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Full text of "Revue des deux mondes"

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t  4- 


TUFTS    COLLEGE    LIBRARY. 

JAMES  D.  PERKINS, 

OCT.    1901. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


QUATRIEME  SÉRIE 


TOME  XXIII.  —  1"  JUIN  1840. 


IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER   ET  C"«, 

RUE   DE    SEINE,    14   BIS. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME    VINGT-TROISIEME 


QUATRIEME    SERIE 


PARIS 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    DES    BEAUX-ARTS,     10 
1840 


ÎUFTS  COLLEGB 
LIBBABY. 


COLOMBA. 


Povera ,  orfana ,  zitella , 
Senza  cugini  carnali  !  — 
Ma  per  far  la  to  vindetta. 
Sla  siguru ,  vasta  anche  ella. 

{Complainte  funèbre  du  Niolo.  ) 


I. 


Dans  les  premiers  jours  du  mois  d'octobre  181.,  le  colonel  sir 
Thomas  Nevil,  Irlandais,  officier  distingué  de  l'armée  anglaise,  des- 
cendit avec  sa  fille  à  l'hôtel  Beauveau,  à  Marseille,  de  retour  d'un 
voyage  en  Italie.  L'admiration  continue  des  voyageurs  enthou- 
siastes a  produit  une  réaction,  et,  pour  se  singulariser,  beaucoup  de 
touristes  aujourd'hui  prennent  pour  devise  le  nil  admirari  d'Horace. 
C'est  à  cette  classe  de  voyageurs  mécontens  qu'appartenait  miss 
Lydia,  fille  unique  du  colonel.  La  Transfiguration  lui  avait  paru  mé- 
diocre ,  le  Vésuve  en  éruption  à  peine  supérieur  aux  cheminées  des 
usines  de  Birmingham.  En  somme,  sa  grande  objection  contre  l'Italie 
était  que  ce  pays  manquait  de  couleur  locale,  de  caractère.  Explique 
qui  pourra  le  sens  de  ces  mots  que  je  comprenais  fort  bien  il  y  a 
quelques  années,  et  que  je  n'entends  plus  aujourd'hui.  D'abord  miss 
Lydia  s'était  flattée  de  trouver  au-delà  des  Alpes  des  choses  que  per- 
sonne n'aurait  vues  avant  elle,  et  dont  elle  pourrait  parler  ce  avec  les 


6  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

honnêtes  gens^  y>  comme  dit  M.  Jourdain.  Mais  bientôt,  partout  de- 
vancée par  ses  compatriotes,  et  désespérant  de  rencontrer  rien  d'in- 
connu, elle  se  jeta  dans  le  parti  de  l'opposition.  11  est  bien  désagréa- 
ble, en  effet,  de  ne  pouvoir  parler  des  merveilles  de  l'Italie  sans  que 
quelqu'un  ne  vous  dise  :  «  Vous  connaissez  sans  doute  ce  Kapliaël  du 
palais  ***,  à  ***?  C'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  en  Italie.  »  Et  c'est 
justement  ce  qu'on  a  négligé  de  voir.  Comme  il  est  trop  long  de  tout 
voir,  le  plus  simple  c'est  de*tout  condamner  de  parti  pris. 

A  l'hôtel  Beauveau ,  miss  Lydia  eut  un  amer  désappointement.  Elle 
rapportait  un  joli  croquis  de  la  porte  pélasgique  ou  cyclopéenne  de 
Segni,  qu'elle  croyait  oubliée  par  les  dessinateurs.  Or,  lady  Frances 
Fenwick,  la  rencontrant  à  Marseille,  lui  montra  son  album ,  où ,  entre 
un  sonnet  et  une  fleur  desséchée,  figurait  la  porte  en  question ,  enlu- 
minée à  grand  renfort  de  terre  de  Sienne.  Miss  Lydia  donna  la  porte 
de  Segni  à  sa  femme  de  chambre,  et  perdit  toute  estime  pour  les 
constructions  pélasgiques. 

Ces  tristes  dispositions  étaient  partagées  par  le  colonel  Xevil,  qui, 
depuis  la  mort  de  sa  femme,  ne  voyait  les  choses  que  par  les  yeux  de 
miss  Lydia.  Pour  lui,  l'Italie  avait  le  tort  immense  d'avoir  ennuyé  sa 
fille,  et  par  conséquent  c'était  le  plus  ennuyeux  pays  du  monde.  Il 
n'avait  rien  à  dire,  il  est  vrai ,  contre  les  tableaux  et  les  statues  ;  mais 
ce  qu'il  pouvait  assurer,  c'est  que  la  chasse  était  miserai )le  dans  ce 
pays-là,  et  qu'il  fîillait  faire  dix  lieues  au  grand  soleil  dans  la  cam- 
pagne de  Home  pour  tuer  queUpies  méchantes  perdrix  rouges. 

Le  lendemain  de  son  arrivée  à  Marseille,  il  invita  à  diner  le  capi- 
taine Ellis,  son  ancien  adjudant,  qui  venait  de  passer  six  semaines 
en  Corse.  Le  capitaine  raconta  fort  bien  à  miss  Lydia  une  histoire  de 
bandits  qui  avait  le  mérite  de  ne  ressembler  nullement  aux  histoires 
de  voleurs  dont  on  l'avait  si  souvent  entretenue  sur  la  route  de  Rome 
à  Naples.  Au  dessert,  les  deux  hommes,  restés  seuls  avec  des  bou- 
teilles de  vin  de  Bordeaux ,  parlèrent  chasse,  et  le  colonel  apprit  qu'il 
n'y  a  pas  de  pays  où  elle  soit  plus  belle  qu'en  Corse,  plus  variée,  plus 
abondante.  —  On  y  voit  force  sangHers,  disait  le  capitaine  Ellis,  qu'il 
*faut  apprendre  à  distinguer  des  cochons  domestiques,  qui  leur  res- 
semblent d'une  manière  étonnante;  car,  en  tuant  un  cochon,  l'on  se 
fait  une  mauvaise  affaire  avec  leurs  gardiens.  Ils  sortent  d'un  taillis 
qu'ils  nomment  rnàquis,  armés  jusqu'aux  dents,  se  font  payer  leurs 
bêtes  et  se  moquent  de  vous.  Vous  avez  encore  le  mouflon,  fort 
étrange  animal  (pi'on  ne  trouve  pas  ailleurs,  fameux  gibier,  mais  dif- 
ficile. Cerfs,  daims,  faisans,  perdreaux ,  jamais  on  ne  pourrait  nom- 


eOEOMBA.  7 

brer  toutes  les  espèces  de  gibier  qui  fourmillent  en  Corse.  Si  vous 
aimez  à  tirer,  allez  en  Corse,  colonel;  là,  comme  disait  un  de  mes 
hôtes,  vous  pourrez  tirer  sur  tous  les  gibiers  possibles,  depuis  la  grive 
jusqu'à  l'homme. 

