisse
changer la face du monde, la seule question vraiment territoriale
qui ait agité les esprits depuis que l'épée de Napoléon ne fait et ne
défait plus les empires, on viendra nous offrir de nous entendre sur
l'entrée des poteries anglaises en France, ou sur l'entr-ée des modes
françaises en Angleterre , ou Men on nous proposera de passer en
commun une note à l'Autriche et à la Russie, sur l'occupation trop
prolongée de Cracovie !
Une telle manière de raisonner, il faut le dire, n'est pas sérieuse.
Cependant gardons-nous de mal accueillir le discours de lord Pal-
merston. Il prouve que le public anglais, pour lequel ce discours était
fait, exige qu'on parle avec égard de la France, et qu'on professe
publiquement le désir de conserver son alliance. 11 prouve aussi qu'en
signant le traité du 15 juillet, on n'avait pas plus prévu ses consé-
quences qu'on n'avait prévu la (in de l'insurrection de Syrie, sur
laquelle toute la politique du traité repose.
Et quant à la question du procédé, sur laquelle nous avons déjà
donné des détails, les explications de lord Palnierston, tout en res-
pirant une grande intention de réparer le mal accompli, ne sont pas
plus fondées.
Il dit qu'on avait offert projets sur projets à la France, qu'elle les a
tous rejetés, et qu'alors il a bien fallu en Unir sans elle. Voici les faits,
(|ue nous croyons tenir de bonne source.
Sous le ministère du 12 mai, l'Angleterre avait proposé un plan
qui consistait à laisser au vice-roi l'Egypte liéréditairem;'nt, et le
[)achalik d'Acre viagèrement, moins la place de Saint-Jean-d'Acre.
Cela n'était pas acceptable. Enlever au vice-roi, pour prix de la vic-
toire de Nézib, la moitié de ses possessions, n'était pas môme équitable
chez des barbares. Le ministère du 1-2 mai refusa cette proposition.
Quand le ministère du 1" mars est arrivé, la négociation n'a d'abord
pas été très active. Il semblait que d'un commun accord on voulût
laisser reposer les esprits, pour reprendre la question avec plus de
sang-froid. Quand on est revenu à la question , lord Palnierston a
renouvelé son oifre de l'Egypte accordée héréditaireinent, et du pa-
NÉGOCTAnONS DE LONDRES. CAS
chalik d'Acre accordé viagèrement; mais pour donner à l'offre quel-
que caractère de nouveauté qui la rendît admissible, il y a joint la
concession de la place de Saint-Jean-d'Acre. Cette offre n'était guère
plus acceptable que la précédente , car on ne donnait au vainqueur
de Nézib que l'sigypte, la moindre partie de la Syrie, et il fallait lui
arracher, outre la plus grande partie de la Syrie, Adana, que Mé-
hémet appelle la clé de sa maison, Candie , la reine de l'archipel, et
les villes saintes, qui sont le plus grand moyen d'influence morale
en Orient. Lui ôter tout cela après une victoire, c'était le pousser
aux dernières extrémités, et exposer l'Europe à de graves dangers.
Le cabinet du 1" mars avait fait des efforts très grands auprès du vice-
roi pour lui arracher des concessions; il avait à peu près obtenu
l'abandon des villes saintes et de Candie. Il avait été moins heureux
à l'égard d'Adana : il avait cependant quelque espoir d'en obtenir le
sacrifice, si on laissait au pacha T Egypte et la Syrie héréditairement;
mais il lui était démontré que sans la guerre, on n'arracherait pas au
pacha une portion quelc(uique de la Syrie. Or, quand on lui deman-
dait de consentir à un arrangement qui avait pour but d'enlever au
vice-roi ce qu'il n'était d'abord pas juste de lui ôter, et ce qu'on ne
lui ôterait que par la guerre, le cabinet du 1" mars ne pouvait pas
céder, et dans la chambre , on lui disait à grands cris dé ne pas se
rendre! Ceux même (pu le blâment aujourd'hui l'accusaient alors de
faiblesse envers l'Angleterre, lui reprochaient de ne savoir rien lui
refuser.
Le cabinet du l*"' mars refusa donc cette offre. Il déclara que, si on
lui proposait des conditions raisonnables, il emploierait son influence
pour les faire accepter du pacha, mais que si on proposait des condi-
tions qui n'eussent aucune chance auprès de lui, qui le pousseraient
au désespoir, qui le pousseraient à marcher sur Constantinople , à
provoquer ainsi les Russes à y venir, il regarderait cela comme une
folie, et qu'il y résisterait.
Cela se prassait au mois de mai. La proposition de donner l'Egypte
et une petite portion de la Syrie était donc repoussée; mais lord
Palmerston ne semblait pas en être à son dernier mot. Ce qui le
prouve, c'est que l'Autriche fit à Londres quelques insinuations à la
France, lui dit que peut-être on amènerait lord Palmerston à con-
sentir à donner au pacha l'Egypte héréditairement , la Syrie entière
viagèremevt, moins Adana, Candie et les villes saintes, mais que
cette concession serait la dernière. M. Guizot instruisit sur-le-champ
le cabinet français de cette ouverture, lî fut répondu à M. Guizot de no
iiï't- REVUE DES DEUX MONDES.
pas refuser, ou d'accepter cette proposition si elle lui était faite, mais
d'attendre, avant de s'expliquer, le résultat des efforts qu'on allait
tenter à Alexandrie pour amener le pacha à y consentir. Il eût été,
en effet, bien imprudent d'accepter cette proposition à Londres sans
savoir s'il y avait <liance de la faire accepter à Alexandrie. Que
serait-il arrivé, en effet, si, consentie à Londres par la France, cette
proposition eût été refusée en Egypte? La France aurait été obligée,
ou de retirer le consentement donné à Londres, ou de s'unir aux
quatres puissances pour détruire de ses mains le pacha d'Egypte.
11 fut dit à M. Guizot : — Si cette nouvelle proposition vous est faite,
adressez-vous au cabinet, qui vous donnera sa réponse définitive. —
M. Eugène Périer fut envoyé à Alexandrie , pour s'assurer si le pacha
pourrait être amené à se contenter de l'Lgypte héréditaire et de la
Syrie viagère, et si, le jour où la France pèserait sur lui de tout son
poids, elle ne vaincrait pas sa résistance. La France n'entendait ce-
pendant pas dépendre en dernier ressort de l'ambition du pacha; il
était un point où elle voulait s'arrêter, et où elle était décidée même
à lui dire les paroles qui pouvaient le faire céder; mais c'était lorsque
la proposition faite serait équitable, et contiendrait un arrangement
raisonnable et rassurant pour l'avenir. La Syrie entière , mêmeviagè-
rement, avait à peu près ces avantages.
Ainsi, d'après quelques insinuations, on devait s'attendre que la
proposition de céder l'Egypte héréditairement, et la Syrie viagère-
ment, serait faite à Londres, ou que du moins, si on ne voulait pas
la faire, on reviendrait une dernière fois à celle de donner l'Egypte
avec le pachalik d'Acre. Mais il n'en a rien été. Lord Palmerston s'est
tu. Il n'a plus rien dit. Jamais la proposition de céder l'Egypte héré-
ditairement, la Syrie viagèremeut, n'a été ftiite. Jamais le cabinet
français n'a eu à la refuser. On devait s'attendre au moins que, si
l'Angleterre persistait dans celle qui se bornait à joindre à l'Egypte
le pachalik d'Acre seulement, on provoquerait une dernière explica-
tion de la France. Pas du tout. On garde un lojig silence, puis tout
à coup, à la nouvelle de l'insurrection de Syrie, qui fournit un
moyen jusque-là inespéré d'agir contre le vice-roi, on s'assemble,
on délibère. On garde un profond secret, pénétré, il est a rai, par
notre ambassadeur, mais on le garde du mieux qu'on peut; on ne dil
pas à la France : — La proposition de joindre à l'Egypte le pachalik
rJ'Acre seulement est la proposition définitive à laquelle on s'arrête.
Voulez-vous, ne voulez-vous pas y concourir? — Loin de là. Oîi
signe , puis on appelle la France pour lui dire qu'on a signé.
NÉGOCIATIONS DE LONDRES. 645
C'est là , il faut le dire , le procédé singulier, étrange dont la France
a à se plaindre aux yeux du monde , et que les explications de lord
Palmerston n'ont ni expliqué ni justifié.
En somme, voici le fait résumé : on avait accordé hcréditairement
l'Egypte, viagcrement le pachalik d'Acre. On allait faire un peu plus,
on allait peut-être donner la Syrie viagèrement, sous la condition de
l'abandon de Candie, d'Adana, des villes saintes. Cela, on ne le pro-
pose pas à la France ; mais on le lui laisse entrevoir. La France n'a
donc pas à s'expliquer encore; néanmoins elle envoie M. Périer à
Alexandrie pour préparer cette solution. Tout à coup éclate l'in-
surrection de Syrie; on change brusquement de marche, on revient
en arrière, et sans en avertir la France, sans lui demander une der-
nière explication, on signe une convention par laquelle on se sépare
d'elle, par laquelle on se joint aux puissances du Nord, contre elle,
quoi qu'on en puisse dire.
Voilà l'exposé exact des négociations , d'après des rcnseignemens
que nous pouvons donner comme certains.
Maintenant, pourquoi faut-il rappeler ces faits? Est-ce pour aigrir
les deux nations, pour les pousser l'une contre l'autre? Non, mais il
faut, avant tout, que la vérité soit connue, pour que l'une et l'autre
sachent comment les choses se sont passées, pour que la France ne
s'exagère pas la nature du mauvais procédé, et que d'autre part l'An-
gleterre ne croie pas que tout s'est passé régulièrement.
Lord Palmerston a-t-il voulu outrager la France? Non , on n'a pas
facilement une telle intention. Mais lord Palmerston se voyait peu à
peu entraîné à faire une concession nouvelle qui coûtait à sa politique,
fausse ou vraie. C'est sur ces entrefaites qu'on lui annonce la pré-
tendue insurrection de Syrie; il y voit un expédient pour sortir d'em-
barras; il assemble les négociateurs, il leur montre là un moyen,
jusqu'alors inconnu, de réduire le pacha, et il signe sans la France
une convention jusque-là regardée comme dangereuse et inadmis-
sible. Il la cache à la France, uniquement dans un but, celui de
finir plus tôt, plus sûrement, et peut-être de donner à l'amiral Stop-
ford des ordres qui restent huit jours inconnus! ordres arrivés trop
tard, puisque l'escadre égyptienne est rentrée à temps dans le port.
d'Alexandrie.
C'est sur cette croyance, si légèrement fondée, sur cette croyance
à l'insurrection de Syrie, qu'on a joué et compromis l'alliance fran-
çaise!
TOME XXIII. 41
646 HEVUE DES DEUX MONDES.
Au reste, n'insistons pas davantage sur le procédé : parions du fait.
Ou'en reste-t-il, toute suscei)tibilité mise de côté?
Lue chose fort grave : l'Angleterre, après dix ans d'alliance, quitte
la France pour la Russie, et s'en va tenter de résoudre, avec les ad-
versaires plus ou moins avoués de la France et même de l'Angleterre,
la plus grande question du temps.
Là France est exclue d'une question qui comprend tous les inté-
rêts de la Méditerranée à la fois; elle en est exclue quand l'Autriche,
(jui a Trieste dans cette mer, quand la Prusse, qui n'y a rien, sont
appelées à la traiter !
La France, en outre, se trouve seule en présence des puissîinces
(lu Nord, toujours au fond ennemies de sa révolution, et elle n'a
plus avec elle l'Angleterre pour conjurer leur mauvais vouloir.
Qu'a dû faire la France dans cette position? que doit-elle faire
encore?
S'agit-il de faire du bruit, de menacer, d'agiter les esprits, en un
mot de tenir la conduite des faux braves? Non.
La France doit se soiivenir que, même étant seule, elle a tenu tête
à l'Europe; elle doit se rappeler que, même étant seule, elle peut
défendre ou sa révolution , si c'est sa révolution qu'on menace , ou
ses intérêts, si c'est à ses intérêts qu'on en veut dans la Méditerranée;
elle doit se mettre en mesure sans bruit et sans jactance.
Tout le monde lui dit : — Mais nous ne voulons pas la guerre. —
Soit. Si vous ne la voulez pas , doit répondre la France , ne faites pas
ce qui pourrait l'amener.
La France doit armer, non pas avec ostentation, mais avec une
activité efficace. Puis, comme on dit, elle verra venir. C'est aux
quatre puissances à voir ce qu'il faut penser de tout cela, et à se
demander si , en s'étant trompées sur les premières conséquences de
la convention de Londres, elles ne pourraient pas se tromper encore
sur les dernières.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
li août ISiO.
L'écliauffourée de Boulogne a fourni une nouvelle preuve de l'excelleat
esprit qui anime les populations, la garde nationale et rarniée. Entre le pays
et la royauté de juillet, le pacte d'alliance est définitivement scellé. La France ,
qui entoure le trône de son amour et de sa puissance, ne s'est guère émue au
bruit d'une folle tentative , et n'a pas laissé son attention se distraire de la
question capitale du jour, je veux dire !a question d'Orient.
Les actes du gouvernement anglais viennent d'ajouter à l'affaire d'Orient
un nouveau de^ré d'importance et de gravité. Le discours de lord Palnierstoa ,
dans la chambre des communes, et plus encore les paroles que le cabinet
anglais vient de mettre dans la bouche de la reine, doivent nous convaincre
qu'il est décidé à suivre jusqu'au bout le faux système où l'ont enfin entraîné
les passions et la légèreté de deux ou trois hommes politiques.
Dans le discours de la couronne, on n'a pas même, par un reste de cour-
toisie, témoigné quelques regrets d'une négociation si importante, conclue sans
le concours de la France. Après avoir énuméré, avec une sorte de complai-
sance, ses nouveaux alliés, le gouvernement anglais annonce au monde (|u'il
entend, par ce traité, rétablir la paix de l'Orient et consolider la paix de l'Occi-
dent. Dirait-on , en lisant ces paroles, qu'il existe dans cette Europe, dont on
prétend raffermir la paix , une puissance de premier ordre , une grande nation
qu'on n'a pas même daigné mentionner? Est-ce outrecuidance ou gaucherie?
Est-ce sérieusement qu'en l'an de grâce 1840 on prétend dicter la loi à fiini-
vers, en tenant de la France le même compte que le congrès de Vienne, de
funeste mémoire, tenait de Lacques ou de Saint-jMarin?
Si, en laissant de côté l'étrangeté des formes, on entre dans le fond des
il.
048 REVUE DES DEUX MONDES.
choses, l'étonnement redouble : que penser, en effet, de lord Palmerston ,
lorsqu'il affirme gravement, dans sa réponse à M. Hume, que la nouvelle
alliance , au lieu de seconder les vues ambitieuses de la Russie en Orient , aura
un résultat tout contraire? A cette occasion , il a fait une remarque qui serait
plaisante, si la plaisanterie pouvait trouver place dans une matière aussi grave.
Vous croyez que les Russes sont arrivés à Kliiva? Vous vous effrayez de leurs
progrès dans le cœur de l'Asie ? Vous pensez peut-être que cette marche sur
Khi va est une preuve irrécusable de l'ambition démesurée de l'autocrate? Dé-
trompez-vous, il n'en est rien; les Russes n'ont pas pénétré jusqu'à Khiva; ils
ont été arrêtés par les neiges. Dès-lors il est évident que la Russie n'a pas
d'ambition, qu'elle ne vise pas à l'empire de l'Asie. Tenter et ne pas réussir,
n'est-ce pas un témoignage irréfragable de modération? La campagne de
Moscou n'a-t-elle pas prouvé jusqu'à l'évidence que iNapoIéon n'était pas un
prince insatiable de gloire et de conquêtes?
Veut-on une autre preuve de la modération , de la bonhomie du cabinet
russe? La voici. Il a spontanément déclaré à lord Palmerston qu'il se trompait
sur les vues qu'il supposait à la Russie, et qu'elle était prête à renoncer au
traité d'IJnkiar-Skelessi, si on voulait le remplacer par un traité commun aux
autres puissances. En d'autres termes, la Russie renonce à un traité que l'Eu-
rope n'avait pas reconnu , et qui pouvait , en conséquence , l'exposer à une lutte
avec l'Angleterre et la France réunies, pour un traité à l'aide duquel lord Pal-
merston sépare l'Angleterre de la France, se met au service de la Russie, et
lui ouvre les portes de i'Orient. C'est encore là pour le noble lord une preuve
de la touchante modération du cabinet de Saint-Pétersbourg.
Au surplus, dit-il, que voulons-nous? maintenir l'intégrité de l'empire otto-
man. La France aussi a déclaré que c'était là le principe dirigeant de sa poli-
tique. Nous sommes donc d'accord sur le but; un dissentiment sur les moyens
propres à l'atteindre pourrait-il amener une rupture entre les deux nations?
La France ne sait-elle pas que le ministère anglais attache le plus grand prix
à l'union intime des deux pays?
Laissons ces vaines protestations si formellement démenties par les faits.
Tout a été dit à ce sujet.
La France veut l'intégrité de l'empire ottoman, c'est vrai; mais la France
ne s'est jamais dissimulé l'état réel, les conditions actuelles de cet empire.
Elle n'imagine pas et ne permet à personne de lui faire accroire que la
Porte conserve des forces qu'elle a perdues depuis long-temps, une vigueur,
une énergie, qu'elle n'a que trop oubliées. L'empire turc, sans être démembré
dans le sens légal du mot, a vu quelques-unes de ses provinces se détacher de
l'administration générale du sultan et recevoir de la main d'un vassal aussi
habile que puissant une organisation particulière et une vie nouvelle. La vic-
toire de Pvézib , provoquée par les funestes conseils donnés à la Porte et par la
folie agression qui en a été le résultat, a mis le sceau à la séparation de l'Egyiile
et de la Syrie. La Porte est aussi incapable de reprendre le gouvernement de
REVUE — CHRONIQUE. 649
ces provinces que de le conserver. Ces pays seraient demain abandonnés par
Méliémet-AIi , qu'au lieu de rentrer paisiblement sous l'administration du
sultan, ils se trouveraient livrés à une effroyable anarchie que l'Europe, frois-
sée dans ses intérêts commerciaux et inquiète de son équilibre politique, ne
saurait voir d'un œil indifférent. Les relations des cabinets européens h l'en-
droit de l'Orient ne tarderaient pas à se compliquer, une intervention armée
serait bientôt inévitable, et de là à une guerre générale il n'y a qu'un pas.
Dès-lors il ne reste que deux explications raisonnables à donner de ces mots,
l'intégrité de l'empire ottoman; l'une positive, l'autre négative.
D'un côté (c'est le sens négatif), nulle puissance européenne, qu'elle s'ap-
pelle Autriche, Angleterre, France ou Russie, ne doit aspirer à un agran-
dissement territorial aux dépens de la Turquie. L'empire turc doit rester
l'empire des Ottomans. Qu'on y songe; le jour où l'on croirait sérieusement
que cela est impossible, ce jour-là il ne s'agirait plus seulement de remanier
le territoire de la Turquie , mais celui de l'Europe. Il ne manque pas en Occi-
dent de choses à remettre à leur place naturelle. La France , qu'on a souvent
accusée d'ambition et qui donne cependant à l'Europe, depuis vingt-cinq ans,
des preuves irrécusables d'une modération bien rare dans l'histoire des grandes
nations, la France ne prendra pas l'initiative de ce grand mouvement; mais
elle ne permettra pas que d'autres l'impriment au monde sans qu'il produise
toutes ses conséquences, sans que l'équilibre de la balance européenne, troublé
par les changemens du bassin oriental, soit rétabli par des changemens pro-
portionnels dans le bassin occidental.
Le sens positif est celui-ci : les provinces séparées de l'administration
générale de la Porte ne doivent pas être démembrées de l'empire. Le sultan
doit en conserver la suzeraineté . JMéhémet-Ali et ses héritiers seront les vas-
saux de la Porte. L'Egypte et la Syrie seront deux grands fiefs qui ne sor-
tiront pas du cercle de l'empire ottoman. Méhémet-Aii n'a jamais voulu autre
chose. Dans les momens les plus critiques, il n'a jamais brisé ses liens avec la
Subliuîe-Porte, il n'a jamais manqué à ce qu'il lui devait d'honneurs et de res-
pects. Aucun pacha ne s'est montré observateur plus scrupuleux des usages et
cérémonies de l'empire. A la mort du sultan, à l'avènement du nouvel empe-
reur, à l'occasion d'un mariage, à la publication d'un batti-scheriff, que
sais-je? toujours j\Iéhémet-Ali a su concilier ses légitimes prétentions avec
cette position élevée, mais dépendante, qu'il n'entend pas changer. Ce n'est
pas la souveraineté absolue, c'est l'administration , c'est le gouvernement héré-
ditaire de ces provinces qu'il réclame. Il veut ce qui est, ce qui ne pourrait
|ias cesser d'être, sans plonger ces provinces dans le désordre, sans exposer
l'empire à des secousses qu'il est hors d'état de supporter.
La France n'a jamais demandé autre chose que de régulariser ce qui existe,
(le sanctionner le fait accompli.
L'empire turc conservera son intégrité, et retrouvera, par l'amitié et la bonne
administration d'un vassal puissant, une partie des forces qu'il a perdues.
050 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Europe verra s'éloigner pour un temps indéfini, très long peut-être, une
question dont la solution peut amener les plus grandes catastrophes.
Qui pourraitse plaindre de cet arrangement? Ceux-là seulement qui auraient
des vues secrètes et ambitieuses sur le territoire de l'empire ottoman; ceux qui
verraient avec douleur l'administration vigoureuse de quelques-unes de ses
provinces lui offrir des forces et un modèle qui lui sont également nécessaires;
ceux , en un mot , qui ont intérêt à prolonger l'agonie de la Porte, pour qu'un
jour elle se jette complètement épuisée dans les bras qui sont toujours ouverts
pour la recevoir et pour l'étouffer.
C'est là le fond de la question , c'est là le vrai ; tout le reste n'est que so-
phismes et arguties. Défaire ce qui existe, c'est bouleverser l'Orient, c'est
compromettre l'intégrité de l'empire ottoman et la paix du monde. Même dans
la plus étrange des suppositions, dans l'hypothèse que Méhémet-Ali , oubliant
tout à coup ses forces , ses antécédens , ses victoires , sa renommée , les intérêts
de sa famille, sa vie tout entière, obéirait humblement aux sommations inju-
rieuses de l'alliance anglo-moscovite, ces provinces ne tarderaient pasà devenir
un champ de bataill'» où nous verrions ces amis d'hier se mesurer d'un œil
d'envie, et bientôt s'entredéchirer; car, certes, il n'y eut jamais de pacte plus
étrange, de convention plus inconcevable, d'accord moins durable que celui
qui fait de l' A ngleterre , de la maîtresse des Indes , l'instrument de la politique
russe en Orient.
En présence de ce fait, il est des amis du pouvoir absolu qui se permettent
de rire des gouvernemens constitutionnels. Pourquoi , disent-ils, ces étranges
résolutions? Pourquoi cet incroyable aveuglement? Parce que des considéra-
tions de politique intérieure, des patronages de famille, des combinaisons élec-
lî^.ales, ont forcé le cabinet anglais à laisser l'ambassade de Constantinople à
iord Ponsonby, et n'ont pas permis aux collègues de lord Palmerston de
rompre avec lui. Lord Palmerston , pour ne pas se brouiller avec une famille
|)uissaute, à dii se résigner à lord Ponsonby, et le cabinet à son tour a dû
subir la loi de lord Palmerston. Lord Ponsonby a préparé de longue main,
avec une insistance et une vivacité déplorables, toutes ces folies orientales;
lord Palmerston a lini par les adopter avec son opiniâtreté habituelle. L'un
et l'autre en ont fait une question personnelle, une question d'amour-propre.
Lord Ponsonby tenait à Londres depuis plusieurs mois un interprète de son
ambassade pour qu'il insistât, pour qu'il pressât les ministres et les diplo-
mates, exactement comme un plaideur entretient un solliciteur auprès d'un
tribunal.
Certes, nous sommes loin de vouloir tirer de ces faits aucune conséqueuce
contre le gouvernement constitutionnel; mais nous reconnaissons que l'his-
toire emploiera un langage fort sévère en parlant un jour des causes qui ont
enfanté un si grand événement, un événement qui peut compromettre la paix
et la prospérité dont l'Europe avait le bonheur de jouir depuis vingt-cinq ans.
Le noble lord s'étonne de ces prédictions. A l'entendre, rien de plus paci-
REVUE — CHRONIQUE. 631
fique, rien de plus simple que son fameux traité. Il n'y a dissentiment que
sur les moyens d'atteindre le but : qu'importe? c'est si peu de chose!
Nous venons de montrer qu'au fond il n'y a pas même unanimité sur le
but. La France pense qu'il est sage de maintenir les faits accomplis : le noble
lord veut tout bouleverser. La France veut pour l'empire ottoman une inté-
grité réelle et possible; lord Pal merston, une intégrité chimérique, qui aboutît
à l'anarchie, au désordre, au démembrement.
Mais d'ailleurs est-ce sérieusement qu'on vient nous dire que ce n'est rien
que le dissentiment sur les moyens d'exécution? Et quels sont ces moyens?
Où commencent-ils? où finissent-ils? que deviendraient-ils si le pacha résistait,
si un premier succès couronnait ses efforts? si la lutte se prolongeait? A ces
questions il n'est qu'une réponse : la voici. Les nouveaux alliés ont imaginé
que la France se bornerait humblement au rôle de spectatrice; qu'elle laisse-
rait écrire dans l'histoire du xix' siècle ces paroles: La France, après les
guerres de la révolution et de l'empire et un repos de vingt-cinq ans, vit un
jour l'Angleterre, la Russie, la Prusse et l'Autriche régler seules les affaires de
l'Orient, et se contenta de leur dire que c'étaient là des façons peu courtoises !
A l'heure qu'il est, l'Europe sait que c'est là une supposition hasardée que
les faits se chargeraient de démentir. Quiconque pense que la France désire
sincèrement le repos du monde , qu'elle préfère à toutes choses une paix
digne, honorable, celui-là est un juste appréciateur de l'opinion publique;
mais il la méconnaîtrait complètement, celui qui pourrait être tenté de croire
que la France se résignera à un rôle subalterne et indigne d'elle.
Empressons-nous de le reconnaître. Il y a à cet égard accord parfait de
sentimens, véritable élan national. La couronne et le pays, la garde natio-
nale et l'armée, toutes les opinions, tous les partis, nous n'en exceptons au-
cun, n'auraient qu'une voix, qu'un cri le jour où la France se sentirait blessée
dans son honneur, dans sa dignité, dans ses plus chers intérêts. La couronne
trouverait dans le cabinet actuel un interprète fidèle, un exécuteur habile de
ses généreuses résolutions. Disons plus, quels que fussent les hommes assis
au pouvoir, nulle force humaine ne pourrait les y maintenir le jour où ils fai-
bliraient sous le poids de cette mission nationale, le jour où la couronne ne
trouverait pas eu eux un conseil et un instrument proportionnés à la grandeur
desévènemens.
Au surplus, ce n'est pas la résolution du cabinet anglais qui doit fixer plus
particulièrement l'attention de notre gouvernement. Sans doute c'est du cabi-
net anglais que la France, au point de vue de sa dignité, a le plus le droit de
se plaindre; c'est lord Palmerston qui, sans tenir aucun compte de notre
alliance, n'a eu ni trêve ni repos qu'il n'ait formé une alliance nouvelle. Mais,
au point de vue purement politique et d'intérêt matériel, c'est sur la Prusse
et l'Autriche, sur leur adhésion au traité anglo-russe, que le gouvernement
français doit, avant tout, porter son attention.
L'Angleterre, pays libre, pays constitutionnel , ne tardera pas, nous en
652 REVUE DES DEUX MONDES.
sommes convaincus , à demander à son cabinet un compte sévère de sa con-
duite politique. Le jour où il sera évident pour tout le monde que tous les
efforts de lord Palmerston n'ont abouti qu'à la rupture de l'alliance anglo-
française et à l'intronisation de la puissance russe en Orient, la nation anglaise
élèvera sa voix et repoussera le rôle, par trop subalterne et contraire à ses
intérêts, de satellite de la Paissie. C'est là une aberration qui d'un côté ne peut
être durable, et qui , de l'autre, tout en donnant aux Russes, dans les affaires
d'Orient, un ascendant funeste, n'altère guère la situation relative de la France
et de la Russie. Il n'en est pas de même de l'adbésion de l'Autriche et de la
Prusse.
Ces deux puissances ont si peu à gagner et tant à perdre à cette étrange
convention, qu'il est impossible de ne pas se demander comment elles ont
pu y donner leur consentement. Quelle est donc la cause de ce grand aveu-
glement?
Comment la Prusse a-t-elle pu oublier tout à coup sa faible population, sa
bizarre géographie, ses populations cis-rhénanes? Comment l'Autriche, seul
fondement en Kurope du système stationnaire, a-t-elle pu, elle, si prudente,
si réservée, fermer les yeux sur tous les dangers dont elle est entourée, dan-
gers qu'elle ne peut conjurer que par l'inaction et la retenue de la France?
Évidemment, on l'assure d'ailleurs, les hommes habiles, prévoyans de ces
deux pays, ont dû gémir de la nécessité où ils se sont trouvés d'adhérer à pareil
traité. Nous le croyons volontiers. Mais en politique, peu importent les dispo-
sitions morales des auteurs d'un fait quelconque. Plus d'un homme politique
n'approuvait guère la bataille de Navarin. Les Hottes égyptienne et turque
ne furent pas moins attaquées et détruites.
Que nous importent les regrets qu'on peut éprouver à Vienne et à Berlin?
Le fait n'est pas moins réel ; ces regrets ne font que confirmer ce qui est déjà
évident de soi-même, c'est que ces puissances n'ont plus la libre disposition
d'elles-mêmes, c'est qu'elles obéissent aveuglément à une impulsion étrangère
qui leur paraît irrésistible, c'est qu'en réalité il y a chez elles décadence poli-
tique, qu'elles ne sont plus que des puissances de second ordre. C'est là ce
que tout homme impartial sera forcé d'avouer le jour où le traité serait ratifié
par la Prusse et l'Autriche. La Prusse devra reconnaître qu'en changeant de
roi, elle a changé de politique, et l'Autriche ne pourra pas ne pas s'apercevoir
que son ministre dirigeant a perdu le haut rang qu'il a si long-temps occupé
dans la diplomatie européenne.
Quoi qu'il en soit, la ratilication du traité sera pour la France une preuve
certaine que la Prusse et l'Autriche ne sont plus que deux hospodaras russes.
Lorsque , contrairement à ses propres intérêts , on a cédé à la volonté d'au-
trui sur un point si capital , il est évident qu'on ne cède pas à la raison, mais
à la peur. Dès-lors on peutcéder sur toutes choses; on peut s'humilier demain
comme on s'est humilié aujourd'hui; on peut servir les passions d'autrui
comme on a servi les intérêts; on est un instrument.
REVUE — CHRONIQUE. 653
C'est là ce que la France doit se dire, c'est là ce qu'elle doit prendre en
grande considération et ne jamais perdre de vue.
En Angleterre , l'opinion publique est libre et puissante. Le jour où la nation
anglaise sera convaincue que son administration s'est égarée, elle n'hésitera
pas à la briser. Elle en a les moyens.
Ces moyens n'existent ni en Prusse ni en Autriche. Si la Russie s'est emparée
de leurs conseils, elle peut y régner des années et des années, et y affermir
de plus en plus son influence exclusive. Dès-lors la France aura un jour à
délibérer sur la question de savoir jusqu'à quel point elle doit permettre qu'un
système qui lui serait hostile ou seulement suspect, pousse ses forces ou du
moins son influence jusqu'aux portes de Thionville et de Grenoble.
Quoi qu'il en soit, nous sommes complètement rassurés. Le roi, le pays,
le cabinet, comprennent également toute l'importance et la gravité de la nou-
velle situation politique que l'alliance anglo-russe vient de faire à l'Europe. La
France n'a rien à craindre.
Les affaires d'Espagne semblent prendre une tournure moins fâcheuse.
Espartero, revenu d'une erreur momentanée, paraît disposé à mettre son in-
fluence et son épée au service de la monarchie constitutionnelle et de l'ordre;
ce qui est d'autant plus rassurant, que le gros de l'armée ne cachait pas sa
répugnance à suivre son général dans ses aventures politiques.
Toujours est-il qu'en allant se mettre au pouvoir d'Espartero , au sein de la
Catalogne, la reine a poussé trop loin peut-être la hardiesse d'un esprit poli-
tique et la confiance d'une femme. Quoi qu'il en soit, il s'agit maintenant de
reprendre d'une main habile et ferme les rênes du pouvoir qu'on a laissé
flotter un instant. IMalheur à l'Espagne s'il arrivait à la reine ce qui arrive
quelquefois aux personnes les plus hardies qui viennent d'échapper à un grand
danger qu'elles n'avaient pas prévu. Elles prennent peur et se découragent
après coup. Si la reine Christine, qui est peut-être l'homme d'état le plus
éminent de l'Kspagne, songeait à laisser ce malheureux pays à lui-même, elle
compromettrait à la fois l'avenir de l'Espagne et celui de ses enfans. On parle
du mariage de la reine Isabelle avec le fils aîné de l'infant François de Paule.
Ce mariage ne donnerait pas, dit-on, à la jeune reine, un conseil bien habile;
mais ce serait du moins une question résolue : c'est ce qu'on peut dire de
mieux en faveur du projet.
La saison s'oppose à tout fait saillant, à toute entreprise considérable dans
l'Algérie. Quelques attaques partielles tiennent nos garnisons en haleine; mais
ce ne sera qu'en automne que les opérations militaires pourront reprendre
leur cours.
M. Laurence, directeur des affaires de l'Algérie au ministère de la guerre,
a publié un tableau fort bien fait et fort curieux de la situation des établisse-
mens français dans l'Algérie en 1839.
^ï RE VF» DBS DEUX MONDES.
M. Letronne a remplacé M. Daunoo aux Archives générales du Royaume,
M. rvaudet prend à la Bibliothèque royale la placede M. Letron^ie, et Al. Sainte-
Beuve succède dans la Bibliothèque Mazariue à M. TSaudet. On ue pouvait
confier ces services publics à des iiommes plus compétens et plus dignes.
Qu'on l'.ous permette de nous féliciter en particulier d'un choix qui donne à
un esprit érainent, trop enveloppé jusqu'ici dans sa modestie, les moyens de
se livrer avec une nouvelle ardeur aux grands travaux que le pays a le droit
d'atteudre de ÎM. Sainte-Beuve.
Nos soieries, cette branche si importante et si productive de nos exporta-
tions, sont reçues en franchise aux États-Unis; mais elles sont menacées d'être
frappées bientôt de droits d'importation , et plusieurs membres du congrès
ont déjà exprimé le désir que le gouvernement exécutif prit cette affaire en
sérieuse considération. Ce n'est point qu'ils trouvent qu'il n'existe pas en
France d'équivalent à l'avantage dont nos soieries jouissent aux États-Unis; ils
ne peuvent pas ignorer que la convention de 1822 a mis presque toute la na-
vigation entre les deux pays dans les mains des marins américains, et cela
est si vrai , que les ports de mer français font chaque année de vives réclama-
tions contre cet état de choses. IMais le trésor américain est hors d'état de
subvenir aux besoins du gouvernement; les revenus de l'Uiiion ont diminué,
et, comme la loi de 1833 ne permet pas d'élever les droits sur les articles qui
paient plus de 20 pour 100 ad valorem, il devient nécessaire d'imposer ceux
qui entrent en franchise. Kous avons, il est vrai, des défenseurs dans le con-
grès; ceux qui représentent l'Ouest, le Midi, et qui voient qu'une pareille
mesure nuirait à leur coton et à leur riz, élèvent la voix en faveur de nos soie-
ries. Une cause ne se perd pas aisément quand elle est défendue par des
hommes connue M. Clay, M. Calhoun et M. Benton, le sénateur de l'état de
Missouri, un des honnnes les plus remarquables des États-Unis, doué d'une
grande éloquence et admirateur passionné de la France. M. Benton a devant
lui un brillant avenir, et nous ne doutons pas qu'il ne réussisse un jour à res-
serrer les liens qui unissent les deux peuples. Mais, nous le craignons, l'élo-
quence et la raison de ces Américains éminens, et les intérêts même si grands
du Midi, ne pourront l'emporter sur les intérêts de l'Est et du INord, et sur-
tout ils ne pourront faire taire les besoins pressans du trésor américain. Tout
ce qu'ils pourront obtenir sera de faire maintenir en faveur des soieries d'Eu-
rope le droit différentiel qui frappe celles de la Chine.
Une espérance qu'ils ne s'avouent peut-être pas à eux-mêmes, pousse plu-
REVTE — CHRONIQUE. 655
sieurs représentans de l'Union à demander l'imposition de nos soieries, ils
espèrent que cette industrie pourra se perfectionner en Amérique, au point de
faire une concurrence, non pas redoutable à notre industrie, mais qui puisse les
affranchir en partie des soieries étrangères; nous n'aurons pas de peine à ras-
surer nos manufacturiers, et nous ne pouvons mieux faire pour y arriver, que
de leur mettre sous les yeux Tétat actuel de l'industrie sétifère aux États-Unis;
nous le ferons précéder de l'historique rapide des diverses tentatives faites pour
naturaliser la culture de la soie dans l'Amérique du Nord.
La révocation de i'édit de Nantes, par lequel commence l'histoire de tant
d'industries étrangères, fit passer en Angleterre, en 1685, un grand nombre
d'ouvriers français; ils s'établirent à Spithfields, et le gouvernement anglais,
se trouvant ainsi en mesure de manufacturer de la soie, voulut recevoir la
matière première au sol de l'Angleterre. Les essais furent infructueux, il fut
reconnu que le climat de l'Angleterre ne convenait pas au mîîrier, et Jac-
ques r ' donna des instructions au comte de Southampton pour pousser avec
vigueur la culture de la soie en Virginie, de préférence à celle du tabac. Les
instructions du roi Jacques furent exécutées, elles furent renouvelées par ses
successeurs, et le gouvernement de la Virginie, entrant sérieusement dans les
vues de la métropole, encouragea la culture. Ces encouragemens et ceseffortà
ne produisirent qu'un grand nombre de miiriers que l'on retrouve encore
dans la partie orientale de la Virginie.
Jusqu'en 1732, on n'entend parler d'aucune autre tentative. A cette époque,
le gouvernement aiiglais acheta de sir Thomas Lambe son secret d'importa-
tion de la machine à moulinage, dont le modèle avait été surpris par son frère
en Italie.
Cet encouragement, qui produisit une grande sensation, fit établir cette même
année une colonie en Géorgie, et des mesures furent adoptées pour la culture
de la soie; elles étaient sages; elles obtinrent quelque succès. Une filature fut
même établie à Savannah , sous la direction d'un habile Piémontais. Les admi-
nistrateurs de la colonie à qui appartenait cette filature, résidaient en Angle-
terre, et étaient représentes sur les lieux par un agent qui achetait des plan-
teurs les cocons , et les faisait filer au profit de ses ouvriers.
Ce système n'ayant pas donné les résultats qu'on en attendait , on en adopta
un autre, et en 1751 il fut établi une filature publique, où l'on filait à un prix
déterminé la soie apportée par les planteurs. Cette soie une fois filée était
rendue par les planteurs aux négocians de la ville, qui l'expédiaient pour
l'Angleterre. Mais ce nouveau système n'eut pas de meilleurs résultats que le
premier, puisque de 1751 à 1772, c'est-à-dire pendant une période de dix-sept
ans, il ne fut exporté en Angleterre que huit mille huit cent vingt-neuf livres
de soie grège, ce qui ne fait qu'une moyenne d'un peu plus de cinq cents
livres par an. La révolution détruisit la manufacture, et l'art de filer les
cocons est aujourd'hui aussi inconnu en Géorgie que dans les autres étatà
de l'Union.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que le gouvernement anglais faisait des efforts pour introduire la
culture de la soie dans les colonies américaines, quelques particuliers ten-
daient au même but. Le docteur Franklin, à qui l'Amérique doit tant de
grandes et utiles choses, se trouvant à Londres en 1769, au moment où l'An-
gleterre s'occupait d'introduire dans les Indes la filature de la soie, suggéra à
la société pliiladelphienne américaine, tout récennnent instituée à Philadel-
phie, ridée d'introduire la culture de la soie en Pensylvanie. La société ap-
plaudit vivement à l'idée de Franklin : après avoir demandé les secours pécu-
niaires de la législature, et en avoir éprouvé un refus, il ouvrit une souscription
qui suffit à faire les fonds nécessaires. Cette filature, qui , sous la direction
d'un Français, avait dès la première année reçu deux mille trois cents livres
de cocons, se trouva arrêtée par la révolution.
Nous ne ferons que mentionner la tentative que M. Nathaniel Aspinnal fit
dans la colonie de Connecticut avant la fin de la guerre d'Amérique entre la
France et l'Angleterre.
L'ignorance des difficultés qui accompagnent la préparation de la soie a fait
multiplier les plantations de mûriers dans différentes parties du Connecticut,
et surtout dans les comtés actuels de Windhoni et Talland. On éleva des vers
à soie, on obtint des cocons; des femmes furent occupées à dévider la soie et
h la convertir en soie à coudre; et quoiqu'elles n'employassent et n'emploient
encore que le rouage du dévidoir ordinaire, elles réussirent à obtenir un pro-
duit qui , s'il ne peut être livré au conuuerce sur le marché des grandes villes,
est du moins employé sur les lieux à beaucoup d'usages dans l'intérieur des
familles.
C'est dans cet état qu'un Américain, Français d'origine, I\L Du Ponceau ,
trouva l'industrie sétifère. Ses efforts pour l'améliorer furent grands et multi-
pliés; il s'adressa au congrès pour obtenir l'établissement d'une école pratique,
où l'instruction nécessaire à la filature de la soie eût été donnée gratuitement.
Son dessein avoué était de créer aux États-Unis im nouveau produit, la soie
grège, et d'en former un nouvel objet d'échange avec l'Europe et avec la
France particulièrement, et il s'appuyait sur ce que la chambre de commerce
de Lyon et les commissions de fabricans anglais avaient reconnu que la soie
qui peut être produite aux États-Unis était égale aux plus belles soies du
inonde. Quels que fussent les efforts de M. Du Ponceau, son plan fut rejeté
par le congrès pendant trois années consécutives. Il ne se découragea pas, et
forma un petit établissement où , aidé d'un autre Français, il parvint à fabri-
quer de fort belles étoffes; alors, content d'avoir prouvé, au prix d'une partie
de sa fortune, que les États-Unis pouvaient produire des étoffes de soie, il
renonça à son projet.
Ainsi donc, en ce moment, l'industrie sétifère en Amérique produit dans
quelques comtés de la Nouvelle-Angleterre des soies d'une consommation
toute locale; de plus, il existe quelques manufactures de soie à coudre, objet
de commerce protégé par un droit de douane de 40 pour 100, ce qui n'empêche
BEVUE — CHRONIQUE. 65t
pas qu'une grande partie des soies à coudre employées aux États-Unis ne
vienne de l'étranger, et que les manufactures américaines préfèrent pour
matière première les soies qui viennent du dehors aux soies mal filées pro-
duites dans le pays.
INos manufacturiers peuvent se rassurer, car ils n'ont à redouter aucune
concurrence de la part d'ouvriers qui ignorent l'art dufdage et du moulinage,
les premiers élémens de l'industrie sétifcre.
De graves questions sont soulevées dans le livre publié par M. Hello sous
le titré de Philosophie de l'Histoire de France (1). 11 s'agit en effet de con-
stater, pour la France, la marche ascendante des générations, de rechercher les
causes secrètes qui les poussent en avant, de dégager, dans les évènemens, l'ac-
tion de l'homme et l'action de Dieu , de montrer enfin ce que peut le maître
absolu et la créature soumise, quoique indépendante. Est-il donné à l'homme
de résoudre d'une manière satisfaisante ces grands problèmes, et pour arriver à
la solution , quelle est la marche à suivre? Faut-il se borner à la méthode expé-
rimentale, rassembler les faits, les examiner, et réduire rigoureusement les lois
qui semblent la régir? Faut-il adopter la méthode à priori pure, et des seules
notions générales des choses déduire leurs lois suprêmes par la seule force de
la pensée? Je ne sais vraiment; car, quel que soit le point de vue oîi se place
la philosophie de l'histoire, les difficultés semblent égales. Si l'on s'en tient à
l'étude sévère des faits, il est presque impossible que cette étude soit complète,
car bien des faits importans se déroberont sans cesse dans les obscurités du
nasse, et il faudra constamment suppléer par la témérité de l'esprit aux ensei-
gnemens des souvenirs positifs. D'autre part , c'est une condition de notre
intelligence, que les notions même les plus universelles ne nous sont révélées
que par la réalité, par le tangible. Que ce soit lîossuet, Herder, ou Vico, et
que le génie de ces grands hommes, en sondant l'incompréhensible, ait deviné
juste, il y aura toujours quelque chose d'idéal dans le résultat de leur syn-
thèse, il se rencontrera d'ailleurs toujours un texte, un fait qui la contredira.
Le doute reparaît partout; l'omnipotence humaine a contre elle l'évidence; le
dogme de la fatalité est essentiellement immoral et faux, et cependant les plus
grands historiens, Thucydide, Hérodote, Tite-Live, Tacite, ne sont-ils pas
fatalistes! L'antiquité et la société moderne se contredisent; certes il y a là
(1) Joubert, rue des Grés, n» 14. Un volume in-8».
658 REVUE DES DEUX MONDES.
de quoi désespérer les penseurs. Faut-il conclure de toutes ces inquiétudes, de
toutes ces opinions divergentes, (|ue la pliilosophie de l'histoire n'est qu'une
belle mais vaine spéculation, et l'abandonner par le sentiment de notre im-
puissance? Loin de là. Si les plus hautes intelliiïences ont suivi des voies
diverses, si elles ont entrevu, pressenti, les «grandes vérités, si elles se sont
égarées dans l'erreur, il appartient aux hommes de talent de rechercher les
preuves de ces vérités ou de ces erreurs, de confirmer ou de rectifier, de
donner, h défaut d'une solution irrécusable, à défaut d'un de ces systèmes
qui n'appartiennent qu'au génie, quelques opinions justes et plausibles; ces
fortes études d'ailleurs, lors même qu'elles laissent le doute, sont encore, au
point de vue pratique, d'une évidente utilité.
C'est aussi pour arriver à une conclusion pratique que M. Hello, dans sa
Philosophie de r Histoire de France, a vivement abordé les abstractions. Son
livre est une réponse adressée à ces esprits inquiets et mécontens qui se deman-
dent : faut-il faire une révolution politique ou une révolution sociale? Et pour
les détourner de ce projet, il ne s'arrête pas à discuter le présent, mais il des-
cend jusqu'au fond même du passé, et il cherche à démontrer que les révolu-
tions politiques ou sociales ne sont pas le résultat imprévu, spontané, de quel-
ques individus, et qu'avec toute l'auiiace, avec toute la conviction possible, on
n'improvise pas une société à l'aide de quelques théories exceptionnelles ou
aventureuses. La providence et l'activité libre de l'homme dispo.sent et
accomplissent les évèneinens. Le concours de cette double action, dans la des-
tinée des peuples, est incontestable et peut seul donner le mot du mystère
humain. M. Hello, dans la question du bien-être social, se place ainsi au
même point de vue que les théologiens orthodoxes dans les questions de la
grâce, et le fait, dans le monde politique, est en quelque sorte l'adhésion
volontaire de l'homme aux décrets éternels, comme l'acte, dans le monde
moral , n'est que la libre adhésion de la volonté aux incitations de la grâce.
Entre l'action divine et l'action humaine, il y a cette différence que l'action
humaine est perceptible aux contemporains, tandis que l'action divine ne l'est
pas. Mais s'il ne nous est pas donné de voir clairement dans l'époque même où
nous vivons, notre vue devient plus puissante quand nous examinons le passé.
Dieu se révèle, et l'historien philosophe peut le démontrer par la formation et
l'accroissement des sociétés, comme Fénelon , Olarke, l'ont démontré par les
merveilles de la création. iM. Hello, à l'appui de son système, parcourt rapi-
dement , quoiqu'î.vec détail et en s'appuyant autant que possible sur les faits,
les diverses phases par lesquelles a passé la société française. Il signale d'abord
la différence qui sépare le monde ancien et le monde moderne, et cette diffé-
rence, c'est, selon lui, que le rôle providentiel est plus évident, plus actif
dans les sociétés modernes, et que la condition de ces sociétés est par cela
même plus vraie, plus morale, plus durable. Voyez Rome, elle porte en elle
comme un germe fatal de mort, et le bien n'enfante pas le mieux. Pourquoi?
parce que l'œuvre, la pensée humaine , le but humain , dominent sa destinée.
REVUE — CHRONIQUE. 650
La société française, au contraire, n'a point été fondée par un homme, et
l'obsciirité de ses origines , le terrible cbaos de ses premiers â^es, ses désastres
même dont il ressort toujours quelque bien, sont comme un indice du soin
que la Providence a pris de veiller sur elle. M. Hello, pour arriver à ces
conclusions, se tient constamment dans la méthode expérimentale. 11 suit
pas à pas, mais rapidement, le vaste drame de notre histoire, depuis les inva-
sions barbares jusqu'à la révolution ; il cherche tour à tour le rôle de l'individu
dans l'état, puis l'action successive des générations. C'est ce qu'il désigne sous
le nom A' élément personnel. Dans le chapitre consacré à Vêlement territorial,
il met en lumière cette puissance occulte, cette espèce d'aspiration irrésistible
qui attire à l'unité les élémens dispersés qui forment le royaume. C'est comme
une sorte d'agrégation moléculaire dont chaque province subit la puissance,
mais toujours librement, et selon les sympathies et les convenances de ceux
qui l'habitent. Vêlement politique et Vêlement littéraire sont étudiés avec le
même soin et toujours du même point de vue. M. Hello cherche à constater
que la culture intellectuelle se développe parallèlement aux destinées politiques
de la nation avec une telle rigueur, que l'on peut deviner à la lecture d'un
livre sans date et sans nom la phase sociale à laquelle il appartient. Selon lui,
le caractère de notre littérature est d'une nature si exquise, si élevée, que le
génie littéraire de notre nation ne saurait être une ac(|uisition de l'homme,
mais un don venu d'en haut. La formation de notre langue offre également
le cachet irrécusable du doigt de Dieu. Le travail de l'homme peut bien se
reconnaître dans les qualités accessoires et contingentes du langage, mais cette
merveilleuse concordance entre l'expression et l'idée, ce spiritualisme de la
langue, cette perfection d'une chose abstraite, est précisément la qualité qu'il
était le plus impossible a l'homme d'atteindre.
Ainsi, en dernière analyse, la partie humaine et la partie divine, d'après
M. Hello , sont partout reconnaissables dans notre histoire. Dieu et l'honuue
doivent en quelque sorte s'aider, car s'il n'est rien dont la liberté humaine soit
absolument maîtresse, il n'est rien aussi dont elle doive absolument s'abstenir.
Mais il importe, avant tout, de constater, par l'étude, quelle est dans la mar-
che des évènemens la part de notre faiblesse et celle de l'omnipotence divine,
et quand , de cette étude , de cette abstraction , on arrive au fait pratique,
quand on veut intervenir dans les affaires de son pays, quand on a la préten-
tion de donner aux destinées d'une grande nation une direction nouvelle, on
doit s'assurer, avant tout, qu'on a bien nettement pour soi l'expérience, l'au-
torité des évènemens, et que l'on est absous de cette ambition par les ensei-
gnemens du passé. On doit surtout rester dans la limite de ses forces, et ne
pas porter la main sur l'œuvre de Dieu. Or, cette œuvre, c'est l'enfantement
des sociétés, et par conséquent L'homme n'a ni le droit ni le pouvoir de faire
une révolution sociale. Voilà la conclusion pratique.
Nous nous sommes bornés à exposer très sommairement les idées générales
de M. Hello. En semblable matière, il y a toujours dans l'esprit du lecteur
660 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque chose qui laisse subsister une certaine envie de contredire. M. Hello
a-t-il raison? Se prononcer pour la négative ou l'affirmative, ce serait, je le
crois, dire qu'on est certain soi-même du mot de l'énigme , et dans la philo-
sophie de l'histoire, un peu de doute est bien permis. Sans aller jusqu'au fond
même des doctrines et sans nous occuper de la forme, qui rappelle en certains
points l'école humanitaire ou l'école symbolique , nous nous bornerons à
dire que la Philosophie de r histoire de France atteste dans son auteur une
remarquable intelligence du passé et de fort sérieuses éludes. Le livre ne
donne pas en bien des points ce qu'il promet par son titre; mais du moins on
y trouve des vues neuves, hardies, sans trop de témérité, et c'est un résultat
satisfaisant que d'avoir reconnu souvent le véritable sens des faits, et de les
avoir rattachés à l'ensemble universel de la civilisation. Les écrits de cette
nature doivent exciter l'intérêt des esprits sérieux, car ils donnent à penser,
ce qui est rare; et nous tous, qui vivons au sortir d'une révolution sociale, la
plus grande peut-être qui se soit jamais accomplie, nous qui ressentons encore,
sans y avoir assisté, l'ébranlement profond de ce drame terrible, nous devons
en rechercher attentivement, par une étude élevée de l'histoire, le prologue
dans le passé et le dénouement dans l'avenir.
— Clot-Bey vient de publier un ouvrage remarquable et plein de renseigne-
mens curieux sur l'Egypte et les ressources du vice-roi. Ce livre vient à propos
dans un moment où la question égyptienne occupe tous les gouvernemens
d'Europe, et nous engageons la diplomatie, qui serait tentée de croire que
d'un coup de plume elle peut rayer la jeune puissance qui s'élève sur le iSil , à
consulter l'Jperçu général sur l'Egypte.
V. DE MaBS.
DE L'ETAT ACTUEL
DE
L'ANGLETERRE,
DU MINISTERE WHIG.
Il y a un mois, la session du parlement anglais se traînait pénible-
ment vers sa fin, sans qu'aucun signe extérieur annonçât que la
politique fût, au dedans ou au dehors, à la veille d'une crise. Au
dedans, les chartistes et les socialistes continuaient bien à prêcher
leurs doctrines, mais froidement et en hommes qui sentent que leur
temps n'est pas venu. Au dehors, l'affaire d'Orient n'avait pas cessé
de fixer l'attention, mais la négociation Brunow semblait avortée, et
toute crainte d'une rupture entre la France et l'Angleterre indéfini-
ment ajournée. La situation chaque jour plus faible du ministère
whig, et l'attitude chaque jour plus confiante du parti tory, tel
était le sujet presque unique de la préoccupation générale, celui qui
devait défrayer les banquets politiques pendant l'intervalle des ses-
TOME XXIII. — 1*^"^ SEPTEMBRE 1840. 42
002 REVUE DES DEUX MONDES.
sioiis. Tout à coup une nouvelle inattendue a retenti, et en Angle-
terre comme en France, l'agitation a succédé au calme, et l'inquiétude
à la sécurité.
Cette nouvelle , la voici dans ce qu'elle a de fondamental , et je le
crains, d'irréparable. Depuis la révolution de juillet en France, et la
réforme en Angleterre, une alliance honorable, utile, féconde, avait
réuni deux grands peuples long-temps divisés, mais qui semblaient
enlin comprendre enfin ce qu'ils valent l'un et l'autre, et renoncer à
de vieilles antipathies. Grâce à cette union, l'Europe constitutionnelle
tenait en échec l'Europe absolutiste, la paix était maintenue, et
chaque nation, maîtresse chez elle, avançait paisiblement dans les
voies largement ouvertes de la civilisation. Or, c'est cette union qui
vient de se rompre subitement, capricieusement, par la volonté et
par les mains d'un ministre imprévoyant!
Pour ma part, j'admets volontiers les explications, je crois aux pro-
testations, et j'acquitte le ministère anglais de toute intention outra-
geante ou hostile envers la France. Il y a plus; j'espère encore que le
funeste traité du 15 juillet restera une lettre morte, et que la crainte
de précipiter l'Europe dans une crise terrijjle pèsera assez sur les
gouvernemens pour les amener à une juste transaction. ]Mais cette
transaction accomplie, il n'en restera pas moins un fait déplorable,
c'est qu'un jour, sans motif sérieux, l'Angleterre se sera séparée de
la France pour se rapprocher de la Russie ; c'est que cet événement
imprévu aura réveillé des sentimens assoupis, ranimé des haines
éteintes , fait revivre des jalousies et des méfiances qui n'existaient
presque plus; c'est que la grande alliance occidentale aura ainsi reçu
un coup peut-être mortel. Et ce coup, ce ne sont point les tories qui
l'auront porté; ce sont les whigs, les whigs en qui la France, depuis
tant d'années, avait mis sa confiance, les whigs dont l'amitié
ne lui paraissait point douteuse, et qu'elle soutenait de son approba-
tion et de ses vœux ! r
Dans cette s^ituation nouvelle, l'état intérieur de l'Angleterre mérite
plus que jamais de fixer notre attention. Plus que janiais, il nous
importe de savoir ce qu'il faut penser des agitations diverses qui pé-
riodiquement viennent troubler son repos, et si le ministère qui
dirige en ce moment ses alîaires, a chance de les diriger long-temps.
Mais-, pour se livrer utilement h cette étude, il convient de se mettre
en gaîdo contre les préoccupations du jour, et de se défemlre de tout
sentiment d'amertume et de colère. C'est ce que je tâcherai de faire,
et, pour être |)lus certain d'y réusstr, je me reporterai fidèlement
L'ANGLETERRE ET LE ]»ÎIMSTÈRE WHIG. 663
aux notes que j'avais prises, et à l'opinion que je m'étais faite avant
que le traité de Londres fût connu.
L'Angleterre , depuis quelques années, est en proie à une crise inté-
rieure qui préoccupe à juste titre tous les esprits politiques. D'une
part, la lutte parlementaire se poursuit et se renouvelle avec une
activité systématique, une persévérance passionnée dont l'histoire
offre peu d'exemples. De l'autre, l'idée d'une rénovation radicale
dans la religion, dans le gouvernement, dans la société même, agite
les masses et fait de tenq)s en temps explosion. Aujourd'hui, c'est
un illuminé qui apporte à l'Angleterre la fin de toutes les misères, et
qui trouve une poignée de fanatiques pour prendre les armes avec
lui, et pour l'adorer comme un second Messie, quand il est tombé
sous les balles des soldats. Demain , ce sont les insurrections des char-
tistesqui éclatent sur plusieurs points à la fois, et qui menacent d'une
ruine complète et prochaine la vieille constitution du pays. En même
temps, des associations s'organisent et se propagent, qui, sans s'in-
quiéter des symboles religieux ou des formes politiques, annoncent
hautement l'intention de reprendre la société par sa base, et de
fonder, sur l'abolition du mariage et de la propriété, un nouveau
monde moral. Partout enfin, au centre comme aux extrémités, au
haut comme au bas de l'échelle, il y a travail et malaise. Partout on
sent ce trouble inconnu et cette vague inquiétude qui précèdent ordi-
nairement dans le monde les grandes catastrophes et les longs bou-
leversemens.
A la vue de cette situation singulière, des hommes éclairés, et
dont l'opinion compte, ont pensé et pensent encore que l'Angleterre
est à la veille d'une révolution. Ils ne nient certes point que, dans
sa triple action , religieuse, politique et civile, la constitution an-
glaise n'ait produit d'immenses résultats, et porté au plus haut point
la grandeur et la prospérité du pays; mais ils croient que cette con-
stitution a fait son temps, et que malgré les efforts du parti réfor-
miste pour en réparer les rouages s.sns la briser, la vieille machine,
cette machine jadis si solide et si puissante, tombe en poussière au-
jourd'hui et ne peut plus fonctiomier utilement. 11 faut donc (pi'elle
périsse toute entière, et que l'Angleterre ait son 1789, de même que
la France a eu son 1688, il y a dix ans.
Cette opiiiion est-elle fondée, et les réformes accomplies ou entre-
prises depuis 1830 ne sont-elles en effet qu'un vain palliatif, bon tc^it
au plus à retarder de quelques jours une catastrophe inévitable? En
d'auties termes, existe-t-il, en ce moment, chez nos voisins, un de
42.
664- BEVUE DES DEUX MONDES.
ces mouvemens irrésistibles contre lesquels l'intelligence et la vo-
lonté humaines sont impuissantes? C'est là une formidable question,
une question qui laisse bien loin derrière elle l'éternelle querelle
des whigs et des tories.
Quand on veut se rendre compte de l'état de l'Angleterre, il y a
d'abord une considération générale qu'il ne faut jamais perdre de vue :
c'est qu'il n'est aucun pays que la logique gouverne si peu, et où les
faits soient plus souvent en désaccord avec les idées, les actes avec
les paroles. Je citerai un exemple déjà ancien, mais qui m'a toujours
paru frappant et caractéristique. En 1820, au moment où quelques
émeutes d'étudians mettaient en France le gouvernement en péril,
un procès inoui, le procès de la reine Caroline, agitait l'Angleterre
et troublait le repos public. C'était mon premier voyage dans ce pays,
et quand, le jour même de mon arrivée à Londres, je rencontrai les
longues processions qui se déroulaient depuis la cité jusqu'au villiige
d'Hammersmith, résidence de la reine Caroline; quand, sur les ban-
nières que faisaient flotter ces processions, je lus les inscriptions les
plus séditieuses et les plus violentes; quand j'entendis retentir à mes
oreilles des cris furieux et des menaces sanguinaires; quand en même
temps je remarquai , publiquement exposées dans les rues les plus
fréquentées, d'outrageantes caricatures contre le roi , une entre autres.
Je m'en souviens, où on le montrait mort et étendu sur une brouette,
avec ces mots pour légende : caVs méat (viande pour les chats);
quand enfin, au retour d'une de ces visites à llammersmith, je vis
une populace, ivre de fureur, démolir jusqu'à la dernière pierre la
maison du ISeiv Times, journal tory, sans que les magistrats de la
cité jugeassent à propos d'intervenir, je me dis que l'Angleterre était
à la veille d'une révolution , et je me préparai à être témoin de ter-
ribles évènemens. Quelle fut donc ma surprise, quand je trouvai les
Anglais à qui j'étais recommandé , calmes et sans effroi ! « Vous êtes
« étonné, me dirent-ils, parce que vous ne nous connaissez pas en-
te core. Chez nous, le peuple a, de temps immémorial, le droit de
« s'assembler quand il lui plaît, et d'exprimer son opinion comme il
« l'entend. Il le liiit en ce moment d'une manière un peu bruyante,
« un peu brutnle, mais cela n'ira pas plus loin. Quant aux bannières
« et aux caricatures séditieuses, personne ne les prend au sérieux.
« Le lion breton s'est levé, lisez-vous sur vingt de ces bannières, et
« vous en concluez qu'il est prêt à tout déchirer. Détrompez-vous.
« Après que le lion breton s'est levé, il se couche, et comme il aime
« son repos, il a soin, dans son propre intérêt, de ne blesser per-
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 665
« sonne. Il est pourtant possible que toutes ces démonstrations aient
« un résultat, celui de hâter la fin d'un honteux procès, et d'empêcher
« la condamnation d'une femme moins coupable cent fois que celui
« qui la poursuit avec tant d'acharnement. Mais, grâce à Dieu, nos
« institutions sont trop bien assises pour qu'un si petit incident puisse
« les ébranler. »
On sait que trois mois après la procédure était abandonnée, et que
l'année suivante, au moment du couronnement, la reine subissait
silencieusement l'humiliation personnelle de se voir interdire l'entrée
de l'abbaye de Westminster.
Ce n'est pas tout, et il est encore dans le caractère anglais un trait
qu'il est important de connaître et de se rappeler. Les Anglais, quand
le devoir ou la passion commandent, sont incontestablement une des
nations les plus braves qu'il y ait; mais ils n'ont pas cette ardeur de
sang qui, à définit d'une passion profonde ou d'un devoir impérieux,
se précipite volontairement et légèrement dans les entreprises les plus
périlleuses. Ainsi, lors des émeutes qui, depuis dix ans, ont troublé
Paris, il a été constaté que plus d'un combattant avait pris les armes
par amour du combat et pour chercher, au risque de la vie, de nou-
velles et vives émotions. Il n'y a rien de semblable à craindre en An-
gleterre. Qu'on se rappelle la plus sérieuse des insurrections char-
tistes de l'an dernier, celle qui s'est emparée un moment de la ville
de Newport. Cette insurrection avait été préparée de longue main
par des hommes capables et exercés. Pour la dissiper, il a pourtant
suffi d'une poignée de soldats et de quelques coups de fusil. Croit-on
qu'en France plusieurs milliers d'hommes armés eussent si vite re-
noncé à leurs projets? A Newport, d'un autre côté, la conduite du
maire, de l'oflicier qui commandait le détachement et des soldats
qui le composaient, fut admirablement belle. C'est qu'ils étaient sou-
tenus par le sentiment du devoir, et par la pensée que la loi com-
battait avec eux.
De ces observations je conclus qu'en Angleterre les apparences
sont souvent trompeuses, et qu'il y a plus loin dans ce pays que dans
tout autre d'une émeute à une révolution. Sans s'arrêter à la surface,
il faut donc pénétrer dans les entrailles même de cette vieille société,
et chercher si , comme on le prétend , la vie commence à s'en retirer.
Il faut examiner si entre l'état des esprits et les institutions reli-
gieuses , politiques et civiles , le désaccord est tel qu'une crise vio-
lente soit, dès à présent, devenue nécessaire.
Je commence par les institutions religieuses. En Angleterre, on le
666 REVUE DES DEDX MONDES.
sait, les révolutions ont toujours été plus religieuses que politiques.
C'est l'esprit presi)yt('rien qui comrfeiiça la révolution de iiîkO, et
l'esprit indépendant qui l'aciieva. C'est l'esprit protestant qui,. de
1600 à 1688, mina le trône des Stuarts et finit par le renverser. Vers
la fin du dernier siècle encore, quand la lutte politique restait ren-
fermée dans l'enceinte parlementaire, la lutte religieuse agitait les
rues et promenait dans Londres le meurtre et l'incendie. Enfin la
grande querelle qui, depuis dh ans, absorbe rattention publique, la
querelle irlandaise, a un caractère religieux. V a-t-il lieu de craindre
pourtant que la question religieuse prise en elle-même, et indépen-
damment des intérêts politiques qui s'y rattachent, puisse aujourd'hui
troubler l'Angleterre? Je ne le pense pas, et il me suffira de peu de
mots pour établir et justifier mon opinion.
Il y a dans le protestantisme ceci de remarquable, que sa méthode
et sa doctrine sont en contradiction manifeste et se combattent en
quelque sorte l'une l'autre. Aiusi la méthode du protestantisme, celle
à l'aide de Irquelle il répudia l'autorité du pape et fonda un culte
nouveau, c'est l'examen libre et individuel. Sa doctrine au contraire,
celle que ses plus grands docteurs ont prêche, c'est la négation de
la liberté humaine, et son absorption dans une sorte de fatalité divioe.
JMais une religion , comme une philosophie, vit par sa méthode plus
encore que par sa doctrine, et il était interdit au protestantisme d'en-
chaîner de nouveau l'esprit humain après l'avoir aidé à s'affranchir.
Une fois l'autorité et l'unité catholiques bris;'es, il ('eveuait donc in-
évitable que le protestantisme, livré à lui-même, se fractionnât et se
décomposât, pour ainsi dire, en une multitude de sectes ennemies
ou rivales. Il devenait inévitable, par contre-coup, qu'effrayés de
cette agitation, les esprits les plus timides rentrassent dans le sein
du catholicisme, comme dans un port , tandis que les esprits les plus
hardis se laisseraient entraîner graduellement au-delà même des
limites du christianisme.
C'est ce qui est arrivé partout où le protestantisme a régné. En
Angleterre, à la vérité, l'établissement d'une église officielle riche-
ment doti'e et investie de puissantes prérogatives a pu, pendant long-
temps, lutter contre le cours nalun 1 des choses et modérer le mouve-
ment; mais, depuis quelques années, l'église officielle décline sensi-
blemeiit, connue le prouvent les plaintes amères qu'elle ne cesse
de faire entendre. Ainsi, en Angleterre même et dans le pays de
Galles, le nombre des dissidens est au moins égal à celui des angli-
cans, et les catholiques qui , d'après le recensement de 1767, attei-
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. G67
giiaient à peine le chiffre de 68,000, dépiissent certainement aujour-
d'hui le chiffre d'un million. En Irlande, il n'y a que 800,000 anglicans
contre 700,000 dissidens, et 6 millions 500,000 catholiques. En
Étosse enfin, où le culte officiel est presbytérien, les catholiques, les
méthodistes, font des progrès incontestés. Ajoutons à cela qu'en
Angleterre comme en Ecosse l'église établie porte en elle-même les
germes d'un s 'hisme qui se manifeste en Angleterre par la distinc-
tion entre ce qu'on appelle la haute et la basse église [high and low
cliurch), en Ecosse par la querelle entre l'assemblée g.'nérale de
l'église et les propriétaires de bénéfices.
Voici donc quelle est aujourd'hui la situation religieuse de l'An-
gleterre. Une église officielle abondamnKMit pourvue des biens de ce
monde et fort jalouse de les conserver, mais travaillée par des dis-
sensions intérieures, et qui perd chaque jour quelques-uns de ses
fidèles. A côté de cette église, une multitude de sectes qui toutes en-
vient ses richesses et ses prérogatives; puis, aux deux extrémités, le
catholicisme et l'incrédulité pénétrant au sein du protestantisme par des
côti's différens, et recueillant incessamment ceux qui dans ce tour-
billon de croyances contradictoires ne trouvent plus l'appui dont leur
faiblesse a besoin, et ceux qui, plus forts ou plus présomptueux, se
lassent de chercher ailleurs qu'en eux-mêmes la source de leur
croyance et la règle de leur conduite. Partout d'ailleurs, excepté dans
un très petit nombre de sectes, une foi peu vive et des convictions
peu actives; partout une tendance évideiîte à s'parer la religion de la
politique, et à laisser chacun maître d'adorer Dieu comme il l'entend.
Je sais qu'à cette dernière opinion oii peut opposer l'Irlande; mais
ce serait, je crois, s'abuser étrangement que de voir aujourd'hui
dans la question irlandaise une question plus religieuse que poliîique.
Il en était encore rinsi vers la fin du Jernier siècle, (juand les lois
pjnales existaient et que tous les protestans , bien que divisés d'ail-
leurs, faisaient cause commune contre les catholiqu( s. Cette coali-
tion existe-t-elle eu 18V0? Loin de là. Les catholiques ont pour alliés,
d'une part, pres(|ue tous les dissidens; de l'autre, bon nombre d'an-
glicans libéraux. Mais il y a quelque chose de plus remarquable
encore. Vers la fin du dernier siècle, et plus récemment, ce sont les
masses populaires qui se soulevaient au seul nom de papiste. Loin
qu'elles eussent besoiîi de les exciter, les classes éclairées ne devaient
songer qu'à les retenir et à les modérer. Ainsi, ce n'est point à
lord Gordon, espèce de maniaque, qu'il faut attribuer la sanglante
émeute protestante de 1780; mais lord Gordon trouva au-dessous
668 REVUE DES DEUX MONDES.
de lui (les passions furieuses qui firent explosion à la première étin-
celle. Aujourd'hui les masses populaires écoutent paisiblement et
applaudissent O'Connell. Il est toujours question , à la vérité, d'une
grande croisade protestante qui anéantirait dans les trois royaumes
le Satan romain ; mais cette croisade ne se prêche plus dans les rues
et sur les places publiques; elle se prêche dans la chambre des lords
et dans des banquets à une guinéc par tête, ce qui est beaucoup
moins dangereux. A vrai dire, la haine consciencieuse et désinté-
ressée des papistes n'existe que dans un bien petit nombre d'esprits,
et si O'Connell pouvait garantir à ceux-ci la conservation de leurs
privilèges, à ceux-là la paisible possession du pouvoir et de l'in-
fluence, il en est peu qui refusassent de lui serrer la main. Lord
Lyndhurst est, dans la chambre des lords, le plus implacable en-
nemi de l'Irlande. Croit-on que ce soit par haine du catholicisme,
par zèle ultra-protestant? Quant au duc de Wellington et à sir Robert
Peel, ils ont prouvé en 1839 combien ils étaient étrangers à toute
espèce de préjugés religieux. Il y a donc dans la question anglo-
irlandaise plus d'intérêts temporels que d'intérêts spirituels, plus
d'esprit de parti que de fanatisme réel.
Ce n'en est pas moins, j'en conviens volontiers, une situation très
grave que celle d'une église officielle qui , sur vingt millions d'hommes
à peu près dont se compose la population de l'Angleterre et de l'Ir-
lande, ne compte pas plus de sept millions de fidèles, et voit tous les
jours ses temples désertés pour la chapelle dissidente ou catholique.
Cette église n'est plus celle de la majorité, et le jour où tous ceux
qui n'en font pas partie voudront se réunir pour lui enlever ses pré-
rogatives et ses biens, il lui sera bien difficile de les conserver. Mais
il y a beaucoup de raisons pour que ce jour soit encore éloigné. La
première, c'est qu'entre les catholiques et les dissidens d'une part, et
de l'autre entre les diverses sectes de dissidens, il ne saurait exister,
malgré quelques rapprochemens passagers, cette union intime et
vigoureuse qui triomphe de tous les obstacles. La seconde, c'est que
l'Angleterre est un pays de traditions et de précédens, où plus qu'ail-
leurs la lettre survit à l'esprit et le fait à l'idée. Or, l'église officielle
consacrée par la constitution, incorporée avec le gouvernement,
intimement unie à l'aristocratie territoriale , a pour elle la double
force qui résulte de son ancienneté et de son organisation. Quand
elle se sentira trop vivement pressée, elle fera quelques concessions,
comme elle a déjà fait, et se tirera d'affaire. Il y a là, dans l'état
actuel des esprits, matière à réforme plutôt qu'à révolution.
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. ' 669
Il est bien entendu qu'en exprimant celte opinion, je parle de la
question de l'église en elle-même, et indépendamment des incidens
qui peuvent en changer radicalement le caractère et la portée. Ainsi,
sous un ministère libéral et juste, je crois l'église officielle peu me-
nacée, même en Irlande, où pourtant son existence est une mon-
strueuse anomalie. Il en serait tout autrement sous un ministère
partial et violent. Nul doute qu'alors l'Irlande, aujourd'hui paisible,
ne se soulevât, et que l'église officielle ne fût le premier objet de ses
attaques; nul doute que cette grande lutte n'eût en Angleterre même
un certain retentissement; mais, je le répète, il n'y a rien là de néces-
saire, rien qui ne puisse être évité par une bonne et sage politique.
Voyons si les institutions politiques et civiles sont exposées en ce
moment à de plus sérieux dangers.
Dans sa célèbre analyse de la constitution anglaise, Montesquieu
déclare que la grande supériorité de cette constitution sur toutes les
autres consiste dans la séparation rigoureuse du pouvoir législatif,
du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire. Pour quiconque veut
examiner la constitution anglaise, non dans sa forme extérieure et
dans la théorie, mais dans la pratique et au fond, il doit être évident
que c'est une grave erreur, et ({ue nulle part peut-être les trois pou-
voirs dont parle Montesquieu, n'ont été plus intimement unis et
confondus. L'Angleterre, personne ne l'ignore aujourd'hui, a vécu
et grandi sous l'empire d'une aristocratie maîtresse du sol, et qui,
présente au centre comme aux extrémités, rassemblait en quelque
sorte tous les pouvoirs dans sa main. C'est cette aristocratie qui à
Londres faisait les lois et gouvernait non directement, mais par
ceux de ses chefs qu'il lui plaisait d'imposer à la couronne; c'est elle
qui , dans les comtés , administrait et rendait la justice; c'est elle qui ,
par le clergé et les universités, s'emparait des jeunes générations
et les façonnait à son gré; c'est elle enfin qui commandait l'armée, et
qui à la force morale joignait ainsi la libre disposition de la force
matérielle. De là, malgré des apparences contraires, une unité
mystérieuse, mais puissante, et d'où il était aisé de faire sortir le des-
potisme.
Cependant, il faut le reconnaître , le gouvernement de l'Angleterre,
pris dans son ensemble, a été non-seulement un des plus grands,
mais un des meilleurs qui aient jamais existé. Sous ce gouvernement,
les bons instincts et les nobles passions, à la fois excités et contenus,
ont pris un essor et produit des résultats qui frappent les yeux les
moins exercés, et parlent aux esprits les plus défavorablement pré-
G70, REVUE DES PEUX MONDES.
venus. Sous ce g;ouvernement, en un mot, la nation a conquis une
somme de liberté et de richesses telle que long-temps on a douté
qu'elle pût être dépassée. D'où vient cela? et comment raiistocratie
anglaise s'est-elle distinguée à ce point des autres aristocraties? Cela
vient, je crois, d'abord de ce que l'aristocratie anglaise a toujours
été une aristocratie ouverte, à laquelle des hommes nouveaux pou-
vaient apporter sans cesse un sang rajeutii et des idées contempo-
raines; ensuite et surtout de ce (jue cette aristocratie, tout en se réser-
vant le gouvernement, avait laissé à la nation le droit de manifester
son opinion partons les modes, et d'exprimer sous toutes les formes,
môme les plus brutales, sa satisfaction ou son mécontentement. Il
suivait de là, d'une part, que l'aristocratie était sans cesse avertie
des besoins et des intérêts généraux et mise en demeure d'en tenir
compte; de l'autre, que, pour ne pas perdre toute influence morale,
elle devait chaque jour, par ses actes et par ses paroles, justifier ses
privilèges et légitimer son autorité. Parmi les partis et les hommes
qui, au sein de l'aristocratie, se disputaient le pouvoir, il était d'ail-
leurs inévitable que , par ambition , si ce n'est par conviction , quel-
ques-uns cherchassent un point d'appui dans les sentimens populaires,
et prêtassent à ces sentimens une voix passionnée. De cette façon,
les classes exclues du gouvernement ne manquaient jamais, dans le
gouvernement même, d'organes et de défenseurs.
Quoi qu'il en soit, il y a deux faits incontestables : l'un que l'aristo-
cratie a, pendant une longue suite d'années, gouverné l'Angleterre;
l'autre, qu'un seul peut-être excepté, il n'est point en Europe de pays
plus libre, plus puissant et plus riche. Maintenant, est-il vrai que,
depuis la réforme, le rôle de l'aristocratie anglaise soit si bien fini,
et le souvenir des services qu'elle a rendus si complètement effiicé,
que l'opinion publique s'arme de toutes p:irts contre elle, et qu'elle
penche visiblement vers sa ruine? Est-il vrai en un mot qu'en Angle-
terre comme ailleurs, le jour de sou éternelle rivale soit venu, et
que l'œuvre entreprise et manqu'e parles niveleurs, il y a deux
siècles, soit à la veille de s'accomplir? C'est ce que je veux examiner.
Les révolutions, on le sait, se font de deux manières, par les
pouvoirs établis ou contre ces pouvoirs. Ainsi, en IGVO comme
en 1789, ce sont des assemblées régulièrement convoquées, élues et
réunies qui se mirent à la tête du mouvement et donnèrent l'impul-
sion. Il convient donc de chercher d'abord si, de la part des pouvoirs
légalement établis en Angletere, rien de semblaltle est à espérer ou
à craindre. Or, personne assurément ne le croit. Pbùf commencer
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 671
par la chambre héréditaire, l'aristocratie y règne, ou, pour mieux
dire, cette chambre est l'aristocratie elle-même. Quant à la chambre
des communes, elle se compose de 320 tories, champions ardens des
vieilles institutions, et de 100 à 150 whigs conservateurs qui n'y
tiennent guère moins. Il reste donc pour le parti radical ou démocra-
tique 200 membres tout au plus; mais, de ces 200 membres, il faut
déduire 30 Irlandais qui s'associent au parti radical, sans partager
ses opinions, et qui l'abandonneraient le jour où l'Angleterre aurait
rendu justice à leur pays. Il faut en déduire encore un certain nombre
d'hommes politiques, radicaux par ton ou par situation, mais qui,
comme sir Francis Burdett et sir Robert Wilson en ont déjà donné
l'exemple, passeraient dans le camp ennemi le jour où ils pourraient
redouter une trop prompte victoire. Toutes ces déductions faites, je
ne pense pas qu'il reste dans la chambre des communes plus de 50
à 60 radicaux fermes et résolus. Est-ce au sein d'une assemblée ainsi
composée que l'on verra jamais une nuit du 4 août?
On peut dire , à la vérité , que cette assemblée se renouvelle tous
les trois ou quatre ans, et que par l'action de l'opinion publique, et
grâce au bill de réforme, elle sera sans doute notablement modiQée;
mais cette objection , très plausible il y a huit ans , a cessé de l'être
aujourd'hui. On ne peut ou!>lier en effet que le parti tory, réduit
à 180 membres en 1832 , lors de l'élection qui suivit le bill de réforme,
est remonté à 310 en 183V, et h 320 en 1837, bien qu'à cette dernière
époque l'influence de la couronne et l'influence ministérielle fussent
iir.ics contre lui. On ne peut oublier, d'un autre côté, que le parti
radical exalté n'a pu faire renommer ses chefs les plus notables, et
(l'.ie c'est tout au plus s'il conserve dans la chambre des communes
quatre à cinq représentans ignorés. 11 faut conclure de tout cela, ou
que le bill de réforme n'est point si contraire à l'aristocratie qu'on
l'avait cru d'abord, ou que l'opinion publique, loin de se retirer
d'elle, lui devient plus favorable de jour en jour. Dans une hypothèse
comme dans l'autre, la chambre des communes ne prendra certaine-
ment pas l'initiative d'une révolution.
Si la révolution doit se faire, ce ne sera donc point par les pouvoirs
établis. Reste à savoir si ce sera contre eux.
Quand les réformistes font le d ''nombrement de leur arm;'e dans
le pays et de l'arm'e ennemie, ils accordent sans hésiter à celle-ci
la grande majorité des propriétaires du sol et des chefs d'industrie,
l'église, l'armée, les professions judiciaires, c'est-à-dire à peu de
chose près toutes les classes supérieures de la société. Ils reven-
672 REVUE DES DEUX MONDES.
diquent d'une part les dissidens, de l'autre les classes moyennes
et les classes ouvrières. Il importe de remarquer que le parti réfor-
miste comprend en ce moment les whigs, qui ne sont pas plus
révolutionnaires que les tories. Or, c'est surtout la bannière des
whigs que suivent les classes moyennes. Les classes moyennes, pro-
priétaires, fermiers et industriels, peuvent bien trouver et trouvent
certainement que leur part n'est pas assez grande, et que celle des
classes supérieures l'est trop; mais elles ont en même temps l'œil
fixé sur les classes ouvrières, dont les désirs et les passions les inquiè-
tent et les effraient. Le jour où les wbigs se sépareraient des radicaux,
on peut être assuré qu'une portion notable des classes moyennes s'en
séparerait avec eux. Mais parmi ceux-là même qui au sein des classes
moyennes et populaires se disent et se croient sincèrement démo-
crates, combien qui ne le sont que de nom, et qui cachent enra-
cinées au fond de leur esprit les idées les plus aristocratiques!
N'est-ce pas, par exemple, l'idée aristocratique par excellence que
celle du partage inégal de la terre entre les enfans d'un même
père? Eh bien! cette idée sur laquelle repose tout l'édifice de la
vieille constitution , cette idée qui , tant qu'elle vivra , rendra la dé-
mocratie impossible, qui ne sait qu'elle a en Angleterre pénétré toutes
les parties de l'organisation sociale et pour ainsi dire passé dans le
sang? (3n croit généralement en France que la loi anglaise impose
tyranniquement le partage inégal de la terre, et que la volonté pater-
nelle n'y est pour rien. On se trompe. Quand la volonté paternelle
est restée muette, la loi crée le privilège de l'aînesse; mais pour que
ce privilège n'existe pas, il suffit d'un mot. Si personne ne dit ce
mot, c'est que tout le monde est convaincu que, pour les petites
aussi bien que pour les grandes fortunes, le privilège de l'aînesse est
utile et bon.
Depuis quelques années pourtant, il faut en convenir, les idées
aristocratiques, jusqu'alors non contestées, ont rencontré d'habiles
adversaires et subi de dangereuses attaques. Mais ce ne sont pas seu-
lement les idées, ce sont les mœurs et les habitudes aristocratiques qui
ont envahi la société anglaise. Or, les mœurs et les habitudes sont par-
tout plus durables que les idées. Dans son cabinet, et du point de vue
de la théorie , on consent à faire table rase et à livrer à la démocratie le
gouvernement tout entier; mais on ne consent pas aux conséquences
naturelles et nécessaires de cette grande révolution. Qu'on voie l'ac-
cueil que beaucoup de démocrates anglais ont fait au beau livre de M. de
Tocqueville. M. de Tocqueville n'a pns, je le soupçonne, un bien vif
L'ANGLETERRE ET LE .MIMSTÊRE WHIG. G73
penchant pour la démocratie; mais sa raison l'accepte, et, en homme
convaincu , il se résigne, pour obtenir les avantages, à subir les incon-
véniens. Dans le monde radical anglais, le livre de M. de Tocqueville
passe pourtant pour un pamphlet contre la démocratie. La raison en
est simple. Entre les mœurs démocratiques telles que les décrit M. de
Tocqueville, et l'Angleterre même radicale, il y a parfaite antipathie.
Si telles étaient les conséquences de la démocratie, pour la plupart des
radicaux aussi bien que pour les tories et les whigs, l'arbre serait jugé
par son fruit. Pour rester fidèle au principe, on n'a donc d'autre res-
source que de nier les conséquences.
De tout ce qui précède, je conclus qu'une révolution démocratique
n'est point imminente en Angleterre, et que le pays à cet égard n'est
guère plus avancé que les pouvoirs établis. A vrai dire , les seuls dé-
mocrates, ce sont les chartistes avec leurs cinq articles de foi, le
suffrage universel , les parlemens annuels, le vote secret, l'aboHtion
du cens d'éligibilité et la répartition proportionnelle des députés
selon la population. Encore est-il douteux que ce programme tout
politique aille à la racine même des institutions qu'il menace. Qu'im-
porte , après tout , que , dans une paroisse dont toutes les maisons et
toutes les terres appartiennent à deux ou trois propriétaires, le nombre
des électeurs soit plus ou moins grand? Est-ce d'un autre côté l'aris-
tocratie qui perdrait le plus à ce que les scènes honteuses qui accom-
pagnent en Angleterre toutes les élections populaires se renouve-
lassent chaque année? Le scrutin secret aurait sans doute quelque
efficacité; je connais pourtant plus d'un conservateur éminent qui
croit que les influences aristocratiques n'en seraient que peu sensible-
ment altérées. Suffrage universel, parlemens annuels, scrutin secret,
l'aristocratie supporterait tout cela plutôt qu'un simple article de loi
qui rendrait obligatoire le partage des terres entre tous les enfans.
Or cet article , les chartistes eux-mêmes songent à peine à le de-
mander.
Les chartistes, d'ailleurs, par leurs violentes manifestations et par
les écrits qu'ils répandent, ont déterminé dans toutes les classes pai-
sibles de la société une vive réaction contre leurs doctrines et contrô-
leurs tendances. Que veut-on quepensent les classes moyennes quand,
pour les séduire, on leur dit en propres termes que (1) « si elles ne se
joignent pas aux chartistes, un million d'incendiaires iront brûler
leurs maisons et leurs magasins, et égorger leurs femmes et leurs
(1) The way to universaî suffrage by a tyne chartist.
674. REVUE DES DEUX MONDES.
enfans; » quand, dans une parodie audacieuse d'une prière ehré-
tienne (1), on les invite à croire en lord John Kussel « conçu par un
« rtiauvais esprit, né d'une femme qui a été vierge, que torture une
« mauvaise conscience, qui a crucifié tous les sentîmens humains, et
c( que le peuple précipitera en enler ou il restera jusqu'au jugement
« des vivans et d^ morts; » quand, pour prouver en m'ème tem|<s
qu'on ne veut pas s'en tenir aux paroles, on engage chaque jour les
classes laborieuses à se munir d'armes et à s'exercer en secret? Est-il
bien étonnant qu'après de telles violences les chartistes voient se
retirer d'eux tous les hommes paisibles, et que leurà délégués soient
forcés de prononcer la dissolution de la convention , en se plaignant
amèrement «de la désertion des taux amis du peuple, et de l'apathie
« d'une portion du peuple même?» Les chartistes, aujourd'hui, sont
partout en déclin, et, pendant leur courte apparition, il;!; ont con-
tribué à raffermir les vieilles institutions, loin de les ébranler.
Si les institutions religieuses, politiques et civiles de l'Angleterre
sont dans ce pays moins impopulaires et moins caduques qu'on ne le
croit généralement, est-ce à dire toutefois qu'une longue vie teur seit
assurée, et qu'assez fortes pour résister aux attaques directes de leurs
ennemis, elles ne puissent succomber dans une de ces catastrophes
qui bouleversent le sol? En d'autres termes, l'état moral et matériel
des classes ouvrières n'est-i! pas tel qu'il y ait à craindre quelque
clTOse de plus qu'une révolution politique, une révolution sociale?
C'est de toutes les questions la plus obscure, la plus compliquée, la
plus difficile. 11 ne me paraît pourtant pas impossible, sinon de la
résoudre , du moins de l'éclaircir.
Je me hâte d'abord de le dire, je ne suis point de ceux qui mau-
dissent les progrès de l'industrie et qui penserit que chaque pas qu'il
fait dans la voie de la science et de la civilisation inflige à l'homme un
surcroît de misère et de souffrance. C'est là, selon moi, une pensée
impie, et je me refuse absolument à croire qu'en accordant à l'homme
d'immenses facultés, Dieu ait voulu que son bonheur fût en raison
inverse de sa puissance. 11 n'en faut pas moins reconnaître que lors-
qu'une invention nouvelle vient changer brusquement les anciennes
conditions du travail, le passage d'un état à l'autre ne peut s'opérer
sans détresse et sans souffrance. Il n'en faut pas moins reconnaître
aussi que la concentration des forces industrielles sur quelques points
et la création simultanée de produits que leur abondance peut priver
(1) John s Bull political calechistn.
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 675
momentanément de tout débouclu^ et par conséquent de toute va-
leur, modifient gravement la situation des classes laborieuses et les
soumettent à de terribles cbances. Or, sous ces deux rapports, il
n'est aucun pays qui soit plus exposé que l'Angleterre. Aussi, iiu
milieu de toutes ses richesses et de toutes ses grandeurs , l'Angle-
terre présente-t-elle souvent le plus triste , le plus désespérant des
spectacles, celui d'vm être humain qui ne demande qu'à travailler
pour vivre et qui ne trouve pas de travail. Outre les causes géifé-
rales que je viens d'indiquer, et qui si évidemment tendent à rendre
incertaine et précaire la condition des classes ouvrières, il est d'ail-
leurs une cause spéciale dont il est impossible de ne pas tenir compte.
Cette cause, ce sont les émignitions successives des pauvres irlan-
dais qui offrent leur travail à bas prix et font ainsi descendre gra-
duellement la race anglaise à leur niveau. Dans un article récent
sur l'excellent livre de M. de Beaumont, j'ai analysé la condi-
tion des classes pauvres en Irlande, et je suis arrivé à cette déso-
lante conclusion, qu'au point où est venu le mal, il y a des palliatifs
possil'les, mais point de remède radical. C'est là le triste résultat de
plusieurs siècles d'oppression et de violence. Mais l'injustice à la
longue pèse presque autant sur celui qui la commet que sur celui qui
la subit. Voici donc les fruits amers que l'Angleterre recueille aujour-
d'hui de sa longue tyrannie. A certaines époques de l'année, chaque
bateau à vapeur venu d'Irlande apporte plusieurs centaines de pau-
vres irlandais habitués à se vêtir de haillons, à coucher dans des huttes
infectes, à se nourrir de pommes de terre de basse qualité , à vivre
enlin le plus mal et au plus vil prix possible. De Liverpool, ces pau-
vres se rendent à Birmingham, à Manchester, à Londres même, sur
tous les marchés enfm où leur travail peut se vendre. Là ils rencon-
trent des ouvriers anglais pour qui un vêtement propre, une habita-
tion saine, une nourriture abondante et substantielle, sont devenus
un objet de première nécessité. Qu'arrive-t-il alors? Il est bien évi-
dent que le travail ne saurait avoir deux prix, l'un pour les Irlandais
et l'autre pour les Anglais. Il faut donc ou que ceux-là montent ou
que ceux-ci descendent, et que le niveau s'établisse. Des deux hypo-
thèses, c'est malheureusement la seconde qui se réalise presque
toujours. Si elle ne se réalisait pas immédiatement, l'Irlande d'ail-
leurs tient en réserve quelques millions de bras inoccupés qu'elle
jetterait sur le marché, et qui, en détruisant toute proportion entre
l'offre et la demande- ne tarderaient pas à frapper la marchandise
■ ■ ' .; ;[ f .'.'1 . V 1 '• ■ ■'■ '
d'un véritable discrédit.
07G REVUE DES DEUX MONDES.
Je regrette d'employer de pareils mots; mais c'est là la loi de l'in-
«lustrie, loi fatale et qu'il ne servirait à rien de dissimuler ou de nier.
Veut-on savoir maintenant dans quelles proportions ont lieu les émi-
grations dont il s'agit? En 1830, il est arrivé à Liverpool seulement
7V,2iO Irlandais, en 1837, 45,590, en 1838, V5,470. Le nombre des
Irlandais qui résident à Liverpool dépasse d'ailleurs 4^0,000, à Manches-
ter 60,000, à Glascow 50,000, à Birmingham 25,000, à Leeds 12,000,
sans compter ceux qui sont dispersés dans les campagnes voisines.
Pense-t-on que ce soit là un élément sans importance, et qui n'exerce
pas sur la fixation des salaires une puissante influence? Si dans les
< oratés manufacturiers de l'ouest de l'Angleterre le bien-être des
classes ouvrières a , depuis quelques années , notablement diminué,
c'est à l'Irlande que ces classes en sont surtout redevables, ou, pour
mieux dire, à l'Angleterre elle-même, qui s'est étudiée pendant
tant de siècles à tenir ce malheureux pays dans la servitude et dans
l'abrutissement.
Voici d'ailleurs quelle est en ce moment la situation matérielle des
classes ouvrières en Angleterre. J'emprunte les chiffres à un discours
remarquable prononcé le 4 février 1840 dans la chamlire des com-
munes par M. Slaney.
En 1790, le nombre des ouvriers industriels n'était, au nombre des
ouvriers agricoles, que comme 1 est à 2. En 1840, c'est, on le sait,
tout le contraire. Dans certains comtés la proportion est même bien
plus forte. Ainsi, dans le Warwickshire , il y a 4 ouvriers industriels
contre 1 ouvrier agricole, 6 dans l'ouest de l'Vorkshire, 10 dans le
Lancashire, 12 dans Middlessex. Et, ceci est digne de remarque,
tandis que la population industrielle augmentait ainsi, sa puissance
productive était centuplée par les admirables découvertes du dernier
<lemi-siècle. Que des progrès aussi rapides, aussi prodigieux, aient
accru notablement la richesse nationale, et même amélioré la condi-
tion de certains ouvriers, cela est hors de doute; mais il est hors de
doute aussi qu'il en est résulté de brusques déplacemens d'industrie
et des fluctuations qui, plus d'une fois, ont privé subitement des
populations entières de travail et de pain. Il en est résulté aussi
(ju'entassés dans quelques localités les ouvriers n'ont pu s'y établir
convenablement et sainement. Ainsi, à Liverpool, dont la popula-
t on a plus que doublé en trente ans, sur 270,000 habitans, il y
eut a 40,000 qui vivent jour et nuit dans des caves humides; à INIan-
ciliicster, sur 200,000 habitans, il y en a 15,000, et la plupart dc^s
autres habitations ne valent guère mieux, A Bury, le tiers de la popu-
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WIIIG. 677
lation laborieuse n'a qu'un lit pour 3, k, 5 et même 6 individus. A Glas-
cow, dans les quartiers les plus pauvres, 10, 12 et quelquefois 20 per-
sonnes, de tout sexe et de tout Age, couchent pêle-mêle et presque
nues sur un carreau humide et sale. On n'évalue pas à moins de 20 à
30,000 le nombre des malheureux qui vivent ainsi. A Leeds, à Bristol,
à Londres surtout, les enquêtes signalent d'aussi tristes résultats.
Quant aux salaires, ils seraient en général suffisans, s'ils étaient
également répartis sur plusieurs années, ou si , quand ils sont élevés,
ceux qui les reçoivent savaient en mettre une portion de côté pour
le temps où le travail manquera. Mais comment attendre d'hommes
ignorans et condamnés à une pénible existence tant de prévoyance
et de modération? Quand la production s'arrête ou languit, il se trouve
donc de nombreuses familles réduites, du jour au lendemain, à la
misère et au désespoir.
Assurément ce n'est point là pour les classes ouvrières un état
normal. Est-il surprenant dès-lors qu'elles écoutent les proi)liéties
furibondes des illuminés qui, comme le révérend Stephen, ministre
méthodiste, leur montrent la terre promise, « pourvu qu'au lieu de
« se borner à de vaines menaces, elles osent prendre /es couteaux et
« les fourchettes dont on leur rend l'usage inutile pour les porter à la
« gorge de leurs oppresseurs, » et les utopies insensées des rêveurs
qui, comme M. Owen, prêchent hardiment l'abolition de la religion,
du mariage et de la propriété, « trinité formidable et monstrueuse,
« source inépuisable de maux et de crimes, véritable et unique Satan
«dans le monde? » Comme tous les prétendus organisateurs de notre
époque, M. Owen s'entend mieux à détruire qu'à édifier, et il est
difficile de prendre au sérieux ses associations de 500 à 3,000 per-
sonnes, où il n'existe d'autre classification que celle de l'âge, de sorte
que tous les hommes et toutes les femmes doivent être employés
indistinctement et simultanément, de 10 à 15 ans aux soins domesti-
ques, de 15 à 25 à la création de tous les produits agricoles et indus-
triels dont l'association a besoin , de 25 à 30 à la distribution de ces
produits, de 30 à 40 au gouvernement intérieur de la communauté,
de VO à GO à la direction de la même communauté dans ses rapports
avec les communautés étrangères. Mais d'une part M. Owen déclare
nettement que l'homme n'est pas responsable de ses croyances, de
ses sentimens, de ses actions, que par conséquent il n'y a ni vice ni
vertu, et que tout châtiment est injuste aussi bien que toute récom-
pense. De l'autre, il promet à l'homme, prescpie sans travail, la pleine
satisfaction de ses besoins et de ses goûts. C'en est assez pour que
TOME XXIII. 43
678 REME DES DEUX MONDES.
beaucoup de ceux qui soulTrcMit viemient se grouper autour de lui. Il
y a quelques années, qu.uid M. Owcn dirigeait l'établissement de
.Wnv-Lauark, on le regardait comme un philanthrope ingénieux,
dont les expériences curieuses mériliiient de lixer l'attention sans
tirer à conséquence. Aujourd'hui la secte qu'il a fondée compte
soixante-une sociétés affiliées et un nombre considérable d'adeptes,
surtout dans les grands centres manu'acturiers. Ardente et active,
cette secte d'ailleurs inonde l'Angleterre d'écrits à bon marché, où la
théorie socialiste est repro.luile sous toutes les iormes et dans tous
les langages. A Manchester, à Eirmingham, ailleurs encore, elle sou-
tient publiquement sa thèse, et d('fend hardiment ses principes contre
quiconque veut les attaquer.
Je ne parle point de ces imelin^fi plus étranges encore où l'on
professe sans déguisement que, « si les ouvriers ne peuvent pas ga-
« gner assez de pain pour eux-mêmes et pour leurs enfaus, ils doi-
« vent en prendre sur le fonds commun (1 ). w Je ne parle pas non plus
de quelques écrits incendiaires, plutôt donnés que vendus, entre
autres d'un poème où l'on excite les pauvres à l'extermination de
tous les riches, et d'un pamphlet signé Marcus^ qui, pour diminuer
l'exubérance de la population , engage les familles pauvres à tuer i;n
enfant sur quatre. O sont là d'abom.inables rêveries, qui n'ont d'im-
portance que par l'état d'esprit qu'elles révèlent. Mais un tel état
d'esprit, on en conviendra, n'appartient pas à une société bien por-
tante.
Là est le véritable daiiger de l'Angleterre, et ce danger a peut-être
été augmenté par la deriùère loi sur les pauvres. Ce n'est pas que
l'ancienne loi lut bonne. Fondée sur cette fausse idée que la terre
suffit toujours à nourrir tous ses habitans, l'ancienne loi, partout où
on avait essayé de la mettre sincèrement à exécution, n'avait eu
d'autre effet que d'encourager la paresse et le vice aux dépens de
l'honnêteté et de l'activité. Mais les pauvres, sans se rendre compte
de ses résultats véritables, y voyaient l'acquittement d'une dette à
leur égard , et c'est avec douleur et ressentiment qu'ils en ont appris
le changement. Ajoutons que dans cette circonstance les tories les
plus ardens se sont unis aux radicaux exaltés, et que, depuis quatre
ans, ils ne cessent de répéter ensemble aux clas.ses ouvrières que le
ministère whig les a dépouillées du droit qui leur appartenait depuis
Elisabeth, et de leur dernière ressource. Comment veut-on que de
(Ij Meeting des ouvriers snns n";iv;iil à Locds, j:*nvier I8ifl.
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 079
pareils argumeris ne finissent pas par égarer les esprits et par les
pousser au désespoir et à la sédition?
Si j'étais membre du parlement d'Angleterre, ce ne sont donc pas
les agitations politiques ou religieuses que je redouterais, mais les
convulsions sociales; ce ne sont pas les chartistes, mais les commu-
nistes : ou plutôt ce que je craindrais, c'est que chartistes et commu-
nistes, abandonnant les uns leurs cinq artids de loi, les autres la
partie théorique de leur nouvel évangile, ne se réunissent un jour,
pressés par la misère et la faim, dans un effort terrible, contre
tous ceux qui possèdent et qui jouissent; c'est que le xix'' siècle
n'eût aussi sa jacquerie, et que l'Angleterre, si belle et si riche, ne se
couvrît de ruines et ne se baignât dans le sang. Grâce à Dieu, il y a
bien des chances pour qu'une telle catastrophe n'ait pas lieu; mais,
si l'on veut la prévenir, il faut la prévoir, il faut y songer. On ne doit
pas se lasser de le répéter, partout, et surtout en Angleterre, la con-
dition des classes ouviières a subi depuis un demi-siècle de notables
changemens. L'avenir prouvera, je le crois, que ces changemens en
somme ont été plutôt bons que mauvais, heureux que malheureux,
mais à la condition expresse qu'on en tienne compte, et qu'on ne
veuille pas appliquer obstinément de vieilles pratiques à un état tout
nouveau. Jusqu'ici, je le sais, quoi qu'en puissent penser les secta-
teurs de Saint-Simon , de Fourier et d'Owen , l'homme de génie qui
doit résoudre le problème n'a pas paru dans le monde, et il n'y a rien
de plus vieux, rien de plus rétrograde, que ce qu'on nous donne
chaque jour avec assurance pour un progrès et une nouveauté. Mais
c'est beaucoup déjà que de vouloir bien reconnaître que la question
existe, et de s'en occuper sérieusement. Il y aurait là pour l'aristo-
cratie anglaise, si elle comprenait son devoir et son intérêt, un ma-
gnifique rôle à jouer et un service capital à rendre à l'humanité.
Malheureusement pour l'Angleterre et pour elle-même, l'aristo-
cratie anglaise ne paraît guère songer qu'à conserver dans leur inté-
grité ses privilèges pécuniaires et les lois qui les consacrent. Je citerai
la loi des céréales, la plus inique assurément de toutes celles qui
pèsent sur les classes pauvres. Dans un pays où les deux tiers de la
population vivent de salaires industriels, quelle réponse peut faire
l'aristocratie à ceux qui lui disent : « Avec nos salaires, tout réduits
qu'ils soient par la concurrence, nous pourrions acheter par semaine
trente livres de pain qui nous feraieiit vivre ainsi que notre famille;
au lieu de trente, il ne nous est permis d'en acheter que quinze,
afin que tel d'entre vous reçoive de ses fermiers 100,000 livres
43.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
sterl. au lieu de 50. » Sans doute il y a là quelque exagération, et la
libre importation des grains étrangers ne ferait pas baisser de moitié
le prix du pain; mais le raisonnement, assez simple pour être saisi
par les esprits les plus grossiers, n'en reste pas moins sans réplique.
A la question que je me suis posée en commençant, voici défini-
tivement ma réponse. Quelque contraires que soient les institutions
anglaises aux idées que la révolution d'Amérique et surtout la révo-
lution française ont produites et jetées dans le monde, il n'y a ni dans
le sentiment religieux, ni dans le sentiment politique du pays, rien
d'assez antipatbiqiie à ces institutions pour qu'elles soient menacées
d'une prompte ruine. Elles pourront donc subsister long-temps en-
core, surtout à l'aide de réformes habiles et opportunes, si elles ne se
trouvent englobées dans une catastrophe plus générale et qui aura
une origine plus profonde. Cette catastrophe pourtant n'est rien
moins qu'inévitable, rien moins qu'imminente, pourvu que les
classes supérieures et moyennes, au lieu de fermer les yeux et de
s'endormir, regardent le danger en face et s'occupent activement
des moyens de le conjurer.
Je ne cherche point, on le voit, à diminuer l'importance du redou-
table problème qui agite aujourd'hui l'Angleterre; mais de ce que ce
problème n'est pas résolu, suit-il que toutes les autres questions doi-
vent s'elTacer devant lui, et que, comme le prétendent quelques écri-
vains, les débats parlementaires depuis dix ans méritent à peine qu'on
y fasse attention? Non certes, et c'est là se faire des choses humaines
une idée bien étroite et bien mesquine. Si les nations doivent songer
à leur avenir, elles ne peuvent oublier (lu'elles vivent dans le pré-
sent, et que le présent se compose d'une foule d'incidens éphémères
et insignifians peut-être au point de vue de l'histoire et de la philo-
sophie, mais dont l'ensemble détermine le rang qu'elles occupent
dans le monde et le rôle qu'elles y jouent. C'est à ces incidens et aux
difficultés qui en naissent chaque jour que l'homme politique, quelle
(|ue soit d'ailleurs la supériorité de son esprit, doit appliquer surtout
ses facultés et consacrer ses efforts. Après avoir examiné quel est
l'état des institutions de l'Angleterre et quels dangers les menacent,
il est donc bon d'examiner quelle est la situation de son gouverne-
ment et quelles sont ses chances de durée. Ceci m'amène à jeter un
coup d'd'il rapide sur les diverses phases par lesquelles le ministère
actuel a passé. Il est impossible de bien comprendre ce qu'il est au-
jourd'hui sans connaître ce qu'il a été.