Au  thé,  le  capitaine  charma  de  nouveau  miss  Lydia  par  une  histoire 
de  vendette  transvers&Àe  (1),  encore  plus  bizarre  que  la  première,  et 
il  acheva  de  l'enthousiasmer  pour  la  Corse  en  lui  décrivant  l'aspect 
sauvage  du  pays,  qui  ne  ressemble  à  aucun  autre;  le  caractère  ori- 
ginal de  ses  habitons ,  leur  hospitalité  et  leurs  mœurs  primitives. 
Enfhi  il  mit  à  ses  pieds  un  joU  petit  stylet,  moins  remarquable  par 
sa  forme  et  sa  monture  eu  cuivre  que  par  son  origine.  Un  fameux 
bandit  l'avait  cédé  au  capitaine  Ellis,  garanti  pour  s'être  enfoncé  dans 
quatre  corps  humains.  Miss  Lydia  le  passa  dans  sa  ceinture,  le  mit 
sur  sa  table  de  nuit,  et  le  tira  deux  fois  de  son  fourreau  avant  de  s'en- 
dormir. De  son  côté,  le  colonel  rêva  qu'il  tuait  un  mouflon  et  que  le 
propriétaire  lui  en  faisait  payer  le  prix,  à  quoi  il  consentait  volon- 
tiers; car  c'était  un  animal  très  curieux,  qui  ressemblait  à  un  san- 
glier, avec  des  cornes  de  cerf  et  une  queue  de  faisan. 

—  Ellis  conte  qu'il  y  a  une  chasse  admirable  en  Corse,  dit  le 
colonel,  déjeunant  tête-à-tête  avec  sa  fdle;  si  ce  n'était  pas  si  loin, 
j'aimerais  à  y  passer  une  quinzaine. 

—  Eh  bien!  répondit  miss  Lydia,  pourquoi  n'irions-nous  pas  en 
Corse?  Pendant  que  vous  chasseriez,  je  dessinerais;  je  serais  charmée 
d'avoir  dans  mon  album  la  grotte  dont  parlait  le  capitaine  Ellis,  où 
Bonaparte  allait  étudier  quand  il  était  enfant. 

C'était  peut-être  la  première  lois  qu'un  désir  manifesté  par  le 
colonel  eût  obtenu  l'approbation  de  sa  fdle.  Enchanté  de  cette  ren- 
contre inattendue,  il  eut  pourtant  le  bon  sens  de  faire  quelques  objec- 
tions pour  irriter  l'heureux  caprice  de  miss  Lydia.  En  vain  il  parla 
de  la  sauvagerie  du  pays  et  de  la  difficulté  pour  une  femme  d'y 
voyager:  elle  ne  craignait  rien;  elle  aimait  par-dessus  tout  à  voyager 
à  cheval;  elle  se  faisait  une  fête  de  coucher  au'  bivouac;  elle  mena- 
çait d'aller  en  Asie-Mineure.  Bref,  elle  avait  réponse  à  tout,  car 
jamais  Anglaise  n'avait  été  en  Corse,  donc  elle  devait  y  aller.  Et 
quel  bonheur,  de  retour  dans  Saint-James's-Place,  de  montrer  son 
album!  — Pourquoi  donc,  ma  chère,  passez-vous  ce  charmant  dessin? 
—  Oh!  ce  n'est  rien.  C'est  un  croquis  que  j'ai  fait  d'après  un  fameux 

(1)  C'est  la  vengeance  qtie  l'on  fait  tomber  sur  un  parent  plus  ou  moins  éloigné 
(Iti  l'auteur  de  roiïense. 


8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bandit  corse  qui  nous  a  servi  de  guide.  —  Comment!  vous  avez  été 
en  Corse?... 

Les  bateaux  à  vapeur  n'existant  point  encore  entre  la  France  et  la 
Corse,  on  s'enquit  d'un  navire  en  partance  pour  l'île  que  miss  Lydia 
se  proposait  de  découvrir.  Dès  le  jour  même,  le  colonel  écrivit  à 
Paris  pour  décommander  l'appartement  qui  devait  le  recevoir,  et  fit 
marché  avec  le  patron  d'une  goélette  corse  qui  allait  faire  voile  pour 
Ajaccio.  Il  y  avait  deux  chambres  telles  quelles.  On  embarqua  des 
provisions;  le  patron  jura  qu'un  vieux  sien  matelot  était  un  cuisinier 
estimable  et  n'avait  pas  son  pareil  pour  la  bouille-abaisse;  il  promit 
que  mademoiselle  serait  convenablement,  qu'elle  aurait  bon  vent, 
belle  mer.  En  outre,  d'après  les  volontés  de  sa  fille,  le  colonel  stipula 
que  le  capitaine  ne  prendrait  aucun  passager,  et  qu'il  s'arrangerait 
pour  raser  les  côtes  de  l'île  de  façon  qu'on  pût  jouir  de  la  vue  des 
montagnes. 


IL 


Au  jour  fixé  pour  le  départ,  tout  était  emballé,  embarqué  dès  le 
matin  :  la  goélette  devait  partir  avec  la  brise  du  soir.  En  attendant,  le 
colonel  se  promenait  avec  sa  fille  dans  la  Canebière,  lorsque  le  patron 
l'aborda  pour  lui  demander  la  permission  de  prendre  à  son  bord  un 
de  ses  parens,  c'est-à-dire  le  petit  cousin  du  parrain  de  son  fils  aîné, 
lequel  retournant  en  Corse,  son  pays  natal,  pour  affaires  pressantes, 
ne  pouvait  trouver  de  navire  pour  le  passer.  — C'est  un  charmant  gar- 
çon, ajouta  le  capitaine  Matei,  militaire,  officier  aux  chasseurs  à  pied 
de  la  garde,  et  qui  serait  déjà  colonel  si  l'autre  était  encore  empereur. 

—  Puisque  c'est  un  militaire,  dit  le  colonel...  il  allait  ajouter  :  Je 
consens  volontiers  à  ce  qu'il  vienne  avec  nous.  Mais  miss  Lydia 
s'écria  en  anglais  : 

—  Un  officier  d'infanterie  !  (  son  père  ayant  servi  dans  la  cavalerie, 
elle  avait  du  mépris  pour  toute  autre  arme,)  un  homme  sans  éduca- 
tion peut-être,  qui  aura  le  mal  de  mer,  et  qui  nous  gâtera  tout  le 
plaisir  de  la  traversée  ! 

Le  patron  n'entendait  pas  un  mot  d'anglais,  mais  il  parut  com- 
prendre ce  que  disait  miss  Lydia  à  la  petite  moue  de  sa  jolie  bouche, 
et  il  commença  un  éloge  en  trois  points  de  son  parent,  qu'il  termina 
en  assurant  que  c'était  un  homme  très  comme  il  faut,  d'une  famille 
de  caporaux,  et  qu'il  ne  gênerait  en  rien  M.  le  colonel,  car  lui» 


COLOMBA.  9 

patron ,  se  chargeait  de  le  loger  dans  un  coin  où  l'on  ne  s'aperce- 
vrait pas  de  sa  présence. 

Le  colonel  et  miss  Nevil  trouvèrent  singulier  qu'il  y  eût  en  Corse 
des  familles  où  l'on  fût  ainsi  caporal  de  père  en  fds;  mais  comme  ils 
pensaient  pieusement  qu'il  s'agissait  d'un  caporal  d'infanterie,  ils 
conclurent  que  c'était  quelque  pauvre  diable  que  le  patron  voulait 
emmener  par  charité.  S'il  se  fût  agi  d'un  officier,  on  eût  été  obligé 
de  lui  parler,  de  vivre  avec  lui;  mais,  avec  un  caporal,  il  n'y  a  pas  à 
se  gêner,  et  c'est  un  être  sans  conséquence  lorsque  son  escouade  n'est 
pas  là,  baïonnette  au  bout  du  fusil ,  pour  vous  mener  où  vous  n'avez 
pas  envie  d'aller. 

—  Votre  parent  a-t-il  le  mal  de  mer?  demanda  miss  Nevil  d'un 
ton  sec. 

—  Jamais,  mademoiselle.  Le  cœur  ferme  comme  un  roc,  sur  mer 
comme  sur  terre. 

—  Eh  bien  !  vous  pouvez  l'emmener,  dit-elle. 

—  Vous  pouvez  l'emmener,  répéta  le  colonel,  et  ils  continuèrent 
leur  promenade. 

Vers  cinq  heures  du  soir,  le  capitaine  Matei  vint  les  chercher  pour 
monter  à  bord  de  la  goélette.  Sur  le  port,  près  de  la  yole  du  capi- 
taine, ils  trouvèrent  un  grand  jeune  homme  vêtu  d'une  redingote 
bleue  boutonnée  jusqu'au  menton,  le  teint  basané,  les  yeux  noirs, 
vifs,  bien  fendus,  l'air  franc  et  spirituel.  A  la  manière  dont  il  effaçait 
les  épaules,  à  sa  petite  moustache  frisée,  on  reconnaissait  facilement 
un  militaire;  car  à  cette  époque  les  moustaches  ne  couraient  pas  les 
rues,  et  la  garde  nationale  n'avait  pas  encore  introduit  dans  toutes 
les  familles  la  tenue  avec  les  habitudes  de  corps-de-garde. 

Le  jeune  homme  ôta  sa  casquette  en  voyant  le  colonel,  et  le 
remercia  sans  embarras  et  en  bons  termes  du  service  qu'il  lui  rendait. 

—  Charmé  de  vous  être  utile ,  mon  garçon ,  dit  le  colonel  en  lui 
faisant  un  signe  de  tête  amical  ;  et  il  entra  dans  la  yole. 

—  Il  est  sans  gêne,  votre  Anglais,  dit  tout  bas  en  italien  le  jeune 
homme  au  patron. 

Celui-ci  plaça  son  index  sous  son  œil  gauche  et  abaissa  les  deux 
coins  de  sa  bouche.  Pour  qui  comprend  le  langage  des  signes,  cela 
voulait  dire  que  l'Anglais  entendait  l'italien  et  que  c'était  un  homme 
bizarre.  Le  jeune  homme  sourit  légèrement,  toucha  son  front  en 
réponse  au  signe  de  Matei ,  comme  pour  lui  dire  que  tous  les  Anglais 
avaient  quelque  chose  de  travers  dans  la  tête ,  puis  il  s'assit  auprès 


10  REVUE  PES  DEUX  MONDES. 

du  patron ,  et  considéra  avec  beaucoup  d'attention ,  mais  sans  imper- 
tinence, sa  jolie  compagne  de  voyage. 

Ils  ont  bonne  tournure,  ces  soldats  français,  dit  le  colonel  à  sa 

fille  en  anglais;  aussi  en  fait-on  facilement  des  officiers. 

Puis,  s'adressant  en  français  au  jeune  homme  : 

—  Dites-moi,  mon  brave,  dans  quel  régiment  avez-vous  servi? 
Celui-ci  donna  un  léger  coup  de  coude  au  père  du  fdleul  de  son 

petit  cousin ,  et,  comprimant  un  sourire  ironique,  répondit  qu'il  avait 
été  dans  les  chasseurs  à  pied  de  la  garde,  et  que  présentement  il 
sortait  du  1'"'  léger. 

—  Est-ce  que  vous  avez  été  à  Waterloo?  Vous  êtes  bien  jeune. 

—  Pardon,  mon  colonel;  c'est  ma  seule  campagne. 

—  Elle  compte  double,  dit  le  colonel. 
Le  jeune  Corse  se  mordit  les  lèvres. 

—  Papa,  dit  miss  Lydia  en  anglais,  demandez-lui  donc  si  les  Corses 
aiment  beaucoup  leur  Bonaparte. 

Avant  que  le  colonel  eût  traduit  la  question  en  français ,  le  jeune 
homme  répondit  en  assez  bon  anglais,  quoique  avec  un  accent  pro- 
noncé : 

—  Vous  savez,  mademoiselle,  que  nul  n'est  prophète  en  son  pays. 
iSous  autres  compatriotes  de  Napoléon,  nous  l'aimons  peut-être 
moins  que  les  Français.  Quant  à  moi,  bien  que  ma  famille  ait  été 
autrefois  l'ennemie  de  la  sienne,  je  l'aime  et  l'admire. 

—  Vous  parlez  anglais!  s'écria  le  colonel. 

—  Fort  mal,  comme  vous  pouvez  vous  en  apercevoir. 

Bien  qu'un  peu  choquée  de  son  ton  dégagé ,  miss  Lydia  ne  put 
s'empêcher  de  rire  en  pensant  à  une  inimitié  personnelle  entre  un 
caporal  et  un  empereur.  Ce  lui  fut  comme  un  avant-goût  des  singu- 
larités de  la  Corse,  et  elle  se  promit  de  noter  le  trait  sur  son  journal. 

—  Peut-être  avez-vous  été  prisonnier  en  Angleterre?  demanda  le 
colonel. 

—  Non,  mon  colonel.  J'ai  appris  l'anglais  en  France,  tout  jeune, 
d'un  prisonnier  de  votre  nation. 

;Puis,  s'adressant  à  miss  Nevil  : 

—  Matei  m'a  dit  que  vous  reveniez  d'Italie.  Vous  parlez  sans  doute 
-le  pur  toscan,  mademoiselle;  vous  serez  un  peu  embarrassée,  je  le 
crains,  pour  comprendre  notre  patois. 

—  Ma  fdle  entend  tous  les  patois  italiens,  répondit  le  colonel;  eMe 
/aie  don  des  laitues.  Ce  n'est  pas  comme  moi. 


COLOMBA.  fli 

—  Mademoiselle  comprendrait-elle,  par  exempl(3,  ces  vers  d'une 
de  nos  chansons  corses?  C'est  un  berger  qui  dit  à  une  bergère  : 

S'entrassi  'ndru  Paradisu,  santu,  santu, 
E  nun  truvassi  a  tia,  mi  n'esciria  (1). 

Miss  Lydia  comprit,  et  trouvant  la  citation  audacieuse,  et  plus 
encore  le  regard  qui  l'accompagnait,  elle  répondit  en  rougissant: 
Capisco. 

—  Et  vous  retournez  dans  votre  pays  en  semestre?  demanda  le 
colonel. 

—  Non ,  mon  colonel.  Ils  m'ont  mis  en  demi-solde,  probablement 
parce  que  j'ai  été  à  Waterloo  et  que  je  suis  compatriote  de  Napoléon. 
Je  retourne  chez  moi,  léger  d'espoir,  léger  d'argent,  comme  dit  la 
chanson. 