La carrière du ministère v^hig peut se diviser en quatre époques
L'ANGLETERRE ET LE .MLMSTÈRE WHIG. 681
principales : le ministère Grey, le premier ministère Melbourne, le
second ministère Melbourne après la tentative des tories en 183i jus-
qu'à sa retraite au mois de mars 1839, le troisième ministère Mel-
bourne depuis mars 1839 jusqu'à ce jour. La première époque, qui
vit réunis sous le drapeau de lord Grey des bommes tels que lord
Stanley et lord Durbam, lord John Russell et sir James Graham,
lord Brougbam et lord Ripon , lord Howwick et le duc de Ricbmond,
lord Melbourne et lord Althorp, est certainement la plus brillante et
la plus féconde. Le parti whig, récemment arrivé aux affaires, et
plein de confiance en lui-même, marchait avec ensemble, avec ardeur,
sous un chef à qui trente années d'une vie politique glorieuse avaient
assuré l'affection de ses amis et le respect de tous. C'est alors qu'eut
lieu, au sujet du bill de réforme, la grande lutte des communes
<;6«tre les lords , lutte presque oubliée aujourd'hui , mais qui n'en
est pas moins un événement extraordinaire et significatif. Pour bien
apprécier la portée de cet événement, il faut se souvenir de deux
choses : la première, qu'au commencement de 1830 la vieille loi élec-
torale était encore entourée de tant de respect que, de peur d'y
porter la plus légère atteinte, la chambre des communes refusait d'ac-
corder à des villes telles que Manchester et Birmingham un ou deux
représentans; la seconde, que jusqu'alors, directement ou indirecte-
ment, la voix des lords avait toujours été prépondérante. Dix-huit
mois après, un bill devenu loi de l'état, malgré la chambre des lords,
supprimait toutes les vieilles fictions électorales, et établissait partout
le principe de la représentation.
Que le bill de réforme soit, dans quelques-unes de ses dispositions
secondaires, plus ou moins satisfaisant et durable, il n'en faut pas
moins reconnaître que le ministère à qui ce bill est dû a fait une
grande chose. Mais ce n'est pas tout, et le bill de réforme est loin
d'être le seul titre du ministère Grey. Ainsi c'est le ministère Grey
qui a fait passer le premier bill pour rendre permanente et obligatoire
la conversion des dîmes en une rente foncière. C'est lui qui , par une
initiative hardie, a porté le premier coup à l'église irlandaise en sup-
primant dix évêchés et une foule de sinécures ecclésiastiques. C'est
lui qui a préparé la réforme des lois municipales et apporté dans les
lois civiles et militaires d'importans changemens; c'est lui enfin qui a
eu l'insigne honneur d'attacher son nom à l'abolition de l'esclavage.
Et tout cela s'est fait depuis la fin de 1832 jusqu'au commencement
de 183i, à travers les agitations inséparables de la grande révolution
légale qui venait de s'opérer, quand, à l'extérieur, la question de
682 UEVL'E DES DEUX MONDES.
paix et de guerre, encore suspendue sur l'Europe, préoccupait tous
les cabinets. Assurément il y a là pour le parti whig un juste et éternel
sujet de contentement et d'orgueil.
On sait comment finit le ministère Grey. La question de l'église lui
enleva d'abord quatre de ses membres les plus éminens, et la ques-
tion irlandaise, un peu plus tard, contraignit son illustre chef à la
retraite. Alors commença, en juillet 18;ii, la seconde époque, celle
du premier ministère Melbourne. C.omparé à celui qui l'avait précédé,
ce ministère contenait si peu d'hommes supérieurs, que personne dans
le premier moment ne crut à sa durée. Autant d'ailleurs le ministère
Grey avait été brillant et résolu, autant le ministère Melbourne se
montra indécis et terne. Dédaigné par les tories et parles ^vhigs dis-
sidens, injurié par O'Connell, attaqué par les radici.ux, ce cabinet,
après six mois d'une existetice insignifiante, semblait près de s'éteindre
doucement , quand , en rappelant brusquement les tories, le roi jugea
à propos de le ranimer.
J'ai ailleurs expliqué les causes et les effets de cet étrange événe-
ment. Je ne veux point y revenir. Je rappellerai seulement qu'ou-
tragés et foulés aux pieds par la couronne, les whigs contractèrent
dès-lors avec le parti radical et le parti irlandais l'alliance qui depuis
six ans maintient le gouvernement entre leurs mains, et trouvèrent
ainsi dans leur chute une nouvelle force. Les tories avaient pour eux
la co; -onne, les deux tiers de la chambre des lords, et, depuis les nou-
velles élections, près de la moitié de la chambre élective; mais dans
cette dernière chambre les whigs, les radicaux et les Irlandais réunis
l'emportaient de vingt à trente voix, et devant cette imperceptible
majorité sir Robert Peel dut se retirer. C'est à dater de ce jour que
l'étoile pâlissante du parti whig brilla d'un nouvel éclat, et que le
ministère Melbourne, liion que la crise lui eût enlevé encore deux
de ses membres les plus considérables, lord Althorp et lord Brou-
gham, devint un ministère sérieux et puissant.
De mai 1835 à mars 1839, il y a près de quatre ans, et pendant cette
longue période, l'Angleterre a présenté un spectacle inoui jusqu'alors,
celui d'un ministère qui, combattu par la chambre des lords et
appuyé dans la chambre des communes par une majorité de quel-
ques voix seulement, dont la moitié ne partage ni ses opinions ni ses
sympathies, gouverne cependant le pays avec autorité, avec dignité,
et poursuit paisiblement l'œuvre si difficile d'une réforme à la fois
sérieuse et modérée. Une telle conduite à travers de telles difficultés
fait sans doute beaucoup d'honneur au ministère; naais elle en fait
L'ANGLETERRE ET I.E MINISTÈRE WHIG. 683
plus encore à la majorité dont l'intelligence et le bon sens ont su
triompher ainsi de ses passions et de ses dissentimens intérieurs. Nous
faisons en ce moment en France une tentative analogue, et si l'on
peut juger de l'avenir par le passé, j'ai la confiance qu'elle réussira.
Mais que sont les difiérences qui nous séparent auprès de celles qui
distinguent en Angleterre les whigs des radicaux? Les whigs, je le
répète, veulent maintenir la vieille constitution anglaise, que les radi-
caux veulent détruire. Depuis six ans pourtant, les radicaux, pour
écarter les tories, soutiennent les whigs, bien que cenx-ci, toutes les
fois qu'ils en ont été sommés, n'aient pas ht'sifé à déclarer que, plutôt
que de dépasser la limite de leurs opinions, ils étaient prêts à quitter
le pouvoir. C'est là des deux parts un exemple de justesse et de fer-
meté d'esprit qui ne doit pas être perdu.
Il est certain d'ailleurs qu'en présence d'une chambre des lords
ouvertement hostile et d'une chambre des communes presque par-
tagée par moitié, les w higs, sous le second ministère Melbourne, sont
loin d'avoir accompli tout ce qu'on pouvait attendre d'eux , tout ce
qu'eux-mêmes croyaient juste et bon. Ils ont pointant réform'' les
corporations municipales, converti délinitivement les dîmes en une
rente foncière, refait les lois des pauvres, régularisé l'état civil et l'in-
struction publique, adouci les lois criminelles, réparti plus également
les revenus ecclésiastiques, complété l'affranchissement des esclaves;
et si sur deux autres questions d'une haute importance, celles des
taxes et des propriétés de l'église, ils ont dû reculer, la tentative
qu'ils ont faite et les principes qu'ils ont émis n'en restent pas moins
comme la preuve d'un progrès remarquable dans l'opinion publique,
et comme un engagement pour l'avenir.
Mais le gouvernement d'un pays ne consiste pas uniqiiemeiit dans
la législation. Il y a, en outre, la conduite générale des affaires tant
en dehors qu'en dedans. Or, si , malgré la première quadruple alliance,
il est difficile de signaler une notable différence entre la politique
étrangère des whigs et celle des tories, il en est tout autrement de
leur politique intérieure. Pour la première fois peut-être, on a vu
le gouvernement et l'administration lutter contre les abus d'une orga-
nisation aristocratique, au lieu de les favoriser. Pour la première fois,
on a vu le pouvoir se mettre du côté des faibles contre les forts. Je
n'ai pas besoin de dire que c'est surtout par sa conduite en Irlande
<|ue le ministère Melbourne a mérité cet éloge. En Irlande, on le sait,
le gouvernement, l'administration, la justice, n'ont eu qu'un but
depuis plusieurs siècles, opprimer et pressurer le pays. Aussi, siir
68V REVUE DES DEUX MONDES.
cette terre malheureuse, la guerre, une guerre atroce et sanglante,
n'a-t-elle jusqu'à ces dernières années cessé d'exister entre le pou-
voir et le peuple. La civilisation modifiait et adoucissait progressive-
ment la législation; elle restait sans inlluence sur l'administration;
et cette tyrannie, la pire de toutes, était si profondément enracinée,
que le premier ministère whig lui-même n'avait pas osé ou voulu en
afïrancliir le pays. Ce sera la gloire du ministère Melbourne de l'avoir
attaquée et vaincue jusque dans ses plus redoutables forteresses. Sous
ce ministère, l'Irlandais, aux yeux de l'administration comme de la
loi, a été l'égal de l'Anglais, et le catholique l'égal du protestant.
Sous ce ministère, ni rang ni fortune n'ont pu mettre l'injustice à
l'abri de la disgrâce, si ce n'est du châtiment. Aussi l'Irlande, malgré
ses souifrances, malgré sa détresse, s'est-elle, sous le ministère Mel-
bourne, montrée docile et recoimaissante.
Chose singulière ! si dans la politique des w higs il est quelque chose
d'irréprochable, c'est incontestablement leur conduite en Irlande. Là
pourtant est, en Angleterre, la cause de leur impopularité croissante,
de cette impopularité qui , après leur avoir enlevé le pouvoir pour la
seconde fois en mars 1839, ne leur a permis de le reprendre que par
le bon plaisir de la reine, plus affaibli et plus vacillant que jamais. Je
touche ici à la quatrième époque du ministère \\hig, celle qui dure
encore aujourd'hui. Comme il ne s'agit plus du passé , mais du pré-
sent, il est jjon d'entrer dans quelques détails.
Il arrive souvent dans le monde politique que la cause apparente
des évènemens n'en est pas la cause réelle. Si le ministère du 11 oc-
tobre se retira, en 1836, devant un léger échec, c'est que le minis-
tère du 11 octobre avait dans son sein ou au dehors d'autres causes
de mort (|ue la question des rentes; si, en mars 1839, le minis-
tère Melbourne donna sa démission après le vote sur le bill de la Ja-
maïque, c'est que le ministère Melbourne, plusieurs fois vaincu par
les tories depuis le commencement de la session , sentait que sa posi-
tion n'était plus tenable. Comment les tories, qui, après le bill de
réforme, ne comptaient plus que pour un tiers, étaient-ils donc par-
venus à reconquérir un ascendant graduel, et à faire, par leurs pro-
pres forces, équilibre au parti réformiste tout entier? Est-ce, comme
ils aiment à le dire, parce qu'ils avaient été plus habiles, plus persé-
vérans, plus actifs que leurs adversaires? Est-ce, comme on le leur
répète chaque jour, parce qu'ils avaient su dans les élections rem-
placer l'autorité par la corruption? Peut-être y a-t-il dans les deux
explications quelque chose de fondé; mais elles sont, même réunies,
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 685
loin d'être suffisantes. Malgré leur habileté et leur richesse, les tories
n'auraient pu se relever si vite, s'ils n'avaient trouvé dans les opinions
de l'Angleterre un levier solide et puissant. Ce levier, c'est le mépris
pour l'Irlande presque dans toutes les classes, et, dans quelques-
unes, la haine pour le catholicisme. Et qu'on ne croie pas que ce
mépris et cette haine ne se rencontrent que parmi les tories. Au sein
du parti radical même, plusieurs en sont atteints, et O'Connell n'est
pas un insensé quand , dans les assemblées populaires de Dublin , il
dénonce le radicalisme anglais comme l'ennemi de l'Irlande. Grâce à
Dieu et à la civilisation , beaucoup d'Anglais se défendent de ces indi-
gnes sentimens et les blâment hautement; mais il en est peu qui, au
fond de l'ame, n'en conservent quelques traces. N'est-il pas incroyable,
par exemple, que, depuis dix ans, les tories puissent, toujours avec
un nouveau succès, séparer, dans la chambre des communes, les
votes irlandais des votes anglais, comme si la nature de ces votes
était différente et leur autorité inférieure? Ainsi, dans un pays qui
compte 2i millions d'habitans, il y a une vaste province qui en compte
8 millions à elle seule, et qui pourtant n'envoie au parlement que
lOi- représentans sur 658. Ces lO't voix, on les lui conteste pourtant
encore, ou du moins on veut que, moralement, elles pèsent moins
que les autres. Et contre une si absurde, contre une si inique préten-
tion , il ne s'élève pas de toutes parts une de ces énergiques récla-
mations qui commandent le silence! De quel droit, à quel titre, sous
quel prétexte peut-on dès-lors refuser à O'Connell la séparation légis-
lative qu'il demande, certainement sans espoir, et peut-être sans un
bien vif désir de l'obtenir?
Le mot de l'énigme, je le répète, c'est que, dans le cœur des
Anglais môme bienvcillans pour l'Irlande, la race irlandaise éveille
quelque chose des sentimens que portent à la race nègre les colons
les plus éclairés. La race irlandaise souffre et obéit depuis si long-
temps, qu'on a peine à voir en elle l'égale de ceux qui la font obéir
et souffrir.
Voilà ce que, dès 1834, au moment de la scission Stanley, sentit
et comprit parfaitement le parti tory. S'il se fût borné à se porter le
défenseur ardent et persévérant de tous les abus civils et politiques
que mettait à nu le parti réformiste, il eût échoué certainement, et
sa minorité eût diminué au lieu de s'accroître. Il était bien plus habile
de faire appel aux sentimens nationaux et religieux, et de dénoncer
lord Melbourne , non comme l'allié des radicaux , mais comme l'ami
complaisant et presque comme le serviteur des Irlandais et des catho-
68i'6 REVUE DES DEUX MONDES.
liquos. !.a supériorité de l'Angh^terre sur l'Irlande et du protestan-
tisiiiosur le catholicisme devint donc le mot d'ordre du parti tory, mot
d'ofdfe qui retentit partout d'un bout du royaume à l'autre, dans le
parlen'ieiit et sur les /nisfi/iys, à table et dans la chaire. Est-il néces-
saire d'ajouter que, dans cette croisade, le clergé anglican se fit re-
marquer par l'Apreté de son zèle et l'ardeur de son langage? Ainsi,
d'ailleurs, ({u'oii devait s'y atlendre, le point de mire (ut O'Connell,
personniiication échitante de rirlande et du catholicisme; O'Connell,
tribun fougueux, mais homme i)olitique mesuré, et devenu, par sa
situation et par son talent, l'allié nécessaire du cabinet et la pierre
angulaire de la majorité. Il l'ut donc entendu que lord Melbourne
était l'esclave d'O'Connell, qu'O'Connell seul gouvernait sous son
nom , et que l'Irlande catholique, à peine échappée d^* ses fers, tenait
l'Angleterre protestante sous ses pieds. Et comm<' O'C-onnell, accep-
tant hardiment le rôle qu'on lui faisait et le déti qu'on lui jetait,
allait tantôt en Irlande, tantôt en Angleterre, faire entendre aux
masses une voix éloquente et souvent injurieuse, on n'eut pas de
peine à persuader aux crédules que l'ami, le protecteur, le maître du
cabinet travaillait à l'asservissement de l'Angleterre et à la restaura-
tion du papisme.
On comprend maintenant comment les élections de 183i et de 1837
lurent si favorables au parti tory; on comprend comment, tandis que
l'irlande s'attachait de plus en plus au gouvernemerit de lord Mel-
bourne, il s'opéra en Angleterre une réaction chaque jour plus visible
contre ce gouvernement. Ce n'est pas contre lord Melbourne et lord
.Tohn Russell, partisans modérés et prudens des réformes politiques,
que se prononçaient beaucoup d'électeurs, jadis amis des whigs,
aujourd'hui alliés des tories, mais contre O'Connell, Irlandais et ca-
tholique. Si l'on n'a pas sans cesse cetti» distinction sous les yeux,
on ne peut se faire une juste idée de l'état réel des partis.
Maintenant, qu'arriva-t-il au commencement de 18.39? Le voici.
Le parti tory, fier d;' ses succès passés, se monirait plus audacieux
que jamais, et mettait chaque jour le ministère à deux doigts de sa
perte. D'un autre côté, quelques radicaux semblaient déterminés à se
s 'parer et à former un petit groupe dont l'hostilité n'attendait, pour
éclater, qu'une occasion favorable. L'ancien lord chancelier, lord
Brougham, d'finitivemen.t rallié h l'opposition, déversait en même
temps à pleines mains sur ses ex-collègues tout ce que peuvent avoir
de plus poignant le sarcasme et le dédain , tandis que l'ancien gou-
verneur du Canada, lord Durliam, gardait une attitude silencieuse et
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE MHIG. 687
menaçante. L'échec du bill de la Jamaïque par les votes unis des
tories et de quelques radicaux était donc un l'ait trop significatif pour
être méconnu. En quittant le pouvoir qui le quittait, lord Melbourne
ne fit que consulter sa pro])re dii;nité, et se con.'brmer à la règle
fondamentale du gouvernement représentatif.
Je ne veux point raconter la crise qui suivit, mais cette crise se
termina par un incident trop curieux pour que je le passe entièremeiit
sous silence. Le ministère tory était formé, et sir Robert Peel, chef du
cabinet nouveau, allait recommencer avec plus de chances de succès
la tentative de 183'p , (juand tout à coup on apprit que sir Ro!)ert Peel
avait demandé la faculté de renvoyer, s'il le jugeait nécessaire, deux
dames de la cour, alliées de très près, l'une au vice-roi, l'autre au
secrétaire d'étiit d'Irlande. Le lendemain , sir Robert Peel avait remis
ses pouvoirs, et lord Melbourne, rappelé par la reine, reprenait les
siens.
Personne n'a oublié la longue et vive polémique à laquelle cet
incident donna lieu. Ce que l'on n'a peut-être pas assez remarqué,
c'est que les partis semblèreiit, dans cette circonstance, avoir changé
de rôle et de langage. Ainsi, ce sont les whigs et les radicaux qui
défendaient la prérogative royale , ce sont les tories qui l'attaquaient.
M L'histoire, s'écriaient les premiers, ne présente pas d'exemple d'une
oppression aussi odieuse, aussi révoltante, et si le pays n'intervient
ouvertement pour sa reine, il faut s'attendre à voir renaître les jours
du long parlement. » — «Une conspiration d'antichambre, répon-
daient les seconds, menace le principe parlementaire, et si le pays ne
se prononce pas énergiquement contre un ministère de favoris et de
courtisans, l'Angleterre reculera de deux cents ans. » Qu'à côté de
cette polémique, oîi relise les débats de 1783, quand le fameux mi-
nistère de la coalition fut renversé par le vote des gentilshommes de
la chambre. Couibien les whigs alors se montrèrent parlementaires,
et les tories moîiarcbiques! D'une part, quelles éloquentes invectives
contre l'influence corruptrice de la cour, et quelle revendication
hardie du pouvoir qui doit appartenir à tout u'.inistère ssn- la maison
royale! De l'autre, quelle loyale et fervente indignation contre les
téméraires qui prétendaient asservir la royauté jus(pie dans ses affec-
tions privées, et quelles énergiques protestations contre des doctrines
quasi-républicaines! En 1839, sir Robert Peel parlait à peu près
comme M. Fox en 1783, et lord Melbourne comme M. Pitt.
Nul doute qu'en droit sir Robert Peel n'eût raison; mais, en fait,
il y a une circonstance qui me paraît justifier pleinement la conduite
688 REVUE DES DEUX MONDES.
de la reine et celle de lord Melbourne. Cette circonstance, c'est que
sir Robert Peel n'avait pas la majorité dans la chambre des com-
munes. Or, s'il est juste et bon qu'au nom d'une miijorité qui l'appuie,
un premier ministre demande quelquefois au chef constitutionnel de
l'état le sacrifice de ses affections et de ses convenances, il est im-
possible d'admettre qu'un tel sacrifice puisse jamais être exigé au nom
d'une minorité , et comme moyen de convertir plus tard cette minorité
en majorité. Si donc sir Robert Peel pensait que l'adhésion de la cou-
ronne, manifestée par un acte éclatant, fût nécessaire pour qu'il pût
conduire dignement et fortement les affaires du pays, il avait raison
d'en faire une condition expresse de son entrée au pouvoir. La
reine , de son côté , était entièrement maîtresse de l'accorder ou de la
refuser. Telle est, je crois, dans toute la rigueur du principe constitu-
tionnel, la part qu'il convient de faire à chacun. Il n'en est pas moins
vrai que ce troisième avènement du ministère Melbourne ressembla
peu au second. En 1835, lord Melbourne était rentré en vainqueur,
porté par la majorité parlementaire et par l'opinion nationale. Il
rentrait en 1839, grâce à la faveur de la reine et à la protection des
dames de la cour; c'était pour son ministère une situation fâcheuse,
même un peu ridicule, et qui ne pouvait manquer de l'affaiblir encore
et de l'user. Aussi, dans l'espoir de se fortifier et de se rajeunir, ne
tarda-t-il pas à faire un pas de plus vers les radicaux pour les per-
sonnes et pour les choses: pour les personnes, en faisant entrer dans
le cabinet M. Macaulay et lord Clarendon; pour les choses, en pla-
çant au nombre des questions ouvertes, la question du scrutin secret.
On sait ce que sont en Angleterre les questions ouvertes. Quand
une question n'est pas ouverte, tous les membres du cabinet et les
hauts fonctionnaires qui font partie de l'une ou l'autre chambre,
sont tenus de voter ensemble et comme le premier ministre. Quand
une question est ouverte, chacun conserve son indépendance et vote
comme il lui plaît. En ouvrant la question du scrutin secret, on
affranchissait donc une quinzaine de votes favorables à cette opinion ,
mais que la discipline ministérielle avait retenus jusque-là. On don-
nait en outre l'idée que le scrutin secret pouvait, dans un délai plus
ou moins long, devenir une mesure de gouvernement.
Dans toute autre occasioji, le parti tory eût fait grand bruit de ces
concessions; mais il y avait quelque chose qui lui tenait bien plus au
cœur et qui lui fit oublier tout le reste. C'est la nomination de deux
Irlandais catholiques , M. Sheil et M. Wyse , aux fonctions impor-
tantes de vice-président du bureau de commerce et de lord de la tré-
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 689
sorcric. On ne peut, si l'on n'a lu avec attention les journaux anglais
pendant l'intervalle des deux sessions , se fiiire une juste idée de la
démence qui à cette occasion parut s'emparer du parti tory tout
entier. A Cantorbery, c'est un membre de la chambre des communes,
M. Bradshaw, qui, enchérissant encore sur lord Lyndhurst, dénonce
le peuple irlandais comme « un ramas de sauvages bigots à peine
« plus civilisés que les indigènes de la Nouvelle-Zélande. » Ailleurs,
c'est sir Robert Hill, qui, dans un meeting présidé par le comte de
Bradford, fait adopter une résolution portant que « le papisme, en
(( raison de l'idolâtrie, de l'intolérance et de la perfidie qui en sont
« inséparables, peut être comparé à l'antique Jesabel, et que l'encou-
<( rager en Angleterre, c'est violer les commandemens de Dieu et
« compromettre la sûreté du pays. » Ce sont en même temps, plus
de dix ans après l'émancipation catholique, des pétitions furibondes
pour demander le rétablissement des anciennes lois pénales avec
toutes leurs rigueurs. Les outrages des tories ne s'arrêtent point
aux Irlandais, aux catholiques, aux ministres. Ils remontent jusqu'à
la reine elle-même, qui se voit chaque jour insultée et calomniée.
A entendre les orateurs, à lire les écrivains tories, la cour est « un
<( lieu pestilentiel dont l'ordure doit dégoûter tous ceux qui savent
« distinguer la vertu du vice et la pureté de l'impureté. » On ajoute
que « l'innocence est bannie du palais, tandis que le vice, assis à la
« table royale, s'y livre aux plus honteuses orgies. » Au dîner annuel
des conservateurs dans le South-Derby, un ministre anglican, le
révérend Chandos Pôle, va plus loin encore. « L'archevêque de Can-
« torbery, dit-il, a reçu un outrage h la cour. Il ne faut pas s'en
<( étonner. L'admission dans un tel lieu d'un si vénérable prélat pour-
« rait gêner les grossières débauches dans lesquelles se vautrent les
« familiers corrompus du palais. » Pendant ce temps, un autre mi-
nistre, par une allusion claire et frappante, flétrit la reine du nom
de Jesabel, et s'écrie que jusqu'au jour de sa mort le protestantisme
n'aura pas de repos. A ces fanatiques attaques il s'en joint de plus
étranges encore, surtout de la part des tories. Ainsi le principe mo-
narchique lui-même est contesté, l'abdication forcée de Jacques II
rappelée avec complaisance , et un membre du parlement proclame
tout haut que « le peuple anglais ne se laissera pas abaisser et dé-
grader pour le bon plaisir d'une créature humaine. »
Dans la bouche des chartistes ou des socialistes, ces furieuses dé-
clamations auraient pu agiter le peuple. Dans la bouche des tories,
elles ne rencontraient au sein des masses qu'indifférence et dégoût;
090 REVIE DES DEUX MONDES.
CM retour elles excitaient dans le parti tory exalté un vif enthou-
siasme et iritniûenses acclamations. Quant aux tories modér^'s, ils se
taisaienl, n'approuvant ni ne blâmant, et se réservant sans dpute de
régler \o.m ojjinion selon les circonstances. Ce qui prouve p(>urtant
qu'une portion notable du parti lory modéré s'associait sinon à la
violence, du moins aux sentimens d'où ce langage émanait, c'est que
la société de la réforme protestante, présidée par lord WharnclilTe,
homme grave et cojisidiMé, ordonnait ilans le môme moment un jeiine
universel, en expiatioii de la nomination de MM. Slieil et Wyse.
Tel était, quand s'ouvrit la deriiière session, l'état réel ou factice
des esprits, et tout le monde comprend combien devenait embarras-
sante la situation des chefs du parti tory modéré dans la chambre des
communes, sir Robert Peel, lord Staid<>y et sir James Graham. Ces
hommes d'état éminens s'associe raient-ils, au moins par leur sihuice,
à des extravagances qu'au fond de l'ame ils ne peuvent approuver?
ou bien risqueraient-ils, en les dcsavoviant, de s'ali'ner la faction la
plus r.rdente de leur armée? Telle est la question que tout le mo'ule
s'adressait. Il faut rendre à sir Robert Peel , à lord Stanley, à sir James
Graham, cette justice qu'ils n'hésitèrent pas, et que le premier sur-
tout, par quelques paroles dignes et fermes, sut prompteraent séparer
sa cause de celle de M. Bradshaw. Ils tirent plus , et, dès le début de
la session, ils prouvèrent qu'ils n'entendaient, dans aucun cas, sacri-
fier leurs principes et les droits du parlement à l'esprit de parti. Un
conflit singulier s'était élevé entre la cour du banc du roi, qui préten-
dait punir comme diffamateur l'imprimeur du parlement au sujet d'u^e
publication officiellement autorisée, et la cliambre des communes
qui, pour défendre ses privilèges, appelait successivement à la liarre
et emprisonnait non les juges, mais les shériffs exécuteurs de leurs
ordres d'une part, et (!e l'autre les parties plaignantes et leurs am-
seils judiciaires. Pans ce conflit, le parti tory ne vit qu'un moyen
d'embarrasser le ministère et de reconquérir quelque popularité'';
mais il fut abandonné p;ir sir K(»bert IVel, lord Stanley et sir James
Graham, qui, malgré les reproches de leurs journaux, parlèrent et
votèrent constamnient avec le cabinet. Aussi, lorsque tout fut ter-
miné , reçurent-ils les remerciemens publics de lord John Russell, qui
avoua shicèrement que sans leur concours le privilège parlementaire
eût succombé.
Grâce à la sage conduite de ses trois chefs, un mois après l'ouver-
ture de la session, l'effervescence du parti tory s'était calmée. Privé
du secours (jue cette effervescence lui apportait, le ministère se trouva
l'angleteïike et le ministère whig. 691
alors livré à sa propre faiblesse, et pour lui commença une suite
d'échecs dont il est douteux qu'il puisse se relever. Dans les premîefs
jours de la semaine, un membre tory, M. Charles Buîler, soutenu
par toutes les nuances de son parti, avait proposé de déclarer positi-
vement que « le ministère ne possédait pas la confiance de la chambre
des communes, » et cette motion , combattue par toutes les nuances
du parti réformiste , moins six membres qui s'étaient abstenus, avait
été rejetée à la majorité de 308 membres présens contre 287. Mais
dans la discussion , sir Robert Peel et lord Stardey, prenant une atti-
tude nouvelle, annoncèrent que le parti tory se croyait désormais
assez fort pour prendre le pouvoir et qu'il agirait en conséquence.
C'était déclarer au cabinet une guerre acharnée et quotidienne. Or,
voici sommairement quels ont été les résultats de cette guerre.
Au mois de janvier, les ministres proposent une dotation de
50,000 livres sterling pour le prince Albert. Sur la motion du colonel
Sibthorpe, membre tory, la chambre, à la majorité de 262 voix
contre 158, substitue 30,000 livres à 50,000. Peu de jours après, la
chambre des lords va plus loin encore, et force lord Melbourn'î à
retirer du bill la clause qui assure la préséance du futur >'poux de la
reine.
En février, M. Herries, ancien chancelier de l'échiquier, demande
la production de certains documens financiers , sans dissimuler que
cette demande implique une censure sévère des actes du ministère.
La motion de M. Herries, vivement combattue par le cabinet, passe
à la majorité de 182 voix contre 172, bien que trois radicaux seule-
ment, MM. Hume, Grote et Jarvis, se joignent aux tories.
Dans le même mois de février, M. Liddell propose de blâmer par
un vote formel la pi^nsion donnée à sir John INewport, contrôleur de
l'échiquier, pour le déterminer à céder sa place à lord Monteagle
(M. Spring-Hice ), membre récemment sorti du cabinet. Neuf radi-
caux, dont MM. Hume, Grote, Leader, Molesvsorth et Wakley,
votent avec M. Liddell, et le ministère est blâmé par 2'»0 voix
contre 212.
Puis arrive le fameux bill de lord Stanley sur l'enregistrement des
électeurs irlandais, bill habilement combiné, et dont la seconde lec-
ture est adoptée par 250 voix contre 234 , malgré les efforts du minis-
tère, secondé cette fois par tous les radicaux. Après la vacance de
Pâques, le bill est repris, et le ministère, qui a convoqué toute son
armée, essaie de prendre sa revanche et d'empêcher que le bill ne
passe en comité; mais, abandonné par le fils et le gendre de lord
692 REVUE DES DEUX MONDES.
Grey, lord Ilowick et sir Charles Wood, le ministère ne peut réunir
que 298 voix contre 301. Forcé dans ses derniers retranchemens, le
ministère alors propose lui-môme un bill qui doit, dit-il, remédier
aux abus signalés par lord Stardey, et il demande que ce bill ait la
priorité. Celte fois encore, bien que lord Ho>vick et sir Charles Wood
lui reviennent, il est battu par 20G voix contre 195. Le bill alors
suit son cours, et, dans la discussion des détails, le ministère est
un jour vainqueur et le lendemain vaincu, jusqu'à ce qu'entraîné
par une manœuvre habile d'O'Connell, et pressé par le temps, lord
Stanley retire lui-même sa proposition, et ajourne le combat jusqu'à
la prochaine session.
Tel est le compte des échecs graves que le ministère a subis dans
le cours de la session qui finit. En revanche, il faut le dire, chaque
fois que, par un vote direct, le parti tory a voulu mettre son existence
en question, le cabinet a eu la majorité. Mais quelle majorité? 21 voix
d'abord , puis 9 voix seulement ( 272 contre 2G1], lors de la motion de
lord Graham sur la Chine; et cependant, sur cette affaire de la Chine,
le duc de Wellington, on l'a su depuis, ne partageait pas l'opinion
de ses amis.
La session du moins a-t-elle été, sous d'autres rapports, utile et
productive? Jamais, au contraire, session ne fut plus mal employée
et ne produisit moins. De la grave question des taxes de l'église, pas
un mot, si ce n'est le jour où M. T. Duncombe, appuyé par soixante-
deux amis, en a demandé l'abolition pure et simple. Deux débats
lourds et traînans sur la loi des céréales, terminés l'un par 225 voix
contre 129, l'autre par 300 voix contre 177, bien que tous les minis-
tres membres de la chambre des communes votassent avec la mino-
rité; deux motions enfin, l'une de M. Ewart, pour abolir la peine de
mort, rejctée par 161 voix contre 90, l'autre de M. Kelly, pour en
réduire l'application , à peine discutée et morte sans bruit au milieu
de l'indifférence générale; voilà tout ce ([ui mérite d'être cité. Qu'on
ajoute le bill de l'union des Canadas, voté par les deux chambres
presque sans opposition, malgré le dissentiment du duc de Welling-
ton ; un bill pour répartir plus équitablement les revenus ecclésiasti-
ques, combattu par les ultra-tories, mais appuyé par une portion du
banc des évêques et par les tories modérés; enfin, l'éternel bill des
corporations irlandaises, de nouveau voté par la chambre des com-
munes, de nouveau mutilé par lord Lyndhurst, et, en dernier lieu,
accepté de guerre lasse par le ministère tel que la chambre des lords
l'a voulu , et l'on connaîtra , à peu de chose près , tout le bilan de
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 69o
cette longue session. Il n'y a pas là, en vérité, de quoi satisfaire le
pays et faire vivre le ministère.
J'examinerai plus tard si les derniers évènemens ont amélioré la
situation du ministère whig. Je me borne à constater, pour le mo-
ment, que ce ministère est sorti de la session plus affaibli que jamais.
J'ajoute qu'après avoir successivement perdu lord Stanley et lord
Grey, sir James Graliam et lord Durham, lord Althorp et lord Broug-
ham, M. Spring-Rice et lord Ilowick, il lui reste peu de moyens de
se régénérer, et qu'il doit rester tel qu'il est ou tomber tout entier.
Maintenant, les choses étant dans cet état, verra-t-on s'accomplir
une alliance dont on parle depuis long-temps, celle des whigs et des
tories modérés? J'ai cru à cette alliance en 1837; je n'y crois point en
1840. Il faut que je dise pourquoi.
Je dois d'abord en convenir, si la conduite des partis n'avait en ce
monde d'autre règle que leurs opinions et leurs intérêts, jamais le
rapprochement dont il s'agit n'eût été plus probable. D'un côté,
malgré des concessions dont on tient peu de compte, la brèche entre
les radicaux et les chefs des whigs tend plutôt à s'élargir qu'à se
fermer; de l'autre, il est difficile de concevoir comment les tories
modérés et les ultra-tories pourraient marcher longtemps de concert.
Sans parler du désaveu public infligé par sir Robert Peel à la queue
de son parti, ne s'est-il pas séparé d'elle dans l'affaire des privilèges
de la chambre des communes, dans la question de la répartition des
revenus ecclésiastiques, dans celles de l'instruction publique et des
corporations irlandaises, enfin dans l'étrange débat qui tout récem-
ment a eu lieu sur la pauvreté de l'église anglicane et sur la nécessité
de venir à son secours? Le successeur de sir Robert Peel comme
représentant de l'université d'Oxford, sir Robert Inglis, avait imaginé
de proposer un supplément de dotation pour l'église anglicane, si
misérable, ainsi que chacun sait, et tous les journaux tories appuyaient
chaudement cette curieuse proposition. A les entendre, l'église mou-
rait de faim, et, pour le prouver, on citait l'évèque de Londres, qui ,
malgré ses 20,000 livres sterling, était forcé d'aller vivre à la cam-
I)agne. Une si cruelle situation devait toucher les tories, qui brave-
ment ont donné à sir Robert Inglis liO voix contre 169. Mais le jour
du vote, sir Robert Peel , lord Stanley et sir James Graham brillèrent
par leur absence. Quelques jours après, un amendement, proposé
par le même sir Robert Inglis, au bill pour la meilleure distribution
des revenus ecclésiastiques, était rejeté à une seule voix , par le vote
de lord Stanley.
TOME XXIII. 44
694 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on pensait qu'aux yeux des ultra-tories ce sont là des péchés
véniels, on se tromperait fort, et, pour s'en convaincre, il suftit de
lire les journaux qui expriment le plus liabituellement les opinions du
parti. « La conduite de sir Robert Peel dans la question du privilège,
imprimait en toutes lettres le 1 iines au mois de lévrier dernier, est
faite pour exciter le chagrin et le dégoût de tout vrai conservateur
Puisque sir Robert Peel n'est pas capable de comprendre les raisons
qui soulèvent l'opinion publi(pie contre les ministres actuels, pourquoi
ne pas entrer au pouvoir avec ou sans eux? Pourquoi tromper le pays
par le nom d'un opposant quand de fait on n'est plus qu'un instru-
ment docile et égaré? » — « Les protestans d'Irlande, disait le Mor-
ning- Herald le 10 mars dernier, à propos du bill des corporations
irlandaises, viennent encore d'être trahis dans le parlement, comme
tout le corps des protestans l'avait été en 1829. Sir Robert Peel et ses
gardes du corps ont une seconde fois vendu leurs défenseurs.... Nous
ne serions pas surpris de -voir sir Robert Peel , pour revenir au pou-
voir, proposer lui-même de remplacer l'établissement protestant par
un établissement catholique. »
Le lUuming-Posi est plus modéré ; néanmoins il s'en faut que la
conduite des chefs tories lui paraisse sans reproche. Qimnt au Standard,
il va plus loin que tous les autres, et il ne se passe guère de jour sans
qu'il lance contre ceux qu'il nomme des traîtres et des apostats les
plus furieuses invectives. Le duc de Wellington lui-m.ôme et lord
Lyndhurst, parce qu'ils admettent le priiicipe des corporations muni-
cipales en Irlande, ne sont pas purs à ses yeux. « Jamais, s'écriait-il
dernièrement, le parti tory n'a été plus près d'une scission. » Et
quelques jours après, dans sa colère non contre les communes mais
contre les lords, qui , selon lui , désertaient aussi la sainte cause du
protestantisme, il n'hésitait pas à dire que « le meilleur conservateur
est celui qui déteste le plus la ligure d'un lord, et que le peuple,
trahi par l'aristocratie, saura bien se faire justice. »
Je ne cite pas certains journaux du dimanche bien plus ardens en-
core et plus injurieux; mais on ne peut oublier que le 'finies, le Mor-
ning-Herakl , le Standard et le miortiing-Posl constituent ensemble
toute la presse quotidienne du parti tory. Ce parti en est donc venu à
ce point que la presse presque entière est en insurrection contre ses
chefs, et ce n'est pas dans la presse seulement que se manifestent de
telssentimens : c'est dans des réunions nombreuses où le nom de sir
Robert Peel et de ses amis conunence à être accueilli par des mur-
mures et par des sifllets.
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WIIIG. 695
Dans cette situation , nul doute que l'intérêt bien entendu de sir
Robert Peel et de lord Melbourne, de lord John Russell et de lord
Stanley ne dût les porter à se réunir. Nul doute aussi qu'entre leurs
opinions il n'y ait plus de ressemblance qu'entre celles de lord Mel-
bourne et de M. Hume, de sir Robert Peel et de sir Robert Inglis.
Mais outre que depuis trois ans bien des paroles ont été dites et bien
des engagemens pris; outre que la difficulté de concilier les positions
et de fixer la prééminence, déjà fort grave alors, s'est encore aggravée,
il y a une question qui suffirait à elle seule pour rendre, quant à
présent du moins, tout arrangement impossible, la question de l'Ir-
lande. Sur cette question, j'incline à le croire, sir Robert Peel ne
pense pas autrement que lord John Russell, et, s'il le pouvait, il adop-
terait à peu près la même politique. Le peut-il toutefois quand , depuis
trois ans, le parti dont il est le chef a fondé sur la conduite du minis-
tère en Irlande presque toute son opposition? Le peut-il quand, indé-
pendamment de sa volonté et de ses actes, son avènement serait en
Irlande même salué avec enthousiasme par le parti orangiste, accueilli
avec des cris de rage par le parti irlandais? Le peut-il , quand les pré-
jugés qu'il n'a pas, les sentimens dont il est exempt, sont ceux de
presque tous les hommes qui combattent sous sa bannière et lui
donnent leur appui? Le peut-il enfin, quand il devrait se séparer de
ses amis les plus intimes, de ceux sur lesquels il compte pour entrer
au pouvoir avec lui? La réunion d'opinions long-temps ennemi?s est
quelquefois désirable et possible, mais à condition qu'aucune n'y laisse
ses convictions ou sa dignité. En gouvernant l'Irlande comme lord
John Russell et d'accord avec lui , sir Robert Peel ne sacrifierait peui-
être pas ses convictions; mais à coup sûr sa dignité y périrait.
On pourrait penser qu'il serait plus aisé de rapprocher des whigs
lord Staidey, leur ancien ami, leur ancien collègue, auteur, comme
eux , du bill de réforme, et qui , comme eux , lutta pendant deux ans
contre les tories. C'est pourtant tout le contraire. Lord Stanley, dont
les mœurs sévères, le noble caractère et le talent émiiient sont encore
rehaussés par une grande situation , appartient incontestablement à
cette vieille et grande race que Shakespeare a , sous (juelques rapports,
personnifiée dans Hofspi/r, mélange curieux de passion et de ténacité,
d'emportement et de persévérance. Pendant la discussion du bill de
réforme, il était parmi les whigs un des plus hardis; mais le jour où
se séparant de ses anciens amis, il alla s'asseoir à côté de sir Robert
Peel , lord Stanley se jeta dans la mêlée plus résolument que personne ,
et laissa bientôt derrière lui la prudente réserve de son nouvel allié.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'heure qu'il est, lord Stanley, malgré son origine, malgré ses anté-
eédens, malgré ses affections personnelles, semble donc plus rappro-
ché des ultra-tories que sir Robert Peel , et plus éloigné du parti réfor-
miste; il est d'ailleurs l'adversaire infatigable de l'Irlande catholique
et l'ennemi en titre d'O'Connell. Quand l'un des deux se lève, on est
i^ertain que l'autre se lèvera ensuite, et que les deux côtés de la cha-
pelle Saint-Étienne retentiront successivement de longs applaudisse-
mens. Dans les assemblées populaires d'Angleterre ou d'Irlande,
n'est-ce pas aussi lord Stanley et O'Connell, le scorpion et le grand
mendiant, pour parler le langage grossièrement injuste des partis,
que l'on met toujours en présence? N'est-ce pas entreces deux hommes,
si différens sous tous les rapports, mais tous deux si éminens, une
sorte de duel à mort continué ou repris chaque jour avec un achar-
nement nouveau?
Si lord Stanley, si O'Connell n'étaient que des ambitieux, la paix
entre eux serait possible. Mais O'Connell est et restera toujours le
représentant énergique et passionné de l'Irlande catholique. Lord
Stanley, de son côté, quand il a quitté le pouvoir plutôt que de porter
la plus légère atteinte à l'établissement anglican, n'a fait qu'obéir
aux convictions de toute sa vie, et accomplir un devoir de conscience.
Comment dès-lors comprendre que lord Stanley puisse jamais réclamer
ou accepter le concours d'O'Connell?
Je ne parle pas du duc de Wellington , dont la vie politique semble
achevée, ni de lord Lyndhurst, jadis whig et plus que whig, aujour-
d'hui l'organe le plus éloquent et le plus âpre du parti tory.
De ce qui précède, je conclus que l'Irlande, en ce moment, élève
entre les whigs et les tories une barrière insurmontable. Si lord Mel-
bourne tombe, qui donc le remplacera? Il fut un temps où les radi-
caux espéraient en lord Durham; mais cet homme d'état vient de
mourir, et on ne lui voit point de successeur dans le parti radical.
Quand lord Durham vivrait, d'ailleurs, il est peu probable que la
chambre des communes, telle qu'elle est aujourd'hui composée, lui
permît de gouverner. Après lord Melbourne, sir Robert Peel est donc
le ministre nécessaire, et tout annonce qu'une dissolution pourrait
lui donner une majorité de quelques voix. Cette majorité suffirait-
elle? Oui , s'il s'agissait seulement de gouverner l'Angleterre et de
résister aux chartistes. Mais à côté de l'Angleterre il y a l'Irlande, qui
ne paraît point disposée à courber patiemment la tète. En janvier
dernier, l'avènement des tories paraissait prochain , et déjà l'Irlande
5'agitait jusque dans ses fondemens. Qu'on lise la lettre écrite à cette
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 697
époque par deux des hommes les plus considérables et les plus vé-
nérés de l'Irlande, le duc de Lenster et lord Charlemont, ainsi que les
résolutions qui, à la suite de cette lettre, furent adoptées à Dublin
par le grand meeting libéral. Ce ne sont point là de vaines déclama-
tions catholiques; ce sont des actes proposés, défendus, votés par
l'élite des protcstans du pays. Qu'y lit-on cependant?
« Que les efforts du parti tory en Angleterre, pour raviver de vieux
préjugés et pour soulever l'opinion publique contre les ministres,
parce qu'ils ont appelé à des fonctions éminentes des catholiques aussi
bien que des protestans, sont à la fois si injustes, si malfaisans et si
raenaçans pour l'union de l'Irlande et de la Grande-Bretagne, qu'il
importe de les déjouer par une grande et publique manifestation. »
« Que la grande masse du peuple est protestante en Angleterre et
catholique en Irlande; que par conséquent, tenter de soulever les
protestans contre les catholiques, c'est, dans le fait, travailler à sou-
lever les catholiques contre les protestans, et l'Irlande contre la
Grande-Bretagne. «
« Que l'Irlande ne se soumettra jamais à la domination exclusive
et intolérante d'aucun parti ou d'aucune secte, et que tout ami de
son pays doit s'opposer par tous les moyens à la formation et h la
durée de toute administration qui , ouvertement ou secrètement ,
chercherait son appui dans des passions bigotes et dans de déplora-
bles animosités. »
« Enfin que l'état actuel de l'Irlande est une démonstration triom-
phante du bien produit par un gouvernement fondé sur des principes
diamétralement opposés à ceux que professent les tories. «
Et c'est quand les hommes les plus modérés et les plus éclairés de
l'Irlande font entendre un tel langage; c'est quand d'un autre côté
l'infatigable et puissant O'Connell tient la tempête dans sa main et
menace de la déchaîner le jour où, pour le malheur de son pays, une
administration tory renaîtrait; c'est quand tant de passions contenues,
tant de ressentimens comprimés, tant de souffrances assoupies n'at-
tendent qu'un mot, qu'un signe pour faire explosion et pour rallumer
une guerre terrible de la chaussée des Géans au cap Clear, c'est alors
que non sir Bobert Peel seulement, mais lord Stanley et lord Lynd-
hurst remonteraient au pouvoir; lord Stanley, l'auteur du dernier bill ;
lord Lyndhurst, l'Anglais qui le premier, du haut de son orgueil, a
jeté le défi à l'Irlande et proclamé les Irlandais « une race étrangère
par le sang, par le langage, par la religion! » Cela arrivera, je le
crois; mais je crois, en même temps, que le lendemain la séparation
698 RENTE DES DEUX MO>DES.
législative dont O'Connell est le prédicateur deviendra le mot d'ordre
de six millions d'hommes et leur cri de guerre.
Ce n'est point d'ailleurs la seule difficulté qui attende le ministère
tory, et il sera curieux de voir si, pour soutenir sir Robert Peel, pre-
mier ministre , les ultra-tories sauront, comme l'ont fait les radicaux,
modérer leurs désirs, borner leurs prétentions, réprimer leurs pas-
sions. Ce qui se passe depuis un an autorise à en douter. Si sir Robert
Peel veut que son ministère vive deux jours, il faudra pourtant que
dès ses premiers pas il se sépare ouvertement des ultra-tories sur plu-
sieurs points importans. Que diront alors sir Robert Inglis, M. Brads-
haw , M. Plumptree et M. Gladstone, qui tous, comme M. de Lamen-
nais jadis, professent que «l'état a une conscience religieuse, et qu'il
ne peut, sans athéisme, concourir directement ou indirectement à la
propagation de l'erreur. » Il s'agit pour eux, qu'on ne l'oublie pas,
non d'opinions politiques, mais de croyances religieuses, c'est-à-dire
de ce qu'il y a dans l'esprit humain de plus inébninlable et de plus
exclusif. Pense-t-on que ces croyances ils les sacrifient à sir Robert
Peel, ou qu'ils se contentent de les manifester de temps en temps par
un débat et par un vote? Pense-t-on même qu'ils pardonnent à ceux
qui, sortis de leurs rangs, les combattraient au lieu de les seconder?
Il reste une dernière question , la plus grave de toutes dans les
circonstances actuelles. Avant la signature du traité anglo-russe, le
ministère Melbourne, si je suis bien instruit, ne se faisait pas illusion
sur sa situation, et sentait que sa fin approchait. îI était donc résolu,
dans la session prochaine, à se retirer au premier échec ou à dis-
soudre la chambre , non avec l'espoir de retrouver la majorité dans
les élections, mais pour s'assurer du moins une minorité respectable,
et qui lui permît de tenir le cabinet en échec. Le grand événement
qui depuis est intervenu a-t-iî changé cette situation , et le ministère
Melbourne va-t-il puiser une nouvelle vie dans sa nouvelle politique?
C'est ce que je veux examiner en terminant.
Il y a pour l'affirmative quelques raisons plausibles que je n'en-
tends pas dissimuler. Si l'on se reporte aux inciciens de la dernière
session, il est facile de voir que le ministère .Melbourne périssait
surtout d'impuissance et de paraly. ie. Il s'en manquait de huit à dix
voix que ses adversaires fussent assez nombreux pour ie renverser
par un vote direct; mais ils pouvaient successivement briser ou mu-
tiler tous ses actes et toutes ses mesures. C'est donc en quelque sorte
une bonne fortune pour le ministère Meliiourne que d'avoir pu faire
une grande chose, même mauvaise. Pour les tories, qui depuis huit
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 699
ans lui reprochent de sacrifier l'alliance des puissances du Nord à
celle de la France, il y a d'ailleurs quelque embarras à blâmer au-r
jourd'bui un traité si conforme à leurs vues et qui leur donne si com^
plètement raison. Enfin, au moment d'une crise européenne, et
peut-être d'une guerre avec la France, il paraît assez naturel que les
chefs tories reculent devant la crainte d'agiter et de soulever l'Irlande,
et hésitent à prendre le pouvoir. On peut donc croire et dire que le
ministère Melbourne est aujourd'hui, sinon plus fort, du moins plus
vivant qu'au commencement de juillet.
Cette opinion , je le répète , est plausible. En y regardant de près,
il est pourtant facile de se convaincre qu'elle n'est pas fondée. Et
d'abord j'ai l'intime conviction qu'en signant le traité de juillet, pour
complaire à un de ses membres, le ministère Melbourne n'en a ap-
précié ni toute la portée ni toutes les conséquences, et que plus tard
il s'étonnera et s'inquiétera un peu lui-même de ce qu'il a ftiit. Si la
politique étrangère des whigs s'est distinguée de celle des tories, c'est
par deux idées fort simples : l'une que les nations sont maîtresses de
leurs destinées , et qu'il n'appartient point à une puissance étrangère
de venir étouffer les révolutions ou prévenir les démembremens qui
peuvent s'opérer dans leur sein; l'autre, que l'Europe occidentale
constitutionnelle, dont la France et l'Angleterre sont la tête, ne peut
contenir dans de justes bornes l'Europe orientale absolutiste que par
une union intime et persévérante. C'est en vertu de ces idées que,
pendant plusieurs années, la France et l'Angleterre ont marché d'ac-
cord et maintenu la paix du monde.
Maintenant, que fait le cabinet whig? D'un coup il brise les deux
principes qui ont fait sn force et son honneur. Par une seule signa-
ture, il rompt l'alliance occidentale, et offre à un souverain vaincu le
secours de ses armes pour mettre un sujet vainqueur à la raison.
C'est, quoi qu'en puisse dire lord Palmerston, la politique de la sainte
alliance dans toute sa pureté. Or, cette politique, quaad il s'agira de
la mettre à exécution , croit-on qu'elle n'inspire à des hommes comme
lord Melbourne et lord John Russell, lord Hol?and et lord Lands-
downe, aucune répugnance? croit-on que de gaieté de cœur, et sans
une longue hésitation, ils fassent ce que repousse leur vie entière,
ce que si souvent, dans l'opposition ou dans le pouvoir, leur bouche
a condamné et flétri? On peut se laisser entraîner à signer un fâclieux
traité , quand celui qui en est plus directement responsable affirme
qu'un succès certain et facile suivra ce traité , et qu'après avoir ter-
miné prompteraent et pacifiquement le dernier différend grave qui
700 REVUE DES DEUX MONDES.
subsiste en Europe, on rentrera, sans que rien d'ailleurs soit dérangé,
dans l'ancienne politique. Mais une fois ces imprudentes promesses
démenties par l'événement, une fois constaté qu'il s'agit, non d'une
déviation accidentelle, mais d'un changement radical et permanent,
une fois établi que l'on va, si l'on persiste, jeter l'Europe dans les
convulsions d'une guerre générale, n'est-il pas permis d'espérer qu'on
réfléchira avant d'agir, et qu'on aimera mieux quitter honorablement
le pouvoir que d'y rester à ce prix?
Je suppose néanmoins que, par aveuglement ou par amour-propre,
tous les membres du ministère Melbourne soient déterminés à soutenir
lord Palmerston jusqu'au bout, l'existence de ce ministère en sera-
t-elle plus durable ? J'ai peine à le penser. Que le revirement si subit
et si complet qui s'opère en ce moment paraisse délicieux [dclightfid]
à l'empereur de Russie et à lord Londondcrry, je le conçois facile-
ment; mais qu'en diront les radicaux, qui jusqu'ici ont appuyé le
ministère whigavec tant de désintéressement? Qu'en diraO'Connell?
Je ne veux point attacher trop d'importance aux diverses manifesta-
tions populaires qui ont eu lieu à Birmingham, à Glascow et dans
plusieurs autres villes. Ces manifestations, ce sont en général les char-
tistes qui les ont faites, et leur voix n'a pas beaucoup d'écho. Cepen-
dant il est une circonstance bien plus frappante, c'est le soin qu'a
pris lord Palmerston , dans sa réponse à MM. Uume et Leader, de
protester de son attachement à l'alliance française, et de sa ferme
conviction que cette alliance ne serait pas ébranlée par le dernier
traité. Que lord Palmerston fût ou non sincère dans ses protestations,
je l'ignore; ce que je sais, c'est qu'en présence de la chambre des com-
munes il n'a pu défendre son déplorable traité qu'en en dissimulant
les conséquences; ce que je sais, c'est que si ces conséquences eus-
sent apparu , cent radicaux se fussent à l'instant même levés contre
lui. O'Connell, de son côté, a parlé, et dans des termes assez clairs :
« Si la guerre éclate entre l'Angleterre et la France, a-t-il dit, l'Ir-
lande pourra consentir à aider l'Angleterre, mais à la condition
expresse qu'il lui sera fait pleine justice. » Or, on sait ce que signifie
ce mot dans la bouche d'O'Connel. L'éloquent orateur a d'ailleurs,
plus énergiquemcnt que personne, reproché au cabinet whig son
alliance avec l'empereur Nicolas.
Quant aux tories , il est possible que momentanément ils prêtent
leur appui , mais ce ne sera pas sans le faire payer cher. Parmi les
tories d'ailleurs, pour la politique étrangère comme pour la politique
intérieure, il y a deux partis. Les tories modérés, sir Robert Peel,
L'ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG. 701
lord Stanley, sir James Graham, et même le duc de Wellington accep-
tent volontiers le principe de non intervention, et préfèrent à l'alliance
russe l'alliance française. Les ultra-tories, dont lord Londonderry
est le type, trouvent bon , au contraire, que les révolutions soient par-
tout comprimées, et détestent la France; mais ils détestent plus encore
le ministère qui gouverne sagement l'Irlande et que protège O'Con-
nell. Tandis que les tories modérés verront avec peine l'alliance fran-
çaise abandonnée et la paix compromise, il est donc fort douteux que
les ultra-torics pardonnent au cabinet Melbourne ce qu'il y a de bon
dans sa politique en faveur de ce qu'il y a de mauvais. Ne les entend-on
pas déjà dire qu'il est louable sans doute de rompre avec la France,
mais que pour soutenir une telle lutte, il faut à l'Angleterre des minis-
tres énergiques et vraiment nationaux? Et lord Palmerston a-t-il lieu
d'être bien satisfait des complimens et des éloges qu'il reçoit chaque
jour de ses nouveaux alliés?
Ainsi, selon toute apparence, le ministère whig perdra les radicaux
sans conquérir les tories. Peut-ître, en parlant à l'amour-propre na-
tional, parviendra-t-il à échauffer l'Angleterre, d'abord si froide, et
à rendre entre elle et la France la rupture inévitable. Pourtant, s'il dé-
clare la guerre, il ne la fera pas, et c'est pour la mettre en d'autres
mains qu'il tirera l'épée du fourreau. Rentrés alors dans les rangs de
l'opposition, quelle sera l'attitude des ministres whigs, et comment
pourront-ils résister aux conséquences de leur propre politique, et
invoquer les principes qu'ils auront sacrifiés?
Je ne puis, en finissant, me défendre d'une pénible réflexion.
Depuis quinze ans, j'ai souvent écrit sur l'Angleterre, et cherché
à démêler à travers l'incertitude des évènemens ses bonnes et ses
mauvaises chances. Souvent aussi j'ai tâché de juger les partis avec
impartialité. Mais toujours, je le dis sincèrement, il y avait en
moi un vif désir que les bonnes chances l'emportassent sur les mau-
vaises, et que le parti wliig triomphât de tous ses ennemis. Faut-il
qu'aujourd'hui l'intérêt et l'honneurde mon pays me forcent à éprouver
un sentiment tout contraire? Faut-il que je me représente avec satis-
fection plutôt qu'avec tristesse les divers symptômes de désordre et
de malaise qui apparaissent tantôt sur un point du territoire tantôt
sur l'autre? Faut-il qu'en combattant l'opinion généralement accré-
ditée, mais faussa, selon moi, qu'une révolution est imminente dans
la Grande-Bretagne, je souhaite me tromper? Faut-H enfin que je
lasse des vœux pour que les héritiers de Fox se retirent devant les
successeurs de Pitt? Je voudrais que les évènemens en ordonnassent
YO^ REVUE DES DEUX MONDES.
autrement, car je sens trop bien par moi-même combien vite, si le
différend actuel se prolonge, renaîtront les vieilles antipathies que
dix ans avaient presque détruites. C'est aux hommes libéraux de
r \ngleterre, whigs, radicaux ou tories, de prévenir ce malheur; c'est
à eux de signifier à leur gouvernement qu'il a fait fausse route, et
qu'il est puéril de célébrer l'alliance de la France en la brisant, et de
prétendre contenir la Russie en se livrant à elle; c'est à eux enfm à
t)rouver que dans un état constitutionnel il n'appartient pas à un mi-
histre de faire volte-face selon son caprice, et de jeter subitement
d'un pôle à l'autre la politique et les destinées de son pays. Pour la
France, grâce à Dieu, il n'y a, dans cette grave question, ni deux
opinions ni deux attitudes possibles. Quand, au mois de février der-
nier il fut, pour la première fois, question de l'alliance anglo-russe,
la chambre était assemblée, et jamais je n'ai vu tous les partis plus
prompts à suspendre leurs querelles pour se confondre dans un sen-
timent commun. Cette unanimité existe encore, ou plutôt, malgré
quelques protestations isolées, elle n'a fait, depuis, que se fortifier.
Sans doute c'est pour la France une périlleuse épreuve que de se
trouver seule en face de l'Europe entière , et il y aurait à ne pas le
reconnaître une forfanterie puérile. Mais, tout en regrettant la paix
et tout en mesurant le danger, la France, si la nouvelle coalition l'y
obhge, saura se montrer digne d'elle-m^me. Quels que soient ensuite
les évènemens, il appartiendra à l'histoire de juger les hommes qui
si légèrement auront troublé le monde, et anéanti en un jour l'œuvre
de vingt-cinq ans.
P. DUVERGIER DE HaURANNE.
LE
THEATRE EN ITALIE
IV.
Les quatre Masques du Théâtre.'
Les quatre masques du théâtre italien forment la transition natu-
relle des types populaires de la comédie ileW arte aux personnages
de la comédie de caractère. Chacun de ces masques, en effet, repré-
sente un caractère tranché comme son costume. Pantalon, Arlequin,
Brighella et le Docteur bolonais sont ces quatre nouveaux person-
nages. D'où vient que Polichinelle et Scaramouche ont fait bande à
part, et n'ont pas été rattachés à ce petit groupe? L'analogie entre
ces bouffons est si grande, et leurs habitudes dramatiques se ressem-
blent sous tant de rapports, que nous avons peine à trouver les motifs
de cette exclusion. A vrai dire, il n'en existe peut-être qu'un seul,
l'absence du masque. Les pièces dans lesquelles jouent les quatre
masques sont , en général , des pièces à canevas, qui ne se distinguent
des farces populaires de Florence , Rome ou Naples , que par des
(1) Voyez les livraisons du 15 mars, 15 avril et 15 juin; cet article complète et
termine la série.
701 REVUE DES DEUX MONDES.
nuances dif[iciles à apprécier. La iuiélité avec laquelle chacun de ces
personnages conserve son caractère est la plus essentielle de ces dif-
férences. Le Pantalon vénitien et le Docteur bolonais sont les per-
sonnages comme il faut, les pères nobles de cette nouvelle branche de
la famille des bouffons italiens; Arlequin et Brighella, appelés dans
les états vénitiens les deux Zan i , sont les gens du commun , les valets.
Pantalon est d'ordinaire un bon négociant qui fait son commerce
honnêtement, qui a des mœurs simples et un extérieur un peu lourd.
Il a presque toujours deux jeunes et jolies filles à garder, et il est fort
rare qu'il ne soit pas trompé par un nombre au moins égal d'amou-
reux, qui mettent dans leurs intérêts sa servante ou son valet. Il n'est
pas étonnant que Pantalon se mêle de négoce, car il est originaire de
Venise, ville commerçante par excellence. Son costume est le même
aujourd'hui qu'il y a deux siècles; il a conservé l'ancien habit véni-
tien, le caleçon servant de culottes, la grande robe noire ou en in-
dienne, le gros bonnet de laine, les bas cramoisis et les pantouffles
turques. Pantalon , déjà fort peu prodigue lors de l'époque florissante
du commerce vénitien , est devenu , avec le temps et quand les affaires
de la république ont mal tourné, rangé, avare, et ne s'est plus laissé
aussi facilement tromper. Il est masqué comme l'étaient tous ses
compatriotes au temps de son bel âge et de sa prospérité.
Le Docteur a , comme Pantalon , des prétentions à la gravité et aux
manières nobles; il est de plus savant et homme de loi; il doit donc
être de Bologne. Cette ville a, de tout temps, ambitionné le premier
rang dans la science; elle a même reçu au moyen-âge l'épithète ca-
ractéristique de docte. Le docteur s'appelle Graziano. Le poète Lucio,
le premier, le transporta de la légende populaire sur la scène vers 1560.
Le docteur est nécessairement fort pédant; il sait peu ou sait mal, et
croit savoir beaucoup et bien. Son ignorance rend son pédantisme
très amusant. 11 cite à tout propos, mais toujours liors de propos, des
textes latins qu'il estropie ou des traits de la fable qu'il dénature,
changeant Cyparisse en fontaine, Biblis en cyprès; faisant trancher
par les trois Grâces le fil de nos destinées et présider les Parques à la
toilette de Vénus, et cela avec un aplomb sans pareil et toute l'intré-
pidité de la sottise. Le docteur, comme tous les gens satisfaits d'eux-
mêmes, se permet volontiers la satire; mais la méchanceté ne lui
réussit pas plus que l'érudition; il n'était que burlesque, il devient
odieux : on le voit berner avec un double plaisir.
Devenu avocat, ser Graziano ne voit clair ([ue dans les affaires dont
on ne l'a pas chargé. Ses plaidoyers rappellent ceux de l'Iiîtimé; ils
sont fort courts , parce que personne ne veut les entendre.
LE THÉÂTRE EX ITALIE. 705
Le docteur a conservé le costume des professeurs et des avocats de
Bologne. Comme Pantalon , il est accusé de lésinerie, et le masque
qui lui couvre le nez et le front a été imaginé pour rappeler une
énorme tache de vin qui s'étendait sur le visage d'un jurisconsulte
du temps; c'est du moins l'explication traditionnelle que les anna-
listes de la comédie populaire nous ont conservée. Depuis plus d'un
siècle, le docteur a bien passé de mode; Venise et Milan l'ont à peu
près banni de leurs théâtres; c'est à Bologne, sa ville natale, qu'il
s'est réfugié; c'est là qu'on le voit encore.
Le Docteur et Pantalon , malgré la morgue et le sérieux qu'ils affec-
tent, ont, de tout temps, prêté à rire à leurs concitoyens. Les Bolonais
et les Vénitiens se moquent de leur avarice, et les appellent pince-
mailles, claque-dents, docteur rince-pot, Pantalon pleure-pain; ils
les représentent, lorsqu'ils se mettent en débauche, assis à une table
rase , mangeant de la soupe de lévrier, buvant du vin clairet puisé à
la fontaine du coin , et se régalant d'un œuf de canne dont ils gardent
le jaune pour eux , donnant le blanc à leur femme et l'eau lactée à
leurs enfans, repas qui, à ce qu'ils assurent, n'engendre ni crudités
ni pesanteurs de l'estomac. Les mauvais plaisans racontent en outre
plusieurs folles histoires dont ces deux masques ont été les héros ,
ou plutôt les victimes. Pantalon surtout joue particulièrement de
malheur. Pantalon a tous les petits préjugés, et, sous certains rap-
ports, toute l'ignorance de ses concitoyens du quai des Esclavons,
qui se hasardent si rarement sur la terre ferme, et pour lesquels un
arbre, une voiture, un cheval, sont autant de merveilles. Pantalon a
cependant roulé souvent d'une ville à l'autre, en compagnie des bate-
leurs, ses confrères, dans quelque mauvais carrosse de louage; mais
il n'est jamais monté qu'une seule fois à cheval, et quand, par des
circonstances indépendantes de sa volonté, il s'est trouvé au beau
milieu de la route étendu sur le dos, il a juré par saint Marc qu'on
ne l'y reprendrait plus. Cette seule promenade à cheval, terminée
d'une façon si malencontreuse , fut remplie d'incidens curieux , que
les habitans de la terre ferme racontent avec un sourire goguenard ,
et qu'ils se plaisent sans doute à embellir. La rosse d'emprunt que
Pantalon montait ce jour-là s'était arrêtée tout court ; Arlequin , son
valet, lui donna une telle volée de coups de bâton, que le pacifique
animal, poussé à bout, lui allongea une terrible ruade dans le ventre.
Arlequin, furieux, ramassa une pierre et la jeta au cheval; mais le
maladroit ajusta si mal, qu'au lieu de toucher la bête, cette pierre
frappa son maître au milieu du dos. Pantalon se retournait en mau-
70G REVUE UES DE IX MONDES.
gréant, lorsqu'il vit Arlequin (jui le suivait à distance, en se tenant
le ventre. — Quelle bête vicieuse on nous a donnée là? lui criait-il
d'un air consterné; croirais-tu (ju'en même temps qu'elle t'a frappé
au ventre elle m'a allongé à moi un coup de pied au milieu du dos?
Bergame, cette jolie ville bAtie en amphitbéàtre sur le dernier con-
trefort des Alpes de la Valteline et de l'Italie, est la patrie des deux
v«kts Brigbella et Arlequin ; Bergame a toujours été le point de
«lire des beaux esprits moqueurs du reste de l'Italie, qui traitent se&
bourgeois à l'écorce rude d'ignor;!ns et de lourdauds. LesBcrgamas-
ques cependant ne sont ni plus spirituels ni plus bètes que les Mila-
nais et les Vénitiens leurs voisins. Deux anecdotes nous feront con-
naître, quoique d'une façon indire( te, les deux valets comiques dont
Bergame est la patrie.
Un fermier de Bergame avait chargé Girolamo, son valet, d'acheter
sept ânes. Girolamo se rendit à pied au marché de la bourgade voi-
SHie, acheta les ânes, les paya, et, pour retourner à la ferme, monta
sur l'une des bêtes dont il venait de faire l'acquisitiou , chassant les
six autres devant lui. De retour au logis, avant de mettre pied à terre
et de frapper à la porte de la ferme , Girolamo compte ses ânes et
n'en trouve que six. a Le septième se sera égaré en chemin, » se
dit-il, et le voilà reparti en toute hâte pour le marché où il a fait son
achat, cherchant la bête qw lui manque et sur laquelle il est monté.
Il traversa la bourgade dans tous les sens, parcourut les environs,
s'informa auprès de chaque passaiit et ne put retrouver l'animal qu'il
croyait perdu; il passa le reste du jour et toute la soirée dans ces
recherches, si bien qu'à la fin le pauvre une qu'il montait, à demi
mort de fatigue et de faim, refusa net de marcher. Girolamo, tiré de
sa préoccupation par cet acte de résistance, se frappe le front : « Im-
bécille que je suis, s'écrie-t-il ; mon une (jue je cherchais, le voilà !
c'est sur son dos que je me promène! »
Ce valet simple d'esprit, ce balourd distrait, c'est Arlequin. Dans
d'autres occasions, il ne manque cependant ni de iînesse ni de ruses.
Quand les moqueries dirigées contre les compatriotes d'Arlequin
étaient par trop fortes, et que les Florentins, ces marchands parve-
nus, ces républicains qui visaient à la dictature de l'intelligence, se
mettaient à la tète des railleurs insolens et les accablaient d'un feu
roulant d'épigrammes, les Bergamasques leur répondaient par le récit
tout simple qu'on va lire.
Un jour que les Florentins avaient été plus méchans encore que de
tioutume , et que leurs railleries avaient poussé à bout les habitans
LE THEATRE EN ITALIE. 707
de Bergame, ceux-ci résolurent de se venger d'une façon qui leur fît
honneur. Us envoyèrent donc une députation à Florence, chargée
d'un singulier cartel. Cette députation, s'étant rendue dans la salle
de l'académie, parla en ces termes à ses membres convoqués : « Vous
nous traitez d'iinbécilles et vous vous croyez plus savans que nous;
eh bien ! nous venons vous proposer une joute d'esprit en champ
clos ; Bergame sera le lieu du combat , les Vénitiens et les Bolonais
seront nos juges. » Les Florentins relevèrent avec un mépris qu'ils
ne s'efforçaient pas même de dissimuler le gant jeté par les Berga-
masqups. Il fut convenu qu'une députation de savans florentins se
rendrait à Bergame et y disputerait sur les matières les plus subtiles,
sur les points de la science les plus délicats, avec un nombre égal de
savans de cette ville.
La veille du jour fixé pour le combat, et lorsqu'on sut que les doc-
teurs florentins étaient en chemin, les Bergamasques , qui avaient
proposé le défi, réunirent toutes les personnes les plus instruites de
leur ville, toutes celles qui parlaient latin ou grec. Ils firent prendre
aux uns des habits de paysans, aux autres des costumes de valets,
de cabaretiers ; les jeunes gens qui n'avaient pas encore de barbe
au menton, s'habillèrent en servantes d'auberges. Sur ces entrefaites,
on annonce que les Florentins vont arriver. Tous nos comédiens im-
provisés, parfaitement au courant de leurs rôles, se portent sur la
route, dans les cabarets et les hôtelleries, et remplissent les premières
auberges de la ville.
Les Florentins, richement vêtus et montés sur des mules frin-
gantes, cheminaient déjà vers Bergame. L'un d'eux voit au bord de
la route un gros paysan qui bêchait la terre. — Combien de milles
y a-t-il encore d'ici à la ville? lui demande-t-il d'un ton moqueur,
en contrefaisant de son mieux l'idiome pesant des Bergamasques. —
Trois milles, lui répond le paysan en excellent latin. Arrivés en vue
de Bergame , les députés font halte dans un village peu distant des
faubourgs , avec l'intention de se rafraîchir et de se reposer quelques
instans avant de faire leur entrée dans la ville. Ils frappent à la porte
d'une petite auberge; l'hôte s'empresse d'ouvrir, leur fait ses com-
plimens en style cicéronien, et cite Horace et Anacréon en remplis-
sant leurs verres. Le garçon d'écurie, auquel ils donnent leurs mules
à garder, leur répond en latin; la servante, qu'un des jeunes savans
lutine et veut embrasser, s'enfuit en laissant échapper quelques
imprécations dérobées à une héroïne de Sénèque. Les Florentins,
ébahis, se regardaient l'un l'autre. — Si la canaille de Bergame s'ex-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
prime ainsi, que sera-ce donc lorsqu'ils vont avoir affaire aux
savans de profession? — Ils persistent néanmoins, remontent sur
leurs mules, et se présentent aux portes de la ville. Leur étonnement
redouble lorsque la sentinelle de faction à la porte les salue avec un
vers de l'Odyssée. Mais lorsque, descendus à l'hôtel préparé pour les
recevoir, ils entendirent les valets et les portefaix s'exprimer en latin
dans les termes les plus choisis, lorsque après les avoir accueillis avec
un magnifique compliment en prose grecque, l'hôte les conduisit
dans la salle à manger, où le cuisinier vint leur offrir ses services
dans un langage fleuri qui eût fait honneur au maître d'hôtel d'Api-
cius, la consternation chez eux succéda à l'étonnement. Ils ne son-
gèrent plus qu'à éviter la honte d'une défaite publique, refusèrent le
combat sous le premier prétexte venu , et se hâtèrent de reprendre
le cUemin de Florence, jurant par Hercule que Bergame, loin d'être
ignorante, comme on le disait bien à tort, méritait certainement, plus
encore que Bologne, l'épithète de savante.
On a prétendu qu'un de ces valets improvisés, si spirituels et si
malins, ayant trouvé bon le vin du cabaret, a pris goût au métier, et
que ce drôle n'est autre que Brighella, le rusé compère, qui depuis a
oublié son latin.
Ces deux nuances du caractère bergimasque font mieux connaître
qu'une longue analyse les deux valets Arlequin et Brighella, aussi
différens de costumes que de manières et d'esprit. Brighella est aussi
adroit et rusé qu'Arlequin est simple et nigaud. L'habit de Brighella,
valet fripon et intrigant, figure une espèce de livrée baroque; son
masque est de couleur brune; on a voulu de cette façon caractériser
la couleur basanée des habitans de ces collines du Bergamasque, dé-
pouillées de verdure et brûlées par le soleil. Scapin, Fenocchio et
Fiqueto sont des dérivations ou des transformations du personnage
de Brighella.
Arlequin a des prétentions à la malice , mais il est toujours naïf
jusqu'à la balourdise. Son costume est très bigarré, comme on sait.
C'est celui d'un valet de médecin, pauvre diable qui ramassait tous
les morceaux d'étoffe qu'il trouvait dans la rue pour boucher les trous
de son habit; son chapeau plat, tout râpé et de forme quasi mili-
taire, est le chapeau d'un mendiant qui a hérité du tricorne usé d'un
soldat; la queue de lièvre qui le décore est tout à la fois l'emblème
du courage de ce personnage et la parure habituelle des paysans de
Bergame.
Une chose surprenante, c'est que notre siècle, qui a, sinon tout
LE THEATRE EN ITALIE. 709
détruit, du moins tout changé, n'a pu arracher le masque d'aucun
des quatre bouffons italiens. Ils ont bravé l'inconstance du public,
les caprices des auteurs, la tyrannie de la mode. Ils ont vu mourir
cette aristocratie vénitienne qui les méprisait. Ils ont survécu à la ré-
publique, au conseil des dix; Pantalon, Brighella et Arlequin, les
trois masques de A'enise, ont enterré les trois inquisiteurs d'état. Qui
donc les a sauvés au milieu de ces révolutions et de ces catastrophes?
leur popularité. S'ils plaisent toujours à la masse de la nation; si,
après avoir si long-temps diverti les pères, ils amusent encore les en-
fans , nous devons en conclure que les Vénitiens sont bien routiniers
dans leurs plaisirs , et qu'au fond le caractère du peuple a peu changé.
Ce fut vers le milieu du siècle dernier que ces représentans de la
vieille comédie deW arte eurent à soutenir le combat le plus rude,
lorsque Goldoni, cédant aux influences françaises, tenta cette réforme
du théâtre qu'il ne put jamais accomplir. Blomolo Cortesan , comédie
de caractère , dans laquelle il flattait la noblesse vénitienne , et il Pro-
digo^ furent les deux ouvrages dans lesquels il essaya de créer un
nouveau genre. Dans ces deux pièces, Goldoni substituait au canevas
de l'ancienne comédie un dialogue écrit en partie, et remplaçait les
masques par des personnages empruntés à la vie réelle. Ces pièces
eurent du succès, et néanmoins Goldoni dut, presque vers le même
temps, céder aux réclamations du public et des acteurs, et donner
deux grandes comédies selon l'ancienne manière [les Trente-deux i?i-
fortunes d'Arlequin et la Nuit critique) , dans lesquelles Arlequin et
Pantalon reparaissaient avec tout leur éclat , et réjouissaient le public
de leurs prouesses ordinaires. Goldoni ne put même ôter le masque
à ces personnages qu'il employait à contre-cœur. Le masque, disait-il
avec raison, fait toujours tort à l'action de l'acteur; qu'il soit joyeux
ou triste, amoureux, colère ou plaisant, c'est toujours le même
visage froid et immobile, le méine cuir. L'acteur a beau gesti-
culer, changer d'attitudes, et varier ses inflexions; il ne fait connaître
que les traits généraux, les teintes grossières de la passion, il n'en
peut exprimer les nuances. Ces raisons, qui ne manquaient pas de
justesse, furent sans effet; Pantalon , Brighella, Arlequin et le Doc-
teur gardèrent le masque; et, tout en hasardant quelques comédies
de caractère, accueillies avec plus ou moins de succès, Goldoni se
résigna à travailler dans un genre qu'il méprisait, et à faire jouer tous
les mois queUjue bonne grosse comédie à canevas, dont il n'espérait
pas grand honneur, mais qui, du moins, remplissait sa bourse. Gol-
doni cependant se trompait : ces pièces qu'il fit en se jouant, et qu'il
TOME XXIII. 45
71Ô REVUE DES DEUX MONDES.
jetait au public avec un véritable dédain , celles surtout dont il esquissa
le dialogue et dans lesquelles il employa de préférence le dialecte
vénitien, sont encore, parmi ses comédies, celles qui obtiennent la
plus grande vogue , et qui ont le plus contribué à sa gloire.
Goldoni, chez les Italiens, esta Machiavel et à l'Arioste, poètes
comiques, ce que chez nous Picard est à Molière et à Regnard. ï^a
fécondité incroyable le met néanmoins hors de ligne. Goldoni s'en-
gageait, par exi'mple, avec le public, lors de la clôture d'une saison,
à lui donner seize pièces nouvelles dans la saison qui devait suivre;
et en effet, décidé, comme il le dit, à tenir parole au public ou à
crever dans l'espace de quelques mois, il composait et faisait jouer
seize pièces en trois actes, durant chacune trois heures, et en don-
nait même une dix-septième par-dessus le marché (1).
Arlequin, dansées pièces de Goldoni, n'est déjà plus l'imbécille
qui se croit mort, commande son cercueil, et se propose d'assister à
son propre enterrement; le niais qui , dans un moment de désespoir,
veut se pendre , jusqu'à ce que son chagrin soit passé ; le nigaud qui ,
entendant crier sa femme en mal d'enfant, lui promet, pour la con-
soler, qu'une autre fois il accouchera à sa place; le stupide faiseur de
pointes cpii, à cette question de Brighella : — Chi e quel rè che ha
la jjin grande corona dcl niondn ? répond résolument : — Quello che
ha la testa più piccola (2). Sa balourdise est moins grossière, sa niai-
serie moins franche, ses lazzi sont moins plats et moins crus. Il ne
ment pas non plus avec la même impudence, n'est plus si rustre, et
se sert de sa batte avec plus de modération. C'est toujours ce grand
enfant qui, dans la même minute, rit et pleure , se fâche et s'apaise,
et, comme un jeune chat, égratigne et fait patte de velours. Sans
avoir encore atteint à cette bêtise naïve et délicate , à cette malice
tendre, qui, grâce à l'aimable Florian , l'ont fait si long-temps goûter
des spectateurs français , Arlequin néanmoins est devenu plus inté-
ressant (3). Dans ces innombrables canevas de Goldoni et de son
rival Gozzi, Arlequin a pu modifier quelque peu son caractère, mais
(1) Voici les litres des pièces composées par Goldoni dans une saison : — le
Théâtre comique , les Femmes pointilleuses, le Café, le Menteur, l'Adulateur,
V Antiquaire, Paméla, l'Homme de goût, le Joueur, la Feinte malade, la Femme
prudente, l'Inconnue, r Honnête aventurier, la Femme chanijeante, el les Caquets.
(2) « Quel est le roi qui a la pins grande couronne du monde? — Celui qui a la
tète la plus |)elile. »
(3) Voir les Trente-deux infortunes d'Arlequin, — Arlequin perdu et retrouvé,
'— la bonne Femme, — les Cent quatre accidens, etc.
LE THÉÂTRE EX ITALIE. 71 1
U a toujours gardé son habit, et son agilité est restée la même.
Va-t-il la nuit à un rendez-vous d'amour, et sa maîtresse , après avoir
écouté sa sérénade, entr'ouvre-t-elle sa jalousie. Arlequin fait tou-
jours le plus plaisamment du monde la culbute en tenant pittores-
quement à la main sa chandelle allumée. Krighella se permet-il avec
lui quelque insolence, Arlequin lui donne lestement un soufflet avec
le pied, et dans ses momens de contrition , il dit son wvrt culpa en se
frappant la poitrine avec le talon. Pantalon, las d'être volé par ce
mauvais garnement de \alet, met-il les sbires à ses trousses. Arle-
quin disparaît inévitablement par le trou du souffleur, et s'échappe
en faisant le tour de la salle sur la balustrnde des loges. Brighella est
toujours son antagoniste et Pantalon sa victime. i>omme Brighella ,
Arlequin a eu des imitateurs et des copistes : les Trujfaldim et les
Triicagnins sortent de son école, et l'oit prétend que lui-même s'est
quelquefois caché sous les noms de Grade fin et de Mezzetin., conser-
vant, comme Brighella-Scapin , son caractère original sous un nom
d'emprunt. Pantalon et le Docteur, personnages plus graves, tiennent
à leur nom, et ne l'ont jamais quitté. Le reproche le plus sérieux
qu'on puisse leur faire, c'est d'avoir quelquefois ahandoimé le masque;
c'est moins à eux (ju'on doit s'en prendre, il est vrai , ((u'à (joldoni, le
mobile et impuissant novateur qui , plus d'une fois, lésa si étour^imeut
compromis; mais aussi pourquoi lui faisaient-ils tant d'agaceries?
Un jour, par exemple, un gros garçon d'humeur joviale frappe à la
porte du poète, devenu momentanément avocat. — Qui ètes-vous?
— Je suis Darbes. — Comment, M. Darbes , le fils du directeur de la
poste du Frioul, qu'on a cru perdu? — Lui-même. — Et que faites-
vous maintenant? — Darbes se lève, et frappant du plat de la main sur
son énorme ventre : — Monsieur Tioldoni , lui dit-il d'un ton plein
de fierté plaisante, je suis comédien, et sans vanité, je puis dire que,
si Garelli est mort, Darbes l'a remplacé; mais, à vous parler franche-
ment, si je fais mon éloge à un auteur, c'est que j'ai besoin de lui.
— Vous avez besoin de moi? — Oui, monsieur (loldoni, et je viens
vous demander une comédie. J'ai promis à mes camarades une pièce
de Goldoni, je l'aurai et je gagnerai ma gageure. — J'ai des occupa-
tions, je ne puis... — Qu'à cela ne tienne, faites ma pièce quand vous
voudrez. — Et tout en causant , Darbes s'empare de la tabatière de Gol-
doni , prend une prise de tabac, laisse tomber dans la boite quelques
pièces d'or, et la rejette sur la table, accompagnant son action de
lazzi qui la font comprendre. Goldoni ouvre la boîte et ne veut pas
se prêter à la plaisanterie. — Ne vous fâchez pas, lui dit Darbes, c'est
'♦5.
712 KEVUE DES DEUX MONDES.
un petit à-compte pour le papier. — Goldoni résiste, Darbes insiste,
devient pressant, referme la tabatière, fait la révérence, gagne la
porte et s'en va.
Goldoni, engagé de cette façon, écrit à Darbes et lui promet une
pièce; Barbes lui répond : « J'aurai donc une comédie de Goldoni...
Je suis jeune, mais maintenant j'irai défier tous les Pantalons de
Venise, Rubini à Saint-Luc, Corrini à Saint-Samuel; j'irai attaquer
Ferramonti à Bologne, Pasini à Milan, Bellotti à Florence, Golinetti
dans sa retraite et Garelli dans son tombeau. » On voit, par ce dénom-
brement des Pantalons, que cette époque devait être celle de leur plus
grande prospérité,
Tonin belia gracia ( Toinet le gentil ) était le titre de la pièce que
Goldoni avait composée pour Darbes, qui jouait sans masque le rôle
de Pantalon ; elle tomba à plat. Le pauvre acteur était très mortifié :
Goldoni lui donna sur-le-champ l'occasion de prendre sa revanche
dans l'Homme prudent, où Darbes reparut avec le masque tradi-
tionnel. Une rapide analyse de cette comédie, qui eut beaucoup de
succès, nous montrera Pantalon agissant, et nous donnera en même
temps une idée du bon goût de l'époque.
Pantalon, riche négociant de Venise, a fait fortune; il s'est retiré
à Sorrente, dans la baie de Naples, et quoiqu'il ait déjà deux enfans
d'un premier mariage, M. Octave et M"'' Rosaure, il a épousé en
secondes noces donna Béatrice, fille d'un commerçant napolitain.
Pantalon et donna Béatrice ne tardent pas à faire mauvais ménage.
Pantalon, cependant, est sage et d'un caractère accommodant; mais
sa nouvelle femme est coquette , méchante , vindicative , et de plus
elle a des sigisbés. La conduite des enfans augmente encore le dés-
ordre de la maison : Octave est un libertin, Rosaure une sotte; Ocfave
a des maîtresses et Rosaure un amant. Pantalon est raisonnable, il
sermonne donc tour à tour chacun des membres de sa famille, qui
l'injurient ou font la sourde oreille. Comme il est fort prudent, ce
n'est (}u'après avoir vainement essayé de la douceur qu'il a recours à
des moyens plus efficaces : après avoir grondé, il menace; mais ses
menaces ne produisent pas plus d'elTet que ses représentations. On
s'en irrite ou l'on s'en moque; mère, fille et fils sont déchaînés contre
le pauvre Pantalon , qui leur cède la place et s'enfuit.
Béatrice, que les menaces de son mari ont mise hors d'elle-même,
et qui prête l'oreille aux conseils d'un sigisbé fripon, cherche à se
venger, c'est-à-dire à se défaire de Pantalon. Elle voudrait avoir pour
complices son beau-fils et sa belle-fille, mais Octave seul est décidé
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 713
à la seconder ; Octave achète donc du poison , et sa bel!e-mère se
charge de le faire prendre à son mari. Elle saisit le moment où le
cuisinier de la maison a le dos tourné , pour jeter le poison dans
un potage destiné à l'homme prudent. Ici la farce tourne au tra-
gique, mais la tragédie retombe aussitôt dans la farce. En effet, tandis
que le potage empoisonné cuit à petit feu, la chienne favorite de
Rosaure,jjar { odeur alléchée , aboie aux fourneaux. Rosaure, pour
régaler sa chienne, n'hésite pas à écorner le déjeuner paternel.
L'animal mange quelques cuillerées de potage, tombe dans des con-
vulsions et meurt. Tandis que Kosaure se désole, arrive son amant.
C'est un Napolitain rusé qui devine sur-le-champ d'où le coup est
parti , et comme il pense fort judicieusement qu'en faisant pendre
Octave et Béatrice , il se débarrassera à la fois d'un beau-frère futur
et d'une future belle-mère , et que l'héritage de Rosaure s'accroîtra
d'autant, il va tout aussitôt dénoncer le crime à la justice. A peine
est-il parti , que Pantalon , à la recherche de son déjeuner qui se fait
attendre , arrive et trouve Rosaure , qui lui fait part de son agréable
découverte. L'homme prudent se décide naturellement à se passer de
déjeuner ; il fait plus , il jette la marmite et le potage par la fenêtre.
Sur ces entrefaites, les sbires se présentent et s'emparent de Béatrice
et d'Octave. Nous assistons ensuite à leur procès, et c'est alors que la
générosité de l'homme prudent brille de tout son éclat. Pantalon re-
fuse, en effet, de charger les accusés; il fait plus, il se porte leur
défenseur. Goldoni , dans cette occasion , se souvient que la veille il
était avocat, et met dans la bouche de Pantalon une longue harangue
pathétiquement burlesque. L'effet de la pi roraison est surtout irrésis-
tible : l'orateur, évoquant un nouveau témoignage à l'appui de l'in-
nocence de sa femme et de son fils, fait tout à coup sortir de dessous
sa robe une chienne vivante , absolument semblable à celle qui est
morte du poison ; l'animal s'élance au milieu de la salle en aboyant;
le tribunal ne résiste plus à cette bruyante éloquence, il se déclare
suffisamment éclairé, et absout les accusés. Pantalon triomphe, l'hon-
neur de la famille est sauvé; mais comme il ne s'appelle pas lliomme
prudent pour rien, il se promet bien de ne jamais manger de potage
le matin et de mettre toujours le dernier la main au plat.
La réussite de pareils ouvrages fait peu d'honneur au public véni-
tien du siècle dernier, et donne une haute idée des acteurs qui les
faisaient valoir. Quelle prodigieuse dépense de verve et d'esprit ne
devaient pas faire les Golinetti, les Darbes, lesSacchi, pour rendre
supportables et même intéressantes les drôleries d'Arlequin , les gros-
714 REVUE DES DEIX MONDES.
sièretés de Brighella et les lourdes et grotesques tirades du moraliste
Pantalon! Le charmant patois vénitien venait, il est vrai, en aide aux
auteurs et aux acteurs; c'est le plus doux et le plus gracieux des dia-
lectes de ritalie : Goldoni, qui l'employa de préférence à tout autre, en
convient dans ses Mémoires. — La prononciation, dit-il, en est claire,
délicate et facile; les mots sont expressifs, et pour nommer chaque
chose, les termes abondent et semblent composer à souhait des phrases
spirituelles et harmonieuses. — L'amour du plaisir, l'insouciance ai-
mable et la douce gaieté formaient dans le dernier siècle le fonds
du caractère vénitien ; il ne faut donc pas s'étonner si le langage du
peuple se prête si admirablement à la plaisanterie. Goldoni n'est
jamais plus vraiment, plus franchement comique, que lorsqu'il peint
iiaïvement les mœurs vénitiennes et qu'il se sert du langage national.
S'il a quelque chose du laisser-aller du génie, c'est surtout lorsqu'il
se renferme dans cette précieuse spécialité ; il cesse d'être original
et tombe souvent au-dessous du m-édiocre, quand il emploie sa mer-
veilleuse facilité à combiner de longs (,'t pénibles imbroglios, ou de
lourdes comédies de caractère. Sans doute, pour que l'inspiration
vienne, il faut s'avancer à sa rencontre; mais si on la sollicite à toute
heure, elle s'éloigne, devient ombrageuse et finit par délaisser les
importuns sans retour.
Goldoni a fait école en Italie, et c'est surtout sa mauvaise ma-
nière qu'on a copiée. La plupart de ces misérables faiseurs, ne pou-
vant î>eindre la société, qu'ils n'ont jamais vue, s'attaquent à des
travers qu'ils imaginent, ou peignent des mœurs si basses, que l'on
est plutôt porté à prendre en pitié leurs originaux qu'à s'égayer à
leurs dépens. Un poète, pour eux, est toujours un pauvre diable un
peu timbré, qui ne fait jamais une visite à un ami sans lui emprunter
un écu. Un négociant est un coquin qui vend à faux poids, et qui se
vante de sa friponnerie comme d'une ndroite spéculation. Les juges
acceptent de toutes mains, et donnent gain de cause à celui dont la
bourse est la mieux garnie; les avocats plaident à tant l'heure, et
sont toujours prêts à soutenir dans la même séance le pour et le
contre. Les médecins parlent encore le latin de Molière , tuent
effrontément leurs malades, ou, s'ils les laissent vivre, c'est pour
subsister eux-mêmes aux dépens de la maladie. Les militaires sont
toujcmrs iusolens et n'ont de bravoure qu'en paroles ; comme le ma-
tamore de Corneille, ils disent au rival qui marche sur leurs brisées
et courtise leur maîtresse :
LE THÉÂTRE EN ITALIE. tî5
Je te donne le choix de trois ou quatre morts:
Je vais d'un coup de poing te briser connue verre,
Ou t'enfoncer tout vif au centre de la terre,
Ou te fendre en dix parts d'un seul coup de revers,
Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs.
Que tu sois dévoré des feux élémentaires.
Choisis donc promptement, et pense à tes affaires.
Mais si ce rival, au lieu de tourner les talons, leur répond résolu-
ment :
Pas tant de bruit,
.T'ai déjà massacré dix hommes cette nuit (1),
Ils se soucient peu de compléter la douzaine, battent prudemment en
retraite, et au besoin font même les honneurs de leur maîtresse à ce
rival qui leur tient tète.
Ce qui manque à ces pauvres auteurs , c'est moins le savoir-faire et
la verve que l'esprit et la connaissance du monde. C'est là ce qui les
rend si grossiers et si faux, et ce qui, pour nous autres Français du
moins, détruit en grande partie l'intérêt de leurs ouvrages, de ceux
surtout dans lesquels ils se proposent de peindre la société. Mais re-
venons aux quatre masques du théâtre.
Ces personnages ont perdu un peu de leur vogue d'autrefois. Le
Docteur est relégué à Bologne; et, dans toute la Lombardie, à Ber-
game comme à Milan, Meneghino a remplacé Arlequin et Brighella.
Meneghino est l'enfant gâté des Milanais, le héros du théâtre de la
Stadera; son talent consiste surtout dans une espèce de gaucherie
adroite, dans la façon pluisante avec laquelle il se heurte contre
les murailles et trébuche contre les saillies du parquet sans jamais
tomber ni sans rien perdre de son sang-froid. Enfin Pantalon lui-
même est accueilli à Venise avec indifférence, je dirais presque avec
froideur : le bonhomme, ainsi que ses valets , ne défraie plus que le
répertoire des théâtres du troisième ordre.
Arlequin cependant est toujours ce maladroit plein de souplesse,
ce malicieux imbécille que nous connaissons. Si , par exemple, il veut
vendre sa maison, il dit à l'homme avec lequel il est en marché, en
tirant un moellon de sa poche : Comme je n'ai pas voulu vous dé-
ranger pour si peu de chose, je vous ai apporté un échantillon de la
marchandise. — Un jour il arrive avec son casaquin tout en lambeaux,
(1) Corneille, V Illusion comique, acte III , scène x.
^1^ REVUE DES DEUX MONDES.
il est aussi gueux que possible, et il demuude l'aumône. Pantalon
à qui il s'adresse, en disant comme les Napolitains : Fatc mi ben pèr
voi/ lui donne une pièce de six sous, et lui en redemande cinq. Arle-
quin fouille long-temps dans ses poches et ne trouve rien. — J'aurai
oublié, dit-il, ma monnaie en changeant d'habit, —et il escamote la
pièce entière. Pantalon se résigne et veut se venger par des raille-
ries. — Combien as-tu de pères? lui demande-t-il d'un ton gogue-
nard. — Mais je n'en ai qu'un, excellence. — Comment, drôle", tu
n'as qu'un père. Voyons, cherche bien, tu en trouveras sans doute
quelque autre? —Arlequin, après avoir rénéchi un moment : — J'ai
beau chercher, je ne trouve rien ; c'est que, voyez-vous, M. Pantalon,
je ne suis qu'un pauvre homme; si j'étais riche comme vous, peut-être
aurais-je aussi trente-six pères.
Arlequin est souffrant, le docteur lui ordonne de prendre un bain;
puis, quand il le revoit, il lui demande comment il a trouvé ce bain?
— Bien humide, lui répond le malade. Le docteur réclame ensuite
son salaire; Arlequin n'a pas le sou et refuse net de payer. Le doc-
teur l'appelle Birbnnfe et le fait assigner. Lorsqu'ils sont devant le
juge. Arlequin prend la parole : — Que le docteur dépose au greffe
ma maladie, dit-il, je suis prêt de mon côté à déposer la santé qu'il
m'a rendue; chacun de nous reprendra ce qui lui appartient, et par-
tant nous serons quittes. — Arlequin donne aussi son petit coup de
patte à la noblesse. — Quel dommage qu'Adam ne se soit pas fait
nommer baron! dit-il, nous serions tous nobles.
Pantalon charge son valet Arlequin de porter à un de ses amis
une cruche de vin de Chypre; mais comme il se méfie du drôle, qu'il
connaît pour une mouche de cuisine des plus gourmandes, il a grand
som de cacheter le bouchon qui ferme la cruche. Arlequin fait un
trou par-dessous, vide à moitié la cruche et la rebouche. L'ami à qui
la cruche était adressée, l'ouvre et s'aperçoit aussitôt du déchet- il
regarde le fond de la cruche et aperçoit un trou. —Ah! coquin,
dit-il à Arlequin , c'est toi qui as fait un trou par-dessous la cruche et
qui as bu le vin. —Vous n'en croyez rien, monsieur, reprend naïve-
ment le fripon, car vous voyez bien que ce n'est pas par-dessous,
mais par-dessus que le vin manque.
Parmi les farces où figure Arlequin, les plus vieilles sont encore
les meilleures. Arlequin empereur dans la lune est une de ces anciennes
bouffonneries qui ont fait le tour de l'Europe, et dont en Italie, quand
vient le carnaval , les troupes de comédiens du second ordre ne man-
quent jamais de régaler leurs habitués. Cette pièce, qui n'est guère
LE THEATRE EN ITALIE. 717
qu'un canevas que chacun remplit à sa guise, est pleine d'un bout à
l'autre de folies plus ou moins divertissantes, et les grossièretés y
abondent. Cependant, au fond de toutes ces scènes de parade, dignes
des tréteaux de la foire, on rencontre par instans de ces coups de
pinceau inattendus, de ces traits de satire philosophique qui distin-
guent la plupart des vieilles farces populaires , et qu'on croirait dé-
robés à Machiavel ou à Rabelais : témoin ce dialogue d'Arlequin
empereur et du Docteur.
Le DOCTEUR. — Oserais-je demander à votre hautesse de quelle
humeur sont vos sujets?
Arlequin. — Mes sujets, ils sont quasi sans défauts, si ce n'est
que l'intérêt et l'ambition seuls les gouvernent.
Le DOCTEUR. — C'est tout comme ici.
Arlequin. — Chacun tâche de s'établir du mieux qu'il peut aux
dépens d'autrui ; et la première des vertus dans mes états, c'est d'a-
voir beaucoup d'argent.
Le docteur. — C'est tout comme ici. Et dans votre empire, sei-
gneur, fait-on bonne justice?
Arlequin. — On l'y fait à peindre.
Le docteur. — Les juges ne se laissent donc pas un peu cor-
rompre?
Arlequin. — Les femmes comme ailleurs les sollicitent, leur font
parfois de petits présens; leur conscience sait ce qu'il en advient;
mais, à cela près, tout se passe dans l'ordre.
Le docteur. — C'est encore tout comme ici!...
Au commencement de la pièce, Arlequin, qui n'a pas encore eu
l'heureuse idée de se ftiire empereur de la lune, apprend que le Doc-
teur veut marier Colombine, sa servante, à un fermier; il se désole
dans un fameux monologue, qui est le triomphe et la pierre d'achop-
pement des acteurs qui jouent ce rôle.
« Malheureux que je suis! le docteur veut marier Colombine à un
fermier, et je vivrais sans Colombine ! non , je veux mourir. Docteur
ignorant! ingrate et inconstante Colombine ! misérable fermier ! déplo-
rable Arlequin ! oui , je veux mourir ; je veux qu'on lise dans l'histoire
ancienne et moderne : Arlequin est mort pour Colombine. Allons
dans ma chambre; j'attacherai une corde au plafond, je monterai sur
une chaise, je me passerai un nœud coulant autour du cou, je don-
nerai un coup de pied à la chaise , et me voilà pendu. Ouf! ( Il prend
la posture d'un pendu. ) — Mais fi donc , Arlequin , vous tuer pour
718 REVLE DES DELX MONDES.
uuo lille! ce serait une grande sottise. — D'accord, mais cette fille
trahit un honnête homme, c'est une grande scélératesse. — Soit;
mais quand vous seriez pendu, en seriez-vous plus gras? — Non,
certes, el j'en deviendrai même beaucoup plus maigre. — Alors,
pourquoi vous pendre? — Parce que je le veux. — Vous ne vous
pendrez pas. — Je me pendrai. — Je vous assure que non. — Je vous
jure que oui, — Vous ne vous pendrez pas, vous dis-je. — Attends,
drôle, je saurai bien me délivrer de ton importunité. (Il tire sa batte,
s'en domie de grands coups sur le dos, et se met à courir.) Ah! voilà
notre raisonneur parti ; maintenant, allons nous pendre. ( Il fait quel-
ques pas, et s'arrête tout court.) Mais non, se pendre, c'est bien
commun, cela ne me ferait pas honneur: cherchons quelque mort
extraordinaire, héroïque, quelque mort digne d'Arîequin. »
Il essaie tour à tour divers genres de mort, soit en retenant sa
respiration, soit en se tenant les jambes en l'air, et la tète en bas;
mais il ne peut réussir : il a beau se boucher le nez et fermer la bouche,
il ne vient pas à bout de mourir. — Il Hiut que le vent s'échappe par
quelque issue. — Imbécille que je suis! Ah! j'ai trouvé! — Et il in-
dique par une pantomime expressive quelle peut ctre cette issue. Il
se tourne alors vers le parterre , qui rit aux éclats.
— Vous riez , vous autres : hé bien ! je parie que vous n'êtes pas
plus malins que moi , et qu'il n'y a pas un seul d'entre vous qui voulût
me servir de modèle et me montrer, par son exemple, comment je
dois m'y prendre pour mourir? Mais votre gaîté me donne une idée :
j'ai lu dans les histoires que des hommes étaient morts à force de
rire; si je pouvais mourir en riant; essayons, ce serait drôle. Gomme
je ne suis guère joyeux, je vais me chatouiller: de cette façon je serai
bien obligé de rire.
Il se chatouille en effet, tombe à terre en riant aux éclats et fai-
sant mille folies et mille tours d'adresse; il est sur le point de se
pâmer, quand un ami arrive, le console et l'emmène. C'est à la suite
de ces tentatives de suicide qu'il se fait passer d'abord pour un
envoyé <le l'empereur de la lune, puis pour l'empereur lui-même,
et qu'enlin il épouse la servante du Docteur, auquel il escroque sa
belle bague ornée d'un brillant et six pièces d'or, lui donnant en
revanche la place du scorpion dans le zodiaque.
Sous toutes ces bouffonneries, on retrouve encore, comme il est
aisé de le voir, la lutte du matérialisme et de l'intelligence, du corps
et de l'esprit; c'est l'esprit qui, dans le monologue comique d'Arle-
quin résolu à se pendre, bàtonne le corps, et cependant c'est le corps
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 719
qui finit par avoir le dessus, regagnant tout à coup, par un détour et
à l'aide d'une flatterie, le terrain qu'il vient de perdre.
Arlequin, dans ses pièces renouvelées de l'ancien répertoire et dans
d'autres pièces plus nîodernes, cherche toujours à tirer parti de son
agilité. Il joue habituellement le rôle de valet dans les comédies, et
celui de niais dans les monstrueux mélodrames empruntés au théAtre
allemand ; mais il n'est jamais plus à son aise que dans ces petites
comédies bouffonnes qu'au moment du carnaval on daigne parfois
composer pour lui , et(5,ui, dans leur genre, sont des chefs-d'œuvre,
surtout lorsque des gens d'esprit comme Antonio Cesari, Carlo Porta
ou Anelli, le fameux faiseur de libretti , se sont donné la peine de les
rimer. Anelli , pendant vingt ans, a eu le talent de se moquer tour à
tour des Français et des Allemands, sans que ni les uns ni les autres
aient pu s'en iacher. Dans Ylfaliana in Aif/hieri, il eut même l'au-
dace de se moquer de la nullité du sénat milanais, qu'il caractérisa
par ce vers devenu proverbial"
Mangiar, bere e lasciar fare.
Comme la pièce faisait fureur, on eut le bon esprit de ne pas paraître
comprendre l'épigramme et de laisser faire.
L'analyse d'une de ces pièces bouffonnes, en montrant ces masques
en action, fera connaître ce genre de comédie populaire mieux qu'une
longue appréciation. Nous choisirons, comme nous l'avons fnit jus-
qu'ici, la pièce qui a toujours obtenu le plus grand succès. C'est
une imitation du Marco d'Antonio Cesari : cette pièce a pour titre
les Trois Polffo.is.