Et  il  soupira  en  regardant  le  ciel. 

Le  colonel  mit  la  main  à  sa  poche ,  et  retournant  entre  ses  doigts 
une  pièce  d'or,  il  cherchait  une  phrase  pour  la  glisser  poliment  dans 
la  main  de  son  ennemi  malheureux. 

—  Et  moi  aussi,  dit-il  d'un  ton  de  bonne  humeur,  on  m'a  mis  en 
demi-solde;  mais...  Avec  votre  demi-solde,  vous  n'avez  pas  de  quoi 
vous  acheter  du  tabac.  Tenez,  caporal. 

Et  il  essiya  de  faire  entrer  la  pièce  d'or  dans  la  main  fermée  que 
le  jeune  homme  appuyait  sur  le  bord  de  la  yole. 

Le  jeune  Corse  rougit ,  se  redressa ,  se  mordit  les  lèvres,  et  parais- 
sait disposé  à  répondre  avec  emportement,  quand  tout  à  coup,  chan- 
geant d'expression,  il  éclata  de  rire.  Le  colonel,  la  pièce  à  la  main, 
demeurait  tout  ébahi. 

—  Colonel,  dit  le  jeune  homme  reprenant  son  sérieux  ,  permettez- 
moi  de  vous  donner  deux  avis.  Le  premier,  c'est  de  ne  jamais  offrir 
de  l'argent  à  un  Corse,  car  il  y  a  de  mes  compatriotes  assez  impolis 
pour  vous  le  jeter  à  la  tête;  le  second,  c'est  de  ne  pas  donner  aux 
gens  des  titres  qu'ils  ne  réclament  point.  Vous  m'appelez  caporal ,  et 
je  suis  lieutenant.  Sans  doute,  la  différence  n'est  pas  bien  grande, 
mais 

—  Lieutenant!  s'écria  sir  Thomas,  lieutenant!  mais  le  patron  m'a 
dit  que  vous  étiez  caporal,  ainsi  que  votre  père  et  tous  les  hommes 
de  votre  famille. 

A  ces  mots  le  jeune  homme,  se  laissant  aller  à  la  renverse,  se  mit 

(1)  «  Si  j'entrais  dans  le  paradis  saint,  saint,  et  si  je  ne  t'y  trouvais  pas,  j'en 
sortirais.  »  (  Serenata  di  Zicavo.) 


12  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

à  rire  de  plus  belle,  et  de  si  bonne  grâce  que  le  patron  et  ses  deux 
matelots  éclatèrent  en  chœur. 

—  Pardon,  colonel,  dit  enfin  le  jeune  homme;  mais  le  quiproquo 
est  admirable,  je  ne  l'ai  compris  qu'à  l'instant.  En  effet,  ma  famille 
se  glorifie  de  compter  des  caporaux  parmi  ses  ancêtres  ;  mais  nos 
caporaux  corses  n'ont  jamais  eu  de  galons  sur  leurs  habits.  Vers  l'an 
de  grâce  1100,  quelques  communes,  s'étant  révoltées  contre  la  tyran- 
nie des  seigneurs  montagnards,  se  choisirent  des  chefs  qu'elles  nom- 
mèrent caporaux.  Dans  notre  île ,  nous  tenons  à  honneur  de  des- 
cendre de  ces  espèces  de  tribuns. 

—  Pardon,  monsieur,  s'écria  le  colonel,  miUe  fois  pardon.  Puisque 
vous  comprenez  la  cause  de  ma  méprise,  j'espère  que  vous  voudrez 
bien  l'excuser. 

Et  il  lui  tendit  la  main. 

—  C'est  la  juste  punition  de  mon  petit  orgueil,  colonel,  dit  le  jeune 
homme  riant  toujours  et  serrant  cordialement  la  main  de  l'Anglais; 
je  ne  vous  en  veux  pas  le  moins  du  monde.  Puisque  mon  ami  Matei 
m'a  si  mal  présenté,  permettez-moi  de  me  présenter  moi-même  ;  je 
m'appelle  Orso  délia  Rebbia,  lieutenant  en  demi-solde,  et  si,  comme 
je  le  présume  en  voyant  ces  deux  beaux  chiens,  vous  venez  en  Corse 
pour  chasser,  je  serai  très  flatté  de  vous  faire  les  honneurs  de  nos 
maquis  et  de  nos  montagnes...  si  toutefois  je  ne  les  ai  pas  oubhés, 
ajouta-t-il  en  soupirant. 

En  ce  moment  la  yole  touchait  la  goélette.  Le  lieutenant  offrit  la 
main  à  miss  Lydia,  puis  aida  le  colonel  à  se  guinder  sur  le  pont.  Là, 
sir  Thomas,  toujours  fort  penaud  de  sa  méprise,  et  ne  sachant  com- 
ment faire  oublier  son  impertinence  à  un  homme  qui  datait  de  l'an 
1100,  sans  attendre  l'assentiment  de  sa  fille,  le  pria  à  souper  en  lui 
renouvelant  ses  excuses  et  ses  poignées  de  main.  Miss  Lydia  fronçait 
bien  un  peu  le  sourcil ,  mais ,  après  tout ,  elle  n'était  pas  fâchée  de 
savoir  ce  que  c'était  qu'un  caporal;  son  hôte  ne  lui  avait  pas  déplu, 
elle  commençait  même  à  lui  trouver  un  certain  je  ne  sais  quoi  aristo- 
cratique; seulement  il  avait  l'air  trop  franc  et  trop  gai  pour  un  héros 
de  roman. 

—  Lieutenant  délia  Rebbia,  dit  le  colonel  en  le  saluant  à  la  ma- 
nière anglaise,  un  verre  de  vin  de  Madère  à  la  main,  j'ai  vu  en  Es- 
pagne beaucoup  de  vos  compatriotes  :  c'était  de  la  fameuse  infan- 
terie en  tirailleurs. 

—  Oui,  beaucoup  sont  restés  en  Espagne,  dit  le  jeune  lieutenant 
d'un  air  sérieux. 


COLOMBA.  13 

—  Je  n'oublierai  jamais  la  conduite  d'un  bataillon  corse  à  la  ba- 
taille de  Vitoria,  poursuivit  le  colonel.  Il  doit  m'en  souvenir,  ajouta- 
t-il  en  se  frottant  la  poitrine.  Toute  la  journée  ilsavaicntété  en  tirail- 
leurs dans  les  jardins,  derrière  les  haies,  et  nous  avaient  tué  je  ne 
sais  combien  d'hommes  et  de  chevaux.  La  retraite  décidée,  ils  se  ral- 
lièrent et  se  mirent  à  fder  grand  train.  En  plaine,  nous  espérions 
prendre  notre  revanche,  mais  mes  drôles — excusez,  lieutenant,  —  ces 
braves  gens  s'étaient  formés  en  carré,  et  il  n'y  avait  pas  moyen  de  les 
rompre.  Au  milieu  du  carré,  je  crois  le  voir  encore,  il  y  avait  un  officier 
monté  sur  un  petit  cheval  noir;  il  se  tenait  à  côté  de  l'aigle,  fumant 
son  cigare  comme  s'il  eût  été  au  café.  Parfois,  comme  pour  nous 
braver,  leur  musique  nous  jouait  des  fanfares...  Je  lance  sur  eux  mes 
deux  premiers  escadrons...  Bah!  au  lieu  de  mordre  sur  le  front  du 
carré,  voilà  mes  dragons  qui  passent  à  côté,  puis  font  demi-tour,  et 
reviennent  fort  en  désordre  et  plus  d'un  cheval  sans  maître...  et  tou- 
jours la  diable  de  musique  !  Quand  la  fumée  qui  enveloppait  le  ba- 
taillon se  dissipa,  je  revis  l'officier  à  côté  de  l'aigle ,  fumant  encore 
son  cigare.  Enragé,  je  me  mis  moi-même  à  la  tète  d'une  dernière 
charge.  Leurs  fusils,  crasses  à  force  de  tirer,  ne  partaient  plus,  mais 
les  soldats  étaient  formés  sur  six  rangs,  la  baïonnette  au  nez  des  che- 
vaux; on  eût  dit  un  mur.  Je  criais,  j'exhortais  mes  dragons,  je  serrais 
la  botte  pour  faire  avancer  mon  cheval ,  quand  l'officier  dont  je  vous 
parlais,  ôtant  enfin  son  cigare,  me  montra  de  la  main  à  un  de  ses 
hommes.  J'entendis  quelque  chose  comme  :  Al  capello  bianco!  J'avais 
un  plumet  blanc.  Je  n'en  entendis  pas  davantage,  car  une  balle  me 
traversa  la  poitrine.  —  C'était  un  beau  bataillon ,  monsieur  délia 
Ilebbia,  le  premier  du  18'  léger,  tous  Corses,  à  ce  qu'on  me  dit  depuiç, 

—  Oui,  dit  Orso  dont  les  yeux  brillaient  pendant  ce  récit,  ils  sou- 
tinrent la  retraite  et  rapportèrent  leur  aigle;  mais  les  deux  tiers  de 
ces  braves  gens  dorment  aujourd'hui  dans  la  plaine  de  Vitoria. 

—  Et  par  hasard!  sauriez-vous  le  nom  de  l'officier  qui  les  com- 
mandait? 

—  C'était  mon  père.  Il  était  alors  major  au  18",  et  fut  fait  colonel 
pour  sa  conduite  dans  cette  triste  journée. 

—  Votre  père  !  Par  ma  foi ,  c'était  un  brave  !  J'aurais  du  plaisir  à  le 
revoir,  et  je  le  reconnaîtrais  j'en  suis  sur.  Vit-il  encore? 

—  Non  colonel,  dit  le  jeune  homme  pàhssant  légèrement. 

—  Était-il  à  Waterloo? 

—  Oui ,  colonel ,  mais  il  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  tomber  sur  un 
champ  de  bataille...  Il  est  mort  en  Corse...  il  y  a  deux  ans...  Mon 


14,  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Dieu!  (lue  cette  mer  est  belle!  11  y  a  dix  ans  que  je  n'ai  vu  la  Médi- 
terranée. —  Ne  trouvez-vous  pas  la  Méditenanée  plus  belle  que 
l'Océan,  mademoiselle? 

—  Je  la  trouve  trop  bleue...  et  les  vagues  manquent  de  grandeur. 

—  Vous  aimez  la  beauté  sauvage,  mademoiselle?  A  ce  compte  je' 
crois  que  la  Corse  vous  plaira. 

—  Ma  fille,  dit  le  colonel,  aime  tout  ce  qui  est  extraordinaire; 
c'est  pourquoi  l'Italie  ne  lui  a  guère  plu. 

—  Je  ne  connais  de  l'Italie,  ditOrso,  quePise,  oùj'ai passé  quelque' 
temps  au  collège;  mais  je  ne  puis  penser  sans  admiration  au  Campo- 
Santo,  au  Dôme,  à  la  Tour  penchée,  au  Campo-Santo  surtout.  Vous  vous 
rappelez  la  Mort  d'Orgagna...  Je  crois  que  je  pourrais  la  dessiner,  tant 
elle  est  restée  gravée  dans  ma  mémoire. 

Miss  Lydia  craignit  que  M.  le  lieutenant  ne  s'engageât  dans  une 
tirade  d'enthousiasme. 

—  C'est  très  joli,  dit-elle  en  bâillant.  Pardon,  mon  père,  j'ai  un 
peu  mal  à  la  tête,  je  vais  descendre  dans  ma  chambre. 

Elle  baisa  son  père  sur  le  front ,  fit  un  signe  de  tête  majestueux  à 
Orso  et  disparut.  Les  deux  hommes  causèrent  alors  chasse  et  guerre. 

Ils  apprirent  qu'à  Waterloo  ils  étaient  en  face  l'un  de  l'autre,  et 
qu'ils  avaient  dû  échanger  bien  des  balles.  Leur  bonne  intelligence  en 
redoubla.  Tour  à  tour  ils  critiquèrent  Napoléon,  Wellington  et  Blii- 
cher,  puis  ils  chassèrent  ensemble  le  daim,  le  sangher  et  le  mouflon. 
Enfin  la  nuit  étant  déjà  très  avancée,  et  !a  dernière  bouteille  de  bor- 
deaux finie,  le  colonel  serra  de  nouveau  la  main  du  lieutenant  et  lui 
souhaita  le  bonsoir,  en  exprimant  l'espoir  de  cultiver  une  connaissance 
commencée  d'une  façon  si  ridicule,  lis  se  séparèrent,  et  chacun  fut  se 
coucher. 

III. 

La  nuit  était  belle,  la  lune  se  jouait  sur  les  flots,  le  navire  voguait 
doucement  au  gré  d'une  brise  légère,  ^liss  Lydia  n'avait  point  envie 
de  dormir,  et  ce  n'était  que  la  présence  d'un  profane  qui  l'avait  em- 
pêchée de  goiiter  ces  émotions  qu'en  mer,  et  par  un  clair  de  lune, 
tout  être  humain  éprouve  quand  il  a  deux  grains  de  poL-sie  dans  le 
cœur.  Lorsqu'elle  jugea  que  le  jeune  lieutenant  dormait  sur  les  deux 
oreilles,  comme  un  être  prosaïque  qu'il  était,  elle  se  leva,  prit  une 
pelisse,  éveilla  sa  femme  de  chambre  et  monta  sur  le  pont.  H  n'y  avait 
personne  qu'un  matelot  au  gouvernail,  lequel  chantait  une  espèce  de 


COÏX)MBA.  =^ 

complainte  dans  le  dialecte  corse,  sur  un  air  sauvage  et  monotone. 
Dans  le  calme  de  la  nuit,  cette  musique  étrange  avait  son  oliarme. 
Malheureusement  miss  Lydia  ne  comprenait  pas  entièrement  ce  que 
chantait  le  matelot.  Au  milieu  de  beaucoup  de  lieux  communs ,  un 
vers  énergique  excitait  vivement  sa  curiosité;  mais  bientôt,  au  plus 
beau  moment ,  arrivaient  quelques  mots  de  patois  dont  le  sens  lui 
échappait.  Elle  comprit  pourtant  qu'il  était  question  d'un  meurtre. 
Les  imprécations  contre  les  assassins,  les  menaces  de  vengeance,  l'é- 
loge du  mort,  tout  cela  était  confondu  pêle-mêle.  Elle  retint  quelques 
vers  que  je  vais  essayer  de  traduire. 