Ambrogio Burlamatti, noble Véronais, et plusieurs de ses amis
Vénitiens, sont en villeggiature dans l'un des jolis casinos de la
Brenta. L'automne est arrivé; c'est la saison des tempêtes dans ces
provinces de l'Italie situées au pied des Alpes. Il pleut, il vente, il
tonne. La chasse, la pêche, la promenade, divertissemens favoris de
ces jeunes gens oisifs , ne leur sont plus permises , et, s'i's ne trouvent
quelque autre façon de passer le temps, nos prisonniers vosit mourir
d'ennui. Bnrlamatti et Stefano son ami se creusent la tête et ne peu-
vent rien imaginer. Tout à coup Ambrogio pousse un cri de joie, et
s'adressant à Stefano; — Sois tranquille , mon ami, lui dit-il, nous
voilà désensorcelés; nous ne mourrons pas encore cette fois, je puis
même t'assurer que cette miit nous allons rire. — Tant mieux , car
j'aimerais tout autant digérer mon ennui entre deux draps qu'au-
tour d'une table de jeu où l'on se ruine. — Écoute-moi : tu sais s;ne
720 REVUE DES DEUX MONDES.
Meneghino, mon sommelier, est mort ce matin; eh bien! c'est à
cette occasion que nous allons nous divertir. — Comment, à l'occa-
sion d'un mort? — Précisément. Tu sais que dans ce pays il est
d'usage de faire veiller le mort par quelqu'un de ses compagnons;
eh bien ! je compte donner à celui-ci pour veilleur un personnage
qui ne peut manquer de nous amuser, Pantalon, ce rustre, fils d'un
marchand de Venise qui s'est ruiné, et que j'ai pris à mon service. Ce
monstrueux personnage, de sept pieds de haut, a l'encolure et la
pesanteur d'esprit d'un bœuf; c'est un maladroit si renforcé, qu'un
poisson cuit s'échapperait de ses mains. C'est lui qui, cette nuit,
veillera le mort. — Je ne vois pas qu'il y ait là rien de si divertissant.
— Écoute-moi encore. Le balourd se prétend un Hercule de cou-
rage, que sais-je? un Ferragus, un Roland, toujours prêt à pourfendre
ou à assommer; au fond, c'est le i)lus grand poltron que je connaisse,
et, quand il fait nuit, sa main droite, je crois, a peur de sa main
gauche. Je me propose donc de mettre son grand courage à l'épreuve.
— Et comment cela? — Arlequin, mon valet de chambre, prendra
la place du mort dans le lit, et je me fie assez à son adresse et à
son humeur joviale, pour croire qu'il nous donnera quelque bonne
comédie; de cette fenêtre, nous verrons tout ce qui se passera dans
la chambre du mort.
Ambrogio fait sur-le-champ venir Pantalon. Celui-ci raconte en
arrivant qu'il était à panser le cheval de son excellence, qui a les
amygdales enflées. Il a passé plus de deux heures à cette occupation
fatigante; il n'en peut plus. — Je n'ai nul besoin de savoir cela. — Et
moi , j'ai besoin de vous le dire, pour que vous sachiez quel homme
vous avez à votre service. — D'accord ; mais, à propos, aurais-tu peur
des morts? — Peur des morts! vous voulez rire. Comment aurais-je
peur des morts, moi qui n'ai jamais redouté les vivans? — Voilà qui
est parler. Aussi, mon brave Pantalon , n'ai-je jamais mis ton courage
en doute. Écoute-moi donc. Tu sais que Meneghino est mort ce matin?
— Hélas ! oui , excellence; le docteur l'a tué. — Tu as raison ; mais ce
qui est fiiit est fait. Je sais que tu étais l'ami du défunt, et j'ai
décidé que tu le veillerais cette nuit. — Pantalon prend un air piteux
et commence à trembler. — Je veillerais le mort ? — Eh quoi ! n'au-
rais-tu pas le courage qu'il faut pour cela? — Pantalon , se redressant :
— Le courage! est-il besoin de courage pour veiller un mort? J'en
veillerais dix mille s'il le fallait. — Alors c'est une chose convenue.
A l'heure de VAve Maria, tu iras t'étabhr dans la chambre du mort et
tu y resteras tout» la nuit jusqu'à ce que le prêtre vienne demain
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 721
enlever le corps; tu entends? Ainsi donc, à ce soir. — A ce soir. — Et
Pantalon , qui a peine à cacher son émotion , s'éloigne l'oreille basse.
Dès qu'il est dehors, le comte appelle Arlequin et le met au cou-
rant. — Tu transporteras le corps de Meneghino dans quelque caveau,
lui dit-il, et tu prendras sa place dans le lit. Tu sais ensuite ce que tu
auras à faire quand tu te trouveras en tète-à-téte avec Pantalon , ton
veilleur; mais je te préviens d'une chose, c'est que nous voulons rire.
— Vous rirez, et comme vous n'avez jamais ri; moi-même j'en ai
déjà mal à la rate.
Le comte ne s'arrête pas en si beau chemin; il veut, comme il le
dit, prendre trois dindons avec la même noix. Deux dindons sont
déjà trouvés; Brighella, son homme d'affaires, sera le troisième. —
J'ai quelque part dans mes greniers la défroque d'un diable : tête de
lion, museau de crocodile, peau de bouc, pied de satyre, queue d'âne,
rien n'y manque; Brighella, mon ami, tu endosseras ce costume, et
tu descendras par une fenêtre dans la chambre où Pantalon sera
occupé à veiller Meneghino. Ton arrivée causera certainement une
agréable émotion à ce brave Pantalon , et cette émotion ne peut man-
quer de nous divertir tous, et toi le premier. — Brighella est ravi
du rôle qu'on lui donne; il se frotte les mains en songeant au bon
tour qu'il va jouer à Pantalon , son rival , et à la belle peur qu'il va lui
faire. Le comte, de son côté, rit sournoisement dans sa barbe, car il
s'est bien gardé de dire à Brighella qu'Arlequin devait prendre la
place du mort et de prévenir Arlequin que Brighella devait compléter
la comédie et jouer le rôle du diable. Il est si content, il se promet
tant de plaisir de la merveilleuse combinaison qu'il vient d'imaginer,
qu'il embrasse Stefano, et que tous deux chantent en chœur de vifs
et joyeux couplets qui terminent ces premières scènes.
L'acte suivant se passe dans la chambre de Meneghino. Arlequin,
enveloppé d'un grand drap et tout barbouillé de blanc, est couché
sur le lit du mort; il n'est rien moins que rassuré, il a même très
peur, et, par momens, il se tâte pour s'assurer que réellement il n'est
pas mort. Du reste, il se propose bien de se venger tout à l'heure de
sa peur sur le pauvre Pantalon, dont la présence le rassurera. Cepen-
dant, comme Pantalon tarde à venir, il se livre à des réflexions phi-
losophiques que lui inspire son étrange position. — Aujourd'hui,
dit-il, je fais le mort pour rire, mais un jour viendra où je le ferai au
naturel; ce jour-là on me portera au cimetière pour engraisser les
raves; encore si je pouvais les manger... — Sur ces entrefaites Pan-
talon arrive. — Va-t-en , dit-il à un homme qui l'a accompagné jus-
722 REVIE DES DEUX MONDES.
qu'à la porte; c'est à moi seul de «Tarder ce mort; ceux qui viendraient
pour l'enlever auraient de bons liras s'ils en venaient à bout. Je le
détendrais, s'il le fallait, contre une batterie de canons. — Pantalon ,
resté seul, s'assied cependant le plus loin qu'il peut du mort, et pose
soigneusement à <'oté de lui \\u fiasro rempli de vin du Frioul. — C'est
là dedans qu'est la vie, dit-il , et l'on a grand besoin de la vie dans la
maison de la mort. En achevant cette réflexion philosophique, il s'ap-
proche du lit du mort avec pre^caution. — Ce pauvre Meneghino, le
voilà donc! Comme il est blanc... In autre en aurait peur.... Moi...
moi... je... je... je. . n'ai pas peur. — En disatitcela, il tremble de tous
ses membres. — Mais le temps s'est bien refroidi... Je sens comme
4in frisson, mon sang se tige, et il me semble que j'éprouve par tout
le corps comme uti petit ressentiment fébrile... comme un faible com-
mencement d'inquiétude. La nuit sera bien longue; si j'appelais un
camarade pour jouer aux dés ou à la m.orra/... Fi donc! on dirait
demain que Pantalon a eu peur. Ou'ai-je besoin, d'ailleurs, d'un
compagnon? n'ai-je pas là une excellente compagne? — Il prend la
bouteille. — A la bonne heure 1 voilà ce qui réconforte, cela redonne-
rait la vie à un mort. — liî peu raffermi par cette réflexion, i! chante
à demi-voix des couplets burlesques dans lesquels il défie le diable et
la mort en personne. îl remplit ensuite son verre; mais, au moment
où il l'approche de sa bouche. Arlequin pousse un long soupir et se
retourne sur le ventre. Pantalon laisse tomber son verre et veut fuir;
ses jambes tlageolent et refusent de le porter; il regarde le mort à
la dérobée. Arlequin fait le saut de carpe et reprend sa première
position. A cette vue, S-antalon tombe à genoux, joint les mains, et
lors(}u*il pense que le mort ne peut le voir, il essaie de se glisser dans
cette position vers la porte; Arlequin se dresse lentement sur le lit;
Pantalon tombe à plat ventre. Dans ce moment on entend un grand
bruit de chaînes à l'extérieur. Arlequin se recouche lestement; Pan-
talon reste immobile, regardant tantôt le lit, tantôt la porte. Le bruit
approche; Ailequin ne fait plus de culbutes ; i! est maintenant presque
aussi terrih/^ que Pantalon. C'est alors que lîrighella, dans son cos-
tume de diable et une torche à la main , paraît sur le seuil de la porte.
A cette vue. Pantalon se redresse; il veut fuir. lîrighella le repousse;
et tandis qu'il est occupé à lui griller le poil avec sa torche, on entend
Arlequin, que la peur doue sur le lit, murmurer d'une voix éteinte
des plaintes entrecoupées. — Miséricorde! oùsuis-je venu me fourrer?
C'est Satan lui-même Satan en personne, qui vient pour enlever
Meneghino Me trouvant à sa place, il va me prendre pour lui et
LE THÉATF.E EN ITALIE. 723.
m'emporter tout vivant!... Si je pouvais m'édiapper? — Il se soulève
lentement, et, se glissant le long du mur, tâche de gagner la porte,
lorsque tout à coup Brighella, toujours occupé à écliauder Pantalon,
se trouve nez à nez avec lui. — Satan! — Le mort! — Et tous deux
tombent à la renverse. — C'en est fait de moi, s'écrie Pantalon, et il
tombe entre les deux. Mais bientôt tous trois se relèvent et courent
par la chambre, comme des insens s, s'évitant, s'entre-choquant et
se culbutant les uns les autres. — A moi , mes camarades, au secours!
au mort! au diable! au revenant!... — Quel diable est-ce là? s'écrie
Arlequin. — Qu'est-ce qu'un pareil mort? reprend Brighella. A la
fin , les trois braves s'arrêtent chacun dans un coin, à demi morts de
fatigue, et se regardent d'un air consterné. Pantalon beugle, Arle-
quin gémit, le diable hurle. Dans ce moment, le comte Ambrogio,
suivi de ses amis, ouvre la porte, et s'élance au milieu de la chambre
en riant aux éclats. — Taisez-vous, poltrons, dit-il, taisez-vous, ou
je vous fais tous bàtonner.
Brighella. — .le suis mort !
Arlequin. — Je n'ai plus ni jambes ni rate!
Pantalon (se tenant le ventre). — Miséricorde, quelle colique!
Arlequin. — Voyez le mort!
Brk.hella. — Voyez le diable !
Pantalon. — Voyez-les tous deux.
Le comte. — Encore un coup, taisez-vous, misérables poltrons,
ou je vous fais taire avec ce gourdin. Qui croirait jamais qu'un mort
fasse peur au diable, et que le diable fasse peur à un mort? Et toi,
intrépide Pantalon , qu'as-tu donc fait de ton courage?
Pantalon. — Vous en parlez bien à votre aise, seigneur comte;
j'aurais voulu vous voir entre un diable et un mort.
Il est impossible de faire comprendre par une analyse toute la folie
de cette scène, qui rappelle d'une manière éloignée l'entrevue des
deux ours dans l'excellente farce de L'Ours et le Pacha. Jouée par ces
acteurs un peu grossiers, mais pleins de verve, que l'on rencontre à
chaque pas en Italie, elle est toujours accueillie par un fou rire, et
met le spectateur en belle humeur pour toute la soirée. Le dialogue
qui accompagne la reconnaissance des trois masques est aussi fort
comique. Ils s'en veulent l'un l'autre de la peur qu'ils se sont réci-
proquement faite, au point qu'ils en vont venir aux mains. Ils s'in-
jurient, se menacent, et le comte est obligé d'interposer son auto-
rité.— Vous tairez-vous, bavards, s'écrie-t-il de nouveau ; ces drôles-
72i REVUE DES DEUX MONDES.
lù ont autant de langue qu'ils ont peu de cœur. Or ça, messieurs les
poltrons, je pense qu'il ne serait pas hors de propos de vous admi-
nistrer quelques remèdes pour prévenir les suites de la peur que vous
vous êtes faite les uns aux autres. Ces remèdes, les voici : on va
défoncer sous le vestibule un baril de vin, on vous apportera deux
grands poulets d'Inde et un gros jambon, vous mangerez et vous
boirez à discrétion, et, quand vous serez bien repus, la Nicolosa, la
Brunelta, la Tancia, la Tina, et toutes ces drôlesses qui jouent si
bien de l'escarpin, vont arriver en gambadant, et alors vive la danse
et vive la joie ! Meneghino sera content de ses funérailles. — Arle-
quin, Pantalon et Brighella, que ces dernières paroles ont tout à la
fois rassurés et reconfortés, remercient le comte Ambrogio, et tous
trois chantent en chœur des couplets d'une expression et d'une har-
monie admirablement bouffonnes.
Si nous avons analysé cette bagatelle avec quelque détail , c'est que
chez nous ce genre de comédie n'a pus d'analogue. Ce n'est, à pro-
prement parler, ni de la comédie, ni du vaudeville, ni de l'opéra
bouffe. Ce sont des parades pleines de caprices, écrites souvent en
vers charmans, et mêlées parfois de danses et de chants. C'est un
genre tout-à-fait italien , comme le fut autrefois la comédie pasto-
rale, si complètement abandonnée de nos jours; genre que l'on fait
remonter à l'Anfiparnasso, d'Orazio Yecchi , qui fut représentée
vers 1595. Dans cette comédie mêlée de musi(iue. Pantalon, Arle-
quin, Brighella, et le capitan Cardon , matamore espagnol, jouent
déjà chacun leur rôle. Ces personnages parlent castillan , italien, bolo-
nais, bergamasquc et même hébreu. Si ces joyeux masques ont sur-
vécu aux Myrtils , aux Tircis et aux Sylvio de la comédie pastorale ,
c'est à leur belle humeur inaltérable et à leur robuste gaieté qu'ils
doivent leur existence prolongée. Ces joyeux boute-en-train ont une
constitution bien autrement vigoureuse que les mélancoliques au
cœur tendre. Pantalon, Arlequin et Brighella, sans être accueillis
avec le même empressement qu'autrefois, n'ont donc pas encore lassé
la constance du public italien , et sont encore aujourd'hui fort vivans.
Quand mourront-ils? Dieu le sait.
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 725
V.
La Comédie italienne, le Drame moderne et les Acteurs.
Lorsque l'on voit Bossuet condamner si hautement la comédie,
ce pernicieux plaisir qui , dit-il , ne flatte que les passions des hommes
dont le fond est grossier, qui ridiculise la vertu et la piété , excuse
la corruption qu'il rend plaisante, offense la pudeur toujours en
crainte d'être violée par les derniers attentats; quand, non content
de proscrire un plaisir où l'homme, selon ses expressions, se fait
à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu , on le voit
s'attaquer à Molière, le traiter d'infâme et le poursuivre même dans
la tombe de désolans anathèmes, on a peine à concevoir que la cour
d'un pape, chef de cette reUgion dont Bossuet n'était que l'un des
ministres, ait été le berceau de la comédie renaissante : et de quelle
comédie? de cette comédie italienne si pleine de prostitutions ! s'écrie
encore Bossuet. Ce pape, il est vrai, c'est l'aimable Léon X. Poète,
musicien , grand chasseur, et par-dessus tout homme d'esprit , ce
chef de l'église eut à la fois les goûts d'un artiste et ceux d'un souve-
rain , et , pendant les neuf années qu'il occupa la chaire de saint
Pierre, sa cour ressembla plutôt à celle d'un prince séculier qu'à
celle du successeur du prince des apôtres.
Nous ne considérerons ici Léon X que comme poète et homme
d'esprit, car c'est à ce titre qu'il choisit pour secrétaires Sadolet
et Bembo, et Béroalde pour bibliothécaire; qu'il protège le vieux
Lascaris; qu'il correspond avec Érasme et tous les beaux esprits du
temps; qu'il établit une université romaine et s'entoure d'une légion
de poètes, d'écrivains et d'artistes. Ce pape et tous ces jeunes cardi-
naux, riches, spirituels, amis du plaisir comme lui, les Sigismond
fionzague , les Bibbiena , les Hippolyte d'Esté, avaient pris la reHgion
du côté riant, et ne semblaient préoccupés que d'un seul objet, de
jouir gaiement de la vie.
Quelques beaux et grands esprits , comme les Machiavel , les Bib-
biena , l'Arétin et l'Arioste , avaient composé des comédies d'autant
plus libres et plus hardies, que leurs auteurs occupaient, dans la
société de cette époque, un rang plus élevé, et pouvaient beau-
coup se permettre. Le pape Léon X, qui aimait toute espèce de
plaisirs, et surtout les plaisirs de l'intelligence, voulut que ces
TOME XXIII. 4G
726 REVUE DES DEUX MONDES.
comédies i'iissent jouées devant lui, non par esprit de libéralisme
philosophique, comme on l'a dit mal à propos, mais tout bonne-
ment par épicuréisme, et pour se donner un agréable passe- temps.
Le cardinal Bibbiena avait autant de gaieté dans l'esprit que son
maître; il aimait, comme lui, à railler les pédans et à mystifier
les sots. Dans ce but, il conduisait au Capitole, pour y être cou-
ronné, le mauvais poète Baraballo qu'il avait grotesquement installé
sur un magnifique éléphant, ayant soin au retour de le faire bien
siffler par la canaille; ou bien il applaudissait avec un grand sérieux
aux mauvais vers du poète Ouerco, et le présentait malicieuse-
ment à son maître. Léon X s'empressait d'admettre à ses soupers
le poète parasite; ce ridicule personnage, qui restait près d'une
fenêtre , mangeant debout les morceaux qu'on lui jetait comme
à un chien, se regardait néanmoins comme très honoré de cet ac-
cueil. Le pape par instans se rappelait que le pauvre poète était
là: — Querco! lui criait-il en lui envoyant sa coupe pleine de vin,
fais-moi sur-le-champ des vers sur la gourmandise , et je te per-
mettrai de vider cette coupe. — Si les vers étaient bons, Querco
buvait le vin ; s'ils étaient mauvais , on remplissait la coupe d'eau , et
le malheureux était obligé de la vider. Croirait-on qu'un tel person-
nage eût de la vanité? Un jour, le bandeau dont la sottise lui couvrait
les yeux étant tombé, il s'aperçut (ju'on se moquait do lui, et qu'on
ne le traitait guère mieuv qu'un buulTon; ce jour-là, il se retira liôre'
ment de la cour. La vanité lui avait tourné la tête, la misère l'acheva;
Léon X étant mort , il s'ouvrit le ventre avec une paire de ciseaux ,
et se découpa les entrailles.
On a cru découvrir, dans ces mystifications auxquelles se plaisaient
Bibbiena et son maître, un désir secret de rabaisser le talent litté-
raire; nous ne voyons pas trop comment, en s'attaquant au pédan-
tisme et à la sottise, on peut nuire au talent véritable. N'est-ce pas
plutôt rendre service aux vrais poètes que de remettre à leur place
ces auteurs faméliques qui veulent à toute force produire leur im-
puissance et leur sottise?
Le Bibbiena, lui, fut vraiment un esprit supérieur. Nous ne vou-
drions pas être accusé de pruderie , et cependant nous avouerons
qu'il nous serait, sinon impossible, du moins fort dilficile, d'analyser
sa comédie de la Calandria, cette comédie jouée devant un pape et
qu'applaudissait le sacré collège. Les incidens de cette pièce, imitée
en partie des Mrncchmps , et dont l'intrigue roule sur la ressemblance
dedeuxjuraoauxde sexesdifférens, sont si nombreux, etlesquiproqu© i
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 72T
produits par cette ressemblance si fréqueris, que l'analyse, à moins
d'être fort développée, en serait incompréhensible. Ces quiproquo
sont toujours amenés par les déguisemens de Santilla, la jeune fdle,
en homme, et de Lidio, son frère, en femme; ils sont des plus hasardés,
et, quoique conduite avec art, l'intrigue, trop compliquée, finit par
amener l'ennui. Disons-le, la (lalandria, si souvent citée par les cri-
tiques italiens, et que les Florentins tiennent encore aujourd'hui en
si haute estime, n'a dû ce long succès qu'à la finesse et à l'esprit
du dialogue, et surtout à la perfection de la forme, que le parti toscan
proclame excellente et met sur la même ligne que le style des nou-
velles de Boccace et des comédies de l'Arioste et de Machiavel.
Machiavel! ce nom ne rappelle d'abord que de graves et sombres
-idées, et cependant ce terrilde politique est l'auteur de la plus vive ,
de la plus leste et de la meilleure des comédies italiennes. La Man-
dragore, en effet, est supérieure à la Calandria. Le sujet est plus
intéressant, l'intrigue plus simple et mieux conduite, et le dialogue
aussi vif. La Mandraç/ore et la Calandria sont en quelque sorte les
orighies de la comédie italienne. C'est dans la Mandragore surtout
qu'on retrouve le type de cette manière rapide, compliquée, dégagée
de scrupule , de pudeur même , qui a prévalu pendant deux siècles ;
il est donc nécessaire de jeter un coup d'oeil sur l'œuvre de Machia-
vel, pour arriver à la parfaite intelligence des révolutions du théûtre
en Italie.
Le sujet de la Mandragore est bien connu. Chacun sait l'histoire
de messer Nicia Calfucci, ce bourgeois de Florence, que tourmentait
un si violent désir de paternité; chacun sait comment son ami Calli-
maque, amoureux de Monna Lucrèce, sa femme, ne pouvant triom-
pher de la vertu de la dévote Florentine,
]\e savait phis à quel saint se vouer,
Quand le mari , par sa sottise extrême.
Lui fit juiier qu'il n'était stratagème
Où le pauvre homme à la fin ne donnât.
Chacun sait encore comment Callimaque, médecin par occasion,
proposa à son ami une recette qui devait infailliblement le rendre père.
Cette recette est une médecine
Faite du jus de certaine racine
Ayant pour nom mandragore...
M&is ce jus a des qualités très malignes; il fait mourir le premier
qui partage la couche de celle qu'il doit rendre mère.
728 REVUE DES DEUX MONDES.
Nice reprit aussitôt : — Serviteur;
Plus de votre herbe... il n'en est pas besoin.
Il y a remède à tout, lui dit l'amant; — Que faire donc? — Que
faire? écoutez :
II nous faudra choisir quelque jeune homme
D'entre le peuple, un pauvre malheureux
Qui vous précède... attire et prenne en somme
Tout le venin
Nice d'abord eut peine à digérer
L'expédient, allégua le danger,
Et l'infamie
Il finit, cependant, par consentir à tout. Le plus difficile mainte-
nant était de décider madame Lucrèce.
De prime-abord elle crut qu'on riait :
Puis se fâcha, puis jura sur son ame
Que mille fois plutôt on la tuerait.
Lucrèce étant de la sorte arrêtée ,
On eut recours à frère Timothée.
Il la prêcha , mais si bien et si beau ,
Qu'elle donna les mains par pénitence.
Le mari, d'un autre côté, l'encourageait de toutes ses forces.
Vous savez bien qu'il y va de ma vie ;
N'allez donc pas faire la renchérie !
IMontrez par là que vous savez aimer
Votre mari... Que si cette pécore
Fait le honteux, envoyez sans tarder
M'en avertir... nous y mettrons bon ordre (1).
On devine que ce rustre , qui devait emporter le premier venin de
la mandragore, n'était autre que Callimaque. Ce jus de la mandra-
gore se composait d'un verre d'Iiypocras. Son effet n'en était pas
moins assuré, et Lucrèce, le lendemain de l'expérience, voulait OUi-
maque pour compère.
Ce cadre, comme on voit , est des plus lestes; les détails ne le sont
pas moins , et certaines touches arrivent même à la plus extrême cru-
dité, les consultations latines du prétendu docteur par exemple; il
(1) La Fontaine, la Mandragore.
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 729
fallait que dans ce temps-là on fût habitué à tout dire comme à tout
faire. Quoi qu'il en soit, la Mandragore étincelle de beautés du pre-
mier ordre. Les caractères des personnages principaux, du parasite
Ligurio, de ÎVIonna Lucrezia, femme coupable sans le vouloir et sans
le savoir, de messer Nicia, ce mari dupé et content de l'être, si sou-
vent mis en scène par Molière; du frère Timothée, ce type du moine
de l'époque, grossier, intrigant, avide, et qui, loin de ressembler au
Tartuffe, comme on l'a dit à tort, a la bonne foi de sa fragilité et en
quelque sorte la naïveté du vice : tous ces caractères sont tracés de
main de maître. Ce sont de ces portraits qu'un grand peintre fait en
se jouant, mais qu'un grand peintre seul peut faire. On ne sait trop
ce que l'on doit le plus admirer de la netteté et de la fermeté du
dessin et de la vigueur de la touche un peu heurtée, ou de la vivacité
du coloris et de la science de l'effet. L'admirable choix des détails et
la savante sobriété des accessoires dénotent également un écrivain de
génie
Sans nul doute l'homme qui composa ce chef-d'œuvre, dans un
moment de chagrin, pour se distraire (1), n'a envisagé que le côté
triste de la vie. Que voit-on en effet dans sa pièce? des niais, des fri-
pons, des personnages qui vivent aux dépens des premiers et avec l'aide
des seconds, et pas un seul honnête homme; mais la gaieté et la viva-
cité de la forme sauvent la tristesse du fond. Les saillies spirituelles
et les mots plaisans tiennent d'un bout à l'autre du drame le specta-
teur en haleine, et ne lui permettent pas de retomber sur lui-même
Dans quelques-uns de ces mots éclate le meilleur comique, le comi-
que de situation : ainsi, lorsque Nicia, le mari, apprend que l'on a
enfin décidé Lucrèce à recourir à l'étrange moven qui doit emporter
le venin de la mandragore, il se frotte joyeusement les mains et
secrie: lo son il più contenf uomo del mondo. Ce mot du mari
trompé, et si heureux de l'être, semble dérobé à Molière.
Le dialogue de Sostrata, la mère, qui encourage sa fille Lucrèce,
et du frère Timothée, qui vient à son aide, est aussi d'une grande
vérité.
— De quoi as-tu peur, pauvre sotte? dit la mère; il y a cinquante
emmes de ce pays qui lèveraient les mains au ciel si pareille aubaine
leur arrivait? — Je me résigne; mais je ne crois pas être encore en
^^) D' un uom... elles' iiigegna
Con quesli van pensiori
Fare il suo trislo tenip più soave.
( La Mandragola , prologo.}
REVUE DES DEUX MONDES.
vie demain matin. — >'e craignez rien, ma fille, reprend frère Timo-
Ihée; je prierai Dieu pour vous, et je dirai l'oraison de l'ange Raphaël
pour qu'il vous tienne compagîiic. — Dieu et la Madone me soient
en aide! ils savent si j'ai intention de mal faire!
Cette pudeur et cette simplicité de Lucrèce donnent un grand
charme à la gracieuse figure de cette jeune femme, complice malgré
elle des ruses de son amant.
Les monologues du frère Timotliée ne sont pas moins hardis (pie
le reste de la pièce; c'est là cependant que se trouve la moralité du
drame. Écoutons plutôt les réflexions qu'il fait lorsqu'il se trouve la
nuit, hors de son couvent, travesti et prêt à venir en aide aux pro-
jets d'un jeune débauché : « Ceux qui disent que la frécpientation
de la mauvaise société peut conduire un homme à la potence ont bien
raison; il arrive également mallKHir à celui qui est trop bon et trop
facile et à celui qui est vraiment méchant. Dieu sait si je pensais à
nuire à personne. Je me tenais tranquille dans ma cellule, je disais mes
offices, je soignais mes boimes dévotes. Ce diable de Ligurio m'est
venu prendre; il m'a fait mettre un doigt dans l'erreur; le bras s'y est
bientôt trouvé pris en entier, et maintenant voilà toute ma personne
engagée. Je ne sais trop vraiment où cela pourra me mener. »
Le monologue (jui commence le cinquième acte est également
curieux ; il fallait que le pouvoir ecclésiastique fût alors bien fort et
eût en même temps une singulière confiance dans cette force, pour
tolérer de pareilles plaisanteries, et, qui plus est, pour en rire.
Cette extrême liberté, pour ne pas dire cette licence, que la comé-
die s'était acquise tout d'abord , elle la conserva jusqu'à la fin du der-
nier siècle, et les comédies de Machiavel, du Bibbiena et de l'Arioste
servirent de poétiques et de modèles aux écrivains des âges suivans.
Plaute et Térence furent également imités ou copiés ; seulement les
personnages des poètes latins chaiigeaient d'habits et de condition.
LeCerchi, par exemple, remplaçait sans façon par deux sœurs grises
qui parlaient de leur habit , de leur couvent, et disaient leur chapelet,
les deux courtisanes ([ui mènent l'intrigue de la (yisfdhnia de Plaute.
Le sujet de la plupart de ces pièces est toujours quelque bon tour
joué à un avare , à un mari jaloux ou à quehpie vieux docteur. Les
déguisemens ridicules <iue les personnages revêtent, et les coffres au
fond desquels ils se cachent tour à tour, sont à peu près les seuls
ressorts dramatiques à l'aide desquels l'action marche et se débrouille.
Il semble par instant que tous ces personnages jouent entre eux à la
cligne-musette , l'intérêt roulant, la plupart du temps, sur la chance
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 731
qtills cour(Mit d'être ou non découverts. Du reste, l'amour finit tou-
jours par triompher, quelques soufflets (pi'il faille, pour cela, donner
à la décence et à la morale. Au commencement du xvii^ siècle, les
poètes de l'Age précédent sont déjà bien dépassés. Il est telle comédie
du Guarini, par exemple, le charmant auteur d\i Pastor Jido, qui,
dans ce genre, va au-delà de tout ce qu'on peut imaginer de plus fort.
Cette comédie a pour titre YIdropica. Une jeune et jolie fille en est
l'héroïne, et l'on devine aisément la nature de l'hydropisie dont elle
est atteinte. La pièce roule d'un bout à l'autre sur la cause et le trai-
tement de cette singulière maladie; enfin la malade arrive sur la scène
dans un état si critique, que l'on peut croire un moment que l'on va
assister à la cure infaillible de cette sorte d'hydropisie. Vldwpica lut
jouée en 1G08 à la cour de Mantoue, pour le mariage de l'un des fils
du duc.
Dans toute la durée de ce siècle , les mœurs théâtrales et le fond
des pièces restèrent à peu de chose près les mêmes; seulement, plus
on s'éloignait des premiers temps de la comédie, et plus la forme se
compliquait. La conduite de l'intrigue faisait négliger l'étude et le
développement des caractères; il était déjà facile de présager le pro-
chain triomphe de l'imbroglio romanesque [commedia romanzesche)
dont Jean-Bnptiste Porta, le savant philosophe, Bernardo Accolti et
Rafaël Borghiiii furent les promoteurs. La pièce des Intrigues Am<!U-
reuses, iili intriglil amorosi , attribuée au Tasse, est le chef-d'œuvre
de cette nouvelle manière. La trame en est tellement compliquée,
que Vénus elle-même, dans le prologue, prend soin d'annoncer que
jamais son fils n'en noua de semblable. On y trouve, en effet, seize
personnages principaux et à peu près autant d'actions parallèle;;, et
un nombre infini de déguisemens et de reconnaissances. C'est un
véritable labyrinthe dramatique , dont il est fort difOcile de ne pas
perdre le fil; le dialogue, plein de vivacité et àe nerf comique, a seul
empêché cette pièce extravagante d'être considérée comme une
parodie du genre.
L'imitation du théâtre espagnol , alors en grande vogue dans toute
l'Europe, dominait dans ces comédies et dans \e& fables pastorales que
le Tasse et le Guarini avaient popularisées. Vers la fin du xvii'' siècle,
Girolamo Gigli, de Sienne, voulut faire sortir la comédie italienne de
cette voie déjà trop battue, et fit jouer à Rome deux pièces imitées
du théâtre français. Don Pir/one, calque du Tartuffe de Molière, et
I LUiganti, traduction des Plaideurs de Racine. Quelques critiques
ont prétendu que Girolamo Gigli mérita bien de la comédie ita-
732 REVUE DES DEUX MONDES.
lienne en lui donnant cette nouvelle impulsion et en appelant l'at-
tention des poètes de l'époque sur les chefs-d'œuvre du théâtre fran-
çais. Nous ne partageons pas cet avis. Gigli, selon nous, ruina du
même coup la nationalité du théâtre italien qui allait naître et annula
son originalité. Fatigués d'imiter tour à tour Térence, Plaute, les
Espagnols et les grands comiques du xvi" siècle, quelques écri-
vains (1), vers cette époque, s'essayaient en effet dans un genre de
comédie qu'on eût pu appeler/;/ or /?tcm/r,- ils peignaient des ridicules
locaux , et songeaient à tirer parti des données si fécondes de la
comédie deW arte, qui, après avoir long-temps cheminé parallèle-
ment à la comédie régulière sans jeter trop d'éclat, avait tout à coup
prévalu dans les premières années du \\\V siècle. Ce mouvement
fut, sinon suspendu, du moins neutralisé; l'imitation des pièces fran-
çaises succéda à celle des pièces latines ou espagnoles. Goldoni lui-
même, si original quand il voulait l'être, aima mieux se traîner à la
remorque de Molière. Il est resté à ce grand homme ce que Métas-
tase et Apostolo Zeno sont à Racine et à Corneille. Il eût été, s'il l'eût
voulu, le restaurateur de la scène italienne.
Le marquis Maffei , ce savant et spirituel Véronais, combattit cette
nouvelle tendance à l'imitation dans ses comédies de la Cérémonie
et de Raguet. Dans cette dernière pièce surtout, il s'efforce de ridi-
culiser les Italiens qui dénaturent la langue nationale en se servant à
tout propos de locutions françaises. Ces comédies, élégamment dia-
loguées, étaient trop littéraires et partant trop froides pour avoir une
influence sensible et déterminer une réaction. Au lieu de dire ce
qu'il fallait faire, il eût mieux valu prêcher par l'exemple. Maffei
tirait à la fois sur les Français et les Florentins. Sa comédie du Crus-
cante devenu j'ou est une boime satire de l'académie ultra-puriste de
la Crusca. La comédie italienne, vers cette époque, tomba dans le
pédantisme; Giulio Cesare Becelli, en guerroyant contre les pédans
de son temps, donna dans leurs travers; ses comédies, qui ont pour
titre : / falsi lUterati, I poeti cornici, VAriostita, Il Tassisia, s'atta-
quent à des conceptions trop raffinées pour ne pas être toujours
froides. Ce sont des satires littéraires, plus ou moins dramatisées, et
qui prêtent peu à rire. Molière seul a su être amusant en combattant
des travers et des affectations du même genre , lui seul a pu faire
les Précieuses ridicules.
(1) Giulio Cesari Cortèse, 1630; Gic-Batista F.ig;o!i, Florentin; Pasquale Cirillo',
Napolitain.
LE THEATRE EN ITALIE. 733
Les partisans de la comédie nationale, au lieu de combattre , par
des raisons ou par leurs œuvres, cette influence française , ont mieux
aimé la nier. Loin de poursuivre de leurs critiques les copistes ou les
parodistes de Molière, ils ont récriminé contre ce grand comique,
l'accusant de plagiat , et lui refusant toute espèce d'originalité. — Nous
ne devons rien à Molière, ont-ils dit, et Molière nous doit tout. Il a
mis effrontément nos vieux écrivains à contribution. Il a pris à Bar-
bieri, l'auteur de Vlnavvertito, sa comédie de l'Étourdi, le sujet et
l'intrigue du Dépit amoureux à Y Intéressa de Sacchi, et la fameuse
scène de la cassette à la Sporta de Gelii. Il y a plus, vous retrouvez
sa pièce de Tartuffe dans une vieille comédie du xv^ siècle, qui a
pour titre il Dottore Baccliettone. Non content de dépouiller ces au-
teurs , il a puisé à des sources analogues ses comédies de r École
des Maris ^Aq George Dandin, de iWvare, etc., etc. Chacun sait
ensuite tout ce qu'il doit aux pièces mimiques et à la comédie dcW
arte; c'est là qu'il a dérobé sa précieuse gaîté, son esprit et sa verve
merveilleuse. — Molière s'est chargé de répondre à ces accusations
ridicules, et sa réponse est bien coimue : — fai pris mon bien où je
le trouvais.
Ces reproches de plagiat , que les critiques italiens renouvellent
encore de nos jours, ne méritaient pas une autre réponse; le mépris
seul doit en faire justice. Au lieu de déclamer contre un maître qui
leur montra comment on devait dégrossir des diamans bruts et enfouis,
■ces écoliers impuissans devraient suivre son exemple et montrer un
moins grand dédain pour la comédie dclV arte et les types nationaux.
^Loin de refaire Goldoni, qui lui-môme avait voulu refaire Molière,
ils devraient utiliser ces types et leurs vieux canevas, et chercher la
comédie où elle se trouve. Une chose digne de remarque, et qui
vient à l'appui de cette assertion , c'est que les poètes comiques qui ,
depuis un quart de siècle, ont obtenu en Italie le succès le plus franc,
sont ceux qui se sont rapprochés, soit par le choix de leurs sujets,
soit par la manière de les traiter, de la simple et naïve comédie popu-
laire. Le comte Giraud, Sografi, Frederici, sont, à proprement
parler, des poètes populaires, d'habiles metteurs en œuvre de doujiées
assez vulgaires. Sografi surtout, si admirablement comique dans ces
pièces où il peint l'intérieur et les mœurs des troupes dramatiques
italiennes (1), n'a dû son grand succès qu'à l'habile emploi des carac-
tères et des dialectes provinciaux, génois, bolonais ou romain. En
(1) Le Convenienze teatrali, le Inconvenienze teatrali, par Simone Sografi,
*73V REVUE DES UEIX MONDES.
dessinant des portraits , \fà créé des caractères qui resteront; Dazia
Garhinafi de Procoli , l'altière et capricieuse prima donna, qui ciian-
tait hier dans la rue, et qui aujourd'hui raconte à tout >enant qu'elle
a refusé de prendre un engagement avec l'Angleterre, voulant iaire
un cadeau [recjalo] de son talent à la noblesse et aux dileltanti de
Lodi; Procolo, son mari, si soumis avec elle, si brutal avec les autres,
qu'on prendrait à la fois pour son singe et son perroquet, tant il copie
fidèlement ses gestes et répètt^ littéralement ses boutades; Genna-
rifllo, le célèbre maestro; (Jiuseppina Pappa, le primo musico; lu
Tata, cette intrépide ballerine qui estropie chaque mot avec une
naïveté enfantine; Luisa Si/antiayalli, la cantatrice bolonaise; Gu-
gliemo KnoUemanhUverdinclisprafchmaester, le tenore allemand;
enfin, chacun des personnages de ces petites pièces si vives sont autant
d'excellens originaux, esquissés d'après nature, et que l'on peut ren-
contrer dans toutes les petites villes de l'Italie. Sografi fait ressortir
avec une véritable gaieté et un naturel parfait leurs ridicules si variés,
et cela sans être ni commun ni trivial. Malheureusement le besoin,
ce mortel ennemi des plus beaux génies italiens . a perdu celui-là
comme tant d'autres. Sografi s'est mis aux gages A'iwprrsarii avides
et sans goût; il a moins cherché à bien faire qu'à beaucoup faire. Re-
nonçant ta mettre habilement en œuvre la comédie populaire, comme
il l'avait tenté dans ses premiers essais, il s'est laissé absorber par
elle , et n'a plus composé que des canevas. Ce que nous venons de
dire de Sografi peut s'appliquer à Frederici, l'auteur du Cha/jeau
parlant j de la Philosophie des iirifjands, etc. Nous nous plaisons à
rendre justice aux qualités de ces écrivains faciles; nous regrettons
seulement l'abus qu'ils ont fait de cette facilité et de ces qualités.
Les critiques italiens, toujours un peu guindés, et qui n'ont de sym-
pathie que pour la comédie noble ou. soi(t''nu<', dédaignent Sografi, et
font grand cas d'Alberto Nota , qu'ils metteid au premier rang. Nous
sommes loin de partager leur opinion à l'égard de ce prétendu conti-
miateur de (ioldoni , et nous n'aurons pas de peine à prouver, par
une appréciation sommaire, que notre sévérité n'est que de la justice.
Examinons d'abord celle des pièces de cet auteur qui a obtenu le
plus grand succès, et qui a commencé sa réputation , celte comédie
des P l'on iers pas vers le vial [I Primi passi al nml rosfin/>e], (jue
M. Casimir Delavigne n'a pas dédaigné d'imiter en partie dans son
École des Vieillards.
L'intrigue se développe péniblement, et à l'aide d'interminables
dialogues entre une jeune femme sans priPiCipcs et sans force morale.
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 735
un mari maussade et raisonneur, une amie dévote, méchante et
jalouse , un séducteur des plus vulgaires, un père brutal , et des valets
qui spéculent sur les bonnes maiits des soupirans de madame. Don
Fulgence, le mari, voit fort clair dans la conduite de sa femme; il la
défend néanmoins contre les accusations du colonel Odoardo, son
père, et contre les insinuations do ses valets et de sa sœur; puis,
tout à coup, se ravisant aux premières apparences d'infidélité, il lui
défend brutalement d'aller à un bal où il sait que le lieutenant Guil-
laume, son amant, doit se trouver. Doima Camille s'indigne, s'irrite,
crie, pleure, supplie, in us en vaiti, quand tout à coup, sur une pensée
qui lui vient à l'esprit, Fulgence change encore une fois d'avis, et pro-
met de la conduire à ce bal. Tous deux , en effet, s'y rendent masqués.
Ils y rencontrent le lieutenant. Celui-ci, connaissant la défense du mari,
mais ignorant sa nouvelle résolution, y a mené une femme galante.
Camille, cachée par son masque, entend les discours du lieutenant et
de sa rivale; elle ne peut plus douter de la perfidie de celui qui se
disait son amant; elle profite du moment où il montrait à sa rivale
son portrait qu'elle avait eu la faiblesse de lui donner, pour le lui
escamoter adroitement, et se retire avec son mari. On devine le
reste. Guérie par cette épreuve et par une scène fort ridicule que
lui fait son mari, de retour du bal, scène dans laquelle il feint assez
mal à propos de se séparer pour jamais de la coupable repentante,
Camille congédie le lieutenant et implore sou pardon. Don Fulgence
n'a garde de le refuser, et tous deux se rendent à la campagne pour
retremper leur amour dans la solitude. Cette donnée, comme on voit,
est celle de V École des Vieillards, avec cette différence cependant,
que Fulgence est beaucoup trop jeune pour jouer convenablement
le triple rôle de sot, de jaloux et de donneur de leçons. L'exécution,
à notre avis, est loin de sauver ce que le sujet a de commun; l'exé-
cution a fait tout le succès de la pièce de M. Delavigne. Le style
du drame de Nota a quel([uo chose à la fois d'élégant et de vulgaire
(jui peut plaire à la foule , mais qui ne saurait satislaire un goût
délicat. On dirait un conte moral de Marmontel dialogué et mis en
action. Les personnages sont tout-à-fait à la hauteur de leur situation,
c'est-à-dire que nul d'entre eux n'est intéressant, ni même amusant;
ce sont des gens grossiers et mal élevés qui ont mis de beaux habits
neufs dans lesquels ils sont gênés, et qui, se trouvant en société,
s'elForcent de se tenir et d'agir le plus convenablement ({u'ils peu-
vent , mais trahissent toujours , par leur langage, des habitudes et une
condition vulgaires. Quelque bonne volonté qu'on ait, on ne se résigne
736 REVUE DES DEUX MONDES.
que difficilement à passer une soirée tout entière avec des gens de
cette espèce; leur manque d'usage déplaît, il n'amuse pas. C'est bien
là ce ridicule bas et fade que La Bruyère proscrit de la scène.
Voyons quels sont ces personnages : Camille, la jeune femme, sur
laquelle l'auteur a voulu concentrer tout l'intérêt, met des colliers
en gage pour jouer au pharaon , ne pense qu'à la belle robe qu'elle
doit mettre le soir, et s'entend avec sa femme de chambre pour
tromper son mari. Lorsqu'elle a enfin décidé celui-ci à la conduire au
bal, veut-on voir dans quel style elle s'en félicite : « Apprends, dit-
elle à sa servante , apprends que j'ai déployé tout notre savoir-faire
dans l'art de mener les hommes. Cris, larmes, plaintes, désespoir,
j'ai tout employé. Qu'est-ce que cela coûte si on arrive à ses fins? »
Il n'est pas surprenant que Camille se laisse, à peu de chose près,
séduire par un homme de mauvaise compagnie, qui ne l'aime pas,
et qui lui tient effrontément des discours qu'une sotte ou qu'une
femme galante peut seule écouter. « Si, dans le commencement, vous
craignez de rendre votre mari jaloux , lui dit-il , c'est fait de vous.
Vous ne pourrez même plus sortir quand vous voudrez. Votre mari
sera votre tyran , et vous tiendra dans une sorte d'esclavage perpé-
tuel. Voyez donna Octavie, donna Eugénie, donna llortense, cha-
cune d'elles a son cavalier; le monde applaudit à leur choix, et leurs
maris, qui sont des gens d'esprit, loin de s'inquiéter de semblables
bagatelles, laissent les choses suivre leur cours naturel. — Mon mari,
lui, n'est pas de cette humeur-là. — 11 y vieiuha, mais cela dé-
pend de vous. » Le père est un brutal qui querelle sa fille sur les
robes qu'elle achète, l'argent qu'elle perd au jeu et les gens qu'elle
reçoit, et qui, sur l'assurance que lui donne la camériste que les
hommes qui viennent voir sa maîtresse se tiennent assez éloignés
d'elle pour que deux carrosses passent de front dans l'intervalle,
s'apaise aussi facilement qu'il s'est irrité. Le mari lui-même, le per-
sonnage raisonnable de la pièce , est si maussade , si froidement
calculateur, et en même temps si brusque dans sa manière de diri-
ger sa femme, que l'on conce>rait sans peine que celle-ci poussât
les choses fort loin. Banville, dans l'École des Vieillards, est aussi
quelque peu chagrin ; mais cette humeur est de son âge, et sa sévé-
rité est rachetée par un grand fonds de tendresse et de bonté; il
s'emporte, mais il revient sur-le-champ. Fulgence, plus jeune, est
toujours de sang-froid. Lorsque sa femme, poussée à bout par son
calme et sa dureté, s'écrie : Vous me mettez en fureur! — loin de
s'échauffer et de s'irriter comme elle, il se contente de lui dire : — Je
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 737
vais voir si votre père est éveillé. . . Nous causerons demain. — Ce mari
italien est si froidement jaloux , si amèrement aimable , qu'on peut le
croire capable de tout , même de battre sa femme dans un moment
d'humeur. La dévote Christine est bien la digne sœur de Fulgence;
elle calcule comme lui, mais dans un but dilTérent. Fulgence, au
fond, veut le bien, sa sœur veut le mal et ne cherche qu'à nuire; à
cet effet, elle écoute aux portes, dénonce, calomnie, envenime les
actions les plus innocentes. Ce caractère est trop noir pour être plai-
sant, il impatiente trop pour que l'on songe à s'en moquer.
Veut-on maintenant avoir une idée des mœurs délicates des per-
sonnages secondaires de la comédie de Nota, de Flamminia, la femme
galante, de Filucca, le ci-devant jeune homme, du poète Raymond?
L'extrait suivant de quelques scènes du quatrième acte nous les fera
connaître. Le lieutenant Guillaume, ne pouvant mener Camille au
bal, comme il l'espérait, y a conduit Flamminia. Camille, qui accom-
pagne son mari, les rencontre et les examine.
— Ce masque vous a remarqué avec attention , dit Flamminia au
lieutenant. — C'est quelque belle qui cherche fortune. Voulez-vous
que nous prenions du café? — Je préfère du rosolio. — Garçons, du
café et du rosoho. — Vous ne me parlez pas de Camille ; elle doit
être furieuse de ne pas venir à ce bal ? — Je le crois volontiers ,
la pauvre femme ! — Cette conversation vous est peut-être dé-
sagréable?— Pourquoi donc? pensez-vous, par hasard, que je sois
amoureux de Camille? — Elle meurt d'amour pour vous, chacun le
sait et le dit. — Je ne puis l'empêcher d'avoir de l'inclination pour
moi, mais cela me touche peu : elle est si jeune, si gauche, elle a si
peu d'esprit et de grâce. Un petit nombre de femmes, chère Flam-
minia, ont le bonheur de vous ressembler. — Cependant, sans la dé-
fense de son mari , vous l'auriez accompagnée ce soir, ingrat que vous
êtes! — Vous êtes bien injuste, car la vérité est que j'avais déclaré à
donna Camille que je vous avais promis mon bras pour ce soir. [A
part. ] Mentir avec les femmes , c'est leur rendre la monnaie de leur
pièce. — Ce rosolio ne vaut rien. — Ce qu'on prend au théâtre
est rarement bon Voulez-vous que nous retournions dans la salle
du bal? — Non, j'aime mieux faire un tour dans le salon de la Re-
doute. — Pour jouer, peut-être? — Vous avez deviné ; je suis mas-
quée, et je profiterai de l'occasion pour risquer quelques scquins.
— La joueuse ! je ne suis pas surpris qu'elle ait ruiné son mari. —
Vous ne venez pas avec moi? — Je ne veux pas jouer. Je vais re-
738 REVUE DES DEUX MONDES.
tourner un moment au bal. — Conv-enons donc que nous nous re-
trouverons ici.
Dans ce moment Flamminia et le lieutenant rencontrent Filucca
qui sort du bal. Filucca raconte que sa goutte le fait soulïrir, que,
pour se distraire, il a hasardr (juelques sequins, et qu'il vient d'en
gagner vingt.
— Je me suis retiré avec ce petit bénéfice. — >Qui a gagné , dites-
vous? reprend Flamminia. — Moi, belle dame. — A merveille; con-
fiez-moi donc vos vingt sequins. — Qu'en voulez-vous faire? vou-
driez-vous les garder? — Non, non; mais donnez toujours. — i^ilucca
donne les vingt sequins. — A présent, dites-moi ce que vous voulez
en faire? — Je veux les jouer pour votre compte.
Vers la fin du bal, le lieutenant et Raymond le poète se retrouvent
de nouveau avec Filucca. Filucca s'adresse à Raymond :
— Sortez-vous du jeu? — Oui. — Auriez-vous rencontré donna
Flamminia? — Oui; la pauvre dame a une mauvaise veine. — Hélas!
mes pauvres sequins! — Elle est venue me cajoler, me priant de ris-
quer pour elle un écu sur le tapis; je m'en suis fort gracieusement
dispensé.
Flamminia a tout perdu, et la fête tire à sa fin; elle rentre éche-
velée, et s'adressant au lieutenant : — Partons, lui dit-elle, j'ai tout
perdu ; je ne veux pas rester un moment de plus à cette maudite fête.
— Le lieutenant, occupé de rattraper le portrait qu'on vient de lui
enlever, lui répond brusquement : Raymond vous accompagnera,
laissez-moi. — Je suis désolé, dit Raymond, mais je ne le puis. [A-
part.) Je ne veux pas payer la voiture.
En vérité, les folies des mascpies et des personnages populaires
de la comédie de/l' arle sont autrement divertissantes que ces froides
platitudes; encore une fois, ces mœurs basses révoltent, et, avec
la meilleure volonté du monde , on ne peut s'en amuser.
Nota , comme tous les esprits froids et timides , s'est prestpie con-
stamment placé à la suite d'un autre. 11 imite indifféremment Gol-
doni, Molière ou Colin d'ïlarle ville; mais il imile en dénaturant. Il
ôte à Colin d'Harleville sa finesse et sa bonliomie, à (loldoni son feu,
à MoHère sa v«rve comique , et quand il a refondu péniblement les
meilleurs ouvrages de ces divers auteurs, il les jette dans son moule
uniforme, d'où ils sortent contrefaits et mécomiaissables. Croirait-on ,
par exemple, que l'avocat piémonlais ait eu l'incroyable prétention
d(^ refaire te Malade imaginaire de Molière? C'est là surtout que se
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 739
trahit la faiblesse de son procédé habituel. Que fait-il eu effet? Il
remplace le vieil Argant, si naturellement et si plaisamment entêté
dans ses appréhensions, par un jeune homme sentimental, qui écoute
avec la même confiance et la même tranquillité que le crédule vieil-
lard de Molière les burlesques consultations de ses médecins. Comment
l'auteur italien n'a-t-il pas senti que l'âge seul pouvait justifier cette
faiblesse et cette crédulité? Comment n'a-t-il pas compris combien ce
caractère déjeune homme qui a peur d'aimer, parce qu'il a peur de
mourir, est contre nature? La jeunesse va droit devant elle; elle n'a
ni vains ménagemens, ni ridicules terreurs. L'homme qui, dans la
fleur de l'âge, consulterait son baromètre pour savoir s'il doit sortir
du lit, et son médecin pour savoir s'il doit aimer, et qui écouterait
de sang-froid les burlesques et interminables consultations de mes-
sieurs Chrysalide et Castoreum, loin d'être un malade imaginaire,
serait bien réellement malade.
Alphonse , le malade d'Alberto Nota , est entouré d'intrigans comme
l'Argant de Molière; mais ces intrigans sont encore de l'espèce la plus
vile. C'est une Aspasie, sœur dn malade, qui ne songe qu'à escroquer
son frère en détail ou à détourner sa fortune, et qui, dans ce but,
donne aux médecins qu'il consulte force doublons d'Espagne pour
qu'ils le déclarent très malade; c'est M. Raymond, parasite et vil
flatteur, qui, de son côté, exploite Aspasie, dont il convoite la main,
et qui, voyant les espérances qu'il fondait sur sa fortune s'évanouir,
reprend soigneusement les présens qu'il avait faits , et s'échappe en
disant grossièrement : — Mot, épouser une femme maussade et qui
n'a pas de dot ! je ne suis pas si bête. — Sont-ce donc là réellement les
mœurs de la société italienne? Nous ne le croyons pas; tant de bas-
sesse et de cupidité nous semble impossible; nous aimons mieux sup-
poser que l'auteur, pour exciter l'intérêt, s'est cru obligé de charger,
et cependant Alberto Nota passe , avant tout, pour un écrivain sage,
et ses pièces ont obtenu cette sorte de succès d'estime qu'on accorde
à des portraits fidèles.
Ces remarques s'apphcpient aux autres pièces de Nota, à la Fiera ,
au Philosophe célibataire, à la Donna ambitiosa, etc., etc. Ce sont
toujours les mêmes mœurs communes, les mêmes situations vulgaires,
le même style élégant, froid, tout d'une venue. Ses drames de la
Marquise de Gafitfes, de Laure et Péààrque, n'ont d'autre mérite que
celui d'une exécution patiente. Dans ces pièces ternes, inanimées, la
vérité historique est outrageusement violée, sans profit pour l'art ni
pour rintérêt'Nota , par exemple, fait partager à Laure l'ardent amour
7V0 REVUE DES DEUX MONDES.
(le Pétrarque, et nous assistons à des querelles de ménage entre elle et
son mari, querelles dont l'effet, assez étrange, est de la rendre prude
et intraitable. Cela tient au système de Nota, grossier dans le choix
des détails, et néanmoins tendant toujours au but moral.
Le poète piémontais a fait école; mais ses imitateurs, à force de
viser au sérieux et au soutenu, comme ils disent, en sont verms à
proscrire le rire de la comédie, — le rire, selon eux, ne convenant
guère qu'à la farce, — et sont tombés dans le drame larmoyant de
La Chaussée ou dans le drame moral de Sedainc. Les gens de talent,
dégoûtés de ce genre bâtard, et manquant d'ailleurs de toute la liberté
nécessaire au poète comique, au lieu de batailler avec la censure,
ont mieux aimé renoncer à la peinture des mœurs et des ridicules
contemporains , et se sont rejetés sur le drame historique et la tra-
gédie, que plusieurs d'entre eux ont entrepris de pousser dans des voies
nouvelles. Lorsque Alfieri tenait le sceptre de la tragédie, on put croire
que tous les poètes de l'Italie allaient se précipiter à sa suite dans une
aveugle imitation , comme ils firent au temps de Pétrarque. Ce mou-
vement dans les esprits eut lieu en effet, mais il fut de courte durée;
Monti et Pindemonte sortirent seuls avec honneur de la foule de ces
imitateurs. Manzoni , Pellico et Niccolini , qui vinrent immédiatement
après eux, s'écartèrent sagement du sentier battu. Chacun de ces
poètes a son genre de mérite et son caractère propre. Pellico, l'au-
teur d'Esther, de Gismonda et de Francesca de Himini, se distingue
d' Alfieri plutôt par le fond que par la forme. Pellico est le poète des
sentimens tendres, comme Alfieri est le poète de la colère, de la ven-
geance et des sentimens violens. On retrouve déjà dans YEsther et
la Francesca cet esprit de résignation humble et soumise qui éclate
à chacune des pages du livre des Prisons; sentiment de componction
méritoire sans doute, mais dangereux et quelque peu dégradant , car,
ainsi que l'humilité et la résignation chrétienne exagérées, il ne tend
à rien moins qu'à annihiler la fierté humaine et l'indépendance de
l'individu au profit de la tyrannie triomphante, en un mot, à justifier
l'oppresseur aux dépens de l'opprimé. Niccolini est l'auteur de Jean
de Procida, de Louis le Maure et de ce singulier drame de Nabucco,
dans lequel il met en scène Napoléon sous le nom du personnage
allégorique, héros de la pièce. Niccolini marque la transition de Pel-
lico à Manzoni : la forme chez lui prend plus d'ampleur, et le détail
plus d'importance; la peinture des mœurs se substitue insensiblement
à celle des caractères , et l'étude du costume et des usages à celle des
passions. Manzoni, dès son début, montra plus de hardiesse encore.
LE THEATRE EN ITALIE. 741
Il introduisit tout d'abord dans le drame national les développemens
qui distinguent le drame anglais et allemand, et l'homme de génie
qui plus tard, dans son roman des Promcssi sposi., rappela Walter
Scott, moins la fécondité et V humour, se plaça glorieusement, comme
écrivain dramatique, à la suite de Shakespeare et de Schiller. Manzoni
peut être regardé comme le chef poétique de cette école lombarde
qui, en littérature, s'est mise, dans tous les genres, à la tète des
novateurs. Les Piémontais d'un côté, les Napolitains de l'autre, n'ont
pas tardé à suivre cette impulsion, contre laquelle Florence lutte
encore. Malheureusement Pellico et Manzoni se reposent. Le mys-
ticisme a absorbé toutes leurs facultés, et, comme Racine, ils font
pénitence de leurs chefs-d'œuvre. Une nouvelle génération de dra-
maturges les a remplacés. Marenco, l'auteur de Berenger, Brofferio,
l'auteur de Vitige re dei Goti, Giacometto, le peintre de la Famiglia
Lercnri, ne sont guère que de médiocres continuateurs de l'école
d'Alfieri.
Battaglia , ïurotti et Giuseppe Révère ont conduit le drame dans
des voies plus modernes. Imitateurs de Manzoni, ils ont transporté
sur la scène le roman historique, et tous trois ont fait choix de sujets
nationaux. Battaglia, l'auteur de Louise Sfrozzi, est le plus habile de
ces écrivains. Il sait habilement concentrer l'intérêt sur un person-
nage, combiner les incidens du drame et ralentir ou précipiter l'ac-
tion pour le plus grand plaisir du spectateur. Battaglia a essayé d'un
compromis entre l'école classique et l'école romantique. Dans ce but,
il a tenté d'approprier les formes anciennes, en leur donnant l'élas-
ticité dont elles manquaient, aux incidens plus variés du drame mo-
derne; c'est le Casimir Delavigne de l'Italie. Giuseppe Révère, l'au-
teur de Lorenzino de flledicis, est l'ennemi déclaré de toute transac-
tion de ce genre; aussi a-t-il rassemblé tant de personnages dans son
drame et donné une telle ampleur à chacune de ses scènes, que la
représentation en serait matériellement impossible et durerait plus
d'un jour. Il a voulu tout à la fois présenter un tableau complet de
l'époque, comme un historien aurait pu le tenter, et faire une œuvre
dramatique : il n'a réussi qu'à demi. L'amour de la patrie, la haine
de la tyrannie, les sentimens religieux, la peur du diable, l'amour
délicat et le libertinage se mêlent confusément dans ce drame , où
l'auteur semble s'être imposé l'obligation de parler de tout et de ne
rien oublier de ce qui se rapporte à ses personnages. M. Alfred de
Musset, qui a traité le même sujet dans une vive esquisse où l'on
retrouve tout l'imprévu et toute la délicatesse de son esprit, à la fois
TOME XXIII. 47
7^2 REVUE DES DEDX MONDES.
si liu et si énergique, est moins savant peut-être que M. Giuseppe
Uevere, mais il est bien autrement vfiii et intéressant; il est surtout
bien autrement dramatique.
M. Turotti , le plus jeune des trois auteurs que nous venons de
citer, est un débutant du plus grand espoir; les critiques italiens, en
s'occupant de son drame du Comte d'An f/uisso/a, l'ont salué de ces
louanges dithyrambiques dont ils sont malheureusement trop pro-
(hgues, et (pi'ils devraient réserver pour ces combattans vieillis
dans les triomphes, pour les Manzoni et les Pellico. Quoi qu'il en
soit, le drame de M. Turotti est i)eut-ètre l'œuvre dramatique la plus
importante de ces dernières années; la contexture du drame est
vive, quoique travaillée, l'intérêt est habilement gradué, et le coloris
séduisant. Le sujet de ce drame est fort simple : Pierre-Louis Far-
nèse s'est rendu maître de Plaisance, et appesantit son joug sur
la noblesse; Giovani Anguissola, homme d'un caractère énergique
et résolu, ourdit contre le tyran une conjuration que Ferrante Gon-
zague de Milan doit seconder. Tandis que l'Anguissola s'est rendu
à Milan pour s'entendre avec ce prince, Farnèse fait saisir et em-
prisonner sa maîtresse, Teresa délia Casa Bianca. L'Anguissola,
de retour, ne songe plus qu'à se venger, et le 10 septembre Ibïl , il
tue d'un coup de poignard Pierre-Louis Farnèse. Turotti a couvert,
par la nouveauté des détails et le choix des ressorts qu'il a mis en
usage, la nudité, et, s'il faut le dire, la vulgarité de ce sujet. C'est
une œuvre toute de passion; la soif du pouvoir, le désir de la ven-
geance, l'insolence de l'oppresseur, la noble colère de l'opprimé, et
le double amour de la mère et de l'amante se partagent les scènes
rapides et colorées de ce drame saisissant; les Italiens en vantent le
beau style : // ri/u/inu/io c sempre sostninio , disent-ils. Nous l'aime-
rions mieux plus simple et plus naturel. Il est inutile de dire que,
par le temps qui court, on ne joue pas un pareil ouvrage par-delà
les Alpes; c'est déjà surprenant qu'on en tolère l'impression.
Le iSapolitain de' Virgiliis, que nous avons placé 'au nombre des
poètes dramatiques modernes de l'Italie, se sépare essentiellement
du groupe que nous avons fait connaître; c'est un esprit original,
mais confus. Sa grande (lumédle du xix'' siècle, ouvrage de propor-
tions colossales, rappelle à la fois le t'ausl de Goethe, le don Juan de
lUarana, de M. Dumas, et la Fiera de Buonarotti le jeune, cette
pièce singulière qui a vingt-cinq actes et qu'on ne peut représenter
qu'en cinq jours. Le ciel, la terre, les passions humaines, surna-
turelles ou plutôt extra-naturelles, se confondent assez malheureu-
LE THÉÂTRE EN ITALIE. 7i3
sèment dans l'œuvre de M. de' VirjiiUis ; c'est une de ces concep-
tions qui n'ont d'autre mérite que leur singularité , que le goût
désavoue, que réprouve le sens commun.
Au-dessous de ces auteurs, qui, du moins, ont le mérite de l'ori-
ginalité, se groupe l'arniée des arrangeurs, qui traduisent nos mélo-
drames et nos vaudevilles, faisant souvent de deux pièces une seule,
ou d'une seule pièce deux librctti, selon que l'étoile prête plus ou
moins. Ce sont nos théâtres du boulevart qu'ils mettent de prélérence
à contribution, et c'est aux pièces les plus insignifiantes, et par cela
même plus faciles à mettr>' à portée de la foule, qu'ils s'attaciuent
d'ordinaire. Les tableaux de mœurs locales, fins de ton et d'un dessin
délicat et naïf, seraient, pour l'ouvrier, trop mal. aisés à reproduire,
et pour le public trop difiiriies à ccmiprendre. Quelques-uns de ces
faiseurs essaient bien de temps à autre de puiser dans leur propre
fonds, et de faire du vaudeville et du mélodrame indigènes; mais le
succès a rarement couronné leurs efforts, et la plupart, trouvant que les
profits ne couvraient pas les frais, ont mieux aimé suivre le troupeau
des imitateurs. Felice Romani à Venise, Francesco Bon à Turin, ont
seuls persisté. Felice Komani compose de grands mélodrames à la
Pixéricourt, auxquels il donne quelques beaux titres, tels que le
Solitaire des Asturies. Francesco Bon vise plus haut; il ffiit du mélo-
drame passionné, et s'insjjire du Joveur ou de (a Tour de iSesk^ ces
mélodrames modèles. Son drame du Vagabond, représenté à Turin
l'hiver dernier, a obtenu un de ces succès de vogue qui s'attachent
passagèrement à ces sortes d'ouvrages.
Le vagabond a joui d'une honorable aisance, mais ses vices l'ont
réduit à la plus extrême misère; sa femme est épuisée par la maladie,
et comme Ugolin dans la Tour de la Faim, il est entouré d'enfans qui
lui crient : Père , j'ai faim ! Quoique vicieux , cet homme est trop
fier pour mendier. Il aime mieux s'en prendre à Dieu et aux hommes
de son infortune, et repousse par des imprécations et des blasphèmes
les consolations de sa femme. Cette femme est l'image de la vertu,
elle aime son mari, tout vicieux qu'il est, et conserve sur lui un
reste d'empire. Elle sait que le malheureuux hésite entre le crime
et le suicide; elle s'efforce de réveiller son courage , et de relever son
ame abattue. Deux inconnus obsèdent le vagabond; ils lui olFrent à
k fois le moyen de s'enrichir et l'occasion de se venger d'un ennemi
puissant. Qu'il enlève la fille de cet ennemi, qu'il la leur livre, et
une somme considérable sera sa récompense. L'honneur l'eût peut-
être emporté sur la cupidité, l'honneur est trop faible contnî le
47.
744. REVUE DES DEUX MONDES.
besoin de la vengeance et la cupidité réunis; l'infortuné cède et
donne un rendez-vous aux inconnus dans un endroit écarté. C'est de
là qu'il doit partir avec eux pour les guider dans l'exécution du com-
plot, car l'homme dont il veut se venger est son parent, et il sait
comment on peut pénétrer dans sa maison. Un grand crime va être
commis, mais la femme du coupable, cet ange gardien que le mélo-
drame ne manque jamais de donner à la vertu qui chancelle, a épié
ses démarches, et dans une scène pathétique lui arrache d'abord
l'aveu de son projet; elle le conjure au nom de ses enfans de renoncer
à cet infâme complot; enfin, réveillant habilement la générosité
naturelle de son époux, elle l'amène à ne se venger de son ennemi
que par un bienfait. Cette scène, parfaitement conduite, et qui rap-
pelle la grande scène de la prison dans la Tour de Nesle, a fait la for-
tune de la pièce. Le vagabond, ramené à la vertu, arrache la fille de
l'homme qui l'a ruiné des mains de ses ravisseurs, la lui rend, et
la fait épouser par ce grand seigneur qui a voulu lui ravir l'honneur.
Le père, reconnaissant, se réconcilie avec son noble ennemi, et
lui rend les biens qu'il lui avait enlevés. De cette façon , la vertu est
récompensée, le crime puni, l'innocence protégée, et tout finit pour
le mieux.
11 était naturel qu'un ouvrage si raisonnablement pathétique obtînt
un grand succès, étant joué surtout par des acteurs chaleureux, qui
se livrent corps et ame à leurs rôles. En Italie, ces acteurs, remplis
sinon de talent, du moins de cette verve qui en tient lieu, de ce
feu qui remplace l'étude, ne sont pas rares, et c'est habituellement
sur les théâtres secondaires qu'on les rencontre. Gottardi, dans la
pièce que nous venons d'analyser, enlevait, par sa manière impé-
tueuse et quelque peu sauvage , les applaudissemens des specta-
teurs les plus froids; la Bettini le secondait admirablement. Elle
avait surtout un élan qui électrisait la salle entière et faisait verser des
larmes à chacun des spectateurs, lorsque, dans la grande scène de la
conversion, elle criait à son mari : Guardami, sono la madré de hioi
Ces acteurs singuliers, si misérables d'ordinaire et si vulgaires par
instans , connaissent "merveilleusement tous les moyens d'émouvoir.
Tls savent se servir adroitement de leur grossièreté, de leur laideur,
de leurs infirmités, souvent même d'un tic et d'un ridicule. Casa-
ciello,[à Naples, entrait en scène presque toujours ivre, ayant toutes
les peines du monde à se tenir sur les jambes, et l'on n'imaginerait
jamais tout le parti qu'il tirait de son ivresse, principalement dans k>=
LE THEATRE EN ITALIE. 745
rôles bouffes un peu chargés. Il avait une manière unique de perdre
son centre de gravité, soit en croisant les jambes lorsqu'il était assis,
soit en trébuchant lorsqu'il était debout. En tombant, il se retenait à
son voisin , ce voisin se rattrapait au plus proche, qui en saisissait un
quatrième. Casaciello était énorme, sa chute entraînait nécessaire-
ment celle du chapelet tout entier, de sorte qu'en un instant tous les
personnages en scène culbutaient comme des capucins de cartes, aux
applaudissemens délirans du public. En temps de carnaval , ces cas-
cades bouffonnes s'étendaient jusqu'à l'orchestre et menaçaient de
gagner le parterre, où les garçons de café et les abbés se ruaient les
uns sur les autres en hurlant de joie.
L'Italie a encore d'excellens acteurs bouffes, qui, en général, ont
chacun leur spécialité. Il est tels acteurs qui ne jouent que les rôles
de gondoliers ou de cochers boiteux , tels autres les rôles de bègues
ou de borgnes, et cela parce qu'ils sont naturellement boiteux,
bègues ou borgnes. Les Italiens s'amusent facilement d'une chose,
et s'en amusent long-temps. La première fois que je passai à Venise^
on jouait, sur l'un des petits théâtres du Rialto, une pièce dans
laquelle des matelots de Trieste se battaient entre eux. (S'il y a
quelque mauvais coup à faire, les Vénitiens en chargent volontiers
ces voisins, dont ils sont jaloux.) L'un des matelots finissait par appli-
quer un si terrible coup de poing à son adversaire, qu'il lui faisait
sortir l'œil de la tète. On appelait un chirurgien. C'était un gros
homme, revêtu d'un habit galonné, qui arrivait en tenant un énorme
sac d'outils, et qui, en tirant un bistouri prodigieux et d'immenses
pinces, opérait .silencieusement le blessé. Lorsque, après avoir bien
tenaillé son homme, il se préparait à se retirer : — Ai-je perdu l'œil"?
lui demandait le patient. — Non , lui répondait le chirurgien , car le
voici dans ma main. — La parfaite tranquillité avec laquelle le gros
homme débitait sa terrible réponse , le geste plaisant dont il l'ac-
compagnait, fiiisaicnt à la fois rire aux éclats et frémir les assistans.
Trois ans après, je repassais à Vein'se; je me rendis par curiosité à ce
même théâtre : on y donnait la même pièce, le même homme jouait
et faisait la même repartie , qu'accueillaient les mêmes éclats de rire
et les mêmes frémissemens. Je sus plus tard que l'on avait donné
cette comédie plus de cent fois chaque année , et que , grâce à cette
réponse du chirurgien , elle avait toujours attiré la foule. C'est sans
doute à cette constance rare que les bouffons provinciaux et les quatre
masques du théâtre doivent leur succès si prolongé. Elle a fait aussi
la fortune du joyeux et sensé curé Arlotto, de Bertoldo et Bertoldino,
746 REVUE DES PEl'X MONDES.
son fils, (0 peiysîin rusé et sentcntieii\ dont les (lénois et les Mila-
nais s'amusent, je crois, depuis le temps d'Alhoin et du roi Didier;
du rustre florentin Arzigo^^olo, ce cousin de maître Patelin, qui,
accusé de vol, contrefait l'insens'- d'après le conseil de son avocat,
et ne répond aux questions du juge qw par un sifflenientaigu. Celui-ci
le renvoie absous. Vient l'avocat, qui réclame son salaire, et auquel
le rusé paysan ne répond aussi que par le môme sifflement. Les ac-
teurs qui se sont emparés une fois des sympatliios du public peuvent
donc compter qu'il leur restera long-temps fidèle.
Aujourd'hui le meilleur acteur comicjue de l'Italie est sans con-
tredit rtattinelli. Ilticnt le sceptre de la déclamation bouffonne, comme
Moriani celui du chant. A Paris, nous ne pouvons manquer de faire
connaissance avec Moriani , dont le talent depuis deux ans a atteint
une rare perfection. Ses admirables fa sol la retentiront un jour sous
les voûtes du Théâtre-Italien; niais je doute fort (jue nous ayons
jamais la visite de Gattinelli, et c'est un véritable malheur, car (iatti-
nelli est le modèle le plus complet de l'acteur italien, qui, à la verve
comique, à l'aptitude morale, doit joindre une grande souplesse phy-
sique. Faites un composé de Bouffé, de Frédéric Lemaître et de
Mazurier, et \ous aurez l'analogue de Gattinelli. Cet excellent acteur
du théâtre lie, à Milan, égale, s'il ne le surpasse pas, le fameux Ves-
tris, qui n'avait pas de rival en Italie dans les pièces bouffonnes, il y
a vi':gt-cinq ans.
C(> ne sont donc pas les acteurs qui manquent aujourd'hui aux bons
ouvrages, ce sont les bons ouvrages qui manquent aux acteurs, con-
damnés à représenter éternellement les froides esq^iisses de Nota,
les banales moralités des poètes de son école, ou quelques drames dans
lesquels la nature est trop souvent sacrifiée à de bruyans effets de
scène. Goldoni et Alfieri, tout imparfaits qu'ils sont, n'ont pas été
remplacés, et la plupart de leurs continuateurs ne s'élèvent guère
au-dessus du médiocre. D'un autre côté, les romantiques qui mar-
chent à la suite de Manzoni écrivent des romans dialogues que l'excès
des d.'veloppemens et la difficulté de la mise en scène empêcheraient
de jamais représenter, quand môme la censure ne les interdirait pas.
Deux ou trois débutans, jeunes encore, donnent quelque espoir;
mais quelle constance ne leur faudrait-il pas pour persévérer dans
cette route ingrate, semée d'épines, qui leur promet à peine un peu
de gloire! La comédie est tombée plus bas encore que le drame. Il
est vrai qu'avec le système politique actuel des gouvernans elle n'est
guère possible; Nota lui-même, persécuté un moment, caressé plus
LE THEATRE EN ITALIE. 747
tard, n'écrit plus, et s'il a des imitateurs, on ne peut guère appeler
comédies ces pièces niaisement honnêtes et trivialement morales,
que has;irdent d:' temps à autre sur le théâtre de leur petite ville
quelques poetaslrl qui ont étudié le cœur humain dans leux grenier.
Nous avons déjà vu quels étaient les mœurs et les caractères repro-
duits par ces écrivains de bas étage qui, lorsqu'ils ont donné un but
moral à leurs plates rapsodies , croient avoir t'ait de la comédie philo-
sophique, et s'intitulent les Molières de l'Italie, comme si en pareille
matière uii but moral remplaçait jamais la verve et la gaieté. La haute
comédie n'existe plus en Italie, et n'y a peut-être jamais existé que
d'une manière incomplète. Le développement précoce que l'art dra-
matique prit au-delà des Alpes à une époque où dans le reste de l'Eu-
rope il n'était pas même à l'état d'enfance, promettait une maturité
vigoureuse; l'art cependant, stationnaire quelques iustans, n'a pas
tardé à décliner. Les italiens nous avaient devancés, nous les avons
surpassés. Je doute fort qu'ils reprennent jamais le dessus, qu'ils par-
viennent même à nous égaler. Il faudrait pour cela chaiiger le carac-
tère de la nation, tâche plus difficile que l'apparente mobilité des
individus ne pourrait le faire soupçonner. En effet, les niodifications
apportées par l'étranger au caractère national des Italiens ne soiit
jamais durables. Espagnols, Allemands, Français, ont laissé dans les
mœurs du peuple des traces de leur passage, aucun d'eux ne les a ni
transformées ni modifiées sérieusement. L'Italien est encore aujour-
d'hui ce qu'il était du temps de Léon X et de Machiavel , tout a l'in-
stinct et à la passion. Les individus se civilisent, le fonds de la nation
garde ses mœurs quelque peu sauvages et ce tour d'esprit qui nous
semble si grossier. Aujourd'hui comme il y a quarante ans lorsque l'in-
vasion française les visitait, comme il y a cent ans lorsque Duclos et
l'aimable Desbrosses les observaient, comme il y a trois siècles lorsque
Montaigne arrêtait sur eux son attention curieuse, ces enfims de la
nature se 1. lissent aller au bien et au mal avec la même facilité; ainsi
qu'on l'a dit si judicieusement, ils ne font rien parce qu'on les regarde,
ne s'abstiennent de rien parce qu'on les voit. C'est tout l'opposi des
Français. Un te! peu[)le prête peu à la comédie de mœurs et de ca-
nictère, le ridicule pour lui n'étant pas une chose bien positive ni
bien saisissable.
Une autre cause de décadence et d'infériorité pour la comédie,
c'est la trop grande facilité du public, toujours prêt à se passionner,
à se livrer à l'auteur et à s'assimiler au personnage. Lorsqu'un impro-
visateur napolitain a raconté aux gens du peuple qui l'entourent
748 REVUE DES «EUX MONDES.
quelque traj;ique histoire qui finit mal, ses auditeurs s'éloignent de
mauvaise humeur et hattent leurs femmes en rentrant chez eux. Les
gens du monde eux-mêmes pensent encore, en s'éveillant le len-
demain, au dénouement fatal du drame de la veille. La foule qui
fréquente les théAtres est donc par trop facile à satisfaire; elle se con-
tente de l'a peu près. Les poètes qui travaillent pour elle ne se croient
pas ohligés de faire de grands efforts ni de se livrer à de bien péni-
bles études , assurés qu'ils sont d'exciter la sympathie et de ne re-
cueillir que desapplaudissemens. Quelle bonne fortune pour un poète
que ce public si bien préparé! mais il faudrait que ce poète, au lieu
d'exploiter en vue de sa fortune ces heureuses dispositions de ses
auditeurs, cherchât à les mettre à profit pour sa gloire.
La constance du public italien , son naturel poussé à l'excès, et cette
• espèce de parti pris de s'amuser de tout, expliquent le succès durable
de la comédie populaire , de celle surtout qui s'attaque aux ridicules
proviïiciaux, si aisément saisis par le peuple. Ce genre de comédie a
seul peut-être encore de l'avenir; perfectionnée et développée, la
comédie populaire pourrait en effet s'élever à des résultats inat-
tendus. Aujourd'hui elle ne sert guère que d'accompagnement bur-
lesque aux drames assommans ou aux lourdes comédies nobles du
théâtre moderne. Molière, que l'on querellait sur les bouffonneries
de Scapin, répondait fort sagement: — J'ai vu le public quitter le
Mminthropc pour Scaramouche; j'ai chargé Scapin de le ramener. —
Les Scapins d'aujourd'hui n'ont plus de pareils chefs-d'œuvre à faire
valoir, mais eux-mêmes ne sont pas sans valeur personnelle. Maniée
par un homme de génie et dirigée dans certaines voies que les An-
nelli, les Cesari, les Sografi n'ont fait qu'indiquer, cette comédie
populaire , si vivace encore au-delà des Alpes, déterminerait sans nul
doute une heureuse révolution dans l'art dramatique, et amènerait
peut-être la résurrection de la vraie comédie italienne, morte si tôt
après être née.
Frédéric Mercey.
LETTRES DU NORD
ET
DU MIDI DE L'EUROPE
V.'
LA SICILE.
« A-'ous avez souvent entendu parler de Syracuse, la plus grande
des villes grecques, la plus belle de toutes, « écrivait Cicéron en
commençant une longue description que lit immanquablement tout
voyageur un peu instruit , en mettant le pied au milieu des ruines
actuelles de Syracuse, si toutefois on peut donner le nom de ruines
aux rares vestiges de monumens antiques qui s'offrent devant vous.
Encore, s'il ne restait à Syracuse que des ruines, comme à Palmyre,
si l'on errait, comme à Balbek, dans un immense labyrinthe de tem-
ples détruits, de colonnes renversées , du milieu desquelles se font
entendre, non des voix humaines et le bruit actif de l'industrie, mais
les cris des chacals et des grands aigles réfugiés sous les voûtes des
monumens abandonnés, on trouverait l'émotion qu'on cherche et
(1) Voyez les livraisons du 15 juillet et l^f octobre 1838, du lermaiet 15 juin 18i0.
Cette lettre complète la série sur la Sicile.
750 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on attend quand ou sn dit qu'on entre dans les murs de l'ancienne
rivale d'Athènes. Par maliieur, l'apijroche de Syracuse ne vous
attriste pas. La plaine qui l'entoure est riante, entrecoupée de jolis
coteaux , semée de blé, de fèves, coupée par des champs de vigne où
se mêlent gaiement des amandiers, des orangers et des figuiers qui
vous offrent l'ombre sous leurs longs bras tordus. En avançant, on
vous montre, il est vrai, quehpies restes d'amphithéâtres, de cata-
combes, passage aride, mais dont la vue est moins attristante que celle
des carrières qu'on aperçoit aux portes de Paris; et bientôt on arrive
à l'entrée de l'île d'Ortygie, où est la ville de Syracuse actuelle, petite
ville forte, bien défendue par sept portes et par un cxcelieiit système
de fossés. Une petite population assez active s'agit« tunsultuensement
dans les deux ou trois principales rues de cette étroite cité, où vous
trouvez la meilleure auberge de la Sicile, véritable iiin anglaise, dont
le service comfortable achève de vous arracher à vos dernières rémi-
niscences de l'antiquité.
L'histoire des agrandissemens successifs et de la décadence de Syra-
cuse a quelque chose de philosophique dont il est impossible de ne
pas être frappé dès les premiers pas qu'on fait dans cette petite île
d'Ortygie. Vers l'époque de la fondation de Home, au dire de Thucy-
dide, vint de Corinthe en Sicile un certain Archias. Jeté par une tem-
pête sur ce rivage, il s'y trouva bien et y fonda une ville à l'aide de
quelques lïéraclides qui l'accompagnaient. L'île d'Ortygie suffit long-
temps à la colonie; mais enfin, le nombre des habitans s'étant accru,
Syracuse étendit son enceinte sur l'isthme qui joint l'île. Cinq quar-
tiers immenses en couvrirent toute l'étendue. L'île fut attachée à la
terre ferme par une digue et un pont, et la ville (ju'on y avait bâtie
primitivement devint une citadelle où l'on enferma, à l'abri de toute
attaque, les dieux de Syracuse, ses rois morts et ses rois vivans. Pour
les Syracusains, laissant à Ortygie les temples, les palais des princes
et leurs tombeaux, ils s'établirent dans les beaux et somptueux quar-
tiers de l'Acradine, de Tycha, d'Épipoli et de iVéapoIis. A droite et
à gauche d'(^rtygie, devenue la tète de pont de la capitale, se trou-
vaient et se trouvent encore aujourd'hui deux ports. L'un, dit le
grand, celui que Virgile nommait Slccniitr sininii, a une lieue et demie
de tour; des flottes entières y trouvaient jadis un refuge, et delà sor-
tirent les innombrables vaisseaux qui soutinrent les doubles attaques
des marines de Cartilage et d'Athènes. Ce port était fermé, d'un côté,
par l'île d'Ortygie, qui forme en partie la rade, et de l'autre, par le
promontoire de Plemirium, aujourd'hui Plemirio, où les Syracusains
LA SICILE. 751
avaient bâti un fort surmonté de signaux inventés par Archimède. Le
fort a disparu , le port s'est ensablé par l'action des vagues, et l'en-
trée, large de cinq cents toises, défendue autrefois par une ligne de
galères enchaînées, est interdite aux vaisseaux ennemis par quelques
travaux de peu d'importance. Le petit port, jadis entouré de quais
de marbre, reçoit maintenant quelques bricks de commerce, des
polacres, des spéronares qui reviennent du cabotage, et de l 'gères
balancelles qui exportent les fruits, le vin et les grains. Ce petit port,
les sales et étroites rues qui traversent l'île d'Ortygie, les remparts
déserts qui l'entourent, et le long desquels on voit de misérables filles
publiques étendues au soleil ou jouant de la guitare à la porte de
leurs masures, c'est là tout Syracuse aujourd'hui. La grande Syracuse
qui s'étendait le long de l'Anape avec ses deux ports, ses temples de
.lupiter, de la Fortune, de la Concorde, de Diane et de Minerve, ses
fontaines grandes comme des mers, avec ses prytanées, ses portiques,
ses théâtres, est rentrée modestement dans la pauvre petite île d'Or-
tygie, d'où elle était sortie. Archias, s'il revenait au monde après
deux mille cinq cents ans , la trouverait à peu près telle qu'il l'avait
fondée, vivant philosophiquement dans ses limites exiguës et dans son
obscurité, comnie si elle n'avait rien perdu, et se souvenant à peine
qu'elle a figuré parmi les cités reines du monde, .le vais un peu tioj)
loin toutefois en disant que Syracuse a oublié sa grandeur. On y
trouve quelques hommes fort estimables sans doute, mais qui pren-
nent soin de vous entretenir de la gloire passée de leur ville avec
uiie persévérance dont quelques voyageurs, plus ingrats que moi, se
sont lassés.
Dès qu'on touche le sol de Syracuse, on est en pleine histoire. En
venant du côté de Catane et du fort d'Augusta , le long de la mer, on
trouve une petite presqu'île et un promontoire qui portent le nom de
Magnisi, et que le savant Cluver nomme, si je ne me trompe, Tapsus,
dans sa carte de la Sicile antique. C'est là que débarquèrent les Athé-
niens lorscpi'ils militèrent une attf.que contre Syracuse, pnr le fau-
bourg d'Épipoli. Ce lieu, à égale distance de Syracuse et d'Augusta,
paraît très favorable à l'établissement d'un grarid lazareth pour l(>s
retours d'Orient, station que réclament les besoins du commerce des
Deux-Siciles. Je savais que plusieurs voyageurs distingués avaient déjà
appelé dans ce but l'attention du gouvernement napolitain sur cette
petite anse et le promontoire qui la termine, et à mon retour à Naples,
un jour de baise-mains, me trouvant en présence d'un auguste per-
sonnage, je pris la liberté de vaiiter les avahtages que proeurerment
752 REVUE DES DEUX MONDES.
un grand lazareth à Magnisi , et un autre sur la côte méridionale du
royaume de Naples. Un sourire m'apprit que je m'étais trompé, et
je vis, par la réponse qu'on daigna laire, qu'examiner curieuse-
ment un pays qu'on traverse ne suffit pas pour apprécier avec jus-
tesse ses avantages et ses nécessités. Cette réponse , la voici : « Qui
oserait établir un lazareth pour les cas de peste dans un pays qu'un
garde de la côte ou de la santé n'hésiterait pas à exposer à la conta-
gion , si on lui offrait quelques ducats? »
Il est impossible de ne pas rendre hommage aux sentimens de sol-
licitude qui s'opposent à la formation d'un établissement sanitaire
sur cette côte, surtout quand on songe qu'en écartant ces nobles
scrupules, on ferait bientôt de l'excellent havre de Syracuse une sta-
tion navale de la plus haute importance , bien préférable à Malte , et
un vaste entrepôt du commerce avec l'Adriatique, la Morée, l'Egypte
et le Levant, tandis qu'aujourd'hui tout le commerce de Syracuse
consiste en exportations de vins, d'huiles, de grains et de poissons.
Cependant le port appelle, par sa sûreté et sa grandeur, les vaisseaux
de toutes les nations. On n'a pas oublié que Nelson vint s'y ravitailler
en 1798, et c'est de là qu'il repartit pour rejoindre la flotte française
et la combattre dans une journée mémorable et fatale à la fois pour
les deux nations.
Le monument de Marcellus est à l'extrémité de cet isthme de Ma-
gnisi. On nomme dans le pays Aguglia, l'aiguille, cette colonne dont
il ne reste que la vaste base , et qui fut élevée en commémoration de
la victoire remportée par Marcellus sur les Syracusains. Un tremble-
ment de terre la renversa en 15i'2. Le Syméthe coule près de là. C'est
le plus complet des monumens de Syracuse, si l'on excepte le temple
de Minerve, dans Ortygie, édifice entièrement défiguré par sa trans-
formation en cathédrale. Dans cette pauvre ville, trois restes de
colonne d'ordre gréco-sicule, cachées sous les boiseries d'une maison
de la rue ïrabochetto, représentent le temple de Diane; un égout
marque la place de la charmante et célèbre fontaine Aréthuse; vingt-
quatre colonnes sans bases, emplàtrées dans le mur d'une église,
vous sont données pour ce temple de Minerve dont je viens de vous
parler; deux pierres informes dans une plaine, au bord du fleuve
Anape, soirt tout ce qui reste du fameux temple de Jupiter, à qui
Denys l'Ancien vola le manteau d'or dont l'avait revêtu Phidias; enfin
le chef-d'œuvre qu'on admire à genoux, la divine Callipyge, est privée
d'un bras, et nul antiquaire ne sait vous dire ce qu'est devenue la
charmante tête qui surmontait cette déUcieuse statue.
LA SICILE. 753
Pour ceux qui savent se contenter de simples vestiges , et dont
l'érudition et l'imagination suppléent à ce qui manque aux yeux ,
Syracuse renferm»; encore de nombreux et notables restes. Je vous ai
dit que la ville, bâtie hors de l'île d'Ortygie, se divisait en quatre
districts : le plus noble , le plus recherché de ces districts , était celui
d'Acradina, situé du côté de la mer. On assure que sa population
s'élevait à iOO,000 âmes; tout Syracuse en contient aujourd'hui 15,000!
Une muraille d'une grande hauteur séparait ce quartier de ceux de
Tycha et de Néapolis, on en voit encore les traces en les cherchant
avec quehjue attention ; on y trouve aussi des restes de thermes, un
débris du palais nommé les Soixante Bains, élevé, dit-on, par Aga-
thoclès, et assez d'inscriptions pour jeter pendant quelques siècles
le trouble et la division parmi les antiquaires.
ïycha, le district voisin, était le quartier des gens opulens, la
chaussée d'Antin de Syracuse; mais comme les édifices y étaient bâtis
sur le roc, les fondations n'étant pas nécessaires, il reste peu de
traces de ses monumens et de ses maisons. Pour plus de ressem-
blance avec le quartier de Paris auquel je viens de le comparer, le
quartier de Tycha se termine par un sol crayeux et des carrières à
l'entrée desquelles on vous montre une petite grotte surmontée d'un
reste de bas-relief. Cette grotte est, dit-on , le tombeau d'Archimède,
découvert un jour par Cicéron en personne, qui reconnut la sépul-
ture du grand géomètre à la sphère et au cylindre sculptés sur le
fronton triangulaire qui décore l'entrée.
Dans INéapolis, d'où l'on voyait le port, se trouve ce qui fut le
temple de Jupiter, le théâtre, l'amphithéâtre, la prison connue sous
le nom d'Oreille de Denys, et une grotte taillée de main d'homme,
et nommée LinJ'eo, pane qu'on y chantait des hymnes à Apollon. Le
temple de Jupiter se compose, comme je l'ai dit, de trois fragmens
de colonnes; le théâtre est formé, comme tous les théâtres antiques,
par des degrés circulaires, coupés par des diazômes. Ceux-ci sont
taillés dans le roc et très étendus, autant qu'il est permis d'en juger
par les décombres. Jadis ils étaient recouverts de marbre; on y a
bâti deux moulins, sans respect pour l'antiquité et les souvenirs
de Syracuse. L'amphithéâtre est aussi taillé dans le roc. Tacite parle
quelque part d'un sénatus-consulte donné sous Néron , en vertu du-
quel on accorda aux Syracusains le droit d'entretenir un plus grand
nombre de gladiateurs. L'amphithéâtre où ils combattaient ne mé-
ritait pas ce sénatus-consulte. Il est fort au-dessous des monumens
de ce genre qu'on voit à Porapeïa et à Rome. Pour l'Oreille de Denys,
754 KEME DES DEUX MONDES.
c'est une suite de cavernes disposées sur un plan qui a, en effet, la
forme du tympan de l'oreille humaine. Cette caverne, ainsi disposée,
et formant une courbe parabolique géonîétriquement exacte, était
naturellement revêtue d'une couche de stalactites qui donnait une
grande étendue et une sonorité parfaite aux répercussions. Denys,
dit-on, voulant savoir les secrets de ses captifs, se plaçait extérieu-
rement à l'extrémité de cette galerie convexe, et y recueillait jusqu'aux
moindres paroles. Je ne sais si les captifs se plaignaient plus haut et
plus énergiquement que les ciceroni qui font entendre aujourd'hui
leur voix aux voyageurs curieux; mais l'Oreille de Denys m'a semblé
un peu sourde.
Dans Néapolis, ce quartier qui représentait le goût moderne de la
Syracuse antique, devait naturellement se trouver le thé;\tre. Le
théâtre était, vous le savez, chez les anciens, non-seulement un lieu
destiné aux divertissemens et aux représentations scéniques, mais
aussi l'arène où l'on débattait les intérêts politiques. Le peuple , c'est-
à-dire les citoyens, s'y assemblaient pour délibérer des affaires de
l'état; chacun d'eux avait sa place marquée, sa stalle; et ainsi, en
venant s'asseoir au théAtre, un Syracusain jouissait en quelque sorte
d'un droit politique. Ce vieux cirque à trois étages de gradins taillés
dans le roc a donc été le théâtre de tous les grands évènemens
de la cité. (Test là que (lélon, après avoir invité tous les habitans
à prendre les armes, se rendit devant eux en simple toge, pour
leur rendre compte de son administration. Là aussi Agathocles de-
manda compte du sang versé et du massacre des meilleurs citoyens;
et sur un de ces sièges de pierre, Timol 'on, le vieux et illustre aveugle,
donnait ses conseils au peuple, après l'avoir délivré de la servitude.
C'est encore là que les Syracusains, avides de beaux-arts et épris du
pur langage de la Grèce, dont ils étaient originaires, amenaient les
soldats athéniens prisonniers, et leur faisaient réciter les tragédies
d'Euripide, 'lant de souvenirs et d'autres dont l'impression fugitive
s'est effacée depuis de ma mémoire, nous avaient doucement surpris,
et nous berçaient, nous qui n'avions vu d'abord, en venant nous
asseoir sur ces degrés, que des pierres écroulées et de tristes escaliers
de roches surmontées d'un vulgaire moulin moderne. >ious sentîmes
bientôt que cette profanation même ajoutait un charme à l'aspect mé-
lancolique du tableau. Le génie des grands tragiques grecs, la pompe
des fictions antiques, l'effet imposant des chonirs, l'éloquence et la
. grandeur d'ame des hommes d état et des guerriers qui aN aient aussi
figuré sur cette scène, tout avait disparu; mais \e temps avait accu-
LA SICILE. 755
raulé la terre végétale sur les degrés de pierre; de grands arbres s'y
étaient élevé^^j, et, protégeant ce lieu de leur feuillage; lui donnaient
l'aspect solennel d'un immense tombeau. En même temps, les eau\
d'un aqueduc sarrazin, amenées pour le moulin, sortant avec force
des étages supérieurs, couvraient de leurs nappes fraîches tout ce
vieux monument et invitaient à rêver par le bruit régulier de leurs
cascades. Entin, la mer, le golfe, la plaine, se déroulaient au loin et
augmentaient encore la magnificence de ce spectacle dont nous étions
bien loin de soupçonner l'effet en pénétrant dans ces misérables
ruines. Sur une des plintlies du théAtre, on lit, en grands carac-
tères grecs : BÂSiAissvE *iAirnA(î5:. Le reste est caché par un mur
contre lequel s'aj)puie le moulin, malgré les eflTorts d'un anticjuaire
distingué, le chevalier Landohna, qui avait proposé de reculer ce
mura ses propres frais, mais qui n'a pu faire agréer sa demande
par le gouvernement. Ce mur, ou plutôt cette inscription, fait le
désespoir des savans. La reine Pliilistide était-elle une souveraine
de Syracuse que l'histoire a oubliée, ou le titre de Basilissas qui
lui est donné désigne-t-il simplement la grande prêtresse de Bac-
chus, auquel le théâtre aurait été dédié? C'est ce qu'on ignore; mais
de nombreuses médailles portant le même nom à l'exergue, repré-
sentant une femme d'une grande beauté, et frappées à diverses épo-
ques, ont été trouvées dans les fouilles. On en conclut que cette Phi-
hstide, soit prêtresse, soit reine, a vécu ou régné long-temps.
A la gauche du théâtre est une voie sépulcrale formée de deux ran-
gées de tombeaux; elle mène à une voie semblable et à des monti-
cules de roc dans lesquels on a creusé les réduits funèbres. C'est en
se promenant philosophiquement dans ces nécroi)oles, que Cicéron ,
alors questeur de la province Lilibétane, découvrit le tondieau d'Ar-
chimède, que surmonte, dit-on, celui de Timoléon.
En faisant la môme promenade que Cicéron , on arrive au quartier
d'Épipoli , qui était comme la banlieue de Syracuse, et aux latômies
ou carrières (jui s'y trouvent. Quelques-unes de ces carrières servaient
de tombeaux aux vivans quand ils avaient eu le malheur de déplaire
aux despotes, et on y montre encore le caveau où le philosophe
Philoxène voulait (|u'on le ramenât quand Denys lui lut ses mauvais
vers. Le village de Belvédère a remplacé la citadelle qui terminait la
nouvelle ville de ce côté; or ce village est maintenant à plus de deux
milles de la ville actuelle. Mais la plus curieuse des latômies est nom-
mée le Palombino; elle appartient à un joli couvent de capucins
nonamé Selva , qui s'élève sur les latômies elles-mêmes , dans le quar-
756 REVUE DES DEUX MONDES.
tier d'Acradina. Les moines y ont créé un jardin dont la fertilité est
remarquable. Le couvent ressemble un peu à une place forte. On y
entre par un pont-levis , qui n'était pas une précaution inutile avant
notre conquête d'Alger, quand les corsaires barbaresques venaient
visiter cette partie de la Sicile. Aujourd'hui encore, les côtes de la
Calabre et de la Sicile sont exposées à des dangers de ce genre , et
pendant mon derriier séjour à Naples, le jeune roi quitta tout à coup
son palais et s'embarqua brusquement sur un bateau à vapeur armé
en guerre, pour aller en personne donner la chasse à des corsaires
grecs qui s'étaient montrés dans le golfe de Sainte-Euphémie. Au
reste, la brillante activité du roi de ISaples s'accommode à merveille
de ces incidens aventureux.
Les latômiesde Syracuse sont immenses; il s'en trouve dans presque
tous les anciens districts situés hors de l'île d'Ortygie. Denys le tyran
avait à sa disposition douze prisons qui sont autant de latômies ou
passages souterrains. On assure qu'un de ces passages conduisait
jusqu'à Ortygie, et qu'un corps de fantassins pouvait y passer de-
bout avec ses casques et ses piques. De ces cavernes, les unes ser-
vent aux cordiers pour travailler le chanvre ; d'autres ne sont plus
que des fosses ouvertes, au fond desquelles on ne trouve que des
pierres et des ronces; enfin celle dont j'ai parlé, et où les capucins
ont élevé leur monastère, est un beau verger souterrain dont les
parois ont plus de trente-trois mètres d'élévation ; le sol est couvert
de grenadiers, de pampres et d'orangers. Les plus vastes de ces cata-
combes, parmi lesquelles je compte les Capucins , s'éteiulent sous le
sol d'Acradina, près de la mer, en trois lignes parallèles et semi-
circulaires. Celle qui porte le nom de San-Giovanni est une ville tout
entière. Les rues, les places, les carrefours de cette nécropole se dé-
roulent sans fin devant vos pas, et vous les parcourez entre deux ran-
gées de niches où sont creusées d'innombrables tombes. Ces tombes
se présentent par groupes, et forment des chambres sépulcrales qui
appartenaient aux différentes familles. Elles sont sans ornement, tail-
lées dans le roc d'une manière uniforme, et donnent à la fois l'idée
de l'ordre et de l'esprit d'égalité qui régnait dans la population de
Syracuse. Au-dessous de chacune de ces tombes, le roc a été creusé
en arceaux à jour, et les regards peuvent ainsi pénétrer dans la voie
sépulcrale qui est parallèle. Toutes sont assez vastes pour laisser pas-
sage à une voiture, les voûtes en sont élevées, et les cérémonies reli-
gieuses qui y avaient lieu jadis devaient être singulièrement impo-
santes. A défaut d'ornement architectural, on y voit des inscriptions,
LA SICILE. 75?
(les chiffres, des objets votifs, placés là dans différens siècles, et offrant
le symbole des croyances qui ont successivement dominé dans le pays,
ainsi que les images du christianisme, qui les a remplacées. Quant
aux épitaphes, elles ont été pieusement arrachées des tombes par le^
antiquaires, et figurent dans le musée de Syracuse, où l'on retrouve
de déplorables et nombreux témoignages de toutes les spoliations
laites de nos jours au nom de la science.
Dans le quartier de ïycha, situé entre l'Acradina etEpipoli, vivaient
le bas peuple, les gladiateurs, les vendeurs. On y voyait le temple de
'a Fortune, assidûment fréquenté par une foule misérable qui s'ef-
forç^ait Idborieuscmi^nt de mériter les faveurs de la déesse. C'est dans
le quartier de Tycha que se trouvait la maison donnée par le sénat
et le peuple de Syracuse à Timoléoi! , leur libérateur.
Dans Ortygie, l'enceinte sacrée, la demeure du chef ou du prince,
régnaient dans de beaux temples, Diane et Minerve. Ce dernier temple
est debout, et j'y assistai, en présence de l'archevêque, de tout le
clergé et de la garnison, à une messe solennelle d'actions de grâce pour
l'éloignement du choléra-morbus, qui avait fait disparaître la moitié de
la population de Syracuse. Je vous ai dit qu'un mouvement populaire
avait éclaté à l'apparition de la maladie, qu'un grand nombre de mal-
heureux, accusés de vouloir empoisonner le peuple, avaient été mas-
sacrés, et que la populace sanguinaire était restée quelques jours
maîtresse de la ville, où commandait le général Tanzi, vieillard res-
pectable, mais vieillard , et vieillard de soixante-quatorze ans , leciuel
n'avait pour se défendre qu'une garnison de quatre centshommes. Une
sortie du château-fort, où ces quatre cents hommes étaient enfer-
més, eût suffi à détruire les barricades élevées dans la rue principale,
et à dissiper les mutins, qui, du reste, n'avaient aucun dessein poli-
tique, et jetaient partout le désordre aux cris de viva cl re è santa
Liicia! (sainte Lucie est la patronne de Syracuse). A Augusta, près
de Syracuse, un pareil soulèvement avait eu lieu; mais le colonel
Bagni, commandant du fort et homme résolu, avait rétabli l'obéis-
sance aux lois, en faisant une vigoureuse attaque. Faute d'un homme
semblable, ou plutôt faute d'hommes, car la garnison était trop faible,
Syracuse, abandonnée par la noblesse et par toutes les personnes de
distinction qui avaient pris la fuite, Syracuse resta livrée aux horreurs
d'une maladie effroyable, augmentée par la licence et l'oubli de tous
les devoirs sociaux. Une chaloupe canonnière, qui apportait l'effectif
nécessaire aux hôpitaux , fut prise et brûlée. Le château fut bloqué .
et pendant ce temps les malades étaient abandonnés dans les maisons
TOME XXIII. 48
758 REVUE DES DEUX MONDES.
OU dans les rups, si le mal les surprenait. Des orgies, des débauches,
des violences de toute espèce, se succédaient sans interruption; et
rien ne semblait pouvoir arrêter le désordre , quand il cessa tout à
coup comme par ^race divine, avant même que le général del Ca-
retta, investi des pouvoirs de Yalff^r offo, se fût présenté devant la
ville. C'est de ce retour inespéré au calme et de la cessation de la
maladie, qui avait causé tant de crimes, que nous rendions grâce à
Dieu , au son d'une belle musi(iue , par une brillante matinée de no-
vembre, dans le temple de Minerve à Syracuse.