«  . . . .  ]N'i  les  canons ,  ni  les  baïonnettes  —  n'ont  fait  pâlir  son  front,  —  serein 
sur  un  champ  de  bataille  —  comme  un  ciel  d'été.  —  Il  était  le  faucon  ami  de 
l'aigle,  —  miel  des  sables  pour  ses  amis,  —  pour  ses  ennemis  la  mer  en  cour- 
roux. —  Plus  haut  que  le  soleil,  —  plus  doux  que  la  lune. —  Lui  que  les 
ennemis  de  la  France  —  n'attendirent  jamais,  —  des  assassins  de  son  pays 
—  l'ont  frappé  par  derrière,  — comme  Vittolo  tua  Sampiero  Corso  (1).  — 
Jamais  ils  n'eussent  osé  le  regarder  en  face.  — ...  Placez  sur  la  muraille  devant 
mon  lit,  —  ma  croix  d'honneur  bien  gagnée.  —  Rouge  en  est  le  ruban.  — 
Plus  rouge  ma  chemise.  —  A  mon  fils,  mon  fils  en  lointain  pays,  —  gardez 
ma  croix  et  ma  chemise  sanglante.  —  Il  y  verra  deux  trous.  —  Pour  chaque 
trou,  un  trou  dans  une  autre  chemise.  —  Mais  la  vengeance  sera-t-elle  faite 
alors? —  Il  me  faut  la  main  qui  a  tiré ,  —  l'œil  qui  a  visé ,  —  le  cœur  qui  a 
pensé...  » 

Le  matelot  s'arrêta  tout  à  coup. — Pourquoi  ne  continuez-vous  pas, 
mon  ami?  demanda  miss  Nevil. 

Le  matelot ,  d'un  mouvement  de  tête,  lui  montra  une  figure  qui 
sortait  du  grand  panneau  de  la  goélette.  C'était  Orso  qui  venait  jouir 
du  clair  de  lune. 

—  Achevez  donc  votre  complainte ,  dit  miss  Lydia.  Elle  me  faisait 
grand  plaisir. 

Le  matelot  se  pencha  vers  elle  et  dit  fort  bas  :  Je  ne  donne  le  Rim- 
beccu  à  personne. 

—  Comment?  le  ....? 

Le  matelot,  sans  répondre,  se  mit  à  siffler. 

—  Je  vous  prends  à  admirer  notre  Méditerranée ,  miss  Nevil ,  dit 
Orso,  s'avançant  auprès  d'elle.  Convenez  qu'on  ne  voit  point  ailleurs 
cette  lune-ci . 

(1)  V.  Filippini,  livre  XI.  —  Le  nom  de  Vitloio  est  encore  en  exécration  parmi 
les  Corses.  C'est  aujourd'hui  un  synonyme  de  traître. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  la  regardais  pas.  J'étais  toute  occupée  à  étudier  le  corse. 
Ce  matelot,  qui  chantait  une  complainte  des  plus  tragiques,  s'est 
arrêté  au  plus  beau  moment. 

Le  matelot  se  baissa  comme  pour  mieux  lire  sur  la  boussole,  et  tira 
rudement  la  pelisse  de  miss  Kevil.  Il  était  évident  que  sa  complainte 
ne  pouvait  pas  être  chantée  devant  le  lieutenant  Orso. 

—  Que  chantais-tu  là ,  Paolo  France ,  dit  Orso  ;  est-ce  une  ballata  ? 
un  vocero  (1)?  Mademoiselle  te  comprend  et  voudrait  entendre  la  fin. 

—  Je  l'ai  oubliée,  Ors'  Anton',  dit  le  matelot.  Et  sur-le-champ  il  se 
mit  à  entonner  à  tue-tête  un  cantique  à  la  Vierge. 

Miss  Lydia  écouta  le  cantique  avec  distraction,  et  ne  pressa  pas 
davantage  le  chanteur,  se  promettant  bien  toutefois  de  savoir  plus 
tard  le  mot  de  l'énigme.  Mais  sa  femme  de  chambre,  qui,  étant  de  Flo- 
rence, ne  comprenait  pas  mieux  que  sa  maîtresse  le  dialecte  corse, 
était  aussi  curieuse  de  s'instruire,  et  s'adressant  à  Orso  avant  que 
celle-ci  pût  l'avertir  par  un  coup  de  coude  :' Monsieur  le  capitaine, 
dit-elle,  que  veut  dire  donner  le  rimbecco? 

—  Le  rimbecco  î  dit  Orso,  mais  c'est  faire  la  plus  mortelle  injure  à 
un  Corse  :  c'est  lui  reprocher  de  ne  pas  s'être  vengé.  Qui  vous  a 
parlé  de  rimbecco  (2)  ? 

—  C'est  hier,  à  Marseille,  répondit  miss  Lydia  avec  empressement, 
que  le  patron  de  la  goélette  s'est  servi  de  ce  mot. 

—  Et  de  qui  parlait-il?  demanda  Orso  avec  vivacité. 

—  Oh  !  il  nous  contait  une  vieille  histoire...  du  temps  de...  oui,  je 
crois  que  c'était  à  propos  de  Vannina  d'Ornano. 

—  La  mort  de  Vannina,  je  le  suppose,  mademoiselle,  ne  vous  a  pas 
fait  beaucoup  aimer  notre  héros,  le  brave  Sampiero? 

(1)  Lorsque  un  homme  est  mort,  particulièrement  lorsqu'il  a  été  assassiné,  on 
place  son  corps  sur  une  table,  et  les  femmes  de  sa  l'amille,  à  leur  défaut,  des  amies 
ou  même  des  femmes  étrangères  connues  parleur  talent  poétique,  improvisent 
devant  un  auditoire  nombreux  des  complaintes  en  vers  dans  le  dialecte  du  pays. 
On  nomme  ces  femmes  voceratrici,  ou ,  suivant  la  prononciation  corse,  buceratrici, 
et  la  complainte  s'appelle  vocero,  buceru,  buceratu,  sur  la  cote  orientale,  ballata 
sur  la  côté  opposée.  Le  mot  vocero,  ainsi  que  ses  dérivés  uocerar,  voceratrice, 
vient  du  latin  vociferare.  Quelquefois  plusieurs  femmes  improvisent  tour  à  tour,  et 
fréquemmenl  la  femme  ou  la  lille  du  mort  chante  elle-même  la  complainte  funèbre. 

(2)  Rimbeccare  en  italien  signitie  renvoyer,  riposter,  rejeter.  Dans  le  dialecte 
corse,  cela  veut  dire  :  adresser  un  reproche  offensant  et  public.  —  On  donne  le 
rimbeccu  au  tils  d'un  homme  assassiné  en  lui  disant  que  son  père  n'est  pas  vengé. 
Le  rimbeccu  est  une  espèce  de  mise  en  demeure  pour  l'homme  qui  n'a  pas  encore 
lavé  une  injure  dans  le  sang.  La  loi  génoise  punissait  très  sévèrement  l'auteur  d'un 
rimbecco. 


COLOMBA.  17 

—  Mais  trouvez-vous  que  ce  soit  bien  héroïque? 

—  Son  crime  a  pour  excuse  les  mœurs  sauvages  du  temps.  Et  puis 
Sampiero  faisait  une  guerre  à  mort  aux  Génois;  quelle  conflance 
auraient  pu  avoir  en  lui  ses  compatriotes,  s'il  n'avait  pas  puni  celle 
qui  cherchait  à  traiter  avec  Gênes? 

—  Vannina,  dit  le  matelot,  était  partie  sans  la  permission  de  son 
mari  :  Sampiero  a  bien  fait  de  lui  tordre  le  cou. 

—  Mais,  dit  miss  Lydia,  c'était  pour  sauver  son  mari ,  par  amour 
pour  lui,  qu'elle  allait  demander  sa  grâce  aux  Génois. 

—  Demander  sa  grâce,  c'était  l'avilir,  s'écria  Orso. 

—  Et  la  tuer  lui-même!  poursuivit  miss  Nevil.  Quel  monstre  ce 
devait  être  ! 

—  Vous  savez  qu'elle  lui  demanda  comme  une  faveur  de  périr  de 
sa  main.  Othello,  mademoiselle,  le  regardez-vous  aussi  comme  un 
monstre? 

—  Quelle  différence  !  il  était  jaloux  ;  Sampiero  n'avait  que  de  la 
vanité. 

—  Et  la  jalousie,  n'est-ce  pas  aussi  de  la  vanité?  C'est  la  vanité  de 
l'amour,  et  vous  l'excusez  peut-être  en  faveur  du  motif? 

Miss  Lydia  lui  jeta  un  regard  plein  de  dignité,  et  s'adressant  au 
matelot,  lui  demanda  quand  la  goélette  arriverait  au  port. 

—  Après-demain,  dit-il,  si  lèvent  continue. 

—  Je  voudrais  déjà  voir  Ajaccio,  car  ce  navire  m'excède. 

Elle  se  leva,  prit  le  bras  de  sa  femme  de  chambre,  et  fit  quelques 
pas  sur  le  tillac;  Orso  demeura  immobile  auprès  du  gouvernail,  ne 
sachant  s'il  devait  se  promener  avec  elle  ou  bien  cesser  une  conver- 
sation qui  paraissait  l'importuner. 

-^  Belle  fille,  par  le  sang  de  la  madone  !  dit  le  matelot;  si  toutes 
les  puces  de  mon  lit  lui  ressemblaient,  je  ne  me  plaindrais  pas  d'en 
être  mordu  ! 

Miss  Lydia  entendit  peut-être  cet  éloge  naïf  de  sa  beauté  et  s'en 
effaroucha,  car  elle  descendit  presque  aussitôt  dans  sa  chambre. 
Bientôt  après,  Orso  se  retira  de  son  côté.  Dès  qu'il  eut  quitté  le  tillac, 
la  femme  de  chambre  remonta,  et  après  avoir  fait  subir  un  interro- 
gatoire au  matelot,  rapporta  les  renseignemens  suivans  à  sa  maîtresse  : 
La  ballata  interrompue  par  la  présence  d'Orso  avait  été  composée  à 
l'occasion  de  la  mort  du  colonel  délia  Rebbia,  père  du  susdit,  assas- 
siné il  y  avait  deux  ans.  Le  matelot  ne  doutait  pas  qu'Orso  ne  revînt 
en  Corse  pour  faire  la  vengeance,  c'était  son  expression,  et  affirmait 
qu'avant  peu  on  verrait  de  la  viande  fraîche  dans  le  village  de  Pietra- 

TOME  XXIII.  2 


18  REVIE  DBS  ©EUX  MONDES. 

nera.  Traduction  faite  de  ce  terme  national,  il  résultait  que  le  sei- 
gneur Orso  «e  proposait  d'assassiner  deux  ou  trois  personnes  soup- 
çonnées d'avoir  assassiné  son  père,  lesquelles,  à  la  vérité,  avaient  été 
■recherchées  en  justice  pour  ce  fait,  mais  s'étaient  trouvées  blanches 
comme  neige,  attendu  qu'elles  avaient  dans  leur  manche  juges,  avo- 
cats, préfet  et  gendarmes.  —  H  n'y  a  pas  de  justice  en  Corse,  ajoutait  le 
matelot,  et  je  fais  plus  de  cas  d'un  bon  fusil  que  d'un  conseiller  à  la 
cour  royale.  Quand  on  a  un  ennemi,  il  faut  choisir  entre  les  trois  S  [1). 
Ces  renseignemens  intéressans  changèrent  d'une  façon  notable  les 
manières  et  les  dispositions  de  miss  Lydia  à  l'égard  du  heutenant 
délia  Rebbia.  Dès  ce  moment  il  était  devenu  un  personnage  aux  yeux 
de  la  romanesque  xVnglaise.  Maintenant,  cet  air  d'insouciance,  ce  ton 
de  franchise  et  de  bonne  humeur  qui  d'abord  l'avaient  prévenue  défa- 
vorablement, devenaient  pour  elle  un  mérite  de  plus,  car  c'était  la 
profonde  dissimulation  d'une  ame  énergique  qui  ne  laisse  percer  à 
l'extérieur  aucun  des  sentimens  qu'elle  renferme.  Orso  lui  parut  une 
espèce  de  Fiesque,  cachant  de  vastes  desseins  sous  une  apparence  de 
légèreté;  et  quoiqu'il  soit  moins  beau  de  tuer  quelques  coquins  que 
de  délivrer  sa  patrie,  cependant  une  belle  vengeance  est  belle;  et 
d'ailleurs  les  femmes  aiment  assez  qu'un  héros  ne  soit  pas  homme 
politique.  Alors  seulement  miss  Nevil  remarqua  que  le  jeune  lieute- 
nant avait  de  fort  grands  yeux,  des  dents  blanches,  une  taille  élé- 
gante, de  l'éducation  et  quelque  usage  du  monde.  Elle  lui  parla  sou- 
vent dans  la  journée  suivante,  et  sa  conversation  l'intéressa.  Il  fut 
longuement  questionné  sur  son  pays,  et  il  en  parlait  bien.  La  Corse, 
qu'il  avait  quittée  fort  jeune,  d'abord  pour  aller  au  collège,  puis  à 
l'École  militaire,  était  restée  dans  son  esprit  parée  de  couleurs  poé- 
tiques. Il  s'animait  en  parlant  de  ses  montagnes,  de  ses  forêts,  des 
coutumes  originales  de  ses  habitans.  Comme  on  peut  le  penser,  le 
mot  de  vengeance  se  présenta  plus  d'une  fois  dans  ses  récits,  car  il 
est  impossible  de  parler  des  Corses  sans  attaquer  ou  sans  justifier 
leur  passion  proverbiale.  Orso  surprit  un  peu  miss  Nevil  «n  condam- 
nant d'une  manière  générale  les  haines  interminables  de  ses  compa- 
triotes. Chez  les  paysans  toutefois,  il  cherchait  à  les  excuser,  et  disait 
que  la  vendette  est  le  duel  des  pauvres.  Cela  est  si  vrai,  disait-il, 
qu'on  ne  s'assassine  qu'après  un  défi  en  règle.  «Garde-toi,  je  me 
garde,  »  te'les  sont  les  paroles  sacramentelles  qu'échangent  deux 

(1)  Expression  nationale,  c'est-à-dire  sc/t/opeffo,  stiletto,  strada,  fusil,  stylet, 
fuite. 