L'évêque de Syracuse et le g'-néral prince Pignatelli Monteleone,
nuiveau commandant militaire de la ville, assistaient à cette messe
métropolitaine; mais les autres autorités étaient absentes. Je demandai
où se trouvaient les magistrats, l'intendant, les syndics. On me
répondit qu'ils étaient en exil, .l'appris plus tard que toutes ces auto-
rités avaient été, non exilées, mais transférées à Noto. Voici les mo-
tifs de cette mesure rigoureuse, qui a été révoquée lors du dernier
voyage du roi. A son arrivée à Syracuse, le marquis del Caretta,
investi des pouvoirs (Valter ecjn , trouva l'ordre et le calme rétablis
dans la ville. Une garde civi(|ue s'y étant organisée d'elle-même,
s'était rendue maîtresse de la population , et le soulèvement popu-
laire, qui avait eu un caractère politique à Catanc, n'avait pas même
produit le déploiement d'un autre drapeau que la grande baimière
royale que portaient k's bateliers syracusains, tout en mécoimaissant
l'autorité des dilégués du roi. Toutefois le marquis del Caretta jugea
à propos de prendre un arrêté par le(iuel la ville de Noto reçut le
titre de chef-lieu de la vallée, que portait alors la ville de Syracuse.
En conséquence, le chapitre métropolitain, les tribunaux, l'intendant,
reçurent l'ordre de se rendre dans cette petite ville, presque déserte,
à demi bâtie, où l'on voit un ou deux palais, trois ou quatre belles
églises, et à peine cent maisons. L'évêque, Agé et malade, lit dou-
loureusement le voyage de Noto; mais à la vue de la demeure qui lui
était destinée en échange de son magnifique palais de Syracuse, son
état maladif s'aggrava sensiblement. Il reprit aussitôt la route de son
ancienne résidence, et jura qu'il y finirait ses jours. Le marquis de
San-Alfano, intendant de la vallée, possédait un beau palais à Noto,
et fut le moins malheureux; mais les magistrats et les fonctionnaires
me donnèrent un risible spectacle quand je visitai Noto quelques
jours ay»rès leur installalinn dans le nouveau chef-lieu. Los uns, les
plus considérables sans doute, avaient étabU leur cabinet dans l'unique
café de la ville, composé d'une sale et étroite chambre. Les autres
LA SICILE. 759
n'avaient trouvé pour abri que desédinces à demi couverts, peu dignes
de si hauts personnages, et qui n'avaieut été habités jusqu'alors que
par les muletiers et leurs animaux, et leurs visages sillonnés de petites
tumeurs montraient que les taons et les moustiques d'Afrique, dont
la côte est voisine de ce coin méridional de la Sicile, leur avaient
tait payer cher la triste hospitalité qu'ils avaient trouvée dans les
écuries de Noto. D'autres, plus malheureureux encore, erraient
au soleil sur les places assez vastes de cette cité montueuse, regret-
tant les rues étroites, mais ombragées d'Ortygie , et les eaux souillées
de la fontaine d'Aréthuse. Un instant je me crus transporté à Pon-
toise , au temps où le chancelier Manpeou y exila le parlement; mais
Pontoise, comparé à l'horrible bourg qu'on nomme la ville de Note,
est une véritable capitale, et les présidens, conseillers, avocats et
clercs du parlement de Paris n'étaient pas forcés de se rendre à cheval
à leur exil, faute de routes, d'y écrire sur un billard et de coucher
sur une maigre litière de paille, avec des mulets, et, ce qui est pire,
avec des muletiers. Ces juges siciliens et ces magistrats qu'on transpor-
tait ainsi, par un décret, d'une ville à une autre, sont tous amovibles.
Cependant le code iNapoléon est en vigueur en Sicile, mais en partie
seulement, et les deux codes, pénal et d'instruction criminelle, ont
été remplacés par d'autres dispositions. L'institution du jury a égale-
ment été supprimée, mais on a conservé la publicité des débats judi-
ciaires et toutes les formes des tribunaux français. Par suite des
émeutes qui eurent lieu à l'occasion du choléra, et qui amenèrent
des mesures de rigueur, la cour suprême ou de cassation fut trans-
férée k Naples. Jusqu'alors les Siciliens, qui sont très processifs, avaient
le privilège de se faire juger en dernier ressort devant les trii unaux
de Sicile. Aujourd'hui, quand ils ont épuisé leurs huit degrés de juris-
diction, passé par les conciliateurs, les tribunaux d'arrondissement,
les tribunaux d'instruction, les tribunaux civils, les grandes cours
criminelles, les grandes cours spéciales, les grandes cours civiles , ils
se voient forcés de franchir le détroit et d'aller demander justice à Na-
ples. Le côté véritablement fâcheux de cette mesure pour la Sicile,
c'est qu'elle enlève à ses habitans un certain nombre de places de
magistrats qui leur étaient dévolues par le décret du 11 novembre 1816,
en vertu duquel tous les emplois civils au-delà du Phare devaient
être donnés aux Sicihens.
Parmi les personnages déportés de Syracuse h Noto, se trouvaient
aussi l'intendant, le syndic et tout l'état-major administratif de la
vallée. Je vous ai déjà dit, dans une de mes lettres (et vous le
48.
TOO REVUE DES DEUX MONDES.
saviez sans doute avant de les lire) que la Sirile est divisée en sept
intendances ou vallées (1). Ces vallées sont divisées en districts. L'in-
tendant est le préfet français; il a les mêmes attributions et le même
rang dans la hiérarchie des fonctionnaires. La commune est admi-
nistrée par un syndic; c'est notre maire. 11 a deux adjoints iel'tti], un
trésorier et un archiviste. Un conseil communal, nommé décurion-
nat, et composé de dix à trente membres, selon l'étendue de la com-
mune et sa population, assiste ce magistrat dans ses travaux. C'est
le décurioniiat (pii forme le projet du budget sur la proposition du
syndic et les renseignemens qu'il foundt; et ce conseil examine
annuellement la gestion du syndic qui le préside. Pendant cet exa-
men, la présidence est déférée au plus ancien des décurions. Ce
système municipal est particulièrement soutenu par la noblesse et les
classes inférieures, qui y trouvent un appui contre l'induence tou-
jours croissante des gens de loi enrichis, des marchands et de la bour-
geoisie des villes. L'ancienne aristocratie s'applique, comme il arrive
(1) Voici la division de ces vallées, telle que j':ii ]m la reciioillir d";iiir<'s li- der-
nier élal, l'ait trois ans avant mon passage en Sicile :
Val de Paleiine. . .
Val de Messine. . .
\ al de Catane. . . .
Val deGirgenli. . .
Val de Syracuse . .
Val de Trapani. . .
Val de Caltanisetta.
DISTRICTS.
Palerme.
Coiieonc.
Tei'inini.
Cefnlà.
Messine.
Caslroreale.
Patti.
Mistrella.
Catane.
Calalagirouo.
Nicosia.
Girgenti.
Bivona.
Sciacca.
Syracuse.
Nolo.
Modica.
Trapani.
Mazzara.
Alcamo.
Caltanisetta.
Piazza.
Terranova.
2i — —
9 — —
23 — —
16 — —
2'J — —
— — 28 —
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,588
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,936
,766
,010
,878
,783
564
LA SICILE. 761
en France, à recouvrer dans les communes, par la considération qui
«'attache à la propriété et par l'influence de ses lumières, le crédit et le
pouvoir que lui a fait perdre l'abolition de la féodalité. En ce qui est des
intendances, on a placé près d'elles un conseil provincial composé de
quinze membres. A Palerme, le conseil en compte vingt. Ce conseil
s'assemble tous les ans; sa session dure vingt jours. L'intendant en
fait l'ouverture et dépose sur le bureau du président tous les docu-
mens relatifs à l'administration. H y a de plus un conseil d'intendance
auquel on adjoint un secrétaire-général qui examine les comptes de
tous les administrateurs de la province, même ceux de l'intendant,
qui , alors , n'a pas voix délibérative dans le conseil. Le roi nomme les
intendans, les secrétaires-généraux et les conseillers d'intendance,
ainsi que les présidens des conseils provinciaux. Tous les quatre ans,
les intendans forment des listes d'éligiblcs au décurionnat; ils sont
pris parmi les propriétaires, les commerçans (1) et les artisans, qui
ont ou qui gagnent un revenu de quelques centaines de francs. Le
roi choisit les décurions sur cette liste pour les communes au-dessus
de 6,000 âmes; au-dessous, c'est le luogo-tcMente (le vice-roi) qui les
nomme. Les candidats aux places de syndic et d'adjoint sont choisis
par le décurionnat sur la liste des éligibles de la commune. Le droit
de nommer à ces places est réservé au roi dans les communes de Pa-
lerme, de Messine et de Catane, et à Palerme, le syndic prend le titre
romain de imlcur. Le luogo-tenentc exerce ce droit de nomination
dans les communes qui ont plus de 3,000 liabitans, et les intendans en
sont investis dans les autres communes. Il en est ainsi pour les places
de conseillers provinciaux. Les conflits entre l'autorité judiciaire et
l'autorité administrative sont jugés par le luogo-tenente, et les recours
contre les décisions des conseils d'intendance, en matière adminis-
trative, sont portés devant la cour des comptes, dont l'office est, en
outre, d'examiner les comptes de tous les administrateurs publics de
la Sicile. Enfin, pour sortir de cette îiride matière, je vous dirai un
dernier mot sur l'impôt. \\ se perçoit au moyen de deux directions,
celle des droits directs et des droits indirects, qui embrasse l'impôt fon-
cier, les droits de mouture, de douanes, et autres, et la direction des
droits divers, sans parler des directions de la loterie, du^/rfl/c/o (l'ar-
(1) Les commerçans ne paient pas de patente en Sicile, mais une commission est
chargée de taxer chaque commerçant selon sa fortune, de manière à compléter la
somme que doit payer le commerce en masse, et qui est fixée par le budget. Le
procédé est un peu turc.
'762 REVUE DES DEUX MONDES.
riéré) de la poste, etc. Toutes ces directions ont pour chefs de nobles
Siciliens pleins de capacité et pénétrés des devoirs que leur imposent
cos fonctions. Los recettes sont versées (-liez le trésorier-général , à Pa-
lerme. Le budget, lixé en iS-îd à 1,800,329 onces (20,^63,019 francs),
s'est élevé en 1833 à 1,897,495. Il offre, ainsi que les subséquens,
un déficit do 100 à 120,000 onces environ (1,500,000 francs). Le
droit do niouluro, (jui ligurail dans le budget pour 525,000 onces, a
été beaucoup diminué, et la popularité du roi s'est augmentée d'au-
tant par cet allégement d'un i'aidoau qui était particulioroment odieux
aux Siciliens. Il est vrai que le gouvernomont comptait trouver une
compensation dans les bénélices que lui promettait le marché des
soufres avec la compagnie française; mais, bien que ce marché ait été
résilié, il serait très impolitiquo de rétablir le droit de mouture tel
(ju'il était avant sa conciusion. Peut-être se décidera t-on à diminuer
le budget des dépenses en réduisant la part de frais de la liste civile
que supportent les Siciliens, et qui est de 173,532 onces, sans compter
leur part des dépenses communes aux deux royaumes, qui, pour un
quart, s'élève à 853, VOO onces. D'un autre côté, l'amortissement appli-
qué à la dette publique sicilien; e, et particulièremesil aux 11,000,000
de francs empruntés on 1828, dégrèvera gradueilomont le budget e
finira par combler le délicit, qui provient principalement des charges
d'une rente perpétuelle peu proportioimée aux rossoinros du pays.
— Mais la digression est un pou longue, llàtoiis-iious maintenant de
nous enfuir de ce dédale de chiffres profanes , ou je suis entré presque
involontairement, et Cn' nous réfugier dans l'encointo (ioux fois sainte
et sacrée du temple de ^linervo, dédié maintenant à la véritable
sagesse et au vrai Dieu.
Le temple est resté debout dans toute la splendeur de ses belles
proportions. Ce temple est trop vaste pour la Syracuse actuelle ; il
contiendrait, au besoin, toute sa population, et il écrase de sa gran-
deur cette mesquine petite cité. En approchant par vmo rue étroite,
on ne voit rien qu'une façade de mauvais goût, à fronton brisé,
comme sont généralement en Italie les églises bâties par les jésuites,
ou, à mieux dire, pour les jésuites. Les architectes chrétiens de
l'époquo barbare où ce temple fut Cijnverti en cathédrale, pensèrent
sans doute qu'un |)ur et noble pronaon antique ne pouvait servir d'in-
troduction à une église orthodoxe, et ils hront, en conséquence, ce
chef-d'œuvre. Heureusement, ils n'ont pu défigurer le gracieux et
irrégulicr parallélogramme de l'édifice antique, flanqué sur les côtés
de magnifiques colonnes cannelées, sans bases, et conçues dans le
LA SICILE. 763
simple et élégant style dorique. Une haute frise, ornée de triglyphes,
surmonte la colonnade, qui rappelle la disposition des temples d'Agri-
genteetde Pœstum. N'ayantpu abattre ces colonnes, les constructeurs
modernes les ont du moins encastrées dans d'épaisses murailles qui ne
permettent plus qu'à la pensée, et non à l'œil, d'apprécier la légèreté
aérienne que devait avoir, dans sa première forme, cet immense mo-
nument. Dans l'intérieur de l'édifice, au contraire, loin de cacher les
colonnes dans la pierre des murailles, on a taillé les piliers et les arceaux
plâtreux de la nef dans les murs unis de l'antique cella. Enfin, une
partie delà base extérieure est cachée sous la terre qui s'est exhaussée
comme à Rome et dans d'autres villes antiques, et il ne reste plus que
deux des cinq marches qui servaient à montera l'autel de Minerve. Ce
temple a du moins péri noblement, et les noms de ses spoliateurs
ont passé à l'immortalité. Le consul }Jarcellus, qui surprit les Syra-
cusains dans les libations et les débauches de la fête de Minerve et de
Diane , ces deux patronnes des hommes sobres et des chastes femmes,
porta le premier la main sur les trésors de ce temple et de celui d'Hé-
cate, qui en était voisin. Les bas-rcHefs d'ivoire, les gonds et les
clous d'or, les portraits des tyrans, les statues, disparurent saiis
doute à cette époque du sac de la ville, et ce que laissa Marceilus
tomba plus tard sous la main du préteur Verres, l'homme que l'élo-
quente prose de Cicéron livre, depuis des siècles, à la juvénile indi-
gnation de tous les écoliers. Je soupçonne toutefois le grand rhéteur
d'avoir exagéré les richesses du temple de Syracuse , d'abord pour
arrondir ses phrases, comme fait tout bon rhéteur, puis pour grandir
aux yeux des Romains l'énormit'' des crimes de Verres; car, quelque
riche que soit l'ordonnance, quelque noble que soit l'architecture de
ce vaisseau, elles ne dépassent pas en fini et n'égalent même pas
en élégance les vieux monumens an^^lques de l'Italie.
En se dirigeant vers le rempart, on trouve à re\vrémité de l'île
d'Ortygie, à peu de distance du temple de Minerve, un lieu non
moins fameux dans l'histoire, ia fontaine d'Aréthnse. Ouin'aludans
Ovide et dans un des dialogues de Lucien la charmante histoire de la
fille de la nymphe Doris, la timide nymphe Aréthuse, qui vivait
innocente et heureuse clans les campagnes d'Èlos, la plus belle con-
trée du Péloponèse, quand un fleuve ardent et libertin , le fougueux
Alphée, l'aperçut au milieu de ses sœurs, et se mit à sa poursuite?
On sait comment la chaste Diane, la protectrice de toutes les vierges
éperdues de l'Arcadie, eut pitié de son embarras, et la changea en
fontaine au moment où le dieu -fleuve la saisissait dans ses bras.
7G'|. REVUE DES DEUX MONDES.
C'était près de la mer. Aréthuse, toute fille du fleuve Nérée et toute
fontaine qu'elle était, ne continua pas moins de fuir pour échapper
aux torrens que répandait le fleuve amoureux, et qu'il voulait mêler
à ses ondes. Alphée la poursuivit, et s'engouffrant près d'Olympie,
il roula sur ses traces à travers la mer jusqu'à l'île sicilienne d'Or-
lygie, un des domaines de Diane, où Aréthuse avait trouvé un refuge.
L'Alphée coule en effet à peu de distance du grand port de Syra-
cuse, où la fontaire d'Aréthuse verse ses eaux en oubliant la prière
de Virgile, qui la suppliait, en si beaux vers, de ne pas laisser
altérer sa virginité par le contact des flots de la mer d'Ionie (1).
L'Alphée de Syracuse, il est inutile de vous le dire, n'a rien de com-
mun avec celui qui se perd près d'Olympie en Grèce; mais c'est une
délicieuse fiction, une superstition presque respectable, que celle
«pii rattachait les fontaines et les fleuves, ces charmes de la patrie
absente et regrettée, aux eaux qui rafraîchissaient le sol d'exil de la
patrie nouvelle où s'étaient confinés les colons veims de la Grèce
pour fonder Syracuse.
Quant à la pureté d'Aréthuse, elle a cruellement souffert, d'abord
des inliltrations de la mer, que de nombreux tremblemens de terre
ont conduite par mille canaux souterrains vers la source, dont les ondes
ont pris une exhalaison saline; puis de mille autres genres de profa-
nation. En passant vite devant quelques mauvais lieux, au seuil des-
(piels se montrent des nymphes peu dignes de vivre dans un lieu con-
sacré à Diane, on se trouve près d'un haut parapet demi-ruiné, qui
surmonte un réservoir triangulaire rempli d'une eau souvent bour-
beuse. On est tenté de s'éloigner en toute hâte de cet égout, mais le
guide vous arrête. C'est le lieu que vous cherchez, c'est là ce qu'ont
chanté Pyndare, Bion , Moschus et Virgile ! C'est en faveur de ce fossé
fangeux, et des souvenirs qui s'y attachaient, qu'un vainqueur irrité
épargna Syracuse! L'aspect en est affreux. Tantôt des tanneurs y
trempent leurs cuirs, tantôt des lavandières, malheureusement nues,
et qui rappellent plus les commères des dialogues de ïhéocrite que
les bergères de ses idylles, y battent en cadence des guenilles; d'au-
tres fois de lourds aquajoli viennent y puiser l'eau nécessaire à la
consommation des bourgeois de la ville. Et pour comble d'abaisse-
ment et d'humiliation , une autre source , qu'on nomme VOEU de
Exlrenium hune, Areihusa , niilii concède laborem.
Sic til)i , eU.
(EsI.X.)
LA SICILE. 7G5
Cilica [Occliio délia Cilico], bouillonne à quelques centaines de pas
de là, au niveau même de la mer, et fait jaillir à sa surface une onde
pure, claire, et agréable au goût!
En continuant cette excursion mythologique à travers les marais
de l'Anapo, qui bordent le grand port, je ne tardai pas à trouver sur
ma route une autre nymphe métamorphosée de la même manière.
Celle-ci vivait dans les champs de l'Etna, au centre même de la
Sicile, où Pluton vint enlever Proscrpine. Cyane était une des com-
pagnes de Proscrpine. Elle voulut s'opposer à son enlèvement et fati-
gua tant le ravisseur par les larmes qu'elle versa, qu'il la changea en
fontaine. Comment se trouve-t-elle transportée du pied des hauteurs
de Castrogiovanni à cette extrémité de l'île? On l'ignore. Toujours
est-il qu'on peut chaque jour la surprendre se jetant gaillardement
dans les bras du fleuve Anapo, et courant aveclui vers la mer Ionienne.
Près de là sont les deux restes de colonnes, dernier débris du temple
de Jupiter Urius, élevé par les Syracusains sur le champ même où
ils défirent les Carthaginois, et avec l'or trouvé dans leur camp. Pour
bien jouir du coup d'oeil ravissant qu'offre l'union des deux cours
d'eau, il faut prendre une barque près de la fontaine d'Aréthuse,
traverser en ligne droite le bassin du grand port, et aborder à l'em-
bouchure môme de l'Anapo, où s'élèvent déjà les forêts de joncs entre
lesquels serpente le fleuve. On débarque un moment sur le sable, et,
tandis,que les matelots portent la barque, on marche jusqu'au point
où les eaux sont assez hautes pour la soulever. Là on se rembarque
de nouveau et l'on remonte entre deux rives rapprochées qui encaissent
l'Anapo et se déroulent sous les arbres, les fleurs, les herbes on-
doyantes et les plantes aquatiques dont elles sont chargées. En quel-
ques endroits même, les bords de la nacelle touchent les rives. L'eau
est d'une grande profondeur; mais elle est naturellement si limpide,
et l'ombre des arbres qui se projette sur elle la rend si transparente,
qu'on aperçoit le sable et les petits rochers qui tapissent le lit de ce
fleuve si riant. Bientôt, et toujours en remontant le cours de l'Anapo,
on le voit se séparer en deux bras. La plus étroite de ces branches
est formée par les eaux de l'antique Cyane, que le peuple de Syra-
cuse nomme grotesquement la Pismôtta. Dès que vous pénétrez dans
la rivière de Cyane, une surprise vous attend. Une forêt de longues,
sveltes et vertes plantes, s'élance de l'eau. Leurs tiges sont trian-
gulaires; les unes soutiennent un léger oignon de forme ovale; les
autres, plus avancées dans leur floraison, portent une houpe délirate,
iirrondic, creuse comme un calice, et terminée par des aigrettes de
766 REVUE DES DEUX MONDES.
couleur d'or d'une délicatesse iulinie, que le vent fait doucement
écheveler. Ces plantes, qui Ont déjà plus de six pieds du lit de la
rivière jusqu'à sa surface, la dépassent encore souvent de dix pieds.
Celles qui ont cette dimension offrent presque la grosseur du bras à
leur racine. La vue de ce géant végétal étonne même dans la Sicile,
où les yeux sont cependant hahitués aux productions des latitudes tor-
rides. On sent qu'une autre nature que celle de la Sicile méridionale
et du nord de l'Afrique a déposé là ce produit inconnu. On consulte
ses souvenirs, on s'interroge, et quand le peu de science botanique
qu'on possède est en défaut, on se tourne vers les matelots qui sem-
blent attendre fièrement votre question , et qui prononcent tous à
la fois d'un air de triomphe le nom de papyrus !
On croit que ces plantes de papyrus furent envoyées d'Egypte par
Ptolémée Philadelphe, à Hiéron, avec qui il entretenait des relations
amicales. En Egypte, on se servait de la moelle spongieuse de cette
plante gigantesque pour fabriquer le papier qu'on trouve en si grande
abondance dans les tombeaux. Le cavalier Laiidolina a fabriqué du
papier avec les papyrus de la rivière Cyane , et il a écrit sur ce papier
une circulaire aux savans pour leur faire part de la réussite de son
procédé; mais le papier ne manque pas en Europe, et les produits de
l'industrie du cavalier Landolina ne seront jamais qu'une affaire de
curiosité archéologique.
Je m'arrachai de Syracuse, où les ruines et les souvenirs de l'anti-
quité commençaient à m'intéresser trop, à mon gré, et je pris la route
de Noto, mu par un sentiment de curiosité bien différent. Le calme
commençait à renaître en Sicile, et il ne restait plus qu'un seul centre
d'agitation dans la vallée de Modica, où s'était réfugié, disait-on, le
marchesino de Saint-Julien, fils du chef, volontaire ou non, du
mouvement politique de Catane. Une sorte de guérilla, composée de
jeunes nobles et de paysans, s'était formée dans cette petite vallée
peu distante du cap Passero, le dernier point méridional de la Sicile,
du côté de l'Afrique. En peu d'heures, on peut se rendre, de ce cap ou
de la pointe de Palo, à Malte. Le désir de voir de mes yeux la fin de
cette insurrection , dont j'avais vu , par hasard , le berceau , m'entraî-
nait irrésistiblement. Je me remis donc en route, et je suivis la plaine
sablonneuse et inculte qui se prolonge le long de la mer jusqu'à
Noto. L'ancienne Necluin était, comme je vous l'ai dit, remplie de
magistrats et de fonctionnaires (jui cherchaient un toit pour abriter
leurs tètes. Sans m'y arrêter, je pris à travers les montagnes, pour
me rendre à Modica, une route moins directe que celle qui passe par
LA SICILE. 767
Spaccafoino. Modica est une belle ville avec de belles églises, des
eouvens nombreux et une magnifique commanderie de Malte, où la
noblesse passe son temps à gémir de la perte des grands privilèges dont
elle jouissait , privilèges si grands, que les rois des Deux-Siciles appe-
laient Modica liegmwi in Rcgno. Les esprits étaient agités, mais la
ville était calme. On s'y inquiétait des mouvemens qui avaient lieu
dans la vallée; mais bientôt je pus me convaincre, par mes yeux , que
ces inquiétudes n'étaient pas fondées, car en descendant vers la mer,
le long de la rivière de Ségura , j'arrivai à la pointe d'Alga nu moment
où une spéronare, chargée de fugitifs, gagnait le large. Depuis, la
Sicile, quoique infestée de brigands et tourmentée par la misère de
ses habitans , n'a pas été troublée sous le rapport politique , et il ne
tient qu'à son gouvernement de rendre cette tranquillité plus sure et
durable. J'ai déjà dit dans ces lettres, et je répète en les terminant,
que des routes, une protection éclairée assurée à l'industrie et au
commerce, qu'un peu de prospérité matérielle, en un mot, empê-
cherait le retour des troubles et déjouerait les espérances des voisins
jaloux qui convoitent cette position si importante dans la Méditer-
ranée. Une bonne politique conseille au roi des Deux-Siciles d'agir
ainsi; les sentimens d'humanité, la noblesse d'ame qui distinguent
ce jeune prince, lui parleront encore plus haut que la politique en
faveur de cette belle et malheureuse moitié de ses états.
LE TOMBEAU
DE NAPOLÉON.
Encore quelques mois, et les cendres qui depuis vingt ans reposent
H Sainte-Hélène auront traversé les mers et seront déposées sur le sol
de France.
La poésie regrettera ce lointain mystérieux, ce rocher battu de la
tempête, ce mausolée de création divine échangé contre une tombe
de main d'homme. L'histoire à son tour pourra, par d'autres motifs,
ne pas applaudir à cette translation ; mais qu'importe? là n'est plus la
question. Le fait est accompli : les cendres sont à bord du navire; elles
arrivent, il leur faut un tombeau.
C'est sous la coupole de l'église des Invalides que ce tombeau doit
s'élever. Confier la dépouille du grand capitaine à la garde de ses sol-
dats mutilés, c'est une noble idée; encadrer, enchâsser })our ainsi dire
sa mémoire dans un monument déjà consacré, c'est une idée habile,
c'est de la politique : mais est-ce une idée d'artiste? Pour nous, c'est
imiqueinent là ce «[ue nous voulons examiner.
On peut bien dire à la tribune et répéter dans le Bulletin des Lois :
Tel monument s'élèvera dans tel lieu. — Mais le monument sera-t-il
LE TOMBEAU DE NAPOLÉON. 769
beau? sera-t-ii digne de sa destination? Pour cela deux conditions
sont nécessaires : il faut d'abord que l'artiste ait du talent; puis il faut,
et avant tout peut-être, que le lieu soit fait pour recevoir le mo-
nument.
Nous sommes prêt à en convenir, quelque lieu qu'on eût choisi ,
quelque programme qu'on eût adopti', construire un monument fu-
néraire pour Napoléon devait toujours être une entreprise à faire
pâlir le plus audacieux génie, une œuvre à laquelle personne, de nos
jours , n'est vraiment de taille à se mesurer. Il est de ces sujets dés-
espérans parce qu'ils mettent tous les esprits en travail. Qui de nous
n'a pas rêvé plus ou moins vaguement son tombeau de Napoléon?
Qui ne se l'est figuré plus grandiose, plus imposant, plus formidable
qu'il ne pourra jamais être? Quand l'artiste est ainsi en concurrence
avec l'imagination de tout le monde, la lutte est presque impossible,
il est vaincu d'avance.
Aussi je plains très sincèrement celui qui subira ce fardeau; mais
je le plains surtout lorsque j'entre sous ce dôme, monument achevé,
complet, dont chaque pierre est taillée selon l'esprit de son époque,
dont les lignes, un peu molles, mais harmonieuses, forment un tout
que rien ne saurait impunément troubler, dont les arcades, corres-
pondant les unes avec les autres , doivent rester en libre communi-
cation sans qu'aucune masse intermédiaire vienne les obstruer; et
c'est là, dans cette rotonde, au milieu de ce pavé, qu'il faut planter
un monument, et pour qui? pour l'homme d'ArcoIe, d'Austerlitz et
de Montmirail! Passe encore pour Louis XIV: je conçois une sorte
de catafalque de marbre et de bronze, d'une hauteur moyenne,
surmonté d'un monarque à genoux, la tête courbée devant l'autel ;
les larges plis de son manteau royal, les profils onduleux du monu-
ment, les figures qui se groupent à sa base, les ornemens qui les
accompagnent, loin d'être des dissonnances choquantes avec le style
de l'édifice, sembleront le compléter, en lui donnant un centre en
accord avec toutes ses parties. Mais est-ce là le tombeau que nous
pouvons offrir à Napoléon?
On a commencé par dire qu'on ne voulait qu'un bloc de pierre, une
tombe austère, mais impérissable; pas une figure, pas un emblème :
un nom et du granit, rien de plus.
C'était fort beau sur le papier : sur place, ce quartier de rocher
eût été ridicule. Il est permis de faire des antithèses; mais un dobnen
ou un menhir sous li coupole de^Mansart! l'amour des contrastes
ne peut aller jusque-là.
770 REVUE DES lîEUX MONDES.
Il a donc faliii renoncer à ce projet de rusticité primitive et s'adres-
ser à i'art, qui est eu possession de faire les monumens funéraires,
c'est-à-dire à la sculpture.
Les projets sont arrivés eu foule : quelques-uns ont proposé tout
simplement un sarcophage antique soutenu par quatre aigles, ou bien
encore par quatre lions.
Rien de plus froid, comme on sait, que ces animaux transformés
en portefaix. C'est même un spectacle choquant que des oiseaux,
quelque forts qu'ils soient, supportant une masse de granit ou de
porphyre; la force des aigles est dans leurs serres et non dans leurs
épaules. Et, quant aux lions, un sculpteur doit y regarder à deu\
fois avant d'avoir affaire à ce roi des animaux. Le lion classique, ie
lion à tète frisée, est presque toujours si raide et si glacial 1 Et quant
au lion réel, tel qu'on le fait aujourd'hui, c'est une espèce de san-
glier ou de porc-épic dont les formes sont par trop heurtées pour
accompagner des lignes monumentales. Je sais bien qu'on cite en
faveur des lions ces deux admiraSdes gardiens du tombeau de Clé-
ment XIII, et ce vieux serviteur de la monarchie sculpté dans le
rocher de Lucerne. ^îais d'abord ces lions-là ne portent rien sur leur
dos, puis ils sortent du ciseau de Canova et de Thorwaldsen; enlin,
ils sont tellement connus, que, sdus peine de tomber dans la misère
du plagiat , il serait presque impossible de les imiter avec bonheur.
Quant à l'urne antique pure et simple, il ne saurait en être ques-
tion. Ce ne serait vraiment pas la peine d'avoir fait faire un si long
voyage à ces cendres impériales pour les traiter comme celles du pre-
mier Parisien venu, qui, moyennant vingt-cinq louis, se couche au
Père-Lachaise dans l'urne des Scipiotis.
Le sarcophage antique, avec ou sans supports, étant mis de côté,
reste ce beau motif constamment en usage pendant les quatre ou
cinq derniers siècles du moyen-âge, la statue couchée sur le tombeau.
Je conçois cette noble figure, ce front puissant, ce profil héroïque, des-
sinés par la main ferme de M. Ingres, exécutés par un ciseau habile à
travailler le marbre , celui de M. Pradier, par exemple; je vois sur un
socle de forme simple et taillé à grands traits la pourpre du César
retombant comme un drap mortuaire, largement, noblement, sans
cassures inutiles , sans plis brisés ou tourmentés. Cet ensemble peut
être beau, solennel; mais prenons-y garde, il faut à Napoléon autre
chose que le monument d'un archevêque ou d'un abbé. Je sais bien
que vous ne le représenterez pas les mains jointes; il saisira, tout
endormi qu'il est, et sa main de justice et son épée. Cela ne suffit
LE TOaiBEAU DE NAPOLÉON. 771
pas. Quoi que ^ous fassiez, cette statue couchée ne peut être qu'uu
accessoire du monument; elle ne peut pas être le tombeau tout
entier. C'est trop peu de chose aussi bien pour la grandeur de l'édi-
fice que pour la grandeur du personnage. Au milieu de cette immense
rotonde des Invalides, elle se perdra dans l'espace. iS'espérez pas la
l'aire grandir, n'essayez pas de lui donner des dimensions proportion-
nées à son importance; une règle impérieuse s'y oppose. Les statues
couchées ne peuvent jamais être colossales. Comment les verrait-on?
Le socle devant nécessairement grandir en proportion de la statue,
le point de vue manquerait : il faudrait monter sur des échelles pour
être à leur niveau.
Ainsi tous les types simples, vrais, naturels, ceux qui furent con-
sacrés aux époques de goût pur et d'inspiration naïve, se trouvent
ici hors de cause : f;iudra-t-il donc recourir aux types raffinés, aux
l'ormes pittoresques, aux scènes dramatic^ues, à toutes ces inven-
tions d'une sculpture expirante et d'une ingénieuse barbarie? Ferons-
nous de la tombe un théâtre, y ferons-nous monter le Temps son
horloge et sa faux à la main, ou bien la Mort sous forme de sque-
lette disputant sa proie à la patrie en pleurs? Évoquerons-nous cet
éternel cortège d'allégories demi-chrétiennes, demi-païennes, et les
sépulcres entr'ouverts, et les cercueils brisés par la gloire, par la
reconnaissance, par l'amitié, et tant d'autres métaphores traduites
en marbre, dont le chevalier Bernini, je crois, nous gratitia le pre-
mier, et dont on a tait chez nous un si prodigieux usage dans ces
temps où tous les arts , débordés et s'envahissant les uns les autres ,
se Uvraient aux plus étranges saturnales?
Non, personne, que je sache, ne pense à ces aberrations; on peut
bien , dans nos salons, ressusciter les magots, exhumer les caprices et
jusqu'aux délires de la mode; mais faire à Napoléon un tombeau
rococo, je défie que personne en ait eu la pensée.
Et sans même aller si loin , sans tomber dans les derniers écarts du
goût , si nous passons en revue ces tombeaux composés avec tant
d'art , ces catafalques si élégamment ajustés qui font la gloire et l'or-
nement des principales églises de Florence, de Naples et surtout de
Venise, nous ne trouverons encore rien dont nous puissions profiter.
Ce ne sont ni ces rideaux, ni ces draperies, ni ces baldaquins, ni ces
fines colonnettes, ni ces délicats bas-reliefs qui pourront décorer la
tombe de Napoléon. Tout cela devient mesquin et presque puéril
(juand on s'en sert pour une telle fin.
il est donc parfaitement inutile de consulter les types comms, les
772 REVUE DES DEUX MONDES.
combinaisons consacrées; on y perdrait son temps et sa peine; il faut
chercher ailleurs.
C'est là ce qu'a su comprendre un de nos artistes, homme d'esprit ,
i\\n déjà dans quelques compositions brillantes a fait preuve de cett(^
hardiesse, de cette confiance qui sait marcher sans lisières. M. Maro-
ihetti a conçu le projet d'un tombeau qui a pour premier mérite de
ne ressembler à aucun de ceux que nous connaissons. Il s'est peut-
être inspiré çà et là de certains monumens célèbres, tels que les mau-
solées des La Scala, à Vérone, les tombeaux des Médicis dans la sacristie
de Saint-Laurent; mais il en a fait un tout qui n'appartient qu'à lui ,
et dans les arts c'est là ce qu'on appelle création.
Si C(; projet subit avec bonheur la plus redoutable des é})reuves,
l'exécution; s'il tient, quand il sera terminé, toutes les promesses
(pi'il nous fait sous cette forme d'ébauche si séduisante pour l'imagi-
nation, je ne crains pas de dire que les principales parties du pro-
blème seront résolues : l'impression sera saisissante, l'effet grandiose
l'I majestueux.
M. Marochetti est parti de cette idée, que pour un géant il faut une
sépulture colossale.
Toutefois, en déposant son héros, selon la coutume du moyen-âge,
sur la tombe où seront renfermées ses cendres, il ne lui donne que
sa grandeur naturelle; il le revêt de son habit de bataille; c'est là la
réalité du tombeau, c'est sa partie matérielle, c'est par là qu'il se rat-
tache à la terre.
Mais l'artiste a senti qu'au-dessus de cette dépouille mortelle, au-
dessus de cette image terrestre, il fallait quelque chose qui parlât de
gloire, de génie, d'immortalité, ou plutôt qu'il fallait deux monu-
mens, l'un sépulcral, obscur, mystérieux, l'autre triomphal , lumi-
neux, éclatant; l'un pour l'homme périssable, l'autre pour l'éternelle
renommée.
Cette idée d'un cénotaphe, c'est-à-dire d'un tombeau commémo-
ratif superposé à une tombe mortuaire, n'est pas une invention nou-
velle. On voit en Italie beaucoup de monumens qui en offreni
l'exemple; mais ce ne sontquc des monvmiensde dimensions moyennes,
et la plupart, étant adossés à des murailles, ne peuvent avoir aucun
rapport avec celui qui nous occupe. Il en est toutefois quelques-uns
qui sont isolés, tels que le mausolée de saint Dominique de Sienne,
«'t un ou deux tombeaux à arcades dans la chartreuse de Pavie. Enfin ,
su!s aller si loin, nous avons à Saint-Denis trois modèles célèbres
de ce genre de composition, les tombeaux de Louis XII, de Frau-
LE T031BEAU 1)E NAPOLÉON. 773
çois I" et de Henri II, Néanmoins aucun de ces monumens n'est
destiné à exprimer franchement cette double idée de mort et d'apo-
théose. En surmontant la tombe et la statue couchée d'un petit édi-
fice de marbre tout à jour et si délicatement profilé, ce qu'on cher-
chait par-dessus tout, c'était une combinaison agréable aux yeux , \\n
harmonieux ajustement; peut-ôtre aussi voulait-on reproduire l'as-
pect d'un lit ou d'un dais d'honneur. A la vérité, sur la plate-forme
que supportent ces élégantes arcades, on voit les monarques revêtus
de leurs habits royaux , tandis que sur le sarcophage leur corps ,
amaigri et décharné par la mort, offre la plus hideuse image. Mais
ce contraste est surtout une idée chrétienne; ce qui le prouve , c'est
que ces puissans monarques sont à genoux priant Dieu, humiliant
leur grandeur devant la majesté divine, et semblant demander pitié
pour les actes de leur vie dont ces cadavres gisans sous leurs pieds
sont un souvenir et une image.
En se servant de cette donnée, M. Marochetti en a complètement
changé la signification, le caractère et les proportions. Ce n'est pas
sous des arcades finement évidées, sous une brillante colonnade qu'il
veut enfermer son sarcophage et sa statue, c'est dans les profondeurs
d'un vaste soubassement, formé de quatre épaisses et impénétrables
murailles. Il n'a que faire de ces pilastres délicatement festonnés, de
ces rinceaux , de ces corniches si bien découpées et refouillécs; tout ce
luxe, toute cette coquetterie de sculpture, il n'en a pas besoin; ses
murailles sont lisses comme la base d'un bastion. Quatre portes de
bronze donnent accès dans la chambre funèbre, qui ne reçoit d'autre
clarté que la lueur d'une lampe. Chatiue porte est surmontée d'un
énorme linteau dont l'épaisse saillie s'appuie sur deux pilastres mas-
sifs, et soutient un grand aigle aux ailes tombantes et rcployées en
signe de deuil, morne gardien de celte gloire dont il fut le symbole.
Jusqu'ici nous ne voyons que le soubassement, l'enveloppe du
sanctuaire, le premier étage du mausolée; mais au-dessus de ce sou-
bassement s'élève en retraite un socle immense, et aux quatres angles
de ce socle sont assises quatre figures colossales , vieillards athléti-
ques, la tête enveloppée dans un vaste manteau qui retombe en flot-
tant sur leur corps.
Quels sont ces vieillards ? Ne demandez ni leur nom , ni leur patrie.
Voyez entre leurs mains, sur leurs genoux, ce sceptre, cette épée,
ces deux couronnes, et vous comprendrez à quoi ils pensent , ce qui
vaut mieux que de savoir qui ils sont. Ces méditations dans lesquelles
ils demeurent plongés, vous y entrerez comme eux, et vous saurez,
TOîiE xxm. 49
7ÎA- REVUE DES DEL'X MONDES.
sans qu'on vous le dise, sur quel passé, sur quel avenir se porte leur
pénétrant regard.
Ces veillards sont une allégorie anonyme que le spectateur a le
droit de baptiser à sa fantaisie. Certains esprits aimeraient mieux
peut-être quatre grenadiers de l'île d'Elbe, ou bien encore quelques
divinit's non équivoques, Mars, Hercule, Mercure, et peut-être aussi
Thémis, pour représenter 1rs cinq Codes. Un véritable artiste ne saurait
tomber dans ces trivialités; il ne met pas des écriteaux à ses idées,
et la langue qu'il parle est d'autant plus belle et plus expressive qu'elle
est moins formuLe. L'art doit s'entendre à demi-mot, ou plutôt il
doit se sentir : des impressions, toujours des impressions, et jamais
(le définitions.
La conception de ces quatre vieillards suflirait, à mon avis, pour
mettre le projet de M. Marochetti bors de ligne, .le sais bien que ces
ligures sont de la famille dos propbètes et des sibylles de Michel-Ange,
et surtout des quatre statues de la chapelle des Médicis; mais encore
une fois, imiter à propos c'est créer.
Ainsi , sur chaque face du soubassement, une porte surmontée d'un
aigle de bronze; aux quatre angles, quatre ligures colossales également
en bronze, et enhn au-dessus du socle sur lequel ces figures sont
assises, un piédestal contre lequel elles s'appuient et qui sert de sup-
port au couronnement du tombeau, c'est-à-tlire à la statue équestre
de Napoléon, revêtu de ses habits d'empereur.
Cette statue équestre sera peut-être critiquée , et pourtant c'est elle
qui donne au monument son caractère, son originalité, non-seule-
ment comme symbole expressif de la puissance, de la conquête, de
l'empire, mais au simple point de vue de l'art, comme couronnement
nécessaire de la silhouette générale du monument. Pour surmonter
une si grande masse pyramidale, une statue debout serait trop mince,
trop pointue; assise, elle serait ridicule; à cheval, elle se groupe admi-
rablement avec les étages inférieurs; elle est pour l'œil un repos,
pour l'esprit une conclusion.
Il existe quelques exemples de statues équestres placées au-dessus
de monumens funéraires. A Venise, dans l'éalise de Saint-Jean et
Saint-Paul, sur le tombeau de Nicolas Orsini, on voit ce générai
représenté à cheval. Le joli monument de Louis de Brézé dans la
cathédrale de Rouen , monument qu'on suppose avoir été conçu par
Jean Cioujon, se termine également par une statue équestre. Enfin,
à Vérone , tous les La Scala sont sculptés à cheval au sommet de
leurs mausolées. .îe crois même qu'un de ces chevaux ne marche ni
Î.E TOMBEAU DE NAPOLl'ON. 775
ne trotte, et que l'artiste l'a représenté immobile, en arrêt pour
ainsi dire sur le piédestal et s'avançant sur le vide qui est devant lui,
comme pour en mesurer la profondeur. C'est une pose à peu près
semblable que M. Aîarochetti a choisie pour son cheval, et s'il est
permis d'en juger sur une esquisse, il a trouvé, dans cette pose, le
moyen de dormer à îa statue et à tout l'ensemble du monument un
grand caractère d'idt'al et de fermeté.
Tel est donc ce projet, ou plutôt cette heureuse trouvaille qui nous
promet un monument, je ne dis pas irréprochable, car plusime œuAre
est originale , plus elle offre de prise aux censures, mais un monument
qui aura le rare mérite de n'être ni plat, ni mesquin, ni commun.
Une seule chose m'inquiète : l'artiste, quand l'idée de son projet
lui est apparue, quand il en a mûri la conception, s'est-il bien sou-
venu du programme? S'est-il dit dans quel lieu, sous quelles voûtes
ce tombeau, de par la loi, devait être élevé? Nous-même, tout à
l'heure, quand nous contemplions son œuvre, nous avions perdu de
vue cette impérieuse condition. 11 faut pourtant nous v soumettre :
entrons donc sous cette coupole et voyons quel effet doit y produire
le tombeau.
L'ensemble du projet, y compris la statue équt^stre, doit avoir plus
de cinquante pieds de haut; il en a pour le moif>s trente ou trente-
cinq de large à sa base, et cette base s'élève carrément à (pn'nze ou
vingt pieds du sol.
Représentez-vous une telle masse au milieu de cette rotonde qui,
toute grande qu'elle est, n'a, au-dessus de l'entablement, que
soixante-quinze pieds de diamètre, et soixante-cinq tout au plus dans^
le bas, au pied des colonnes. Ainsi la moitié au moins du vide de
l'édifice se trouvera remplie par le tombeau. Et ou se pincera le spec-
tateur? Comment se reculera-t-il assez loin pour saisir l'ensemble de
la pyramide, depuis sa base jusqu'à la statue? Si les quatre petites
nefs qui aboutissent à l;i rotonde se prolongeaient davantage , on
pourrait, en s'enfonçant jusqu'à leur extrémité, trouver un poiid de
vue convenable; mais on sait combien elles sont courtes : à peine ont-
elles dix ou douze mètres de profondeur. Faudra-t-il donc pénétrer
dans l'église, et, les yeux toursés vers l'autel, chercher, à travers
les chandeliers et les ornemens sacrés qui le surmontent, la statue
équestre et le sommet du moimment? Mais comment tolérer, sans
une sorte de profanation, qu'un homme domine ainsi l'autel et le
tabernacle, qu'il devienne le maître apparent du temple saint, et
qu'en voulant lui faire honneur, on se méprenne à le déifier?
49.
776 REVUE DES DEUX MONDES.
Évidemment, si c'est seulement de l'intérieur de l'église qu'on
peut voir à son plan cet immense tombeau, il faut y renoncer. Aban-
donnons à l'artiste le dôme, qui est un édifice à part, où les saints
mystères ne sont pas célébrés, mais qu'entre le dôme et l'église un
rideau soit abaissé, et défende aux regards de cbercher au-dessus de
l'autel autre chose que Dieu.
L'effet de perspective sera donc impossible, et ce n'est qu'en levant
la tète avec effort qu'on pourra porter les yeux sur le monument. Si
du moins c'était là le seul inconvénient de sa présence en ce lieu!
Mais voyez, avec un pareil voisinage, ce que vont devenir et le dôme,
et la coupole, et les pilastres, et les colonnes, et toute cette décora-
tion calme, d'une noblesse élégante, sans éclat, sans recherche, mais
aussi sans énergie et sans fermeté? A côté de ces masses de bronze,
de granit ou de marbre, ces murailles de pierre blanche vont res-
sembler à du carton. Dans le tombeau, tout est carré; tout, sauf les
figures, n'est que lignes droites, verticales ou horizontales; dans
l'édifice, tout est adouci , tout est arrondi : quelle opposition , quel
choc, quel combat pour les yeux!
Essaiera-t-on d'introduire un peu d'harmonie, de sauver du moins
les plus fortes dissonnances en diminuant les proportions du monu-
ment? Mais pour qu'il n'écrase plus le dôme, il faut le réduire aux
dimensions des tombeaux ordinaires, et aussitôt il devient bAtard,
avorté, et presque ridicule. Un Hercule qu'on rapetisse n'est plus
qu'un nain difforme. Que vont signifier ces portes sépulcrales, si un
enfant peut seul passer dessous? et ces aigles, et ces vieillards, et cette
statue, dont la première beauté est la grandeur, qu'allez-vous en faire,
si vous leur imposez des dimensions raccourcies? Non, tout cet en-
semble n'a de signification, d'esprit et d'effet, que s'il est colossal.
Faites un autre tombeau, si vous voulez une hauteur moyenne;
mais puisque vous préférez ce monument, parce qu'il est puissant et
hardi , laissez-lui ce qui (ait sa hardiesse et sa puissance , laissez-lui
ses proportions.
On peut recourir à un autre expédient : ne rien changer à la gran-
deur du monument, mais diminuer en apparence sa hauteur en fai-
sant descendre sa base en contrebas du sol où se trouve placé le
spectateur. On sait en effet que le pavé du dôme proprement dit, par
une disposition assez heureuse du plan , est déjà de quelques pieds
plus bas que les chapelles et les petites nefs latérales. Il s'agirait de
rendre cette différence de niveau plus saillante encore en creusant le
sol dans le milieu du dôme et en i)rolongcant les escaliers circulaires.
LE TOMBEAU DE NAPOLÉON. 777
Le tombeau, placé dans le fond, ne perdrait rien de sa hauteur réelle,
mais sa grandeur relative serait diminuée de toute la profondeur de
son enfoncement; et comme la partie la plus difficile à raccorder avec
l'intérieur du dôme est le soubassement, à cause de sa grande masse
carrée et anguleuse, on sauverait une partie de la difficulté en faisant
disparaître pour ainsi dire une moitié de ce soubassement. Ce serait
d'ailleurs ajouter encore à l'effet du monument que de placer ainsi ses
fondemens dans une profondeur qui , échappant d'abord au regard ,
aurait ({uelque chose de mystérieux.
Malheureusement, quand on examine les lieux, on reconnaît que
l'emplacement n'est pas assez large pour qu'on puisse, en creusant
ainsi la partie du milieu, ménager les moyens d'y descendre facile-
ment. Il faudrait, pour conserver une pente douce, se borner à
creuser à peine de trois ou quatre pieds; ce qui serait insignifiant et
sans conséquence. Les disparates ne seraient pas moins choquantes;
l'effet serait doublement manqué.
Du moment qu'on ne peut pas diminuer les proportions du tom-
beau sans en altérer le caractère; du moment qu'on ne peut pas
le faire descendre assez bas pour déguiser une partie de sa hauteur,
l'artiste va probablement nous dire : Laissez-moi changer quelque
chose à l'intérieur du dôme ; laissez-moi faire disparaître ce qui est
en si grand désaccord avec mon monument. Je doimerai à ces parois
une apparence plus solide, plus robuste, en les couvrant d'un enduit
ou d'un stuc, en changeant leur couleur trop claire, en enlevant sans
pitié tous ces ornemens d'un goût indécis, semés çà et là sur les
murs; en un mot, je referai le dôme, je le transformerai, je l'appro-
prierai à mon tombeau.
?s'ous protestions tout à l'heure contre un projet de profanation
envers l'autel ; serons-nous plus tolérant pour cette autre espèce de
profanation? Non; les monumens aussi sont chose sacrée, et surtout
lesmonumens qui, comme le dôme des Invalides, sont les représen-
tans d'une grande et glorieuse époque. Cette coupole n'est-elle pas le
chef-d'œuvre d'un homme qui fut de son vivant non-seulement le
premier architecte du roi, mais le premier architecte de France? Et
quelle que soit l'opinion qu'on professe pour ce genre d'architecture,
peut-on ne pas reconnaître dans ce grand édilice une légèreté , une
élégance pleine de noblesse et de majesté? N'espérez pas qu'on per-
mette aujourd'hui à qui que ce soit, môme au nom de Napoléon , de
porter une main profane sur l'œuvre de Mansart et de Louis XIV.
Le gouvernement ordonne tous les jours à ses agens, d'un bout de
la France à l'autre, de respecter les œuvres d'art que nous ont lais-
778 REVUE DES DEUX MONDES.
sées nos pères ; il proclame le principe de la conservation des moin-
dres moniimens historiquos, il défend non-seulement qu'on les dé-
truise, m;iis qu'en les restaurant on altère leur style et leur caractère.
Irait-il donc, violant lui-même les ordres qu'il prescrit, changer ce
qu'il doit respecter, rajeunir ce qu'il doit laisser vieillir? Non, un tel
exemple ne sera pas donné par lui ; le dôme des Invalides, au dedans
aussi bien qu'au dehors, restera tel qu'il est, tel que le temps et san
auteur l'ont légué à notre époque.
M:iis alors que faire?
Tout autre tomheau qu'un tombeau colossal nous semble mesquin
et partant impossible.
Tout tombeau colossal placé dans l'intérieur de ce dôme l'écrase et
en est écrasé.
Toute tentative de changer la décoration du dôme pour le mettre
en harmonie avec le tombeau est déclarée profane et inadmissible.
Comment sortir de toutes ces impossibilités?
Le moyen est bien simple : il faut sortir du dôme.
Et, en effet, ce n'est pas sous des voûtes, quelque élevées qu'elles
soient, ce n'est pas dans l'enceinte d'un édifice, quelle que soit sa
grandeur, qu'il vous sera donné d'élever le monument qu'on attend
de vous. Ce qu'il faut à votre héros, ce n'est pas une tombe dans une
chapelle; c'est un tombeau qui soit sa chapelle à lui-même, c'est un
éditioe conçu, bâti, décoré pour lui, pour lui seul, et qu'il remplisse
tout entier.
].es cendres de Charlemagne sous la coupole d'Aix-la-Chapelle
n'avaient besoin que d'une pierre et d'un caveau : le cénotaphe,
c'était l'église elle-même; Charlemagne l'avait bâtie.
Mais à Rome sous les Césars, mais dans l'Asie antique, quel mo-
narque, quel guerrier illustre reçut jamais les honneurs funèbres dans
une demeure qui ne lui fût pas spécialement consacrée? La sépul-
ture de tout homme puissant était un édifice plus ou moins vaste,
quelquefois immense. Aussi nos tombeaux modernes, même les plus
riches et les plus grandioses, sont-ils des jouets d'enfant à côté des
mausolées de l'antiquité. Sans parler de ces tinnulus que les âges
héroïques et les premiers siècles des civilisations naissantes ont laissés
sur le sol, ouvrages grossiers, mais gigantesques, qui souvent se
confondent avec ceux de la nature , nous n'avons qu'à porter les yeux
sur les bords du Nil pour nous faire une idée des grandes sépultures
antiques. Les pyramides, ces énormes tumuius de pierre, étaient des
tombeaux ou plutôt des palais funèbres. Les labyrinthes , ces im-
menses et fabuleuses constructions, étaient aussi des tombeaux. Les
LE TOMBEAU DE NAPOLÉON. 779
historiens, en décrivant les sépultures des rois d'Asie, celle de Mau-
sole à Halicarnasse , celle d'Alyates, le père de Crésus, nous parlent
de dimensions tellement extraordinaires, qu'on ne pourrait y croire,
si les pyramides d'Egypte n'étaient pas là pour rendre tout vraisem-
blable. En Italie, long-temps avant la grandeur de Rome, nous
voyons un roi d'Étrurie, Porsenna, se bâtir un tombeau dont le sou-
bassement renfermait un labyrinthe aussi grand que celui de Crète,
et dont les étages supérieurs étaient surmontés de je ne sais combien
de pyramides plus élevées les unes que les autres. A Rome, enfin,
les tombeaux des empereurs n'étaient-ils pas de véritables forteresses,
des tours énormes, témoins cette grande masse du château Saint-
Ange, qui n'est que l'ancienne base du mausolée d'Adrien, et cette
autre vaste construction circulaire non loin de Porto Ripella, qu'on
nomme le tombeau d'Auguste? Au-dessus de ces piédestaux im-
menses s'élevaient une succession de terrasses, et sur chacune de ces
terrasses des jarcHns, des colonnades, des statues, puis entin, au
sommet de cette masse pyramidale, le quadrige de l'empereur. Tel
était aussi le fameux Septiz-omum , énorme construction à sept étages,
ainsi que l'indique son nom , que Septime-Sévère consacra de son
vivant à sa propre mémoire.
Et ce n'étaient pas seulement les empereurs qui faisaient de leurs
tombeaux des édifices; on voyait les simples citoyens se bâtir à l'envi
des maisons mortuaires aussi belles, aussi grandes que les palais
qu'ils habitaient. La plupart étaient placés entre les bords du Tibre
et la voie Flaminienne. Aussi le voyageur qui entrait par la porte du
Peuple s'étonnait de trouver Rome déserte et silencieuse; il parcourait
de longues rues bordées de splendides monumens; il se croyait dans
Rome, dans la ville des vivans, il n'était encore que dans celle des
morts. N'est-il pas étrange que dans tout ce quartier on ne trouve
aujourd'hui d'autre trace de ces grands tombeaux que le soubassement
de celui d'Auguste? Mais, hors la ville, le sépulcre d'Albano, celui de
la famiUePlautia, près de Tivoli, l'admirable tour de CeciliaMetella,
et dans l'Intérieur des remparts cette pyramide de Caïus Cestius, si
finement décorée au dedans, si belle et si imposante au dehors, nous
apprennent, mieux encore que Pline et tous les historiens, œ que
devaient être chez les Romains les sépultures des familles, même
plébéiennes. Il n'y eut pas jusqu'au barbier d'Auguste, Licinius, qui se
fit construire un tombeau magnifique. On connaît le distitpie de
Varron :
Marmoreo Licinius tuniulo jacet...
78U REVUE DES DEUX MONDES.
Il est uai (juc Varron ajoute :
AtCatoparvo,
Pompeïus nullo, quis putet esse Deos ?
Faut-il conclure de cette épigramme qu'avant qu'il y eut des empe-
reurs, le luxe et surtout la grandeur des sépultures étaient inconnus?
Mais le tombeau de Cecilia Metella , ce mausolée, plus robuste, plus
imposant qu'un donjon de citadelle, n'indique-t-il pas, par ses profds
si fermes, par son ornementation chaste et sévère, qu'il appartient à
une époque antérieure à Auguste? Et enfin, si je ne craignais de
m'engager, sans y prendre garde , dans une véritable digression , ne
trouverais-je pas un argumciit sans réplique dans cette découverte si
curieuse ({u'on a laite récemment au pied de la porte Claudia, ce
tombeau d'un boulanger et de sa femme, construction authentiquement
et incontestablement n'publicaine, voire même d'une époque assez
reculée, et qui, pur l'importaiice de ses dimensioiis, par la grandeur
des matériaux , par les statues dont elle était surmontée et par les
charmans bas-reliefs qui la décoraient, ferait pâlir tous les cénotaphes
de nos patriciens les plus fastueux?
Certes, quand nous citons les pompeuses folies de l'Orient et de
Rome, nous ne prétendons pas les donner pour exemple. Il ne s'agit
pas de parodier ces dimensions démesurées, ce luxe extravagant;
mais n'y a-t-il pas dans cette manière de concevoir les sépultures
quelque chose dont nous puissions profiter? Si jamais il fut une oc-
casion de nous affranchir une fois des liabitudes toutes modernes qui
nous dominent , de voir dans un tombeau autre chose qu'une dépen-
dance, un accessoire, je dirais presque un meuble d'église, d'en
faire une construction architecturale, isolée, indépendante, un édi-
fice mortuaire, c'est le jour où un grand peuple bâtit la dernière de-
meure de l'homme qui, tout en lui faisant tant de mal, lui a légué
un si mc! vi'illeux héritage de gloire.
Je me hasarde à le prédire, si l'on persiste à faire construire pour
Napoléon un tombeau renfermé, enveloppé dans d'autres murailles,
si une autre voûte que le ciel doit abriter ce monument, il y a mille
chaiices pour qu'il ne soit pas digne de sa destination.
Et si, comme je l'espère, c'est au projet de M. IMarochetti que la
préférence» est donnée, il doit être démontré, ce nous semble, par
tout ce qui précède, que, dans l'intérêt de ce projet, aussi bien que
pour le salut du dôme de Mansart, il faut à tout prix qu'on permette
à i'artiste de choisir un autre emplacement.
LE TOMBEAU DE XAPOLÉON. 781
Quelques personnes proposeraient de ne pas sortir de l'Hôtel des
Invalides, et de placer le tombeau au milieu de la grande cour à ar-
cades. Nous ne pensons pas que cette idée puisse être adoptée. Un
tel lieu n'est ni assez retiré, ni assez solitaire pour recevoir un tombeau :
ajoutons que cette cour est aussi un chef-d'œuvre dans son genre , et
qu'élever une si grande masse au milieu de ses quatre façades ce serait
en changer complètement l'effet. Ne troublons pas cette belle et sé-
vère harmonie, laissons l'œil suivre librement ces longues séries
d'arcades, et pénétrer sans obstacles dans les galeries de ce cloître
guerrier.
Pour nous , il est un autre emplacement , qui nous semblerait
mieux choisi : c'est un lieu prédestiné en quelque sorte à recueillir
cette dépouille mortelle de Napoléon, et plus d'une fois, long-temps
avant qu'il fût question du retour de ses cendres, nous y avions rêvé
son tombeau. Je veux parler de cette place où lui-même avait jeté
les fondemens du palais du roi de Rome. Ce terrain, par sa gran-
deur, par son élévation, par son isolement, semble fait à dessein
pour un tel monument. Je n'ajouterais au projet de M. Marochetti
qu'un large et grand soubassement placé sur le haut de la colline,
et auquel on parviendrait par les deux rampes actuelles. Ces rampes,
revêtues de murs de terrasses, prendraient elles-mêmes un caractère
monumental. Au-dessus du grand soubassement, je placerais, à la
manière antique, un triple rang d'arbres toujours verts, et c'est au-
dessus de cette masse de verdure épaisse et sombre que se détache-
rait sur le ciel la silhouette pyramidale du monument, si heureuse-
ment accidentée par les quatre figures assises aux quatre angles , si
hardiment couronnée par la statue équestre.
C'est là que Napoléon voulait élever la demeure de sa dynastie
naissante, c'est là que sa dynastie éteinte serait ensevelie avec lui. Il
dominerait ce nouveau Paris dont il fut pour ainsi dire le créateur, ces
rives de la Seine qu'il voulait couvrir d'une longue ligne de palais;
à ses pieds, sous son regard, s'étendrait le Champ-de-Mars : le spec-
tacle des manœuvres réjouirait encore son ombre, et quand vers le
matin nos jeunes soldats viendraient s'exercer aux fatigues du métier
des armes , ils verraient au-dessus de leur tête cette grande figure
s'éclairer des rayons du soleil levant, comme un phare lumineux
placé là pour leur montrer le chemin des combats et de la victoire.
L. VlTET.
POLITIQUE EXTÉRIEURE
L'ESPAGNE.
La situation de l'Espagne est toujours critique. iVous avons la ferme
confiance que la monarchie constitutionnelle finira par l'emporter,
mais il n'est pas douteux que cette monarchie ne passe en ce moment
par une crise redoutable : l'admirable fermeté, l'habileté politique de
la reine Christine, sont plus que jamais n'cessaires pour la défense
des droits de sa fille, menacés à la fois par les conspirations des
sociétés secrètes et par les violences du despotisme militaire.
L'issue des évènemens de Barcelone (*st d'un bon augure. Ces évè-
nemens, si menaçans à leur début, ont fini par tourner à la mysti-
fication de leurs auteurs. L'homme que les factieux des clubs et les
séditieux de l'armée avaient choisi, d'un commun accord, pour en
faire l'instrument de leurs desseins, Espartero, s'est arrêté à moitié
chemin. Après avoir consenti à marcher à la tète d'une émeute fac-
tice, dans la nuit du 19 juillet, le duc de la Victoire s'est renfermé
chez lui, et a refusé obstinément de pousser plus loin son triste
avantîige. Il a fait plus, comme on sait; il a mis la ville de Barcelone
en état de siège, et r primé lui-même les tumultes populaires qu'il
avait permis d'exciter.
Cette conduite inattendue a dérangé tous les projets des exaltés. Un
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 783
ministère avait été formé le 20, sous la dictée d'Espartero. Dans ce
ministère se trouvaient deux hommes appartenant au parti exalté
proprement dit, jkîM. Gonzalès et Sancho. Ce dernier surtout, connu
par ses rapports avec les sociétés secrètes, aurait pu donner quelque
suite à l'impulsion révolutionnaire imprimée par les scènes de Barce-
lone. Mais, averti à temps des hésitations d'Espartero, M. Sancho a
refusé, et de ce refus a daté le mouvement rétrograde qui a mis en
quelque sorte au néant le grand triomphe remporté à Barcelone par
l'ayuntamiento et le généraiissime, sur une femme sans défense, la
reine, et sur un vieillard de quatre-vingts ans, M. Perez de Castro.
Plus entreprenant ou mohis instruit que M. Sancho, M. Gonzalès
n'a pas abandonné la partie aussi vite que son collègue. Il s'est rendu
à Barcelone, et là, il a présenta son programme à la reine. Ce pro-
gramme n'était autre que ce qu'avait demandé Espartero dans ses
fameuses entrevues de Lerida et d'Esparmguerra : révocation de la
sanction donnée à la loi sur les ayuntamientos, dissolution des cortès
et destitution des employés nommés par le dernier ministère. La
reine, qui n'avait pas cédé au comte-duc à la tête de son armée et
des émeutiers de Barcelone, n'a eu garde de céder à un ministère
déjà désorganisé par la retraite du plus important de ses membres;
elle a refusé, et M. Gonzalès, complètement abandonné par Espar-
tero, a été forcé de donner, lui aussi, sa démission.
Nous n'en avons pas fini avec les démissions des ministres dans ces
bizarres évènemens. Le ministère eiitier s'était retiré avec son pré-
sident; mais les ministres n'étaient pas au bas de l'escaher du palais,
que la reine a fait rappeler don N alentin Ferraz, qui faisait partie du
cabinet démissionnaire comme ministre de la guerre. Sa majesté lui
a oflèrt de garder son portefeuille en prenant la présidence, et don
Valentin Ferraz a accejité, et avec lui les autres ministres, à l'excep-
tion de M. Gonzalès Quant au programme, il a été mis de côté; il a
été convenu seulement que l'article de la loi sur les ayuntamientos,
qui donne à la reine la nomination des alcades, serait dé.éri' de nou-
veau aux cortès.
Ce qu'il y a eu de plus curieux dans ce revirement ministériel , c'est
que le nouveau président, don Valentin Ferraz, est «ywrwtAo comme
Espartero, et comme tel ami intime du généraUssime. Le comte-duc
prêtait donc les mains à cette combinaison, dont la première condi-
tion était l'abandon de tout ce qu'il avait demandé jusqu'alors. La
stupéfaction a été générale dans toute l'Espagne, quand cette in-
croyable nouvelle a été connue. Déjà la première composition (!u
7-84 REVUE DES DEUX MONDES.
ministère avait étonné, car, à part MM. Gonzalès et Sancho, les autres
ministres désignés par Espartero étaient des hommes sans significa-
tion politique; mais ce nouveau pas en arrière passait tout ce qu'on
avait pu attendre de la faiblesse et de l'irrésolution bien connues du
généralissime.
Cependant la reine, toute désarmée qu'elle était en présence de
l'armée et de la municipalité, avait repris d'elle-même, avec un cou-
rage qui contraste avec les timidités du duc de la Victoire, le libre
exercice de son autorité. A la première nouvelle de l'attentat du
19 juillet, le général O'Donnell, commandant l'armée du centre,
avait envoyé sa démission, pour protester contre la violence dont le
chef de l'armée s'était rendu complice. La reine lui a renvoyé sa dé-
mission, en y joignant le grand cordon de Charles III. Elle a fait
plus, elle a envoyé le cordon de son ordre à W"' Ferez de Castro,
femme du ministre que l'émeute avait déposé après avoir voulu l'as-
sassiner, et elle a distribué également des récompenses à l'équipage
de la frégate Cartes, qui avait reçu à son bord le comte de Cléonard,
ministre de la guerre, poursuivi par les furieux de l'ayuntamiento et
de l'état-major.
Espartero a assisté impassible à ces protestations si claires contre
les actes coupables qu'il avait encouragés. 11 n'a pas empêché davan-
tage le général Diego Léon , comte de Belascoain , dont le dévoue-
ment à l'autorité royale n'est pas douteux , d'entrer à Barcelone avec
la division de la garde, et d'amener ainsi h la reine des défenseurs
pour le cas d'agressions nouvelles. Enfin , quand la reine a manifesté
l'intention de quitter Barcelone, il ne s'est pas non plus opposé à ce
départ, qui délivrait sa prisonnière. 11 était dès-lors complètement
rentré dans le rôle passif qu'il affectionne par tempérament et par
système, et dont il n'est sorti un jour si malheureusement que parce
qu'il y a été entraîné presque sans s'en douter.
11 n'est intervenu dans le ministère nouveau que pour un fait qui
n'a rien de politique. A peine ce ministère a-t-il été constitué, que le
généralissime, revenant à ses anciennes habitudes, a brusquement
demandé, pour les besoins de l'armée, au ministre des finances, don
José Ferraz, douze millions de réaux pour le lendemain, et cinquante-
trois millions à des termes très rapprochés. On sait que le gouverne-
ment n'a été long-temps pour Espartero, et il voudrait en être encore
là, qu'un fournisseur secondaire , qu'il gourmandait sans cesse, et
qui devait se prêter sans murmurer à ses plus excessives exigences.
M. Ferraz a été tellement troublé des façons d'agir du généralissime,
POLITIQUE EXTÉRIEURE. T8o
surtout en présence de la situation actuelle des finances espagnoles,
qu'il a eu une attaque d'apoplexie, et qu'il a donné sa démission.
C'était la troisième en quinze jours.
MM. Gonzalès et Sancho avaient été déjà remplacés, comme on
avait pu , le premier par M. Silvela, qui était à !a Corosne , le second
par M. Cabello. qui était à Madrid ; M. Ferraz a été remplacé de même
par M. Ségalès, directeur des rentes, qui était également à Madrid.
Tous ces choix, faits sans le consentement des intéressés, n'avaient
évidemment aucune valeur. On n'a pu encore savoir quelles sont les
intentions de MM. Silvela et Ségalès; quant à M. Cabello. il a accepté,
mais ce n'a pas été pour long-temps. li était écrit que ce ministère,
€nfant équivoque des premières irrésolutions d'Espartero , n'aurait
rien de viable, et qu'il ne pourrait faire un pas sans tomber en disso-
lution.
C'est au milieu de ces avortemens que le prince de Saxe-Cobourg
est arrivé à Barcelone. Les journaux ont parlé de la réception qui lui
avait été faite, mais cette réception, si nous en croyons des rensei-
gneraens particuliers , n'a eu rien qui ait dû le flatter. Il y avait à
Barcelone, quand il y est venu, trois autorités distinctes, la reine,
la municipalité, l'état-major, toutes trois mécontentes. La reine se
renfermait dans son palais ou allait pêcher en mer; Espartero bou-
dait et no sortait de son lit que pour passer des revues: la municipa-
lité, désabusée de ses espérances, affectait de ne se mêler de rien.
C'est à peine si le prince a trouvé de quoi se loger et s'il a pu parler
à la reine. Il est parti, dit-on, fort peu satisfait de ce sinculier pays.
S'il a jamais pensé a un mariage, comme on l'a dit, il est peu pro-
bable qu'il y pense encore.
Ce marasme général de Barcelone n'a pu même être altéré par la
nouvelle que la reine se préparait à quitter cette ville. Une sourde
agitation s'est répandue d'abord dans le public ; les exaltés , frémis-
sant à la pensée de laisser échapper cette femme qu'ils avaient déjà
vaincue une fois , ont pensé un moment a soulever encore contre
elle la clameur de la sédition ; mais tous ces complots sont venus
mourir aux pieds de l'immobile Espartero. Le généralissime se sen-
tait blessé de la froideur que lui montrait la reine, et il n'avait pas le
courage de rompre avec elle plus ouvertement. Il lui tardait donc
d'en finir avec cette situation pénible et embarrassée, et au lieu de
craindre l'éloignement de la reine, il le voyait avec un plaisir secret.
La reine est donc partie le 22 août, un mois et quelques jours
après révènement du 19 juillet. Elle avait annoncé son départ pour
786 HEVDE DES DEUX MONDES.
le !2i ; mais le bateau à vapeur qui devait la transporter étant arrivé
le -li au soir, elle a voulu s'embarquer dès le lendemain matin, tant
elle avait Iiàte de sortir de Siarcelone. Du reste, elle a pu tout dis-
poser à son gré pour son voyage; elle a pu se diriger d'abord sur
Valence, où l'atteiulait O'JJoiinell à la tête de l'armée (idèle du centre;
elle a pu donner l'ordre au comte de Belasccain de se porter direc-
tement sur Madrid à la tête de sa division de la garde, et de l'y attendre.
Trop vain pour reconnaître sa faute et solliciter son pardon, trop
faible et trop combattu pour oser davantage, Espartero a laissé faire
tous ces préparatifs, qui étaient évidemment dirigés contre lui; il a
accompagné la reine jusqu'à son bâtiment, et n'a nullement insisté
pour partir avec elle, quoiqu'il en eût été question précédemment.
Voilà donc cet épisode de Barcelone terminé. La reine et Espartero
sont séparés; une nouvelle période commence. Déjà quelques faits
peuvent indiquer le caractère de veux qui suivront probablement.
La reine est arrivée à Valence le 23; elle a été reçue avec accla-
mations par O'Donnell et son armée. Le télégraphe vient d';mnoncer
que la partie modérée de la population avait voulu donner une
sérénade à leurs majestés, mais que les exalt('s de Valence avaient
menacé de s'y opposer par la force. Les ministres nommés par Espar-
tero se sont rassemblés alors et ont décidé que la st'rénade n'aurait
pas lieu. Ds ont de plus demandé à la reine d'être autorisés à annon-
cer que la loi des ayuntamientos ne serait pas exécutée jusqu'à ce
qu'il en soit déféré à de nouvelles cortès. La reine a refusé, comme
ils devaient s'y attendre, et le ministère a donné sa démission pour
la quatrième fois. Mais cette fois sera sans doute la dernière; les mi-
nistres ont vu que leur situation ne serait pas long-temps tenable,
et ils n'ont dû fiiire leur dernière proposition que pour avoir un
prétexte de retraite, car cette proposition est coiUraire au programme
qu'ils avaient eux-mêmes arrêté avec la reine lors de la dernière
reconstitution du cabinet.
Le ministère formé par Espartero s'est donc dissous de lui-même
après un mois entier de l'enfantement le plus laborieux, dès qu'il n'a
plus été sous la protection de l'épée du généralissime. Ce dernier
trait manquait à la ridicule équipée de Barcelone. C'est sans doute
la présence d'O'Donnell quia défait ce qu'avait lait le duc de la Vic-
toire. Il est probable en effet que le jeune général de l'arm e du
centre, loyal comme il est, dit-on, aura vu avec peu de sympathie
ces ministres se rassembler pour décider qu'une libre manifestation
de l'amour des Valenciens pour leur souveraine n'aurait pas lieu,
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 78T
parce que l'émeute s'y opposait. Une concession à l'émeute avait
élevé ce cabinet; une concession à l'émeute l'a renvers.'\
Que va-t-il arriver maintenant? Nul ne peut le dire; mais nous
avons jjon espoir dans la cause de l'ordre. Jamais dans aucun pays un
parti politique n'a plus radicalement montré son impuissance que le
parti exalté espagnol dans ces derniers évènemens. Ce parti a eu pour
lui la fortune, qui lui a livré la reine dJsarmée; il a eu à la fois, chose
sans exemple, la puissance des idées révolutionnaires et celle des
souvenirs les plus antiques et les plus chers du pays, les souvenirs
des libertés locales; il a eu toutes les municipalités de l'Espagne,
dont la loi nouvelle doit détruire l'intluence: il a eu enfui, outre ses
armes ordinaires, les sociétés secrètes et les journaux, un généralis-
sime à la tête de son armée victorieuse et en possession du pouvoir
le plus absolu que jamais homme ait exercé; et, malgré ces moyens
formidables, irrésistibles, malgré ce concours des circonstances et des
hommes, il a échoué. 11 a sufti de l'inflexible résistance d'une femme
pour venir à bout de toutes ces forces combinées.
C'est que l'ascendant moral de la royauté est toujours immense
en Espagne, quoi qu'on en dise. La royauté a été souvent humiliée,
souvent vaincue dans ces derruères années; mais elle s'est toujours
relevée par sa propre force , et elle a survécu à tous ses vainqueurs
d'un jour. Tout n'est pas perdu dans un pays quand il lui reste encore
un pareil levier. L'Espagne a toujours ses deux vieilles croyances,
elle est monarchique et catholique; seulement , elle aspire à dégager
ces deux grands principes de leurs propres excès, et à les concilier
avec les besoins des sociét's modernes. Le problème est loin d'être
insoluble; il faut espérer qu'il sera résolu. Ce qui permet de le croire,
c'est la double victoire que la royauté constitutionnelle vient de rem-
porter, l'une sur l'absolutisme personnifié dans don Carlos, l'autre
sur l'esprit révolutionnaire un moment représenté par Espartero.
Nous disons qu'il y a eu victoire, quoique la lutte dure encore. Tl
nous semble, en effet, que les plus terribles épreuves viennent d'être
subies, et qu'il ne peut plus se représenter de situation semblable à
celle dont nous venons d'être les témoins. La reine délivrée va pro-
bablement appeler aux affaires un ministère modéré. Ce ministère
aurait sans doute de grandes difficultés à vaincre; mais, appuyé sur la
majorité des deux chambres, soutenu par la royauté, défendu par
une partie de l'armée, il aurait aussi entre les mains de puissans
moyens de gouvernement. L'expérience de Barcelone doit avoir dis- '
sipé bien des illusions d'un côté, et fait cesser bien dès tâtonnemens
788 REVCE DES DEUX MONDES.
de l'autre. S'il y a dans le parti modéré espagnol quelque puissance,
({uelque vie, quelque chance d'avenir, voici le moment venu de se
montrer et de prendre fermement les rênes. L'occasion est décisive.
Craindrait-on quelque résistance dangereuse de la part des muni-
( ipalités? Mais cette résistance doit être bien ébranlée par ce qui est
arrivé à la municipalité de Barcelone. Dans la première ivresse du
succès, l'ayuntamicnto de Madrid avait délibéré sur la réception qui
serait laite à Espartero, quand il rentrerait dans la capitale traînant
après lui la reine asservie. Il avait été décidé qu'on prendrait pour
modèle ce (^ui eut lieu pour l'entrée de (Jiarles-Quint emmenant
François I" prisonnier. L'allusion était claire et facile à saisir; mais
quand on a su que la reine arrivait seule, et cjLie Diego Léon et
O'Donnell nnuplaceraient Espartero, il a bien fallu changer de pro-
gramme. Il est arrivé en même temps que le capitaine-général de
Madrid a défendu à l'ayuntamicnto d'agiter la population par des ma-
nifestations publiques, et il paraît que l'ayuntamiento s'est montré
disposé à se soumettre.
Toute la question est dans l'armée, dans la force publique qui doit
faire respecter l'autorité. Or il est certain que, dans les chefs de cette
armée, il en est plusieurs, et des plus braves, des plus aimés du soldat,
(lui brûlent de prouver leur fidélité à leur devoir. Ce serait une grande
faute pour les modérés que de songer à licencier une partie de l'armée.
Ce que les officiers craignent surtout , c'est la perte de leur grade et
de leur solde; c'est en les effrayant sur leur avenir que les fiiutcurs de
désordre peuvent les entraîner. Oue le gouvernement déclare qu'il
conservera l'armée sur son pied actuel, et l'armée suivra le drapeau.
Quiconque porte une épée est naturellement ami de l'ordre et attaché
à son serment. Il faut que le besoin parle bien haut pour que le soldat
n'entende pas avant tout la voix de l'honneur.
Et qu'on ne dise pas que l'entretien de l'armée telle qu'elle est
coûtera trop cher. Ce qui établit dans un pays le règne des lois ne
saurait être cher. Si la force publique est insuffisante, si des émeutes
périodiques continuent à troubler les villes, si des bandes impunies
parcourent les campagnes, le recouvrement régulier des impôts de-
meurera impossible, et l'Espagne s'enfoncera de plus en plus dans le
gouffre de la banqueroute. Si au contraire l'armée est assez nom-
breuse pour garantir la sécurité sur tous les points du territoire, si le
gouvernement est durable et obéi, si les désordres sont réprimés, si
les propriétés sont protégées, alors le sol admirable de la Péninsule
produira de nouveau des trésors, et l'agriculture, l'industrie, le corn-
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 780
merce, fourniront bien au-delà de ce qui sera nécessaire pour payer
leurs défenseurs. C'est l'absence d'une armée qui serait coûteuse, et
non la conservation de celle qui existe.
Les exaltés prétendent que l'intention des modérés est de faire un
coup d'état, d'abroger par ordonnance la constitution de 1837, et de
revenir au régime du bon plaisir. Cette accusation est absurde. A
quoi bon la suppression de la constitution pour un parti qui est maîtr»^,
de la presque unanimité des deux cbambres? Pourquoi se priverait-tl
de gaieté de cœur de la force ({ue donne à un gouvernement radiiésion
certaine des représentans du pays? La loi sur les ayunlamientos, par
exemple, n'est-elle pas plus puissante pour avoir été librement votée
par des assemblées librement élues, que si elle émanait uniquement
de la royauté? Ceux-là seuls font des coups d'état qui trouvent de
la résistance dans les pouvoirs «onstitués ; mais on ne fait pas de
coups d'état contre soi-même, on ne prend pas par la violence et
l'illégalité ce qu'on est sur de se donner légalement et paisiblement.
Sans doute les modérés veulent se servir de leur majorité dans
les chambres et dans la nation pour réparer par des lois nouvelles les
maux (jue des révolutions de caserne et des émeutes soldées ont faits
à l'Espagne; mais ils sont dans leur droit, dans leur droit incon-
testable, et il n'y a que la force matérielle qui puisse les en empê-
cher. Ils ont malheureusement manqué jusqu'ici de l'énergie qui au-
rait facilement triomphé des faibles élémens de désordre qu'ils avaient
à combattre; mais si cette énergie leur est venue, il n'y a rien à dire.
Les lois sont sauvées et non compromises, s'ils sont les plus forts. Ce
sont les exaltés qui ont toujours procédé par les voies extra-légales;
les modérés ont respecté les formes jusqu'à l'excès; ils ont obéi jus-
qu'à des constitutions imposées à l'Espagne par un sergent ivre (jui
ne savait pas de quoi il parlait.
Les progrès que les idées modérées ont faits depuis se])t ans sont
immenses. La plupart des hommes éminens qui ont appartenu au
parti progressiste, sont maintenant du parti modéré. Tout le monde
sait quel changement radical la pratique des affaires a opéré che/.
M. Isturitz. M. Mendizabal lui-même est presque complètement re-
venu de ses anciennes erreurs. Ce qui a fait avorter la révolution com-
mencée à Barcelone, c'est moins encore le désistement subit d'Es-
partero que le peu de foi de tous les hommes de quelque valeur dans
les idées progressistes. Pour trouver un véritable ministère exalté, il
aurait fallu fouiller dans les clubs et dans les bullangeros. Il n'y a plus
d'exaltés que là. Les modérés triompheront sans peine de ce qui ets
TOME XXIII. — SUPPLÉMENT. ôO
790 REVUE DES DEUX MONDES.
reste , le jour où ils le voudront sérieusement , et en vérité ils seraient
inexcusables de ne pas le vouloir dès aujourd'hui.
Reste un obstacle, un seul: c'est Espartoro. Encore n'est-il pas
bien sûr que ce soit véritablement un obstacle. Le généralissime a dû
faire beaucoup de réflexions depuis son incartade de li ircelone. Son
attitude montre qu'il s'est repenti, bien qu'il ne veuille pas en con-
venir. On parle beaucoup moins depuis quelque temps du fameux
Linage. Le bruit s'était même répandu qu'il avait été nommé à un
commandement qui l'éloignait du quartier-général. Ce bruit n'a pas
et ; confirmé officiellement ; mais qu'il soit Fondé ou non , il n'est pas
moins l'indice d'une situation nouvelle pour lui. Son ascendant paraît
avoir baiss'- ; celui de la duchesse de la Victoire s'est accru. Il se
pourrait à la rigueur qu'Espartero rentrât dans le devoir et reprît le
rôle qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Disons pourtant avec franciiise que nous ne l'espérons pas. H ne
faut pas se faire illusion. Il y aura toujours chez Espartero un terrible
argument contre la soumission, c'est l'orgueil. Des adresses de mu-
nicipalités lui arrivent encore de tous les côtés; le cri de rire hspar-
terof retentit encore sur bien des points plus haut que le cri de vive
la reine/ Bientôt va arriver l'anniversaire de la convention de Ber-
gara. Les couronnes d'or vont pleuv(»ir à son quartier-général. Bien
qu'il ait trompé toutes les espérances des exaltés, ils ne cesseront pas
de l'entourer, car il est leur dernier espoir. Les commissaires anglais se
multiplient depuis quelque temps autour de lui (1). Il s'entendra dire
tous les jours par sa camarilla, car c'est là qu'est vraiment la cama-
rilla aujourd'hui, qu'il est le plus grand homme et le plus méconnu
du siècle, et que, s'il le voulait , il serait le maître de l'Espagne. Rien
ne sera épargné en même temps pour lui rendre plusamères les atta-
ques dont il va être l'objet , et pour lui grossir les mesures qui seront
iniailliblement prises pour diminuer le pouvoir dont il jouit.
Il faudrait être doué d'une bien grande vertu pour résister à de
pareilles suggestions incessamment renouvelées. On doit d'aiileuFS
s'attendre, pourquoi ne le dirions-nous pas? à peu d'elïorts du côté
de la reine pour ramener Espartero. La reirie a dit au généralissime,
en partant de Barcelone , qu'elle ne gardait pas de rancune de la
jarana (échauffourée) du 10 juillet; mais est-il possible qu'elle n'en
conserve pas au contraire un vif ressentiment? Elle a dû être d'au-
tant plus offensée de la conduite du comte-duc, qu'elle avait plus
(t) Le culonci Wylde vient do lui apporter le j;rand cordon de l'ordre du Bain.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. T91
compté svir lui. Elle est entourée, elle aussi, de serviteurs que l'iu-
gratitude d'Espurtero a blessés profondément, et qui ne cesseront
pas de le représenter comme un traître et comme un rebelle. La
duchesse de la Victoire aviiit excité, pendant sa haute faveur, les
jalousies de toute la cour; ces Jalousies ne pardonnent pas, et elles
ont déjà tout mis on œuvre pour envelopper la duchesse dans la
disgrâce de son mari, et rompre ainsi l'unique lien qui aurait pu rap-
procher la reine d'Espartero.
Toutes les probabilités sont donc pour une lutte entre le gouver-
nement de la reine et le généralissime. Avant les évènemens de Bar-
celone, celte lutte eût été impossible; depuis ces évènemens, les
chances sont plus égales. Dans tous les cas, ce sera un terrible jeu
que celui-là, et il serait bien à désirer que l'Espagne en pût être pré-
servée; mais enfin, puiscjue tout l'annonce, il est bon de l'envisager
d'avance de sang-îroid. La victoire des exaltés n'est plus possible
maintenant que par une révolution qui supprime la royauté; ils ne
se serviront d'Espartero que dans ce but, et comme il leur a déjà
échappé une fois au dernier moment, ils prendront leurs mesures
pour s'assurer de lui ou se passer au besoin de son concours. Ce sera
donc d'une révolution qu'il s'agira si la lutte s'engage, que le générc-
hssime y consente ou non.
Espartero espère toujours se borner à faire le Walstein, et à se
créer, à coté du gouvernem;mt régulier, une sorte de principauté
mihtaire indépendante. Il ne le pourra pas long-temps. Déjà les
inspirations de son état-major lui ont fait prendre une attitude qui
a quelque chose de ridicule à force d'être audacieuse. On sait que les
révolutionnaires espagnols mêlent toujours la France dans leurs dé-
clamations contre le gouvernement de leur pays, et qu'ils aiment
à confondre dans la même répulsion le nom de la reine Christine et
celui du roi Louis-Philippe. Pétulant les évènemens de Barcelone,
Linage et les siens disaient hautement que, si le gouvernement fran-
çais faisait mine de vouloir soutenir la reine, cinquante mille Espa-
gnols paraissant sur la crête des Pyrénées , et prononçant le mot de
république, mettraient aussitôt la France en feu. Il paraît ([ue ces
belles imaginations ont gagné Espartero lui-même, car il groupe
depuis (juelque temps ses divisions sur la frontière de France, avec
une affectation qui a déjà excité quelques alarmes dans la population
des Pyrénées-Orientales.
Cette démonstration est si folle, qu'elle ne mériterait pas qu'on
en fît mention, si elle n'était l'indice de l'état d'esprit du généralis-
50.
792 REVUE DES DEUX iMONDES.
sime. Il veut faire peur à la France, pour intimider plus sûrement
la reine. Tout invincible qu'a été jusqu'ici le duc de la Victoire, cette
entreprise de sa part a lieu d'étonner; elle a (pielque rapport avec
les t.''mérités de ces héros castillans qui ont donné leur nom à la pré-
somption militaire. On raconte aussi que , lors de son dernier triomphe
sur Cabrera, il prenait plaisir à rejeter sur notre territoire les ar-
mées de don Carlos, disant qu'il était bon que ces hôtes incommodes
donnassent de l'occupation au gouvernement français. Cette étrange
hostilité s'explique parfaitement, ([uand on songe à ceux qui entourent
Espartcro : on peut en induire tout ce dont le généralissime est ca-
pable quand son orgueil est enjeu, (^elui qui déclare presque la guerre
à la France en ce moment pourra bien la déclarer plus tard à sa sou-
veraine.
Eh bien ! nous ne croyons pas au succès d'une révolution en Es-
])agne , quand même le duc de la Victoire se mettrait à la tète de
<ette révolution. Il ne manque aux modérés que du courage et de
l'ensemble; ce qui vient de se passer doit leur en donner. L'ascen-
dant personnel de la reine Christine s'est nécessairement accru par
les scènes qui auraient pu lui être fatales , et dont elle est sortie à
son avantage, à force de tact, d'intelligence et de résolution. Encore
un coup, avec l'autorité de la couronne, l'adhésion de la nation entière,
la sympathie de tous les hommes raisonnables à l'étranger, le gouver-
nement constitutionnel espagnol doit triompher d'une poignée de
factieux , et môme de cet homme faible , indécis et vain , que sa gloire
facile a enivré, et que son orgueil pousse à usurper la domination,
(piaud son bon sens lui crie de s'en abstenir.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 août 1840.
La question d'Orient, telle que la convention du 15 juillet a prétendu la
poser, est entrée dans sa seconde phase , et tout semble annoncer qu'elle ne
pourra pas atteindre la troisième.
Après avoir signé le pacte anglo-russe , après avoir résolu de se faire les
arbitres de l'Orient sans le concours et l'assentiment de la France , les signa-
taires de la convention avaient un second pointa fixer, un point qui, secon-
daire en apparence, était en réalité le point capital et le plus difficile à régler;
je veux dire l'exécution du traité, ce qu'on a appelé les inoyens coèrcitifs.
Ici encore lord Palmerston s'est laissé égarer par des rapports exagérés et
par de fausses suppositions. Il faut le dire, l'histoire de ces étranges négocia-
tions fournira plus d'une page curieuse aux annales diplomatiques de notre
époque.
Pourquoi a-t-on conçu la pensée du traité du 15 juillet? Parce que lord
Palmerston a supposé que notre cabinet poussait IMéhémet-Ali à conclure
un arrangement direct avec la Porte; parce qu'il a cru que l'offre de restituer
au sultan sa flotte avait été un conseil de jM. Thiers; parce qu'il s'est imaginé
que le gouvernement français n'ayant d'autre but que d'enlever à la confé-
rence de Londres la décision du litige, il importait de le gagner de vitesse;
enfin parce qu'en prenant au pied de la lettre les exagérations de l'esprit de
parti , il s'est persuadé que la France voulait réellement la paix à tout prix , et
qu'elle se résignerait, pour la maintenir, à ne jouer dans les affaires du monde
que le rôle du dieu d'Kpicure. Toutes ces suppositions étaient gratuites; elles
étaient même contradictoires; car un gouvernement qui voudrait la paix à
tout prix ne s'engagerait pas isolément dans des voies détournées qui peuvent
toujours aboutir au dissentiment et à la guerre.
Il était cependant bien facile de se tenir en garde contre ces vaines hypo-
thèses, facile d'apprécier à son véritable point de vue la politique de la France
dans les affaires de l'Orient.
On a supposé au cabinet français une politique toute de finesse et d'artifice.
79V REVUE DES DEUX MONDES.
On s'est trompé. C'est ainsi que se trompent souvent les hommes que le vul-
gaire qualifie d'habiles. Il est arrivé au gouvernement français ce qui arrive
aux personnes véridiques. Sans le vouloir ils induisent en erreur les esprits
méfians qui redoutent toujours le mensonge.
La politique de la France a été simple, franche, honnête. Elle a toujours
voulu une solution pacifique de la question d'Orient, et une solution qui écartât
tout empiétement d'une puissance européenne sur l'empire ottoman. Sans
doute peu importe à la France que ÏMéhémet-Ali conserve ou abandonne telle
ou telle partie du territoire qu'il occupe. S'il prenait fantaisie au |)acha de
rentrer dans la vie privée ou de rendre au sultan le gouvernement de la Syrie,
voire même celui de l'I^^gypte, la France n'y apporterait aucun obstacle. Mais
la saine politique ne se fonde pas sur de folles suppositions. En fait, Mehemet-
Ali occupe depuis long-temps ces provinces; il y est fortement établi; il n'est
pas homme à s'en dessaisir de bon gré; le gouvernement français, en tenant
compte de ces faits, des embarras de l'empire ottoman, des- antécédens du
pacha, de son habileté, de son influence en Orient, a compris que toute ten-
tative sérieuse pour arracher au pacha ses conquêtes pourrait auiener un choc
funeste à la Porte et des complications dangereuses pour la paix du monde.
La France, suivant cette politique calme, sensée, pratique, qui distingue émi-
nemment la monarchie de juillet, en a conclu qu'il fallait, dans l'intérêt de
Tempire ottoman et de l'équilibre européen, accepter les faits accomplis, et
arriver, par une sage lenteur et par rinduence morale des puissances, à un
arrangement qui , sans rien ôter de ses forces réelles à la Porte, la mît à l'abri
de toute secousse et de tout démembrement. Méconnaître la politiijue de la
France, c'est obéir à d'aveugles préventions ou à de coupables arrière-pen-
sées. La politique de la France concilie les intérêts légitimes de tout le monde,
tous les intérêts qu'on peut avouer. La politique contraire n'est qu'égoïsme,
faiblesse et colère : en effet, les vues égoï.stes de la Russie, la colère de lor<l
Palmerston et de lord Ponsonby, la faiblesse des cabinets autrichien et prus-
sien, excitées, encouragées par de fausses suppositions à l'endroit de la France,
sont les mobiles de cette monstrueuse alliance, qui, incapable de rien produire
de décisif, a cependant déjà fait beaucoup de mal par la perturbation et les
alarmes qu'elle a jetées dans les marchés du monde.
Elle ne peut rien produire de décisif, car il en est des moyens d'exécution
comme du principe même du traité ; tout reposait sur de vaines suppositions.
Les négociateurs, nous en sommes convaincus, n'ont pas osé fixer leur pensée
sur l'énormité des moyens que la résistance de JMéhémeî-Ali pourrait rendre
nécessaires; ils ne se sont pas représenté ia France surveillant d'un œil juste-
ment jaloux et l'arme au bras toute tentative violente, la France prête à jeter,
coûte (|ue coule, tout son poids dans la balance, le jour oij l'équilibre euro-
péen paraîtrait .sérieusement troublé. Non : ils ont cru, d'un côté, que l'insur-
rection de Syrie se chargerait de l'exécution de leurs arrêts, et de l'autre que
la France, à tout événement, ne ferait pas sortir un fusil de plus de se&
arsenaux.
REVUE — CHROMQUE. 795
Qu'est-il arrivé? L'insurrection de Syrie a disparu comme un nuage; la
France, la France unanime a pris à l'instant même l'attitude que sa dignité
et son intérêt lui imposaient : les suppositions de lord Palmerston et de M. de
Metternicli ont fait place à de graves réalités. lAleliémet-Ali , vainqueur de l'in-
surrection , développe ses moyens de défense et oppose aux sommations de la
Porte un refus péremptoire : la France observe et se prépare à tout événement.
Les .auteurs de la convention anglo-russe ss trouveat ainsi jetés sur une
mer où peuvent éclater de grands orages, et dont ils n'avaient pas soupçonné
les écueils. Il est impossible que la prudence ne reprenne pas son empire sur
des hommes blanchis dans les affaires, et qui ont à sauver le repos de leurs
vieux jours et l'éclat de leur renommée. A l'heure qu'il est, plus d'un diplo-
mate regrette, nous le pensons, d'avoir concouru à un acte qui n'est au fond
qu'une étourdcrie.
Il suflit, pour s'en convaincre, de lire le )nemoranduni adressé à la France
le 17 juillet. Qu'est-ce qu'une convention sur l'Orient, conclue sans la France
et se fondant sur deux suppositions que notre ambassadeur, IM. Guizot, à
l'instant même, a nettement et fortement coulredites? On prétendait que l'ar-
rangement proposé au pacha reposait sur des idées émises par le gouverne-
ment français. 11 n'en est rien. On prétendait que la France avait donné le
droit de croire que dans aucun cas elle ne s'opposerait aux mesures prises par
les puissances. La France, au contraire, jamais, à aucune époque, n'a aliéné
sa liberté d'action. M. Guizot l'a constate, et on na rien eu à lui répondre.
Loin de nous le désir, la pensée d'envenimer la querelle. S'il était en notre
pouvoir d'effacer d'un trait de plume les incidens des six dernières semaines,
et de rétablir à l'instant même entre l'Angleterre et la France, entre les deux
grandes nations constitutionnelles de l'Europe, cette union intime qui était
également utile et honorable aux deux pays, et qui seule garantissait la paix
du monde, certes nous n'hésiterions pas à le faire. Cependant qu'on nous
permette de faire remarquer au noble lord le singulier langage qu'il tient à la
France à la Un du meinorandiun. Au moment où il quitte l'alliance française
pour se jeter dans les bras de la Russie, au moment où il se propose de faire
en Orient ce que la France désapprouve, c'est à la France qu'il demande de
lui prêter son concours moral, l'appui de son inlluence ! ■ Votre influence,
nous dit-il, est toute-puissante à Alexandrie. » Ce langage est-il sérieux? S'il
ne l'était pas, la France aurait le droit de s'en plaindre. Elle est trop grande
dame pour que qui que ce soit au monde se permette avec elle l'ironie. Si ce
langage, connue nous aimons à le croire, est sérieux, il approche de la na.veté.
Quoi! la France emploierait son inlluence pour que la convention du lô juil-
let, faite sans elle et en quelque sorte contre elle, ne reste pas une lettre
morte! la France viendrait en aide à l'alliance anglo-russe! elle contribuerait
à amoindrir l'homme qu'on déteste à Saint-Pétersbourg et que poursuivent de
leur haine lord Palmerston et lord Ponsonby!
Encore une fois, libre au pacha de rendre, si bon lui semble, à la Porte
toutes ses possessions ; libre à lui de prendre peur, et de déiiientir, s'il le veut^
796 REVUE DES DEUX MONDES.
toute sa vie. La France, tant que la Porte seule agira , tant qu'elle restera seule
maîtresse du pays, n'a rien à dire. Mais, quoi qu'on fasse au nom de la conven-
tion du 15 juillet, de la convention conclue clandestinement, sans inviter
préalablement et formellement la France à la discuter et à y prendre part,
certes, le gouvernement français n'y prêtera pas son concours. Son rôle, le
minimum, pour ainsi dire, de son rôle, c'est l'observation armée. Le surplus
dépendra des évènemens, de la prudence ou de l'audace des cabinets. La poli-
tique de la France est connue : elle est désintéressée, mais digne; la France ne
demande rien, mais elle ne laissera pas impunément compromettre l'équilibre
européen. Elle aime la paix , elle en connaît et apprécie les avantages-, mais le
jour où le droit et l'honneur le lui commanderaient, elle ferait la guerre comme
la France peut la faire, et là où la France a le plus d'intérêt à la faire. Elle ne
se laisserait pas assigner un champ de bataille, elle le choisirait.
L'Europe ne l'ignore pas, et si quelques doutes lui restaient encore, s'il se
trouvait quelque part un homme trop confiant dans ses prévisions, ces doutes
et ces croyances seront dissipés, nous le pensons, par ces nobles et vives paroles,
par ces paroles si françaises et à la fois si utiles à l'Europe , qui ont été
dites en haut lieu. INous voudrions pouvoir redire tout ce qu'il y avait dans
ces paroles augustes de haute raison , de fermeté patriotique, de dignité natio-
nale. La couronne, le pays, le cabinet, sont unanimes, également fermes et
modérés, également calmes et résolus. Dès-lors toute inquiétude serait vaine,
toute agitation prématurée, ^ous pouvons envisager la question de sang-froid ,
avec toute la confiance que nous inspirent le bon droit, l'honnêteté de notre
politique, la force et les sentimens du pays, la sagesse et la résolution du
pouvoir.
En présence de ces faits, posons de nouveau la question des moyens coer-
citifs. L'insurrection de Syrie n'est plus; le pacha résiste, nous le supposons
du moins. Que fera-t-on?
Le blocus de la Syrie? L'Angleterre a toujours soutenu, relativement à l'Es-
pagne, qu'on ne pouvait pas faire accepter aux neutres le blocus des ports
d'une puissance amie. 11 n'y a pas là de blocus possible, car la Syrie est une
province de l'empire ottoman. Or, les Anglais ne peuvent pas bloquer les ports
de leur allié, et la Porte ne peut pas se bloquer elle-même. Le sultan pourrait
déclarer que par mesure de police il ferme, à toutes les nations sans excep-
tion, tel ou tel port. Dans ce cas, les forces du sultan peuvent seules inter-
venir pour faire exécuter la mesure.
Le bombardement d'Alexandrie? Indépendamment de tout ce qu'il y aurait
à dire sur la légalité, la moralité et la possibilité de cet expédient, qui réveille-
rait de tristes souvenirs, ce serait un singulier service à rendre à la Porte que
de brûler, avec la flotte égyptienne, la flotte turque, que le pacha placerait,
sans aucun doute, en première ligne. Serait-ce une preuve de la tendresse
anglo-russe pour le sultan ? Et si , comme nous le pensons, Méhémet-Ali pré-
fère quelques pertes, même un désastre à l'ignominie, quel sera le résultat de
ces efforts? quel profit en retirera le sultan? La lutte sera longue et acharnée,
REVUE — CHRONIQUE. 797
et, comme l'a dit M. Guizot avec cette netteté d'expression qui le caractérise,
la paix du monde sera livrée aux incidens et aux subalternes.
Le blocus, le bombardement! mais si le pacha irrité, fatigué, se résout à
jouer le tout pour le tout et donne à Ibrahim Tordre de franchir le Taurus, s'il
sollicite le fanatisme musulman et couvre le territoire de l'empire de révoltes
et d'insurrections, que feront les vaisseaux de la Grande-Bretagne? Hélas!
ils iront prendre des cargaisons de R.usses pour les porter en Egypte, en
Syrie, quesais-je? En même temps une armée moscovite marchera sur Con-
stantinople.
« Cela n'arrivera pas. » Il faut l'espérer; mais cela peut arriver, grâce à
votre traité. C'est là le résultat net de la politique de lord Palmerston; il n'y
en a pas d'autres. Jusqu'ici la paix du monde était entre les mains des cabi-
nets européens; disons-le, avant tout, elle était entre les mains de l'Angleterre
et de la France. Aujourd'hui elle est tout entière entre les mains d'un Turc,
d'un pacha qui , dans un coin de l'Afrique, peut calculer à son aise toutes les
chances que lui présente une conflagration générale de l'Occident et de l'Orient.
Et ces chances ne seraient pas à mépriser pour lui !
Cette remarque, qui est le point vital de la question, ne nous appartient
pas. Espérons que ceux à qui elle a été faite avec une autorité et une force que
nous ne saurions lui rendre, en feront leur profit et ne voudront pas nous
faire répéter encore une fois le mot du chancelier suédois.
Au reste, l'énormité de l'intervention russe, que le pacha passe ou non le
ïaurus, paraît aujourd'hui reconnue partout le monde. C'est là, ce nous
semble, le fait caractéristique de la situation ; c'est là ce qui la rend en réalité
stationnaire, pour le moment du moins.
Les Anglais, whigs, tories ou radicaux, peu importe, à l'heure qu'il est, ne
veulent pas entendre parler de l'emploi des troupes russes comme moyen coër-
citif.
L'Autriche et la Prusse, à leur tour, ouvrent les yeux sur les résultats que
pourrait avoir pareille intervention , et sont loin d'y consentir.
La Pvussie elle-même ne paraît pas très pressée d'arriver à ce dénouement.
L'attitude de la France modifie profondément la question. S'il faut porter
ses regards du Rhin à Beyruth, en passant par Varsovie et Constantinople,
Ja ligne est longue, et il vaut même pour la Russie la peine d'y penser long-
temps.
Bref, dans ce moment nul ne désire ou n'ose employer les Russes pour
-{"exécution du traité.
Dès-lors, encore une fois, que devient cette fameuse convention, cette
convention pour laquelle lord Palmerston n"a pas craint de porter à l'alliance
française une si rude atteinte?
11 reste cependant à lord Ponsonby et à lord Palmerston une espérance ,
nous le croyons, l'espérance de ranimer l'insurrection de la Syrie. Les agens
russes et anglais vont se mettre à l'oeuvre pour exciter des troubles et provo-
<juer des massacres; quelques armes, quelque argent, seront jetés sur les
798 REVUE DES DEUX SÏONDES.
côtes (le la Syrie pour exciter ces malheureuses populations à une rébellion
sanglante et inutile contre les troupes nombreuses et airiierries du pacha. La
révolte rendra le gouvernement militaire du pacha de plus en plustyrannique
et inexorable Qu'importe? pourvu qu'on puisse dire que le traité anglo-russe
n'est pas une lettre morte, et que la nouvelle alliance porte ses fruits. Quels
fruits !
En somme, on peut prévoir beaucoup de malheurs, mais point de résultats
politiques déci>ifs et sérieux. Aussi es|)érons-nousque le bon sens de la nation
anglaise, l'intérêt par trop évident de l'Autriche et de la Prusse, la forée et la
modération de la France finiront par conjurer l'orage qui menace le repos du
monde.
]Ne l'oublions pas cependant : il faut, pour le conjurer, autre chose que des
paroles; il faut une attitude forte et persévérante, l'attitude que le cabinet,
av^ec le complet assentiment du roi et du pays, vient de prendre, et qu'il
saura maintenir et rendre, s'il le faut, de plus en plus forte et redoutable.
La reine d'Espagne n'a pas été bien accueillie par une partie de la popu-
lation de Valence. Espartero, le faible, et nous espérons qu'on ne devra pas
direun jour le coupable Espartero, est toujours l'homme du parti révolution-
naire. Tandis qu'on prétend donner aux reines la leçon du silence, ou qu'on
cherche à les troubler par d'ignobles vociférations, les acclamations des exaltés
sont pour le général qui a tenté, dans Barcelone, de mettre son épée à la
place de la loi.
Ajoutez la résistance des municipalités et la faiblesse du pouvoir central ;
on pourrait croire que l'Espagne est menacée d'une complète anarchie. Que
deviendrait alors la royauté? Que deviendrait-elle si, effrayée des symp-
tômes qui se manifestent dans ce malheureux pays, et du despotisme des
généraux, la reine prenait un parti extrême en abandonnant l'Espagne à
elle-méuie? Heureuseuient le courage et le génie politique de la reine doivent
nous rassurer. Le nouvel ambassadeur, M. de la Redorte, paraît avoir prcmp-
tement acquis une influence salutaire et se faire remarquer par des conseils
habiles, pleins à la fois de modération et de fermeté.
En attendant, les affaires d'Espagne ont jeté en France trente mille réfugiés
carlistes. L'humanité ne permet pas de les renvoyer dans un pays où malheu-
reusement on ne connaît guère d'autre moyen de terminer les discordes civiles
que le massacre de ses adversaires. Il faut donc les garder jusqu'au jour où
leur rentrée en Espagne sera sans danger et pour la vie des réfugiés et pour
la paix du pays. Mais l'asile qui leur est accordé n'est pas moins pour la France
une charge fort lourde et un embarras sérieux , charge et embarras qui pour-
raient encore s'aggraver, si de nouvelles luttes entre les partis qui divisent
l'Espagne amenaient sur notre territoire une émigration de modérés ou d'exal-
tés. La dépense du trésor pour les réfugiés espagnols se monte déjà à ()00,000 û'.
par mois. D'un autre côté, ce n'est pas un fait sans importance pour la bonne
police du royaume que le séjour en France de tous ces hommes nourris de
haines politiques et de guerre civile, et imbus d'opinions hostiles à notre sys-
REVUE — CHUONIQUE. *7S&
tème politique. Le gouvernement doit prendre au plus tôt des iTiesures pro-
pres à atténuer ces inconvéniens. Si riuimanité commande de venir au secours
desTéfugiés, elle ne défend pas de soustraire les hommes valides à une oisi-
veté qui est également fâcheuse pour eux-mêmes et pour la paix publique.
Le gouvernement ne tardera pas, dit-on, à prendre un parti à leur égard.
On annonce que douze comités électoraux viennent d'être formés à Paris,
savoir, un comité par arrondissement. Le premier, qui seul, dit-on, est orga-
nisé, est présidé par M. Laffitte.
C'est aujourd'hui que doit avoir lieu à Châlillon le grand banquet radicaL
Le nombre des invités est, dit-on, de quatre mille. Espérons que tout se pas-
sera sans désordre. Nous ne redoutons nullement l'expression légale et régu-
lière des opinions diverses qui divisent les esprits. C'est ainsi que le pays se
forme peu à peu aux mœurs constitutionnelles, que la liberté s'enracine et se
consolide par sa propre retenue et la régularité de ses développemens.
Il règne une grande activité dans les divers départemens ministériels, non-
seulement aux ministères des affaires étrangères, de la marine et de la guerre,
où les circonstances politiques ont donné lieu à un redoublement d'activité,
mais aussi aux autres ministères, tels que l'instruction publique, la chancel-
lerie, les travaux publics. iNous rendrons compte une autre fois des impor-
tans travaux qu'on vient d'accomplir ou qu'on prépare pour l'ouverture de
la session.
Les graves complications qu'a fait surgir le traité de Londres, ont inspiré la
lettre suivante qui nous arrive d'Allemagne. Les vues qu'elle présente sur l'état
des esprits au-delà du Rhin et sur l'action que la France peut prétendre à
exercer dans les pays régis par la confédération , nous ont paru dignes de
fixer l'attention des hommes politiques.
Monsieur,
Les partis politiques qui ont divisé la France jusqu'à ce jour, semblent se
raliier auseul bruit d'une menace, même indirecte, de l'étranger. Il y a dans ce
spectacle de quoi faire tressaillir de bonheur toutes les âmes françaises. Mais,
après cette manifestation d'un sentiment unanime, la discussion doit s'ouvrir
sur ce qu'il convient de faire. Alors les avis se partagent, et, quelles que soient
les modilications de détail, ils se rapprochent tous de deux opinions dominantes,
manifestées aujourd'hui avec noblesse et énergie : l'une en faveur de la guerre
défensive dans le Journal des Débats , l'autre en faveur du S} stème de pro-
pagande européenne dans le National.
.T'ai vu de près l'étranger pendant dix ans , et j'ai eu l'occasion decoimaître
quelques-uns des principaux hommes d'état de l'Allemagne. Me permettrez-
vous de payer à la France, par votre organe, le tribut d'une opinion dont la
publication me semble utile, et qui n'est ni celle du National, ni celle du
Journal des Débatsl
800 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce dernier, en conseillant le système défensif , prend assurément pour point
de départ un principe triomphant en matière de droit des gens; mais c'est
parce qu'on a un principe fort dans la source, qu'il faut bien se garder de le
laisser altérer dans ses conséquences. Or, comme à l'équité, qui est le plus
fort des principes en matière judiciaire, on ajoute les lois écrites qui en sont
l'explication , il ne faut pas conseiller à la France le système défensif, sans lui
dire en quoi consiste ce système , sur quels traités il s'appuie , et quelle influence
l'action défensive de la France peut, sans violer la lettre de ces traités, exercer
sur le monde politique.
Raisonnons en ce sens, et disons: Bordée de trois côtés par la mer, la
France, si la guerre éclate, devra tourner ses regards vers le continent. Au
nord, elle verra la Hollande, intéressée à corder la neutralité, et la Belgique,
qui ne peut manquer d'être notre alliée; au midi , le Piémont, que ses penelians
pourront bien porter vers les intérêts autrichiens , mais seulement au-delà des
Alpes, ce qui ne nous empêcherait pas d'en garder les issues de ce c6té-ci.
C'est l'Allemagne qui se présente à nous comme le champ sérieux où s'opére-
ront les premiers mouvemens de la politique européenne. Aussi , esî-ce de
l'Allemagne que je veux vous parler, .le suppose le système défensif adopté
sincèrement par notre cabinet ; je ne vous entretiens donc pas d'une guerre sur
le Rhin, ni de nos frontières naturelles; tout ce qui peut rappeler la conquête
reste étranger à ce système dont je veux examiner la force. Le Journal des
Débats semble réduire la tache de la France à la défense du territoire, et cette
défense n'en est, à mon avis, que la seconde et dernière partie.
Trois puissances semblent, depuis 1815, avoir pris pied en Allemagne; et
si ce grand et noble pays jouit encore d'une ombre de liberté, il le doit à la
surveillance mutuelle que ces trois puissances exercent l'une sur l'autre.
L'Autriche, toujours inquiète sur l'Italie, et préoccupée de sa marine de
Trieste ainsi que de sa navigation du Danube, a vu la Prusse s'avancer pro-
gressivement jusqu'à ses frontières de Bohême, espérant tôt ou tard enclaver
ce beau pays dans son système de douanes allemand. ]\Iais, comme en ce
pays réside principalement l'industrie autrichienne, M. de IMetternich dit à la
Prusse : Ou laissez-nous le pays qui produit, ou enclavez avec lui ses voisins,
qui ne produisent guère; et la Prusse n'insiste plus. Quelques villages du
Tyrol embrassent la religion réformée; l'Autriche en est embarrassée, ne vou-
lant ni tolérer la chose, ni persécuter les hommes. Alors le roi de Prusse
offre gracieusement, dans ses états , un asile à tous les Autrichiens qui se sont
faits protestans. Que réijoiid M. de JMetternicli? .le ne le sais pas, je ne veux
pas le savoir. Mais \\n an ne s'est pas écoulé que les catholiques du Rhin mur-
murent contre sa majesté prussienne, qui est obligée défaire arrêter un arche-
vêque, et le hasard semble merveilleusement poser un levier catholique sur le
sol de la Prusse, comme celle-ci avait posé imprudemment sur l'Autriche son
levier protestant.
Querelles de douanes, querelles de religion sont étouffées en apparence par
la politique et la censure; mais on sent que le terrain allemand est miné çà et
REVUE — CHROMQUE. 80f
là ; et si l'Autriche et la Prusse affectent sans cesse raccord et l'harmonie, c'est
qu'elles redoutent en commun une troisième influence, celle de la Russie.
La Russie joue l'indifférente; ce n'est qu'un créait purement r/iu/ al que le
czar demande à l'Allemagne. Chaque année cependant, sous prétexte de prendre
les eaux, il vient essayer sur ces populations l'effet de sa présence et de son
esprit. Il ne veut rien , mais il passe des revues en Bohême. En Saxe, il ne veut
rien non plus, mais il a une bonne sœur qu'il faut bien visiter. A Darmstadt,
il trouve une princesse qui convient à son CIs; puis, avec le temps, les familles
se feront des visites réciproques. On l'accuse de vouloir prendre une position
sur les bords du Rhin pour observer la France, une autre dans le duché
d'Oldenbourg, afin d'entrer un jour par là dans la confédération germanique.
Erreur! calomnie! il est vrai seulement que l'empereur Nicolas a auprès de
lui à Saint-Pétersbourg un neveu, le prince Pierre d'Oldenbourg, qui n'a pas
positivement renoncé à l'Allemagne; et comme ce prince a épousé la sœur du
duc de Nassau actuel , il faudra bien que l'auguste couple et l'empereur, qui
aime les deux époux comme ses enfans, viennent de temps en temps visiter le
duché de INassau, véritable position de quiconque tient à observer la France ,
mais qu'on ne prend que par hasard , et seulement pour se trouver en famille.
Contre cette triple influence, que peut l'Allemagne.^ Je le dirai tout à l'heure;
mais il faut montrer jusqu'au bout comment elle est garrottée.
Les traités de 1815, dirigés principalement contre la France, ne purent
refuser aux Allemands, qui avaient si noblement combattu pour leur indépen-
dance, la garantie de leurs gouvernemens constitutionnels; et comme on tenait
à avoir la signature de la France, afin qu'elle eut l'air d'adhérer elle-même ù
son abaissement, la France a bigné ces traités. En ayant ainsi adopté les
charges, elle en a acquis les avantages; or, le premier de ces avantages est
celui-ci : que la France a garanti par sa signature l'indépendance de tous les
états libéraux de l'Allemagne; que, par conséquent, attaquer un seul de ces
états constitutionnels, c'est commettre un attentat contre la France, dont la
signature et la foi sont choses sacrées.
Qu'ont fait les souverains d'Allemagne? Us ont tourné une position qu'ils
n'osaient attaquer ouvertement; et aux actes de Vienne a succédé un acte
final, destiné à placer tous les états allemands sous l'autorité d'un pouvoir
central appelé la Diète germanique.
Il faut apprendre ou rappeler au lecteur que la diète germanique est une
haute assemblée politique, composée de ministres envoyés ad hoc pour repré-
senter les princes confédérés de l'Allemagne. L'acte final du congrèsdeVienne,
en fixant les attributions et le pouvoir de cette assemblée, a eu soin de l'in-
vestir de tout ce qui a rapport à la sûreté inférieure et extérieure de l'Alle-
magne. Voilà donc tous les gouvernemens allemands dominés par un pouvoir
supérieur, indépendant de leurs pouvoirs constitutionnels. Voilà des états où
le prince et les deux chambres peuvent adopter une loi à l'unanimité, et où
un courrier extraordinaire, expédié par une autorité arbitraire de Francfort,
vient annoncer que la loi est repoussée et mise au néant par la diète, qui l'a
8f»2 REVUE DES DEITX MONDES.
jugée contraire à la sûreté intérievre et extérievre de rAllemagiie. Ainsi, à
lîjifle, les trois ponvoirs proclament-ils la liberté de la presse, la diète n'en
veut pas; ainsi, dans le AVurtemberg, les chambres ont-elles résolu de
réduire le budget militaire, la diète s'y oppose, sous prétexte qu'elle a le droit
de prononcer souverainement sur ce qui concerne la sûreté de tout le pays.
Voilà ce que l'on appelle en Allemagne Findépendance des états allemands.
Kt cette indépendance, quelle est sa garantie.'' La signature de la France,
dans laquelle l'Allemagne espère toujours.
Examinons nîaintenant la situation militaire. La confédération germanique,
dit la Feuille Iiehdomadaire de BfvHn, peut mettre sous les armes quatre
cent mille hommes. Nous reconnaissons qu'elle le peut, en effet, mais o«? Et
jff supplie le lecteur de bien peser l'importance de cette question.
.Te sais parfaitement que chacun des trente-six états de l'Allemagne doit
fournir au corps confédéré un certain nombre de soldats; mais ce que je sais
aussi, c'est qu'aucun de ces états ne peut être occupe militairement sans voir
son territoire envahi et son indépendance confisquée. Lorsque, sous prétexte
de calmer des troubles, la diète a fait entrer à Francfort une garnison autri-
chienne , les privilèges de cette vilh- libre ont été foules aux pieds, et la France
a protesté, comme elle le devait, contre cette occupation militaire. Qu'a répondu
la diète? Qu'elle avait ce droit d'invasion? Elle ne l'eût pas osé. Elle s'est bor.
née à alléguer que le sénat de Francfort avait sollicité lui-même au nom de la
ville cette garnison nécessaire pour la sûreté publique.
Ce précédent consacre un principe essentiel qu'il est important de ne pas
laisser oublier : c'est qu'un état de la confédération germanique ne peut subir
l'occupation des forces même confédérées, à moins qu'il n'en ait fait lui-même
la demande expresse. Occuper un de ces territoires avec une armée, ce serait
un attentat manifeste à cette indépendance que la France a solennellement
garantie. J'ai donc raison de demander a la feuille de Berlin où se fera la
réunion de ses quatre cent mille honunes? Mettra-t-on deux cent mille hommes
dans Mayence et deux cent mille dans Luxembourg? Je sais que les plans
sont formes pour donner d'autres places fortes a la confédération, et je con-
nais, dût cette révélation causer quelque scandale dans le cabinet tie Berlin,
je connais aussi le plan magnifique par lequel la \ille libre de Francfort serait
destinée à devenir ville prussienne, et a voir ses belles promenades reprendre
la forme de bastions et de remparts. Mais Francfort peut être tranquille; la
France a garanti son indépendance, et ne souffrirait (las un tel attentat.
On voit qu'en restant Odèle à la lettre des traités, la France peut en élargir
le sens au point de les rendre insupportables à ceux qui les lui ont imposés
<omme une honte. Mais il faut aller plus loin.
Dans un de ces états dont la France a garanti la constitution , cette consti-
tution a été déchirée. Le roi de Hanovre a foulé aux pieds les traités aussi bien
*iue les droits de son peupie. La France a-t-elle protesté contre ce parjure? Je
! Ignore. Dans tous les cas, si elle l'a fait, sa protestation a été sourde et timide,
tft elle a laissé croira h un peupte allemand , indignement troni[>é, qu'il ne lui
REVUE — CHRONIQUE. 803^
restait plus aucun appui sur la terre. Ceci a été une faute grave du gouverne-
ment français.
Heureusement, la maladresse de la diète germanique est venue à notre
secours. Elle avait institué un tribunal arbitral pour prononcer sur les contes-
tations élevées entre les princes et les peuples, et elle a repoussé la plainte du
peuple hanovrien, parce qu'elle ne s'exhalait pas d'après les formes prescrites
par cette constitution, qui n'existait plus. Le droit de nommer de tels arbitres
n'était pas reconnu à la diète; en les faisant servir cette seule fois à la défense
des intérêts populaires, elle eût légitimé pour toujours sa compétence dans
c«tte matière. Enlin, c'était peut-être la seule occasion où l'on put donner
raison à un peuple et tort à son prince sans risquer une révolution; car la
victoire de ce peuple n'aurait abouti qu'à conserver une constitution déjà
éprouvée, et qui n'avait alarmé personne. Par cette concession adroitement
faite et cette réprobation lancée contre un souverain qui n'était pas Allemand,
la diète eut fait croire à sa justice et à la bonne foi des puissances par lesquelles
les constitutions avaient été garanties à Vienne Qui croira aujourd'hui à cette
bonne foi? Personne. Ainsi se dénouent de hautes questions politiques devant
un tribunal de chambellans auxquels le roi Ernest a quelques cordons à dis-
tribuer.
Il faut que le gouvernement français, qui a trop négligé de si graves inté-
rêts, se tienne pour bien averti que la même question doit se représenter en-
core. A Cassel , dans notre ancienne Westphalie, règne un prince électeur et
co-régent, dont le mariage avec la comtesse de Schombourg a produit des
enfans inhabiles à régner aux termes des lois de l'ctat. Ici donc, comme dans
le Hanovre, un parent éloigné, un obscur général , viendra, en sa qualité
d'agnat, réclamer ses droits à la couronne. Or, ici comme dans le Hanovre,
cet agnat a déjà déclaré qu'il imiterait le roi Ernest, et déchirerait cette con-
stitution à laquelle il n'a pas prêté serment. Voilà donc un peuple qui est
instruit que sa loi fondamentale n'aura dautre durée que celle de la vie de
son prince, un peuple bien averti que sa constitution, garantie par les puis-
sances, lui sera enlevée; et si on lui conseille d'en appeler à la diète germa-
nique, il sait d'avance, par l'exemple du Hanovre, quel cas fait la diète des
prières des peuples et de leurs droits. Dans une semblable extrémité, les
citoyens de la Hesse-Électoraie ne feront , en tournant leurs regards vers la
France, que s'en rapporter à l'un des arbitres naturels de leur sort. » Quoi!
diront-ils, parmi les puissances signataires des traités de Vienne, il n'en existera
pas une seule qui protège notre indépendance, qu'elle a garantie, et nos droits,
que sa foi a sanctiliés! Ah! malheur à la France, si elle n'accueillait pas nos
plaintes, et si elle ne disait pas fièrement à l'Europe : Ce peuple sera et restera
libre, dabord parce que c'est justice, ensuite parce que moi, France, je l'ai
signé. » Tel sera fappel. Quelle sera notre réponse?
Vous devez remarquer, monsieur, avec quel soin , dans ce tableau de l'in-
lluence que peut exercer la France sur l'Allemagne, je respecte la lettre des
traités qui ont constitué dans ce pays le droit politique et le droit des gens.
804 REVUE DES DEUX MONDES.
]\"allez pas me croire, pourtant, partisan de ces traités qui ont si long-temps
humilié la France; ce que je voudrais seulement, c'est que ces mêmes cabinets
qui crurent nous enlever à Vienne la force et la vie apprissent qu'avec un seul
droit qu'ils nous ont laissé consigner dans ces actes, la France peut encore
les tenir en échec, et se montrer redoutable, même chez eu\.
C'est donc une propagande, mais littéralement légale, constitutionnelle,
conforme aux traités et aux lois régulières, que je conseille à mon pays; pro-
(Kigande éclatante, avouée à la face du soleil, et qui apprenne à tous les peu-
j5les constitutionnellement organisés que s'attaquer à eux, c'est s'attaquer à
nous-mêmes; que leurs principes et leurs droits seront défendus par nous à
«'égal des droits et des principes du peuple français.
INIais, prenez-y garde, cette propagande n'est point celle du National; non
{{ue j'aie pour celle-ci la moindre aversion , mais parce qu'elle repose sur une
erreur de fait qui exposerait nos hommes politiques à de dangereuses inconsé-
quences. L'Allemagne veut être libre, mais elle ne veut pas être républicaine.
Voilà une vérité dont le moindre voyagear peut s'assurer comme moi. La con-
quête et la république, voilà ce que redoute l'Allemagne. Garantissez-lui
qu'elle n'a à craindre ni l'une ni l'autre, et tous ses peuples vous tendront la
main.
Il ne faut pas s'y tromper, notre première révolution est très mal jugée à
Ff-xtérieur. La démocratie elle-même y redoute l'influence des démagogues à
régal de celle de la tyrannie; et les préventions contre la propagande républi-
caine sont devenues si populaires en Allemagne, que ces gouvernemens qui
redoutent tant la liberté ne prennent pas le moindre ombragede ta république.
Proinenez-vous sur les places, dans les lieux publics, fréquentez les jardins et
les tables d'hôte: vous entendrez partout chanter la République de Béranger,
et jouer /a Marseillaise, qu'aucun gouvernement allemand ne songe à pros-
crire. Mais, si dans un salon vous élevez la moindre question constitutionnelle,
on se tait, on vous observe, et vous devinez quelle est la matière inflani-
uîable dont on tremble de vous voir approcher.
A ce peuple froid que vous n'exalterez pas, promettez donc le maintien de
ses institutions, la défense de ses privilèges contre d'arbitraires usurpations;
jjromettez-lui votre protection en expliquant en faveur de ses droits la lettre des
traités sans y déroger; qu'au lieu d'une propagande illégale, aventureuse et
obscure, il entende le gouvernement français proclamer à sa tribune nationale,
dont le monde entier est l'écho , que la France donne l'assurance positive de
s.i sympathie et de sa protection à tous les états constitutionnels; qu'elle ne
souffrira ni la violation de leurs droits ou de leurs pouvoirs réguliers, ni celle
de leurs constitutions garanties par les traités, ni enfin l'occupation même
momentanée d'un territoire par les troupes d'un autre pays. Qu'elle identifle
a^nsi ses intérêts avec ceux de tous les peuples libres, prenant l'engagement
de renoncer à toute conquête, mais de les secourir dans la guerre, comme elle-
fiême compte en cire secourue. Que de votre parlement cette déclaration
retentisse d'ns l'Europe, et vous en verrez le résultat!
REVUE — CHRONIQUE. 805
Le malheur de notre temps, c'est l'habitude que nous prenons, par suite
de l'ignorance des faits, de fonder nos espérances sur de perpétuels anachro-
nismes. Ainsi, dans ce moment même, le National^ comme tant d'autres,
prend en pitié le prince Napoléon-Louis, qui a cru retrouver en France les
soldats et l'esprit de 1815, et en même temps ce journal , parlant de la propa-
gande républicaine, et ne doutant pas de son succès, ne s'aperçoit pas qu'il
a toujours devant les yeux l'Allemagne de 1815, et non plus celle d'au,
jourd'hui.
Quelle différence pourtant! Où est-il cet enthousiasme que les gouverne-
inens eux-mêmes savaient entretenir par de brillantes promesses? Où est-elle
cette grande voix qui , dans les universités, entonnait a-ec attendrissement les
chansons patriotiques de Tlhland, le Déranger germanique? Ce peuple de
frères , alors réuni comme un seul homme, aujourd'hui parqué dans trente-six
états différens, qu'a-t-il pour centre, pour chef-lieu de la grande patrie alle-
mande, si ce n'est une diète, assemblée ombrageuse et policière, qui n'a rien
de constitutionnel ni de représentatif, et devant laquelle les représentations
nationales et les constitutions sont comme si elles n'existaient pas?
Que l'on fasse des promesses à l'Allemagne, elle n'y croira plus-, que l'on
écoute ses universités, elles sont silencieuses et indifférentes. Le patriotisme
local s'y est même refroidi par suite d'une impuissance perpétuelle et d'une
défiance trop fondée à l'égard des princes qui feignent d'accorder gracieuse-
ment à leurs peuples aujourd'hui ce que demain ils leur feront défendre par la
diète au nom de l'intérêt général de l'Allemagne confédérée. Dans un tel état
de choses, les esprits se sont calmés et dégoûtés, les théories se sont enfuies,
et l'intérêt matériel , caressé par les gouvernemens, est venu se substituer aux
élans et à l'enthousiasme d'autrefois. L'Allemand , regardant la France avec
envie, fait plus que d'être jaloux de notre sort; il nous blâme, à tort ou à
raison, de ne jamais trouver notre situation supportable. Jugeant par compa-
raison, il se croirait au comble du bonheur s'il avait, non ce que nous dési-
rons, mais ce que nous possédons, et il se trouve très courageux, lorsqu'en
face des autorités du pays il ose faire l'éloge, non de notre opposition , mais
de notre roi et de nos ministres. On se croit donc aujourd'hui très avancé en
Allemagne quand on se déclare tout simplement philippiste. Certes, le Na-
tional serait bien étonné s'il savait que la propagande partie des Tuileries
serait plus puissante sur ce pays que celle de tous les républicains du monde,
et cependant ceci est de la plus exacte vérité. Que le drapeau tricolore se
montre au bord du Rhin , et il sera accueilli au cri de : J ive le roi des Fran-
çais! popularité qui se maintient d'autant mieux au sein des masses, que
tous les souverains d'Allemagne s'en montrent évidemment jaloux.
En un mot, c'est bien la propagande qu'il faut faire, mais la propagande
constitutionnelle, proclamée hautenient par le gouvernement français lui-
même , venant en aide et en appui à tous les états représentatifs.
L'opinion de toute l'Allemagne se montre favorable à la France de juillet.
ISe pouvant combattre ce mouvement des esprits, T>L de Metternich ;] voulu
TOME xxm. «il
806 KEVIE DES DEl'X MONDES.
se donner les airs de le diriger. Je conn<iis un voyageur français qui a vu le
prinee de Metternicli à-Tœpiitz, et à qui ce ministre n'a pas caché sa sympa-
thie pour notre gouvernement. Ce voyageur hii dit qu'il l'aurait cru plus
attaché à la cause de la légitimité.
« La légUhtiité! répondit en propres termes M. de Metternich, la légiti-
mité! Ils ont toujours ce mot à la bouche, et je n'en connais aucun qui soit
plus fatal , aucun avec lequel on ait fait plus de mal à l'Europe depuis vingt
ans. La légif imité! Kt combien y en a-t-il de légilimilés^ Ces soldats de don
Carlos qui combattent pour les vieilles lois de leur monarchie et pour la prag-
matique de Philippe V, ne croient-ils pas défendre une cause légitime? Les
fidèles sujets de Ferdinand , qui n'obéissent à sa veuve que par respect pour les
volontés de leur roi mourant, et qui restent attacliés au trône pour ne pas
violer leur serment, ne defendent-ils pas aussi une cause légitime? En voilà
deux contraires pourtant; laquelle faut-il choisir.^ En France, pouvons-nous
empêcher les vieux serviteurs de la branche aînée de soutenir que leur cause
seule est légitime? Et pourtant, quand une révolution est venue tout boule-
verser, (juand le peuple était dans les rues, déchaîne, tout-puissant, cette
assemblée législative qui a rallié tous les esprits à l'ordre, ce roi qui a rétabli
l'empire des lois et fondé un nouveau trône autour duquel a pu se rallier la
France, n"ont-ils pas, aux yeux de tous les gens sensés, fait l'œuvre la plus
légitime, une œuvre dont toute l'Europe doit être reconnaissante? Tenez,
monsieur, examinons les droits de chacun, pesons-les avec calme, faisons
la part des circonstances qui donnent aussi des droits nouveaux; mais n'em-
ployons jamais ce mot de légiti)nité. C'est un non-sens en politique. »
Cette conversation, que je rapporte Udèleinent, ne semblera-t-elle pas
caractéristique? N'est-il pas curieux d'entendre le prince de Metternich s'ex-
pr.mer sur notre gouvernement comme parlerait un député du centre, et
déclarer qu'il ne voit rien que d'absurde dans le mot de légitimité? Telle est
la force (le l'opinion. L'Allemagne, qui réclame la liberté, qui voudrait la
tenir de la France, mais à laquelle notre passe faisait redouter de notre part
l'esprit de conquête, a été à la fois émerveillée par la révolution de juillet et
rassurée sur ses conséquences extérieures par l'esprit pacifique du roi des
Français. De la linunense popularité dont jouit ce monarque au-delà du Rhin.
Se séparer des Tuileries en faisant la propagande, ce serait en négliger l'agent
le plus puissant et les plus efficaces moyens.
.fe pense avoir établi que le Journal des Débats n'étend pas assez son sys-
tème défensif , et que le National espère trop de sa propagande. Il nous
inq)orîe de prendre en Allemagne une position politique. En écoutant le
.tournai des Débats , les peuples allemands se croiraient abandonnés par la
France; avec le Aalioual , ils se verraient menacés d'une irruption républi-
caine, et croiraient voir le trouble et la conquête, deux fléaux qu'ils redoutent
également.
J'ai dit aussi quelle est l'attitude qui est, selon moi, devenue nécessaire.
Les gouvernemens qui insulteiit la France ou la comptent pour rien , cachent
REVl E — CHKONIQCE.
SOUS l'apparence d'une iierlé quasi-guerrière la peur véritable qu'ils ont de
nous. Je dis la peur, et des hommes d'état très haut placés savent bien qu'en
parlant ainsi je n'exagère pas.
Il n'y a donc pas un moment à perdre. Il faut que la France prenne tout
haut et immédiatement le rôle qui lui convient, et rassure tous les gouveme-
mens constitutionnels et représentatifs, en se déclarant leur protectrit^e et en
confondant leur cause avec la sienne. Il faut que , traçant autour de tous
les pays libéraux un large cercle avec son épée, la France dise au despotisme :
Tu n'iras pas plus loin ! INos finances sont les meilleures de l'Europe, le sang
français coule dans nos veines avec plus d'abondance et d'énergie que jamais.
Oublions nos querelles intérieures; que les partis s'effacent, que les opinions
se taisent, et que l'Europe pressente avec effroi ce que sera la force de la France
rentrée dans le culte de ses deux génies tutélaires : la gloire et la liberté!
Agréez, etc.
L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises, (\\n a du être toujours
considérée comme inévitable, est devenue maintenant une affaire prochaine.
La proposition d'une loi d'émancipation pourrait bien terminer la session
de 1841, ou , sinon, ouvrir la session de 1842. Vers le milieu du mois de mai ,
une commission a été nommée pour étudier la question. Elle a tenu un assez
grand nombre de séances et produit ses premières coiiclusious, en vertu des-
quelles le ministre de la marine vient de transmettre a.ix gouverneurs des colo-
nies une série de questions et des instructions nouvelles.
Ces questions et ces instructions ont un caractère différent de ce que le
gouvernement a fait jusqu'ici , soit pour préparer les colonies à l'émancipa-
tion, soit pour indiquer les conditions auxquelles lui-même prétend l'accom-
plir. Le gouvernement n'admet plus de discussion sur le principe. La question
de droit est résolue en faveur des noirs, et d'accord avec toutes les notions de
juste et d'injuste qui sont aujourd'hui le fond des institutions et des mœurs
en France. En faveur du propriétaire d'esclaves, la seule question à poser était
une question transitoire, savoir, à quel prix la France introduirait dans ses
colonies une législation nouvelle détruisant l'effet d'un ancien régime légal
dont elle reconnaît les vices et les abus? La solution est digne d'un gouverne-
ment fort et régulier : il a été reconnu que l'état devrait payer une indem-
nité. Dans l'intérêt du maître comme de l'esclave, reste à présent une autre
question, une des plus graves dont la politique puisse avoir à s'occuper, lors
même que la solution n'intéresse, comme chez nous, qu'un petit nombre de
possessions : comment pourvoir au maintien du travail? comment organiser
un régime nouveau, sans précédens dans l'histoire locale et dans les habi-
tudes de la population? Là est toute la difficulté. C'est sur ce point aussi que
la commission a concentré toute sa sollicitude. Il a étéjésolu;, suivant le bon
51.
808 REVUE DES DEUX MONDES.
sens et la raison, que le passage du travail esclave au travail libre devrait
donner lieu à un régime intermédiaire. Les questions envoyées aux colonies
se rapportent particulièrement à ce régime intermédiaire dont on cherche les
meilleures conditions.
Voilà, certes, une grande tache entreprise. La liberté en France demandait
ce complément, et les hommes pénétrés de l'esprit réel de nos institutions,
sans avoir besoin pour cela de s'abandonner aux exagérations d'un négrophi-
lisme qui a fini par devenir, chez quelques PLuropéens, Thostilité contre leur
propre race, ont du souvent s'étonner et gémir de voir le drapeau de la France
de 1830 flotter sur des pays à esclaves. D'où vient cependant que l'opinion
publique, chez nous si prompte à s'enflammer, et quelquefois pour des sujets
moins graves, s'émeuve à peine en cette occasion? car on peut encore accuser
l'opinion publique d'indifférence, bien que depuis quelques jours elle semble
se réveiller.
En Angleterre les choses se sont passées autrement, et peut-être, de l'autre
<;ôté de la Manche, trouverait-on l'exagération du zèle. La propagande de
l'émancipation est devenue, chez nos voisins, une affaire religieuse. Aucune
classe de la société n'y demeure étrangère, et l'on peut comparer l'enthou-
siasme qui s'est développé dans cette occasion à celui qui , aux xi"" et xii'' siè-
cles, poussait l'Europe à la croisade. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas un des
moindres contrastes entre les deux peuples, de voir celui qui a tant de choses à
faire chez lui, en Ecosse et en Irlande surtout, pour mettre les institutions en
harmonie avec les véritables idées libérales, s'inquiéter, avant nous, de porter
ces idées à ime autre race et dans un autre hémisphère; tandis que le peuple
qui jusqu'ici a réalisé la liberté politique et l'égalité ou plutôt l'unité civile
sur la plus vaste étendue de territoire et au bénéfice de la population la plus
nombreuse, semblait avoir oublié que sur l'Atlantique et dans la mer des Indes
une population de 300,000 sujets français avait à réclamer justice. Au nombre
des victimes de l'oppression dans nos colonies, il faut compter aussi les per-
sonnes de la race blanche : elles y sont privées en effet d'une partie des droits
politiques et même des droits civils.
Serait-ce (jue nos colonies nous paraissent de trop peu d'importance? Ou
bien nos vingt-cinq années de guerre continentale ont-elles distrait si long-
temps notre attention des destinées de la France d'outre-mer, que nous ne puis-
sions nous résoudre à rattacher ce qui concerne ces contrées au foyer commun
des sentimens nationaux, et à juger leurs affaires comme nous jugeons les
nôtres? Il y a un peu de ces deux causes dans notre indifférence; mais, au
fond, cette indifférence est plutôt apparente que réelle. Surtout en ce qui se
rapporte aux droits civils , la liberté est devenue , en France , un lieu commun.
Le devoir imposé à celui qui fait travailler de payer un salaire raisonnable,
le droit de celui qui travaille à débattre ses conditions au lieu de subir la con-
trainte, avec un peu de pâture pour conq)ensation, tous ces premiers élémens
du droit social sont aujourd'hui tellement acquis à la conscience publique, que
personne n'oserait les nier ou s'y opposer en s'appuyaut sur les principes con-
REVUE. — CHRONIQUE. 809,
traires. Or, lorsqu'il n'y a pas de résistance, la force d'un sentiment ne peut se
faire connaître : il faut la lutte pour que la passion se développe.
Les habitans des colonies paraissent s'être trompés sur le véritable carac-
tère de la situation à leur égard. Ils ont pris la stagnation de l'opinion pour
un gage de sécurité : c'est un danger pour leurs intérêts, mais ce n'est pas un
signe favorable au maintien de l'esclavage.
De ce qu'il n'existe pas en France une propagande abolitionniste puissam-
ment organisée, pénétrant la société par tous les pores, envoyant au loin ses
journaux et ses missionnaires, et dispensant à pleines mains les dons de la
charité, on a eu grand tort de penser que la nécessité de faire l'émancipation
serait facilement éludée. Si l'esclavage n'a pas été attaqué, c'est qu'il n'est pas
défendu. Quelques hommes d'état sérieux, plusieurs membres des deux cham-
bres, se sont chargés du soin de conduire cette mesure : l'opinion s'en est
reposée sur eux. Quand il en a été temps, ils ont agi sur le gouvernement, et
le gouvernement a pris un parti. Quand il en sera temps, les deux chambres
voteront la mesure, et sans discus.sion. 11 n'y aura de tiédeur que pour l'in-
demnité : c'est là le danger que nous signalions tout à l'heure dans l'intérêt
des colonies.
Les membres de la commission que le gouvernement vient d'instituer sont
heureusement en position de parer à ce danger. Par leur consistance dans les
deux chambres , par leur volonté bien arrêtée et par l'esprit de justice qui les
anime, ils répondent aux légitimes exigences de tous les intérêts. En ce qui
regarde le principe, ils sont les sûrs garans des droits du travailleur et des titres
éternels de la liberté humaine que l'oppression n'a pu prescrire. Pour ce qui
touche l'intérêt des anciens planteurs qui ont fondé, vaille que vaille, la civi-
lisation et l'industrie dans ces contrées, ils savent qu'une loyale indemnité
leur est due, et qu'il faut aviser, en outre , à ce que les institutions anciennes
soient remplacées par une constitution meilleure du travail. Quant à l'intérêt
qui prime tous les autres, le véritable intérêt public de la France, la régéné-
ration de notre puissance coloniale et maritime, ce sera, n'en doutons pas,
la préoccupation dominante de tous les membres de la commission.
Les termes même de l'ordonnance qui a créé la commission permettent que
Ja question soit posée dans toute son étendue. La commission doit se proposer
l'examen, et par suite la réforme de l'ensemble des institutions coloniales.
Elle a compris sans doute qu'il ne serait ni juste, ni possible de changer la
condition d'une classe, sans pourvoir aux modifications qui devraient s'intro-
duire dans les autres parties de l'état social.
Pour que l'esclavage existe encore au sein de populations régies par la
France, il faut nécessairement que ces populations soient demeurées à peu
près étrangères au mouvement des idées, des intérêts et dos faits, qui s'est
opéré dans la métropole depuis un demi-siècle. C'est, en effet, ce qui a eu
lieu. La révolution de 1789 a bien pénétré dans nos colonies, jjuisqu'elle nous
a fait perdre celle qui était alors la plus florissante, Saint-Domingue. Le com-
merce de la traite et l'esclavage ont même été abolis de fait par la France, à
810 REVrÈ DES DEUX MONDES.
un moment où l'Angleterre y sonjzeait à peine. Ainsi , le principe qui a pro-
voqué dans le monde Tabolition de la traite et de l'csciavage est sorti de la
France. Mais la révolution de 1789 avait trop à faire chez elle, et même elle a
eu trop crand" peine à assurer quelques résultats décisifs, pour que son mou-
vement outre-mer n'ait pas été fort irrégulier d'abord, et ensuite sans effet.
L'esclavage dut être rétabli dans nos colonies, après ime fausse tentative; et
le noir, qu'aucune mesure de prévoyance n'avait préparé à la civilisation, fut
ramené au travail par la contrainte. Le consulat remit en vigueur à peu près
toutes les anciennes institutions coloniales. Elles se consolidèrent de nouveau
sous le régime de la conquête anglaise et pendant la restauration. En 1828,
ont commencé des réformes partielles, mal conçues et mal exécuté^'S, dirigées
par une administration (jui n'avait conscience ni du point de départ ni du
point d'arrivée, et qui, ne sachant rien vouloir par elle-même, se défendait par
la force d'inertie, et finissait toujours par céder Ces concessions n'ont jamais
abouti qu'à un système d'attermoiement dont l'effet a été funeste aux institu-
tions anciennes, sans profit pour les nouvelles. Un fait donnera la mesure de
l'imprévoyance de cette administration : dans un Mémoire sur le Commerce
maritime et colonial de la Fraiice , écrit, dit-on, par un ancien délégué de
la Guadeloupe, M. de Vaublanc, et qui a été publié en 1832 dans les Annales
maritimes , il n'est pas même fait mention de l'existence du sucre de bette-
raves !
A part la question des sucres, qui est maintenant mieux comprise et qui
vient (le recevoir une solution provisoirement acceptable, la commission a
trouvé les choses dans cet état. Sur la question de l'esclavase, elle avait devant
elle deux actes récens, émanés de la chambre des députés : le rapport de M. de
Rém.sat, sur la proposition de M Passy, avec les délibérations des conseils
coloniaux, qui, après avoir été consultés par le ministre de la marine, ont refusé
d'adhérer aux réformes partielles indiquées dans le travail de la première
commission; le rapport de M. de Tocqueville sur la proposition de M. Passy,
reprise par M. de Tracy. Les conclusions de ce dernier rapport, fondées sur
ce principe éminenunent rationnel , que le noir ne peut pas être préparé à la
liberté dans l'esclavage , aboutissent à une émancipation d'ensemble à la
charge de l'état.
Si l'on avait pu croire un moment que la commission n'apporterait à l'œuvre
qui lui est confiée ni décision ni énergie, ses premiers actes sont faits pour
dissiper toute illusion. D'ailleurs le nom des membres composant la commis-
sion était déjà un connnentaire significatif du préambule un peu vague de
^ordonnance.
M. le duc de Broglie est l'homme de cette question, depuis surtout qu'elle
a pris dans la pensée du gouvernement le caractère général et complet qui lui
est désormais acquis. M. le duc de Broglie y apporte sans doute un sentiment
trèsA'if en faveur des noirs, et cette religieuse ardeur contre toutes les oppres-
sions, qui est depuis long-temps dans sa famille. Mais c'est avant tout la pré-
voyance de l'homme d'état qui lui donne hâte d'agir; car, aux yeux de l'homme
REVUE — CHfiO^'IQIJE. 81 1
d'état, l'actioti est aujourd'hui nécessaire, non pas seulement dans l'intérêt
de l'esclave, mais pour rendre à la propriété du maître la valeur qu'elle a
perdue, et pour faire renaître dans ces reliions, depuis si long-temps négli-
gées parleur métropole, le crédit et la sécurité, principes générateiirs de toute
induistrie. Refaire la France d'outre-mer, aujourd'hui en décadence et presque
désorganisée, la refaire à l'image de la France de 1830, comme elle fut faite
naguère à l'image de la France de Louis XIV, telle est l'œuvre dont IM. le duc
de Broglie a désormais la principale responsabilité, et qui, par cela même,
sera conduite à bien. C'est un travail assez grand et assez compliqué pour
occuper de préférence l'attention d'un homme d'état, fût-ce même de celui qui
a si fermement tenu les rênes du gouvernement de son pays dans les jours les
plus difficiles. Pour récompense du plus rare de tous les désintéressemens,
celui de l'ambition , il est réservé à M. le duc de Broglie d'attacher son nom
à la dernière chose sérieuse que la liberté ait à faire, en France, pour accomplir
son œuvre légale.
\1M. Passy et Victor de Tracy, comme promoteurs de la mesure dans la
chambre des députés, avaient leur place marquée dans la commission. i\IiM. de
Sade, président, M. de Tocqueville, rapporteur de la commission parlemen-
taire, étaient aussi désignés d'avance par le choix de leurs collègues de la
chambre des députes.
Le commerce maritime est représenté par M. Wustemberg, de Bordeaux,
M. Bignon, delNantes. M. Reynard , de Marseille; l'expérience administrative
par MM. deSaint-Cricqetd'Audiffret; la science économique et législative par
M. Rossi ; la pratique des affaires coloniales par deux chefs d'escach-e, anciens
gouverneurs de nos colonies. Le directeur des colonies et un chef de bureau
de l'administration font également partie de la commission.
11 est peut-être à regretter que la commission n'ait pas été conq)létée par
deux spécialités qui auraient apporté dans ses travaux un contingent utile. On
se demande, par exemple, si le conmierce maritime, principal créancier des
planteurs, lié d'affaires avec les colonies suivant tous les erremens de l'an-
cienne constitution économique, et qui y exerce un plein monopole pour la
fourniture des marchandises de consommation, pour le transport et la vente
en commission des denrées du pays, est le meilleur juge des réformes qu'il y
aurait à introduire pour accorder aux planteuis la juste part de liberté d'in-
dustrie qu'ils ont droit de réclamer, et surtout pour aviser aux moyens de
faire fructifier l'indemnité sur le sol même des colonies. Les iiommes de la
banque et de la haute finance sont mieux placés peut-être pour voir l'ensem-
ble des résultats industriels d'une réforme comme celle qui se prépare.
I/administration des douanes aurait pu être aussi appelée dans la commis-
sion. Les réformes porteront nécessairement sur Timpôt; or, dans les colo-
nies, l'impôt presque tout entier est perçu par l'administration des douanes,
soit à l'embarquement dans les ports d'outre-mer, soit à l'arrivée en France.
11 y avait une considération plus puissante : les rapports de l'administration
des douanes coloniales avec l'administration centrale dans la nut.(.p;)Ie ne
812 REVUE DES DEUX MONDES.
sont pas établis comme ceux des autres administrations. Celles-ci sont en quel-
que sorte détachées de l'unité nationale, ou n'y conservent que peu de liens,
ce qui entraîne les plus graves inconvéniens pour le service et surtout pour
la prospérité des colonies. L'administration des douanes coloniales, au con-
traire, ne fait qu'un avec l'administration centrale. Elle obéit aux mêmes
règles, au même contrôle, à la même hiérarchie : c'est là ce qui nous semble
l'état normal des colonies avec leurs métropoles, et ce qui sera tôt ou tard
appliqué aux autres parties de l'administration coloniale : cultes, justice, en-
registrement et domaines, administration civile.
M. le comte de Moges , retenu à la INlartinique , n'a point pris part aux pre-
miers travaux. Il apportera desélémens utiles dans la discussion. M. de IMoges
est un des officiers-généraux les plus distingués de notre armée navale; il
connaît bien les colonies, et il en comprend l'importance. Pendant le cours
de son administration, il s'est fait une place à part, en prenant une position
active sur les deux points essentiels de la question coloniale. Aux planteurs
il a dit qu'il fallait se préparer à l'émancipation, et on lui a répondu par le
mot 'nnpossible. K la métropole il a dit que les colonies devaient avoir la
faculté d'exporter au moins lorsque les prix de leurs denrées sont trop bas;
de ce côté encore on lui a répondu par le mot impossible. L'avenirnéanmoins
résoudra ces deux questions dans le sens de ses actes.
M. de IMackau est moins arrêté dans l'ensemble de ses vues. 11 paraît croire
à la possibilité du statu qno et s'effrayer des résultats de l'expérience an-
glaise. M. de iMackau a cependant rapporté une impression favorable de la
seule colonie qu'il ait visitée, Antigue. Il a jugé les autres possessions d'après
des rapports de journaux ou de voyageurs. Dans le conllit actuel des opinions,
ce sont des témoignages peu sûrs. IVéanmoins l'opinion de ÏM. de IMackau
n'était pas sans importance pour donner à la discussion toute son étendue et
faire envisager sous toutes leurs faces les difficultés sérieuses qu'il faudra
résoudre. M. de Mackau, appelé au connnandement de l'expédition de la
Plata, est maintenant éloigné de la commission; s'il devait y être remplacé,
le gouvernement songerait sans doute à une personne qui aurait l'habitude
des affaires coloniales. M. Jubelin, gouverneur de la Guadeloupe, a demandé
son rappel. Dans le cas où M. Jubelin reviendrait en France, sa place serait
marquée dans le sein de la commission. iM. .Uibelin, qui a vieilli dans l'admi-
nistration de la marine, est né à la Martinique; il a été successivement gou-
verneur du Sénégal, de la Guyane et de la Guadeloupe; il est depuis plu-
sieurs années dans cette dernière colonie. Personne en France ne connaît
mieux les ressorts pratiques et toutes les traditions des affaires coloniales.
M. Jubelin mérite cependant quelques reproches pour avoir entièrement écarté,
dans son dernier discours au conseil colonial de la Guadeloupe, la question
d'émancipation. On dirait, à entendre parler ainsi un gouverneur, qu'il par-
tage les illusions quelquefois volontaires de ceux qui , à la veille de la nomina-
tion de la commission , annonçaient qu'en France il n'elait plus question d'es-
clavage, et qui ont eu la simplicté poliiique de considtrer comme un ajour^
REVUE — CHRONIQUE. 813
nement indéflni le retrait de la proposition de M. de Tocqueville devant la
promesse d'un .acte effectif de la part du ministère. Cette réserve excessive de
M. le gouverneur de la Gaudeloupe était d'autant moins de circonstance, que
les deux délégués de cette colonie, MM. de.Tabrun et Janvier, ont pris à l'égard
de leurs commettans une position de franchise et de sage avertissement, où
tous les amis sérieux et sincères de la cause coloniale doivent s'efforcer de
prendre leur part de solidarité.
Les colonies sont représentées légalement auprès de la métropole par un
conseil de délégués. Le premier acte de la commission a été d'appeler le con-
seil des délégués à conférer avec elle. Le croirait-on ? Le conseil des délégués a
refusé de se rendre à l'invitation qui lui a été adressée, motivant son refus sur
ce qu'il n'avait point mandat de s'expliquer. Qu'est-ce donc que le mandat de
délégué, s'il ne permet pas de se présenter devant une comtnission nommée
par le gouvernement du roi? Et sur quoi le conseil des délégués peut-il émettre
son avis, s'il a la bouche close quant à l'esclavage et à la constitution poli-
tique des colonies ? Depuis quelques années le conseil des délégués a beaucoup
parlé et beaucoup écrit; il a toujours écrit, il a toujours parlé des mêmes
choses sur lesquelles il allègue aujourd'hui son incompétence. Si encore il
avait refusé de se rendre devant la commission de la chambre des députés, ce
n'aurait pas été assurément une conduite habile, mais elle pouvait s'expliquer.
Eh bien ! c'est précisément le contraire qui a eu lieu. Le même conseil , com-
posé des mêmes hommes, s'tst rendu devant la commission de la chambre des
députés, et s'est abstenu devant la commission du gouvernement. La pre-
mière démarche avait été sans doute désapprouvée par quelques exaltés. Le
conseil a saisi l'occasion de faire amende honorable. Il est impossible de pousser
plus loin la haine et h; pratique du mandat impératif. Ce qu'il y a de pire,
c'est que le mandat impératif est aussi un mandat salarié. Une pareille position
est le renversement de toutes les idées admises sur le caractère de la représen-
tation politique. Quelques publicistes ont pu penser que l'exercice du mandat
législatif devait donner lieu à une indemnité ou même à une rétribution : dans
cette hypothèse, l'indemnité ou la rétribution serait payée par l'état; mais
personne ne s'est encore avisé de demander que la rétribution fût payée direc-
tement par les collèges électoraux. C'est ce qui arrive cependant pour la délé-
gation coloniale. Cette circonstance a privé le conseil des délégués de toute
influence politique.
Il est à présumer que cette anomalie disparaîtra, et qu'une des premières
réformes demandées par la commission sera la représentation directe des
colonies dans les deux chambres. La nécessité a conduit les colonies anglaises
à reconnaître que c'était la véritable garantie des possessions d'outre-mer
contre l'oppression ou la négligence de la métropole. La France commencera
par où l'Angleterre va finir. Il y a dans cette mesure , qui de prime-abord
ne paraît pas très grave parce qu'elle se rapporte à des possessions d'importance
secondaire, tout l'avenir du système colonial tel que le réclame l'état nouveau
des lumières et de l'industrie. Si les métropoles n'opprimaient pas les colonies,
elles ne songeraient pas à s'émanciper lorsqu'elles deviennent puissantes. Les
81V REVUE DES 1>EUX MONDES.
États-Tînis d'Amérique, représentes au parlement d'Angleterre, n'auraient
pas eu à souffrir des injustices qui ont entraîné la séparation. L'Espagne n'au-
rait point [)tr.hi ses colonies par l'insurrection, si elle ne les avait pas o|)pri-
niées, et si tile-niénie avait eu, au moment de leur crise, un état social plus
régulier.
Eu attendant, l'absence du témoignage ofiiciel des délégués de nos colonies
ne sera pas bien sensible en ce qui se rapporte à l'infelliiience des véritables
intérêts de nos possessions d'outre-mer; car, il faut le dire, l'administration
de la marine a fait bien souvent, et le conseil des délégués a laissé faire, sans
protestation, des fautes graves, dont l'effet a été arrêté quelquefois par des per-
sonnes que les colons regardent pourtant comme leurs ennemis. On vient d'en
avoir un exemple cette année même. Une loi, tendant à introduire dans les
colonies le régime bypothécaire du Code civil qui n'y est pas encore en vigueur,
a été présentée à lacbambre des pairs |)arraclininistration delà marine, et sans
opi)Osition de la part des délégués. Ceite loi , décisive qiiant à la propriété terri-
toriale, qui est au moins la moitié de la fortune des colonies, présente en ce
moment quelque chose déplus que des difficultés d'exécution : son application
serait vraiujent oppressive. Dans l'état actuel des choses, le sol et l'esclave ne font
qu'un : ils sont immuables l'un et l'autre. Le sol et l'esclave sont le gage com-
mun du créancier, mais ils sont aussi le moyen de libération du débiteur.
Or, l'esclave est aujourd'hui sans valeur, puisque l'existence de l'esclavage est
mise en question , et que le chiffre de l'indemnité n'est pas fixé. D'autre part ,
il y a un tel discrédit sur la propriété coloniale et une telle disette de capitaux
dans ces régions, que les propriétés mises à l'enchère ne peuvent pas être ven-
dues, même à vil prix. Au milieu de telles circonstances, la licitation judi-
ciaire, quand elle est poss'ble, n'est qu'tni moyen frauduleux enq)loyé par
le débiteur contre tous ses créanciers ou par le plus fort créancier contre les
plus petits; le plus souvent elle demeure oppressive pour le débiteur et sans
profit pour le créancier.
C'était là pourtant le moment choisi pour introduire la licitation judiciaire
des biens immeubles dans nos colonies, mesure dont l'ojjinion publique i>e
s'occupait pas, et qui n'intéresse sérieu.sement que (pielqiies négocians des
ports de mer, créanciers des i)lanteurs. Si jamais quelque chose a pu ressem-
bler à un com|)lot contre la propriété coloniale, c'est bien cette loi. Heureu-
sement elle a trouvé des juges conq)étens dans la conmiission de la chambre
des pairs, et il est probable qu'elle n'en sortira que pour retourner dans les
cartons de la direction des colonies. Cette destinée ne lui eut pas été assurée
déjà, que la question se trouverait tranchée [wir la nomination d'une commis-
sion ayant un objet plus général. Un des mend)res de la commission de la
■chandjre des pairs, qui a le plus insisté sur les difficultés de cette introduction
immédiate du régime hypothécaire dans les colonies, M. Rossi, fait aujour-
d'hui partie de la conmiission du gouvernement. En le vnyant appeler, les
colons ont dit : ■ C'est un ennemi de plus. » Les ennemis de ce genre valent
mieux que certains alliés.
J'en dirai autant de M. de Toequeville , autre enneiiii, signalé aux colons
UEVUE. — CHRONIQUE. 81^
par des alités du même genre. M. de Tocqueville n'a pas voulu motiver un
acte de justice réparatrice sur un principe de barbarie sociale; il n'a pas voulu,
reconnaître au maitre sur lesdave un droit de propriété analogue a celui en
vertu duquel nous possédons un cheval ou une béte de somme, et de là on a
inféré qu'il s'opposerait à ce que le planteur fût indemnisé avant l'émancipa-
tion. M. de Tocqueville a été cependant bien explicite sur ce dernier point, et
c'est lui qui a dit dans son rapport : » Pour que rémancipation réussisse,
il faut que les colonies soient prospères. » De la part d'un homme comme
M. de Tocqueville, le mot est grave, et il ne l'a pas prononcé sans se rendre
compte de sa portée. Qu'il agisse selon ses paroles, c'est tout ce que les colons
ont à désirer. Mais c'est vouloir quelque chose de plus que l'impossible de
demander que M. de Tocqueville recoimaisse l'esclavage comme rn droit. Il
ne le pouvait point sans démentir touîes ses doctrines, qui ne sont pas celles
de la féodalité et du siècle de Louis XIV. Tout le monde n'est pas disposé à
soutenir, en 1840, que resclav;ige est de droit divin, et à en puiser la preuve
dans, les textes de Tiicriture, sauf à dire ensuite que le saint père fait des con-
cessions à l'esprit du siècle et dévie du catholicisme véritable, lorsqu'il con-
firme par une nouvelle lettre apostolique la condamnation qu'il a portée,
depuis plusieurs siècles, contre la traite et l'esclavage. L'indemnité est due par
l'état comme expiation de l'institution barbare qu'il a d'abord sanctionnée,
qu'il a encouragée plus tard même par des lettres de noblesse, et qu'il con-
damne aujourd'hui, en vertu même de'=; révolutions qui se sont opérées dans
le droit écrit et dans les mœurs de la métropole. C'est à l'état de supporter,
dans l'intérêt d'une, bonne exécution de la réforme, les frais de ce grand dépla-
cement.
La comnussion a entendu plusieurs témoignages sur la situation des colo-
nies françaises et étrangères. Il est remarquable qu'aucune des personnes
appelées n'appartient au parti abolitionniste proprement dit, soit en Angle-
terre, soit en France. M. Turnbull , en ce moment consul anglais à Granville,
a été secrétaire du gouvernement de laTrinidad. M. Sully-Bruneta été pen-
dant plusieurs années délégué de Pile Bourbon. M. Bernard est, en ce moment
même, procureur-général de la Guadeloupe. M. Jules Lechevalier vient de
remplir une mission d'exploration, l-es procès-verbaux de la commission sont
demeurés secrets, et l'on ne peut savoir rien de précis touchant les divers
témoignages entendus.
On dit cependant que M. Turnbull , en affirmant les heureux résultats de
l'émancipation, n'a pas dissimulé qu'il était possible d'aviser à des mesures
d'exécution meilleures que celles qui ont été adoptées par le gouvernement
anglais. La même opinion aurait été émise par i\L Jules Lechevalier. lAI. Sully-
Brunet aurait exposé de nouveau le plan d'émancipation qu'il a déjà publié, et
qui aboutit à une sorte de servage. 11 a insisté sur une réforme qui serait fort
utile à nos colonies, l'introduction d'un peu plus de liberté dans la presse,
pjacée encore sous le régime de la censure absolue. Ce n'estpas qu'il y ait lieu
à une législation aussi libérale que celle de la métropole. Ici encore il faudra
816 REVUE DES DEUX MONDES.
ménager la transition. Dans les colonies anglaises, !a liberté de la presse
existe presque sans frein ; mais elle existe de fait seulement, non de droit. Les
gouverneurs ont pouvoir de supprimer tout journal dont la tendance leur
paraît contraire aux intérêts de la colonie. Cette faculté, fort difficile à exercer,
est devenue illusoire. Aussi la presse locale, dans les colonies anglaises, a-t-
e!le fait peut-être plus de mal que de bien à la cause de l'émancipation , pré-
cisément parce qu'elle a trouvé son principal aliment dans les passions des
planteurs. En raison de l'absence des classes moyennes dans les colonies et de
la misère des autres classes, la presse se trouve placée dans des conditions
tout-à-fait différentes de celles que l'on peut trouver dans la société européenne.
Il faut donc tenir compte de cette différence. Mais, entre le silence absolu
imposé par une censure sévère et la liberté de tout dire donnée à tout citoyen
remplissant quelques conditions financières, il y a bien des degrés.
Au surplus, en ce qui concerne la nécessité de l'émancipation dans les colo-
nies françaises, déduite de l'état des esprits et des affaires, il est notoire que
les témoignages ont été unanimes. C'est le mode d'émancipation qui est désor-
mais le seul point à débattre dans la question des noirs. Trois idées princi-
pales ont cours dans les discussions ouvertes à ce sujet.
Personne ne songe d'abord à une perturbation violente de la société coloniale;
personne ne songe non plus à détruire l'esclavage sans y substituer un régime
de transition destiné à donner au noir l'éducation religieuse qui lui manque
entièrement dans nos colonies, et à préparer à la fois le maître et l'esclave au
nouveau régime dont ils ont besoin l'un et l'autre de faire l'apprentissage.
C'est par ce dernier point surtout que l'émancipation anglaise a pécbé. Elle
n'a pas prévu les difficultés qui seraient suscitées par le mauvais vouloir de
l'ancien maître et par sa propre inexpérience des voies et moyens d'un régime
de travail salarié. La France est suffisamment avertie pour prévoir.
Aussi le mode d'émancipation proposé parla commission de la chambre des
députés, et qui a prévalu jusqu'ici, s'écarte-t-il entièrement de l'apprentissage
anglais. II s'agit d'opérer immédiatement la rupture de tout lien de domina-
tion du maître sur l'esclave, et de racheter le noir pour le compte de l'état. Une
équitable compensation pécuniaire serait donnée à l'ancien maître. L'état se
chargerait alors de conduire graduellement l'ancien noir à la liberté civile, par
l'éducation religieuse et en lui donnant les habitudes de famille et de travail.
Les services de l'ancien esclave, devenu ouvrier pour son propre compte,
mais sous la tutelle de l'état, seraient loués aux planteurs. Dans ce système,
le rôle de l'ancien maître serait purement agricole et industriel : il n'aurait
plus d'influence sur le sort moral de l'ancien esclave remis aux mains plus
compétentes de l'état et du clergé.
Un autre mode d'émancipation générale a été conçu sur un principe opposé.
Ici l'indemnité destinée à représenter la valeur en capital du travailleur serait
le point accessoire; le principal dédommagement accordé au maître serait
une continuation de travail gratuit et le maintien pour une période de vingt
ans de sa tutelle sur l'ancien esclave. Le noir resterait attaché au sol de la
REVUE. — CHROMQUE. 817
plantation et en suivrait la destinée. Ce système n'est qu'une aggravation de
l'apprentissage qui a eu tant d'inconvéniens chez les Anglais, et qui, après
avoir jeté le trouble d.ins leurs colonies, n'a pas pu arriver au terme de sept
ans, fixé par le bill d'émancipation. Le principal vice de l'esclavage, c'est
d'exiger le travail sans salaire; la plus grande difficulté de l'émancipation,
c'est de déterminer le maître à payer de bonne volonté ce que naguère il obte-
nait presque pour rien. L'apprentissage ne prépare en aucune façon le chan-
gement qui doit s'opérer de part et d'autre. Il donne pour tuteur à l'esclave
celui qui a le moins d'intérêt à ce qu'il devienne un travailleur libre , en état
de débattre ses conditions, celui qui , par ses sentimens et ses habitudes, est le
moinsen mesure d'aimer et de comprendre l'état nouveau des relations sociales.
Enfin , ce système, en maintenant le noir à la glèbe, ne fait qu'échanger l'es-
clavage contre le servage, deux noms différens donnés à une même chose.
Qu'est-ce que la liberté, sinon la faculté de choisir celui à qui l'on vend son
travail.^ Quelle est souvent la plus grande douleur de l'esclave? c'est de se
trouver en face d'un maître qu'il n'aime pas. Quelle a été, au fond, la plus
grande difficulté de la transition dans les colonies anglaises, sinon la multi-
tude des conflits provenant de la présence forcée , en face l'un de l'autre, de
celui qui avait été maître absolu et despote, et de celui qui devenait ouvrier
libre, de celui qui avait châtié et offensé impunément, et de celui qui avait été
offensé et châtié? Quel serait le meilleur moyen d'éviter ces conflits et de
détruire à leur racine toutes les susceptibilités morales inhérentes à la position
respective de l'ancien maître et de l'ancien esclave? Le plus souvent, un simple
changement d'atelier pour l'ancien esclave. Celui qui travaillait avec répu-
gnance sur telle plantation, deviendrait, sur telle autre, travailleur diligent
et de bonne volonté. Évidemment, ce prétendu mode de travail libre n'est
qu'une variante du travail esclave, et ne supporte pas la discussion.
Quant au troisième mode, c'est celui que l'on a nommé émancipation par-
tielle. Il ne faut pas entendre par là ce faux-fuyant dérisoire, adopté par les
défenseurs de l'ancien système colonial comme dernier refuge de la résistance,
et qui consiste à présenter comme le plus sûr moyen d'éteindre l'esclavage le
cours naturel des affranchissemens volontaires que les maîtres accordent à
leurs esclaves. Ces affranchissemens volontaires n'intéressent pas la population
rurale, celle où se trouvent les véritables esclaves : ils ne portent guère que
sur la population des villes, et encore sur des serviteurs vieillis ou sur des
femmes et déjeunes enfans. Le nombre des femmes et des jeunes enfans affran-
chis est assez considérable, et l'on conçoit facilement la cause de ces prédi-
lections. Les affranchissemens partiels , dans une société où la masse des tra-
vailleurs est esclave et où il n'existe aucune prévision pour l'organisation du
travail libre, ni même aucune place pour les professions d'arts et métiers, n'ont
d'autre effet que de multiplier les vagabonds et de fournir des argumens à
ceux qui prétendent que les noirs sont impropres au travail. A de pareilles
conditions, les blancs y seraient encore moins aptes. En outre, les affranchis-
semens partiels tendent à frustrer le colon des deux avantages qu'il peut
818 REVUE DES DEUX MOiNDES.
attendre de la réforme, le remboursement d'une partie de son capital au
moyen de riiidemnité, et l'adoption de bonnes mesures de police pour le main-
tien et Toryanisiition du travail.
Ce qu'il faut entendre par émancipation partielle, lorsqu'il s'agit d'un mode
d'émancipation pris au sérieux , c'est le système qui a été proposé aux colonies
par le ministère de la marine, après le rapport de M. de Rémusat, savoir, la
sanction légale du pécule et du droit de rachat, moyennant des conditions
fixes, indépcadanles de l'arbitraire et du caprice de l'ancien maître. Un pareil
mode, qui a le double inconvénient d'éluder le paiement intégral et en masse
de l'indemnité, seule compensation suffisante au déplacement d'intérêt qui
doit résulter de rémancipation, et de rendre moins nécessaires bs mesures de
prévoyance pour l'organisation du travail, suppose encore le concours actif
des planteur^. Les quatre conseils coloniaux, déjà consultés sur ces mesures
d'émancipation partielle, s'étant trouvés d'accord pour les repousser, il n'y a
pas lieu de compter sur ce concours, et par conséquent de faire essai du sys-
tème pour lequel il est absolument indispensable.
Ainsi, des trois modes d'émancipation qui sont coniuis et proposés, le seul
rationnel , c'est celui qui aboutit à un" mesure d'ensemble entreprise et con-
duite par l'état, sauf établissemeiit d'un régime intermédiaire. La direction
de ce régime intermédiaire est sans doute une grave responsabilité; mais il faut
bien que quelqu'un la prenne, et le gouvernement est, on définitive, mieux
en mesiu'e que personne. Il doit néanmoins se i)réoccuper de toutes les diffi-
cultés d'une pareille tàclie. Le mauvais vouloir des anciens maîtres quant à la
location du travail pourra susciter beaucoup d'obstacles.
11 est douteux d'abord que les conseils coloniaux se montrent favorables à
l'émancipation, ou même résignés devant la résolution qui leur est transmise.
Ils ont été dcja consultés plusieurs fois, et l'on a vu l'esprit de résistance se
développer chez eux en suivant une progression ascendante. Aussi la commis-
sion a-t-elle jugé qu'une nouvelle tentative serait superflue. Le ministère de la
marine, qui a bien qi;elques reproches a se faire quant à la fermeté des avis
qu'il aurait pu donner aux colons, ne voudra pas user de cette rigueur, et ïi
est probable que les gouverneurs coloniaux recevront ordre de réunir les con-
seils, ou qu'il leur sera laissé pleine liberté à cet égard. Si un rayon de lumière
pouvait éclairer ces populations, placées mallieureusement trop loin du centre
des opinions métropolitaines, et qui n'ont entre elles et la métropole que des
interprètes au moins maladroits; si elles consentaient à se départir d'une résis-
tance sans profit pour entrer dans les voies de la conciliation , chacun y gagne-
rait; et les colonies elles-mêmes plus que personne. L'émancipation, opérée
d'accord entre l'ettit et les planteurs, avec tout le profit qu'il est possible de
tirer des résultats de l'expérience anglaise, ouvrirait pour les colonies une ère
de sécurité, de crédit et de prospérité financière. iMais ne faut-il pas craindre
le funeste effet des dispositions contraires déjà manifestées, et que trop de per-
sonnes ont intérêt à entretenir.^
Il faut toujours prévoir ces résistances et envisager la réi'orme coloniale
REVUE. — -CHROMQCE, S1^
comme une mesure que le gouvernement est appelé à conduire rai milieu de
difficultés dont les plus graves ne viendront pas seulement des colonies. Toutes
ces difficultés provenant avant tout d'imprévoyance, d'ignorance et d'inertie,
le gouvernement est tenu de prévoir, de savoir et d'agir en faveur de ceux
qui s'oublient dans la misère du présent et dans l'insouciance de l'avenir.
En vue de cette situation, plusieurs questions bien graves se soulèvent
d'elles-mêmes :
La transformation de la propriété en vertu de laquelle l'ouvrier cessera
d'être valeur immobilière, et qui va fonder la richesse coloniale sur la même
t»ase qu'en Europe, c'est-à-dire sur la terre, n'entrainera-t-elle pas un rema-
niement dans l'assiette de l'impôt?
Les changemens à introduire dans le régime du travail ne devront-ils pas
modifier la distribution des cultures et des industries, de telle sorte que la plu-
part des prohibitions du monopole colonial fassent place à la liberté du travail
du maître, en même temps que le travail de l'esclave deviendra libre aussi?
Appendice négligé, dépendance accessoire d'un grand ministère qui a la
responsabilité de nos Hottes, et qui, en tout temps, mais en ce moment sur-
tout, doit avoir un souci plus grave que d'assurer l'ordre intérieur de quel-
ques possessions d'outre-mer, la direction des colonies a-t-elle, par elle-même,
Ja spontanéité d'action et le degré d'influence que réclame l'exécution d'une
réforme où l'état devra prendre une part directe et si grande?
Une telle oeuvre n'exige-t-elle pas une masse de travaux et des connaissances
spéciales qui excluent la possibilité de la réduire à un travail secondaire, à une
affaire de détail, même pour l'homme d'état le plus exercé? Tout homme
politique qui ne fera pas de cette oeuvre son but particulier, au moins tempo-
rairement, son titre principal à la reconnaissance de son pays, ne reculera-
t-il pas toujours devant la responsabilité de l'action , et n'aimera-t-il pas mieux ,
comme c'est arrivé jusqu'ici , se tenir sur la réserve et dans la dangereuse
quiétude des temporisations?
Le gouvernement de nos possessions, pendant cette transformation avant
tout civile et industrielle, doit-il être confié à des hommes de guerre, détournés
par l'intérêt même de leur avancement de faire une résidence dans le pays?
L'administration des colonies ne serait-elle pas beaucoup mieux placée, au
contraire, aux mains de fonctionnaires civils, habitués à manier des affaires
d'intérêt matériel et à diriger les hommes d'après d'autres mobiles que ceux
•de la discipline des camps ou des vaisseaux?
Le traitement de ces hauts fonctionnaires doit-il être porté sur les budgets
locaux ou sur le budget général de l'état?
Les conseils coloniaux doivent-ils rester pouvoirs législatifs et avoir dans
leurs attributions le vote ou du moins le contrôle des traitemens de la magis-
trature et du clergé?
Le clergé lui-même , au moment où son assistance sera si utile , son action
sur la population si importante et si difficile, pourra-t-il rester sans chefs
épiscopaux?
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Telles sont les questions qui se trouvent, comme nous l'avons dit, posées
d'elles-mêmes devant la commission. La commission est à la hauteur de ces
difficultés , mais elle doit en tenir compte dès le point de départ. Le plus grand
malheur pour les colonies et pour le succès de l'émancipation en elle-même,
serait qu'elle se présentât comme une mesure isolée. Des précédens fâcheux
ont fait de la législation coloniale un chaos de mesures contradictoires, et de
l'administration des colonies un véritable ntyaume de ténèbres. Sous peine de
travailler en pure perte, comme on l'a fait jusqu'ici , il faut procéder par une
législation d'ensemble et une réforme radicale dans le sens rationnel de ce mot.
Quand une société a pour racine l'esclavage, et que Ton songe à faire dispa-
raître l'esclavage, c'est toujours d'une réforme complète qu'il est question.
On ferait injure à la haute sagacité de M. le président du conseil si l'on ajou-
tait foi à ce qui se propage au sujet de son indifférence sur ces graves intérêts.
La question coloniale ne doit pas être traitée comme une question de charité
publique envers les noirs. Par le côté où elle touche à la liberté , c'est une
question d'honneur national; car la charte de 1830 n'a pas à se glorifier de
mettre l'esclavage sous la protection du drapeau tricolore, lorsque le drapeau
anglais est devenu une bannière religieuse de libération pour la race africaine.
Par le côté où elle touche à la politique pratique, c'est l'avenir de notre com-
merce maritime. Le commerce maritime ne se relèvera pas aussi long-temps
que notre gouvernement de droit commun aura à solder avec ses départemens
d'outre-mer le long arriéré d'une législation exceptionnelle. Le ministre qui a
présenté et fait voter la loi des paquebots transatlantiques n'a pas, quoi qu'on
dise, l'intention de localiser l'action de la France dans la Méditerranée. La
puissance navale ne peut avoir de circonscription naturelle que la mer elle-
même dans toute son étendue, mare ubicamque est. Avec l'avenir réservé à
la navigation à vapeur, les colonies d'outre-mer n'ont-elles pas acquis une
importance militaire plus grande , ne fût-ce que comme dépôt de combustibles.^
A la honte d'avoir perdu tant et de si belles possessions, faudrait-il ajouter la
honte de ne pouvoir point défendre celles qui nous restent.^ Et le cas de guerre
échéant, hypothèse formidable qu'il n'est plus permis de négliger aujourd'hui,
ne serait-il pas plus avantageux à la France de se ménager, dans ses colonies,
250,000 sujets de plus pour aider à repousser l'ennemi , au nom d'une métro-
pole libératrice , au lieu d'avoir, ce qu'elle aurait aujourd'hui , '230,000 esclaves
rebelles appelant l'étranger à leur secours?... C'est ici surtout que l'émanci-
pation ne se présente plus comme une question de philanthropie, si tant
est qu'on la dédaigne à ce titre.
V. DE MaBS.
JOURNAL
OFFICIER DE MARINE
Maniik — Canton. — Un Théâtre Chinois, etc.
Le 29 août 1838, à onze heures du matin , nous mouillâmes devant
Manille, après avoir rapidement passé dans l'étroit canal formé par
l'île verdoyante du Corrégidor et celle de Maribelle. Une forte pluie
vint dérober à nos yeux la vue des noires fortifications et des nom-
breuses églises de la ville; ce n'était que le prélude de l'affreux déluge
qui nous attendait.
Malgré la mer qui commençait à se faire grosse, M. Chaigneau,
le vice-consul, vint à bord avec le capitaine du port, dans une de
ces superbes chaloupes , armées de pierriers , que le gouvernement
espagnol entretient pour transporter les autorités, et pour chasser les
petits pirates qui infestent la côte vers Mindanao. Je lui remis les
lettres que j'avais pour M. Barrot, notre consul, ne voulant aller à
terre que le lendemain , une fois le mauvais temps passé. A ces lettres
que je lui confiais, j'ajoutai une courte note contenant mes compli-
TOME XXIII. — 15 SEPTEMBRE 1840, 52
822 REVUE DES DEUX MONDES.
mens et une apologie for mrj nol (/Ding un shore, apologie que l'état
du cie'i faisait hcauroup mieux que moi.
l.e lendemain s'écoula, puis le surlendemain, et enfin le troisième
jour, sans qu(! la pluie parût vouloir cesser. Nous commençâmes à
croire (jue le soleil était chose invisible à Manille, et M... et moi,
décidés à ne pas perdre davantage un temps précieux, nous nous
jetâmes dans un canot pour aller, malgré la mer, le vent et les tor-
rens de pluie, faire une visite à M. Barrot, dont j'avais reçu une
lettre fort aimable.
La ville est bâtie sur les bords d'une rivière qui se trouve encaissée
jusqu'à la mer par deux belles chaussées, à l'extrémité desquelles
s'élèvent d'un coté un petit phare et de l'autre un port bien bâti et en
bon état. Les lames battaient avec fureur les murs solides de la for-
teresse, et couvraient d'écume la partie la plus haute du phare. Nous
entrâmes avec peine, au milieu des brisans, dans le petit chenal mar-
qué par des pierres qu'il faut suivre pour franchir la barre, et puis
nous nous trouvâmes dans la rivière, où le courant, luttant contre
la marée montante et le vent, soulevait des vagues courtes, mais
droites et dures, qui se heurtaient dans tous les sens et entraînaient
dans leurs sauts désordonnés notre embarcation d'une manière fort
désagréable. Cependant le ciel, qui avait paru vouloir s'éclaircir,
abaissa peu à peu vers la terre des masses énormes de nuages noirs,
et, derrière nous, le bouillonnement des eaux nous annonça qu'il
était temps de chercher un abri.
Un de ces immenses bateaux plats couverts de toitures mouvantes
en paille, si utilement employés pour le transport des marchandises,
se traînait péniblement le long de la jetée, cherchant à remonter le
courant et à regagner son poste parmi les nombreux navires dont les
mâtures rapprochées nous annonçaient les places où l'on pouvait
débarquer. Nous atteignîmes bientôt le casco (c'est le nom qu'on
donne à ces larg.ss embarcations), et nous sautâmes tous à son bord ,
officiers et matelots, pour nous mettre à l'abri sous ses voûtes de
nattes. Ceux de nos hommes qui étaient déjà mouillés se mirent sur
la jetée, avec deux ou trois ïagals, à tirer la corde au moyen de
laquelle le lourd bateau se halait de l'avant.
Le Tagal qui était à la barre nous salua fort poliment; il nous
offrit du feu pour allumer nos cigarres; et, quand nous fûmes confor-
tablement iiistallés au milieu de quehîues veaux dont le bateau était
chargé, il parut tout disposé à lier conversation avec nous. Le pauvre
diable attendait depuis trois jours un moment de beau temps pour
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 823
porter à bord d'un bâtiment en rade des provisions fraîches en ani-
maux et en légumes ; sa cargaison avait passablement souffert de ce
retard ; il venait d'essayer de sortir, mais l'état de la mer l'en avait
empêché. Le ciel semblait avoir ouvert toutes ses cataractes; la che-
mise d'écorce d'ananas de notre pauvre patron indien était collée
sur sa peau ciùvrée sans qu'il parût y faire attention; cependant
nous avancions toujours, grâce à ceux qui nous traînaient sur la
digue et à quatre hommes placés sur des saillies extérieures en bam-
bou, qui poussaient de fond en appuyant contre leur épaule l'extré-
mité d'une immense perche.
Enfin nous arrivâmes devant un grand édifice carré, percé de nom.-
breuses fenêtres, qu'on nous dit être la douane; et, reprenant notre
embarcation , nous évacuâmes le cusco hospitalier pour aller débar-
quer sur la rive opposée, laissant à notre droite la ville fortifiée, avec
ses sévères bastions et ses grandes maisons emprisonnées dans les
remparts, pour aller dans le faubourg de Binondo. Cet immense fau-
bourg est le séjour des marchands et des personnes riches, qui se
bâtissent sur les bords de la rivière, en dehors des murs à créneaux,
des habitations délicieuses, où l'on respire un air plus libre, et que
l'on peut quitter à toute heure de la nuit sans craindre la rencontre
d'un pont-îevis abaissé ou d'une porte fermée.
Nous avions l'adresse d'un bon hôtel tenu par un honnête Allemand
nommé Antelmann, et nous nous y dirigeâmes en toute hâte, pré-
cédés par les porteurs de nos malles, qui galopaient de leur mieux,
sous une horrible averse, et dans des rues qui ressemblaient à des
rivières. Nous arrivâmes mouiilL'S des pieds à la tête à l'hôtel Antel-
mann; les domestiques de la maison quittèrent leurs guitares pour
venir prendre nos manteaux, et le maître, vrai Castillan par son
flegme, sinon par son origine, nous donna des chambres propres et
commodes, où nous nous débarrassâmes avec bonheur de nos vête-
mens mouillés, en savourant une tasse de ce délicieux chocolat de
Manille que les Espagnols seuls savent préparer. Nous passâmes en-
suite dans une grande salle où nous attendait le déjeuner; quelques-
uns des élèves de marine de rAiirinise y étaient déjà établis; ils
venaient de quitter une table de billard placée dans le même appar-
tement.
Nous fîmes un excellent repas, et, pendant une heure i.u deux,
nous oubliâmes qu'il pleuvait à verse. H fallut cependant bi songer
à quitter l'hôtel pour aller chez M. Barrot; mais à Manille les per-
sonnes comme il faut ne vont jamais à pied , quelque temps qu'il
52.
821 REVUE DES DEUX MONDES.
fasse, et certes ce n'était guère le moment de songer à déroger aux
usages reçus. Heureusement M. Antelmann, en landlord prévoyant,
avait dans ses écuries cinq à six voitures et une vingtaine de chevaux;
moyennant trois gourdes par jour, on a un joli birlocho avec deux
petits chevaux fringans et un habile postillon. Cette espèce de voi-
ture, à quatre roues et à deux places seulement, est très légère et très
gracieuse; c'est la seule usitée à ]\îanillc; la mode en vient, dit-on,
de Batavia; j'en avais vu de lout-à-1'ait semblables à Lisbonne.
Nous montâmes dans notre élégant équipage, M... et moi; le
postillon, couvert d'un manteau à livrée, et la tète coiffée d'un
immense sa^flco/, s'élança sur un des chevaux, et nous partîmes, em-
portés comme le vent, à travers les rues boueuses, laissant rapide-
ment derrière nous les magasins chinois, les guinguettes tagales, les
vieilles églises, les maisons élégantes aux balcons saillans, et les som-
bres couvens aux fenêtres grillées. Notre course ne se ralentissait
qu'au passage des petits ponts en pierre jetés sur les bras de la rivière
qui s'avancent dans la ville; ces ponts, construits, je crois, pour le
désespoir des cochers et la fortune des faiseurs de voitures, sont en
dos d'àne, très raides; et ce qui augmente encore la difficulté du
passage, c'est que les larges pierres de taille qui les couvrent s'arrê-
tent à l'endroit même où commence la rue. Cela fait, à l'entrée et à
la sortie du pont, une espèce de marche d'escalier que les roues des
voitures ne franchissent qu'aux risques et dépens des ressorts. Nous
traversâmes une dernière rue bordée de mauvaises cases en feuilles
de palmier, et, tournant habilement à droite, notre postillon entra
par une porte étroite dans un pré où se trouvait la maison du consul.
C'était anciennement une église appelée San-Miguel , et le nom en
est resté à l'habitation.
Bâtie sur le bord de la rivière , dans une situation charmante ,
cette maison est une des plus agréables de Binondo; nous y fûmes
reçus de la manière la plus aimable par M. Barrot, que nous trou-
vâmes étendu, en vrai colon, dans un vaste fauteuil chinois en
bambou, et savourant un de ces délicieux cigarres de Manille que les
étrangers finissent par préférer à ceux de la Havane. Tout le monde
fume dans la capitale des Philippines : petits et grands, hommes et
femmes, paient leur tribut à la manufacture royale, où plus de dix
mille ouvriers travaillent sans relâche à rouler des feuilles de tabac.
M. Barrot, après avoir résisté à cette passion générale , lorsqu'il habi-
tait Lima et Carthagène, n'avait pu en faire autant à Manille; il nous
présenta une assiette en laque noire pleine des précieux cigarres , et
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 825
la conversation sembla devenir plus gaie dès que l'assiette eut circulé
et que chacun eut allumé son rouleau parfumé à un de ces bâtons-
mèches qui brillent toujours dans de petits bateaux en laque, inventés
en Chine pour cet usage.
Nous sortîmes enchantés de notre jeune consul; et, comme nous
devions venir dîner avec lui , nous le quittâmes pour aller faire un tour
dans la ville, en attendant que la pluie nous forçât de retourner à l'hôtel.
Mais, avant de parler davaritage de Manille, je vais rappeler en peu
de mots l'origine de cette colonie, ses diverses révolutions et les élé-
mens dont elle est composée.
On sait que Luçon, l'île la plus grande du groupe des Philippines,
fut découverte par Magellan en 1519; mais ce ne fut qu'en 1571 que
Juan de Salcedo, neveu du brave Legaspe, envoyé à Luçon par son
oncle, fonda Manille sur les bords de la petite rivière de Passig, qui
prend sa source à neuf ou dix milles de là, dans un lac immense par-
semé d'îles d'une fertilité étonnante.
Salcedo battit les naturels du pays qu'on appelait Tagals, Panpangas,
Zimbales, Pangasinans, Ilocos et Cayagans. Ces peuplades, d'une cou-
leur olivâtre, ont les cheveux lisses et les traits presque entière-
ment semblables à ceux des Malais. Mais dans les forêts et sur les
montagnes vivait une autre race entièrement différente, noire comme
les races du centre de l'Afrique, avec les cheveux crépus et le nez
épaté : les Otas ou Négritos fuyaient les autres habitans de l'île et se
faisaient remarquer par un naturel indomptable. Les Espagnols renon-
cèrent bientôt à les civiliser, et se contentèrent de les repousser plus
loin dans les gorges et les ravins inaccessibles de Luçon. Quant aux
Tagals, qui promettaient de devenir des sujets dociles, on les traita
assez humainement, et l'on prit, pour mieux s'assurer de leur fidé-
lité, un moyen qui déjà avait été employé plusieurs fois avec succès
en pareil cas : on travailla activement à en faire des chrétiens, et on
y parvint en assez peu de temps. Ils furent alors répartis en petites
congrégations, dont chacune, n'ayant guère à recevoir d'ordres que
de son chef spirituel, semblait ne point obéir à une autorité imposée
par la force. Mais les curés, dont l'influence sur les Tagals était
presque sans bornes, étaient eux-mêmes en général les instrumens
dociles des volontés de l'archevêque, qui se trouvait ainsi investi
par le fait d'une puissance extraordinaire. Toutefois, il faut remar-
quer que, si le clergé régulier lui était complètement soumis, il n'en
était pas tout-à-fait ainsi des ordres religieux, dont l'esprit indépen-
dant fut même dans le principe la caus2 de bien des troubles.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1574 , la colonie naissante fnt attaqnée par un pirate chinois
qu'on nomme dans le pays le roi Limahou. Eattu par Legaspe, cet
aventurier fut heureux de s'enfuir avec une partie de ses soldats
sur l'île Formose, tandis que le reste de ses troupes, refoulé dans
l'intérieur de Luçon, se mêla aux indigènes et forma une race dis-
tincte plus blanche que les autres. En 1G03, le foubourg de Binondo
comptait plus de vingt-cinq mille Chinois, qui étaient entièrement
maîtres du petit commerce de détail et très influens par leurs richesses.
Une amb.issade de la cour de Pékin vint à cette époque, sous un
prétexte absurde, pousser à la révolte tous ces sujets du céleste
empire, et , sans la révélation d'une Tagale mariée à un Chinois, c'en
était fait de Manille. Les Espagnols, quoique avertis, furent si vigou-
reusement attaqués, qu'une partie des troupes fut massacrée. Sans
les cruautés exercées par les Chinois envers les ïagals, la garnison
eût ir, ème été obligée de mettre bas les armes; mais les Tagals, m.al-
traités, se réunirent aux Espagnols, et dès-lors la victoire se déclara
pour le parti européen.
Les Chinois firent encore, en 1639, une tentative de révolte qui
se termina, comme la première, par une entière défaite.
Un tremblement de terre détruisit, en Î6i5 , une grande partie des
plus beaux édifices de Manille; enfin, en 1719, une attaque des An-
glais vint mettre la colonie à deux doigts de sa perte. Après une hé-
roïque résistance de la garnison et des indigènes, sons les ordres du
chanoine Anda et d'un Français, il fallut rendre la ville au général
Draper, qui l'abandonna au meurtre et au pillage, et lui imposa un
tribut de i millions. La tranquillité se rétablit. Mais les Anglais avaient
encore bien des ennemis à combattre; le chanoine Andn, exploitant
habilement les préjugés religieux, avait insurgé contre eux tout le
pays, et l'officier que Draper avait laissé pour commander la place
était sur le point de se rendre, lorsqu'une frégate aîîglaise apporta
la nouvelle de la paix conclue entre l'Angielerre et l'Espagne. La
reddition de Manille était une des conditions du trait''.
Anda, nommé capitaine-gi'néral, parvint à apaiser les troubles qui
suivirent cette révolution , et rendit à la colonie sa première splen-
deur.
Ce ne fut que sous le régne de Napoléon que les étrangers obtin-
rent de l'Espagne le droit de s'établir à Manille, et bientôt leur indus-
trie fit faire des ])rogrès immenses au commerce de l'île. Massacrés
en partie par une populace aveugle et féroce pendant le choléra
de 1820, ils ont repris peu à peu dans le pays l'influence qu'ils avaient
JOURNAL d'un officier I>E MARINE. 827
perdue , et depuis quelque temps un changement total s'est opéré en
leur iiiveur.
Manille est gouvernée à présent, comme aux temps de la conquête,
par un capitaine-général qui doit être remplacé tous les six ans, et par
un conseil colonial, composé d'un régent et de quatre oïdores ou con-
seillers; puis vient l'archevêque, qui a trois évêques et douze chanoines
sous ses ordres; enfin une puissance qu'il faut aussi compter, c'est
celle de quatre ordres religieux, les aiiguslins, les dominicains, les
récollets et les franciscains. C'est dans le sein de ces ordres que se
prennent en général les curés pour les provinces.
La garnison de Manille se compose habitnellement de mille hommes
de troupes réglées venues de la métropole. Cette force avait suffs
jusqu'à présent pour assurer la traniiuillité de la ville, malgré l'esprit
remuant des m<:tis; on l'a cependant doublée depuis peu. Une milice
est instituée dans les provinces pour faire la police.
Possédant un bel arsenal et des chaiitiers de construction dans la
petite baie de Cavité, non loin de la ville, l'Espagne avait autrefois
une marine à Luçon; elle ne possède plus maintenant que quelques
chaloupes canonnières
IN'ous avions. M... et moi, vu de si beaux échantillons des toiles
que l'on fabrique à Manille avec les libres d'une espèce d'ananas, que
nous cherchâmes, en sortant de chez le consul, un magasin où l'on
pût nous montrer cette précieuse marchandise. Après bien des courses
infructueuses, on nous enseigna une maison renommée pour la beauté
et la finesse du tissu de ses étoffes de /):na (c'est le nom qu'on leur
■donne). Nous montâmes à un premier étage, et nous fûmes introduits
dans un vaste appartement orné de glaces, garni de meubles de toute
espèce, mais sans une seule pièce d'étoffe. Nous commencions à croire
qu'on nous avait mystifiés, lorsque la maîtresse delà maison , accom-
pagnée de deux ou trois de ses Ollcs, vint nous inviter à nous asseoir,
et nous dit qu'elle avait ce qu'il nous fallait. La mère et les jeunes
fdles, d'origine tngale, avaient l'élégaiît costume des femmes du pays.
Une ample pièce d'étoffe rayée, qu'on appelle tapi:-, leur serrait étroi-
tement la taille et tombait avec grâce sur de petits pieds nus tenant à
peine dans des pantoufles en velours brodé. Ces pantoufles n'ont
guère que la semelle et une extrémité si peu couverte, que le bout
du gros orteil y entre seul; une courte camisole en pina leur couvrait
la partie supérieure du corps, laissant à nu les bras et cette portion
du buste trop haute pour être enveloppée par le tapiz, trop basse
pour être protégée par la légère camisole. Leurs beaux cheveux noirs
828 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient ramassés et noués derrière la tète. Quand elles sortent, les
Tagales ajoutent à ce costume un mouchoir brodé qu'elles jettent sur
leurs épaules, et un autre dont elles se couvrent la tète. Cette ma-
nière de se vêtir, si propre à mettre en relief les beautés d'une taille
svelte et les proportions d'un corps bien fait, décèle bientôt aussi les
ravages causés par l'Age ou les maladies; il faut de plus, pour que ce
costume ait tout le charme possible, que la femme qui le porte ait la
taille cambrée et des hanches bien prononcées, ce qui manque, il
faut l'avouer, à la plupart des beautés indiennes de Manille.
Les métisses, qui sont de toutes les femmes les seules avec les-
quelles les étrangers puissent former des liaisons passagères, ont
adopté un costume qui tient le milieu entre le tagal et l'européen.
Elles portent la cambaije, qui se plisse et ne se drape pas autour de
la taille; ce vêtement ressemble aux robes de nos grisettes. La cami-
sole est conservée , mais on la couvre souvent de superbes mouchoirs
de pina, richement brodés. Un rosaire plus ou moins riche, depuis
le simple grain de corail jusqu'au travail en or le plus exquis, sert de
collier aux métisses comme aux Tagales, et c'est à la beauté de ce
bijou consacré que l'on peut reconnaître la générosité d'un amant.
Nos petites marchandes de pifia étaient dans le plus simple désha-
billé , et les pauvres jeunes fdles n'étaient pas assez jolies pour arrêter
long-temps nos regards; mais elles avaient des manières gracieuses
qui nous touchèrent beaucoup. Pendant que leur mère ouvrait les
tiroirs pour en tirer des rouleaux de pina, les bonnes fdles nous ap-
portèrent de la limonade , du vin , et sur une assiette de porcelaine
des cigarres avec le bétel; nous prîmes un cigarre, l'aînée nous offrit
obligeamment le feu du sien, et nous fumAmcs de compagnie, cau-
sant comme de vieilles connaissances. Nous restâmes là plus d'une
heure, examinant avec admiration les tissus aériens que les indigènes
font avec l'écorce d'ananas, et les magnifiques broderies dont les
adroites Tagales couvrent ces mouchoirs que l'on ne connaît pas du
tout en Europe.
Nous achetAmes chacun une petite pièce d'étoffe non brodée, de
peur que les dessins des broderies que nous avions sous les yeux ne
fussent plus de mode en France à notre retour; puis, après bien des
remerciemens de notre part, nous quittAmes nos aimables vendeuses
sans les payer, parce que nous n'avions pas assez d'argent sur nous.
Il faut que la confiance soit bien grande chez ces gens-là, car nous
étions en bourgeois, et, lorsque nous leur laissAmes nos cartes, il ne
leur vint seulement pas à l'idée de nous demander qui nous étions.
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 829
En sortant de la maison, nous rencontrâmes leur frère, grand
garçon à la chevelure noire et raide, aux yeux obliques et un peu
bridés, vêtu, comme tous les hommes du peuple et de la classe
moyenne, d'un pantalon de couleur et d'une chemise en pifïa, rayée
de grandes bandes verticales rouges et blanches, qui flottait sur le
pantalon; le collet était brodé avec art, et le rosaire obligé pendait
sur la poitrine de l'honnête Tagal, qui voulait à toute force nous faire
rentrer pour jouir à son tour de notre société; mais nous étions pressés
d'aller nous habiller: nous regagnâmes donc l'hôtel en toute hâte.
A quatre heures, nous fîmes un dîner charmant chez M. Barrot; il
y avait le consul belge , M. Lanou , excellent jeune homme , tout
dépaysé à Manille , et heureux d'avoir trouvé dans notre consul un
ami qui lui fait supporter les ennuis d'un long exil. Nous vîmes aussi
là M. La Géronnière, médecin français, fameux dans le pays par
sa belle propriété de la Hala-Hala , située sur les bords du grand lac
intérieur, et chasseur renommé entre tous les chasseurs de buffles
sauvages, de cerfs et de sangliers. Parvenu après des fatigues inouies
à s'établir seul au milieu des bois et parmi des peuplades sauvages ,
il avait enfin recueilli le fruit de tant de peines; mais la mort d'une
femme qu'il avait choisie parmi les créoles de la ville, et qu'il aimait
tendrement, l'avait déterminé à retourner en Europe, et il venait de
céder la Ilala-IIala aux frères Vidi, négocians français, avec lesquels
il était depuis long-temps lié d'amitié.
M. Barrot avait arrangé une partie pour aller visiter cette belle
habitation. Notre projet fut retardé plusieurs jours par différentes
causes, et nous désespérions presque de le voir se réaliser. Enfin,
le 21 , à huit heures du matin , le consul , le commandant et moi , nous
nous embarquâmes à San-Miguel dans une superbe faloa du gou-
vernement. Nous avions seize vigoureux rameurs tagals, de grandes
et bonnes voiles latines si le vent était favorable, et d'excellentes
provisions pour la journée, car il ne faut pas moins de tout un jour
pour aller de Manille à la Ilala.
Le derrière de l'embarcation était couvert d'un petit toit arrondi
en toile vernie à l'épreuve des orages, et des rideaux à tringles,
qu'on pouvait inclinera volonté, tombaient de cette légère voûte,
suspendue sur des colonnettes en fer poli. A l'intérieur, l'embarca-
tion était garnie de sabres aux formes étranges et de longs fusils qui
complétaient, avec deux pierriers placés devant, l'armement de cette
chaloupe, souvent employée par la douane.
JN'ous partîmes , et nos rameurs, se levant ensemble sur leurs bancs,
830 REVrE DES DEUX MONDES.
se Inissaient tomber en mesure aux acceris d'une chanson monotone ,
ajoutant ainsi le poids de leur corps à l'eifort puissant de leurs bras.
La faloa, poussée avec force et comme enlevée sur les avirons,
avançait rapidement malgré le fort courant de la rivière. Bientôt les
bords ne présentèrent plus que des arbres magniJiques, des forets de
bambous, et des rizières laissées à sec par la marée descendante. De
temps en temps, on découvrait un couvent lourd et massif s'élevant
au-dessus de la cime des arbres, et montrant de loin ses fenêtres
grillées et son triste clocher. Des villas délicieuses contrastaient, par
leur élégante architecture et leurs vertes jalousies, avec ces édifices
sacrés, qui assombrissent toujours le paysage dans les contrées sou-
mises aux Espagnols ou aux Portugais.
A mesure que nous avancions, les détours de la rivière devenaient
plus fréquens , et la scène qui se présentait à nos yeux variait à chaque
instant, mais pour devenir de pins en plus belle. Que de tableaux
ravissans on aurait pu faire ! Ici , sur une petite langue de terre , à
l'ombre d'une épaisse touffe de bambous, un jeune enfant accroupi
sur un buftle nous regardait passer avec admiration, tandis que
le féroce animal, le cou tendu, l'œil fixe et les naseaux enflés de
colère, faisait entendre ce souffle menaçant, signe infaillible d'une
fureur qu'il est dangereux d'exciter. Là, sur un terrain incliné, s'éle-
vait une de ces cabanes, demeure bruyante de milliers de canards
que les Tagals élèvent après avoir fait édore les œufs en les couvant
eux-mêmes; la rivière en fourmillait, la plage en était couverte, et
leurs gardiens, placés sur de petites pirogues, s'efforçaient de les
rallier dans la case commune. Plus loin, sur le fond bleuâtre des
eaux et des arbres, se dessinaient des radeaux de pécheurs avec
leurs petites cabanes et les immenses perches dont le mouvement de
bascule fait plonger et soulève tour à tour un large filet. Enfin,
presque à chaque pas nous rencontrions des maisons en paille , dont
une partie en forme de balcon s'avançait dans la rivière, soutenue au-
dessus de l'eau par des colonnes de bambous. Une foule de pirogues
et de légères bancas se pressait autour de ces hôtelleries demi-flot-
tantes, haltes ordinaires d'innombrables embarcations de toute espèce
qui remontent et descendent continuellement. Qui pourrait peindre
ce mouvement de nacelles chargées de fruits, l'empressement de leurs
conducteurs au chapeau conique, à la chemise flottante, qui se pous-
sent, se heurtent et jurent pour arriver auprès des distributeurs de
riz et de bananes?
A dix heures, nous passâmes sous le pont en bambous du petit
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 831
village de Passig, qui a donné son nom à la rivière; de grands bateaux,
aussi étranges de formes et aussi bizarrement peints que les jonques
chinoises, étaient mouillés devant les cabanes de ce hameau entière-
ment habité par des pécheurs. Il y avait encore là de charmans sujets
de tableaux.
Enfin la rivière, au sortir du petit port de Passig, commença à ser-
penter au milieu d'une plaine marécageuse couverte de rizières,
variée seulement par des bouquets de bambous et animée par des
troupeaux de buffles qui se vautraient dans les bourbiers pour se cou-
vrir de cette croûte épaisse de fange qui leur fait, en se séchant au
soleil, une cuirasse à l'épreuve des cruelles morsures des moustiques;
puis, les bambous, se resserrant, formèrent au-dessus des eaux
comme une voûte gothique, au sortir de laquelle nous nous trou-
vâmes tout à coup dans le lac, espèce de petite mer intérieure qui a
plus de trente lieues de tour et une profondeur de vingt à vingl-cin(j
pieds dans toute son étendue.
Tout avait été bien jusque-là; nous pûmes môme déjeuner tran-
quillement, parce que le vent commençait à souffler du côté favo-
rable, et que nos voiles suffirent pour nous pousser rapidement vers
une des îles qui se trouvaient sur notre chemin. Mais, comme nous en
approchions, le ciel se chargea tout à coup de sombres nuages, les
montagnes disparurent sous un grain menaçant qui venait par notre
travers avec un cortège peu rassurant d'éclairs et de tonnerre. Bientôt
cette noire barrière arriva au-dessus de nos tètes et nous couvrit
d'un déluge d'eau; nos ïagals s'empressèrent de serrer la grinuL>
voile, et se résignèrent ensuite à être mouillés des pieds à la tète,
tandis que, grâce à notre légère toiture en toile, nous étions sur nos
coussins parfaitement à l'abri.
Cet orage passé, et en attendant ceux que nous voyions se former
à l'horizon, nous fîmes de la voile. De temps en temps il fallait armer
les avirons, et notre bon équipage, rafraîchi par la pluie , ramait avec
jîrdeur; nous passions le long de grandes pêcheries établies au milieu
du lac; nous longions des îles et des îlots couverts d'une verdure
impénétrable, asiles des cerfs et des buffles sauvages; enfin, à cinq
heures du soir, nous arrivâmes à la Hala-Hala.
L'ancienne habitation de M. La Géronnière, maintenant occupée
par les frères Vidi, est située sur une langue de terre qui s'avance dans
le lac; les murs, proprement blanchis et ornés de balcons, s'élèvent
au-dessus de deux rangées de cases qui sont venues se grouper autour
de la ferme européenne , formant ainsi un petit village avec sa mo-
832 REVUE DES DEUX MONDES.
(leste église en chaume et son curé. De magnifiques plantations de
cannes à sucre, des champs de riz et de maïs, s'étendent dans la plaine
jusqu'aux flancs boisés de la montagne qui dépend de cette belle pro-
priété , et qui lui forme une barrière protectrice.
Les deux frères Yidi nous reçurent sur la plage en vrais planteurs,
le salacot sur la tète, les jambes et les pieds nus, et le poignard tagal,
le fameux bolo, passé derrière le dos dans le mouchoir qui leur ser-
vait de ceinture.
La faloa fut amarrée à côté des pirogues du village , la tente fut
dressée, et notre équipage reçut de M. Barrot l'argent nécessaire pour
passer tranquillement les deux ou trois jours qu'il devait nous attendre;
puis nous nous dirigeâmes vers la maison avec nos aimables hôtes,
.rétais pour eux le seul étranger; mais , grâce à la simplicité de leurs
manières empreintes de la plus franche cordialité, je fus bientôt à
mon aise comme une vieille connaissance.
A la Hala, on se lève avec le jour, et l'on prend en se levant une
grande jatte de café au lait; à une heure on dîne copieusement, et
à sept heures on soupe : ce souper, qu'on fciisait très substantiel
en notre honneur, se compose d'ordinaire, pour les maîtres de la
maison, de thé au lait seulement. Le lait est fourni par la femelle
du buffle, et pour la première fois je le trouvai bon ; celui que nous
avions pris jusqu'alors dans les pays malais était détestable; mais je
suppose qu'il était falsifié ou recueilli dans des vases mal lavés.
On causa beaucoup, après le souper, des parties de chasse faites du
temps de M. La Géronnière, de la quantité de cerfs qu'on trouvait
toujours dans la montagne; on s'étendit surtout fort au long sur un
sujet qui ne tarit jamais à la Ilala, la férocité des buffles sauvages.
J'avais entendu raconter déjà, par le premier propriétaire de la
maison , nombre d'aventures étonnantes dans lesquelles il avait sou-
vent été acteur; car, en homme sur de son coup, il prenait plaisir à
braver, seul et à pied, la fureur d'un animal qu'on n'arrête qu'en le
faisant tomber raide mort. Or, cela exige non-seulement une main
exercée, mais un cœur intrépide. En effet, le buffle court sur son
(îunemi la tète haute et ne la baisse qu'au moment où il s'apprête à
frapper; c'est à ce moment qu'il faut faire feu et lui loger une balle
au milieu du front.
Les frères Yidi nous citèrent des anecdotes nouvelles entremêlées
de beaucoup d'avis sur la manière d'éviter les carabaos (c'est le nom
tagal du buflle sauvage) , si nous allions chasser les cerfs. Dans ces
parties, les naturels qui battent les bois poussent un cri d'alarme dès
n
H
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 833
qu'ils entendent ou voient le redoutable animal; le mot carabao!
carabao! est répété au loin par les échos, et les chasseurs, qui doi-
vent toujours se tenir dans le voisinage d'un arbre élevé, sont avertis
de grimper le plus lestement possible pour éviter une rencontre
presque toujours funeste à celui qui veut la braver. Si le buffle passe
à côté de l'arbre où on est placé, on peut le tirer à l'aise et sans
crainte; c'est le moyen ordinairement employé par les ïagals. Dans
une chasse aux cerfs, M. Barrot, qui avait été obligé, comme les
autres, d'escalader un arbre, manqua le carabao à une petite dis-
tance, quoiqu'il eût tué dans cette même partie deux cerfs à des por-
tées très grandes.
Nous avions apporté notre attirail de chasse, espérant pouvoir faire
une course dans la montagne contre les cerfs et les sangliers , mais il
fallut y renoncer à cause de la pluie et des chemins rendus imprati-
cables même pour les chevaux si agiles et si sûrs dont on se sert dans
ces excursions. Nous fûmes obligés, le lendemain de notre arrivée,
de nous rabattre sur les bécassines et les cailles, qui étaient bien peu
nombreuses.
Nous fîmes, d'ailleurs, malgré la pluie, une partie fort amusante
sur une petite île située à quatre ou cinq milles de la Hala , et qu'on
nomme en tagal l'île aux Chauves-Souris. Ces animaux, qui s'y trou-
vent par myriades, et qui ne ressemblent en rien à ceux que nous
voyons en Europe, sont, à ce que je crois, les roussettes des natu-
ralistes; plusieurs voyageurs les ont désignées sous le nom de renards
volans, et leur tête, en effet, ressemble assez à celle du renard; leur
corps est , dit-on , un délicieux manger, et comme ils volent très bien
dans le jour (1), on ne se douterait pas, à voir l'énorme dimension
(1) Les roussettes des Mariannes ont les mômes habitudes diurnes que celles des
Philippines; voici comment s'expriment à ce sujet MM. Quoy et Gaimard dans la
zoologie du voyage de VVranie:
« Cet archipel n'a qu'un mammifère qui ne lui ait pas été apporté, c'est la rous-
sette de Kerandren , dont les nombreuses troupes n'occasionnent point de dégâts,
parce que les insulaires ne cultivent presque pas d'arbres à fruit.
« Nous avouons que nous fûmes étrangement surpris, lorsciu'étant avec M. Bérard
sur la petite île aux Cocos , nous vîmes ces animaux , bravant l'éclat du soleil , voler
en plein jour. Jusqu'à cet instant, nous avions cru que, fuyant la lumière, ils ne
sortaient que pendant les ténèbres. Ils planent à la manière des oiseaux de proie, et
s'accrochent, dans le repos, aux arbres ou bien sur les rochers. Les Mariannais en
mangent la chair, malgré fodeur désagréable qu'elle exhale. »
M. Sait a vu aussi à Mahavilly, dans le Mysore, des chauves-souris de quatre
pieds d'envergure voler en plein jour. ( Voyage de lord Yakntin. )
83V REVUE DES DEUX 3I0M>ES.
de leurs ailes et la manière dont ils les font mouvoir, que ce sont
des chauves-souris.
rs'ous i)artîmes dans la./Vt/o«, et nous fûmes bientôt devant l'île
couverte d'arbres et de buissons presque impénétrables où nous
devions trouver l'étrange gibier que nous cherchions. Des bouquets
d'immenses bambous garnissaient la plage tout autour de l'île, et
l'on distinguait facilement, au milieu de leur feuillage transparent,
les chauves-souris suspendues aux branches comme des fruits énormes
d'une couleur foncée. Quelques-uns de nos gens sautèrent à terre
pour se frayer un chemin dans les broussailles et prendre les bam-
bous à revers; M. Barrot et moi, nous restâmes dans l'embarcation.
Le feu commença. Les malheureux renards volans s'élevaient par
centaines du milieu des arbres à chaque coup de fusil, et ils trou-
vaient la mort partout; nous fûmes un peu découragés, le consul et
moi, de voir que nos victimes, au lieu de surnager, coulaient immé-
diatement quand elles tombaient dans l'eau , ce qui arrivait presque
toujours à cause de notre position. 11 aurait fallu les saisir tout de
suite, mais nos rameurs étaient à terre. Nous prîmes alors le parti de
descendre et de continuer la guerre sur l'île, pendant que les canotiers
déjeunaient. Cependant la pluie commençait à tomber; nous mar-
chions avec peine au milieu des herbes mouillées qui nous venaient
jusqu'au genou; d'un commun accord, il f'.it décidé qu'on regagne-
rait le canot, et qu'à l'abri sous la tente, on continuerait le feu,
tout en faisant le tour de l'île. Ce fut le plus amusant de la partie;
nous avions à peine le temps de charger nos fusils, tant il y avait
de chauves-souris passant et repassant sur nos tètes; un nuage im-
mense de ces animaux planait et tournoyait au-dessus d'une autre
île, voisine de celle où nous faisions un tel carnage. Nous allions
nous diriger de ce côté , quand la trombe vivante vint à notre ren-
contre. Le ciel en était littéralement obscurci; jugez du massacre
quand nous fûmes au milieu des pauvres bêtes. Enfin, nous cessâmes
de guerre lasse; l'avant de la faloa était rempli de morts et de mou-
rans; nous regagnâmes la Hala en triomphateurs, abandonnant les
victimes aux Tagals qui en firent un superbe festin.
Voyant que le temps était décidément contre nous, nous quittâmes
la Hala le 25 au point du jour. Nous étions de retour pour dîner à
Manille , et le lendemain matin nous remontâmes à bord , où le ser-
vice devait nous retenir quelques jours.
Lorsque je revenais à terre , et c'était aussi souvent que mes devoirs
iTie le permettaient, je trouvais dans la maison de M. Barrot et dans
JOURNAL d'un officier DE SrARlNE. 835
œlled'unjeunenégon'ant anglais, M. Dyce, auquel il m'avait présenté,
le plus aimable accueil. Le temps s'écoulait bien vite pour moi; mais
il est vrai que je ne le passais pas dans l'oisiveté. M. La Géronnière
avait vu dans mes portefeuilles quelques portraits; il me pria de
faire le sien, qu'il désirait laisser comme un souvenir à une famille
qu'il aimait beaucoup. Je réussis assez bien. M. Barrot voulut poser
à son tour; puis M. D... me demanda le portrait d'une jeune fille
fort jolie à laquelle il était attaché , puis le sien ; enfin m'arriva une
foule d'autres demandes que je ne pouvais refuser, car elles m'étaient
adressées par des personnes qui m'avaient comblé de prévenances et
d'attentions. Bref, si notre séjour se fût prolongé, j'aurais été bientôt
sur les dents. Cependant je trouvai le temps de prendre quelques
vues de- la rivière, et de faire, pour le conserver, le portrait d'un
beau Tagal qui était portier chez M. Barrot. Je fis aussi celui d'un
petit Negrito, que M. La Géronnière me donna le moyen de voir.
Les l'agals ont un goût extraordinaire pour la musique, et, sans
connaître une note, plusieurs de ces Indiens jouent et chantent on ne
peut mieux. Quelques bons maîtres venus d'Europe ont réussi à
former des troupes brillantes de musiciens pour les régimens qui
composent la garnison. Le jeudi et le dimanche, à la retraite, les
diverses gardes viennent défiler devant le palais du gouverneur,
musique en tète, avec une grande lanterne transparente en toile
peinte, sur laquelle sont inscrits le numéro et le nom du régiment.
Il y a cinq régimens (fort incomplets), dont les cinq musiques
jouent l'une après l'autre, et cela dure long-temps. Les voitures et
les cavaliers se rassemblent alors sur la place, et l'on y reste à écouter
des morceaux si bien exécutés , qu'on ne se croit guère à Manille
quand on les entend. Le peuple accourt ces soirs-là devant le palais,
et des enfans de huit ans répètent avec une voix juste les airs les plus
compliqués. Je ne manquais jamais, lorsque j'étais à terre, d'aller
écouter la musique; mais, quelque plaisir que j'eusse à entendre
jouer mes airs favoris, ce n'était rien auprès de l'effet que produisait
sur moi le chant des conducteurs de pirogues, lorsque, par une belle
nuit, ils remontaient ou descendaient la rivière en fredonnant,
accompagnés par des flûtes ou des guitares, des airs du pays. C'est
sur la terrasse de M. Dyce, placée immédiatement au-dessus de
l'eau, que l'on pouvait jouir de ce plaisir-là, et j'y allais souvent
passer une heure ou deux; cela m'était d'autant plus facile, que
dans les derniers temps je couchais chez lui , pour être le lendemain
plus à portée de dessiner, soit pour lui, soit pour M. Marshall, dont
836 REVUE DES DEUX MONDES.
la maison était tout près. Parmi les soirées agréables que j'ai pas-
sées chez M. Dyce, il en est une surtout que je n'oublierai jamais.
îVous étions dans le salon à prendre le thé, quand les sons d'une
musique suave et mélancolique vinrent nous appeler sur la terrasse.
Deux bancas ou hanquillas (pirogues ornées d'une petite toiture en
feuilles de palmier qui couvre l'arrière) étaient arrêtées devant le
débarcadère de la maison, car chaque maison a deux entrées, une
qui donne sur la rivière et l'autre sur la rue. On ne pouvait guère
distinguer ce que ces embarcations contenaient; mais il paraissait y
avoir deux ou trois guitares et deux flûtes, accompagnant la voix
d'un homme, Tagal sans doute, quoique parlant parfaitement bien
l'espagnol. Ce chanteur, dont la voix, peut-être un peu nasillarde, était
extraordinairement juste, commença par la musique du Barbier de
Sévi/le. Il nous fit entendre les plus beaux morceaux de la partie si
difficile de Figaro, et je ne savais ce que je devais le plus admirer de
l'accord étonnant des musiciens, ou de la méthode et du goût de celui
qu'ils accompagnaient.
Caché entre deux vases de fleurs , j'étais appuyé sur la terrasse , me
recueillant de mon mieux, pour jouir à mon aise de fétat de rêverie
délicieuse dans lequel tout contribuait à me plonger. La nuit était
calme et silencieuse; à peine sentait-on par momens une petite brise
tiède dont l'haleine arrivait chargée du parfum des jasmins qui or-
naient la terrasse. La rivière, éclairée par la lune, s'étendait à droite
et à gauche, comme un ruban d'argent, passant sous les sombres
arches du Pont-Royal, et reproduisant en reflets bizarres les mâtures
des bàtimens , les murs élevés de la douane et les modestes cabanes
suspendues sur des pieux qui s'avancent jusque dans l'eau.
M. La Géronnière demanda à nos ménétriers de jouer l'air national
de leur pays , une espèce de chanson favorite que les naturels chan-
tent souvent. Je fus content de f accompagnement et du chant, quoi-
qu'il fût en partie défiguré par les voix nasillardes de deux ou trois
femmes qui s'étaient déjà fait entendre auparavant dans un chœur.
Lorsque les banquillas qui contenaient les musiciens eurent dis-
paru, M. D.... nous apprit que cette sérénade était une galanterie de
sa maîtresse, qui faisait peut-être bien elle-même partie des chanteuses.
C'est ainsi que je passais doucement mon temps; mais enfin arriva
le 16 octobre, jour fixé pour notre départ, et après un dîner chez
]M. îîarrot, qui avait eu l'attention d'y inviter tous les amis dont nous
allions nous séparer, nous revînmes à bord, et nous appareillâmes
aussitôt.
JOURNAL d'DN officier DE MARINE. 837
II.
Favorisés par une forte brise de nord-est , nous arrivâmes bientôt
f n vue des îles nombreuses qui gardent l'embouchure du Tigre. Le
±2 octobre au soir, tandis que la terre paraissait à peine comme un
Huagc bleuâtre, et bien que la mer fût très grosse, nous avions autour
de nous une grande quantité de bateaux pêcheurs. Des familles en-
tières passent leur vie, dans ces espèces de maisons llottantes, à bra-
ver les rigueurs d'une mer souvent terrible , pour aller jusqu'à trente
lieues au large chercher le poisson qui alimente la table des riches
Chinois.
A chaque instant, nous passions à côté d'une de ces embarcations
aux formes grossières, mais solides, aux voiles de nattes, à la poupe
enliucliée et garnie de petites cabanes où fourmillait une multitude
de petits enfans qui se pressaient pour voir la frégate. C'est une sin-
gulière vie que celle de ces braves gens. Naître et mourir sur l'eau,
n'aller à terre que pour vendre ou acheter, et retourner avec indiffé-
rence à bord d'un frôle esquif, qui rassemble dans un espace de quel-
ques pieds carrés tout ce qu'un homme peut aimer : une femme,
des enfans, un autel avec sa divinité, et une profession cjui suffit
pour entretenir tout- cela, jusqu'à ce qu'un typhon vienne engloutir
ce petit monde en miniature !
Le 25 au point du jour, une embarcation légère, propre et volant
sur l'eau comme un alcyon , vint, éveillée par le canon de la frégate,
jeter à bord un pilote, et s'éloigna aussitôt. Conduits par le marin
chinois dont nous avions quelque peine à comprendre le baragouin
demi-anglais, nous donnâmes dans les passes, longeant de fort près
des îles stériles, à l'aspect nu et triste, jusqu'à ce qu'enfin, laissant
au loin sur notre gauche Macao, perdu dans la brume du matin , nous
tournâmes la proue vers la plage plus riante où blanchissaient les
maisons de Lin-tin.
Devenue fameuse par la contrebande d'opium qui s'y fait , l'île de
Lin-tin a vu s'élever, sur le versant le plus ombragé de ses mon-
tagnes, une petite colonie chinoise, active, patiente et courageuse,
qui gagne sa vie, malgré les rigueurs ou les exactions des mandarins,
en facilitant l'introduction du poison précieux prohibé dans l'empire
céleste. Le travail de la contrebande n'empêche pas celui de la cul-
ture; des terrasses soutenues par de solides murailles s'élèvent en
gradins le long des collines, et présentent une série de champs de riz
TOME XXIII. 53
838 REVIE DES DEUX MONDES.
dont le tapis, truii vert unilbrnie, contraste avec des touffes de beaux
arbres qui abritent les maisons propres et bien peintes du village.
Nous mouillAmes à une petite distaïue du rivage, et pendant que
nous étions, la longue-vue à la main, à admirer la construction de
ces toits aux bords ornés de porcelaines peintes, aux tuiles bien
alignées et réunies par un ciment blanc et solide, le pilote descendit à
terre pour chercher un élégant bateau de passage avec cabine et cou-
chette, qui devait porter à Macao deux de nos oliiciers, désignés pour
aller s'enquérir des moyens de se rendre à Canton.
Ces messieurs partirent à sept heures du soir avec une bonne brise
qui dut les conduire en quatre heures à Macao; nous restâmes à bord,
attendant avec impatience les nouvelles, car nous étions seuls, tout-
à-fait seuls, sur la rade de Lin-tin, les navires marchands étant encore
tous à Whampoa, point plus rapproché de Canton, mais qu'il ne leur
est pas permis de dépasser.
Le lendemain , très tard , les officiers revinrent dans un immense
bateau diinois parfaitement disposé pour recevoir des passagers;
ils nous annoncèrent que le commandant et deux officiers pourraient,
le soir môme , partir pour Macao, où ils trouveraient trois chop:^ [ per-
missions ) dont s'étaient pourvus des négocians qui avaient renoncé
à en profiter. Avec ces chops, on pouvait, habillé en bourgeois, aller
tranquillement à Canton; ils ajoutèrent que M. Beauvais et M. Du-
rand, l'un négociant suisse et l'autre français, devaient, dans deux
ou trois jours, venir avec une jolie goélette de plaisance prendre tous
ceux d'entre nous qui pourraient venir avec eux à Canton.
Le temps qui s'écoula jusqu'au jour si impatiemment attendu où
nous devions quitter la frégate se passa à faire des comptes, à aug-
menter ou à diminuer les hstes d'achats. Accablés de commissions,
nous avions quelque peine à les classer, à les mettre en ordre; pour
moi, j'avoue que je ne m'étais jamais vu dans des calculs de finance
aussi compliqués. J'étais si occupé, que je n'avais pas même l'envie
d'aller, comme quelques-uns de mes camarades, faire le soir une pro-
menade à Lin-tin ; ceux qui allaient dans cette île étaient parfaite-
ment reçus des habitans, que l'on dit, je ne sais pourquoi, cruels et
voleurs.
C'était le 29 octobre que nous devions partir. Cependant le jour se
passa tout entier sans que nous vissions la goélette, et nous commen-
cions à être sérieusement inquiets. Enfin , entre dix et onze heures
du soir, elle arriva; une heure plus tard, elle nous emportait vers
Canton.
JOURNAL d'un officier DE .'.ÎARINE. 839
Poussés par une forte marée plutôt que par la brise, fiui était très
faible, nous glissions doucement sur l'eau, et drjà les montagnes de
Lin-tin ne paraissaient, au clair de la lune, cjuc comme des nuages
bleuâtres suspendus sur l'horizon. Assis tranquillement sur le pont,
nous fumions et nous causions sans songer à nous coucher; mais, en
homme sage, M. Beauvais donna le signal de la retraite, parce qu'il
fallait, disait-il, nous lever au point du jour pour voir les bouches du
Tigre, la nuit devant s'écouler à traverser la grande étendue d'eau
qui sépare Lin-tin de l'étroit p;»ssage qu'on appelle Bocca Tigris.
Nous descendîmes donc , et bientôt il ne resta sur le pont que les
lascars étendus çà et là dans les manœuvres, et le pilote, bel Indien
à barbe noire, remarquable par une forêt de cheveux magnitiques
dont les boucles s'échappaient avec profusion des plis d'un riche tur-
ban. Enveloppé d'une cape brune, il restait assis, tenant d'une main
la barre, qu'il ne devait quitter ni jour ni nuit.
Je m'éveillai au point du jour, et je m'empressai de monter sur le
pont. On ne pouvait être mieux placé que nous l'étions. Derrière
nous, à portée de la main, s'élevaient quelques rochers noirs et
arides, dont les tons de bistre contrastaient avec les teintes rosées du
ciel; en avant, des terres élevées, enseveUes en partie dans la brume
du matin, formaient, en se rapprochant, le détroit qu'il est défendu
aux bàtimens de guerre de passer, et vers lequel nous nous diri-
gions. Déjà nous pouvions apercevoir dans le lointain les créneaux
blancs des fortifications chinoises qu'en 1816 la frégate anglaise l'AI-
cestr salua si bien de ses volées à boulets et à mitraille.
Nous fûmes bientôt près des misérables fortifications qui défendent
une passe rendue plus étroite par l'île du Tigre, qui se trouve au
iuilieu et qui présente un amas assez pittoresque de rochers rougeâ-
Ires. Une embarcation chinoise se détacha du fort de gauche, et nous
(iiminuàmes de voiles pour attendre sa visite. Deux Chinois lestes et
réjouis montèrent à bord, ne descendirent seulement pas dans l'en-
trepont, et disparurent après s'être contentés de prendre nos noms,
qu'on leur dicta comme on voulut. Telle est la formalité à laquelle
sont assujétis les bateaux de plaisance, car les autres sont bien réel-
lement visités; quand on ne s'arrête pas pour attendre la visite des
forts, ceux-ci font feu à boulet sur le bateau récalcitrant.
l ne fois le détroit doublé, la campagne prend à droite et à gauche
un air plus riant : des villages se montrent de distance en distanci>
avec des rizières bien arrosées, et des bois touffus couronnent les
collines au pied desquelles les maisons sont bâties. La rivière, encore
53.
8i0 REVUE DES DEUX MONDES.
très large, est couverte de bateaux de toute espèce, et on voit s'élever,
sur le haut d'une montagne plate , une de ces tours étagées, à toits
saillans, dont on ne connaît ni l'origine, ni la destination, et qui
donnent au paysage un caractère tout-à-tait chinois.
La brise était tombée; nous nous traînAmes péniblement avec la
fin du flot jusqu'à la seconde barre, presqu'en face de la tour, et là,
le jusant commençant à se faire sentir, il fallut mouiller, Nous courions
les risques de passer la nuit dans cet endroit, et, bien que nous eus-
sions d'excellentes provisions, nous étions trop pressés d'arriver à
Canton pour prendre facilement notre parti sur ce retard ; heureuse-
ment, à quatre ou cinq heures, la brise se leva, et, quoiqu'elle ne
fût pas favorable, nous appareillâmes. Il fallut louvoyer dans des bras
très étroits de la rivière, mais la goélette marchait bien, et nous
avancions beaucoup; d'ailleurs, notre peine était plus que compensée
par le plaisir de voir s'animer de plus en plus la campagne et les bords
de l'eau.
A onze heures et demie, nous arrivâmes à Whampoa ; la lune était
assez brillante, et nous pûmes jouir presque comme en plein jour de
la belle vue qu'offre dans cet endroit le cours majestueux du Tigre.
C'est là que sont mouillées, à dix lieues de Canton, les Hottes mar-
chandes de l'Angleterre et de l'Amérique. On voit une forêt de mâts
s'élever sur les eaux profondes du fleuve et s'étendre avec elles à
perte de vue. Bientôt nous glissâmes doucement au milieu des navires,
et nous pûmes remarquer à loisir les belles formes, la bonne tenue
de la plupart d'entre eux ; nous cherchâmes en vain un bâtiment fran-
çais, il n'y en avait aucun; l'apparition de notre pavillon dans ces
parages si riches est un phénomène.
Les bords du Tigre à Whampoa sont bordés de maisons et de vil-
lages chinois ; mais le peuple est si méchant sur ces côtes , que les
bàtimens sont obligés de faire venir leurs provisions de Canton : il
ne faut pas songer à descendre à terre sur cette rade inhospitalière,
redoutable à plus d'un titre, car le choléra y emporte des centaines
de matelots dans les mois de juillet et août.
A Whampoa, l'on a à choisir, pour se rendre à Canton , entre deux
branches étroites et peu profondes, qui vont se réunir cinq lieues
plus haut. Nous prîmes la plus courte, espérant que nous pourrions,
malgré le vent, nous y frayer un passage, favorisés que nous étions
par un fort courant ; mais en avançant nous trouvâmes une telle quan-
tité de bateaux mouillés ou sous voiles, qu'il était difficile de courir
des bordées au miheu de tout cela. Nous nous obstinâmes cependant.
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 841
jusqu'à ce que, dans un revirement de bord manqué, nous vînmes nous
jeter avec une grande vitesse au plus épais d'une multitude d'embar-
cations amarrées le long du rivage. Ce fut un beau vacarme, je crus
que nous écraserions une douzaine de ces petites habitations flottantes
avec les familles qu'elles contenaient ; il n'en fut rien , elles cédèrent
comme si elles eussent été en gomme élastique, et firent si bien,
que nous vînmes bravement nous échouer dans la vase sans en avoir
coulé aucune. Le courant nous eut bientôt fait abattre; nous quit-
tâmes notre lit de boue , au milieu des cris de toute cette population
aquatique si désagréablement réveillée, pour aller nous jeter sur des
jonques, des champans et des barques de toutes les formes, dont les
équipages à demi nus venaient en toute hâte repousser les assauts de
notre maudit beaupré. Enfin nous nous tirâmes de là, et nous revînmes
sur nos pas pour prendre l'autre branche, moins encombrée, appelée
rivière des jonques. C'est là que sont mouillées les jonques de guerre
avec leur lourde coque et leurs mâts immenses ; nous passâmes au
milieu de cette flotte , qu'un mauvais brick français ferait fuir. Après
cela , nous gagnâmes nos hts pour nous y reposer un moment en atten-
dant le jour.
En me réveillant à six heures , je fus tout surpris de ne sentir aucun
mouvement, car je croyais être encore sous voiles; un bruit confus,
un murmure insolite frappa mes oreilles; je montai sur le pont pour
voir ce que c'était : nous étions mouillés à Canton.
Je restai les yeux ouverts, la bouche béante, me tournant à droite
et à gauche , me tâtant pour voir si je ne dormais pas, car ce que je
voyais ne ressemblait à rien de ce qu'on peut imaginer en Europe.
Nous étions dans le courant de la rivière; à droite et à gauche se
pressaient en rangs serrés ( formant tout le long du fleuve, à perte de
vue, une immense ville flottante) les bateaux servant de maisons, les
bateaux restaurans, les bateaux de plaisance de toute espèce, appar-
tenant à des mandarins ou à de riches particuliers, et \esJIower bonis
{ bateaux à fleurs ) , ces temples du plaisir, si délicatement sculptés et
peints, si bien dorés et si propres, dont l'œil européen convoite en
vain les jouissances exquises que le Chinois réserve pour lui seul.
Dans les canaux étroits, espèces de rues laissées entre les diverses
rangées de bateaux, circulaient par centaines, comme des fourmis
dans un siHon, des tanças ou bateaux de passage, légers, courts,
larges et ronds , ornés à l'arrière d'un petit toit en paille, séparé en
deux parties , l'une pour le passager, l'autre pour les enfans et la fa-
mille de la batelière. Celle-ci dirige en godillant ce frêle esquif au
8'l2 REVUE DES DEUX MONDES.
milieu des allans et des venans, malgré un courant très fort et sans
craindre de chavirer dans ces eaux perfides , où , par le plus étrange
des préjugés, personne ne peut vous empocher de vous noyer (1).
Deux ou trois de ces petites tanças se pressaient autour de la goé-
lette, et leurs conductrices faisaient de leur mieux leur cour à M. Du-
rand, pour nous transporter à terre; mais il était inflexible, parce qu'il
attendait une batelière plus jeune et plus jolie qu'il connaissait déjà,
et cependant celles que nous avions n'étaient pas mal avec leurs che-
veux noirs si polis et si bien peignés, qu'on ne peut concevoir par
quel artifice elles réussissent à former derrière la tète ce nœud par-
fait, retenu par un petit peigne en écaille ou en porcelaine qui s'at-
tache on ne sait comment.
J'étais tout yeux pour ce qui se passait autour de moi ; c'est à peine
si je jetai un regard sur les beaux édifices des factoreries européennes,
qui s'élevaient orgueilleusement avec leurs blanches colonnes et leurs
bnnnières nationales bien au-dessus des bateaux les plus grands; ma
ruiiositi', peu excitée par ce qui pouvait me rappeler l'Europe, était
tout entière à la ville chinoise. Je suivais avidement de l'œil ces grands
et beaux bateaux qui remontaient ou descendaient majestueusement
la rivière, avec leurs jalousies dorées et leur élégante toiture sur-
montée de deux longs bâtons qui portaient des lanternes en papier
peint, des banderoles brillantes et des guidons particuliers, marques
disti'Ctives d'un mandarin. Tout près de nous, les halitans de la
pi jiiiiière rangée de champans amarrés vaquaient tranquillement à
leur besogne du matin; les uns, descendus au rns de i'eau , sur la petite
piaM'-iorme (lui est à l'avant, prenaient dans de grandes cruches de
quoi laver toute la maison ; d'autres appelaient d'une voix aigre le
bari)ier, dont on entendait la pince de fer qu'il fait résonner comme
un diapason pour appeler ses pratiques , pendant qu'il glisse en tança
au milieu des demeures tlottantes. Les riches fenêtres d'un flower-
boni placé un peu plus loin s'ouvraient peu à peu et laissaient entre-
voir une partie des belles tentures et des lustres qui ornaient l'intérieur
de ces voluptueux a|)partemens, où le plus raffiné et le plus immoral
des peuples vient tous les soirs chercher des femmes et des festins.
Plusieurs domestiques frottaient avec soin les balustrades dorées et
(1) Si iiéannioiiis, pendîuit que la inùre tient la rame, un de ses eufans vient à
tomber à l'eau , comme cela arrive quelquefois, il est promptement repOché , car il
reste près de la surface de l'eau ; une gourde creuse attachée à son cou , flottant
alors en manière de bouée, sert à la fois à indiquer le lieu où il se trouve et à l'em-
pêcher de descendre au fond.
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 8i3
les ciselures sans nombre qui ornaient l'extérieur de ce brillant logis.
J'aurais voulu voir paraître à une fenêtre la tête d'une des divinités
de ce petit temple; mais les belles de ces harems fiottans ne paraissent
que la nuit, et pour leurs sultans momentanés. Pendant que j'avais
les yeux fixés avec curiosité sur le Jlower-boat, un vieux Chinois, les
coudes appuyés sur sa fenêtre, me regardait, de son côté, avec non
moins d'intérêt. Son bateau touchait presque la goélette, et je vois
encore d'ici ses yeux plissés si expressifs, son front rasé soigneuse-
ment autour de la naissance de la queue, et les poils gris clair semés
de ses moustaches, qui allaient rejoindre sur le menton une mouche
d'une longueur démesurée. J'étais à contempler ce singulier voisin,
quand arriva à bord un jeune Françius, M. Loffeld, employé chez le
consul hollandais, M. Van-Baser; il venait ciiercher deux des nôtres
pour leur offrir un logement au consulat, et il ne tarda pas à repartir
en les emmenant avec lui.
Bientôt Amouna, la joHe batelière de notre excellent Durand,
étant arrivée, nous entrâmes dans son bateau pour traverser la four-
milière d'embarcations qui nous séparait des quais. Amouna et sa
compagne, qui ramait devant, justifièrent la bonne opinion que nous
avions d'elles; leur légère tança trouva moyen de se glisser dans les
plus étroits passages; elle évita habilement les autres bateaux , parmi
lesquels un abordage semblait inévitable à cause du rapide courant
du fleuve , et nous fûmes débarqués sains et saufs sur un beau quai
faisant partie de la grande place des factoreries. Nous laissâmes dans
la tança tous nos effets aux soins d'Amouna, et, conduits par Durand,
nous nous dirigeâmes vers la somptueuse demeure du premier négo-
ciant anglais de Canton, M. Dent, le frère du riche collecteur de
Gondelour. Nous y aUions déjeuner, et nous arrivâmes à temps, car
on était à table. M. Dent n'y était pas; mais, dans ces maisons prin-
cières, l'absence du maître n'empêche pas le service de table d'aller
comme à l'ordinaire.
En sortant de cette maison , nous allâmes chez un jeune négociant ,
Portugais d'origine, M. Pereyra, où nois attendait un logement à
côté de celui de Durand. Nous fûmes reçu; avec une simplicité pleine
de grâce; l'hospitalité offerte ainsi, sans bruit et sans ostentation,
comme une chose toute naturelle, en devient certainement dix fois
plus précieuse. M. Pereyra nous montra nos chambres, qui étaient
toutes trois sur le même palier; il fit venir l'intelligent Chinois qui
devait nous servir, nous donna les heures pour le déjeuner et le
dîner, et descendit à son bureau, nous laissant entièrement à nos
affaires, que nous n'avions pas trop le temps de négliger. Bientôt
Sïï REVUE DES DEUX MONDES.
nous eûmes changé la redingote pour une veste blanche , le chapeau
noir pour un chapeau de paille, et nous partîmes, avec nos listes
d'achats, pour commencer nos emplettes.
En passant devant la belle maison de M. Yan-Baser, dont la ter-
rasse, espèce de salon immense, au toit supporté comme une tente
par des colonnes, s'avance sur la place des lactoreries, et embrasse
le coup d'œil de toute la rivière, nous entrûmes pour faire une visite
au propriétaire, chez qui nous devions dîner le soir même. Nous y
trouvAmes nos deux jeunes compagnons de voyage, qui étaient logés
comme des princes, et déjà au mieux avec M. Lolïeld et un autre
jeune homme, chancelier du consulat.
Ce qui me frappa d'abord dans la plupart des rues que nous parcou-
rûmes, ce fut leur peu de largeur (c'est un grand bien contre la
chaleur), puis les brillans étalages des magasins, et enfin un bruit,
un mouvement continuel dont on ne peut se faire aucune idée en
France. Dans ce labyrinthe inextricable de rues étroites et tortueuses
qui se ressemblent presque toutes, il faut, si l'on est plusieurs, mar-
cher au pas de course, à la suite les uns des autres, ne pas se perdre de
vue, et surtout ne pas s'arrêter; car avec si peu d'espace pour se mou-
voir, et au milieu d'une multitude empressée qui se croise dans tous
les sens, si l'on s'arrête un instant, on produit sur ces flots d'allans et
de venans l'effet d'un obstacle soudain opposé à un torrent; la rue
s'encombre, et l'on est infailUblement renversé, si l'on ne se range
à temps, ou si l'on ne reprend sur-le-champ la même course préci-
pitée qui est l'allure reçue.
Ajoutez à cela la difficulté qu'éprouve un étranger, dont l'œil est
fasciné par tant de choses nouvelles , d'arracher ses regards des diffé-
rens magasins à côté desquels il passe, pour les porter en avant; et
cependant , s'il oublie celte précaution , à chaque coin de rue , il peut
être froissé , déchiré , blessé , et même renversé par les robustes porte-
faix au grand chapeau de paille, qui, vêtus d'un simple caleçon
venant jusqu'au genou, et portant sur l'épaule un bambou flexible,
aux deux extrémités duquel leur charge est suspendue, courent sans
s'arrêter, en criant seulement à tue-tête un r/nre chinois qui est de
l'hébreu pour les oreilles européennes.
Chaque rue est habitée par des personnes vouées aux mêmes mé-
tiers : ici sont les marchands de comestibles, dont l'étalage ferait envie
à Chevet (1); plus loin une forte odeur de camphre annonce les faiseurs
(l) On n'a pas oublié sans doute le curieux récit que M. Adolphe Barrot a fait de
son Voyage en Chine dans celte Reiue {n"' de:? l'-'"' cl 15 novembre 1839). La rcla-!
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 845
(le malles, qui emploient ce bois précieux dans la composition des
meilleures caisses de voyage que l'on puisse trouver; les marchands
d'habillemens confectionnés, les ferblantiers, enfin toutes les profes-
sions ont leur quartier particulier. Nous arrivâmes bientôt à celui des
magasins de porcelaines.
Je n'avais pas l'intention de faire des emplettes de ce genre;
mais, quand je vis toutes les merveilles en services de table , en vases
de toute espèce , qui se trouvaient étalées dans cette boutique , j'eus
toutes les peines du monde à me contenir, et il me fallut livrer de
violons combats pour me borner à acheter seulement quelques échan-
tillons des curiosités les plus à la portée de ma bourse. Nous avons
certainement en France mieux que tout cela, mais c'est tout autre
chose, et la différence de prix est en laveur de la Chine; la propor-
tion est comme un à dix.
M. Beauvais était venu nous joindre dans ce magasin, et ce fut
grâce à son extrême habitude des marchés de ce genre , et du bara-
gouin anglais que parlent les marchands , que nous parvînmes à nous
débrouiller et à en finir. A ce propos, je dois déclarer que, s'il n'a un
excellent cicérone, un étranger ne peut absolument rien acheter à
Canton sans être horriblement dupé et volé , parce qu'il ne pourra
pas se faire entendre , et qu'il ne saura pas trouver ces marchands
riches et favorisés des agens européens, qui ont un prix fixe pour tout
le monde et des marchandises de premier choix. Mais, avec un bon con-
ducteur, rien n'est plus commode que d'acheter en Chine; il fallait
avoir autant d'affaires et aussi peu de temps que nous en avions, pour
être fatigués de ce métier d'acheteur, car tout consiste à choisir ce que
l'on veut: le marchand fait la liste des objets achetés, les met de côté,
les emballe avec un soin inconnu en France, les envoie chez vous
avec le chop ou permis de la douane (qu'on doit toujours exiger), et
on acquitte la facture au porteur. Le plus souvent même on n'a pas
besoin de s'occuper de cela : le comprador ou intendant de la maison
qu'on habite se charge de recevoir les objets apportés; il les paie,
et prend les chops qu'il garde pour les remettre ensuite à qui de droit
au moment d'embarquer les caisses.
En quittant le marchand de porcelaines, nous allâmes chez le
marchand de malles de camphre que patronisait Durand; notre com-
plaisant cicérone était là, nous attendant au passage, et il fit pour
lion du jeune officier de marine pourra sembler, dans quelques détails, offrir des
points d'analoyie; mais nous n'avons pas cru devoir les faire disparaître, les deux
récits empruntant à cette circonstance môme un nouveau caractère d'exactitude.
846 REVUE DES DEUX MONDES.
nous tontes los opf^rations si fatigantes d'acheteur. Nous revînmes
ensuite sur la place des factoreries, que nous traversâmes prompte-
ment, mm sans remarquer cependant les petits établissemens portatifs
des perruquiers et barbiers ambulans, qui sont sans cesse occupés
à raser des têtes et des barbes, ou à tresser les longues queues,
cet ornement indisj)ensablc du Chinois.
C'est sur cette place que donnent les deux belles rues de China-Street
et Neiv-China-Street, toutes deux parallèles, et remarcpiables toutes
deux par leur largeur, leur beau pavé et le luxe extraordinaire de
leurs magasins de bagues, d'ivoire, de rotins, de soieries, d'orfè-
vrerie et de peintures; elles sont presque entièremerit couvertes, et
ressemblent beaucoup aux passages de Paris. C'est dans ces rues sur-
tout que brillent des couleurs les plus vives ces longues planches
posées debout et perpendiculairement nu mur, de chaque côté des
magasins, enseignes peintes sur les deux faces, et indiquant en carac-
tères d'or, tracés sur des fonds rouges, blancs ou bleu de ciel, le
§enre de marchandises que renferme le magasin , et le nom du pro-
priétaire, qui est écrit en outre en anglais sur un élégant écusson.
Des lanternes transparentes, aux dessins vifs et variés, sont placées
au-dessus de chaque porte.
Ouant à l'intérieur de ces magasins, que l'on voit du dehors à tra-
vers un treillis formé des arabesques les plus délicates, et peint ou
doré avec un art exquis, rien n'en saurait donner une juste idée.
Eclairés par le haut, ils ne reçoivent qu'un demi-jour douteux, grâce
à la profusion de sculptures en bois et de reliefs dorés de toutes les
formes qui garnissent les parties non occupées par les marchandises;
et, lorsque ces marchandises se trouvent être des objets en laque, le
premier coup d'œil a quelque chose d'étourdissant. On ne distingue
rien d'abord : ces ors de différentes teintes, ces nacres de toutes les
€Ouleurs, ces vernis aux tons obscurs et pourtant variés, semblent
les broderies d'un tapis travaillé pour le palais des fées; et, quand l'œil
commence à détailler des formes, il ne sait sur quel objet s'arrêter :
des tables magnifiques, des paravents, des boîtes de toutes les dimen-
sions et de toutes les formes captivent tour à tour l'attention. Durand
eut de la peine à nous arracher à la contemplation de ces brillantes
curiosités, pour nous conduire chez un marchand de crépons et de
foulards, où nous laissâmes une note qui devait nous coûter un peu
cher quand viendrait le quart d'heure de Rabelais.
L'achat du naFdiin et de ce fameux grass-cloth, étoffe faite avec
l'écorce d'ananas, compléta notre journée. Ce fut un vieillard à barbe
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 8W
blanche qui nous vendit ces derniers objets. Élevé à la dignité de
mandarin, il était fier de nous montrer son portrait, où il était repré-
senté en grand costume. Le brave homme! il me semble le voir frap-
pant sur le comptoir les pièces de nankin de sa main décharnée, et
disant avec une voix cassée, que l'absence de dents rendait plus
étrange : That number one, t/u'.s number tivo; — cela n" 1, et ceci
n°2; — ce qui veut dire en argot anglo-chinois : Voilà la première
qualité, et voici la seconde. Cette désignation par chiiïres est em-
ployée non-seulement pour les choses, mais aussi pour les hommes :
on dit le frère n° 1 pour le frère aîné, un marchand n" 1 pour un
négociant en chef, etc.
Nous rentrâmes à la maison, harassés et la tète en feu; heureuse-
ment nous ne devions dîner (pi'à six heures, ce qui nous donna le
temps de nous reposer un peu. Le dîner fut, comme tous les dîners
anglais, très beau , mais très long; ce qui m'amusa le plus, ce fut de
considérer la foule de domestiques, tous chinois, qui servaient leurs
maîtres à table; tous jeunes et alertes, il fallait les voir fixer leurs
yeux obliques sur le convive derrière lequel ils se trouvaient, devi-
nant ses moindres besoins, et courant alors, leur longue queue flot-
tant à chaque pas, pour chercher une assiette ou un plat. Je com-
mençais à me f.iire à ce costume simple et commode, à ces souliers
brodés si fins, dont la semelle a un pouce et demi d'épaisseur sans
paraître lourde; je trouvais une expression marquée de finesso et de
bonté dans ces yeux hridés; enfin cette immense queue tombant d'une
tête parfaitement rasée et se terminant par un gland de soie, me sem-
blait battre avec lieaucoup de grâce des jambes proprement envelop-
pées dans des b-in<ieiettes blanches qui venaient s'attacher aux genoux
avec des jarretières de la même couleur sous l'extrémité d'un large
caleçon. Parmi les plus jeunes de ces Chinois, il y en avait qui étaient
réellement fort bien.
Nous nous retirâmes de très bonne heure, parce qu'il fallait,
rendus dans nos chambres, nous mettre à faire des coîi'ptes; nous
avions à préparer ceux du lendemain , et à régler les dépenses de la
jouriu''e.
Le lendemain, 1" novembre, nous nous levâmes avec le jour{)our
recevoir et payer les marchandises achetées la veille; puis r.ous des-
cendîmes déjeuner avec M. Pereyra. Comme nous nous proposions
d'acheter notre thé le jour même, nous prîmes des informations sur
la qualité à choisir. M. Pereyra , comme toutes les personnes qu<' nous
avions vues jusqu'alors, et surtout l'inspecteur-général des thé;', à
8V8 REVUE DES DEUX MONDES.
qui M... avait fait beaucoup de questions à ce sujet, nous dit que le
seul thé réellement bon et bienfaisant, celui qui est préféré par les
Anglais et les Chinois, est le sovchonf/, thé noir, moins cher que le
péko, mais généralement estimé. On discourut long-temps sur cette
matière , et le résultat fut que nos achats devaient consister en sou-
chong seulement; d'ailleurs, les excellentes raisons que nous donna
M. Pereyra eussent-elles été insuffisantes pour nous décider en faveur
de ce thé, celui que nous prenions à déjeuner nous aurait entièrement
convertis par son parfum exquis et par cette douce saveur que nous
n'avions jamais connue. Au sortir de table, nous allâmes, conduits par
Durand et dirigés par les instructions de toutes nos connaissances,
dans un magasin magnifique parfaitement monté en soieries et en thés.
Le 2 novembre fut consacré aux achats des petits objets de fan-
taisie. Je passai quelques momens fort agréables dans les ateliers où
les Chinois font des copies si exactes de nos gravures et des meilleures
tètes de nos maîtres. Ils ont un talent inoui d'imitation, et ceux
d'entre ces peintres à longue queue qui ont pris quelques leçons d'un
artiste anglais distingué, résidant à Macao, font des portraits à l'huile
de grandeur naturelle qui surprendraient bien notre excellent C,
s'il les voyait jamais.
Les Chinois broient et préparent leurs couleurs à la manière euro-
péenne, seulement leurs brosses sont faites d'un poil blanc aussi fin que
le poil de martre, et la hampe est en roseau, au lieu d'être en bois.
Il n'y a guère à Canton que deux artistes distingués; on peut même
dire qu'à l'exception du fameux Lamcqua , les autres ne sont bons
qu'à faire des copies exactes, mais trop léchées, des tableaux de
Dubuffe, ou à dessiner laborieusement sur du papier de riz les
costumes et les scènes du pays, dont les étrangers ne manquent
jamais de garnir leurs albums. Ils emploient pour ce travail des cou-
leurs à l'eau, gouachant par-dessus pour dessiner les ornemens et les
détails. Il faut beaucoup de patience pour travailler sur ce papier, qui
se gonfle horriblement à chaque coup de pinceau ; mais rien n'est si
doux, rien ne donne une finesse plus exquise aux figures et aux vête-
mens que le velouté naturel à cette espèce de papier.
Durand nous conduisit assez loin chez un marchand de curiosités
antiques, dont le superbe magasin ferait certainement tomber en
pâmoison bien des amateurs européens. Pour y arriver, nous passâmes
par Physic-Street , la plus gaie et la plus pittoresque des rues de la
\ille vraiment chinoise, car Netv-China et China-Strect ont encore
quelque chose d'européen dans leur construction.
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 849
C'est dans Physic-Street que sont tous les apothicaires , et c'est un
coup d'œil charmant que cekii de cette rue aux enseignes peintes de
toutes les couleurs. Quand le soleil l'éclairé à travers les tentes qui la
couvrent en plusieurs endroits et que ses rayons jouent de mille
manières sur les brillans étalages des droguistes chinois, je ne puis
comparer cette rue qu'à une décoration de théâtre. Les grandes plan-
ches verticales aux faces chargées de lettres d'or, qui servent d'en-
seignes aux boutiques, faisant saillie depuis le pavé jusqu'au haut de
la porte, le mouvement de la rue, quand on la regarde en enfilade,
semble avoir lieu sur une scène étroite, mais prolongée , où l'on au-
rait multiplié à l'infini et dans le goût le plus piquant les décorations
partielles qui forment les coulisses. Durand nous fit remarquer, en
passant, quelque chose d'assez curieux : nous étions souvent assour-
dis du tapage fait par des Chinois, hommes, femmes ou enfans, que
nous rencontrions à chaque pas dans les boutiques ou sur la porte,
frappant l'un contre l'autre deux morceaux de bois dur, dont le son
aigre et désagréable remplissait les rues. Je m'étonnais de la pa-
tience avec laquelle un tranijuille marchand restait à son comptoir,
fumant sa pipe, tandis qu'une vieille femme était sous son nez à
frapper avec force ses maudits bâtons. — Cette femme que vous
voyez, me dit alors Durand, est une mendiante qui demande l'au-
mône; c'est un droit acquis par ces gens de venir d'abord sur le seuil
de la porte faire entendre leur infernale musique. Si le propriétaire
de la maison donne quelque chose, c'est fini, le trouble-repos passe
et va plus loin; mais, si on fait la sourde oreille, le bruit redouble,
l'importun quêteur entre peu à peu, vient s'établir jusqu'auprès de
sa victime, et la lutte ne finit que par la fatigue du bourreau ou par
la générosité forcée du patient, qui, n'y tenant plus, achète pour un
peu d'argent quelques instans de paix. Il faut être Chinois pour sup-
porter des usages pareils.
Enfin nous entrâmes dans un grand magasin, qui se composait
de deux salles éclairées par des lucarnes ménagées dans le toit.
Là se trouvaient les objets antiques les plus curieux en agate, en
jaspe, en porcelaine, en racine de bambou, en cuivre et en bronze,
en ivoire, en peinture, etc. Par terre, on voyait, montés sur des
bases élégantes, des morceaux de rochers noirs aux formes étranges,
imitant pour la plupart des cascades ou des jets d'eau. Je remar-
quai, parmi les objets dont le prix était exorbitant, un réchaud ou
cassolette à parfums, en bronze d'un travail exquis. Deux dragons
servaient d'anses pour le couvercle, et les signes du zodiaque se
850 REVUE DHS DEUX MONDES.
trouvaient sculptés sur le pourtour du vase, au milieu des reliefs
les plus délicatement exécutés. Certainement les plus beaux modèles
de ran(i(iuifé grecque et romaine ne sont pas supérieurs à cela. Il y
avait aussi des vases en jaspe et en agate qu'on nous dit venir des
premiers empereurs chinois, et dont on ne voulait pas nous dire le
prix; quand nous importunions le marchand pour !e savoir, il branlait
la tête en souriant, comme pour dire : — A'ous êtes des profanes qui
ne pouvez apprécier tant de beauté; — et il avait tort, car pour moi
j'étais enthousir.smé.
Je voulus marchander des babioles, des cachets en jaspe d'une
petitesse extrême et très simples ; mais c'était hors de prix , et nous
savions que l'antiquaire était inexorable, car M. Prinsep, de Calcutta,
alors à Macao, avait acheté chez lui pour plus de huit cents gourdes
d'objets différens sans (ju'il voulût lui rabattre un sou. Le hasard me
fit tom.ber sur deux chandeliers et deux vases en bronze très mu-
tilés et très vieux, que j'eus pour quatre gourdes, je ne sais pour-
quoi, car il y avait à côté des débris de vase couverts de vert-de-
gris et rongés par le temps, dont on demandait trente gourdes.
C'est que probablement nies vases et mes chandeliers n'avaient que
deux ou trois siècles d'existence.
Revenus de cette course, nous trouvâmes un jeui.e Anglais, nommé
Morrison, le seul de sa nation qui ait pu apprendre parfaitement le
chinois; il nous cherchait pour nous conduire au théâtre, car il y
avait ce jour-là une représentation curieuse, chose assez rare.
Nous voilà donc partis de ])lus belle; nous étions en tout neuf per-
sonnes. Le jeune Morrison, maigre, ing^imbe et C(!Huaissant parfaite-
ment les inextricables rues de Canton , s'était mis à notre tête , et
nous venions à la file les uns les autres, nous teniuit pour ainsi dire
par les pans de nos habits pour ne pas nous perdre au milieu de ce dé-
dale de ruelles étroites et populeuses que nous traversions au galop.
Il y avait à peu près un quart d'heure ou vingt minutes que nous
allions de ce train, quand notre guide nous fit arrêter près d'une
chétive maison dont la cour servait de salle de spectacle. Nous en-
trâmes, et, figurez-vous notre désappointement, les acteurs étaient
partis, la foule s'était écoulée, nous étions venus trop tard! Heureu-
sement Morrison s'aboucha avec un Chinois, et, après quelques mots
échangés, il nous dit: Partons et dépêchons-nous; il y a un autre
théâtre où l'on joue, un peu plus loin : j'espère que je le trouverai. —
Et là-dessus, sans attendre de réponse, le voilà qui reprend sa course, et
nous de suivre, sans avoir le temps de respirer ou de souffler un mot.
JOURNAL d'ux officier DE MARINE. 851
Cette fois, nous nous enfonçâmes dans des quartiers si retirés, que
notre présence parut produire un efi'et extraordinaire. Des agens de
la police chinoise , inquiets de voir neuf Européens courant ainsi en
toute hAte dans la direction des portes de la ville qui leur sont inter-
dites, vinrent, l'éventail à la main et l'air courroucé, parlera Morri-
son , qui n'eut pas l'air d'y faire attention et continua toujours son
chemin. Il était tard, nous étions sans armes (c'est-à-dire sans bâtons,
seule arme permise), et une vingtaine de Chinois auraient pu, dans
ces rues étroites et sombres , nous assommer à coups de bambou sans
qu'il nous fût possible de nous défendre. Si, en outre, un de nous
s'était laissé arriérer, s'il eût perdu de vue notre guide, il était cer-
tain de passer une nuit des plus désagréables. Maltraité, volé et baf-
foué par ceux auxquels il aurait demandé son chemin , il aurait eu
toutes les peines du monde à revoir les factoreries. Nous faisions
ces tristes réflexions, et nous commencions à nous dire que c'était
assez, qu'il était inutile de courir les chances de recevoir une bas-
tonnade pour trouver peut-être le spectacle fini; mais tout cela était
sans résultat, il fallait suivre notre enragé Morrison, qui, ouvrant
tout à coup une porte, s'élança dans une avenue déserte, où nous
entrâmes haletant de fatigue et pestant à qui mieux mieux contre les
comédiens chinois. Cependant nous étions arrivés au terme de nos
souffrances pour le moment; car, à l'extrémité de l'allée, nous dé-
couvrîmes une vaste cour entourée d'échafaudages garnis de spec-
tateurs, et au fond , sur un théâtre en plein vent comme les loges,
les acteurs étaient à débiter leurs rôles; la rivière et ses innombra-
bles bateaux formaient le dernier plan du tableau.
Songer à pénétrer au travers de la foule qui encombrait le parterre
(la cour), était chose inutile; mais, grâce encore à l'éloquence de
Morrison, nous entrâmes dans une maison que nous traversâmes
après avoir payé une demi-gourde chacun , et nous arrivâmes sur un
des échafaudages, qui se trouvait de plain-pied avec le premier étage
de la maison. Il y avait plusieurs banquettes disposées en gradins;
nous nous plaçâmes sur les plus élevées pour mieux jouir de l'en-
semble du spectacle.
Voici quelle était à peu près la disposition du théâtre : un enclos
plus long que large était bordé sur ses grands côti's par deux galeries
couvertes élevées sur des poteaux et où se trouvaient assis les spec-
tateurs payans; la scène, supportée aussi sur des piliers, et couverte,
non pas en nattes comme les galeries, mais en toiles peintes, formait
un des petits côtés du rectangle et s'étendait sur le bord de l'eau;
852 REVUE DES DEUX MOxNDES.
enfln, un mur qui joignait la maison par laquelle nous étions entrés
à une autre maison située en face et formant comme celle-ci le pro-
longement de l'amphithéâtre, complétait la clôture de l'enceinte,
laissant seulement une porte ouverte à la foule qui entrait gratis dans
le parterre.
Au moment où nous arrivâmes, un habile faiseur de tours, appar-
tenant à la troupe, remplissait un entr'acte en passant entre les
barreaux d'une échelle, sautant par-dessus des chaises, comme le
font nos bateleurs en France. Cela n'excitait que très faiblement mon
intérêt, de sorte que je donnai toute mon attention à l'assemblée
dans laquelle nous nous trouvions et où nous étions les seuls Euro-
péens. Je remarquai d'abord vis-à-vis de nous, au milieu de toutes
ces graves tètes de Chinois portant calotte noire ou chapeau conique,
quelques jolies tètes de femmes, dont la coiffure, ornée de fleurs et
d'épingles d'or, ne différait pas de celle des batelières. Leur costume,
quoique très simple, était cependant plus soigné; mais, bien qu'elles
eussent le petit pied, ces belles aux yeux obliques devaient être d'une
classe inférieure, les femmes des classes élevées ne se montrant jamais
en public. Du côté où nous nous trouvions, mais tout-à-fait à l'extré-
mité, il y avait aussi trois ou quatre jeunes fdles; on semblait craindre
de nous voir approcher d'elles. A nos pieds, sur les banquettes voisines,
de bons bourgeois de Canton, établis sur le même banc depuis le matin
peut-être, mangeaient des fruits et des bonbons que distribuaient
des marchands ambulans; d'autres fumaient tranquillement ces pipes
en métal dont l'étroit fourneau ne contient qu'une pincée de tabac;
un domestique chargeait la pipe, l'allumait avec une espèce de mèche
phosphorique , et ce manège se renouvelait souvent, car une longue
aspiration suffisait pour en consumer le contenu. Tout ce monde
m'intéressait beaucoup; mais ce qui était réellement étonnant, ce que
nous ne pouvions nous lasser de regarder, c'était le parterre. Figurez-
vous des milliers de Chinois qui se sont mis nus jusqu'à la ceinture
pour ne pas déchirer leurs habits, et qui ont roulé autour de leur
tête leur longue queue, de peur qu'elle ne soit tiraillée dans la foule,
se ruant, se pressaiit dans cette enceinte jusqu'à ne former qu'une
seule masse compacte , un seul bloc de corps humains parfaitement
joints, dont tous les vides ont été calés pour ainsi dire avec d'autres
corps d'hommes; imaginez ensuite, s'il est possible, l'effet d'un sem-
blable tableau pour un spectateur placé aux premières loges. C'est
une mer de tètes tondues de la même forme et de la même couleur;
on dirait la tête d'un seul homme répétée mille fois par un miroir à
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 85$
facettes. Tantôt calme ou agitée d'un mouvement insensible, la sur-
face de cette mer présente l'aspect d'un tapis jaunâtre moiré de nez
camus et d'yeux bridés qui grimacent à l'envi; tantôt ses flots, quel-
que temps endormis, soulevés tout à coup par une cause inconnue,
se heurtent, se poussent et se repoussent avec une force irrésistible,
avec un bruit sourd, un murmure confus de voix qui rient, jurent,
pleurent et menacent. Les lourds poteaux qui supportent le théâtre
résistent alors à peine aux secousses imprimées par ces vagues vivantes.
En vain ceux qui en sont proches s'efforcent-ils de faire arc-boutaut
et de s'opposer au débordement qui les menace, leurs bras cèdent,
et ils sont entraînés sous l'échafaudage jusque dans la rivière.
Si tout dans cet étrange théâtre nous paraissait curieux et nouveau,
notre présence produisait certainement le même effet sur l'assem-
blée; car, outre les investigations partielles dont nous étions conti-
nuellement l'objet, on n'applaudissait pas les acteurs une seule fois
sans que, depuis la jeune Chinoise et les tranquilles fumeurs jusqu'aux
malheureux formant la plate-bande de têtes pelées, tout le monde
ne levât vers nous des yeux qui semblaient chercher le degré d'intérêt
que nous prenions au spectacle.
Cependant le jongleur avait fini ses tours, et les acteurs, qui
s'étaient habillés dans une tente pratiquée sur le derrière de la scène,
venaient de paraître, au grand contentement du public. Rangés à
droite et à gauche d'une espèce de table élevée , ils attendaient que
le directeur eût donné aux spectateurs l'explication de la pièce qu'on
allait jouer pour entrer en action. Quand cette formalité, qui est de
rigueur en Chine, eut été remplie, trois ou quatre personnages, cou-
verts de magnifiques costumes dont le prix est, dit-on, énorme,
arrivèrent majestueusement sur le théâtre. L'un d'eux, celui qui,
pour marque de la dignité suprême , portait à son bonnet , en guise
de cornes, les deux longues et belles plumes qui ornent la queue du
faisan de Tartarie , vint s'asseoir auprès de la table , tandis que les
grands de sa cour, exécuteurs des hautes-œuvres, écrivains et peuple,
restèrent debout, respectueusement rangés sur deux lignes. Je fus
étonné de trouver dans tous ces costumes une reproduction exacte
de ceux que j'avais vus représentés dans les dessins chinois : ces riches
vêtemens tout chamarrés d'or et d'argent, ces ailes empesées atta-
chées à la coiffure, ces pavillons sortant par derrière et de chaque
côté des plis de la robe, et surtout cette bizarre peinture , ces lignes
noires, blanches, rouges et jaunes, qui forment sur le visage un
masque digne de Satan. On me dit que c'était un souvenir des pre-
TOME XXIII. 54
854 REVUE DES DEUX MONDES.
mières cours chinoises, où l'on assure que les costumes étaient exac-
tement semblables, et que les grands, suivant leurs gracies et leurs
fonctions, devaient se barbouiller la figure de manière à la rendre
méconnaissable. D'où venait cet usage? Était-ce une vaine obligation
d'étiquette, ou bien se masquait-on ainsi dans les jugemens ou les
grands conseils seulement pour que les votes fussent donnés avec plus
d'assurance? C'est ce que je ne pus savoir.
Mais revenons à la pièce, qui rappelait sans doute un de ces anciens
faits historiques dont les Chinois aiment à faire le sujet de leurs
drames.
Le souverain , ou le chef qui siégeait près de la table , après une
suite de conversations et de gestes incompréhensibles pour nous,
parut accuser un des grands personnages mêlés à ses courtisans.
Celui-ci, tout vêtu de noir et paraissant par son costume appartenir
plutôt à la classe lettrée qu'à la classe guerrière , sortit des rangs à
cet appel, et, se jetant à genoux, marmotta sur un ton lamentable une
longue prière en se frappant le front contre terre. Le juge insen-
sible prononça probablement uiie sentence, et à chaque phrase les
gardes et les assista ns poussaient en chœur un cri aigu et discordant
que l'on me dit être un signe d'acquiescement à la volonté du prince.
Tout à coup une femme éplorée (c'est un eunuque qui remplit ce
rôle) se précipite sur la scène; c'est probablement la femme de l'ac-
cusé : elle vient aussi se jeter aux pieds des juges, mais ses larmes et
ses supplications sont aussi vaines que les longs discours qu'elle pro-
nonce d'un ton criard en se tournant vers le public.
Là se termina un acte de cette pièce, qui paraissait intéresser vive-
ment tous les spectateurs; en effet, leurs applaudissemens tonnaient
avec fureur et dominaient par momens le bruit des tam-tams, des
gongs et des autres instrumens à sons discordans, instrumens moins
discordans toutefois et moins aigres que la voix des acteurs, qui s'égo-
sillaient pour se mettre au di.-^pason de cette musique infernale. Les
efforts que faisaient ces malheureux pour se faire entendre étaient
pénibles à voir; les yeux leur sortaient de la tête, et les veines de
leur cou étaient gonfl/es à crever.
Chacun de ces acteurs , avant de parler, avait eu soin de venir sur
le bord du théâtre annoncer qui il était et quel rôle il remplissait; tous
ces préambules, qui prêtent fort peu à l'illusion, ne diminuent en rien,
pour le Chinois bénévole, l'intérêt de l'action; bien plus, comme les
décors du théâtre sont très peu variés, il faut aussi souvent des expli-
cations pour faire comprendre le lieu de la scène. Ainsi, un acteur.
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 855
montrant un mur, dit : — Il y a ici une porte et puis un bel apparte-
ment; je passe la porte, j'ai passé, je suis dans l'appartement. — Et
le spectateur à imagination complaisante le voit dans sa nouvelle
demeure. De la même manière, avec deux mots et sans frais de poste,
un courrier fait deux cents lieues sur un théâtre chinois le plus les-
tement du monde; il fait le geste de monter à cheval, il déclare qu'il
part, puis qui! est revenu, et personne n'en doute.
Au second acte , nouvel apparat, nouveaux costumes plus beaux
que les premiers. Cette fois, le théâtre est couvert d'un nombreux
cortège, la garde est doublée, les bourreaux se tiennent derrière, et
les instrumens du supplice brillent de toutes parts. Le coupable est
amené devant le trône; là on le dépouille, pièce à pièce, de tous ses
habits, ne lui laissant qu'une simple robe; puis, malgré ses cris et ses
prières, il est étendu la face contre terre. Six bourreaux armés de
bambous s'avancent lestemerit et font pleuvoir sur lui une grêle de
coups; mais voilà que sa fenune, vêtue en légère amazone, tombe
comme la foudre au milieu de l'auguste réunion; elle tient à la main
droite un glaive étincelant qu'elle agite et fait tournoyer sur sa tète
en bondissant comme une panthère autour des bourreaux qu'elle ter-
rasse, des gardes qu'elle disperse, et même des juges et du monarque,
dont la fuite honteuse la laisse m lîtresse du champ de bataille avec
son mari moulu de coups de bâton !
Ici vient une scène d'attendrissement : la vaillante épousé chante
et déclame un morceau qui fait saigner les oreilles, et le mari lui
débite je ne sais quoi de la voix d'un homme (jui crie au secours.
Voilà le second acte, ou peut-être le dernier; car, à cette période du
spectacle, j'étais tellement fatigué d'entendre les miaulemens des
acteurs et les assourdissantes vibrations des gongs, que je n'en pou-
vais plus, et je n'aspirais qu'au moment de partir, jetant seulement
de temps en temps un coup d'cril sur la scène pour voir les costumes
des acteurs. Malheureusement, dès le commencement, Morrison,
appelé par quelque affaire, nous avait laissés seuls, et il ne fallait pas
songer à quitter la salle avant d'avoir un guide. La nuit approchait, et
nous commencions à être assez inquiets, lorsqu'arriva un jeune Amé-
ricain, nommé Hunter, envoyé par Morrison pour nous prendre. S'il
était venu plus tût, comme il parle chinois, il aurait pu nous donner
bien des explications qu'il était maintenant trop t:ird pour lui de-
mander; mais nous allions partir, et c'était le principal.
i\ous avions à refaire tout le chemin que nous avions suivi avec
Morrison, et c'était bien assez; malheureusement, notre guide voulut
856 REVUE DES DEUX MONDES.
à toute force nous faire passer devant les portes qu'il est défendu
aux Européens de franchir. Ceux-ci ne bravent cette défense que
pour aller eux-mêmes remettre au mandarin des placets non par-
venus à leur adresse, et ils le font armés de bâtons en courant la
chance d'être rossés.
Nous voilà donc encore une fois à courir les rues, maintenant tout-
à-fait noires, de Canton ; il faisait chaud , et en outre , à cette heure
avancée , les petits autels domestiques placés dans les boutiques
et devant les portes répandaient une fumée épaisse produite par les
bâtons parfumés qu'on y brûlait en guise d'encens; les lampes allu-
mées joignaient à cela leur odeur d'huile de coco. Enfin , c'était une
horrible corvée que nous faisions là, une corvée que je ne voudrais
pas recommencer pour tous les spectacles chinois les plus curieux.
Nous vîmes les fameuses portes, qui sont absolument comme
toutes celles que l'on rencontre à chaque instant dans les rues non
interdites aux Européens, c'est-à-dire presque invisibles, et ne pré-
sentant que des arcades vermoulues couvertes d'affiches rouges ou
bleues ; ce sont des barrières qui n'ont de force que celle que leur
donne la loi.
A six heures, nous arrivâmes exténués à la maison , et nous n'eûmes
que le temps de nous habiller pour aller chez M. Dent, où nous
devions dîner. Ce fut un splendide repas de plus de quarante cou-
verts, où notre hôte, aussi gai qu'aimable et hospitalier, fit au des-
sert, non sans quelque péril pour lui-môme, tout ce qu'il fallait pour
griser ses convives à force de toasts.
Nous fûmes assez heureux pour que M. Dent obtînt du riche ha-
niste chargé de ses affaires de nous donner un grand dîner chez
lui. C'était une bonne fortune à laquelle nous ne devions pas nous
attendre et qui nous transporta de joie. Vous savez probablement
que la société qu'on appelle Honr/Sociefi/ se compose de douze mar-
chands, appelés Hong-Merchanis ou Haaistcs, choisis par l'empereur
parmi les riches négocians chinois, pour fournir aux factoreries tout
ce qu'elles demandent, et pour servir de consignataires aux navires
qui viennent d'Europe.
Alin-qua, chez qui nous devions dîner, est naturellement le plus
riche des douze hanistes, étant charge des affaires de la maison Dent,
la plus puissante de Canton. Il a pour logement de ville une belle
maison qui fait un des coins de la place des factoreries. Dès le 2, nous
avions reçu nos lettres d'invitation, écrites en chinois, sur papier
rouge; et le 4, à six heures du soir, nous nous rendîmes à la maison du
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 857
haniste. Les deux frères Min-qua nous attendaient à l'entrée du salon
de réception. M. Dent nous présenta tous; nous étions huit officiers
de la frégate en y comprenant le commandant et les élèves; il y avait
en outre M. Prinsep de Calcutta, Durand, et quatre individus que
je ne connaissais pas. Les deux Min-qua, ainsi qu'un de leurs amis
qu'ils avaient invité pour les aider à faire les honneurs du dîner,
étaient en grand costume. Leurs longues robes en soie bleue brochée
portaient sur la poitrine la riche plaque au griffon brodé; un cha-
peau conique en paille blanche , couvert d'une aigrette en peluche
de soie rouge, leur servait de coiffure. Jeunes et d'une figure distin-
guée, ce costume leur allait très bien ; il y avait dans leur air quelque
chose de grave et de digne que l'on croirait en France incompatible
avec un chapeau pointu et une longue queue.
Nous fûmes introduits dans une vaste salle éclairée par des files de
lanternes de toutes les formes et de toutes les couleurs, suspendues
au plafond en guise de lustres; l'ameublement fort simple de cet
appartement consistait en une suite de petites tables à thé qui en
faisaient le tour; chaque table était placée entre deux fauteuils en
rotins. Des domestiques entrèrent, portant le thé sur de grands pla-
teaux ; je m'empressai de m'asseoir auprès d'une des tables pour
goûter du merveilleux breuvage dans toute sa pureté native; il était
servi dans de petites tasses de forme conique et sans anses, avec
deux soucoupes, l'une sur la tasse, l'autre dessous comme à l'ordi-
naire. Cette dernière est destinée à conserver la chaleur du thé et à
empêcher celui qui le boit d'avaler les feuilles qu'on laisse toujours
mêlées au liquide. J'en pris une gorgée, et, bien que le parfum en
fût excellent, je ne pus trouver bon ce thé sans sucre, dont le goût
me parut âpre et sec; j'essayai encore, mais, malgré ma bonne volonté,
je fus obligé de laisser ma tasse inachevée. Je me consolai en voyant
que mon goût était partagé par les autres convives.
Au bout de quelques minutes, M. Dent vint avec une liste ap-
peler cinq des plus notables personnages invités, et quitta la salle
avec eux; il revint ensuite deux fois encore pour appeler les deux
dernières divisions de cinq qui restaient, et nous nous trouvâmes
alors tous réunis dans la salle du banquet où nous attendaient nos
hôtes.
Éclairée comme l'autre par des lanternes ornées de dessins bril-
lans et de glands de soie , cette salle était vraiment riche en décora-
tions de toute espèce. Des châssis immenses à vitraux coloriés for-
maient, au lieu de mur, le fond de l'appartement, qui avait pour
858 REVUE DES DEUX MONDES.
tentures, sur ses autres faces, des rouleaux déployés de papiers cou-
verts de sentences morales en caractères chinois. Un superbe tapis
couvrait le plancher, et toutes les chaises, faites en beau bois verni,
étaient ornées de housses en drap bleu chargées de broderies de soie
représentant des fleurs. Des dressoirs, disposés autour de la salle,
pouvaient servir à porter les plats et la vaisselle ou à découper les
rôtis; enfin, au milieu, trois tables, placées en triangle et séparées
eritièrement les unes des autres, devaient recevoir chacune cinq con-
vives et un des maîtres de la maison destiné à en faire les honneurs.
II faut remarquer ici que cette disposition en triangle n'est pas
seulement une affaire de mode, mais bien de nécessité; en effet,
les grands dîners chinois sont toujours accompagnés de danses ou de
tours de jongleurs; pour que tout le monde puisse voir sans se dé-
ranger, il faut donc que les tables soient disposées ainsi et que l'un
de leurs côtés soit inoccup '; c'est ce qui avait lieu ici. C'était l'ami des
Min-qua qui faisait les honneurs de la table à laquelle j'avais été
placé. Nous avions chacun devant nous une soucoujje en porcelaine,
deux petits bâtons en ébène garnis en argent à leur extrémité, et dans
un triangle de papier rouge et blanc un cure-dent fait avec l'articula-
tion de l'aile d'une chauve-souris, puis enfin, pour compléter notre
couvert, une toute petite tasse pour boire le c ara-chou, et une petite
soucoupe pleine d'une sauce noire faite avec des cloportes. Une dou-
zaine de bols en porcelaine à fleurs bleues contetiant des mets fort
délicatement apprêtés, mais tout-à-fait étrangers pour nous, couvraient
une grande partie de la table; l'autre, celle qui était sans convives,
destinée à flatter l'œil et à rester intacte, était ornée d'une profusion
de bols pleins de fleurs et de fruits; on y voyait aussi des gâteaux
couverts de pépins d'oranges si artistement piqués et dans des formes
si bizarres, qu'on clierchait en vain un nom pour ces plits déguisés.
Le repas commença. Le Chinois qui présidait à notre table savait
quelques mots d'anglais ; nous pouvions donc nous faire comprendre
et demander ce qu'il fallait faire. D'ailleurs, Durand, habitué à la
Chine comme un vieux Mantchou, nous guidait dans la périlleuse
entreprise de faire honneur à cetétonî.int festin. Prenant artistement
ses deux bàîons d'une main, il se uht à piocher à droite et à gauche
dans cha(|ue plat (c'est de l)on goût), goûtant tout avant de se décider
pour une des merveilles culinaires qui nous étaient offertes; nous
voulûmes faire comme lui , mais notre maladresse était désespérante.
Ayant d'abord la plus grande difficulté à placer dans nos doigts les
bâtons rebelles , nous finissions toujours par laisser tomber le mor-
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 859
ceau saisi, soit dans le plat, soit dans le trajet de la soucoupe à la
bouche. J'eus un moment de désespoir, et je commençais à croire
que j'allais jouer le rôle désagréable de la cigogne dans le repas du
renard ; mais quelques leçons du bon Chinois m'eurent bientôt mis
au l'ait, assez du moins pour ne pas mourir de foim.Vous verrez d'ail-
leurs que je ne devais pas mettre beaucoup en pratique ce nouveau
talent pendant le dîner.
Je péchai d'abord quelques morceaux d'un salmigondis composé
de je ne sais combien d'élémens hétérogènes parmi lesquels je recon-
nus des tranches de concombre, des cornichons, des saucisses, etc.;
en somme, ce n'était pas mauvais, quoiqu'il y.eùt dans ce ragoût des
ailerons de requins séchés et fumés. Je goûtai ensuite une friture
qu'on me dit être faite avec des hirondelles; c'était encore bon, très
bon; seulement je retrouvais là un certain goût fort et nauséabond que
j'avais senti dans le premier mets. Je laissai ce que j'avais pris pour
essayer d'une soupe de nids d'hirondelles, le mets royal, le plat le
plus recherché des Chinois, qui paient jusqu'à vingt piastres (cent dix
francs) la livre ces nids, formés dans les rochers des Philippines et des
Moluques par une hirondelle nommve su!a/i(/ane : c'était fade, mais
pas trop mauvais. Après cette soupe vint le tour d'un autre plat dont
je voulus goûter aussi ; mais cette horrible odeur, qui me poursuivait
dans tout ce que je mangeais, m'avait tellement bouleversé, que
j'avais le cœur sur les lèvres , et force fut de m'arrêter.
Cependant Durand m'encourageait de l'œil, car il est impoli dans
un dîner chinois de laisser quelque chose sur son assiette ou de
trouver quelque chose mauvais. Je m'efforçais donc de tromper mon
palais européen en avalant des marrons crus et des amandes que nous
avions chacun à côté do nous dans de [letites soucoupes; puis je pre-
nais en tremblant un morceau dans les ragoûts empoisonnés qu'on
nous servait maiistenant sans interruption dans deux bols, non pas
placés comme au commencement sur la table, mais devant chaque
€onvive, et je l'avalais avec une répugnance qui allait toujours en
croissant. Il était évident qu'un même assaisonnement, un assaison-
nement infernal et inconnu à la cuisine européenne, entrait dans la
composition de tous ces mets, parfaitement préparés du reste. Je
demandai ce que ce pouvait être, et j'appris que c'était... je vous le
donne en mille à deviner... de l'huile de ricin! Oui, c'était de l'huile
de ricin ! et il faut bien prendre son parti d'un goût aussi bizarre chez
les Chinois, quand on pense que les habitans de la Terre de Feu
mangent le poisson cru , que les Siamois font leurs délices des œufs
860 REVUE DES DEUX MONDES.
gâtés, que les Groënlandais, les Nouveaux-Zélandais, les Lapons,
boivent avec délices l'huile de baleine et de loup marin.
Chez Min-qua, ce n'était pas de l'huile de baleine qu'on nous don-
nait à boire; mais à chaque instant un domestique empressé, portant
un vase en argent d'un travail curieux, venait remplir de cam-chou
la petite tasse dont on m'avait muni à cet effet. Le cam-chou est une
boisson que l'on sert chaude, une espèce de vin blanc aigre-doux fait
avec du riz fermenté et d'autres ingrédiens : ce breuvage déplaisant
ne peut être trouvé tolérable que par comparaison avec les mets qu'il
arrose. Je me serais bien dispensé d'en boire, et j'aurais donné beau-
coup pour pouvoir avaler quelques verres d'eau ; mais l'eau et le pain
sont étrangers à un dîner chinois, et l'étiquette venait encore ici me
contrarier avec ses éternelles exigences. A chaque instant, mon voisin
le Chinois me portait des santés auxquelles j'étais obligé de répondre
en vidant entièrement ma tasse, après l'avoir tenue un moment des
deux mains et remué la tète comme les Chinois du Cheval de Bronze;
il fallait ensuite renverser la tasse pour prouver qu'il n'y restait plus
rien , et aussitôt après, le maudit échanson , avec son impitoyable cafe-
tière, arrivait pour la remplir. Quand mon voisin était en repos,,
c'étaient les Min-qua ou M. Dent lui-même qui me proposaient des
santés à qui mieux mieux ; je finis par prendre le parti de ne plus faire
que tremper mes lèvres dans le cam-chou.
Je n'ai pas parlé des domestiques qui nous servaient : ils étaient
nombreux, jeunes et vôtus uniformément, portant tous une robe
jaune flottante , serrée à la taille seulement par une ceinture , et un
petit chapeau conique orné d'up.e houppe de soie rouge.
Dès le commencement du dîner, deux jongleurs et deux petits
danseurs de Nankin s'étaient établis sur la base du triangle formé par
nos tables : ils devaient, chacun à son tour, occuper nos loisirs pen-
dant le repas. Les deux enfans commencèrent. Ils étaient vêtus
d'une robe en crépon blanc, serrée autour de la taille par une
écharpe en soie rose , dont les bouts tombaient gracieusement sur
le côté. Leur tête était nue, rasée avec soin , et n'avait d'autre orne-
ment qu'une queue bien nattée, avec son cordon de soie à glands,
dont l'extrémité atteignait les pantalons à pied qui se montraient
sous les plis nombreux de la robe, coquettement coupée à mi-jambe.
Ces deux jolis enfans s'avancèrent dans l'espace qui séparait nos
tables de celles qui avaient été disposées pour les jongleurs, et, tandis
que ceux-ci les accompagnaient avec une espèce de mandoline, ils
commencèrent à chanter, sur une mesure lente et mélancolique, des
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 861
airs pleins d'une expression douce, qui nous surprit dans un pays
dont on connaît le goût en musique; ils faisaient en même temps des
passes et des gestes d'une grâce ravissante, qui nous rappelaient
tout-à-fait les danses des bayadères de l'Inde.
Ceux des convives qui, plus habitués à la cuisine chinoise, fai-
saient honneur aux milliers de plats de nos amphitryons, oublièrent
leurs bols et laissèrent tomber leurs petits bâtons pour regarder les
gentils danseurs. Pour moi , convié oisif de cet abominable festin ,
je laissai volontiers de côté les salmis de chats, les blanquettes de
chenilles, etc., pour m'occuper exclusivement de cette représentation
trois fois bien venue. ïout-à-fait captivé par les accens doux et mélan-
coliques et la suave harmonie de ces voix argentines, j'aurais donné
î)eaucoup pour connaître le sens des paroles, qui, autant que j'en
pouvais juger par les airs, devaient être fort tendres; mais le Chinois
mon voisin , qui comprenait l'idiome particulier de Nankin , ne s'ex-
primait pas assez bien en anglais pour pouvoir satisfaire ma curiosité.
J-e fus donc obligé d'attacher moi-même un sens à chaque geste, à
cJiaque modulation de voix des acteurs, et je suis porté à croire que
mon imagination ne m'écarta pas beaucoup de la vérité.
Quand les petits danseurs de Nankin se reposaient, les deux jon-
gleurs commençaient à faire leurs tours d'escamotage. Ils étaient fort
liabiles sans doute, mais fort ennuyeux par leurs éternels dialogues,
l'un jouant le nigaud qui s'étonne de tout, et l'autre l'habile homme
qui semble n'attacher aucune importance à tous les prodiges qu'il fait
naître. Par momens, le plus petit des deux enfans se mêlait à leurs
tours d'adresse, et, plaçant sur l'extrémité d'une baguette en baleine
une assiette de porcelaiiie, il la tenait dans un mouvement continuel
de rotation, tout en prenant lui-même toutes les positions possibles :
assis, couché, la main derrière le dos, sous la jambe, marchant ou
^e roulant sur le tapis. M. Dent lui jeta une poignée de gourdes, et
mit fin à cet exercice.
Enfin, on se leva de table. Il y avait au moins deux heures que
nous étions assis, et nous nous félicitions, croyant que c'était fini;
les Chinois fumaient leurs pipes, nous autres des cigarres; il semblait
que le moment du départ allait arriver. Pas du tout; il fallut se
remettre à table : nous n'avions vu que le premier service ! Les nids
d'hirondelles et toutes les horreurs du commencement reparurent
sous des formes nouvelles, avec des cailles frites, etc., puis vin-
rent des rôtis magnifiques portés en grande pompe par plusieurs
domestiques; chaque pièce fut présentée aux convives, puis portée
862 REVUE DES DEUX MONDES.
sur (les dressoirs où d'habiles écuyers tranchnns la découpaient. Une
heure plus tôt , j'aurais volontiers goûte de ces viandes, qui semblaient
fort appétissantes; mais j'étais encore si plein de l'odeur d'huile de
ricin , que chaque chose m'en paraissait imprégnée et que j'avais de la
répugnance pour tout.
Je me remis donc avec résignation à regarder les petits ]\an-
kinois, qui commençaient une danse nouvelle. L'un portait en ban-
doulière un tambour en forme de deux troncs de cônes réunis par
le sommet, couvert d'une peau de serpent et orné de glands très
longs en soie rouge. Il en jouait avec deux petites baguettes, frappant
avec beaucoup de grâce et d'habileté tantôt sur une seule face, tantôt
sur les deux en même temps. L'autre portait un gong dont les écla-
tantes vibrations faisaient, avec le tambour, une musique vraiment
tartare. C'étaient alternativement des danses accompagnées de chants
plus vifs que ceux que nous avions déjà entendus, puis la musique
ou la danse seulement.
Les jongleurs vinrent à leur tour, et avec eux aussi un découra-
gement si fort, une envie de dormir si générale, que tous les con-
vives, surtout ceux qui avaient fait honneur au dîner, fermaient à
chaque instant les yeux, malgré les efforts évidens qu'ils faisaient
pour rester éveillés. C'est dans un de ces momens probablement que
M. Prinsep et T... avalèrent une espèce d'amandes fort proprement
servies, qu'ils prirent pour dos pralines, mais qui étaient en réalité
de belles et bonnes gousses d'ail cru, bien nettes et bien pelées : il
fallait voir leurs grimaces et leurs contorsions !
Après avoir vu passer je ne sais quelle quantité de plats, après
avoir goûté du dîner de famille que l'on sert toujours dans ces grands
galas à la fin, comme par contraste, on en vint à faire circuler des
jattes de riz à l'eau avec lequel les amateurs complétèrent la plus
horrible cargaison que jamais estomac d'honune ait embarquée, et
en dernière analyse on but le thé pour délayer tout cela, si c'était
possible. Alors ce fut déclaré fini, irrévocablement fini. Au fait, le
supplice n'avait guère duré que six heures!
Le camcha ou présent fut apporté en grande pompe par deux do-
mestiques aux jongleurs et aux jeunes danseurs. C'était une somme
de treize ou quatorze gourdes en sape.cks, espèce de monnaie de zinc
enfilée sur des cordons. Il y a, je crois, huit cents sapecks dans une
gourde : tout cela était étalé sur une grande planche.
Avant de partir, on nous invita à nous approcher de l'extrémité
vitrée de l'appartement (jui donnait sur la cour : c'était pour voir
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 86^
tirer en notre honneur un petit feu d'artifice. La principale pièce et
la plus curieuse pour nous se composait d'un grand vase suspendu
au niveau de la fenêtre où nous étions. Le feu prit à ce vase après
l'explosion de plusieurs magnifu[ues soleils de toutes les couleurs,
dont les rayons enflammés furent près de mettre le feu au beau tapis
de la salle à manger; alors on vit un gros arbuste que le vase conte-
nait se couvrir de fruits ronds et bleuâtres, ressemblant assez à de
belles prunes. Quoique formés par une flamme colorée, ces fruits
faisaient complètement illusion ; au bout de quelque temps, ils com-
mencèrent à prendre une teinte plus rouge et à diminuer de volume
comme s'ils se flétrissaient; ils tombèrent enfin un à un, et la cour
fut rendue à sa première obscurité. Ce petit échantillon de l'habileté
des Chinois en pyrotechnie nous prouva qu'il n'y avait rien d'exagéré
dans les récits merveilleux que font les voyageurs des grands feux
d'artifice que l'on tire à Pékin.
A une heure du matin, je me jetai sur mon lit, content d'avoir vu
un dîner chinois, mais jurant bien qu'on ne m'y reprendrait plus.
Le o était le jour fixé pour le départ. Grâce à M. Pereyra, nous
avions retenu à temps une de ces goélettes qui , moyennant cinquante
gourdes, prennent jusqu'à six passagers pour aller à Macao; d'ail-
leurs, quel que soit le nombre des passagers, le prix est le même.
Cette goélette ne nous servit que pour le transport de nos caisses,
qui l'encombraient tellement , que nous aurions eu peine à nous y
caser nous-mêmes. Durand s'était chargé de nous emmener sur un
autre bâtiment, et cela l'obligea à partir de Canton quelques jours
plus tôt qu'il ne l'avait d'abord résolu.
M. Beauvais nous avait tous retenus d'avance pour dîner chez lui
le jour du départ. Nous passâmes donc encore quelques heures avec
cet excellent homme, à qui nous devions, ainsi qu'à Durand, de
n'avoir pas été jetés, comme des fous qui ne savent où donner de I
tête, dans cette ville étrange où un guide est une chose indispen-
sable. A cinq heures et demie, nous nous rendîmes au rivage accompa-
gnés de toutes nos connaissances; nous prîmes une tança pour nous
transporter à bord de la goélette, et, après les serremens de main et
les accolades d'adieu , nous nous éloignâmes , laissant à regret cette
ville merveilleuse dont nous n'avions joui qu'en courant.
Le Sijlplie avait levé l'ancre et glissait tranquillement emporté par
la marée quand nous l'atteignîmes. La nuit s'avanc^-ait, une nuit calme
et délicieuse, et le fleuve, éclairé de mille feux, réfléchissait partout
la lumière diversement colorée des lanternes, dont les lignes mou-
864 REVUE DES DEUX MONDES.
vantes s'étendaient à perte de vue devant et derrière nous. Lesjlower-
boats, ces riches salons flottans, laissaient échapper des faisceaux de
lumière à travers leurs stores et leurs persiennes dorées. Partout, sur
ces eaux si animées, le plaisir semblait faire entendre sa voix, appe-
lant, avec les ombres de la nuit, les Chinois de toutes les classes à
dépenser dans la débauche une partie de l'argent laborieusement ac-
quis pendant la journée. A mesure que nous avancions, un bruit
continuel de gongs et d'autres instrumens bruyans paraissait nous
suivre, et l'odeur d'huile de ricin se mêlait à tout cela, pour donner
à cette soirée le caractère le plus chinois du monde. Enfin nous lais-
sâmes derrière nous les longues lignes illuminées de la ville flottante,
qui, dit-on, ne compte pas moins de trois cent mille am.es (Canton
en contient près d'un million), et, lorsque nous passâmes à Whampoa,
tout dormait dans cette rade si peuplée, dont les rives fourmillent de
maisons.
Le 7, à onze heures du matin , nous arrivAmes, après avoir été con-
trariés par le calme, à côté de la frégate, ([ui avait quitté Lin-tin la
même nuit pour mouiller devant Macao, à cinq milles de la ville.
Avec ses couvens fortifiés couronnant les hauteurs et ses longues
rangées de maisons blanches sur une grève aride , I\Iacao n'offre pas
un coup d'œil bien gai , quoiqu'assez pittoresque , et cette ville sent
le Portugais d'une lieue. INous débarquâmes, au milieu des jonques
de guerre et des champans de toutes les formes, devant la partie
chinoise de la ville ; c'est là que sont les chantiers de construction et
les bazars tortueux qui rappellent un peu les rues si bruyantes et si
animées de Canton.
Il nous fallut grimper des sentiers ardus, des rues aux larges
dalles échauffées par un soleil ardent, qui nous conduisaient dans la
partie de cette ville morte et silencieuse où se trouve la belle maison
de M. Inglis. Durand avait aussi un appartement dans cette demeure
hospitalière, ainsi qu'un jeune homme nommé Borges, qu'il avait
amené avec lui de Valparaiso. Je fus présenté au maître de la mai-
son , et nous montâmes ensuite chez M. Borges, que nous trouvâmes
entouré de dessins et de peintures , occupé à finir un petit tableau
représentant une vue de Canton. M. Borges est un amateur de dessin
distingué, qui ne voyage que pour satisfaire son goût pour cet art,
devenu chez lui une vraie passion. Après avoir admiré les nombreux
croquis qu'il a faits en traversant les Cordillères des Andes , après
avoir respiré encore une fois avec bonheur cet air d'atelier que je
n'avais pas senti depuis long-temps, je me mis à la disposition de
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 865
Durand pour aller voir nos bons missionnaires français, sur le compte
desquels on ne tarissait pas d'éloges à bord de la frégate. Ces excel-
lens prêtres attendaient avec anxiété les momens où les officiers et
les élèves allaient à terre pour courir au-devant d'eux et les emmener
à leur logis ; nos gens y trouvaient une table presque recherchée et
de bons lits, choses réservées pour les étrangers et prodiguées pour
des compatriotes, mais dont les missionnaires eux-mêmes ne font
pas usage.
Durand me mena d'abord chez les lazaristes : c'est une société
différente de celle des Missions Étrangères , quoique poursuivant le
même but. Leur maison , située un peu plus loin et dans un quartier
écarté, est parfaitement disposée et surtout bien aérée, ce qui est à
Macao une condition indispensable. M. Torrette, le directeur, nous
reçut à merveille et nous rappela pour le soir même une invitation à
dîner qui avait déjà été faite à bord. Après les lazaristes, nous visi-
tâmes les autres missionnaires , dirigés par un prêtre aussi distingué
que bon, M. Legrégeois. Plein d'instruction et d'une conversation
extrêmement agréable, M. Legrégeois me captiva, comme il avait
captivé mes camarades, par son esprit et sa simplicité.
Un Américain établi à Manille m'avait donné une lettre d'introduc-
tion pour M. Chinery, peintre anglais résidant à Macao. Arrivé à Lin-
tin, j'envoyai cette lettre à son adresse, avec un billet où je donnais
les raisons qui m'empêchaient de me rendre moi-même à la ville
portugaise avant d'aller à Canton. Je reçus une réponse aussi aimable
que possible. On m'offrait l'atelier de l'artiste et un logement de
garçon, puis des courses dans la campagne pour dessiner, etc., etc.
J'étais donc presque attendu chez M. Chinery, lorsque nous y arri-
vâmes avec Durand , un de ses plus grands admirateurs. Je trouvai
un petit homme d'une cinquantaine d'années , mais frais et robuste,
à l'humeur joviale, original comme un artiste, généreux comme un
Anglais. Nous parlâmes beaucoup de M. Barrot, qu'il avait connu pen-
dant son séjour à Macao; nous visitâmes ensuite quelques-uns de ses
innombrables et précieux albums. Je m'extasiai devant ses peintures
fraîches et hardies, gémissant intérieurement de voir un talent aussi
distingué enfoui dans une ville portugo-chinoise, au bout du monde;
mais, établi depuis long-temps à Macao, M. Chinery y a pris ses ha-
bitudes : maintenant il devient vieux, et, quoique d'une incroyable
activité pour son âge , il ne peut songer sans frémir à traverser les
mers pour aller sous le ciel brumeux de l'Angleterre. Il mourra donc
en Chine, où il vend ses moindres pochades au poids de l'or; et ses
866 REVUE DES DEUX MONDES.
immenses matériaux sur ce pays curieux, ses gouaches, ses huiles, ses
aquarelles et ses esquisses si spirituelles, deviendront peut-être la proie
d'un barhare qui ne saura pas les apprécier! Je pensais à tout cela en
regardant des dessins remarquables dans tous les genres, car M. Thi-
nery excelle dans les ligures, dans le paysage, et il fait la marine à
merveille.
Cependant le jour baissait, il était temps de se retirer. Durand
m'entraîna hors de cette maison , où je serais resté volontiers tout le
reste de la journée sans manger, ne songeant à rien qu'au dessin ;
nous laissâmes l'aimable artiste, qui nous lit promettre de venir dé-
jeuner avec lui le lendemain matin à huit heures.
Le soir, comme je l'avais bien prévu , nous fîmes un souper des
plus agréables; les bons pères étaient heureux de nous fêter chez
eux; on but d'excellent vin , on porta des santés chères à tous, et
chacun était enchanté. Pour moi, quand on but à la santé des
missionnaires et à la prospérité de la société , je ne pus m'empécher
d'ajouter avec émotion : « Puissent ces vœux être exaucés pour les
absens aussi bien que pour les présens! )> et je fus compris, car on
avait parlé long-temps des périls inouis courus par les apôtres de la
Chine et de la Corée. On devina la cause de mon émotion; mais ces
victimes, dévouées au sacrifice et habituées à envisager la mort
comme une récompense, ne purent avoir une idée du mélange d'hor-
reur et de pitié dont je fus saisi en pensant qu'à l'instant même où
nous parlions plusieurs missionnaires expiraient peut-être dans les
tourmens, comme ce malheureux qui venait d'être coupé en morceaux
en Cochinchine, ou souffraient sans espoir dans des prisons plus
redoutables que la hache du bourreau, comme le père Jacquart, actuel-
lement enfermé à Hué-fo dans une cage de fer.
Ces pensées tournèrent à la tristesse mes idées jusqu'alors si gaies;
je me voyais entouré de jeunes prêtres de vingt-cinq à trente ans,
beaux, instruits, nés dans les classes aisées de la société dont ils
auraient pu être l'ornement, et qu'ils avaient fuie pour venir mourir
sur une terre barbare. Us causaient du monde et de ses plaisirs comme
s'ils en faisaient encore partie, je les voyais rire avec mes camarades
de ce rire de jeune homme qui inspire la gaieté, et un étranger les
eût pris pour des officiers d'un autre bâtiment français, car ils étaient
vêtus comme nous, avec le pantalon blanc et la veste blanche : livrée
de laïque qu'ils sont obligés de porter pour échapper à l'inquisition
chinoise, qui ne permet qu'à un nombre limité de missionnaires de
séjourner à Macao. Cependant tous ces jeunes hommes étaient voués
JOURNAL d'un officier DE MARINE. 867
au plus pénible, au plus dangereux apostolat. Oh! c'est une horrible
chose que de voir ainsi les talens et la jeunesse aller au-devant des
bourreaux ! Mon cœur était profondément ému à l'aspect de cette
joie et de ce festin , le dernier de ce genre auquel devaient assister
tous les missionnaires présens, à l'exception peut-être de M. Legré-
geois et de M. Torrette, obligés tous deux de rester à Macao pour
diriger les missions.
Le lendemain, au point du jour, nous nous levâmes pour aller visi-
ter les belles pagodes des marins chinois. Nous y trouvâmes M. Prin-
scp; il était déjà en train de dessiner. M. Borges suivit son exemple;
Durand et moi, nous montâmes parmi les blocs de rochers taillés que
l'on a trouvé moyen de faire servir à la construction de temples charmans.
Le plus beau de ces temples est sur le bord de la mer, et adossé à
la montagne; des arbres magnifiques ombragent, par une exception
extraordinaire, ce monument de la piété des marins; on ne peut rien
voir de plus pittoresque comme ensemble, et les détails sont d'un
travail exquis. J'aurais voulu dessiner ce temple, mais j'avais à peine
le temps de regarder.
Nous prîmes un des sentiers nombreux conduisant aux petits tem-
ples qui s'élèvent en étages au-dessus du premier; il a fallu certaine-
ment toute la patience et tout le talent des Chinois pour tirer ainsi
parti d'une montagne aride qui n'est réellement qu'un seul rocher
formé de plusieurs blocs amoncelés.
Chaque pagode était soigneusement balayée; la lampe, constam-
ment allumée devant l'image du dieu, annonçait la place où il fallait
venir brûler les petits bâtons ou les artifices qui servent d'encens, et
nous ne fûmes pas long-temps sans voir arriver des dévots qui se
mirent tranquillement à genoux comme si noUs n'eussions pas été là,
se prosternant par momens et faisant leur offrande à la divinité avec
toute la piété possible.
Enfin , séduit par le toit délicat et les jolis ornemens du plus haut
de ces temples, j'avais tiré mon album et je commençais à en faire
une esquisse, lorsque les cris de tous ces messieurs restés en bas
nous forcèrent de laisser un des plus jolis sites que j'aie vus. Nous
nous hâtâmes, car il était temps d'aller déjeuner chez M. Chinery.
Lui aussi venait de faire sa petite course d'artiste; il n'y manque
jamais, ajoutant ainsi tous les jours quelques croquis à cette belle
collection de dessins qu'il possède. Il nous avait promis la veille de
faire une gouache devant nous, et il se mit à l'œuvre en quittant la
table. En un quart-d'heure, nous vîmes sortir de son habile pinceau
868 REVUE DES DEUX MONDES.
une jolie barque chinoise, se mirant dans l'eau calme d'une rade
éclairée parles rayons du soleil levant; cette rapide ébauche achevée,
il me l'offrit, et je n'eus garde de la refuser. Nous commençâmes à
feuilleter ses albums, et les heures n'étaient plus que des minutes
pour nous, quand l'impitoyable Durand, toujours là pour nous rap-
peler à l'ordre, donna le signal du départ. Nous nous rendîmes chez
M. Legrégeois, qui proposa , malgré la chaleur, une course à la grotte
du Camoëns. 11 fallut traverser toute la ville, les bazars chinois, pour
parvenir au beau jardin anglais où se trouve le fameux rocher qui vit
écrire la Lusiade.
Sur un monticule assez escarpé, compris dans l'enceinte du jardin ,
se trouve une roche nue, percée dans le sens de* sa largeur en forme
d'arche; dans le passage formé par cette ouverture, on voyait une
anfractuosité qui pouvait servir de siège : c'est là que le Camoëns
aimait à venir rêver et écrire. Maintenant, depuis que M. Kienzi a
passé par Macao, la niche du rocher n'existe plus; elle a été plâtrée
pour contenir une longue inscription en vers français assez mauvais,
dont le cerveau de M. Rienzi a fort laborieusement peut-être, et, à
coup sur, fort malencontreusement accouché en l'an de grâce 1828
ou 1830. On a bâti aussi sur la cime du rocher un petit belvédère qui
domine toute la ville; on y jouit d'une belle vue, un peu obstruée
cependant par les arbres du jardin.
Nous revînmes assez satisfaits de notre promenade, mais horri-
blement fatigués. Le jour suivant, il y eut un bal chez l'excellent
M. A^an-Baser, qui fit les honneurs de sa jolie maison avec l'inalté-
rable gaieté et la bonne grâce dont nous avions eu déjà tant d'exem-
ples à Canton.
Enfin, le 10 novembre 1838, nous appareillâmes. Le capitaine
EUiot, les missionnaires et tous nos amis de Macao étaient venus la
veille à bord nous présenter leurs adieux ; ils firent un dernier dé-
jeuner sur cette frégate qui rappelait si vivement la France à des
exilés presque tous condamnés à ne plus la revoir. Ce fut avec une
émotion bien sincère que nous leur serrâmes la main et que nous
les embrassâmes en les accompagnant à l'échelle , quand la nuit vint
leur donner le signal du départ.
POÈTES
ET
DE LA FRANCE.
XL.
M. mm m.
On commence à répéter souvent , parce qu'en effet cela devient
chaque jour plus sensible, que la littérature de ces dix dernières
années se sépare de celle de la restauration par des traits fort tran-
chés et par une physionomie qui marque véritablement une nouvelle
époque. Sous la restauration, il y avait plus de régularité et de pru-
dence, môme dans l'audace; ce qui faisait scandale était encore rela-
tiveme7it décent. L'antagonisme régnait assez exactement entre les
écoles littéraires comme entre les partis politiques; c'étaient des
batailles à peu près rangées; l'on y pouvait remarquer de la disci-
(1) Gosseliii , 9, rue Sainl-Germain-des-Prôs.
TOME XXIII. 55
870 REVUE DES nEDX MONDES.
pline et une sorte d'évolution dans l'ensemble. Les questions de
forme ne se séparaient pas des questions de fond ; la joute se passait
dans un camp tracé. Il est arrivé au moment de la rupture ce qui
arrive dans l'orage à un lac ou à un bassin que l'art ne défeiid plus.
Toutes les écluses ont été lâchées, et les ruisseaux aussi. La haute
mer a fait invasion, et les bas-fonds ont monté. Il a fallu quelques
années pour que, dans les flux et reflnx de cette étendue confuse, on
retrouvât un niveau et de certaines limites. En attendant, une foule
de pavillons plus ou moins aventureux ont fait leur entrée, ont im-
posé et illustré leurs couleurs. Aujourd'hui , quand on veut recon-
naître cette rade immense ( si rade il y a ), l'aspect a tout-à-fait changé.
Dès les premiers jours de 1831, sous la rubrique assez énigmatique
de Plik et l'iok , un nouveau venu se glissait, un peu en pirate d'abord;
mais qu'importe? Une fois entré, il le disait lui-môme, il était bien
sûr de s'y tenir, d'y jeter l'ancre; et il l'a prouvé.
Depuis 18.31, M. Eugène Sue n'a cessé de produire; ses nombreux
romans se pourraient distinguer en trois séries : romans maritimes,
par lesquels il a débuté [Atar-Gïill, la Salamandre^ etc., etc.), ro-
mans et nouvelles de mœurs et de société ( Arthur, Cécile, etc., etc.),
romans historiques enfin [Latréaumoni, Jean Cavalier]. Le roman
maritime l'ayant mené à étudier l'histoire de la marine française,
cette histoire elle-même l'a conduit bientôt à se former, sur le règne
et le personnage de Louis XIV, certaines vues particulières. Ce sont
ces vues qu'il poursuit et met en action dans Latréaumont et dans
Jear\. Cavalier. Nous avons à examiner aujourd'hui ce dernier ouvrage,
remarquable, intéressant, et traité avec conscience. Ce nous est une
occasion , trop retardée, de tacher auparavant de saisir en général le
caractère du talent de M. Sue.
M. Sue représente pour moi assez fidèlement ce que j'appellerai la
moxjenm du roman en France depuis ces dix années; il la représente
avec distinction , mais sans un cachet trop individuel et sans trop
d'excentricité, tellement que c'est l'époque même qui semble plutôt
lui imprimer son cachet à elle. M. de Balzac certes, en de curieuses
parties d'observation chatoyante et fine, offre un échantillon incom-
parablement exquis du genre ( bon ou mauvais) du moment ; mais ce
n'a été que par endroits qu'il a paru saisissable, et il échappe vite par
des écarts et des subtilités qui ne sont qu'à lui. Parmi les romanciers
féconds, M. Frédéric Soulié encore a trouvé bien des veines (quel-
conques) du genre actuel, et les a poussées, les a labourées avec res-
source et vigueur; mais chez lui, trop souvent, à travers le mouve-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 871
ment incontestable, où est la finesse? M. Sue, si l'on prend l'ensemble
de ses œuvres et si l'on se représente bien In famille de romans dont il
s'agit, se trouve en combiner en lui l'esprit, la mode, la faxhion,
l'habitude, avec distinction je l'ai dit, avec sang-froid, avec fertilité,
avec une certaine convenance. A tel ou tel de ses confrères célè-
bres, il a laissé le droit de déraison ; lui, s'il se jette dans l'excès de
crudité, c'est qu'il l'a voulu. Sa plume se possède, et il possède sa
plume. Sans preifdre la peine d'entrer précisément dans la conception
laborieuse de l'art, il s'est trouvé par position à l'abri du mercanti-
lisme littéraire. S'il n'a pas d'ordinaire composé avec une concentra-
tion très profonde, il a presque toujours fait avec soin. Il n'a obéi à
d'autre nécessité qu'à son goût personnel d'observer et d'écrire; jus-
que dans ses productions les moins flatteuses, on sent de l'aisance.
Sa première spécialité semblait être le roman maritime, mais il ne
s'y est pas renfermé. Il s'agissait pour lui, à son début, de se faire
jour dans le monde littéraire par quelque chose d'original et qui
attirât l'attention. Il savait la mer, du moins il l'avait tenue à bord
d'un vaisseau de l'état durant six mois (i); il avait rrngé bien des
côtes. 11 exploita, en homme d'esprit et d'imagination, ses rapides
voyages et les impressions dont sa tète était remplie. Ae l'ilote et le
Corsaire loiige de (]ooper avaient mis le public français en goût de
cette vie de périls et d'aventures; on admirait a chaque salon Gudin.
M. Sue se dit que, lui aussi, il pourrait arborer et faire respecter le
pavillon. Le genre qu'il importait chez nous fut à l'instant suivi et
pratiqué avec succès par plusieurs; les juges compétens paraissent
reconnaître que de nos romanciers de mer le plus exact à la manœuvre
est M. Corbière. Je crois que M. Sue ne visait d'abord qu'à une exac-
titude suftisante; il écrivait avant tout pour Paris; son ambition était
moins de remplir le Havre que de remonter la Seine. Ce n'est jamais
pour les vrais bergers qu'on écrit les idylles. Depuis il a fortifié ses
études de marine en les dirigeant sérieusement sur l'histoire de cette
branche importante. Par malheur l'historien doit être comme la femme
de César, ne pas môme pouvoir être soupçonné d'infidélité. M. Sue
avait été trop évidemment et trop habilement conteur pour ne pas
mériter un premier soupçon. On ne lui a peut-être pas assez tenu
compte jusqu'ici de son second effort. Nous-même , en ce moment ,
nous n'irons pas avec lui au-delà du romancier. A celui-ci du moins
(1) On peut voir quelques détails biographiques dans un article de M. Legouvé
{Revue de Paris, tome XXVII, 1836).
55.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
l'honneur d'avoir le premier risqué le roman français en plein Océan,
d'avoir le premier comme découvert notre Méditerranée en littérature!
Mais, encore une fois, ce n'était là pour lui qu'un acheminement,
qu'une forme d'introduction , et M. Sue visait surtout à exprimer
certains résultats de précoce et fatale expérience, certaines vérités
amères et plus qu'amères que l'excès seul de la civilisation révèle ou
engendre. Parmi ses amateurs de mer, ceux de sa prédilection comme
Zsaffie , Vaudrey, l'abbé de Cilly, Falmouth , sont des hommes déjà
brûlés par toutes les irritations des cités. Ainsi, bien vite chez lui,
et dès la Salamandre, le vaisseau ne devint autre chose qu'une diver-
sion et un cadre au spleen, un yacht de misanthropie ou de plaisance,
une manière de vis-à-vis du Bois ou du Jockey-Club.
La génération spirituelle, ambitieuse, incrédule et blasée, qui
occupe le monde à la mode depuis dix ans, se peint à merveille, c'est-
à-dire à faire peur, dans l'ensemble des romans de ^\. Sue. Lord
Byron était un idéal; on l'a traduit en prose; on a fait du don Juan
positif; on l'a mis en petite monnaie; on l'a pris jour par jour à pe-
tites doses. Beaucoup des personnages de M. Sue ne sont pas autres.
Le désillusionnement systématique, le pessimisme absolu, le jargon
de rouerie, de socialisme ou de rehgiosité, la prétention aristocra-
tique naturelle aux jeunes démocraties et aux brusques fortunes,
cette manie de régence et d'orgie à froid , la brutalité très vite tout
près des formes les plus exquises, il a exprimé tout cela avec vie sou-
vent et avec verve dans ses personnages. L'espèce très exacte, et avec
ses variétés , si elle se perdait un jour, se retrouverait en ses écrits ;
et voilà comment je dis qu'il représente à mon gré la moyenne du
roman en France.
Sans se faire reflet ni écho de personne en particulier, il s'est laissé
couramment inspirer des divers essais et des vogues d'alentour, et en
a rendu quelque chose à sa manière. En un mot, la gamme du roman
moderne est très au complet chez lui , et en môme temps aucun ton
trop prédominant n'y étouffe les autres.
Est-ce une nature vraie , légitime , une société saine qu'a exprimée
M. Sue? Non assurément, et il le sait bien. Mais j'ose affirmer que
c'est une société réelle. De braves gens qui vivent en famille, des
hommes sérieux régulièrement occupés, des personnes du monde
tout agréables et qui ne veulent pas être choquées , peuvent dire :
(( Où trouvc-t-on de tels personnages? Ils n'existent que dans le
drame moderne ou dans le roman. » Je ne nie pas qu'il n'y ait main-
tcfois de la charge et du cumul dans l'expression ; mais , pour prendre
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 873
le meilleur selon moi, le plus habile et le plus raffiné des romans de
mœurs de M. Sue, Arthur par^exemple, je dis que le personnage est
vrai et qu'il y a de nos jours plus d'un Arthur.
Et, avant tout, qu'on me permette une remarque que j'ai eu très
souvent occasion de faire en ce temps où la littérature et la société
sont dans un tel pêle-mêle, et où la vie d'artiste et celle d'homme du
monde semblent perpétuellement s'échanger. S'il devient banal de
redire que la littérature est l'expression de la société, il n'est pas
moins vrai d'ajouter que la société aussi se fait l'expression volontiers
et la traduction de la littérature. Tout auteur tant soit peu inlluent
et à la mode crée un monde qui le copie, qui le continue, et qui
souvent l'outrepasse. Il a touché, en l'observant, un point sensible,
et ce point-là, excité qu'il est et comme piqué d'honneur, se déve-
loppe à l'envi et se met à ressembler davantage. Lord Byron a eu
depuis long-temps ce rôle d'influence sur les hommes; combien de
nobles imaginations atteintes d'un de ses traits se sont modelées sur
lui ! Depuis c'a été le tour des femmes; l'émulation les a prises de lutter
au sérieux avec les types, à peine apparus, (ï India7ia ou de fJlia. Je
me rappelle avoir été témoin , certain soir et dans un hôtel de la meil-
leure compagnie, d'un drame domestique réel très imprévu, et qui
justifiait tous ceux de Dumas. Un magistrat m'a raconté qu'ayant dû
faire arrêter une femme mariée qui s'enfuyait avec un amant, il n'en
avait pu rien tirer à l'interrogatoire que des pages de Balzac qu'elle
lui récitait tout entières. Au temps de D'Urfé une société allemande
se mit à vivre à la manière des bergers du Lignon. C'est toujours le
cas de dire, même quand ce sont si peu des Ménandre : 0 vie! et toi
31énandre , lequel des deux a imité l'autre?
Beaucoup des personnages de M. Sue sont donc vrais en ce sens
qu'ils ont, au moins passagèrement, des modèles ou des copies dans
la société qui nous entoure. Mais, pour l'aborder plus à l'aise avec
ma critique, je la concentrerai d'abord sur Arthur, qui est un roman
tout-à-fait distingué et où il y a fort à louer, tant pour la connais-
sance morale que pour la façon. Arthur, doué de toutes les qualités
de la naissance, de la fortune, de l'esprit et de la jeunesse, Arthur,
doué d'une puissance rare d'attraction et du don inappréciable d'être
aimé, a reçu de bonne heure , d'un père misanthrope , un ver ron-
geur, la défiance; la défiance de soi et des autres. Les mortelles leçons
de ce père trop éclairé et inexorable d'expérience ne sont, selon moi
encore, que trop vraies (je parle en général ) ; c'est du La Rochefou-
cauld développé et senti, c'est du Machiavel domestique; bien des
87 V REVUE DES DEUX MONDES.
pages du chapitre inlitulé le Deuil, ont même de certains accens de
morose éloquence. Mais cette science amère, ce résidu et comme
cette cendre de la vie, que ce père imprudent de sa main mourante
sème au cœur de son fds, va petit à petit l'empoisonner. Ce scepti-
cisme corrosif, distilli' goutte à goutte dans le vase récent, se retrouvera
au Coud de tout. Avant de quitter le château paternel, Arthur aimait
sa cousine Hélène, pauvre, mais belle, digne et pure, et qui elle-
même l'aimait. Il s'enchante insensiblement près d'elle; tous deux
s'entendent sans se le dire; puis vient l'aveu : ils vont s'épouser. A ce
moment une fatale pensée traverse l'amo d'Arthur; les avis funèbres
de son père se réveillent, le germe de méfiance remue en lui : n'est-il
pas dupe d'une feinte intéressée? Est-ce bien lui en effet, ou sa for-
tune, qu'aime sa cousine Hélène? Et Arthur tout d'un coup brise ce
tendre cœur de jeune fille, sans pitié, avec un sang-froid odieux. Ce
n'est là que le premier acte. Arthur vient à Paris; il connaissait déjà
la haute compagnie de Londres, et du premier jour il n'a rien de neuf
dans notre monde élégant. Que de piquans et de gracieux portraits
d'hommes et de femmes, M. de Cernay, M'"'' de Pënâfiel! Celle-ci,
adorable figure, femme à la mode aussi calomniée que courtisée,
captive bientôt Arthur. Dès la première scène de l'aveu qu'elle-même
lui fait (comme déjà avait fait Hélène), sa méfiance, à lui si poli,
éclate presque brutale; cela pourtant se répare; il est aimé, il croit, il
est lieureux : les jours de soleil se succèdent. Puis tout d'un coup, au
coauledu boidieur, cette méfiance incurable, cette peur (Fétre dupe, re-
vient plus féroce, et il renverse comme d'un coup de pied l'idole. Cette
espèce de crime se renouvelle encore deux autres fois, et dans l'une
des deux à propos non pluis d'un amour de femme, mais d'une amitié
d'homme. Les analyses qui précèdent et expliquent ces réveils fré-
nétiques d'égoïsme sont parfaitement déduites et dans une psycho-
logie très déliée, surtout pour les deux premiers cas : « C'était enfin
une lutte perpétuelle ejitre mon cœur qui me disait : Crois, — aime,
— espère , et mon esprit qui me disait : Doute, — méprise, — et
crains! » Je ne puis indiquer en courant tout ce qu'il y a de parfait
de manière et de bien saisi dans les observations et les propos de
monde jetés à travers (1). Arthur lui-même, à part ces cruels niomens,
est accompli de façon et presque charmant de cœur; et cependant le
dirai-je? comme Vaudrey dans la Vigie, comme les moins bons des
héros de l'auteur, il a de l'odieux; on ne peut le suivre jusqu'au bout
(1) La conversation entre Arthur et M. de Cernay, tome II, page 1; la jolie cau-
serie de prima sera, II , 65 ; les jeunes chrétiens de salon , II , 133.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 875
sans une impression écrasante; après la récidive, et dès qu'on le voit
incorrigible, il devient intolérable (1). C'est qu'il ne suffit pas que le
personnage et le caractère soient réels pour avoir droit à être peints.
Mf Sue me pardonnera de lui proposer toute ma pensée. Non , il n'est
jamais permis à l'art humain d'être vrai de cette sorte; quand même
on aurait le sujet vivant, l'espèce sociale en personne sous les yeux,
c'est là encore, si l'on peut dire, de l'art contre nature. Les grands
et éternels peintres qui certes savaient le mal aussi , les Shakspeare,
les Molière, l'ont-ils jamais exprimé dans ces raffinemens d'exception ,
dans cette corruption calculée? Le mal tient-il cette place, à la fois
première et singulière, dans leurs vastes tableaux? La saine nature
n'est-elle pas là tout à côté qui rejaillit aussitôt, qui retrempe et qui
console? Arthur n'est pas né méchant, mais il s'est rendu méchant.
Or ce que Bossuet dit des héros de l'histoire, je le redirai à plus forte
raison des héros du poème ou du roman : « Loin de nous les héros
<( sans humanité! Ils pourront bien forcer les respects et ravir l'ad-
(( miration , comme font tous les objets extraordinaires, mais ils n'au-
« ront pas les cœurs. Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de
(( l'homme, il mit premièrement la bonté, comme propre caractère
« de la nature divine, et pour être comme la marque de cette main
<( bienfaisante dont nous sortons. La bonté devait donc h\ire comme
ic le fond de notre cœur et devait être en même temps le premier
<( attrait que nous aurions en nous-mêmes pour gagner les autres
« hommes... Les cœurs sont à ce prix. » Ce qu'ici je traduirai de la
sorte : la vraie gloire de l'art humain légitime est à ce prix.
Ce n'est pas à dire peut-être que le itien plus que le mal fasse le
fond de l'humaine vie; tout n'est que confusion et mélange. Non-seu-
lement il y a le mal à côté du bien, mais l'un sort même souvent de
l'autre. Pourtant l'art a été donné et inventé précis;'ment pour aider
au départ de ce qui est mêlé, pour réparer et pratiquer la perspec-
tive, pour orner et recouvrir de fresques plus ou moins récréantes le
mur de la prison. On peut avoir par devers soi bien des observations
concentrées et comme à l'état de poison; délayez et étendez un peu,
vous en faites des couleurs; et ce sont ces couleurs qu'il faut offrir
aux autres, en gardant le poison pour soi. La philosophie peut être
aride et délétère, l'art ne doit l'être jamais. Même en restant fidèle,
(1) En vain l'auteur semble le croire corrigé vers la fin , dans sa vie heureuse avec
Marie; le temps seul lui a manqué pour romi)re encore; un an ou deux de plus, et
je reponds qu'Arthur aurait traité cette Marie comme il avait traité CaUierine, Mar-
guerite et Hélène.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
il revêt et anime tout; c'est là sa magie; il faut qu'on dise de lui : C'est
vrai, et pourtant que ce ne le soit pas.
D'abord jeune, en écrivant, si l'on est déjà piqué d'amère ironie,
on voudrait étreindre toute la vérité, dire tout le mal qu'on devine,
le proférer à la face du ciel et de la société avec dédain et colère. Plus
tard, en avançant dans la vie, on voit qu'on ne peut dire assez, que
le fond échappe toujours , que c'est inutile de trop presser. On se
détend alors; on consent, après avoir dit beaucoup, à s'envelopper,
si on le peut, dans la grâce, dans une sorte d'illusion idéale encore.
Voyez la Colomba de Mérimée; toute l'ironie s'y est voilée et y est
redevenue comme virginale.
M. Sue sait tout cela aussi bien et mieux que nous, lui qui, dans
Arthur même, nous a si bien motivé en deux endroits sa préférence
pour Walter Scott sur Byron (l) ; lui qui nous dit encore par la bouche
de son héros que, « si le monde pénètre presque toujours les senti-
ce mens faux et coupables, jamais il ne se doute un instant des senti-
« mens naturels, vrais et généreux. » M. Sue ne nie pas les bons
sentimens, mais plutôt leur chance de succès ici-bas. Il nous a
permis au reste de suivre les diverses transformations de sa pensée
sur cette question même. Il a débuté par une crudité systématique;
dans Brulart (V Atar-Gull , il a exprimé le mécompte violent poussé
jusqu'à la rage contre l'humanité; dans Zsaffie de ta Salamandre, il
a rendu l'ironie calculée qui va à tout flétrir. Avait-il bien dessein en
cela, comme il le déclare dans la préface de la Vigie, d'amener, d'in-
duire, par les critiques même qu'on lui ferait, le parti libéral et philo-
sophique à reconnaître quil n'est jms de bonheur pour r/iomme sur
la terre si on lui arrache toute illusion? C'était prendre une voie bien
indirecte, on l'avouera, pour reconstruire ces illusions; c'était frapper
trop fort pour qu'on lui dît : JS'allez pas si loin. Méthode scabreuse
de faire marcher l'ilote ivre devant le Spartiate pour dégoûter celui-ci
de l'ivresse! 11 faut être, avant tout, bien Spartiate pour être sûre-
ment guéri. Quoi qu'il en soit, dans la préface (VArthnr, et aupara-
vant dans celle de Latréaumont, l'auteur semble près de s'amender;
il ne croit plus au mal absolu ni à son triomphe inévitable sur le bien ;
du point de vue plus élevé d'où il juge, « les illusions du vice lui pâ-
te raissent, dit-il, aussi exorbitantes à leur tour que lui paraissaient
« jadis celles de la vertu. » L'auteur arrive évidemment à sa maturité
d'éclectisme et de scepticisme. Ce progrès, cette rectification qui se
(1) Tome II, pages 36 el 88.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 877
manifeste déjà avec sincérité dans Arthur, doit profiter à M. Sue pour
les futurs romans de mœurs qu'il produira. Tout en continuant de
peindre les tristes réalités qu'il sait, il évitera de les forcer, de les
trancher outre mesure; sa manière, dans le détail même, y devra
gagner en fusion.
Nous n'avons pris M. Sue jusqu'à présent que sur le type fonda-
mental qu'il a presque constamment affecté et reproduit dans ses plus
longs ouvrages. Dans une foule d'opuscules et de nouvelles, il s'est
montré plus libre et a obéi à des qualités franches. jM. Sue a une
veine de comique naturel; il en use volontiers et même surabondam-
ment. Dans M. Crlnct de /a Coucaraicha , dans le Jnge de Deh'ijtar (1) ,
il a poussé un peu loin la pointe, il a grossoyé et charbonné à plaisir
la raillerie; mais l'entrain certes n'y manque pas. Il se plaît encore et
réussit fort bien à un comique plus sérieux et contenu, à un comique
(ïhwnour, comme dans moti ami Wolf. Ce Wolf est un original qui,
s'étant laissé aller un roir d'ivresse à faire une confidence indiscrète
à un ami qu'il n'av;. il jamais vu jusque-là, va le forcer le lendemain
matin à se couper la gorge avec lui, pour que le secret ne soit plus
partagé. Dans un autre genre, et visant au petit livre, M. Sue a es-
quissé la nouvelle de Cécile, histoire analytique d'une mésalliance
morale. Toute la partie de la femme y est délicatement traitée; mais
Noirville, l'époux de Cécile, a paru de beaucoup trop chargé et
d'un comique par trop bas. .¥""= de Charrière, dans les lettres de mis-
triss Herdey, a su exprimer cette même mésintelligence intime par
des contrastes qui sont encore des nuances, et qui n'ont rien de dés-
agréable au lecteur. Ce n'est pas à dire pourtant qu'il n'y ait dans
Cécile bien des mots touchans et vrais : « Aussi qu'elle est heureuse!
dit le monde... Le monde!... ce froid égoïste, qui vous fait heureux
pour n'avoir pas l'ennui de vous plaindre, et qui ne s'arrête jamais
qu'aux surfaces, parce que les plus malheureux ont toujours une
fleur à y effeuiller pour cacher leur misère aux yeux de ce tyran si
ingrat et si insatiable ! »
J'en viens aux romans historiques de l'auteur. — Au moment môme
où, dans la préface de Latremiviont , M. Sue semblait en voie de ré-
tracter ses précédentes assertions pessimistes trop absolues, il lui
(1) Deleytar, recueil de contes, du mot espagnol qui signifie amuser; Coucarat-
cha, mouche causeuse. Ces litres bizarres sont de rigueur, on le sait, dans le
roman moderne. L'éditeur les réclame d'abord, et, une fois qu'il les lient, il ne
^es lâche plus. Le roman suit, comme il peut, le titre, et s'y conforme bon gré mal
gré. M. Sue, depuis Plik et Plok, a porté plus galamment que personne cette
cocarde-là.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivait, peut-être à son insu, de ne pouvoir s'en débarrasser du pre-
mier coup et de s'en tirer par un détour. Dans le corps humain, on
le sait trop, une humeur ûcrc, qui est restée long-temps \ague et
générale, menaçant et affectant toute l'organisation, ne se guérit
guère fjii'en se jetant et se tixant en déiinitive sur un point déter-
miné. De môme au moral ( que M. Sue me passe la comparaison), de
même chez lui ce pessimisme déjà ancien , qui s'en prenait à l'huma-
nité entière, ne pouvait disparaître et fondre un peu dans son en-
semble qu'en se concentrant vite sur (juelque objet. M. Sue abordait
le xvii" siècle et l'époque de Louis XIV; au moment donc où il avait
l'air de se corriger, son pessimisme se déplaçait et se reportait sur la
personne même de Louis XIV, sur cette auguste et égoïste figure
qui était censée représenter à elle seule toute l'époque. De là cette
grande querelle qu'il s'est faite, et que nous allcus, bien que plus
modérément, continuer. C'est déjà, ce nous semble, atténuer le tort
de M. Sue que de l'expliquer ainsi, d'en bien saisir la transition, et
de le montrer à son origine presque naturel et ingénieux.
Dans Lai râau mont , M. Sue s'est attaqué à Louis XT\' de 1669
à 107i, c'est-à-dire au cœur de sa gloire, comme s'il l'avait voulu
humilier et rabaisser dans sa peKSonne même jusque sur son char de
triomphe. Dans Jean (Cavalier il s'est attaqué à la grande erreur poli-
tique de ce règne, à la révocation de l'édit de Nantes, et a retracé
les révoltes et les désastres qui s'en suivirent. Dans les deux romans,
il est naturellement du parti des opposans à Louis XIV, dans La-
tréauvïoiil du parti de M. dt' Rohan et des libertins, dans Jean Cava-
lier du parti des puritains et des religionnaires.
Lufréaumonf, à titre de roman, a de Tint 'rêt et de l'action : le talent
dramatique de M. Sue s'y déploie avec combinaison et développement.
Si le personnage de Latréaumont y est chargé à la Stentor, celui du che-
valier de Rohan n'y est pas trop idéalisé et a de la vraisemblance dans
ses contraires. Si dans bien des scènes, dans celles par exemple de la
marquise de Villars et du chevalier Des Préaux, on peut s'étonner de
retrouver la phraséologie amoureuse moderne, il en est d'autres, telles
que la conversation des filles d'honneur de la reine, où une couleur
suffisannnent appropriée se joue en grâce exquise. Mais une ques-
tion, une querelle, je l'ai dit, domine tout le reste, et il est déjà
fiicheux, eùt-on raison, de se l'aire une querelle à travers un roman,
c'est-à-dire dans un écrit fait pour distraire et pour séduire. Louis XIV
était-il en effet un bêlât re assez niais et rengorgé (1)? Les termes de
(1) Tome I, pageSie
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 879
personnalité sordide et de grossièrp fatuité (1), que j'ose à peine trans-
crire, expriment-ils (solennité et perruque à part) le fond exact de sa
nature? Est-ce trop peu encore de qualifier à ce taux son égoïsme en
bonnes fortunes et en toutes choses, faut-il aller avec lui jusqu'aux
lâches méchancetés (2), et le béldtrc vise-t-il en de certains momens
au Néron (3)? M. Sue a évidemment compromis son paradoxe eii le
poussant aux extrêmes. Saint-Simon de son temps, Lemonley du
nôtre, ont beaucoup dit sur le grand roi; j'en pense volontiers tout
le mal qu'ils articulent, à l'endroit de l'égoïsme qui chez lui était
monstrueux et que soixante années d'idolâtrie cultivèrent. Mais est-ce
une raison de méconnaître ses qualités et sa graiuleur, un sens na-
turel et droit, un haut sentiment d'honneur et de majesté souveraine,
l'ordonnance de son règne si bien comprise, le discernement des
hommes, de ceux qui ornent et de ceux qui servent, la pr.rt faite à
chacun des principaux et assez librement laissée, l'ait du maître, le
caractère royal enfin, indélébile chez lui, et l'immuabilité dans l'in-
fortune? Que Louis XiV vieillissant se donuilt des indigestions de
petits poix; qu'au temps de sa jeunesse il se montrât un sultan jaloux
et sans partage; qu'il fût dur avec ses maîtresses et avec les princesses
de sa famille; qu'il fît courir en carrosse à sa suite avec toutes sortes
de cahottemens M"' de Montespan ou la duchesse de Bourgogne en-
ceintes, au risque de les blesser : ce sont là des inhumanités de roi ou
des infirmités d'homme. Mais Napoléon , par exemple, n'était-il donc
pas dur aussi et inexorable d'éti(|uettc avec les femmes de sa cour?
Après le désastre de Russie, ne fallait-il pas que toutes les dames du
palais fussent sous les armes en habits de fête? Ne fallait-il pas que
les quadrilles du château se reformassent au complet malgré les pieds
gelés des hommes et les larmes dans les yeux des femmes et des
mères? Voilà qui est atroce assurément; mais qui ferait un portrait
de Napoléon sur ce pied-là ne se montrerait-il pas à son tour souve-
rainement injuste? Pareille méprise est arrivée à M. Sue. Il n'a vu, il
n'a voulu voir qu'un côté, le petit et le vilain, d'un grand règne; il a
parlé de Louis XIV en opprimé presque, en homme lésé; il s'est mis
passionnément de la cabale des gens d'esprit et des libertins contre
le grand roi; il a fait cause commune avec Vardes, Bussy, Lauzun,
Rohan , les Vendôme, avec tous ceux qui regrettaient ou (iiii appe-
laient la précédente ou la future régence; durant une oraison funèbre
(1) 1,122.
(2) I,2i9.
(3) Tome II, page 470, épigraphe.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
de Bossuet, durant les chœurs à'Aihalie ou d'Esfhrr, il a continué de
chanter à la cantonade quelque noël satirique. A la bonne heure! la
vivacité de son injustice témoignerait au besoin de l'intimité de ses
études sur le grand règne. On n'en veut jamais de cette sorte à un
homme et à un roi sans avoir de très proches raisons.
La contre-partie du paradoxe l'a conduit dans sa spirituelle fan-
taisie de Létoricre à faire de Louis XV à diverses reprises le plus
adorable maître et à ne l'appeler que cet excellent prince. C'est peut-
être un des droits piquans du roman historique que de risquer ces
reviremens soudains de jugemens. Ils y sont du moins plus de mise
que dans l'histoire, qui en a tant abusé de nos jours. Tel n'a rabaissé
Charlemagne que pour faire à Louis-le-Débonnaire un pavois.
Latréaumont, malgré l'habileté de l'agencement, manquait d'un
genre de ressources : la tentative de livrer Quillebeuf aux Hollandais
et de soulever la Normandie en 167'i-, était par trop dénuée de raison;
une telle échauffourée n'allait même pas à se colorer selon les pers-
pectives du roman. Il en est autrement dans Jean Cavalier : la révolte
des Cevennes, qui ensanglanta les premières années du xviir siècle,
fut sérieuse; elle sortit du plus profond des misères et du fanatisme
des populations ; elle coïncida avec les grands évènemens de la guerre
de la succession; elle fit ulcère au cœur de la puissance déclinante
de Louis XIV. Villars, vainqueur d'Hochstedt, y fut employé, et y
parut tenu en échec un moment. Enfin cette révolte désespérée pro-
duisit son homme, son héros, héros assez équivoque sans doute,
figure peu achevée et très mêlée d'ombre , mais par cela même un
commode personnage de roman , Jean Cavalier,
Il faut rendre d'abord à M. Sue cette justice qu'il a sérieusement
étudié son sujet , et non-seulement dans les sources ouvertes et faciles,
mais dans les plus particulières. On lui doit, à la fin de son quatrième
volume, la publication de lettres manuscrites d'une sœur Demerez de
l'Incarnation, véritable gazette où sont notés au fur et à mesure par
une plume catholique les principaux contre-coups et les terreurs de
cette guerre des Cevennes. L'introduction qui précède le roman, et
qui m'a rappelé un peu le vieux Cenevol de Rabaut-Saint-Étienne,
rassemble avec vivacité les diverses phases de la i)ersécution. Ici les
reproches de l'auteur contre Louis XIV deviennent fondés ou du
moins plausibles; il est piquant et il n'est peut-être pas faux de sou-
tenir que les rigueurs contre les protestans augmentent graduelle-
ment en raison directe des scrupules et des remords du grand roi, et
qu'il croit, à la lettre , faire pénitence à leurs dépens. Mais M. Sue
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 881
oublie trop toujours l'atmosphère singulière de ce règne et le souffle
universel qu'on y respirait, l'illusion profonde que se firent si natu-
rellement alors les hommes les plus illustres et les plus sages dans les
conseils du monarque. Bossuet, le chancelier Le Telher et tous les
autres, en effet, n'eurent qu'un avis, qu'un concert d'acclamation
pour célébrer la sagesse et la piété du maître quand il révoqua l'édit.
Le grand Arnauld, banni lui-môme, se réjouit de cette révocation;
persécuté, il applaudit de loin aux persécutions et aux premières con-
versions en masse avec une naïveté incomparable. En étudiant beau-
coup les faits, les matériaux et les pièces du temps, M. Sue n'a pas
voulu les replacer, pour ainsi dire, dans la lumière qui seule les com-
plète, ni entrer dans cet esprit général et régnant qui a été comme
la longue ivresse et l'enchantement propre de l'époque de Louis XIV;
il y fallait entrer pourtant à quelque degré, sinon pour le partager,
du moins pour le juger, et pour y voir personnes et choses dans leur
vraie proportion. Cet inconvénient perce surtout dans l'introduction
historique, et s'y trahit par de certains anachronismes d'expression ,
comme lorsque, par exemple, l'auteur nous dit qu'à cette époque le
clergé français, sauf quelques exceptions, était profondément drcon-
sidéré. Certes, ni le mot ni la chose n'existaient et n'avaient cours
sous Louis XIV.
Comme c'est là le seul grave reproche que j'aie à adresser en gé-
néral à l'intéressant et instructif roman de M. Sue, on m'excusera de
m'en bien expliquer. J'ai (et sans superstition, je crois), j'ai une si
grande idée de l'époque de Louis XIV, je la trouve si magnifique-
ment et si décidément historique, que je me figure que rien n'est plus
difficile et peut-être plus impossible que d'y établir, d'y accomplir à
souhait un roman. Et, pour m'en tenir au langage, qui est chose si
considérable dans un livre, comment l'observer, le reproduire fidèle-
ment, ce langage d'alors, dans son unité, son ampleur merveilleuse
et son harmonie? Avec toute autre époque on peut, je m'imagine,
éluder jusqu'à un certain point; on emprunte quelque appareil de ce
temps-là, quelques locutions qui sentent leur saveur locale; on se
déguise, on jette du drame à travers, et l'on paraît s'en tirer. Mais
ici comment éluder? Ce langage du beau siècle et qui en reste la mani-
festation vénérée, nous l'avons appris d'hier, nous le contemplons par
l'étude, il subsiste vivant dans notre mémoire, il retentit à nos oreilles,
mais nos lèvres ne savent plus le proférer. Si je m'échappe à dire d'un
roi qu'il est expérimenté par l'infortune, si je dis d'un voyageur que
l'aspect de certains lieux sauvages Vimprcssionne désagréablement,
882 REVUE DES DEUX MONDES.
j'ai déjà blasphémé; me voilà rejeté à cent lieues du siècle que je
veux aborder, et qui me renvoie les échos de ma voix qu'il ne con-
naît pas. Mais que sera-ce donc si j'ai à faire parler dans mon récit
un de ces hommes dont le nom seul enferme tout un culte et un héri-
tage évanoui de vertu , de gravité et d'éloquence , quelque Dagues-
seau, quelque Lamoignon? M. Sue, en produisant M, de Bàville
et en le mettant aux prises avec Villars, a fait preuve d'une remar-
quable habileté de dialogue; mais l'habileté ici ne suffit pas. M. de
Bâville a-t-il jamais pu parler à son fils comme il le fait dans le roman ;
a-t-il pu l'entretenir de la France et de la religion politiquement, en
homme qui a lu De Maistre, ou en disciple récent de nos historiens
de la civilisation moderne? <( Quand l'expi^rience aura mûri votre
raison, mon fils, vous verrez toute la vanité de ces distinctions sub-
tiles. Qui dit catholique, dit monarchique; qui dit protestant, dit
républicain, et tout républicain est ennemi de la monarchie. Or la
France est cssenlieUement., je dirai ^nnne plus, est groyraphiquerneyit
monarchique. Sa puissance, sa prospérité, sa vie, tiennent essentielle-
ment à cette forme de gouvernement. L'élément tliéocratiejue qui
entre dans son organisation socia:e lui a donné quatorze siècles d'exis-
tence (1)... » A-t-il bien pu, lui , M. de liàville, dans le courant de la
phrase, dire liossuet tout court, citer d'emblée et sur la même ligne
Pascal, Molière et îSewton, Molière un comédien d'hier. Newton que
Voltaire le premier en Fran> e vulgarisera? Ce qu'il n'a pas pu dire, je
le sais bien ; comment il aurait pu parler, qui le saura, à moins d'avoir
eu l'honneur d'être familier autrefois en cette maison même des Ma-
lesherbes? Voilà des difficultés insurmontables. Walter Scott, si véri-
tablement historique par le souflle et l'esprit divinateur, Walter Scott,
avec tout son génie d'évocation, n'avait du moins dans ses Puritains
d'Écossp qu'à peindre des temps plus voisins, plus épars, sans idéal
vénéré encore , et à reproduire un langage local dont il savait l'accent
comme il savait le son de ses cornemuses et l'odeur des bruyères.
Après cela, M. Sue nous répondra qu'heureusement pour lui et
pour son sujet, .Tean Cavalier n'est qu'un partisan et un révolté dans
le règne de Louis XIV, que la scène se passe hors du cercle et de la
sphère harmonieuse, que c'en est un épisoJc irrégulier, une infrac-
tion sanglante et cruelle, qu'ainsi donc les difficultés s'éludent. Il a
raison; mais encore, comme le cadre de ce règne est partout à l'en-
tour, il vient un moment où l'épisode sauvage y va heurter; si loin
(1) Tome II, page 237.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 883
qu'on soit du centre, la révolte, avant d'expirer, passe à une certaine
heure sous un brillant balcon , et sur ce balcou sont trois hommes du
pur grand siècle, Bâville, Villars et Fléchier.
Les lettres de ce dernier nous ont laissé des renseignemens pro-
chains et des impressions iidèles sur les camisards et Jean Cavalier.
Le prélat se trouve assez d'accord avec la sœur Demerez. M. Sue,
dans le portrait de son héros, a bien tenu compte des principales
données de l'histoire. Cavalier, simple boulanger d'abord, et fils d'un
paysan des Cevennes, prit vite dans l'insurrection un rang que tant
d'exemples analogues dans toutes les Vendées qui ont suivi nous
font aujourd'hui aisément comprendre : c'était alors une énigme inex-
pliquée. Ce jeune homme avait évidemment quelque étincelle du
génie militaire; après quelques combats, Villars le jugea digne en
effet d'une conférence régi e. Dans le jardin des Ri'collets de Nîmes
où le jeune chef se rendit (mai 1704], le peuple admira, au passage,
sa jeunesse, son air de douceur,' sa belle mine; et, en sortant du
jardin, est-il dit, on lui présenta plusieurs dames qui s'estundient
bi('7ihnireiis's de pouvoir iouchir le boni de son jitstavcorps. Dans la
suite. Cavalier, retiré en Angleterre où il avait le grade d'officier-
général, écrivit, à ce qu'il paraît, ses mémoires en anglais; il y
exposa f ensemble de sa conduite, de ses desseins, les conditions
qu'il stipula, assure-t-il, pour les siens, et qu'on n'observa point.
Mais la sincérité du narrateur est loin d'être avérée, et certains
détails controuvés autorisent le soupçon. Ainsi Cavalier, avant de
sortir de France , alla à Paris et vit le ministre Chamillard à Versailles.
« Chamillard, écrit un historien (1) , écouta Cavalier. On assure que le
roi le voulut voir : on le plaça pour cela sur le grand escalier où sa
Majesté devait passer. Ce monarque se contenta de jeter les yeux sur
lui et haussa les épaules. Cavalier assure qu'il eut un long entretien
avec lui : il en rapporte jnème les termes...; ce qui ne contribue pas
peu à décréditer ses mémoires. » M. Sue a très bien démêlé ou con-
struit ce caractère qui passe à un certain moment du sincère à l'am-
bitieux, que la vanité et la gloire exaltent, qui, à peine à la tête des
siens, s'aperçoit qu'il n'est pas là à sa place, et qui fait tout pour la
gagner. De l'aventurier au héros, il n'est qu'un pas, et Cavalier ne
put le franchir. L'interprétation du caractère et en général des mobiles
du personnage dans le roman demeure encore historiquement la plus
probable.
(1) Histoire des troubles des Cevennes, i vol. Villefranche, 1760.
884. REVUE DES DEUX MONDES.
La belle Isaheau, qui joue un si grand rôle à ses côtés, est un autre
personnage historique; mais, par une licence très permise, l'auteur
ici a rapproché des temps un peu différens. C'est dans les années
1688 et 1689 qu'éclata dans le Dauphiné et le Vivarais la première
épidémie de fanatisme et de propliétie; la belle Isabeau était luie des
prophétesses. C'est aussi à cette date de 1(388 que se rapporte l'his-
toire du gentilhomme verrier Du Serre , qui tenait école de petits
prophètes. Pour justifier M. Sue d'avoir transporté et concentré ces
particularités en ITO'i. autour de Jean Cavalier, il suffit que l'épidémie
des visionnaires se soit prolongée jusque-là. Chaque chef camisard
avait, en effet, son petit prophète, son mignon, comme disaient les
catholiques. M. Sue en a tiré un très grand parti en donnant l'enfcint
Ichabod pour prophète au féroce Éphraïm , et en réservant ces deux
petits anges de Gabriel et de Céleste à Cavalier. Je trouve pourtant
que le gentilhomme Du Serre est par trop machiavélique dans ses
procédés de fascination : du moins l'auteur a trop cherché à nous
expliquer, par des moyens physiques et physiologiques, et même à
l'aide de l'opium, ce qu'il eût été mieux de laisser à demi flottant
sous le mystère.
L'ouverture du roman a vraiment de la beauté : la douceur du
paysage qu'admirent les deux enfans, la ferme de Saint-Andéol, le
repas de famille et l'autorité patriarcale du père de Cavalier, l'arrivée
des dragons et des miquelets sous ce toit béni , les horreurs qui
suivent, la mère traînée sur la claie, tout cela s'enchaîne naturelle-
ment et conduit le lecteur à l'excès d'émotion par des senlimens bien
placés et par un pathétique légitime. Mais, à partir de ce moment,
on entre dans la guerre civile , dans les représailles sanglantes et sans
issue. L'intérêt se trouve, en avançant, un peu disséminé. La comé-
dienne ïoinon et son sigisbée Taboureau jetés à travers l'action,
servent à la renouer, et reposent d'ailleurs en faisant sourire. Cette
dévouée Toinon, qui ne songe qu'à sauver son beau capitaine Florac,
a par momens quelque faux air de la Esmeralda suivant son Phœbus.
Claude Taboureau est d'un bout à l'autre très divertissant, et ajoute
une figure heureuse au groupe des originaux et des grotesques dus
à la verve de M. Sue. Éphraïm, avec son petit prophète Ichabod
et son cheval Lépidoth , est rigoureusement conçu et soutenu sans
fléchir : Walter Scott l'avouerait.
Bien que le paysage des montagnes semble par endroits assez lar-
gement tracé, je regrette qu'il ne soit pas constamment plus précis,
plus sobre, plus conforme à cette sévère nature de notre midi. La
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 885
petite maison isolée où Cavalier trouve moyen à un moment de loger
Toinon et Taboureau, ce jardin gracieux avec ses orangers, ses magno-
lias, ses troènes du Japon et ses acacm* de Constantinople , ressemble
déjà à l'habitation enchantée d'Arthur, l'homme à la mode de 1839.
Sous Louis XIV, môme en pleine [révolte, on n'improvisait pas des
jardins ainsi. Je me suis demandé pourquoi l'auteur n'avait pas tenté ,
dans quelque excursion de Cavalier sur Nîmes , de le faire camper
sous le pont même du Gard, au pied de ces massifs romains, aux
flancs de ces rochers à demi creusés tout exprès comme pour l'habi-
tation des prédicans sauvages. Le réveil de ce camp agreste eût été
beau au matin sous Tardent soleil, au sein de cette végétation rare
et forte, aux hautes odeurs. Cavalier monté au dernier étage des
arches, avec sa lunette, aurait au loin sondé la vallée. L'exacte bor-
dure du paysage est bien essentielle dans ce genre de romans. Cooper
y a excellé dans ses Puritains d'Amérique, et en général dans ses
meilleurs ouvrages, se dédommageant de ne pouvoir lutter avec
Walter Scott pour les caractères.
Je pourrais continuer plus ou moins long-temps ces remarques,
mais je me ferais mal comprendre, si je ne concluais nettement que
Jean Cavalier ajoute, dans un genre nouveau, à l'idée qu'avaient
déjà donnée de M. Sue plusieurs romans, et notamment Arthur.
Toutes ces critiques au reste, ces observations mêlées d'éloges et de
réserves, l'auteur qui en est l'objet et à qui nous les soumettons
nous les passera; elles sont même, disons-le, un hommage indirect
que nous adressons en lui à une qualité fort rare aujourd'hui et
presque introuvable chez les hommes de lettres et les romanciers
célèbres. Nous ne nous fussions pas hasardé à critiquer de la sorte
bien des confrères de M. Sue, gens de talent toutefois; nous eussions
mieux aimé nous taire sur leur compte, que de nous jouer à leur irri-
tabilité. M. Sue, au contraire, a toujours, avec une convenance
parfaite, essuyé la critique sans la braver; il n'y a jamais en aucune
préface riposté avec aigreur; homme du monde et sachant ce que
valent les choses , il a obéi à son talent inventif d'écrivain et de con-
teur, sans faire le grand homme à tout propos. Ce bon goût que sans
doute il a pu, comme nous tous, choquer plus d'une fois dans bien
des pages écrites, il l'a eu ( mérite plus rare ) dans l'ensemble de sa
conduite Httéraire.
Salnte-Beuve.
TOME XXIII. 56
DE LA DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE,
PAR M. A. DE TOCQUEVILLE.
De tous les faits généraux de notre époque , il n'en est pas de plus
puissant et de plus fécond que l'envahissement général de la démo-
cratie. Si elle ne coule à pleins bords qu'en Amérique, en France, en
Suisse, elle s'infiltre dans le monde entier : partout elle mine le pri-
vilège dans ses bases, partout elle dissout les fondemens de la vieille
société et prépare les élémens d'une société nouvelle. Désormais, rien
ne peut lui résister. Le despotisme, l'aristocratie, reculent devant
elle, perdent tous les jours du terrain et s'estiment trop heureux lors-
qu'une transaction temporaire leur donne le temps de respirer et
vient les bercer de quelque vaine espérance. A ceux qui douteraient
encore de ce fait, nous ne voulons en citer qu'une seule preuve;
mais cette preuve est irrécusable et complète; c'est le signe du temps.
Il n'y a plus aujourd'hui un pouvoir, quels qu'en soient le nom, la
forme, l'aritiquité et la nature, qui ne se trouve obligé de plaider
(1) Tomes III et IV, chez Gosselin. Paris, 18i0.
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. §87
sa cause devant les peuples , qui ne sente la nécessité d'avoir raison
dans l'esprit des masses. Il est, dans le monde moderne, un tribunal
qu'on n'aperçoit nulle part, et qui existe cependant en permanence
et partout, un tribunal inexorable devant lequel paraissent, bon gré,
mal gré, l'ame pleine de crainte et d'amertume, ayant à la bouche
d'adroites paroles et d'ingénieux sopiiismes, tous les puissans de la
terre. Le sultan voudrait faire oublier aux Turcs leurs défaites et leur
abaissement par des réformes libérales et la rhétorique de ses édits;
le czar ordonne à ses journalistes de persuader à l'Europe qu'il n'est
pas l'oppresseur des Polonais et le persécuteur des catholiques ; l'Au^
triche elle-même, l'habile et taciturne Autriche est forcée de rompre
le silence et de plaider sa cause devant le public, dans des articles
de journaux où percent quelquefois, d'une manière si plaisante, sa
morgue et son dépit : on dirait un de ces jeunes lords anglais qu'on
voit de temps à autre paraître devant le bureau de police pour s'ex-
cuser de quelque tapage nocturne.
C'est le droit d'examen qui envahit le monde, c'est le principe d'au-
torité qui s'en va, m.dgré les efi'orts qu'on a faits, même tout récem-
ment, pour le réhabiliter et lui conserver quelques parties de son
empire. Vaines et contradictoires tentatives ! Les moyens contrastaient
avec le but. Le principe d'autorité peut s'imposer à la foi, à la foi
politique comme à la foi religieuse , aux peuples dans l'état comme
aux enfans dans la' famille. Mais lorsque, impuissant pour s'imposer,,
il cherche à se faire accepter et en est réduit à discuter ses titres,
c'en est fait de lui : il n'est déjà plus. Il en est des principes comme
des hommes; ils ne plaident que devant un supérieur. Le principe
d'autorité, en cherchant à se légitimer, a reconnu qu'il avait un juge,
la raison individuelle. Dès-lors il faut lui appliquer ce que l'Arioste
disait de ce guerrier qui combattait encore après qu'un coup d'épée
lui avait tranché la tète : Credera cVesser vivo, ed era morto. Qu'on
y songe : la raison individuelle dans le plein et libre exercice de sa
puissance, c'est la démocratie à sa plus haute expression. Aussi,
redisons-le, rien ne constate mieux l'envahissement général du prin-
cipe démocratique que le triomphe du droit d'examen.
Cependant le fait matériel ne se met jamais, du premier coup, en
parfait accord avec le fait moral : les institutions résistent plus ou
moins long-temps à l'action d'un nouveau principe ; c'est ainsi que
le principe démocratique ne circule en Angleterre que sous les masses
toujours imposantes, et, dit-on, solides encore de l'antique féoda-
lité , tandis qu'en France , après avoir tout renversé , il a tout recon-
56.
888 REVUE DES DEUX MONDES.
struit à sa guise et n'a fait au principe historique que de faibles et
dédaigneuses concessions. L'influence de la démocratie se propor-
tionne ainsi aux circonstances particulières de chaque pays, et le
monde dans ses diverses transformations ofire aujourd'hui à l'obser-
vateur un sujet tout nouveau et très varié de recherches et d'analyse.
Il ne faut pas s'y tromper: si le mot de démocratie est ancien, les
sociétés vraiment démocratiques sont un fait tout moderne; elles ne
datent, à vrai dire, que de 1789, car la démocratie, c'est l'égalité
civile, la même loi pour tous, pour tous la môme protection et la
môme sécurité. Dans le monde ancien où la force laissait si peu de
place au droit, où l'esclavage et toutes les sortes d'assujettissement
de l'homme à l'homme formaient le droit commun des peuples, le
principe de l'égalité civile était également méconnu dans la pratique
et dans la théorie, dans les lois de l'état et dans les écrits des philo-
sophes. Le privilège régnait sans partage, dans l'école comme au
sénat : il n'y avait pas de désaccord entre les faits et les idées.
Ce désaccord n'a commencé que le jour où la loi chrétienne est
sortie du sanctuaire pour se substituer au droit ancien dans l'ordre
civil, le jour où elle a pris possession des personnes et des choses,
des faits et des esprits, et rendu vulgaires les notions du bien et du
mal, du juste et de l'injuste; l'égalité civile n'est qu'une application
des principes éternels de la justice. C'est dans ce sens qu'un pontife,
de vénérable mémoir.' , avait dit que tout sectateur sincère et zélé de
l'évangile était un démocrate.
L'humanité ne pouvant pas se reposer indéfiniment dans une
contradiction , force était à la civilisation chrétienne d'abattre le pri-
vilège ou de lui abandonner de nouveau, en s'annihilant elle-même,
l'empire du monde.
Ce qui prouve, pour le dire en passant, combien les hommes
du xviii^ siècle, qui parleurs écrits préludaient à la naissance de
l'ère nouvelle, méconnaissaient les origines de leur grande mission,
lorsque, non contens de flétrir les vices d'un sacerdoce dégénéré
pactisant avec le privilège, ils attaquaient le christianisme lui-même,
et voulaient, en déchirant l'Évangile, nous enlever le fondement
moral de nos libertés.
Dieu en soit loué! le christianisme est impérissable; c'est donc au
privilège de succomber. C'est là l'histoire présente ou future, mais
également certaine, de tous les pays chrétiens. Le travail de régéné-
ration peut être , selon les circonstances et les lieux , plus ou moins
long et pénible; le résultat, partiel et incomplet d'abord : car, les voies
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 889
4e l'humanité sont lentes; Thomme, dans sa liberté et sa faiblesse,
ne les parcourt pas sans haltes ni détours. Mais, s'il est donné aux
individus de retarder leur marche, de s'écarter du but et de rehausser
ainsi, par la comparaison, le mérite de ceux qui l'atteignent les pre-
miers, il n'est pas donné à l'humanité de trahir ses destinées, de ne
pas accomplir la carrière que le doigt de la Providence lui a tracée.
Remarquons en môme temps que, quelle que soit la puissance
d'un principe nouveau, il ne détruit jamais complètement, dans ses
applications, l'œuvre des temps passés. La vie des nations est comme
un travail incessant et complexe qui paraît ne s'achever jamais; son
unité, réelle cependant, échappe souvent à nos faibles lumières.
Tous les actes de ce grand drame s'enchaînent les uns aux autres par
des liens dont l'histoire forme les nœuds, et dont elle peut seule
nous donner l'explication. Par une conséquence nécessaire, plus on
avance dans le cours des siècles, plus les grands évènernens se suc-
cèdent et se multiplient; plus sont compliqués et difficiles les pro-
blèmes que présente à l'écrivain l'histoire des sociétés humaines.
On admire avec raison les grands historiens de l'antiquité : on ne
loue jamais assez la beauté des formes, la majestueuse simplicité, le
fini de leurs admirables compositions. Thucydide et Tite-Live se pla-
çaient en quelque sorte au même point de vue que Phidias et So-
phocle, au point de vue de l'art, cherchant avant tout à saisir le
beau, à nous en laisser des modèles irréprochables. C'était là le but
principal de leurs efforts, leur travail capital. Le vrai, ils le trou-
vaient sous leur main; ils le croyaient, du moins, et n'en prenaient
pas grand souci. Voulaient-ils raconter les origines de leur nation?
Les historiens vraiment artistes acceptaient sans scrupule les tradi-
tions populaires, et croyaient avoir rempli toutes les conditions de
la critique historique lorsqu'ils n'avaient pas dissimulé les origines
quelque peu fabuleuses de leurs récits. Voulaient-ils faire connaître
les évènemens de leur temps, les guerres, les conspirations, les
intrigues, les révolutions, dont ils avaient été témoins ou complices?
Ils n'apercevaient rien d'obscur, rien de compliqué dans le sujet qu'ils
prenaient à développer. Qu'étaient, en effet, chez eux, la politique,
la diplomatie, la police, comparées à ce qu'elles sont de nos jours?
Que de mémoires, que de volumes sur la politique de Louis XIV ! Et
cependant, tout récemment encore, on nous a fait connaître de cu-
rieux détails; on nous a présenté, sous un jour assez nouveau, quel-
ques-uns des grands faits de son règne. Aujourd'hui môme, tous les
avis ne sont pas unanimes sur le génie politique du grand roi ; il est
890 REVUE DES DEUX MONDES.
encore sur l'histoire de son règne des incertitudes et des doutes
que les anciens n'ont jamais éprouvés en nous racontant les faits
d'Alexandre et de César.
Le mécanisme des sociétés anciennes était simple : les ressorts
n'en étaient ni compliqués, ni nombreux, ni cachés. L'esclavage, en
augmentant le nombre des choses et en diminuant d'autant celui des
personnes, supprimait en quekpie sorte l'histoire pour une grande
partie de l'humanité. Les institutions, les lois, la vie sociale, la vie
politique, n'appartenaient qu'à une faible minorité. Ajoutons que,
dans les républiques, à Rome comme à Athènes, les affaires de l'état
se faisaient, je dirai presque snb dio, sur la place publique, et que,
dans les vastes monarchies de l'Asie, les ressorts de la machine poli-
tique n'offraient à l'observateur aucune de ces complications qui
distinguent les pays où le gouvernement ne se résume pas dans la
volonté absolue d'un seul honune.
Dans les sociétés modernes, au contraire, tout est complexe. Des
croisemens successifs de races; des civilisations diverses superposées,
mêlées, combinées les unes aux autres; des religions différentes; des
législations très compliquées; un conuuerce étendu; une diplomatie
qui embrasse dans ses vastes combinaisons l'univers; des systèmes
politiques mettant en jeu des forces sociales très variées, qui ne se
coordonnent qu'avec peine et ne réalisent l'unité d'action qu'à l'aide
de subtils artifices et de combinaisons laborieuses, tout devient pour
l'observateur une cause d'embarras et de difficultés. Tout objet se
présente à lui sous mille faces diverses; tout problème historique
lui laisse entrevoir des profondeurs où le courage le plus persévé-
rant et l'investigation la plus habile peuvent seuls faire pénétrer un
rayon de lumière.
Ces remarques ne nous écartent point du but que nous nous
sommes proposé. Parler de la démocratie, de la puissance de ce fait
social , de la difficulté de le suivre et de le bien observer à travers
toutes les complications des sociétés modernes, c'est parler du livre
de M. de Tocqueville, et, en particulier, de la seconde partie de sa
grande monographie, des deux voluraes qu'il vient d'ajouter à ce bel
ouvrage qui le playa, lui si jeune encore, au rang des écrivains con-
sommés et des penseurs éminens de notre temps.
C'est l'honneur de M. de Tocqueville d'avoir, au début de sa car-
rière de penseur et d'écrivain, compris nettement que le monde allait
se transformant par la diffusion d'un principe| nouveau, puissant,
irrésistible , et que presque tous les problèmes moraux et politiques
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 891
des sociétés modernes seraient insolubles pour celui qui ne cher-
cherait pas dans ce principe le moyen de solution.
Ces vérités étaii'nt dans son esprit un lïorme fécond qu'a prompte-
raent développé l'intluence du climataméricain. En passant de France
en Amérique, M. de Tocquevillepassaitde la démocratie contestée et
militante à la démocratie triomphante et souveraine maîtresse du
pays, de la démocratie déguisée sous les pompes fanées du privilège
à la démocratie toute simple, tout unie du nouveau monde; de la
démocratie quelque peu honteuse d'elle-même et cherchant à imiter
les manières et à balbutier le dialecte de l'aristocratie, à une démo-
cratie fière de ses œuvres, de son droit, et imposant à tout ce qui en
approche ses formes, sa langue, son maintien. Les vérités qu'il avait
entrevues en France lui apparurent, en Amérique, dégagées de tout
nuage; le nouveau fait social brillait à ses yeux d'une vive et pure
lumière qui dissipait tous les doutes. Désormais à ses yeux la démo-
cratie était le fait dominant des sociétés modernes; le fait qui trans-
forme le présent et prépare l'avenir; une cause dont les effets sont
inévitables, une force toujours prête à écraser tous ceux qui refusent
de l'accepter et de s'associer à sa puissance.
Il fut évident pour lui que les esprits sérieux devaient s'appliquer
à l'étude de la démocratie, de cette transformation sociale que le
christianisme avait lentement préparée et que le xviir siècle avait
commencée.
M. de Tocqueville se voua lui-même tout entier à l'étude de la
démocratie. 11 se mit à l'observer dans tous ses développemens, dans
toutes ses manifestations, sous toutes ses faces. Il ne se prit pour
elle ni d'amour ni de haine; il fit mieux , il se laissa aller aux impres-
sions diverses qu'il en recevait: blessé aujourd'hui, charmé demain,
M. de Tocqueville, dans la mesure de son esprit contenu, réservé,
a tout laissé entrevoir, ses sympatliies comme ses réj)ugnances, ses
espérances comme ses craintes. Tout en préférant puler des faits et
des idées qu'il observe, plus encore que des sentimens qu'il éprouve,
M. de Tocqueville n'a pas affecté une impassibilité, une indifférence
qui serait à peine concevable dans l'ohservateurd'un nouveau minerai.
Devant les faits qu'il observait, il est resté homme et citoyen et n'a rien
caché de ses impressions successives et diverses.
Cette sincérité de l'écrivain qui laissait ainsi se réfléchir dans son
hvre, non-seulement le travail de son esprit, mais les sentimens de
son ame, a fait dire à quelques personnes, en parlant de son premier
ouvrage, que l'auteur avait, sur le compte de la démocratie, changé
892 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avis, chemin faisant; que son livre avait été commencé et achevé
sous Tempire de deux sentimens opposés. Nous ne saurions partager
cette opinion; ce n'est pas l'auteur qui change, c'est la démocratie
qui, comme toutes les choses humaines, est loin d'être la même dans
toutes ses manifestations et dans tous ses effets.
Les deux parties de l'ouvrage de M. de Tocqueville , celle qu'il a
publiée il y a cinq ans et celle qui vient de paraître, se complètent
l'une par l'autre et ne forment qu'une seule œuvre. Dans la première,
l'auteur a étudié l'influence de la démocratie sur les lois, les institu-
tions et les mœurs politiques de la société américaine; dans la seconde,
il cherche à nous faire connaître les changemens que l'esprit démo-
cratique a introduits dans tous les autres rapports sociaux , les opinions
et les sentimens auxquels il a donné naissance; bref, l'aspect de la
société civile qu'il a créée.
Cette division de son sujet, irréprochable en soi et complète, puisque
l'organisation sociale et l'organisation politique, le but et le moyen,
embrassent tout ce que la société civile peut offrir aux méditations
du philosophe, ne laisse pas d'introduire, entre les deux parties de
l'ouvrage, des différences notables. On chercherait en vain dans la
seconde ces contours exacts et bien tracés, ces résultats positifs,
ces démonstrations irrécusables qui distinguent la première. M. de
Tocqueville ne pouvait pas changer la nature des choses et faire l'im-
possible. L'organisation politique d'un pays est un champ nettement
circonscrit; quelle qu'elle soit, bonne ou mauvaise, simple ou com-
plexe, il n'est pas très difficile d'en saisir les principes, d'en apprécier
les résultats. Les sciences politiques ont fait de tels progrès, que les
instrumens ne manquent pas aujourd'hui à l'observateur. S'il est, en
pareille matière, des travaux mal faits, des analyses incomplètes, on
peut, sans crainte d'injustice, affirmer qu'on n'a pas apporté, dans
les recherches, toute l'attention, toute la sagacité nécessaire.
Mais , lorsqu'on se propose d'étudier la société tout entière , sous
toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, lorsqu'on veut en
sonder toutes les profondeurs , en pénétrer tous les replis à l'effet
de constater en toute chose l'influence d'un certain principe, le&
modifications dont il est la cause , on s'impose une tâche effrayante.
C'est là un champ immense, et j'oserais presque dire sans limites;
elles sont du moins peu certaines, mal déterminées, et ce qui reste
de vague dans le sujet ôte nécessairement au travail de l'observateur,,
même le plus habile, quelque peu de précision et de netteté.
Un coup d'œil jeté sur la table des matières de la première et de la
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 893
seconde partie du livre de M. de Tocqueville fera comprendre nette-
ment notre pensée. De quoi traitaient essentiellement les deux pre-
miers volumes? du principe de la souveraineté du peuple en Amérique,
du système communal , des trois pouvoirs législatif, exécutif, judi-
ciaire, de la constitution fédérale, des partis, de la liberté de la
presse, du vote universel , de l'omnipotence de la majorité aux États-
Unis, et ainsi de suite; vastes et importans sujets, sans doute, mais
où tout est connu, défini, les idées comme le langage. On peut ad-
mettre ou repousser la souveraineté du peuple, le vote universel,
l'omnipotence de la majorité, la séparation des pouvoirs; mais il n'est
pas deux manières d'entendre ces principes et ces faits. Tout homme
doué de quelque instruction a une idée nette du sens de ces expres-
sions; il ne conçoit, en les entendant, ni plus, ni moins qu'un autre
homme.
Dans la seconde partie , M. de Tocqueville traite premièrement de
l'influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, puis de
son influence sur les sentimens; troisièmement, de son influence
sur les mœurs proprement dites; enfin il traite, dans une dernière
division, de l'influence qu'exercent les idées et les sentimens démo-
cratiques sur la société politique. Pourrait-on affirmer que ces titres
de section, que ces étiquettes présentent à l'esprit du lecteur un
champ parfaitement délimité , des idées aussi nettes que celles que lui
présentaient les titres de la première partie? Évidemment non : la
limite entre le mouvement intellectuel et les sentimens, entre les
sentimens et les mœurs, est réelle sans doute, mais elle est difficile
à saisir. Demandez à dix personnes le détail par chapitre de chacune
de ces sections, vous obtiendrez probablement dix plans différens.
Demandez à dix personnes les subdivisions d'un traité sur la séparation
des pouvoirs , probablement vous ne remarquerez dans les détails que
de légères différences. Encore une fois, cette diversité tient à la
nature même des choses , et nous ne reprochons point à M. de Toc-
<}ueville ce qu'il peut y avoir de vague dans ses grandes divisions.
Loin de là ; notre remarque n'a d'autre but que d'expliquer à plus
d'un lecteur la cause réelle d'une sorte de mécompte qu'ils ont
éprouvé en lisant un livre qu'ils attendaient avec une juste impa-
tience et dont ils se sont avidement emparés. C'est qu'ils y cher-
chaient ce qui ne devait pas s'y trouver, je veux dire une véritable
continuation, et pour la forme et pour le fond, du premier ouvrage.
Dans la première partie, l'auteur a appliqué la méthode de Montes-
quieu à une organisation politique toute nouvelle ; dans la seconde
%9k REVUE DES DEUX MONDES.
partie, il s'est plutôt mis sur les traces de Pascal et de La Bruyère,.
Dans ce vaste tableau des passions et des mœurs, des grandeurs et
des faiblesses de la démocratie, il est des peintures que l'auteur des
Caractères n'aurait pas désavouées.
Mais en général l'ouvrage de M. de Tocqueville, c'est le livre d'un
penseur qui ne craint pas d'aborder en peu de lignes les questions
les plus ardues de la philosophie, du droit, de l'art, de l'économie
poHtique, la société qu'il observe et qu'il analyse lui présentant ou le
germe, ou le développement, ou l'application de toutes choses.
La méthode philosophique, les croyances religieuses, l'éloquence,
la poésie, le théâtre, l'éducation, Vindividualismr, le. goût du bien-
être matériel, les rapports de société, la famille, l'esprit d'association,
la question des salaires, les armées et leur discipline, tout, en un
mot, est pour M. de Tocqueville un sujet d'analyse et d'étude, tou-
jours dans le but de reconnaître l'influence de l'esprit démocratique.
Dans cette grande variété de sujets, d'opinions, de jugemens, il
est sans doute impossible que plus d'un lecteur ne se trouve sur
plus d'un point en désaccord avec l'auteur; mais il n'est pas de lec-
teur impartial qui n'admire à chaque page cette pureté de formes,
cette finesse d'observation, cette sagacité de jugement, ces traits
ingénieux, ce style simple et vif, ferme et gracieux qui caractérisent
la manière de M. de Tocqueville. Son livre est d'un travail exquis,
d'un fini qui ne laisse rien à désirer, si ce n'est peut-être quelque
négligence.
Quant au fond , l'auteur, dans cette s^iconde partie de son ouvrage,
avait à lutter avec d'immenses difficultés. Nous avons essayé de le
faire comprendre. Il devait, pour ainsi dire, tout coimaître; analyser,
comparer, résumer toutes choses. Comment nous expliquer sans cela
les influences du principe démocratique sur toutes les parties d'un
être aussi varié, aussi complexe, aussi mobile que la société civile?
Comment reconnaître ce qui est et ce qui n'est pas, ce qui est ancien et
ce qui est nouveau, ce qui est l'effet de la cause nouvelle et ce qui est dû
aux causes préexistantes? Comment, dans l'étude des effets, attribuer
à chaque cause sa juste part, si on ne connaît pas exactement et l'éten-
due des effets et la puissance relative de toutes les causes? M. de Toc-
queville nous a dit qu'en traitant l'immense sujet qu'il a voulu em-
brasser, il n'est point parvenu à se satisfaire. Qu'il se console : il n'est
pas d'homme qui puisse suffire à toutes les conditions d'un semblable
problème; il est beaucoup d'hommes qui seraient facilement parvenus
à se satisfaire.
DE LA DEMOCRATIE EN AMERIQUE.
M. de Tocqueville est du petit nombre de ces écrivains d'élite qui
ont droit à la vérité tout entière : c'est le moyen de leur rendre tout
l'honneur qui leur appartient. Aussi, dirons-nous sans détour que
M. de Tocqueville ne nous semble pas avoir toujours évité tous les
écueils qui se cachaient dans les profondeurs de son sujet.
On ne se livre pas , sans en être fortement préoccupé , à l'étude
exclusive d'un principe, à l'investigation minutieuse de toutes ses
influences et de tous ses effets. Pour qu'un esprit éminent consacre
pendant long-temps ses veilles et ses travaux à l'observation des
mêmes phénomènes, à l'étude de la même cause, il fiiut qu'une intui-
tion puissante, qu'une sorte de foi le lui commande. C'est ainsi que
naissent les systèmes. Dieu merci ; car, c'est au fond des systèmes
qu'est la science , c'est aux systèmes que nous en devons les progrès.
Que saurions-nous sans les systèmes ? Les esprits systématiques , je
parle de ceux qui le sont par nature et non par imitation et servilité de
disciples, ne pèchent que par excès. C'est le péché de la force; aussi
les hommes de génie n'y ont-ils jamais échappé. Tout ramener au prin-
cipe dont on est en quelque sorte le révélateur et l'apôtre; apercevoir
partout les traces de son influence , en agrandir les effets, atténuer ou
méconnaître l'efficacité des causes concomitantes, ce sont là les ten-
tations dont l'esprit humain , dans l'ardeur de ses conquêtes, se défend
avec peine. M. de Tocqueville est-il parvenu à s'en défendre toujours?
A-t-il pu lutter en toute occasion avec le même bonheur contre
cette pente naturelle de notre esprit? « En me voyant (dit-il) attri-
buer tant d'effets divers à l'égalité, le lecteur pourrait en conclure
que je considère l'égalité comme la cause unique de tout ce qui arrive
de nos jours. Ce serait me supposer une vue bien étroite. « M. de
Tocqueville ne saurait craindre une pareille supposition. L'homme
qui pourrait se la permettre ne serait pas au nombre de ceux dont
le jugement peut avoir quelque poidsTiux yeux de l'auteur. M. de
Tocqueville « sait qu'il y a, de notre temps, une foule d'opinions, de
sentimens différens qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou
même contraires à l'égalité. » — « Il reconnaît l'existence de toutes
ces différentes causes et leur puissance, mais son sujet n'est point
d'en parler. Il n'a pas entrepris de montrer la raison de tous nos
sentimens et de toutes nos idées, il a seulement voulu faire voir en
quelles parties l'égalité avait modifié les uns et les autres. »
Tout cela est irréprochable. Mais l'exécution a-t-elle toujours ré-
pondu à la pensée? Dans ce partage si difficile , l'auteur n'a-t-il pas
ouvert un peu trop la main au profit de son principe ? Et pouvait-il
896 REVUE DES DEUX MONDES.
s'en défendre, lorsque précisément la démocratie, l'objet de ses tra-
vaux, le sujet de son livre, était, pour ainsi dire, là, devant lui,
réclamant sa part, et que toutes les autres causes se tenaient dans
l'ombre, en silence, l'écrivain leur ayant fait entendre qu'il n'y avait
pas de place pour elles dans son livre? Enfin , peut-on assurer qu'en
observant les pays démocratiques, l'auteur, qui ne voulait rien
omettre, qui, dans ce but, cherchait dans son esprit tout ce qu'un
peuple peut avoir d'idées, de sentimens, de tendances, pour les sou-
mettre à la même question : — Quelle a été sur cela l'influence de la
démocratie? — peut-on , dis-je, assurer qu'il n'a jamais laissé de côté
l'observation des faits pour nous donner à la place les conceptions de
son esprit?
Un exemple fera mieux comprendre le doute que nous indiquons ici.
Dans un des chapitres de son livre (P*' partie, chap. vu), l'auteur se
propose de rechercher ce qui fait pencher l'esprit des peuples démo-
cratiques vers le panthéisnie. Qu'on nous permette de transcrire ce
court chapitre. Ceux de nos lecteurs qui ne connaissent pas encore
l'ouvrage de M. de Tocqueville, verront par là qu'il n'y avait pas
l'ombre d'exagération dans tout ce que nous avons dit de la beauté et
du fini de son travail. Cependant le chapitre que nous transcrivons
n'est pas des plus remarquables.
« Je montrerai plus tard comment le goût prédominant des peuples
démocratiques pour les idées très générales se retrouve dans la poli-
tique; mais je veux indiquer, dès à présent, son principal effet en
philosophie.
«On ne saurait nier que le panthéisme n'ait fait de grands progrès
de nos jours. Les écrits d'une partie de l'Europe en portent visible-
ment l'empreinte. Les Allemands l'introduisent dans la philosophie,
et les Français dans la littérature. Parmi les ouvrages d'imagination
qui se publient en France, la plupart renferment quelques opinions
ou quelques peintures empruntées aux doctrines panthéistiques, ou
laissent apercevoir chez leurs auteurs une sorte de tendance vers ces
doctrines. Ceci ne me paraît pas venir seulement d'un accident, mais
tenir à une cause durable.
« A mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme
en particuher devient plus semblable à tous les autres , plus faible et
plus petit, on s'habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne con-
sidérer que le peuple; on oublie les individus pour ne songer qu'à
l'espèce.
« Dans ces temps , l'esprit humain aime à embrasser à la fois une
I
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 897
foule d'objets divers ; il aspire sans cesse à pouvoir rattacher une
foule de conséquences à une seule cause.
« L'idée de l'unité l'obsède, il la cherche de tous côtés, et, quand il
croit l'avoir trouvée, il s'étend volontiers dans son sein et s'y repose.
Non -seulement il en vient à ne découvrir dans le monde qu'une
création et un créateur ; cette première division des choses le gêne
encore, et il cherche volontiers à grandir et à simpHfier sa pensée en
renfermant Dieu et l'univers dans un seul tout. Si je rencontre un
système philosophique suivant lequel les choses matérielles et imma-
térielles, visibles et invisibles, que renferme le monde, ne sont plus
considérées que comme les parties diverses d'un être immense qui seul
reste éternel au milieu du changement continuel et de la transforma-
tion incessante de tout ce qui le compose, je n'aurai pas de peine à con-
clure qu'un pareil système, quoiqu'il détruise l'individualité humaine,
ou plutôt parce qu'il la détruit , aura des charmes secrets pour les
hommes qui vivent dans les démocraties; toutes leurs habitudes in-
tellectuelles les préparent à le concevoir et les mettent sur la voie
de l'adopter. Il attire naturellement leur imagination et la Cxe ; il,
nourrit l'orgueil de leur esprit et flatte sa paresse.
<( Parmi les différens systèmes à l'aide desquels la philosophie cher-
che à expliquer l'univers, le panthéisme me paraît l'un des plus pro-
pres à séduire l'esprit humain dans les siècles démocratiques; c'est
contre lui que tous ceux qui restent épris de la véritable grandeur de
l'homme doivent se réunir et combattre. »
Évidemment c'est là une conjecture plutôt qu'une observation. Il
n'y a peut-être pas dix personnes en Amérique qui sachent d'une
manière un peu exacte ce que c'est que le panthéisme , il n'y en a
peut-être pas une seule qui l'ait adopté comme doctrine religieuse et
philosophique. En France même, où sont les panthéistes? Nulle part.
Une secte éphémère avait montré dans ses rêves quelques tendances
panthéistiques. Tout cela n'est plus. C'était une de ces ébullitions pas-
sagères qui ne sont qu'un symptôme de l'inquiétude, de l'agitation
des esprits. Ce ne sont pas là des tendances sérieuses, permanentes,
moins encore des croyances établies, des doctrines reçues. Que reste-
t-il hors de là? Quelques poésies, quelques romans où des imagina-
tions vagabondes ont jeté quelques aperçus de panthéisme, unique-
ment dans le but de parler de toutes choses, et surtout des choses
qu'on sait le moins, et pour oser dire ce que nul ne pense. Encore
une fois ce n'est pas là , ce nous semble, un fait assez général , un fait
pouvant servir de base à une induction.
898 REVUE DES DEDX MONDES.
Reste l'Allemagne, où les doctrines du panthéisme paraissent en
effet avoir acquis un certain nombre de prosélytes parmi les croyans
en philosophie. Mais quelle que soit l'importance de ce fait qui pro-
bablement est aussi moins sérieux qu'on ne le pense, il est impossible
de ne pas faire remarquer que l'Allemagne est, de tous les pays
qu'embrasse la civilisation européenne, précisément celui où la dé-
mocratie, et comme idée et comme fait social, est le moins avancée.
Nous ne voulons pas faire ici , à notre tour, des conjectures ambi-
tieuses et des rapprochemens hasardés. Nous pourrions sans cela
soutenir d'une manière plausible que rien n'éloigne du panthéisme
comme h démocratie, et que les doctrhies pantliéistiques ne prennent
racine et ne se développent que dans les pays où règne la théo-
cratie, l'aristocratie, le despotisme. Au fait de l'Allemagne, qui est
encore le pays le plus aristocratique et le plus immobile de l'Europe,
nous pourrions ajouter le fait de l'Egypte ancienne , de l'Inde mo-
derne, etleïhibet, et la Chine et le Tonquin , pays où le panthéisme
s'est développé sous des formes et avec des modifications diverses,
€t là, certes, il n'a pas été secondé par l'esprit démocratique.
Le panthéisme , •dirions-nous , est la consolation de ceux que l'iné-
galité opprime ici-bas. Ils se reposent dans leur abjection, en pen-
sant qu'ils ne sont responsables <le rien , que tout ce qui les afflige
n'est qu'un phénomène passager, une apparence après laquelle op-
presseurs et opprimés se trouveront également absorbés dans la
grande unité. Cette doctrine de résignation, d'immobilité et d'irres-
ponsabilité convient également à ceux qui oppriment et à ceux qui
ne se sentent pas l'énergie nécessaire pour résister à l'oppression.
Nous pourrions ajouter, et nous serions de plus en plus dans le
vrai , que le panthéisme est le terme auquel aboutissent souvent le
mysticisme religieux et l'abstraction philoso]dùque.
D'où il résulte que la démocratie et le panthéisme sont choses à
peu près incompatibles. D'un côté, l'esprit démocratique c'est la puis-
sance individuelle et la responsabilité personnelle à leur plus haute
expression. De l'autre, les religions des peuples démocratiques n'affec-
tent guère le mysticisme , et leur philosophie , loin de se jeter dans
le champ indéfini des abstractions, se rapproche tellement du positif
et de l'utile , qu'il y a une sorte de courtoisie à lui conserver le nom
de philosophie.
Mais c'est trop s'arrêter sur une petite question particulière , sur
un des points les moins importans de l'ouvrage de M. de Tocqueville.
Il était, on peut dire impossible , d'échapper à tous les dangers qu'of-
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 899
frait naturellement le sujet. En cherchant à saisir toutes les questions
qu'il présente , un esprit subtil et fécond pouvait-il éviter d'y mettre
quelque chose du sien , et ne pas attribuer à la démocratie un peu
plus d'efficacité qu'elle n'en a réellement? Est-il facile, dans les ma-
tières morales et politiques, de suivre rigoureusement la méthode
inductive, de ne rien admettre qui ne soit le résultat direct et positif
de l'observation?
M. de Tocqueville aurait pu traiter son sujet plutôt en historien
qu'en philosophe; au lieu de ces analyses fines, ingénieuses, de dé-
tail, qui vous font pénétrer jusqu'au cœur, jusque dans les derniers
replis de la société démocratique, il aurait pu prendre la société amé-
ricaine par grandes masses, nous la décrire à grands traits, en don-
nant à son style plus de mouvement, un coloris plus vif, des formes
plus variées. Il aurait ainsi échappé complètement aux observations
que nous avons entendu faire au sujet de son livre : Il n'y a chose au
monde, grande ou petite, importante ou non, à laquelle M. de Toc-
queville ne mêle la démocratie; la forme du Hvre est quelque peu
monotone; la lecture ne laisse pas que d'en être fatigante.
Nous n'avons pas dissimulé ce qu'il peut y avoir de fondé dans la
première observation; mais il est juste d'ajouter qu'elle ne peut s'ap-
pliquer qu'à un très petit nombre de pages et à des points secon-
daires. Partout ailleurs M. de Tocqueville est dans le vrai, et si
quelques-uns des effets qu'il attribue à l'influence démocratique
paraissent de prime-abord contestables , c'est que le lien de cause
à effet en pareille matière n'est pas facile à saisir.
Aussi reconnaissons-nous que la lecture du Uvre de M. de Toc-
queville n'est pas de celles qu'ont coutume de faire les hommes d'au-
jourd'hui. Elle n'exige pas seulement des yeux, mais de la réflexion.
Elle n'est pas un amusement, elle est un travail. Elle intéresse forte-
ment, mais elle n'est pas une distraction.
C'est dire que M. de Tocqueville a fait le livre qu'il voulait faire ,
et que nous le remercions d'avoir fait un livre de haute philosophie
politique , une analyse profonde et consciencieuse d'un état social très
complexe, mais d'autant plus digne d'être étudié, qu'il recèle dans
ses profondeurs l'avenir du monde.
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de nos paroles. Nous ne vou-
lons pas dire que tôt ou tard tous les états des deux mondes seront
jetés, pour ainsi dire, dans le moule américain. Loin de là; nous
croyons , au contraire , que tôt ou tard les États-Unis subiront des
transformations qui les rapprocheront de nos sociétés européennes..
900 REVUE DES DEUX MOXDES.
Nous voulions dire seulement que l'avenir du monde, sous une forme
ou sous une autre, c'est la démocratie, c'est-à-dire l'abolition du pri-
vilège, l'établissement de l'égalité civile.
Quoi qu'il en soit, nous regrettons de ne pouvoir entrer ici dans les
détails de l'ouvrage. D'ailleurs, nous serions embarrassé pour le
choix. Le nombre des questions à la fois importantes et curieuses
que M. de Tocqueville a soulevées est si grand , qu'on n'a pas plutôt
mis le doigt sur l'une d'elles, qu'on éprouve le regret de ne pas avoir
choisi l'autre.
Qu'on nous permette seulement de rappeler ici une question qui
nous semble des plus propres à faire connaître l'ingénieuse sagacité,
et je voudrais pouvoir dire la curiosité , des recherches de M. de
Tocqueville, Cette question, la voici : Pourquoi l'étude de la littéra-
ture grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés dé-
mocratiques? La solution que le lecteur trouvera dans le chap, xv
du premier volume peut se résumer en ces mots : Les écrivains de
l'antiquité n'ont écrit que pour les connaisseurs; rien dans leurs
œuvres ne semble fait à la hâte ni au hasard ; la recherche de la
beauté idéale s'y montre sans cesse. Les littératures démocratiques,
au contraire, fourmillent toujours (dit M, de Tocqueville) de ces
auteurs qui n'aperçoivent dans les lettres qu'une industrie, et, pour
[ quelques grands écrivains qu'on y voit, on y compte par milliers des
vendeurs d'idées. Prise dans son ensemble (dit-il ailleurs), la litté-
rature des siècles démocratiques ne saurait présenter, ainsi que dans
les temps d'aristocratie , l'image de l'ordre , de la régularité , de la
science et de l'art ; les formes s'y trouvent d'ordinaire négligées et
parfois méprisées. Le style s'y montre souvent bizarre, incorrect, peu
soigné et mou, et presque toujours hardi et véhément. Les auteurs
y viseront à la rapidité de l'exécution plus qu'à la perfection des
détails. On tachera d'étonner plutôt que de plaire, et l'on s'efforcera
d'entraîner les passions plutôt que de charmer le goût.
Je ne veux pas demander à l'auteur d'où lui sont venues toutes ses
observations si judicieuses, si spirituelles, sur la littérature des peu-
ples démocratiques. Ce n'est pas, à coup sûr, d'Amérique, «Les
habitans des États-Unis n'ont point encore, à proprement parler,
de httérature. Les seuls auteurs qu'il reconnaisse aux Américains»
sont des journalistes, » Nous pourrions bien soupçonner M. de Toc-
(|ueville d'avoir, en écrivant plusieurs de ses chapitres , regardé du
coin de l'œil ailleurs qu'en Amérique. Il ne procède pas autant qu'il
t*n a l'air, à priori, et par voie de .divination. La démocratie améri-
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 901
caine n'est pas la seule qui ait fourni des couleurs à sa palette. Aussi
aurions-nous pu, sans crainte d'erreur, lorsque la lecture de certains
chapitres excitait chez nous un sourire qui n'était pas sans quelque
malice, dire à certains Européens : de te fabula narratur. Mais
nous ne voulons pas trahir les secrets de l'auteur. Au dire de M. de
ïocqueville, les littératures démocratiques manquent de sagesse, de
goût, de beauté idéale; l'étude des chefs-d'œuvre de l'antiquité est
la plus propre à combattre ces défauts littéraires. C'est là un point
de vue ingénieux , nouveau ; nous le recommandons à ces idolâtres
des temps modernes qui voudraient arracher des mains de nos enfans
Homère et Virgile, et renouveler contre le grec et le latin le décret
solennel de proscription dont s'empressa de les frapper une de ces
républiques éphémères que la révolution française fit éclore en Italie.
Rien de semblable n'est à craindre aujourd'hui. Aussi ce n'est pas
pour rassurer les amis des études classiques que nous avons rap-
pelé l'ingénieuse observation de M. de Tocqueville. Nous voulions
préparer par là quelques considérations générales qui s'appliquent
à l'ensemble, aux tendances, à l'esprit de son ouvrage.
M. de Tocqueville n'a rien dissimulé sur la démocratie, ni le bien
ni le mal, qui, comme dans toutes les choses humaines, s'y trouvent
mélangés, et qui ont donné naissance à tant d'hymnes et à tant de
satires, les uns et les autres également éloignés de la vérité. Avec une
ame noble, un caractère élevé, un goût exquis, M. de Tocqueville
ne se résigne pas facilement à ce que la démocratie lui a laissé voir
de vulgaire, de désordonné, de trop individuel ; ami sincère, éclairé,
de la liberté et du progrès de l'humanité, il ne voudrait certes pas,
en eût-il le pouvoir, nous ramener au privilège, et acheter l'élégance,
le luxe, la haute culture d'esprit, la puissance morale d'une caste,
par la pauvreté, l'ignorance et l'asservissement des masses. Il accepte
la démocratie , non-seulement comme un fait nécessaire , comme le
développement naturel des nations, il l'accepte aussi comme un pro-
grès , comme un bien , mais comme un bien qui n'est pas sans mé-
lange et qui laisse quelque chose à désirer.
Dès-lors il ne s'est pas seulement appliqué à nous faire connaître
l'influence naturelle de la démocratie sur le mouvement intellectuel,
sur les sentimens et les mœurs; il n'a pas mis sous nos yeux avec
une sorte d'indifférence philosophique les conséquences fâcheuses de
certaines tendances démocratiques, comme un naturaliste parlerait
des épines et des poisons de certaines plantes. M. de Tocqueville ,
partout où il a été frappé d'un inconvénient, a cherché avec soin le
TOME XXIII. 57
902 REVUE DES DEUX MONDES.
correctif, soit dans la démocratie elle-même, soit dans d'autres insti-
tutions, qui, loin d'être incompatibles avec elle, peuvent au con-
traire s'y rattacher et la modifier utilement.
C'est ainsi qu'il demande au\ études classiques de corriger ce qu'elle
a d'incorrect et de vulgaire dans ses productions.
C'est ainsi qu'il demande à la liberté politique de tirer par des
institutions lisraes les hommes de leurs intér-lts individuels, de les
arracher de temps à autre à la vue d'eux-mêmes , et de les forcer à
s'oublier en quelque sorte eux-mêmes et à songer à leurs semblables,
ne fût-ce que par ambition. « Quand le public gouverne, il n'y a pas
d'hommes qui ne sache le prix de la bienveillance publique et qui
ne cherche à la captiver en s'attirant l'estime et l'affection de ceux
au milieu desquels il doit vivre. Plusieurs des passions qui glacent les
cœurs et les divisent sont alors obligées de se retirer au fond de l'ame
et de s'y cacher. L'orgueil se dissimule, le mépris n'ose se faire jour;
l'égoïsme a peur de lui-même. «
C'est ainsi, encore qu'il demande aux journaux de rendre la possi-
bilité de s'entendre et d'agir en commun à des hommes qui ne sont
plus liés entre eux d'une manière solide et permanente, comme dans
les aristocraties. « Les principaux citoyens qui habitent un pays
aristocratique s'aperçoivent de loin; et s'ils veulent réunir leurs
forces, ils marchent les uns vers les autres, entraînant une multitude
à leur suite. » Dans les démocraties, « cela ne peut se faire habituel-
lement et commodément qu'à l'aide d'un journal; il n'y a qu'un
journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits
la même pensée. Les journaux deviennent donc plus nécessaires à
mesure que les hommes sont plus égaux, et l'individualisme plus à
craindre. Ce serait diminuer leur importance que de croire qu'ils ne
servent qu'à garantir la liberté; ils maintiennent la civilisation. «
Enfin, c'est à l'esprit d'association qu'il demande de corriger ce
que y individualisme met de décousu et par-là de faiblesse, d'impuis-
sance chez les peuples démocratiques. Ainsi qu'il le fait observer, « il
existe un rapport nécessaire entre les associations et les journaux :
les journaux font les associations, et les associations font les journaux ;
et, s'il a été vrai de dire que les associations doivent se multiplier à
mesure que les conditions s'égalisent, il n'est pas moins ceitain que
le nombre des journaux s'accroît à mesure que les associations se
multiplient, y
Cette partie de son travail où M. de Tocqueville s'applique à mettre
en lumière tout ce qui peut atténuer et faire disparaître les incon-
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE. 90^
véniens de la démocratie, donne à son livre je dirai presque un par-
fum de haute moralité , €t attache singulièrement le lecteur à l'écri-
vain, le lecteur demeurant de plus en plus convaincu que l'esprit et
l'ame de l'écrivain ont également contribué à son ouvrage.
Au surplus nous ne voulons pas dissimuler en terminant que nous
n'éprouvons pas les craintes que la démocratie paraît inspirer, même
à plusieurs de ses amis. Ces craintes sont dues, nous le croyotis, à
une confusion de deux idées que M. de Tocqueville lui-même n'a
peut-être pas suffisamment distinguées et séparées : je veux dire l'éga-
lité civile et l'égalité des conditions.
C'est l'égalité civile , en d'autres termes l'abolition du privilège et
l'établissement du droit commun qui constitue la véritable démocratie,
ce principe dont la France du xviii" siècle a été l'apôtre, et qui,
grâce à elle, se trouve aujourd'hui réalisé dans nne partie des deux
mondes. C'est là le principe dont les conquêtes sont certaines ; c'est
la loi qui prendra tôt ou tard possession de l'univers; car l'égalité
civile, c'est la justice.
Quant à l'égalité des conditions, à l'égalité de fait , à l'égalité ma-
térielle (peu importe le nom), elle n'existe nulle part, elle n'a jamais
existé, elle n'existera jamais, parce qu'elle est contraire à la nature
humaine, contraire au droit : c'est l'injustice.
L'injustice opposée, c'est-à-dire le privilège, a pu exister long-
temps , parce qu'elle avait pour elle les faits extérieurs , l'apparence ,
et qu'on a pu conclure à tort de l'apparence au droit. Aristote lui-
même s'y est trompé. Mais l'égalité des conditions, voulant s'ériger
en principe, n'aurait pour elle ni le fait ni le droit, ni la réalité ni
l'apparence.
Dès-lors la plupart des inconvéniens qu'on signale dans les démo-
craties ont peu d'importance. Si on veut y rélléchir, on pourra facile-
ment se convaincre qu'ils ne seraient à redouter que dans un pays où
le sol ne serait pas approprié. Aussi, ceux qui demandent l'abolition
de la propriété foncière sont dans leur système parl'aitemerit fondés
et conséquens.
Avec l'inégalité inévitable des conditions et l'appropriation du sol,
les pays démocratiques n'ont rien de sérieux à craindre de l'excès de
\ individualisme. L'édifice social ne manque ni de base ni de ciment.
A cet égard nous persistons à croire que les Etats-Unis présentent
à l'observateur des faits qui, généralisés, conduiraient à de fausses
inductions. Pays neuf, sans antécédens, sans histoire, et placé dans
57.
904^ REVUE DES DEUX MONDES.
des circonstances économiques toutes particulières , l'Amérique offre
entre l'égalité civile et l'égalité de fait un rapprochement qui n'ap-
partient qu'à elle, qui n'existe pas et n'existera jamais dans nos vieilles
sociétés, et qui cessera d'exister en Amérique à mesure que ce pays
vieillira, que la population en deviendra de plus en plus dense, lors-
qu'il n'y aura plus de terres fertiles vacantes , et qu'un nombre plus
ou moins considérable d'Américains, gorgés enOn de richesses, de-
viendront des hommes de loisir et commenceront à éprouver d'autres
besoins que celui de gagner de l'argent.
Tout cela existe depuis long-temps chez nous, et on se tromperait
fort si on imaginait que cela va disparaître. Les hommes faits ne
reviennent pas à l'enfance; c'est l'enfance qui marche vers la virilité.
C'est l'Amérique qui, à sa manière, marche vers l'Europe; l'Europe
ne peut se faire américaine.
Rossi.
MÉHÉMEÏ-ALI
APEnÇWJ GàxÉRAÏÏj St/Mt M/ÉGVPTK,
PAR CLOT-BEY.
Méhémet-Ali a beaucoup d'admirateurs en Europe. Je ne voudrais
point cependant le juger d'après les éloges de ses panégyristes. Ils
admirent surtout dans Méhémet-Ali l'homme qui a beaucoup em-
prunté à l'Europe; j'admirerais plutôt, quant à moi, l'homme qui a
beaucoup gardé de l'Orient. Ainsi j'entends dire partout que Méhé-
]net-Ali a voulu créer un empire arabe; c'est de cela qu'on le loue, et
même M. Clot-Bey, un de ses derniers panégyristes, dans son Aperçu^
général de rÉgi/ple, trouve que, quoique le pacha ait beaucoup fait
pour accomplir l'œuvre de l'empire arabe, il n'a pas cependant encore
fait assez ; il aurait voulu que le pacha proclamât son indépendance
absolue. « L'idée de la fondation d'un empire arabe n'est pas chimé-
rique, dit M. Clot-Bey, comme l'ont prétendu quelques personnes.
Cette idée, d'ailleurs, a la sanction de Napoléon , à défaut d'autres. ))
Et là-dessus M. Clot-Bey cite un passage des Mémoires de Sainte-
Hélène où Napoléon dit que, si le pouvoir en Egypte eût été confié
à un pacha qui , comme celui d'Albanie , se fût recruté dans le pays
même , l'empire arabe , composé d'une nation tout-à-fait distincte ,
qui a son esprit, ses préjugés, son histoire et son langage à part, qui
906 REVUE DES DEUX MONDES.
embrasse l'Egypte, l'Arabie et une partie de l'Afrique, fût devenu
indépendant comme celui du Maroc. »
Quoiqu'il soit téméraire, surtout de nos jours, de douter de l'in-
faillibilité des paroles de ^'apoléon , je me permettrai de faire remar-
quer que Méhémet-Ali me semble avoir fait justement le contraire
de ce que voulait Napoléon, et c'est peut-être pour cela qu'il est
encore debout et qu'il a fondé un grand pouvoir, sinon l'empire
arabe. Ainsi Mébémet-Ali a recruté ses soldats en Egypte, je l'avoue,
mais il n'a pris parmi les Égyptiens aucun officier : le commande-
ment appartient partout aux Turcs ou Mamcloucks; ainsi il n'a pas
mis, comme en Albanie, l'autorité entre les mains des habitans du
pays , et par là il a échappé , et l'Egypte avec lui , à cette anarchie
qui est l'état permanent de l'Albanie. Enfin, il n'a jamais fondé ni
voulu fonder d'empire arabe, car il s'est toujours reconnu sujet de la
Porte ottomane, en dépit de ses admirateurs européens, qui lui con-
seillaient, comme M. Clot-Bey, de proclamer son indépendance
absolue.
Qu(; croire donc maintenant? M. Clot-Bey, dans sa pensée favorite
d'un empire arabe, a contre moi Napoléon ; mais contre M. Clot-Bey,
j'ai pour moi Méhémet-Ali. M. Clot-Bey lui-même serait embarrassé
de choisir.
Je reviendrai plus tard sur ces idées d'indépendance et sur ce que
Méhémet-Ali me paraît lui-même en penser. Je veux venir, sans plus
attei: ire, à un autre reproche que M. Clot-Bey fait à Méhémet-Ali,
parce que ce reproche me paraît encore un éloge, et que, par je ne
sais quel malencontreux hasard , on M. Clot-Bey voit un tort dans son
héros, je vois presque un mérite.
« Les rayas, dit M. Clot-Bey, ne participent ni aux mêmes charges
ni aux mêmes avantages politiques que les musulmans... Opérer uti
rapprochement entre les rayas et les musulmans, en accordant à
ceux-là l'égalité des droits, tel est le but que doit se proposer en
Turquie toute politique prévoyante et qui veut sincèrement la régé-
nération de l'empire ottoman Pour ma part, si j'avais un avis à
donner au vice-roi d'Egypte , je lui conseillerais d'établir l'égalité
civile et politique entre ses sujets musulmans et ses sujets rayas. »
C'est ce que Méhémet-Ali u'a point fait, et c'est ici surtout que je
remarque la différence entre lui et ses admirateurs; ses admirateurs,
qui raisonnent avec leurs idées européennes, et qui ne trouvent bon
que ce qui est européen; Méhémet-Ali, qui veut bien emprunter à
l'Europe ses arts, ses machines, ses sciences, son industrie, mais qui
MÉHÉMET-ALI. 907
veut, avant tout, rester oriental, c'est-à-dire Turc et musulman. Ces
deux mots sont précieux , car ils contiennent un système complet de
gouvernement.
Méhémet-Ali est Turc; il ne parle que le turc, c'est aux Turcs
qu'il a partout confié l'autorité; mais ce n'est pas par esprit de corps,
si j'ose ainsi parler, qu'il a agi de cette manière, c'est par une juste
appréciation de l'état de l'Egypte et du caractère des diverses nations
qui l'habitent.
Je ne sais pas si sous les Pharaons la nationalité égyptienne était
forte ou non; mais depuis ce temps elle est morte et bien morte.
Conquise par tous les peuples qui ont joué un grand rôle sur la terre,
l'Egypte a perdu depuis long-temps l'habitude de s'appartenir à elle-
même. Il y a dans ce pays plusieurs races de vainqueurs, vaincus à
leur tour et asservis. Les Arabes sont eux-mêmes un de ces peuples
qui, après avoir conquis l'Egypte, l'ont laissé conquérir. Les Turcs
sont les derniers conquérans. 11 n'y a donc en Egypte aucune race,
sauf les Coptes peut-être, qui puisse se targuer d'être la race natio-
nale; et c'est là aussi bien l'état de l'Orient presque tout entier, vieille
terre occupée par toutes les nations, antique auberge où passent
tous les peuples sans qu'aucun puisse dire , à meilleur titre qu'un
autre. Cette terre est la mienne. Dans ces pays de conquête immémo-
riale, la différence des races est tout, et c'est cette différence qui fait
les maîtres et les sujets. Les Turcs en Egypte sont la race militaire,
la race habituée à commander, et elle a le talent du gouvernement.
Les Turcs ont l'intelligence moins prompte et moins ardente que les
Arabes; mais ils ont le caractère plus ferme et plus persévérant, et
c'est par le caractère qu'on gouverne bien plus que par l'esprit. C'est
une vérité éprouvée en (Jrient, et dont l'Occident aussi fera peu à
peu l'expérience.
La différence entre la race turque et la race arabe, en Egypte, est
un curieux sujet d'études et de rétlexions. L'Arabe , pris individuel-
lement, est, disent les voyageurs les plus éclairés, supérieur au
Turc. Mais, dans la lutte entre nations, la supériorité des individus
est peu de chose; ce qui donne l'ascendant, c'est ce que j'appelle-
rais volontiers le penchant à la cohésion , c'est-à-dire l'esprit d'en-
semble, l'aptitude à commander ou à obéir, qui, vue de haut, est la
même chose. C'est sous ce point de vue que la race arabe est infé-
rieure à la race turque. Enthousiaste, spirituelle, pleine de grâce,
faite pour la poésie et pour les aventures, sobre, dure à la fatigue^
aussi gaie et aussi mobile que la race turque est sérieuse et grave.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
ha race arabe est encore ce que nous la voyons dans l'histoire, ce
isont encore les Arabes de Grenade et de Cordoue. Mais quand,
oubliant un instant l'éclat de leurs conquêtes , nous examinons de
près, même dans l'histoire, le caractère de la race arabe, que voyons-
nous? une race dont l'enthousiasme religieux a fait une armée plutôt
qu'une nation, qui a conquis une partie du monde, mais qui n'en a
pas fait un empire , comme ont fait les Romains ; elle en a fait je ne
sais combien d'empires divers; et ces empires, qu'ils ont été courts
et passagers! Que de dynasties précipitées les unes sur les autres!
quel chaos, et dans ce chaos quel mouvement rapide et tumultueux!
L'unité et la durée, voilà ce qui a toujours manqué aux pouvoirs créés
par la race arabe. Venus du Midi , ces pouvoirs ont eu pour ainsi dire
la vie des plantes de leurs climats, une végétation brillante et courte;
tandis que , venue du Nord , la race turque a fondé un empire qui
expire aujourd'hui, mais qui dure depuis cinq cents ans et plus. Pour
un empire en Orient, cinq cents ans de durée, c'est l'éternité.
Ainsi l'histoire, de ce côté, s'accorde avec le jugement de Méhé-
met-Ali. Même dans ses beaux jours, la race arabe n'est pas faite
pour le commandement. Dégradée en Egypte par un long esclavage,
elle n'a rien de ce qu'il faut pour gouverner. A ce sujet, je ne veux
point d'autre témoignage que celui de M. Clot-Bey. M. Clot-Bey est
très favorable à la race arabe. Il énumère avec complaisance tout ce
que Méhémet-Ali a fait pour régénérer la race arabe, et il l'en loue
beaucoup; puis il continue : « Les Égyptiens n'ont point l'instinct du
commandement, voilà pourquoi le vice-roi n'a pas pu leur confier les
premiers postes. Quoique très intelligens, s'ils ne sont pas dirigés, ils
ne savent rien mener afin. Les Turcs, au contraire, accoutumés à la
supériorité, ont cette tenue, cette dignité, cette confiance en soi, qui
sont nécessaires à ceux qui gouvernent. « J'ajouterai au témoignage
de M. Clot-Bey un autre témoignage qui confirmera encore la jus-
tesse du système de Méhémet-Ali à l'égard des Arabes. Les religieux
de la Terre-Sainte ne se recrutent pas parmi les habitans du pays; les
pères sont tous Européens, et comme quelqu'un leur demandait la
cause de cette exclusion : « On ne peut jamais faire complètement
fond sur un Arabe, répondit un des pères, et le saint-siége ne veut
pas leur confier l'exercice du pouvoir sacerdotal. » Ainsi Méhémet-
Ali et le pape jugent de la môme manière la race arabe. Ils lui trou-
vent beaucoup d'esprit et d'intelligence, et la regardent cependant
comme incapable de se gouverner elle-même, soit dans l'ordre civil,
soit dans l'ordre religieux.
MÉHÉMET-ALI. 909
Je voudrais expliquer en passant pourquoi M. Clot-Bey est favo-
rable à la race arabe; cette explication, d'ailleurs, ne m'écartera pas
beaucoup du sujet que je traite en ce moment.
M. Clot-Bey est directeur-général du service médical en Egypte. Il
a fondé l'enseignement de la médecine dans ce pays ; il a eu des
Arabes pour élèves, et, comme tous les hommes qui ont été chargés
d'enseigner quelque chose aux Arabes, il a été frappé de leur faci-
lité à apprendre. Quelques observateurs attentifs ont pensé que la
race arabe avait surtout cette faculté d'imitation qui caractérise aussi
les Slaves, mais qu'elle n'avait pas cette intelligence ferme et forte
qui s'approprie la science et qui la féconde par son travail. La mé-
moire chez les Arabes agit plus que le jugement : ils apprennent
vite et oublient de même. Cette facilité à apprendre doit naturelle-
ment séduire les hommes qui sont chargés de les instruire, surtout
si ces hommes sont des étrangers qui passent quelques années dans
le pays et s'éloignent cnisuite sans savoir si l'effet de leurs leçons est
efOcace et durable. Si cette observation sur les facultés imitatrices de
la race arabe est juste, il est curieux de voir comment l'Europe a,
pour ainsi dire, à ses deux pôles, au nord et au midi, deux races»
l'une, la race slave, et l'autre, la race arabe, destinées par la nature
même de leur esprit à recueillir l'héritage de la civilisation euro-
péenne sans l'augmenter, et à s'approprier de cette civilisation tout ce
qu'elle a de mécanique et d'extérieur, c'est-à-dire ses sciences et son
luxe peut-être, sans pouvoir prendre ce qui en, fait la sève et la vertu ;
races que la Providence semble appeler aux époques de transition ,
pour conserver et pour transmettre le dépôt de la civilisation, mais
qui ne créent ni une idée, ni une science nouvelle. J'ajouterais, si je
ne craignais pas de pousser trop loin la subtilité, qu'aux époques où
ces races prennent l'ascendant dans le monde, il se fait ordinairement
dans la civilisation même qu'elles sont destinées à imiter un travail
curieux de nivellement, je veux dire que cette civilisation descend
alors et se met à la portée de tous, soit pour les idées, soit pour les
sciences, qu'elle se répartit et qu'elle se distribue plus également.
C'est l'époque où tout le monde a de l'esprit , où toutes choses s'ex-
pliquent à tous avec grâce, avec facilité, où tout se comprend, où
tout le monde a l'air d'avoir du génie, soit en politique, soit en litté-
rature, parce que la mémoire supplée à la pensée et le dire au savoir,
c'est enfin l'époque des journaux et des journalistes. Mais, en se ré-
pandant de cette manière, cette civilisation se diminue et s'amincit ,
il faut l'avouer, et cet affaiblissement môme la prépare et la propor-
^*^ REVUE DES DEUX MONDES.
tienne à l'esprit des races imitatrices qui doivent en devenir les dépo-
sitaires.
En mettant la race arabe au second rang et la race turque au pre-
mier, Méhémet-Ali n'a donc pas suivi seulement l'habitude et la
routine, il a eu de bonnes raisons, des raisons philosophiques. Ces
raisons, les sait-il telles que nous venons de chercher à les donner?
Non, à Dieu ne plaise! C'est la supériorité du bon sens sur la phi-
losophie d'agir comme s'il était philosophe et de ne pas l'être, c'est-
à-dire de trouver la vérité comme le philosophe, mais de la trouver
sans tâtonnement, sans hésitation, sans se demander si c'est bien
la vérité. Méhéraet-Ali n'a point raisonné sur l'infériorité de la race
arabe à l'égard de la race turque; mais il l'a sentie et il a agi en
conséquence. « J'ai fait, disait-il à un voyageur français, j'ai fait
en Egypte ce que les Anglais ont fait aux Indes. Leurs soldats in-
diens sont commandés par des ofliciers anglais, et vous-mêmes, si
vous formez à Alger des régimens arabes , vous n'y placerez que des
officiers français. Le Turc est bien plus propre à la guerre et au com-
mandement que l'Arabe; il se sent fait pour ordonner, et l'Arabe, en
sa présence, sent qu'il est fait pour obéir. J'ai vu une fois un rassem-
blement de trois mille Arabes; il semblait qu'ils allaient tout détruire.
J'ai envoyé un de mes officiers avec trente Turcs , et toute cette
multitude s'est dispersée. Dans la guerre de 18.32, les Arabes se sont
bien battus; c'est qu'ils suivaient leurs officiers. Tout mon art, c'est
de m'attirer des officiers turcs. Heureusement pour moi que le sultan
donne de faibles appointemens; j'en ai donné de plus considérables,
et les officiers sont venus chez moi. Il m'a fallu ensuite m'assurer de
leur fidélité; j'en ai trouvé le moyen en les empêchant de devenir
propriétaires et de se créer à eux-mêmes une influence personnelle
sur la population. »
Méhémet-Ali n'est pas seulement Turc parce qu'il se sert des Turcs
pour gouverner; il est Turc surtout parce qu'il veut être un pacha
faisant partie de l'empire turc; il est Turc par sa soumission à l'égard
de la Porte ottomane. Cette soumission, aux yeux des Européens, a
l'air d'une plaisanterie; singulière soumission, en effet, que celle
d'un homme qui, en deux ans, a fait deux fois la guerre à son sou-
verain, qui l'a vaincu, qui lui a arraché des provinces par la force des
armes Mais dans les idées de l'Orient, tout cela n'empêche pas que
Méhémet ne soit l'esclave du glorieux sultan; seulement c'est un es-
clave qui bat son maître. Cela d'ailleurs n'étonne et n'embarrasse nulle-
ment les Orientaux, et je me hâte de dire qu'il n'y a tout au plus que
MÉHÉMET-ALl. 91t
deux cents ans que nous sommes en Occident plus difOciles en fait
de soumissions. Pendant long-temps, sous le régime féodal, nous
avons vu des vassaux faisant la guerre à leur suzerain, et, jusque
sous Louis XIV, le prince de Condé faisant la guerre au roi, sans
que pour cela le vassal crût avoir rompu tout lien avec son suzerain.
La guerre ne détruisait pas les titres de vassalité et de suzeraineté;
elle en suspendait tout au plus l'effet. Tel est encore l'état des choses
en Orient, où le moyen-âge, que nos poètes et nos historiens cher-
chent tant, est encore tout vivant avec ses mœurs, ses idées et ses
habitudes. En Turquie, un pacha fait la guerre au sultan; s'il est
vaincu, il a le cou coupé; s'il est vainqueur, il est honoré et caressé
jusqu'à ce qu'on puisse l'étrangler : tout cela paraît dans l'ordre. C'est
l'histoire de l'empire turc depuis sa fondation , et personne ne s'en
étonne. La guerre de Méhémet-Ali contre le sultan , qui , en Occi-
dent, nous paraît une énormité, en Orient paraît chose toute simple.
Voilà ce que Méhémet-Ali sait très bien, et c'est sur cette idée qu'il
a réglé toute sa conduite.
Les deux attributs de la souveraineté en Orient sont la prière
et la justice. Di prière, en Egypte, se fait au nom du sultan, et la
justice se rend aussi au nom du sultan. M. Clot-Bey dit que le sultan
envoie chaque année au Caire un grand kady dont la juridiction
s'étend sur toute l'Egypte. Jamais Méhémet-Ali ne manque une oc-
casion de témoigner son respect pour le sultan : il l'envoie iéliciter
sur la naissance de ses enfans; il a partout le ton d'un sujet à l'égard
de son maître, et je crois que ce ton est sincère. Méhémet-Ali veut
gouverner absolument ses pachalicks, et il veut en avoir plusieurs;
mais en Orient l'autorité, même déléguée, est toujours absolue. Un
pacha est maître dans sa province. Ce n'est point un préfet qui reçoit
ses directions d'un ministre, c'est un homme qui commande à ses
risques et périls. Méhémet-xVli veut avoir plusieurs pachalicks pour
être plus puissant, mais non pour être indépendant, à peu près comme
nos anciens vassaux cherchaient à avoir le plus de iieis possible.
Rien dans cette sorte de prétentions ne choque les idées des Orien-
taux. Il les choquerait s'il procl mait son indépendance, parce qu'en
Orient, la religion et l'état ne faisant qu'un, proclamer son indépen-
dance, c'est faire schisme, et les Orientaux qui excusent la révolte
détestent le schisme. Aussi, voyez ce que Méhémet-Ali demande
aujourd'hui; ce n'est pas l'indépendance, mot qui vient d'Europe»
mot qui flatte la vanité, mais qui en Orient ne signifie rien, parce
que là où il n'y a aucune centralisation, là où il n'y a pas de dépeu-
C/.
^x
912 REVUE DES DEUX MONDES.
dance, l'indépendance ne peut rien signifier : ce n'est donc pas l'in-
dépendance que demande Méhémet-Ali , c'est l'hérédité des pacha-
licks qu'il possède en ce moment. En Europe, où la logique maîtrise
beaucoup trop la politique, on voudrait, parce que Méhémet-Ali
n'obéit plus au sultan , on voudrait qu'il le dît bien haut. Ce serait
plus logique, mais ce serait moins sage. Méhémet aime mieux con-
solider son pouvoir que de le proclamer. 11 demande donc l'hérédité
de ses fiefs, et en cela c'est encore une idée féodale qu'il manifeste ,
l'Orient ne comportant que les idées de ce genre. Au lieu de ce
pouvoir précaire confié aux pachas et dont les pachas sont toujours
tentés d'abuser, parce qu'ils savent qu'ils l'ont pour peu de temps,
Méhémet-Ali demande un pouvoir héréditaire. Il veut fonder les
grands vassaux dans l'empire turc; et, à voir l'état de la Turquie,
l'hérédité des grands fiefs serait assurément un progrès, et un pro-
grès qui ne contrarierait pas les idées des Orientaux. Le sultan serait
toujours le chef de la religion et de l'état; seulement il aurait sous
lui de grands vassaux qui ne lui obéiraient pas toujours; mais les
pachas lui obéissent-ils mieux? Ces vassaux étant plus forts soutien-
draient l'empire contre les infidèles. Le sultan y perdrait peut-être
quelque chose, et quant à son autorité, elle serait contenue et bridée;
mais la Turquie y gagnerait; et après tout, pour tous ceux qui en Tur-
quie regrettent dans les janissaires non-seulement la milice qui dé-
fendait l'empire, mais le corps qui contenait et modérait J'autorité
illimitée du sultan par la crainte d'une révolte toujours prête, pour
tous ceux qui regrettent ce veto armé, et le nombre de ces regrettans
est considérable, l'hérédité des fiefs et l'établissement des grands
vassaux rétablirait cette barrière qu'ils se plaignent d'avoir vu ren-
verser. De ce côté, les prétentions de Méhémet-Ali ne blessent pas
plus l'Orient que sa révolte même.
Méhémet-Ali dit parfois que, s'il ne s'est pas déclaré indépendant,
c'est par égard pour les représentations et les conseils de la France.
Je ne crois pas un mot de cette politesse. Si Méhémet-Ali n'a pas
proclamé son indépendance, c'est par égard, non pour nous, mais pour
l'Orient, c'est parce qu'il ne veut pas être indépendant, et qu'il n'a
pas besoin de l'être.
Une idée que Méhémet-Ali a souvent caressée, une idée qui étonne
beaucoup les Européens, qui paraît aux Orientaux très simple, très
naturelle, et qui achève enfin de montrer jusqu'à quel point Méhémet-
Ali est Turc, c'est l'idée de venir à Constantinople et de s'y faire pro-
damer visir. Je me souviens qu'à Constantinople , l'année dernière ,
MÉHÉMET-ALI. 9l3
après la mort du sultan Mahmoud , tout le monde croyait que Mé-
hémet-All allait arriver, et personne ne doutait qu'il ne fût reçu avec-
enthousiasme par toute la population empressée de saluer en lui le
seul musulman qui de nos jours ait de la gloire et de la grandeur. Et
quand je demandais: « Mais que fera-t-il du jeune sultan? — Il sera
son visir et son tuteur. — Mais le tuteur ne fera-t-il pas un beau
jour disparaître le pupille? » — C'est à peine si on me comprenait; on
eût compris que j'eusse craint que le sultan fît un jour étrangler ce
visir incommode, s'il pouvait en trouver l'occasion ; mais que le visir
fît périr le sultan, cela paraissait impossible, tant l'idée de la légi-
timité de la race d'Othman est profondément enracinée dans les
esprits !
Avant la mort de Mahmoud , quand Méhémet-Ali parlait de son
projet de venir à Constantinople , alors il s'agissait pour lui de dé- 1
trôner le sultan et de mettre Abdul-Medjid à sa place. La mort i
a fait la besogne que voulait faire Méhémet-Ali. Aujourd'hui Mé- t
hémet-Ali n'aurait plus qu'à être le visir et le régénérateur de l'em- ;
pire ottoman. Cette gloire le flatte.. Il mêle aussi à l'idée de cette
régénération politique ses projets agricoles et commerciaux. Il énu-
mère les riches produits du territoire turc, cette admirable fertilité
du sol qui manque seulement de bras , cette heureuse situation géo-
graphique qui fait qu'il est placé au centre même du commerce entre
l'Europe et l'Asie , et qu'il a autant de débouchés qu'il peut avoir d?
produits. Méhémet-Ali s'anime à la pensée de rendre à cette vieille
terre son antique prospérité. C'est un des caractères du gouverne-
ment de Méhémet-Ali d'avoir mêlé aux soins de la politique les soins
de l'agriculture et du commerce. Il est le seul propriétaire et le seul
commerçant de l'Egypte. Les fellahs cultivent pour lui, récoltent
pour lui , et il vend lui-même le blé et le coton de son vaste domaine.
Il a, pour ainsi dire, appuyé un empire sur une ferme. C'est l'Egypte
qui est cette grande ferme, et ce pays, après tout, se prête admira-
blement à la grande culture; c'est même la seule culture qu'il com-l
porte. La nécessité d'entretenir les canaux qui répandent l'eau du
Nil pendant l'inondation amène la nécessité d'un pouvoir central et
unique. Cette grande exploitation agricole a besoin d'unité. Partagez
l'Egypte entre de petits cultivateurs, les uns paresseux, les autres
ignorans, tous indifférons les uns aux autres et incapables d'accord,
les canaux qui portent l'eau du Nil des fonds supérieurs aux fonds
inférieurs s'engorgeront, et la stérilité, toujours prompte sous un
climat brûlant , envahira peu à peu l'Egypte. Méhémet-Ali , en se
^
914 REVUE DES DEUX MONDES.
faisant ainsi grand cultivateur, a donc parfaitement compris la nature
de l'Egypte; mais ce génie agricole qu'il a montré en Egypte, il vou-
drait l'appliquer aussi à la Turciuie. Son lils Ibrahim semble animé du
même esprit, et ce n'est point un des traits les moins curieux de cette
dynastie égyptienne qui cherche à s'établir, que ce mélange bizarre et
peu connu en Occident de guerre et de culture, d'entreprises agri-
coles et d'entreprises militaires. Produire et détruire , n'est-ce pas là
aussi bien de tout temps le grand emploi de l'activité humaine? L'agri-
cultnre et la guerre n'ont-eiles pas été de tout temps l'œuvre favorite
des peuples qui ont été forts et puissans dans le monde? Le mélange
d'institutions militaires et agricoles qui caractérise le gouvernement
de Méhémet-Ali est donc encore, de ce côté, une idée simple et juste,
et, nous ne cesserons de le répéter, ces idées simples et justes sont
tout-à-fait à la portée de l'Orient, (jui, malgré son antiquité, est resté
plus près de la nature que notre Occident.
Cette activité du gouvernement égyptien fait un contraste frap-
pant avec l'engourdissement et l'inertie du gouvernement turc. Cela
a été visible après la conquête de la Syrie. A peine maître du pays,
Méhémet-Ali faisait essayer la culture du café, du coton, de l'indigo;
trois cent mille pieds d'oliviers étaient plantés dans les environs de
Saint-Jean-d'Acre. Cette stérilité qui semble, depuis le moyen-àge,
le lot de la terre d'Asie, déplaît à Méhémet-Ali. 11 veut, pour ainsi
«Ure, utiliser ce vieux jardin de l'humanité, laissé désert et stérile par
le malheur des temps. /Méhémet-Ali n'est point un guerrier et un
conquérant, quoiqu'il sache faire la guerre; c'est surtout un admi-
nistrateur; c'est, et ce mot rend mieux ma pensée quoiqu'il la rende
en mal, c'est un exploitateur : il en a les qualités, ii en a aussi les
défauts; il est actif, intelligent, plein de bon sens; et, des projets
infinis que lui a apportés le génie charlatan de l'Europe, il n'a choisi,
sauf quelques inévitables duperies, que ceux qui sont praticables. ^
En même temps, il est dur, il a l'esprit fiscal; il aime l'argent
comme un Turc, c'est tout dire; il est vrai qu'il en a grand besoin
pour sa flotte et pour son armée. Ce qu'il paraît rei)rocher surtout au
gouvernement turc, c'est qu'il ne fait rien et qu'il nuit à qui veut
faire. Aussi, ces belles provinces où la Porte ottomane ne sait entre-
tenir que l'anarchie et la misère, Méhémet-Ali voudrait les avoir
entre ses mains pour en tirer parti^ Le bien perdu l'indigne. « Qu'est-
"ce que le sultan fait de son pachalick de Bagdad? disait Méhémet-
Ali à un voyageur; il n'en tire pas un para , et souvent même il est
forcé d'y envoyer des troupes pour soutenir ses pachas, ce qui n'em-
MÉIIÉiMET-ALI. M5
pêche pas que ceux-ci ne soient, de temps en temps, les uns assié-
giés, les autres déposés, quelques-uns étranglés. S'il me donnait ce
pachalick, je lui paierais un fort tribut, et cependant j'y gagnerais
encore; car, en assurant la tranquillité du désert, le commerce de l'Inde
reprendrait son cours de ce côté. C'est là une des routes de l'Inde,
comme l'Egypte. Ce parti serait assurément le meilleur pour tout le
monde, pour l'Europe, pour la Porte et pour moi; mais l'Angleterre
ne voudra pas que je lui serve de préfet de police sur l'Euphrate;
c'est à peine si elle me veut à ce titre sur le Nil , pas plus que la
Russie ne m'a voulu pour visir à Constantinople en 1832, et elle a
raison; mais ce qui m'a toujours étonné, c'est que vous autres Fran-
çais, vous ne m'ayez pas voulu non plus à Constantinople : vous y avez
beaucoup perdu.»
Ces paroles, dont je puis au moins garantir le sens, ces paroles sont
curieuses à étudier en ce moment.
L'Angleterre ne veut pas de Méhémet-Ali pour préfet de police
en Egypte, et l'avenir dira si en cela elle a tort ou raison. Que peut
désirer en effet l'Angleterre? une route dans l'Inde, une route qui
soit courte, une route qui soit sûre. Or, l'Egypte est précisément cette
route courte, et, avec Méhémet-Ali, cette route sûre. L'Angleterre
croit-elle que cette sûreté serait plus grande, si elle était chargée :
elle-même de l'établir? croit-elle qu'avec une suite de postes forti- 1
fiés dans l'isthme de Suez , elle assurerait à son commerce un plus )
libre passage que ne le fait Méhémet-Ali? Non certes. Pense-t-elle \
que Méhémet-Ali veuille jamais lui fermer ce passage? Il ne le peut |
pas. Car, d'une part, interdire l'isthme de Suez au commerce anglais, |
ce serait priver l'Egypte d'une grande richesse, et Méhémet-Ali cal- |
cule trop bien pour jamais faire cela; et d'une autre part, l'Angle- |
terre, avec sa supériorité maritime, a prise sur le pacha de deux I
côtés, par la Méditerranée et par la mer Rouge. L'Angleterre n'a |
donc rien à craindre à ce sujet. Est-elle sensible à la gloriole d'arbo- |
rer son pavillon sur quelques petits fortins et de faire elle-même la |
police du désert, police coûteuse quand elle sera faite par des Euro- |
péens contre les Arabes? Nous ne croyons pas cela. Quand il y a en |
Egypte un pouvoir civilisé, personne n'y gagne plus que l'Angle- |
terre, car elle a une route ouverte dans l'inde, sans en faire les frais.
Si donc nous écartons du débat les vanités nationales, l'intérêt évident
de l'Angleterre et de l'Europe entière en Egypte , c'est que l'Egypte \
soit une grande route dont Ui police soit faite par une puissance neutre, f.
Le pouvoir de Méhémet-Ali résout admirablement ce problème.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
Je lisais récemment dans /a jPAa^rtwz/e, journal de l'école sociétaire,
que le moyen de résoudre la question égyptienne, c'est de créer une
grande compagnie cosmopolite chargée de construire un chemin de
fer dans l'isthme de Suez, et l'idée dominante de cette proposition,
c'est de tenir ce passage toujours ouvert à tout le monde , c'est en un
mot de le neutraliser à l'aide de la compagnie cosmopolite. Je suis
porté à croire en effet que, s'il était possible de mettre dans les mains
de grandes compagnies cosmopolites, ou, ce qui revient au même,
de neutraliser quelques-uns de ces lieux qui servent nécessairement
de passage au commerce du monde, quelques-unes de ces fortes
positions qui donnent l'ascendant à leur possesseur et que les na-
tions se disputent, l'isthme de Suez, le Bosphore et l'embouchure
du Danube en Europe, l'isthme de Panama en Amérique, cet isthme
qui sera la clé du commerce du Nouveau-Monde, et qui sera aussi la
pomme de discorde; je crois, dis-je, que, s'il était possible d'amortir
politiquement ces fortes positions, en leur laissant en même temps
toute leur importance commerciale , je crois que les chances de la
guerre seraient singulièrement diminuées dans le monde, et que ce
serait un grand acheminement vers la paix universelle. Mais pour arri-
ver là, que de temps encore ! Et n'est-il pas profondément regrettable
qu'en attendant l'établissement de ces neutralités d'un nouveau genre,
l'Europe en ce moment s'occupe à détruire les deux neutralités que
le sort semblait avoir créées, la neutralité de l'isthme de Suez sous
Méhémet-Ali, et la neutralité du Bosphore sous le pouvoir long-temps
respecté de la Turquie?
L'Angleterre me paraît se tromper dans ses intérêts en ne voulant
pas du pacha pour préfet de police dans l'isthme de Suez ; mais la
Russie ne me paraît pas se tromper en ne voulant pas de Méhémet-
Ali pour visir à Constantinople, car le visirat de Méhémet serait la
régénération de la Turquie. Or, la Russie a besoin que la Turquie
soit faible. C'est ici le cas du cruel axiome : Viia Corradini, mors
Caroli, vita Caroli, mors Corradini; la Russie et la Turquie ne peu-
vent pas être fortes l'une et l'autre.
Je me souviens, à ce sujet, qu'à Constantinople je trouvais beaucoup
de personnes dans la diplomatie qui semblaient regretter qu'en 1832
Ibrahim ne fût pas arrivé à Constantinople après la bataille de Ko-
niah. C'avait été, selon ces personnes, un de ces momens qui ne se
retrouvent pas dans la vie des nations. Ibrahim arrivant à Constanti-
nople, le sultan était détrôné et tué; mais une régence gouvernait au
nom de son fils Abdul-Medjid. Méhémet-Ali était régent; il relevait
MÉHÉMET-ALI. 917
l'empire turc, il en refaisait une barrière contre la Russie. Méhémet-
Ali avait ce qu'il fallait pour régénérer la Turquie; car c'est nn réfor-
mateur, mais ce n'est point un révolutionnaire comme l'était !e
sultan Mahmoud, qui imitait l'Europe sans tact et sans discernement,
détruisant ce qui faisait la vieille force de son empire, sans lui donner
aucune force nouvelle. Méhémet-Ali , au contraire, sait faire un choix
entre les emprunts que l'Orient doit faire à l'Occident. Il se fortifie en
imitant, tandis qu'en imitant Mahmoud s'affaiblissait. Méhémet-AIi
était donc l'homme qu'il tallait à la Turquie pour lui rendre la vie, et
l'homme qu'il fallait à l'Europe pour la protéger sur le Bosphore
contre la prépondérance de la Russie. A ce propos on me citait les pa-
roles de M. de Metternich dans les négociations pour l'établissement
du royaume de Grèce. « Nous désirons qu'on enlève le moins pos-
sible à la Turquie pour donner à la Grèce; mais nous assisterions de
tous nos moyens quiconque voudrait établir à la place de l'empire
turc un empire fortement organisé, que cet empire soit grec ou qu'il
ait tout autre nom. » Sages et profondes paroles, dignes de la pré-
voyance de l'Autriche; et aussi bien, en ce moqient encore, ce n'est
pas de prévoyance que manque l'Autriche.
Ce gouvernement fortement organisé que souhaitait M. de Metter-
nich, Ibrahim-Pacha l'apportait à Constantinople en 1832. Qui l'a
empêché de l'y installer? Il est piquant que ce soit la France qui l'en
ait empêché; cela est piquant surtout après le traité de Londres.
Peut-être avons-nous eu tort, en 1832, de ne pas laisser se dénouer
brusquement la querelle entre le sultan et le pacha. En ajournant le
dénouement, en prolongeant la querelle, nous n'avons pas fait Mé-
hémet-Ali plus fort, ni surtout la Turquie moins faible. Ce qui n'a
pas été fait en 1832 est-il encore possible aujourd'hui? Les difficultés
sont assurément plus grandes, puisqu'on 1832 l'Europe était prise au
dépourvu, et qu'en i8'i0 le traité de Londres a été fait pour fermer
à Ibrahim les portes de (Constantinople.
Cependant, quoique ce traité ait mis en face de Méhémet-Ali
quatre puissances européennes, au lieu de la Turquie seule et faible
comme en 1832 et en 1839, les chances ne sont pas encore aussi
mauvaises pour lui qu'on pourrait le croire. C'est ici qu'il est à propos
de dire quelques mots de l'ascendant que Méhémet-Ali exerce dans tout
l'Orient et de ses causes : cela rentre dans notre sujet, car c'est parce
qu'il a eu le bon esprit de rester Turc et musulman , que Méhémet-Ali
domine en Orient par son nom, là où il ne domine pas par son pouvoir.
Dès qu'on a passé Malte , dès qu'on entre en Orient , il n'y a plus
TOME xxiii. 58
918 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un nom qui retentit partout, qu'on entend répéter en haut, en
bas, à droite, à gauche : c'est le nom de Méhémet-Ali. S^a renommée,
son influence, son pouvoir est partout. (Test lui qui représente \Tai-
ment l'Orient; c'est lui qui en est le dernier homme. J'ai souvent
demandé aux hommes qui connaissaient le mieux le pays, s'il y avait
quelque part en Orient, soit en Turquie, soit en Grèce, soit en Asie-
Mineure, soit en Albanie, quelque part enfin, un de ces hommes
hardis et forts qui soutiennent les nations et les états. « Personne,
depuis la mort de Mahmoud, me disait-on, personne que Méhé-
met-Ali et son (ils! » La race de ces grands hommes propres à la
Turquie, de ces barbares cruels et durs, mais hardis et forts, cette
race semble éteinte. Otez Méhémet-Ali et son fils, plus de centre
possible pour les nations musuhnanes. Tout se disperse et s'épar-
pille; il n'y a plus que des individus et des familles turques, arabes,
syriennes, albanaises, etc.; il n'y a plus de société. Voulez-vous dé-
truire en Orient? vous serez à votre aise, car les élémens de destruc-
tion y abondent; mais si vous voulez organiser, il n'y a qu'un homme
qui puisse organiser, c'est Méhémet-Ali ; et c'est là ce qui rend la
lutte qui va s'engager entre Méhémet-Ali et les quatre puissances
curieuse, même pour le philosophe : Méhémet-Ali représente le der-
nier effort que l'Orient va tenter contre les envahissemens de l'Occi-
dent. L'Angleterre et la Russie semblent en effet s'être accordées
dans cette pensée fatale que, quitte à se disputer plus tard pour savoir
à qui des deux appartiendra l'Orient, l'intérêt commun de toutes les
deux est, en ce moment, que l'Orient ne s'appartienne pas à lui-même.
Elles veulent, pour ainsi dire, par la destruction de Méhémet-Ali,
niveler l'Orient, avant de le partager.
/ Méhémet-Ali ne représente pas seulement, aux yeux des Orien-
itaux, l'antique grandeur des musulmans; il représente aussi la reli-
/ gion musulmane. Tandis qu'à Constanlinople on imitait sottement
I de l'Europe jusipi'à ses esprits forts, et qu'on semblait mépriser la
' religion mahométane, Méhémet-Ali, plus habile ou plus pieux, s'en
faisait le protecteur. Il avait détruit les Wahabites, il avait rendu la
Mecque aux pèlerinages. Ce sont là des services dont la foi maho-
métane lui a tenu compte. Sans fanatisme, mais sans incrédulité,
Méhémet-Ali exprime fidèlement les sentimens de l'Orient, où le
fanatisme s'affaiblit, grâce aux perpétuelles communications avec
l'Europe, et où l'incrédulité no s'est point encore accréditée, où
même elle aura de la peine à s'accréditer, tant l'incrédulité est peu
naturelle aux Orientaux!
MÉHÉMET-ALI. 919
Avec un pareil pouvoir sur l'esprit de la pojmlation musulmane,
d'un mot Méhémet-Ali peut exciter une insurrection dans l'Asie-Mi-
neure, et cette insurrection, marchant devant l'armée d'Ibrahim,
arrivera avant lui à Constantinople, dont elle lui ouvrira les portes.
Ici se présentent deux obstacles, les Russes et les conseils de la
France : les Russes, qui marcheront en Asie-Mineure à la rencontre
de l'armée égyptienne; la France, qui a, dit-on, conseillé à Méhé-
met-Ali de ne point franchir le Taurus.
Quant aux Russes , il y a lieu de douter qu'ils soient fort pressés
de s'avancer dans l'Asie-Mineure. Si Constantinople est menacée par
Ibrahim, ou si, chose très probable, une révolte éclate à Constanti-
nople, les Russes négligeront-ils de protéger Constantinople par une
occupation qu'ils se feront demander? Aimeront-ils mieux aller com-
battre Ibrahim dans l'Asie-Mineure? Cela est fort douteux. La Russie
comprend très bien que dans le traité de Londres, si ce traité doit
être exécuté, l'avantage sera à celui qui saura le premier se garnir les
mains; car les puissances contractantes, se défiant les unes des au-
tres, seront pressées de prendre un gage, et le meilleur possible. Or,
c'est un beau gage que Constantinople, un gage qui assure contre
toutes les duperies contenues dans le traité.
Mais supposez que les Russes aillent combattre Ibrahim dans f Asie-
Mineure; sont-ils sûrs du succès? En 1833, après la première guerre
de Syrie, quelqu'un demandait à Ibrahim-Pacha s'il avait cru que les
Russes dussent venir l'attaquer. « J'étais prêt à les recevoir, répondit
Ibrahim ; et comme on croyait qu'ils allaient venir, je recevais de
toutes les populations turques de l'Asie-Mineure des adresses qui me
demandaient des ordres pour ce cas. J'aurais profité de cette bonne
disposition. Je ne me serais pas ristiué, en commençant surtout, à
combattre les Russes en bataille rangée. Je les aurais laissé pénétrer
dans le pays; alors j'aurais fait retirer les populations à l'approche de
leur armée; je lui aurais coupé les vivres et ôté tout moyen de sub-
sistance. Je l'aurais harcelée avec mes troupes légères et avec les
populations qui se seraient toutes insurgées. Nous avions, de cette ma-
nière, bonne espénuice d'en venir à bout, w Ce qu'Ibrahim voulait fiiire
en 1833, il peut le taire encore en 18V0. Les populations musulmanes
n'ont pas changé de sentimeiis à l'égard des Russes, et ceux-ci
auraient beau marcher au nom du sultan, personne ne serait la dupe
de ce nom. C'est, d'ailleurs, une idée reçue parmi les mahométans
que s'allier aux chrétiens pour combattre les mahométans, c'est com-
mettre un sacrilège. La guerre entre mahométans est chose reçue;
58.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
mais c'est pécher que d'invoquer, dans de pareilles guerres, l'appui
des infidèles.
Ce n'est pas la peur des Russes qui retiendra Ibrahim- Pacha en-
deçà du ïaurus. Seraient-ce les conseils de la France? Mais pourquoi,
en vérité, lui donnerions-nous encore aujourd'hui de pareils conseils?
Tant qu'on a pu conserver l'espoir de dénouer la question par une
convention laite en commun entre les cinq puissances, ces conseils
de modération étaient de saison. Il était juste que la France contînt
celui pour qui elle transigeait. Aujourd'hui l'Europe a rejeté l'entre-
mise pacificatrice de la France, et le ministère français ne peut plus
avoir aucune illusion , je le suppose, sur la vanité profonde de toutes
les espérances de conciliation dont il s'est flatté. Les quatre puis-
sances veulent l'exécution du traité de Londres : eh bien! qu'elles
l'exécutent. Pourquoi nous-mêmes nous opposer plus long-temps
à ce que la situation enfante tout ce qu'elle porte dans son sein?
pourquoi ne pas laisser Ibrahim prendre conseil de sa fortune et
de son courage? pourquoi souhaiter qu'il reste en Syrie au milieu
des populations insurgées contre lui , au lieu de s'élancer dans l'Asie-
Mineure au milieu des populations insurgées pour lui? Méhémet-
Ali est désormais le représentant et le champion des musulmans;
il est le défenseur de l'islamisme : laissons-lui jouer hardiment sa
dernière carte. Tant que nous avons pu négocier, nous avons bien
fait de négocier; aujourd'hui les négociations sont finies. 11 ne dé-
pend plus de nous d'ajourner la crise; elle est imminente. Pour-
quoi la craindrions-nous, quand c'est elle seule peut-être qui peut
nous sauver, quand les difficultés d'exécution du traité de Londres
sont une de nos plus grandes ressources, et que ces difficultés doi-
vent surtout se montrer à l'œuvre? Il est des sit\iations qui ne peu-
vent être corrigées que si elles sont poussées jusqu'au bout : il est
des orages qu'on diminue en les hûtant. Ah! si nous avions à prendre
la responsabilité des évènemens, il faudrait peut-être hésiter; mais
cette responsabilité, d'autres l'ont prise. iSous sommes, quanta nous,
en face de la nécessité, et la nécessité met à l'aise tous ceux qu'elle
n'effraie pas.
SaIM-MARC GlHARDIX.
D'UN LIVRE
SUR
LA SITUATION ACTUELLE
PUBLIE EN 1800.
Il y a précisément quarante ans, au mois d'octobre 1800, que
parut un écrit très remar([uable. C'était l'ouvrage du comte d'IIau-
terive. Il avait été composé sur des notes données par le premier
consul lui-même. Ce livre traitait de la situation de la France à la
fin de l'an viii, c'est-à-dire aux premiers jours de ce siècle où nous
vivons. Nous jetterons un coup d'œil sur cet ouvrage important.
Ce ne sera pas, nous le croyons, s'occuper de faits et d'évènemens
hors de propos.
M. d'Hauterive débutait en traçant la situation politique de l'Eu-
rope avant la guerre, et en examinant les causes qui , dès l'origine de
la révolution, avaient exalté à un si haut degré la plupart des gou-
vernemens européens, et attiré à la France une guerre presque gé-
nérale. C'était à la veille de plus grandes guerres, et long-temps
avant la formation d'une nouvelle coalition dont les causes n'exis-
taient pas encore, que M. d'Hauterive se livrait avec sang-froid
922 REVUE ©ES DEUX MONDES.
à son examen , ne considérant les passions que comme les résultats
d'une longue suite d'évènemens, et se plaçant à dessein sur le terrain
d'une époque antérieure, atin, disait-il, de dégager la discussion
de tout ce qui tient à la susceptibilité, aux ressentimens et à l'amour-
propre. Il s'agissait d'éclairer la France et l'Europe prêtes à en venir
aux mains , de leur faire connaître les avantages réels qui r.'sulte-
raient de l'état de paix, et l'écrivain ne pouvait le mieux faire, di-
sait-il encore, qu'en prouvant que dans les dernières et récentes
guerres, vaincus ou vainqueurs avaient été également dupes de l'igno-
rance ou de l'oubli de leurs intérêts.
Il faut dire d'abord, avec M. d'IIauterive, qu'avant la révolution,
et comme aujourd'hui peut-être , presque tous les états de l'Europe
étaient dans une position contrainte et fausse à l'égard les uns des
autres, oppressive et ruineuse à l'égard de leurs sujets. Les rapports
politifjues n'étaient pas nioiris indécis, pas m.oins discordans, pas
moins précaires qu'ils ne le sont aujourd'hui.
M. d'IIauterive, qui proposait la paix à l'Europe, (4 lui en vantait
les avantages, au nom de la France et de Bonaparte jeune et vain-
queur, remonte à l'établissement du droit public des temps mo-
dernes, et le fixe avec justesse à l'époque du traité de AVestphalie.
Actuellement il faudrait repoi ter cette époque au traité de Vienne.
Toutefois, il se hâte de remaripier, en même temps, que dès la
conclusion de ce mémorable traité, les puissances européennes tra-
vaillèrent à l'enfreindre, tout en l'invoquant, et que l'autorité de ces
lois fut souvent plus théorique (pfeifective. Le traité de Vienne n'a
pas réglé en réalité le droit j)ublic, comme a Sait le traité de West-
phalie; ses décisions n'auront régné réellement que vingt-cinq ans,
au lieu de cent cinquante-deux années que durèrent les actes de 164.8,
et le monde n'a pas eu, dans cette première et plus courte période,
les grandes guerres qui eurent lieu pendant le siècle et demi qui
précéda la révolution ; mais les infractions n'ont pas été moins fré-
quentes, et les cabinets se retrouvent, comme alors, aussi gênés,
aussi agités par ceux des actes du traité de Vienne, auxquels ils obéis-
sent, que par les violations de quelques autres de ces actes qu'ils ont
commises.
Les violations subies par le traité de Westphalie avaient graduel-
lement détruit, en Europe, le système du droit public, au moment
de la révolution française; les violations du traité de Vienne ont al-
téré la constitution donnée à l'Europe en 1815. Et maintenant que la
France a tiré avantage, avec justice et mesure toutefois, de ces vio-
d'un livre sur la situation actuelle. 923
lations des autres puissances, celles-ci se trouvent embarrassées de
leur propre marche et voudraient revenir en arrière. Nous verrons
bientôt s'il en est encore temps. Remarquons seulement qu'en 1813
l'Europe a fait la guerre à notre politique ambitieuse, et qu'aujour-
d'hui elle la fera, si elle s'y décide, à notre modération.
Je reviens au livre de M. d'Hauterive. îl fait ressortir trois évène-
mens qui lui semblent propres à jeter le plus grand jour sur l'affais-
sement général du système politique de l'Europe à l'époque où il se
place : la formation d'un nouvel empire au nord de l'Europe, l'éléva-
tion de la Prusse au rang des grandes puissances, et l'accroissement
gén 'rai du système maritime et commercial des nations.
Pour la Russie, M. d'Hauterive fait d'abord remarquer que tous les
degrés de l'ascendant qu'elle a su prendre en Europe ont été succes-
sivement marqués par des atteintes plus ou moins graves portées à
la sûreté ou à la puissance d'une grande partie des états qui la com-
posent. Ce n'est que pour indiquer la position que la France aurait
pu prendre, seulement depuis dix ans, par l'effet même de cette
marche toujours plus marquée de la Russie, que je suivrai M. d'Hau-
terive dans les développemens qu'il donne à sa pensée.
La Turquie s'est laissé enlever tout, on peut dire, par l'empire
russe : la Tartarie, la Crimée, les forteresses de ses provinces méri-
dionales, le domaine maritime de la mer Noire, le commerce de la
Perse, la suprématie dans les principautés, et puissions-nous ne pas
ajouter bientôt, elle s'est laissé enlever tout, même Constantinople.
Pendant ce temps, la Turquie abandoîinait la Pologne, la Suède, la
France elle-même, qui réclamaient une diversion. D'un autre côté,
la Polo-ne se laissait vaincre, la Suède se voyait enlever la Finlande!
une partie de la Poméranie; la Livoine, la Courlande, Flngrie, aug-
mentaient le territoire déjà si grand de l'empire. Et qu'a fait la
France? Toujours généreuse et désintéressée dans sa conduite, au
heu d'imiter cette politique qui consiste à anéantir les états voisins
et de moindre importance, elle a favorisé, dans ces derniers temps,
l'établissement du royaume de Grèce, le développement de la vie
politique et de l'indépendance en Espagne, appuyé toutes les natio-
nahtés souffrantes autant que le permeîiaient les traités qui la liaient,
traités de bonne foi et d'honneur que nous étions destinés à voir
enfreindre par les cabinets que ces traités avaient le plus favori-
sés. Une seule fois la France, obéissant au sentiment de sa sûreté
territoriale, a été politique en favorisant la séparation de la Belgique
et de la Hollande. Encore, obéissant, comme malgré elle, à ses
92'!- REVUE DES FEDX MONDES.
instincts d'abnégation, elle a refusé l'adjonction volontaire des pro^
vinces belges aux siennes, quand, au milieu des ressources de cet
agrandissement, elle eût trouvé Anvers, ce port que Napoléon nom-
mait «une bouche de pistolet sur la gorge de l'Angleterre, » et où
flotterait à cette heure notre ])avillon !
Passons maintenant avec M. d'Hauterive, à la Prusse.
« La paix de Westphalie, dit-il, avait eu pour objet d'accorder
deux intérêts qui, bien qu'ils soient connus sous les dénominations
d'intérêt protestant et d'intérêt catholique , ne furent pas moins com-
binés sur des vues d'indépendance pour les états faibles, et de pré-
pondérance pour les états forts. « — Et sous ce rapport, M. de Haute-
rive examine les effets de la création d'une puissance nouvelle dans
l'empire germanique, puissance protestante, dont l'influence fit
bientôt moins rechercher l'intervention de la France dans les démêlés
entre les chefs de l'empire et ses membres, ce qui a rendu la France
presque étrangère aux affaires intérieures de l'Allemngne, où, on
doit le dire , elle ne se mêlait que pour apaiser les différends.
Le traité de Vienne, fait sous l'empire d'autres circonstances, avait
un autre but, celui d'accorder des intérêts qui venaient de se former,
et qui devaient se trouver en présence bien fréquemment dans la
période pacifique qui s'ouvrait alors. Je parle du système constitu-
tionnel et du système absolu. La France s'était déclarée jadis patronne
du parti protestant en Allemagne; il était bien naturel et bien plus
légitime de se porter comme protectrice des états constitutionnels
dans le Nord , et elle avait tout à gagner à faire entrer la Prusse au
nombre de ces états. Ces efforts ont-ils été tentés? Je l'ignore; mais
de fait, la Prusse s'est placée à la tête d'un parti bien puissant en Alle-
magne, le parti matériel et commercial. Son association de douanes l'a
faite, comme on sait, le point central d'un cercle où sont entrés tous
les partis mécontcns ou non du déni de garanties politiques de ce gou-
vernement, vaste cercle où il croit pouvoir braver toutes les influences
du dehors, qu'elles s'appuient sur les principes religieux ou sur les
idées politiques. ^I. d'Hauterive peint le grand-électeur, ce prince qui
fonda la grandeur de la Prusse, et la prépara à devenir réellement
digne du nom de royaume, comme un homme qui affectait de ne
songer qu'aux affaires financières et à des théories de tactique mili-
taire assez futiles, tandis que sa maxime était de s'agrandir sans cesse
et sans relâche aux dépens des peuples voisins. N'y a-t-il pas quelque
chose de semblable dans la politique actuelle de la Prusse, qui
semble ne s'occuper que de droits d'entrée et de sortie et d' améliora-
d'un livre SDR LA SITUATION ACTUELLE. 925
lions de routes, tandis que, surmontant les justes appréhensions que
doit lui donner sa situation géographique, elle donne les mains à
un traité qui peut tôt ou tard, dans un sens ou dans un autre, selon
la chance des batailles, amener un nouveau remaniement de l'Europe.
En se disposant à montrer les conséquences du troisième événement
qu'il a indiqué, l'habile confident des pensées de Napoléon pose un
principe qui ne sied qu'à un homme certain de la résolution et du
courage de son pays. C'est, à savoir, que le mal produit par des
évènemens de la nature de ceux qu'il cite, ne peut être imputé aux
gouvernemens qui les ont fait servir aux progrès de leur puissance,
et qu'il faut en accuser bien plus la politique des cabinets qui n'ont
su ni les apprécier ni les prévoir. Ajoutons toutefois à ce que dit
M. d'Hauterive, qu'il ne faut pas se hâter de juger les cabinets, et
qu'avant de les accuser , on doit attendre que des circonstances for-
melles aient donné la clé de leur conduite.
Au moment où une coahtion se forma de nouveau contre la France,
Bonaparte adressait, par la bouche de M. d'Hauterive, ces paroles
aux gouvernemens europi-ens : « La source du mal est dans l'indis-
cernemcnt des hommes d'état qui ont cru que la force valait mieux
que la politique, qui ont pensé qu'il était au-dessous d'eux de réflé-
chir avant de se décider pour les partis extrêmes, et que la guerre
était un plus noble moyen d'agir que les négociations. Ils n'ont écouté
que la voix de la défiance, de la jalousie, de la vanité; ils se sont fait
une idée monstrueuse de la prééminence de la France; ils ont écouté
avec défiance ses conseils, ils ont dédaigné son appui, et quand ils
ont vu que, par l'effet de leurs imprudentes combinaisons, des états
dont leur imprévoyance avait favorisé l'accroissement, étaient deve-
nus dangereux, ils s'en sont pris à la France... » — Eh bien! ne
peut-on pas dire aujourd'hui que les successeurs de ces hommes
d'état ont également recouru sans discernement à la force matérielle,
dont les effets sont toujours incertains, et qu'ils sont arrivés à la même
•détermination que leurs prédécesseurs par des motifs tout contraires?
Ils ont peut-être aussi écouté la voix de la défiance et de la jalousie ;
mais en même temps ils ont été mus par l'idée fausse qu'ils se sont
faite de la faiblesse de la France, dont leurs agens ont exagéré les
divisions intérieures et mal apprécié la conduite prudente et sage.
Jadis, au moins, la France, placée par ses alliances dans une inat-
taquable position, n'était pas tout-à-fait intéressée, comme le re-
marque M. d'Hauterive, à l'équilibre, au maintien des rapports exis-
ians, et elle agissait en conséquence. Maintenant, au contraire, c'est
926 REVUE DES DEIX MONDES.
la France qui s'est montrée le plus sincèrement préoccupée du
maintien de l'équilibre européen , et si elle a recherché l'alliance des
gouvernemens qui adoptaient ses principes, elle n'a rien lait pour
inquiéter l'existence des autres. Sous certains rapports, on peut dire
qu'elle a sacriiié à la paix des ambitions presque légitimes, ou qui
l'étaient autant que celle qui pousse la Russie vers Constantinople et
l'Angleterre contre l'Egypte. Il est vrai, et je me hâte de le dire,
que, dans les derniers temps, la France attendait son avenir de la
paix , et un grand , un sûr avenir. Les puissances le savent sans doute;
et ce n'est en effet qu'en leur attribuant cette conviction qu'on peut
expliquer plausiblement l'espèce d'insouciance et de légèreté qui les
porte à livrer leur propre avenir aux chances hasardeuses de la
guerre. îs'est-ce pas toutefois donner encore, dans ce jeu-là même,
quelques chances à la France, que de la laisser mettre de son côté,
aux yeux des peuples déjà si agités, la modération, la loyauté et le
respect inviolable des engagemens?
Je viens entin au troisième événement indiqué par I\I. d'Hau-
terive : l'accroissement général des forces maritimes (commerciales
ou autres) en Europe.
Le véritable fondateur du système maritime, le véritable auteur
des guerres maritimes de l'Europe, on le sait, et M. d'Hauterive le
rappelle très bien, ce futCromwell. « Considérant, dit-il, la position
isolée de l'Angleterre et le caractère à la fois actif et tenace des
hommes qui l'habitent, Cromwell conçut l'idée de constituer leur
industrie dans un état permanent de contradiction et de guerre avec
toutes les industries, et de séparer à jamais leurs intérêts des intérêts
de l'Europe. » — Cette idée fut mise en œuvre par le fameux acte
denarigation, qui fut un coup d'usurpation décisif et hardi sur les
droits et les intérêts commerciaux de toutes les nations. Dès-lors,
l'Angleterre se trouva en fait, et se crut en droit, maîtresse de la
législation générale de la mer; elle y frappa tous les navires de ses
injonctions impérieuses, et nous avons vu les prétentions établies par
cet acte, maintenues jusqu'à l'issue de la dernière guerre maritime
soutenue par la France et quelques autres nations du continent
contre l'Angleterre, donner lieu à des actes d'hostilité et à des repré-
sailles de la part des nations neutres. Les principes politiques pro-
fessés par l'Angleterre à l'égard des autres peuples changent même
si peu, que, si pareille guerre éclatait de nouveau, nous verrions ces
doctrines reparaître, et des difficultés s'élever avec tes états alliés à elle
ou avec les états neutres, sur la question du pavillon , question tant
d'un livre sur la situation actuelle. 927
controversée, mais toujours inébranlablement maintenue par l'Angle-
terre dans le sens que lui donnent la situation et les nécessités par-
ticulières de ce pays. Les États-Unis de l'Amérique septentrionale
surtout, malgré tous les efforts que fait depuis vingt ans leur gouver-
nement pour isoler sa politique, ne pourraient assister long-temps,
sans y prendre part, à une lutte où l'Angleterre voudrait faire dominer
ses principes en matière maritime , et l'Angleterre n'y manquera pas.
L'acte de navigation eut un second résultat, ((ue M. d'Hauterive
signalait, il y a quarante ans, avec sa sagacité habituelle : l'alliance
indissoluble de la puissance de l'état et de l'intérêt commercial de la
nation anglaise. De là cette application du gouvernement anglais,
cette nécessité qu'il éprouve de découvrir, de favoriser tout ce qui
peut étendre les relations de l'industrie anglaise; cette habitude vio-
lente de se ruer contre tout ce cpii les entrave ou les menace pour
l'avenir, et ce besoin constant de s'ouvrir de nouveaux débouchés,
de nouvelles routes commerciales. Rien n'a changé depuis le temps
où M. d'Hauterive signalait ces résultats du grand acte de Cromwell;
cette tendance, ces vues, cette ardeur commandée par la nécessité,
sont restées les mômes. En jetant ses regards en arrière de lui et sur
les évèneraens de son temps, M. d'Hauterive voyait l'Angleterre lut-
tante l'extrémité méridionale de l'Asie pour donnerun débouché grand
comme l'Europe à son négoce, combattant la France du temps de
M. de la Bourdonnaye et de Dupleix, chassant les Portugais de l'Inde
pour écarter tous les concurrens, explorant déjà la partie orientale de
l'Asie , dépouillant au sud de l'Afrique les Hollandais de leur plus belle
colonie, soulevant au nord de cette partie du monde les puissances
barbaresques contre nous, s'avançant avec hardiesse en Amérique, et
se présentant partout en Europe un traité de commerce dans une
main , en montrant de l'autre les batteries de ses vaisseaux de guerre!
Depuis, l'Angleterre s'est encore affermie dans toutes ses possessions;
mais plus elle les a étendues, plus les besoins de son commerce lui on
commandé d'élargir le cercle, et nous la voyons aujourd'hui faire
remonter l'Indus par ses flottes, assiéger toutes les places des côtes
du golfe Persiquc, se préparer à couvrir l'Euphrate de ses bateaux à
vapeur, convoiter Bassoraii , courir jusqu'à la Chine, et remettre tout
en question pour s'assurer la libre domination de la mer Bouge.
Sans doute c'est là une grande et magnifique suite d'efforts, et on
ne peut refuser son admiration à l'enchaînement d'idées patriotiques,
à la ténacité qui se perpétue de la sorte; mais tout en appréciant la
grandeur des résultats qui découlent de ces causes, on ne peut s'em-
Îfâ8 REVUE DES DEUX MONDES.
pêcher de penser que cette fois l'Angleterre pourrait bien avoir dé-
passé le but. A moins toutefois que, fidèle à ses principes et décidée
à ne renoncer en rien aux traditions successionnelles de sa politique,
elle ne soit déjà résolue, l'Egypte une fois conquise, de soutenir dans
peu d'années une lutte terrible avec la Russie pour la suprématie
dans l'Asie centrale et la possession de Constantinople! Je ne parle
pas de la France, qui aurait certes un rôle important à jouer dans ces
débats, où l'Angleterre nous aurait fait entrer bien malgré nous, et
dans des vues bien différentes de celles que nous avaient fait adopter
depuis dix ans notre politique et nos penclians.
ÎN'allons pas trop loin nous-mêmes toutefois. On dit aujourd'hui :
Lord Palmerston a voulu insulter la France, isullement : il n'a pas
plus voulu nous insulter que le gouvernement de son pays ne voulait
insulter le nôtre quand il se jeta, au commencement de ce siècle,
dans les aventures d'une guerre qui eût peut-être amené des chances
bien différentes sans le goût immodéré de Napoléon pour les con-
quêtes. En matière de commerce, on rivalise, on nuit de son mieux
à son concurrent, mais il n'y a jamais insulte; et les affaires politi-
ques de l'Angleterre ne sont en tout temps que des actes mercan-
tiles, que des questions d'argent. Qui sait si de mauvais vouloirs,
encore indécis et llottans, n'ont pas pris librement leur cours le jour
où la banque de Londres s'est vue dans sa détresse forcée de venir
à la banque de France, qui a accueilli sa demande si fraternellement?
En 1800, quand M. d'Ilauterive cherchait à s'expliquer les causes
et la nature de la guerre, il avait reconnu les unes dans un état de
choses à peu près semblable à celui où nous nous trouvons; et quant
à la nature de la guerre , il en expliquait ainsi les motifs : — « La
guerre a été irrélléchie , parce qu'elle était un résultat forcé de la
position incertaine et fausse des états de l'Europe ; elle a été géné-
rale, parce que les mômes causes agissaient de la même manière;
elle a été violente, parce que tous lesgouvernemens étaient, sous les
rapports administratifs, militaires et politiques, dans une attitude
également contrainte; elle n'a eu aucune uniformité de direction,
parce qu'elle ne pouvait avoir d'olijet commun (et en effet, dirai-je
ici en appliquant à ce qui se passe la pensée de M. d'Uauterive, en
effet, la crainte des idées constitutionnelles et le désir de les étouffer
pour les remplacer par le despotisme, ne peuvent être à la fois la
pensée et le but de l'Angleterre comme de la Russie) ; enfin , la guerre
devait être difficile à terminer, ajoutait M. d'Ilauterive, parce que
nul motif tiré d'un intérêt général, nul principe de droit public
d'un livre sur la situation actuelle. 929
n'avait présidé à son entreprise. « — Et que serait la guerre en 18i0?
Aurait-elle un autre caractère? Supposant même que les peuples
restassent passifs, et se fissent une loi de n'entraver en rien les pro-
jets des trônes et des cabinets, quel but atteindrait-on? La guerre,
si elle a lieu , la guerre sera l'effet répété de ces causes nées, comme
jadis, de l'imprévoyance des gouvernemens, des embarras intérieurs
auxquels ils ne savaient comment porter remède; incurie, ignorance,
irréflexion, qui, il faut bien le dire, se manifestent hautement à l'égard
de la question d'Orient dans les deux cabinets de qui l'Europe a reçu
l'impulsion fatale qu'elle éprouve en ce moment.
Qu'on vienne maintenant nous dire que les dispositions hostiles des
cabinets tiennent à l'avènement et à l'existence de tel ou tel minis-
tère! Le mouvement hostile actuel éclate des choses elles-mêmes,
aucun ministère ne l'a provoqué; il vient de l'Angleterre, de ses
inquiétudes commerciales, de son peu de confiance dans sa situation
intérieure. Or, il n'est pas de ministère français, à quelque parti qu'il
appartînt, qui voulût, je le suppose du moins, apaiser ces inquié-
tudes en abandonnant les intérêts les plus impérieux de la France.
Là gît surtout le principe de la discorde , et il ne reste au gouver-
nement, à qui se trouve confié le soin de ces intérêts, qu'à se pré-
parer à les soutenir. S'il peut éviter honorablement de les défendre
par les armes, il n'aura pas dévié de son devoir, car la France n'a pas
encore été mise dans la nécessité absolue d'y recourir. Elle n'a pu
faire dominer son opinion dans les conseils européens, mais ce n'est
pas là subir une insulte. Elle se trouve exclue de la participation d'un
traité qui touche des questions dont la solution ne peut, ne doit avoir
lieu sans elle; qu'elle proteste, et, si les choses vont plus loin, qu'elle
agisse. Nous serons les premiers à le demander, et à proclamer cette
vérité politique que Napoléon, alors chef d'un peuple libre, dictait,
il y a quarante ans, à M. d'Hauterive : « Tout peuple qui tolère une
injure, mérite de plus grands reproches que celui même qui serait
coupable d'une injuste agression. »
La situation du gouvernement est au moins singulière. On l'accuse
de réprimer l'émeute au moment où il devrait, dit-on , s'occuper uni-
quement des grandes affaires qu'il a dans nos ports et à nos frontières,
comme si l'ordre intérieur n'était pas la première condition de la
force. On l'accuse en même temps d'inertie, parce qu'il assiste au
drame qui commence seulement, en spectateur actif et intéressé à en
prévoir la marche, tout en s'occupant d'augmenter nos forces de
terre, de doubler le nombre de nos vaisseaux, de fondre des canons,
930 REVUE DES DEUX MONDES.
de compléter notre cavalerie, de remplir nos arsenaux et de fortifier
nos villes. Si le ministère faisait plus, ne dirait-on pas avec raison
qu'il va au-devant de la guerre, ou qu'il obéit à sa destinée, à sa
nature, qui sont de l'amener?
Que faire donc? Courir en Orient? Mais nos vaisseaux croisent dans
la Méditerranée et protègent nos intérêts. V guerroyer? Mais pour-
quoi si loin? L'Océan, au besoin, serait plus près de nous, et les
côtes de l'Irlande, où souffrent, la rage dans le cœur, cinq millions
de catholiques, sont moins éloignées (|ue les eaux de l'Egypte. En se
réservant pour des actes plus décisiis, ou aurait en môme temps les
avantages de la circonspection et de la prudence, et, le cas échéant
malgré elle , malgré ses efforts pour réparer le mal qu'elle n'a pas
fait, la France n'aurait pas besoin de lancer bien loin sa flotte et ses
soldats pour rencontrer ceux qui se seraient fait un jeu de quitter le
rôle d'amis pour prendre celui de ses plus actifs adversaires. Ouant à
l'Autriche et à la Prusse, la Russie se chargerait bientôt de nous ven-
ger; le repentir les attendrait, l'une dans les principautés et l'autre
dans ses provinces du nord, comme aussi l'Angleterre, qui trouvera
à Constantinople, occupée par les troupes russes, la récompense de
sa fidélité aux alliances et de son respect pour les engagemens !
A ceux qui voudraient voir le gouvernement prendre l'initiative,
et se jeter avec brutalité au milieu des évènemens, on peut deman-
der s'ils se sont bien rendu compte de la situation de la France et des
désirs qu'elle doit avoir. Oue veut-elle? Ne pas être isolée; mais on
ne se donne pas des alliés à coups de canon. Ce que la France peut
se proposer dans ses desseins, c'est qu'on ne remanie pas l'Europe
sans elle, et ce serait la remanier en effet que d'ajouter à la force de
deux puissances européennes la force que leur donnerait la posses-
sion de l'Egypte et de l'Asie mineure. Ce qu'elle peut vouloir, c'est
que le statu quo soit respecté, que nulle intervention n'ait lieu,
fût-elle déguisée par le pavillon ottoman, avant que les cinq grandes
puissances soient parvenues à s'entendre. Eh quoi! après deux
guerres funestes, après les désastres de la campagne de Russie,
après l'envahissement de notre territoire, il ne s'est pas trouvé un seul
homme d'état, même parmi les plus acharnés contre nous, qui osât
nous exclure des conseils de l'Europe qui s'ouvraient à Vienne, et
en 18i0 on voudrait en écarter la France, quand on y traite d'intérêts
brùlans pour elle , ou passer outre sans l'écouter, si on l'y admet?
La France s'est-elle donc, par hasard, plus affaiblie, aux yeux des
puissances, en vingt -cinq ans de paix, qu'elle n'avait fait en vingt-
d'dn livre sur la situation actuelle. 931
cinq années de sanglantes guerres? S'il en est ainsi, le cas n'est plus
douteux : il faut se réhabiliter.
Quelques puissances disent, il est vrai : Nous avons assisté paisible-
ment au siège d'Anvers et à l'expédition d'Ancône. — Mais Ancône
fut occupé du ccnsentement de l'Europe, ou du moins en vertu du
principe de non-intervention, qu'elle ne contestait pas ouvertement.
Et qu'est Anvers, d'ailleurs, près de Constantinople et d'Alexandrie?
Anvers ne concernait que l'Angleterre, et l'Angleterre coopérait avec
nous. La Belgique n'était-elle pas reconnue par les puissances, son
territoire délimité d'un commun accord? La France n'avait- elle
pas donné des garanties de son désintéressement en refusant la
souveraineté de ce pays pour elle d'abord, puis pour un des fds de
son roi? Et cette modération, la France en donnait l'exemple à des
puissances qui avaient presque toutes des envahissemens à se repro-
cher depuis l'époque des arrangemens de Vienne!
Après tout, il est superflu de tant discourir. La liberté s'acquiert
parle sang, les conquêtes aussi. La France a payé généreusement et
avec héroïsme ces deux dettes. Il paraît que la prospérité intérieure,
le développement progressif de la civilisation, les améliorations de la
vie sociale doivent s'acheter non moins chèrement. Eh bien ! si on
nous y force, acquittons-nous de cette dernière obligation ; condui-
sons encore, s'il le faut, si l'Europe le veut, notre belle génération
sur les champs de bataille; semons-y nos trésors. Il y a cinquante ans,
l'Europe nous a vendu bien cher la liberté; elle nous a tait payer à
plus haut prix encore les conquêtes de Napoléon ; si elle veut nous
imposer une autre rançon, ne marchandons pas avec elle. Depuis huit
cents ans que la France se montre dans les combats, elle ne s'y sera
jamais avancée pour une cause plus juste et qui intéresse autant tous
les peuples, car notre prospérité n'est pas incompatible avec la pros-
périté de nos voisins et de nos alliés, comme est celle de l'Angle-
terre. Ajoutons que notre liberté, entourée de garanties d'ordre, est
un bien commun à l'Europe. Nous en avons seulement le dépôt, et
ce n'est peut-être que pour porter la main sur ce dépôt que quelques
cabinets ont signé le traité de Londres, où les intérêts mal compris de
deux ou trois trônes ont été préférés au bonheur des nations.
POLITIQUE EXTERIEURE.
L'ESPAGNE/
La lutte prévue est engagée en Espagne , et pour le moment les
apparences sont toutes contre la monarchie constitutionnelle. Ce
n'est pas la première fois que cette monarchie paraît sur le point de
s'abîmer, et elle a toujours survécu. Lors de l'insurrection des juntes
contre M. de Toreno, lors des évènemens de la Granja, et, plus
récemment encore, lors des scènes de Barcelone, on aurait dit, comme
aujourd'hui, que l'anarchie triomphait. Qu'en est-il résulté? et que
résultera-t-il du nouveau mouvement qui semble mettre en péril
l'existence même d'un gouvernement en Espagne?
Les exaltés et les modérés espagnols n'ont pas changé. Les exaltés
sont toujours ce parti ardent , audacieux , bruyant , mais peu nom-
breux , qui excelle à faire un coup de main , mais qui ne sait pas, qui
ne peut pas organiser sa victoire, parce qu'il rencontre une résistance
invincible, quoique passive, clans les mœurs du pays. Les modérés
sont toujours ce parti considérable , puissant , mais timide, qui laisse
passer sans opposition le premier choc de l'insurrection, et qui
reprend ensuite peu à peu ses avantages, comme l'eau d'un lac
reprend son niveau après que la chute d'i?,n rocher l'a liKiiement
troublée dans ses profondeurs.
(1) Voyez les dernitTcs livraisons.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 933
Il est sans doute fâcheux , très fâcheux , que les modérés soient
ainsi, mais il paraît que c'est là leur nature. Il faut en prendre son
parti. On aurait cru que l'expérience répétée de l'impuissance de
leurs adversaires aurait dû leur donner un peu d'énergie. Ils n'en ont
pas plus montré cette fois que dans les crises précédentes. Au pre-
mier bruit qui se fait dans la rue, ils se cachent et attendent. Ils ont
peut-être raison d'en agir ainsi, car ils finissent toujours par repa-
raître; toutefois on aimerait à leur voir plus d'initiative et de fermeté.
La reine Christine est la seule qui reste sur la brèche jusqu'au bout,
et qui ne cède qu'au dernier moment; ce courage isolé n'en est que
plus admirable.
Quoi qu'il en soit, que les modérés aient bien ou mal fait d'avoir
recours à leur système habituel de prudence et de temporisation ,
on peut induire du passé ce qui aura lieu dans l'avenir, et présumer
que le soulèvement actuel des exaltés finira comme les autres. INous
serions bien trompés s'il en était autrement. Déjà quelques symp-
tômes d'atténuation com.mencent à se manifester; les plus animés
parlent de transaction. Attendons la fin. La monarchie constitution-
nelle est plus forte en réalité qu'elle n'a paru l'être dans tout ce
tumulte; nous verrions la reine captive des révoltés ou obligée de
quitter momentanément le territoire de la Péninsule, que nous croi-
rions encore à son triomphe définitif.
Ce qui se passe en ce moment ne prouve que ce qu'on savait déjà,
c'est-à-dire que l'établissement d'un gouvernement régulier en Es-
pagne a contre lui, par des motifs différens, la confédération des
municipalités, les sociétés secrètes et Espartero. Nous ne sommes pas
de ceux qui ont pu espérer que le duc de la Victoire rentrerait dans
le devoir. L'orgueilleux triomphateur peut hésiter quelquefois quand
sa vieille loyauté se réveille et lui montre tout le mal qu'il fait à son
pays; mais l'iiabitude de la dictature reprend bientôt son ascendant
et le pousse encore pins loin dans la voie où il est entré. Il n'est pas
étonnant qu'il y ait fait un pas de plus; l'autorité illimitée qu'il exerce
et qu'il veut garder est incompatible désormais avec toute organi-
sation poHtique.
Quant aux municipalités, elles sont très peu d'accord au fond avec
Espartero; mais il est tout naturel qu'elles conspirent avec lui contre
l'autorité centrale, qr.i est l'ennemi commun. Le pouvoir des mu-
nicir dites, tel qu'il est établi par la constitution de 1812, est im-
mense; ce sont elles qui perçoivent les impôts, elles qui disposent
sans contrôle de la garde nationale, elles qui dressent et remanient
TOME XXIII. 59
93i- REVIE J)ES DELX MONDES.
à leur gré les listes électorales. Chaque ville est en te moment une
république indéj>eudante. On conçoit que ceux qui sont en possession
d'un |)ouvoir aussi exorbitant ne veuillent pas le laisser échapper, et
qu'ils fassent de grands elïorts pour le retenir; et cependant il est
bien évident que ce pouvoir n'est pas plus conciliable avec un ordre
politique quelconque, que le despotisme d'un général victorieux.
Enfin on savait très bien que les sociétés secrètes s'agitaient contre
la reine Christine et contre le pouvoir royal. Les sociétés secrètes
sont en Espagne ce qu'elles sont partout, révolutionnaires jus-
qu'à la folie. Ce qu'elles veulent, ce n'est certainement ni l'abso-
lutisme militaire, ni l'absolutisme municipal, mais le bouleversement
de la société constituée, l'égalité républicaine, quelque chose comme
la terreur de 93 et le comité de salut public. Livré à lui-même, cet
esprit ultra-révolutionnaire a très peu de crédit en Espagne; mais en
s' unissant aux élémens de désorganisation qui abondent dans ce pays,
il peut faire un moment illusion. C'est ce qu'il a fait, c'est ce qu'il
devait hiire.
Il n'y a donc rien de nouveau, rien d'inattendu dans le mouvement
actuel de l'Espagne; la conclusion est la même après qu'avant. Les
forces coalisées contre la monarchie constitutionnelle peuvent jeter
beaucoup de désordre dans un moment donné, car l'Espagne est tou-
jours prête pour le désordre; elles ne peuvent rien établir de durable :
il faudra toujours en revenir à ce qui est. Il n'y a pas la moindre
unité dans les trois principes de la révolte. Si , par malheur, ils arri-
vaient à triompher de la royauté, l'Espagne serait plongée dans le
plus efiroyable chaos qu'elle ait encore vu; une lutte terrible s'établi-
rait entre les vainqueurs, et il serait impossible de prévoir le terme
des maux que cette lutte entraînerait.
Jamais , quoi qu'elles fassent , les sociétés secrètes ne seront maî-
tresses de l'Espagne. Leurs doctrines font horreur à cette nation
monarchique. Dans chacun de ces mouvemens populaires qui s'ac-
complissent en Espagne avec une si déplorable facihté, l'esprit révo-
lutionnaire a toujours été le moteur secret; mais dès qu'il a voulu se
montrer au grand jour, il a été réprimé. Le rêve du comité de salut
public, souvent essayé, n'a jamais pu se réaliser. Cette fois encore,
il vient de montrer son impuissance. Un journal qui avait un titre
accommodé à son but, l'Ouragan, a trahi la pensée des meneurs en
exposant naïvement un plan de rénovation et de violence anarchique
renouvelé de la convention. Le mouvement de dégoût et de répul-
sion a été si général dans la garde nationale de Madrid , que l'auto-
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 935
rite insurrectionnelle a été obligée de l'aire saisir l'Ouragan. Voilà
les sociétés secrètes déjà vaincues sans avoir combattu.
Il est vrai que la junte n'en essaie pas moins de suivre de loin le
programme, mais avec de tels tempéramens qu'il cesse d'être lui-
même. En pareille matière, il faut tout ou rien ; on n'est pas persé-
cuteur à demi. La junte porte peine de mort contre beaucoup de
gens, mais elle n'a encore tué personne; elle ordonne des levées en
masse de dix-huit à quarante ans, et procède à des destitutions gé-
nérales, mais le pays n'a guère l'air de prendre tout ce fracas au
sérieux. Nous ne disons pas que le parti représenté par V Ouragan
n'essaiera pas de reprendre la direction du mouvement et de re-
mettre l'énergie en vigueur; mais s'il réussit un moment, il effraiera,
il repoussera encore une fois tout le monde; et s'il ne réussit pas,
la révolution sera de plus en plus ce qu'elle est, c'est-à-dire si bé-
nigne, malgré le bruit qu'elle fait, qu'elle cessera d'être une révolu-
tion et qu'on se permettra de se moquer d'elle.
Les municipalités sont plus fortes que les sociétés secrètes, elles
ont de bien plus profondes racines dans le caractère national , et ce-
pendant elles ne sont pas plus destinées à vaincre. Les communes de
Castille ont beau faire, elles ne se relèveront jamais de la bataille de
Villalar. Il n'est pas vrai d'ailleurs que les vyuniamienlos qui se ré-
voltent en ce moment soient les vieilles communes d'Espagne; ce
sont les communes révolutionnaires telles qu'elles ont été organisées
par la constitution de 1812; elles n'ont de leurs devancières que le
nom et l'apparence. Les provinces du nord , qui sont les vraies gar-
diennes des aidiques libertés espagnoles, ne s'y sont pas trompées;
elles ont repoussé le mouvement, comme toute l'Espagne le repous-
sera dès qu'elle en aura bien démêlé le véritable caractère.
Pour se donner du crédit, les premiers fauteurs de l'insurrection
ont prononcé un mot qui aura toujours beaucoup de faveur en Espa-
gne; ce mot est celui Aii, fédéral ion. Malheureusement pour eux, c'est
un mensonge dans leur bouche. Ils ne peuvent pas plus vouloir d'une
organisation fédérative que la convention n'en a voulu. L'esprit mu-
nicipal et provincial est pour eux un moyen et non un but. Ils s'en
servent pour détruire; ils ne s'en serviraient pas pour reconstituer.
Il n'y a de fédération possible en Espagne qu'à la condition d'une
autorité royale très forte et très respectée. C'est ce que tous l(!s Espa-
gnols savent parfaitement, et voilà pourquoi la conspiration anti-
monarchique ne pourra pas se cacher long-temps sous le manteau
59.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
de la vieille Espagne. Le véritable esprit municipal et provincial lui
est antipathique.
Cela est possible , dira-t-on peut-être , mais d'où vient alors que le
mouvement actuel des municipalités ait tous les caractères d'une ma-
nifestation nationale? A cela nous répondrons d'abord qu'il faut être
très sobre de ces mots: nation, national, quand il s'agit de l'Es-
pagne, De tous les mots nouveaux importés dans ce pays par l'inva-
sion des idées françaises, le mot de nation est de ceux qu'il com-
prend le moins. Quand Ferdinand VII reprit l'exercice absolu de
l'autorité royale, après les cortès de 1820 qui avaient beaucoup parlé
d'institutions nationales, le peuple de Madrid criait en même temps:
viva el rey netlo! vive le roi tout court! et muera la nacion! meure
la nation! Nous ne donnons pas ce cri étrange pour l'expression
définitive des idées en Espagne, mais il peut mettre sur la voie de la
vérité.
Ce qu'on appelle, dans la langue politique, la nation, n'apparaît
aujourd'hui que très rarement en Espagne. Ce pays est si profondé-
ment divisé, ou plutôt il est si indécis, si sceptique en tout ce qui
touche la politique, qu'un mouvement franchement national y est
encore pour long-temps à peu près impossible. En revanche, rien
n'est plus aisé que de s'en donner les apparences; l'inertie générale
y sert merveilleusement. Il ne faut donc pas prendre au pied de la
lettre tout ce qui se dit en ce genre; la langue du pays abonde en
mots ironiques pour désigner ce qui paraît être et ce qui n'est pas.
L'importance de la glorieuse, révolution du 1" septembre à Madrid
se réduit beaucoup pour quiconque sait ce qu'est en général une
émeute espagnole. 11 est arrivé mille fois, depuis que la Péninsule
est en travail d'une réorganisation politique, qu'une municipalité
s'est réunie à l'insu de toute la ville, et qu'elle a rédigé une procla-
mation portant que l'on cesserait d'obéir au gouvernement. Le public
n'est averti de ce qui se passe qu'en voyant afficher la proclama-
tion, et en entendant le coup de tambour qui réunit la milice. Le pre-
mier mouvement d'un Espagnol qui est appelé par une autorité quel-
conque, c'est d'obéir. La milice obéit machinalement, et le journal
(lu lieu célèbre en style pindarique le soulèvement héroïque de la
population.
Les citoyens d'une ville espagnole connaissent à peine le gou-
vernement central; il ne peut leur répugner beaucoup de se pro-
noncer contre lui. Le pouvoir qu'ils connaissent le plus, parce qu'il
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 937
est plus près d'eux, c'est celui de la municipalité. Ils ont d'ail-
leurs entendu dire qu'ils étaient libres, et pour quiconque n'a pas
approfondi la notion si complexe de la liberté moderne, être libre,
c'est avoir le droit de faire du bruit dans la rue. Le plus grand soin de
tous en pareil cas, c'est d'éviter l'effusion du sang. A quoi bon des
Espagnols se tueraient-ils entre eux pour des questions politiques qu'ils
ne comprennent pas parfaitement? L'émeute prend bien garde à ne
se montrer que lorsqu'elle est sûre de ne pas trouver de résistance; de
son côté, la résistance disparaît et fraternise avec l'émeute. Si quelques
coups de feu sont échangés dans le premier désordre, on ne manque
pas de vous dire, comme on l'a fait pour ce qui s'est passé à Madrid
entre l'escorte du général Aldama et un poste de milice , que c'est
l'effet d'un malentendu.
Le 1'' septembre, un voyageur français se promenait dans Madrid.
Étonné de l'appareil militaire qui remplissait les rues, et de l'air fort
peu animé des miliciens sous les armes, il s'approcha de plusieurs
groupes pour demander ce qu'il y avait : Nada, rien , lui répondaient
les miliciens en fumant leurs cigarettes avec cet inimitable sang-
froid espagnol qui sert de correctif à l'exagération nationale. Pas un
cri n'était proféré; personne à peu près ne savait de quoi il était
question, et ce (jue voulait le corps municipal. Une petite pluie sur-
vint; chacun laissa son fusil et courut s'abriter de son mieux sous les
portes en maudissant son service; il n'y avait en belle humeur que
les manolus ou grisettes de Madrid , pour qui une émeute est un jour
de fête , et qui agaçaient les miliciens de bonnes grosses plaisanteries
à l'espagnole.
Les autorités de Madrid n'ont fait aucune résistance. Le chef poli-
tique ou préfet s'est laissé prendre dès les premiers momens ; il s'est
porté avec sept ou huit hommes au milieu d'un rassemblement dirigé
par le premier alcade, qui l'a fait prisonnier. Quant au capitaine-
général , c'est un homme de cœur, mais qui a promptement perdu
la tète. Il avait plus de forces qu'il n'en fallait pour contenir l'émeute,
mais il a manqué le bon moment; il a laissé cinq heures entières à la
milice pour occuper les positions les plus militaires. Or, en Espagne
encore plus que partout ailleurs, quand les chefs manquent, tout
manque à la fois. Dès que le chef politique a été annulé, il n'y a
plus eu de gouvernement; dès que le capitaine-général s'est replié
sur le Retiro, il n'y a plus eu d'organisation militaire.
La garde nationale de Madrid se compose de huit bataillons, sans
compter la cavalerie, en tout environ neufmille hommes. Les exaltés
938 H£VU£ DES DEUX 3I0NDES.
sont en majorité dans trois bataillons senlement; les autres sont
modérés. N'importe : tous ont pris part au mouvement ; la garde na-
tionale en Espagne ne comprime pas l'émeute, elle la faitelle-même
pour en être maîtresse; c'est un autre moyen d'aborder la difOculté.
Elle a tort, sans doute, mais ce peuple est ainsi fait. On peut être
sûr qu'une révolution qui a de pareils instrumens n'ira pas loin.
Quand ce sont des bourgeois qui font le tapage, il n'est pas bien grave.
Avec de telles habitudes, on n'a pas d'ordre durable, mais le dés-
ordre n'est pas sérieux.
On voit que le pronunciametifo qui vient d'avoir lieu, est loin
d'être aussi signiûcatif qu'il en a l'air. Quanta son étendue, elle a
été aussi exagérée; il a été comprimé à Murcie, Séville, Cordoue, Yalla-
dolid ; dans la moitié de l'Espagne, il n'a pas même été tenté; il n'em-
brasse réellement jusqu'ici que Madrid , Barcelone , Sarragosse , Cadix
et les petites villes qui dépendent de ces capitales progressistes.
S'étendra-t-il encore? c'est ce qui est probable, car l'intérêt des
corps municipaux est le même partout; mais c'est déjà un fait impor-
tant qu'il n'ait pas partout réussi, qu'il n'ait pas été partout essayé.
Sans la défection d'une partie de l'armée , ce ne serait rien , et ceci
nous ramène au véritable mal, au danger réel de la situation, qui
n'est ni dans les sociétés ni dans les municipalités, mais dans l'armée.
Le duc de la Victoire portera dans l'histoire une des plus grandes
responsabilités qui ait jamais pesé sur la tête d'un homme. Il ne
faut pas se lasser de le dire : s'il s'était entendu à Barcelone avec la
reine régente, la question intérieure était résolue; l'Espagne avait
un gouvernement. La reine Christine a tout fait pour satisfaire son
ambition; elle l'a comblé de titres et d'honneurs, elle est venue le
trouver à son quartier-général avec sa fdle , elle s'est confiée à lui
sans défense , malgré les représentations de tous ses conseillers , et
il a indignement répondu à toutes ces prévenances. Cette femme
qui venait si généreusement se mettre entre ses mains, pourquoi
l'a-t-il laissé insulter par le f)remier venu? cette reine qui venait
lui demander de protéger son trône et la constitution de son pays,
pourquoi a-t-il voulu la forcer à avilir sa couronne par un outrage
public aux deux chambres et une violation manifeste de la loi?
C'est la prétention inconstitutionnelle d'Espartero qui est la dif-
ficulté unique. Si cette prétention n'existait pas, si le héros de
Bergara et de Morella avait consenti à être le premier sujet de la
couronne et de la constitution, tout était dit; ce pays, que la guerre
eivile paraît sur le point d'embraser, serait maintenant dans la paix
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 939
la plus profonde. Cette loi des municipalités, qu'on repousse avec
tant d'emportement, serait exécutée sans conteste. Tant qu'on a pu
croire à Madrid que ie chef de l'armée ferait respecter l'autorité, les
ennemis de l'ordre n'ont pas bougé. La loi a été discutée et votée
tranquillement; les orateurs de l'opposition ont reconnu eux-mêmes
son utilité. Ce n'est que lorsque le duc de la Victoire a voulu s'ar-
roger le pouvoir suprême que les soulèvemens ont commencé.
On a dit sans doute que la reine aurait dû céder à Espartero, mais
c'est là une de ces erreurs de bonne foi qui font plus de mal aux
empires que tontes les violences des partis ardens. Dès le jour où la
reine cédera à Espartero , et ce jour est peut-être arrivé si la reine
suit des conseils funestes, la monarchie constitutioPiuelle sera sus-
pendue; le despotisme militaire l'aura remplacée. Même alors, il est
vrai, nous ne désespérerious pas du salut de la monarchie et de la
liberté; mais ce serait le plus grand rnalheur qui leur pût arriver.
Quelque court que doive être le règne de la force , il ne peut jamais
être accepté comme l'état régulier de la société par ceux qui sont
les dépositaires du droit. En livrant le dépôt qu'ils sont chargés de
garder, ils lui laissent faire une blessure plus profonde que s'ils de-
vaient le défendre sans succès, et la perturbation qui en résulte est
bien plus radicale, en ce qu'elle ôte à l'atteiitat son caractère et tend
à confondre le juste et l'injuste, le bien et le mal.
Tant qu'il restera autour de la reine un soldat tidèle, elle doit
résister; quand même elle serait abandonnée de tous, elle doit résister
encore. La révocation d'une sanction donnée à une loi votée par les
deux chambres est un acte tellement monstrueux, qu'il ne peut
s'accomplir sans tout détruire. Si l'Espagne doit passer sous le joug
militaire, il faut que ce joug soit vu dans toute sa nudité, et non
déguisé sous la pourpre déchirée du trône. Si la reine résiste, le duc
de la Victoire devra se porter à des extrémités qui le feront peut-être
reculer, irrésolu comme il est. Dans tous les cas, il faudra qu'il
compte alors avec les sociétés secrètes et les municipalités qui con-
spirent niaisement aujourd'hui à lui donner l'autorité absolue, et qu'il
trouvera en face de lui dès qu'il ne sera plus leur complice, mais
leur maître.
Avec le concours de l'autorité royale, il viendrait aisément à bout
de ses ennemis; sans ce concours, il serait bientôt dévoré par eux. Les
sociétés secrètes sont déjà fort peu satisfaites de ses hésitations et de
ses ménagemens; il est condamné dans leurs conciliabules tout en
étant prôné dans leurs publications. Ouant aux municipalités, il s'est
9'fO REVUE DES DEUX MONDES.
fait avec elles plus d'une affaire. Lorsqu'arriva à Barcelone l'invita-
tion de la municipalité séditieuse de Madrid , il fit appeler le président
de l'ayuntamiento, et l'engagea à ne pas prc^ter les mains à ce que
l'exemple de la capitale fût suivi; le président ayant insisté, Espar-
tero lui tourna le dos et rentra dans son cabinet sans le saluer. Plus
récemment, il a réprimandé Zurbano pour avoir permis à Lerida de
faire son mouvement, et il lui a prescrit d'y rétablir les autorités qui
avaient été déposées. Tout cela lui serait compté dans l'occasion.
Pendant qu'il rencontrerait des obstacles dans les élémens révo-
lutionnaires de l'Espagne, il en trouverait d'un autre genre dans les
élémens conservateurs du pays. 11 faut espérer que les modérés se
réveilleraient enfin alors, ou que, s'ils sont décidément incapables de
tout mouvement actif, ils se renfermeraient au moins de plus en plus
dans cette protestation passive, qui est leur plus grande force. La
garde nationale n'irait plus sans doute grossir les rangs de l'insurrec-
tion , quand il serait bien avéré qu'il ne s'agirait de rien moins que de
substituer un dictateur éperonné à la royauté constitutionnelle. C'est
la protestation de la garde nationale de Madrid ([ui a étouffé la voix
de rOnru(/an divulgant avant l'beure les projets des clubs ; cette
protestation, quelque sourde qu'elle fût d'abord , grossirait bientôt
assez contre l'usurpation d'Espartero pour ébranler l'armée elle-
même.
Une partie de l'armée s'est réunie à Madrid à la garde nationale,
comme la garde nationale s'était réunie à la municipalité. Ces troupes,
dont la plupart se plaignent aujourd'hui d'avoir été trompées, n'ont
fraternisé avec les révoltés que parce qu'elles croyaient l'autorité
royale hors de la question. Du jour où leur chef sera obligé de mar-
cher ouvertement contre la reine, beaucoup le quitteront. Oueiques-
uns de ses lieutcnans se sont déjà déclarés contre lui ; d'autres sui-
vront. On pourrait même aller cherchera Gibraltar, pour le lui oppo-
ser, un de ces généraux qu'il a persécutés et réduits à quitter l'Es-
pagne, Narvaez. L'instrument de sa puissance une fois brisé entre
ses mains, que lui restera-t-il? Est-il doué d'un de ces génies puis-
sans qui conjurent la fortune et luttent seuls contre tous? Qu'on le
demande à Linage lui-même.
Ce n'est donc pas la reine qui doit craindre, c'est Espartero. Pour-
quoi céder alors? Pourquoi renoncer à son droit? Pourquoi déserter
la cause constitutionnelle? Tout n'est pas encore perdu. Dieu merci.
Indépendamment des points d'appui qu'elle a eus jusqu'ici, la reine
en a un nouveau dont nous n'avons pas encore parlé et qui est puis-
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 941
sant, c'est celui des carlistes ralliés. Les carlistes ralliés sont une des
plus fermes espérances de la royauté constitutionnelle en Espagne;
depuis qu'ils ont compris combien le triomphe de l'absolutisme aveu-
gle de don Carlos serait désormais funeste , ils se sont franchement
attachés à la jeune Isabelle. C'est dans les provinces basques surtout
que cet esprit domine. Ces généreuses provinces ont protesté contre
le mouvement de Madrid : sur quelques points, on a proposé de mar-
cher contre la capitale. La reine Christine et sa fille y trouveraient
au besoin un asile inviolable, et les plus grands ennemis d'Espartero
seraient ceux qu'il a gagnés lui-même à l'Espagne nouvelle par la
convention de Bergara.
Quant à nous, Français, nous devons désirer pour plus d'un motif
que la reine résiste et l'emporte. Il y a entre le soulèvement qui la
poursuit et la situation actuelle de la France en Europe une singu-
lière coïncidence. La véritable cause de ce redoublement de passion,
ce n'est pas l'état de l'Espagne, mais l'état de l'Orient; l'Angleterre
ne se contente plus de lutter contre notre légitime influence dans un
pays qui nous a déjà coûté tant de sacrifices, elle veut encore le
tourner contre nous; ses intrigues sont les liens secrets qui unissent
cette triple conspiration des sociétés secrètes, des municipalités et
d'Espartero. Un journal révolutionnaire de Madrid, VÉco ciel Comercio,
a révélé cette tactique dans un article violent contre la France et
contre son ambassadeur ; il y est proposé en propres termes de se
joindre à nos ennemis, si la guerre éclate.
Que la reine cède ou soit vaincue, qu'Espartero parvienne à faire
contresigner par elle ses volontés, et nous aurons à défendre nos
frontières du côté des Pyrénées aussi bien que du côté des Alpes et
du Rhin. Espartero appartient maintenant aux Anglais; il a besoin
d'eux comme ils ont besoin de lui. On a pu lire une lettre que lui a
écrite le duc de Sussex, oncle de la reine Vittoria, et qui était jointe
au grand cordon de l'ordre du Bain. Jamais un grand dignitaire
anglais n'a écrit à un étranger avec ce degré d'adulation ; Espartero
y est loué de son dévouement et de son respect pour sa souveraine,
ironie étrange de la part d'un prince après les évènemens de Barce-
lone. Quel langage doivent tenir au duc de la Victoire les agens
anglais qu'il a toujours auprès de lui, quand de semblables paroles
lui viennent des marches du trône britannique!
Si au contraire la reine est la plus forte, ce n'est pas seulement la
liberté constitutionnelle qui l'emporte avec elle; c'est encore le parti
français. La France alors peut être tranquille sur les Pyrénées; elle
9V2 HEVDE DES DEUX MONDES.
peut rni'me puiser quelque secours dans l'adhésion d'un gouverne-
mont n'-iiulier en Espa^jne. Les ports de la Pi'ninsule sur la Médi-
terranée ne sont pas sans importance pour le cas d'une guerre
maritime. Nous pouvons d'ailleurs inquiéter par-là la puissance an-
glaise dans le Portugal. L'importance que les Anglais attachent en ce
moment à s'assurer de l'Espagne révèle assez quel intérêt la Fra'nce
doit y mettre de son coté. Certes il ne peut être question de porter
atteinte à cette indépendance nationale qu'on se plaît à dire menacée
par nous; mais l'Espagne est notre voisine, notre vieille alliée, et son
amitié est en quelque sorte notre bien.
Il y a des gens, nous le savons, qui conseillent à la France
de s'allier avec les exaltés et Espartero. Cela est tout simplement
impossible. On ne change pas en un jour les sympntliies établies de
longue main. Les exaltés sont le parti anglais; les modérés sont le
parti français; il n'y a pas moyen de sortir de là. Que ee soit un bien,
que ce soit un mal, c'est un fait. Tout Français qui vient en aide
aux exaltés porte secours aux ennemis de la France, qu'il le veuille
ou non. Nous pensons, nous, qu'il est bien que les rôles soient
ainsi divisés, et que la France a la bonne part; nous pensons qu'il
est digne de notre société reconstitua' e, de notre monarchie nouvelle,
de notre liberté légale, de donner la main à la socic'té en travail, à
la monarchie régénérée, à la liberté laborieuse de l'Espagne, pour
les conduire dans les mêmes voies; mais, enfin, il en serait autre-
ment, que nous ferions encore des vœux pour ceux qui font des
vœux pour la France. ^,^^
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
H septembre I8i0.
L'attention publique, ces jours derniers, a été un moment distraite de la
question étrangère par le trouble qu'avaient jeté dans les esprits les coalitions
d'ouvriers. On a pu craindre un moment de voir l'émeute ensanglanter de
nouveau les rues de la capitale; on a pu craindre que l'étranger n'eut à se ré-
jouir de nos luttes intestines, et qu'il ne vît dans nos discordes civiles un gage
de notre faiblesse dans les grandes questions politiques qui agitent le monde.
Heureusement ces sinistres présages se sont promptement évanouis : les ou-
vriers ont mis fin à ces imprudentes réunions qui commençaient à dégénérer
en attroupemens coupables; ils ont écouté les conseils de la raison et repris
leurs travau.x. Cet heureux résultat, nous l'attribuons également au bon esprit
et aux sentimens patriotiques des classes ouvrières, à la fermeté éclairée et
prudente du pouvoir. Certes, s'il eût été indispensable de rétablir l'ordre au
moyen de la force, nous n'aurions, tout en gémissant de cette douloureuse
nécessité, trouvé que des paroles d'éloge pour le gouvernement repoussant
avec vigueur des attaques criminelles contre les institutions et les lois du pays.
Mais il aurait été trop fâcheux de se voir poussé à cette extrémité contre des
masses qu'égarait une erreur plutôt que l'esprit de révolte, contre des homures
qui, tout en étant de mauvais économistes, n'étaient pas moins de bons et
loyaux Français.
Aussi devons-nous remercier l'autorité de n'avoir rien omis pour prévenir
une lutte, pour en ôter l'envie même aux plus téméraires. Au premier abord,
on a pu s'étonner de cet immense développement de forces qui a fait un mo-
ment de la capitale comme un vaste camp tout prêt à écraser l'ennemi qui
oserait l'attaquer. liCs moyens semblaient hors de proportion avec le but, les
précautions infiniment plus grandes que le danger. Mais en y réfléchissant,
nous croyons que l'autorité a tenu compte de la nature toute particulière des
rassemblemens qui menaçaient la paix publique. Sans doute le pouvoir doit
toujours chercher à prévenir, dans la mesure de ses moyens légaux, les mal-
heurs et les crimes; mais ce devoir est encore plus impérieux , aux yeux de la
9Vi REVUE DES DEUXjMONDES.
morale comme aux yeiix de la politique, lorsque l'attaque dont on est menacé
ne vient pas d'ennemis déclarés , levant hautement un étendard hostile, pro-
clamant le renversement de nos institutions , l'abolition violente de nos lois.
C'est alors que les mesures préventives ne sont jamais exorbitantes, c'est alors
qu'il faut pouvoir se dire : Je n'ai rien omis de tout ce qui était légalement en
mon pouvoir pour prévenir la collision. Car, d'un côté on s'exposerait à
frapper l'erreur plus encore que le crime; de l'autre, une collision sanglante
donnerait aux ennemis du gouvernement la chance de voir se jeter dans leurs
rangs ces troupes nombreuses 'de travailleurs qui se sont montrées aujour-
d'hui complètement étrangères à nos querelles politiques.
C'est ainsi qu'un orage qui aurait pu grossir en attirant à lui d'épais nuages
des points les plus opposés de l'horizon, s'est paisiblement dissipé, et nous
en avons été quittes pour quelques inquiétudes et quelques précautions. Le
gouvernement , et en particulier IM. le ministre de l'intérieur et M. le préfet de
police , en suivant avec un calme inaltérable une règle de conduite qu'a-
vouaient également la morale et la politique, nous ont épargné de grands mal-
heurs. Ils sont parvenus, pour la première fois, à étouffer dans son germe
une émeute inuiiinente, et qui aurait pu être des plus graves.
Aujourd'hui tout le monde est averti : le pays peut compter sur la fermeté,
la résolution, la prudence et les moyens du gouvernement, et tous ceux que
des intentions hostiles ou de déplorables égaremens jetteraient décidément
dans la révolte, ne pourraient plus imputer qu'à eux-mêmes les terribles con-
séquences de leurs excès.
Après cet épisode, la question étrangère a de nouveau absorbé l'attention
publique tout entière. Les sommations faites à IVléhémet-Ali, les menaces du
conunodore IXapier et ses captures, le commentaire que les consuls des signa-
taires du traité de Londres ont remis au pacha, les réponses de Sléhémet-Ali
et de ses lieutenans en Syrie, l'arrivée des forces navales de l'Angleterre sur
les côtes de l'Asie et devant Alexandrie, les clauses du traité de Londres qui
commencent à transpirer, le voile qui cache encore les évènemens qui se
préparent, les accidens qui peuvent s'y mêler, tout devient dans le public un
sujet de discussion, une cause d'irritation pour les uns, d'alarmes pour les
autres. Les uns craignent que notre impétuosité ne nous jette dans une guerre
inopportune , intempestive , sans cause suffisante et proportionnée à la gran-
deur de l'entreprise. Les autres redoutent au contraire notre amour du repos
et de la paix , et s'irritent à la pensée de l'inaction de la France lorsque l'é-
tranger s'arroge de disposer du monde à son gré et de dicter la loi à l'Orient
au nom de l'Europe, comme s'il en représentait seul la volonté et la puissance.
Au milieu de ces doutes, dans ce conflit, tous les regards se portent vers le
gouvernement, chacun lui demande sa pensée; tous lui demandent (il est
juste de le reconnaître) de sauver à tout prix l'honneur et l'intérêt français;
mais les uns veulent être assurés par ses paroles qu'il n'agira pas à la légère,
en téméraire, qu'il ne fera pas bon marché du sang et des trésors de la
France; les autres, qu'il ne se paiera pas de vaines promesses, de méchans
REVUE. — CHRONIQUE. 945
palliatifs, qu'il ne voudra pas la paix à tout prix. L'inquiétude nous rend
impatiens.
Cette impatience est à la fois fort naturelle et fort déraisonnable.
Rien de plus naturel que de s'inquiéter de l'honneur, des intérêts, de la
sûreté, de l'avenir de son pays, et toute incertitude, toute méprise sur ces
immenses questions est poignante. Tout est en jeu, les intérêts matériels
comme les intérêts moraux, les fortunes particulières comme la fortune pu-
blique.
Mais est-il au pouvoir du gouvernement de dissiper les doutes, de répondre
aux questions, de publier sa pensée, son secret? Nul n'oserait l'affirmer. Ce
serait de la part du gouvernement plus qu'une légèreté, ce serait une trahison.
Dans je ne sais quelle campagne, au commencement d'une de ces grandes
journées qui décidaient du sort des empires, Napoléon, la main derrière le
dos, se promenait silencieux devant les lignes formidables de la garde impé-
riale. Le canon commençait à gronder, et quelques boulets arrivaient jusqu'à
la jeune garde, qui trépignait d'impatience. Elle aurait voulu savoir si elle
donnerait, à quel moment elle donnerait, et les propos circulaient dans les
rangs, et si on l'avait osé, c'est l'empereur lui-même qui aurait été assailli
de questions. «Jeunes gens, dit-il, quand vous aurez assisté à trente batailles,
vous apprendrez à rester l'arme au bras devant le feu de l'ennemi et à attendre
patiemment les ordres de vos chefs. >>
Le devoir le plus strict commande à tous les gouvernemens de faire la
même réponse au public. Cela est désagréable pour tout le monde , pour le
public qui ne sait pas tout d'abord ce qu'il désire le plus de savoir, et pour
le gouvernement dont le silence est interprété de mille manières, et l'expose à
toute sorte d'accusations et de reproches. Il faut s'y résigner.
Nous blâmerions sévèrement le gouvernement, non-seulement s'il révélait
le secret de l'état, la situation intime des affaires, les négociations s'il en
existe, les projets en cas d'attaque, mais aussi s'il nous faisait connaître quels
sont pour lui les casiis belll.
Quoi! notre gouvernement publierait une théorie au profit des Russes et des
Anglais! Il dirait aux signataires du traité de Londres : Ce n'est que lorsque
vous aurez poussé les choses jusqu'à tel ou tel point que je vous en deman-
derai raison !
Mais c'est une des forces du gouvernement que le secret de sa pensée, que
l'incertitude de l'Europe à cet égard, que la pleine liberté d'action que nous
devons et voulons conserver. Il y a dans ce inonde plus d'un diplomate qui
s'estimerait bien habile s'il pouvait pénétrer la pensée de la France , et savoir
au juste à quoi s'en tenir sur la mesure de sa longanimité.
Quant à nous, nous nous résignerons à l'ignorance; et s'il nous arrivait,
ce qui certes n'est pas, de deviner pareil secret, nous nous regarderions
comme tenus au silence le plus absolu.
Ce que nous demandons au gouvernement, ce n'est pas de nous dire ses pen-
sées, ni la situation intime des affaires, mais de résoudre nettement pour lui-
%6 HEVUE DES DEUX MO>fI)ES.
même, s'il ne l'a déjà fait, les questions que cette situation lui présente, et de
redoubler, si c'est possible, d'activité pour mettre le pays en état d'affronter
avec honneur toutes les éventualités.
Les questions qu'offre la situation sont graves, mais ne sont pas très nom-
breuses. Le cercle des hypothèses quelque peu probables, en y comprenant
même des hypothèses extrêmes, n'est pas long à parcourir. Les unes pour-
raient se réaliser demain , les autres ne le pourraient que dans un temps plus
éloigné. Peu importe. Le cabinet aurait tort de vivre au jour le jour, en atten-
dant que l'une ou l'autre hypothèse se réalise pour résoudre alors à la hâte,
sous l'impulsion du moment, les questions qu'elle présente. En matière aussi
grave, il faut avoir tiré d'avance ses grandes lignes, fixé ses jalons. Il faut
savoir d'avance quels principes on prend |)0ur guides, où l'on veut, où l'on
peut aller, sauf les modifications que les évènemens et les incidens apportent
toujours avec eux. Ce travail tout intérieur et de haute politique est-il fait?
Nous l'ignorons complètement, mais nous devons le croire. Le gouvernement
s'est montré tellement pénétré de l'importance et de la gravité de la situation,
qu'il y aurait injustice a supposer qu'il est resté dans de vagues généralités,
qu'il vit au jour le jour et se laisse pousser par les évènemens et par le bruit
public, pour se trouver peut-être un jour, comme à son insu, acculé dans
quelque situation intenable. Le jour où tout pourra être dit, le jour où la tri-
bune pourra, sans danger pour la France, retentir des débats solennels sur
ces grandes questions, nous sommes convaincus que I\I. le président du con-
seil pourra, avec sa parole puissante et lucide, prouver, pièces en main, même
aux plus incrédules, que le cabinet n'a pas plus manqué de prévoyance que
d'activité.
L'activité du gouvernement pour les préparatifs militaires est un fait trop
patent pour être contestable. Sur ce point d'ailleurs nous avons tous droit de
surveillance et de contrôle; car en présence du traité du 15 juillet, il n'y a
pas un Français, quelles que soient d'ailleurs ses opinions politiques, qui put
imaginer de laisser la France désarmée. Il n'y a pas un Français qui ne de-
mandât au ministère de mettre sur un pied formidable nos flottes, nos ar-
mées, nos places fortes, nos magasins, tout l'état militaire du pays, de nous
préparer également à la défense et à l'attaque, dans les suppositions les plus
extrêmes; car nul ne sait ce que peut cacher le traité du 15 juillet, et ce que
peuvent amener les évènemens en s'engrenant les uns dans les autres. Encore
une fois, c'est ici que le public et la presse sont dans leur droit en tenant,
pour ainsi dire, l'épée dans les reins au gouvernement, et en ne lui laissant
ni trêve ni repos qu'il n'ait accompli tout ce qu'exigent de lui l'honneur et la
sûreté de la France.
Mais aussi est-il juste de reconnaître que l'administration ne laisse rien à
désirer sous ce rapport. Le public ne l'ignore pas. L'armée et la marine, les
arsenaux et les places fortes ont également attiré l'attention, éveillé la sollici-
tude du gouvernement. La garde nationale, cette réserve si précieuse, cet auxi-
liaire si puissant de nos armées, ne tardera pas à voir préparer l'organisation
revut:. — CHRONIQUE. 9^7
de ses bataillons mobiles. Nous croyons que tout est prêt pour cette mesure
importante, et qu'elle ne tardera pas à être réalisée.
Cet ensenîble de préparatifs vient de recevoir, pour ainsi dire, son cou-
ronnement par la résolution que le lioiivernement a prise de fortifier Paris.
C'est là une grande mesure, une mesure décisive, que les amis éclairés
de la puissance nationale attendaient avec impatience. Lorsqu'une grande
capitale, une capitale dont la perte décide du sort du royaume, est aussi rap-
prochée des frontières et des champs de bataille historiques que l'est Paris,
c'est tout jouer sur un coup de dés que de ne pas la mettre à l'abri d'un coup
de main, d'une marche hardie, aventureuse de l'ennemi. Les faits sont ici
sans réplique. C'est Paris, ville ouverte, sans défense, qui a rendu inutiles les
prodiges de cette admirable campagne de 1814, où le grand capitaine luttait
avec une poignée d'hommes contre l'Europe entière.
Si la capitale ei\t été tortillée, aurait-on osé, contre toutes les règles de l'art
de la guerre, marclîer sur Paris, en laissant derrière soi l'empereur, son
armée, de nombreuses garnisons, des populations irritées? Et si on l'eût osé,
croit-on sérieusement que les Cosaques auraient bivouaqué aux Champs-Ely-
sées.^ Un immense désastre aurait frappé les alliés sous les murs de la capitale,
et cette retraite que l'ennemi fut sur le point d'exécuter, lorsqu'il hésitait à
Langres sur la résolution à prendre, n'aurait été qu'une grande défaite, si elle
eût du commencer sous les murs de Paris. Les hommes qui, en 1814 et en
1815, ont été accuses de trahison ou de faiblesse, auraient été à l'abri de tout
soupçon et auraient échappé à tout reproche, si Paris fortifié leur avait inspiré
une conliance que ne leur inspirait point Paris ville ouverte et désarmée, s'ils
avaient été convaincus que cette grande capitale pouvait réellement devenir
la base d'une défense sérieuse et prolongée!
Paris fortilié ajoute à nos armées une excellente armée de cent mille
hommes; car, s'il est absurde d'imaginer qu'une population non-militaire,
quelle que soit d'ailleurs sa bravoure, puisse du jour au lendemain, et avec
quelques chances de succès, se mesurer à découvert avec des armées victo-
rieuses et aguerries , il n'est pas douteux que cette même population, lors-
qu'elle est aussi brave, aussi habituée au maniement des armes que l'est la
population parisienne, peut fournir, avec quelques artilleurs et quelques sol-
dats de ligne, une formidable garnison à une ville fortifiée, et préparer, par
une énergique résistance, la destruction d'une armée d'invasion.
Que le gouvernement poursuive avec énergie, avec promptitude, le plan
qu'il vient d'adopter, et il aura rendu au pays un de ces services que la recon-
naissance publique n'oublie pas. Il n'aura pas seulement mis Paris a l'abri
d'un coup de main; il aura changé, en l'élevant et en la fortiliant, la position
politique et militaire de la France.
Encore une fois , qae le gouvernement persiste dans ses mesures, qu'il les
exécute avec persévérance, avec suite, avec énergie, qu'il les complète l'une
par l'autre, qu'il ne laisse rien d'inachevé, qu'il mette la France en état de
venger immédiatement tout affront, de braver toute menace, d'obtenir à l'in-
948 REVUE DES DEUX MONDES.
stantménie réparation des torts qu'elle pourrait éprouver; pour le moment,
nous ne lui demandons rien de plus. Cela seul nous rassure, car il nous est
impossible d'imaginer que des hommes qui ne sont ni fous ni idiots, des
hommes auxquels il est difficile de refuser quelque peu d'intelligence et de
bon sens, voulussent de gaieté de coeur faire dépenser au pays des centaines
de millions, enlever notre jeunesse au travail des ateliers et des champs, appeler
la France à ceindre l'épée, à revêtir le casque et la cuirasse pour la préparer ainsi
à subir tout armé un affront sans ressentiment, une diminution de puissance
sans réparation. Et, d'ailleurs, on peut dire que les hommes ne font rien à l'af-
faire. Les ministres le voudraient, que la France armée, forte, ne le voudrait
pas. Les ministres tombent, la France reste. Cela s'est vu plus d'une fois.
Sérieusement parlant, le cabinet n"a donné à personne le droit de le sus-
pecter de faiblesse vis-à-vis de l'étranger et d'indifférence pour l'honneur
national, pas plus qu'il n'a donné le droit de le taxer d'audace, de témé-
rité, d'imprudence. Le gouvernement a fait ce que toute administration
ferme et prudente n'aurait pas manqué de faire, ce que devait désirer tout
ami sincère du pays, de sa dignité, de sa grandeur.
Aussi , nous ne concevrions pas que, dans la situation grave oîi nous nous
trouvons, il put tomber dans l'esprit d'hommes sensés de susciter des que-
relles de personnes, de nouer des intrigues de portefeuille, de rabaisser la
grande question du jour à une lutte de prétendans ministériels. Des faits de
cette nature, dans ce moment , accuseraient une telle absence de dignité per-
sonnelle et de patriotisme, que nous refusons d'une manière péremptoire
toute croyance aux bruits qui se répandent à ce sujet. ]Nous sommes cer-
tains, du moins , qu'aucun des hommes éminens dont le nom se trouve mêlé
à ces bruits , ne trempe dans ces intrigues, si par aventure elles ont quelque
réalité. Mais, répétons-le, il nous est impossible d'y ajouter foi. Des combi-
naisons ministérielles aujourd'hui ! Et pourquoi ? Et que pourrait faire le nou-
veau cabinet? Ce que fait le cabinet actuel? Pourquoi le renverser? Autre
chose? Désarmer la France ? Vraiment !
Laissons ces misères. Vrais ou faux , le pays ne s'occupe point de ces bruits,
et le pays a parfaitement raison.
Les signataires du traité de Londres paraissent décidés à pousser le pacha
d'Egypte l'épée dans les reins. Si le pacha résiste, les prévisions du traité de
Londres ne tarderont pas à être épuisées. Il faudra songer à des mesures de la
dernière énergie, bref, à l'envoi d'une armée. De quelles troupes sera-t-elle
composée? De troupes turques? Il est difficile de croire que le faible succes-
seur du vaincu de Psézib puisse, si une formidable insurrection n'éclate pas
en Syrie, reconquérir cette province par la force. Si le pacha résiste, ce qu'il
y a de plus probable, c'est qu'on reconnaîtra bientôt la nécessité d'une armée
russe. Lord Palmerston pourra se vanter, si mieux il n'aime avoir fait une
œuvre ridicule, d'avoir ouvert aux Russes les portes de l'Asie. Nous verrons
quels remerciemens le parlement anglais sera disposé à lui voter pour ce noble
exploit.
REVUE — CHRONIQUE. 9'*9
Le traité du 15 juillet ne prévoit l'entrée des Russes que pour le cas où il
deviendrait urgent de défendre Constantinople, la ville même de Constanti-
nople, et la ville seulement. Toujours est-il qu'un ministre anglais a signé un
traité qui autorise les Russes à occuper la capitale de l'empire ottoman. Lord
Palmerston a cru pallier l'énormité de ce fait par une disposition qui rétablit
la clôture du Bosphore pour les vaisseaux de toutes les nations indistinctement.
Il s'efforcera de persuader au monde que par cette clause il a soustrait la
Porte au patronage exclusif des Russes et anéanti, la Russie y consentant, le
traité d'Unkiar-Skelessi. Quel sophisme! Il s'agit bien aujourd'hui du traité
d'Unkiar-Skelessi! Ce traité n'était pour la Russie qu'une pierre d'attente.
Fort habilement, la Russie, en troublant, à l'aide de ce traité, l'imaginatioii
inquiète du noble lord, a obtenu tout ce qu'elle pouvait espérer de plus
énorme, le droit d'occuper Constantinople du consentement de l'Angleterre!
Que lui importe dès-lors le traité d'Unkiar-Skelessi?
Les Russes, fort habiles logiciens , ne manqueront pas, si le pacha résiste,
de représenter au noble lord que la clause relative à la ville de Constantinople
n'empêche point que les troupes russes n'aident la Porte, concurremment
avec les Anglais, à expulser Méhémet-Ali de la Syrie. Le traité du 15 juillet
dit, à ce qu'on prétend , d'une manière générale et un peu vague, qu'on fera
tout ce qui est nécessaire pour atteindre ce but. Si des vaisseaux et des bombes
ne suffisent pas, s'il faut des troupes de terre , pourquoi le noble lord n'em-
ploierait-il pas les baïonnettes de son fidèle allié? Il y aurait discourtoisie et
méfiance injurieuse à les refuser. On peut donc espérer de voir bientôt les
Anglais, qui connaissent si bien toutes les routes de l'Asie, servir de guide
aux iMoscovites, et ceux-ci n'auront garde d'oublier les bonnes directions que
l'Angleterre leur aura données.
Kous nous sounnes demandé plus d'une fois quelles pourraient être les
conséquences dernières de ces étranges combinaisons. Passons par- dessus
toutes les phases intermédiaires : en dernier résultat la Russie peut-elle se
flatter que l'Angleterre, je ne dis pas lord Palmerston, je dis l'Angleterre, lui
permette de s'emparer de Constantinople, quand même la Russie consentirait,
comme compensation, à l'occupation de l'Egypte par les Anglais? Si ce par-
tage était en effet la pensée secrète de ces deux puissances, si l'Angleterre
pouvait ainsi préparer de ses propres mains le vaste champ de bataille où elle
ne tarderait pas à rencontrer les Russes, et où toutes les chances seraient
contre elle, la Prusse et l'Autriche auraient été doublement dupes en signant
la convention du 15 juillet. La France saurait bien rétablir à tout prix l'équi-
libre, et la Russie, occupée à la garde de la Pologne et de ses possessions
orientales, aurait assez d'affaires sur les bras sans en chercher ailleurs.
Il nous est impossible de croire à un pareil aveuglement de l'Angleterre.
Le cabinet anglais s'est jeté dans une route trop contraire aux intérêts
essentiels de son pays pour qu'il lui soit permis d'y persister long-temps. Il est
possible, bien que fort difficile, d'empêcher la Russie de pénétrer dans
l'Orient ; mais il est impossible de ne pas voir que le jour où elle y aurait enfin
TOME XXIII. — SUPPLÉMENT. CO
950 REVUE DES DEUX MONDES.
pénétré, c'est elle qui en serait la maîtresse. C'est là ce qui prouve combien est
monstrueuse l'alliance anglo-russe.
Chose singulière en apparence, mais vraie cependant! L'Angleterre comme
ia Russie ne peuvent avoir qu'un allié naturel, et cet allié, c'est la France.
L'Angleterre, parce que la France est la seule puissance qui aurait pu l'aider
sérieusement à contenir la Russie dans ses limites;
La Russie, parce que la France n'a pas , soit en Orient , soit en Occident,
des intérêts absolument incompatibles avec les vues et les intérêts de la Russie.
C'est ce que l'empereur Alexandre s'efforçait de faire comprendre à Napoléon
dans leurs fameuses conférences. Si Napoléon eût été moins exclusif et moins
ambitieux, probablement la Russie serait depuis long-temps maîtresse de
Constantinople, et Napoléon serait mort sur le plus beau trône du monde.
Mais laissons de côté toute vaine hypothèse et revenons aux choses positives,
telles que les ont faites les erreurs et les passions des hommes. Nous ne ces-
serons pas de le répéter : quels que soient les évènemens qui se préparent, la
France n'a dans ce moment qu'une chose essentielle à faire : armer, armer,
armer.
Une fois cela fait, tout est facile, tout peut être honorable. La France dés-
armée verrait bientôt ses intérêts les plus chers profondément lésés, sa dignité
et son honneur compromis.
— M. le vicomte de Falloux vient de publier, sous le titre de Louis XVI;
une histoire détaillée et intéressante dans laquelle il a su, sans exagération,
avec gravité et douceur, rassembler tous les traits de cette royale et vertueuse
destinée. « Reaucoup de livres, dit-il dans sa préface, ont été publiés sous le
titre de Vie ou d'Histoire de Louis XVI-, mais les uns dépassent promptement
leur cadre, les autres se renferment systématiquement dans l'éloge, tous peut-
être laissent encore place à une simple biographie. » Ce dessein modeste, et
qui est né chez lui d'un sentiment pieux , M. de Falloux l'a dignement rempli ;
pour ceux même qui ne prennent au malheureux monarque qu'un intérêt
humain et sans culte singulier, il y a profit à trouver rassemblés par une plume
élégante et judicieuse, tous les actes, les évènemens successifs, les motifs et
les intentions combattues qui composent sa triste fortune, et qui font comme
l'enchaînement de la trame. L'histoire s'éclaire ici de plus d'une vue du bio-
graphe; des citations habilement rapprochées et contrastées permettent au lec-
teur de conclure sans que l'auteur ait besoin de discuter. L'écueil de ce sujet
était une sorte de déclamation traditionnelle; M. de Falloux a su s'en garder,
et^ tout en demeurant sous l'empire d'un sentiment profond , il ne l'a produit
qu'avec discrétion, avec goût, et seulement à l'aide des faits.
V. DE SIars.
TABLE
DES MATIERES DU VINGT- TROISIEME VOLUME.
(quatrième sébie.)
PROSPER IMÉRIMÉE. — Colomba. 5
MIGNET. — Broussais. 118
EDGAR QUINET. — De l'Épopée indienne. 144
Chronique de la quinzaine — Histoire politique. 170
— Cabrera. 181
MICHEL CHEVALIER. — L'Europe et la Chine. 209
F. MERCEY. — La Peinture et la Sculpture en Italie. 256
PH. CHASLES. — Walter Raleigh. 279
LOUIS DE VIEL-CASTEL. — Théâtre espagnol. — Le Drame reli-
gieux. 321
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 348
ARMAND LEFEBVRE. — Frédéric-Guillaume III. 357
— Lettres à un Américain sur l'état des Sciences en France.
— M. Poisson. — - Troisième Lettre. 410
SAINTE-BEUVE. — Madame de Longueville. 438
THÉODORE PAVIE. — Les Harvis de l'Egypte et les Jongleurs de
l'Inde. 461
ALFRED DE MUSSET. — Une Soirée perdue. 470
— Politique extérieure. — L'Espagne. -L'Orient. 473
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 487
Revue musicale. 601
952 TABLE DES MATIÈRES.
— Espartero. 517
LOUIS REYBAUD. — Voyages. — V.irtémise à Taïti. 548
PH. CHASLES. — Le Marino. 581
SAINT-MARC GIRARDIN. — Les Confessions de saint Augustin-. 609
L. VIARDOT. — Pompei. 622
— Politique extérieure. — Négociations de Londres. 639
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 647
— États-Unis. — Industrie sétifère. 654
DUVERGIER DE HAURANNE. — De l'État actuel de l'Angleterre;
et du Ministère AYliig. 661
F. MERCEY. — Le Théâtre en Italie. — IV. Les quatre Masques de
la Comédie Italienne. — Le Théâtre moderne. 703
**** — Lettres du Nord et du Midi de l'Europe. —V. La Sicile. 749
L. VITET. — Le Tombeau de Napoléon. 768
— Politique extérieure. — L'Espagne. 782
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. ' 793
— De l'Influence de la France sur l'Allemagne. 801
— Commission des Affaires coloniales. 807
— Journal d'un Officier de Marine. — Manille. — Canton. —
Un Théâtre chinois, etc. 821
SAINTE-BEUVE. — Poètes et Romanciers modernes de la France. —
XL. INI. Eugène Sue. — Jean Cavalier. 869
ROSSI. — De la Démocratie en Amérique, par ]M. Alexis de Toc-
queville. 884
SAINT-IMARC GIRARDIN. — Méhémet-Ali. — Jperçu général sur
/'£g'y/)/e, par Clot-Bey. 905
..... — D'un Livre sur la Situation actuelle, publié en 1800. 921
— Politique extérieure. — L'Espagne. 932
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique, 943
rm DE LA TABLE.
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