COLOMBA'.  l'9- 

ennemis  avant  de  se  tendre  des  embuscades  l'un  à  l'autre,  11  y  a  plus 
d'assassinats  chez  nous,  ajouta-t-il,  que  partout  ailleurs;  mais  jamais 
vous  ne  trouverez  une  cause  ignoble  à  ces  crimes.  Nous  avons,  il  est 
vrai,  beaucoup  de  meurtriers,  mais  pas  un  voleur. 

Lorsqu'il  prononçait  les  mots  de  vengeance  et  de  meurtre,  miss 
Lydia  le  regardait  attentivement,  mais  sans  découvrir  sur  ses  traits  la 
moindre  trace  d'émotion.  Comme  elle  avait  décidé  qu'il  avait  la  force 
d'ame  nécessaire  pour  se  rendre  impéiiétrable  à  tous  les  yeux,  les 
siens  exceptés,  bien  entendu,  elle  continua  de  croire  fermement  que 
les  mânes  du  colonel  délia  Rebbia  n'attendraient  pas  long-temps  la 
satisfaction  qu'elles  réclamaient. 

Déjà  la  goélette  était  en  vue  de  la  Corse.  Le  patron  nommait  les 
points  principaux  de  la  côte,  et,  bien  qu'ils  fussent  tous  parfaitement 
inconnus  à  miss  Lydia,  elle  trouvait  quelque  plaisir  à  savoir  leurs 
noms.  Rien  de  plus  ennuyeux  qu'un  paysage  anonyme.  Parfois  le 
télescope  du  colonel  faisait  apercevoir  quelque  insulaire,  vêtu  de  drap 
brun,  armé  d'un  long  fusil,  monté  sur  un  petit  cheval,  et  galopant 
sur  des  pentes  rapides.  Miss  Lydia,  dans  chacun,  croyait  voir  un 
bandit,  ou  bien  im  fds  allant  venger  la  mort  de  son  père;  mais  Orso 
assurait  que  c'était  quelque  paisible  habitant  du  bourg  voisin  voya- 
geant pour  ses  affaires  ;  qu'il  portait  un  fusil  moins  par  nécessité  que 
par  galanterie,  par  mode,  de  même  (ju'un  dandy  ne  sort  qu'avec 
une  canne  élégante.  Bien  qu'un  fusil  soit  une  arme  moins  noble  et 
moins  poétique  qu'un  stylet,  miss  Lydia  trouvait  que,  pour  un  homme, 
cela  était  plus  galatit  qu'une  canne,  et  elle  se  rappelait  que  tous  les 
héros  de  lord  Byron  meurent  d'une  balle  et  non  d'un  classique  poi- 
gnard. 

Après  trois  jours  de  navigation,  on  se  trouva  devant  les  Sanguinaires, 
et  le  magnilique  panorama  du  golfe  d'Ajaccio  se  dévidoppa  aux  yeux 
de  nos  voyageurs.  C'est  avec  raison,  qu'on  le  compare  à  la  vue  de  la 
baie  de  Naples;  et  au  moment  où  la  goélette  entrait  dans  le  port,  un 
maquis  en  feu,  couvrant  de  fumée  la  punta  di  Girato,  rappelait  le 
Vésuve,  et  ajoutait  à  la  ressemblance.  Pour  qu'elle  fût  complète,  il 
faudrait  qu'une  armée  d'Attila  vînt  s'abattre  sur  les  environs  de  Na- 
ples; car  tout  est  mort  et  désert  autour  d'Ajaccio.  Au  lieu  de  ces  élé- 
gantes fabriques  qu'on  découvre  de  tous  côtés  depuis  Castellamare 
jusqu'au  cap  Misène,  on  ne  voit,  autour  du  golfe  d'Ajaccio,  que  de 
sombres  maquis  et  derrière  des  montagnes  pelées.  Pas  une  villa ,  pas 
une  habitation.  Seulement,  çà  et  là,  sur  les  hauteurs  autour  de  la 
ville ,  quelques  constructions  blanches  se  détachent,  isolées  sur  un 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fond  de  verdure;  ce  sont  des  chapelles  funéraires,  des  tombeaux  de 
famille.  Tout,  dans  ce  paysage,  est  d'une  beauté  grave  et  triste. 

L'aspect  de  la  ville,  surtout  à  cette  époque,  augmentait  encore  l'im- 
pression causée  par  la  solitude  de  ses  alentours.  Nul  mouvement  dans 
les  rues,  où  l'on  ne  rencontre  qu'un  petit  nombre  de  figures  oisives 
et  toujours  les  mêmes.  Point  de  femmes,  sinon  quelques  paysannes 
qui  viennent  vendre  leurs  denrées.  On  n'entend  point  parler  haut, 
rire,  chanter,  comme  dans  les  villes  italiennes.  Quelquefois,  à  l'ombre 
d'un  arbre  de  la  promenade,  une  douzaine  de  paysans  armés  jouent 
aux  cartes  ou  regardent  jouer.  Ils  ne  crient  pas,  ne  se  disputent 
jamais  ;  si  le  jeu  s'anime,  on  entend  alors  des  coups  de  pistolet ,  qui 
toujours  précèdent  la  menace.  Le  Corse  est  naturellement  grave  et 
silencieux.  Le  soir,  quelques  figures  paraissent  pour  jouir  de  la  fraî- 
cheur, mais  les  promeneurs  du  cours  sont  presque  tous  des  étrangers. 
Les  insulaires  restent  devant  leurs  portes;  chacun  semble  aux  aguets 
comme  un  faucon  sur  son  nid. 


IV. 

Après  avoir  visité  la  maison  où  Napoléon  est  né,  après  s'être  pro- 
curé par  des  moyens  plus  ou  moins  catholiques  un  peu  du  papier  de 
la  tenture,  miss  Lydia,  le  second  jour  de  son  arrivée  en  Corse,  se 
sentit  saisir  d'une  tristesse  profonde ,  comme  il  doit  arriver  à  tout 
étranger  qui  se  trouve  dans  un  pays  dont  les  habitudes  insociables 
semblent  le  condamner  à  un  isolement  complet.  Elle  regretta  son 
coup  de  tête;  mais  partir  sur-le-champ ,  c'eût  été  compromettre  sa  ré- 
putation de  voyageuse  intrépide;  miss  Lydia  se  résigna  donc  à  prendre 
patience  et  à  tuer  le  temps  de  son  mieux.  Dans  cette  généreuse  ré- 
solution, elle  prépara  crayons  et  couleurs,  esquissa  des  vues  du 
golfe,  et  fit  le  portrait  d'un  paysan  basané,  qui  vendait  des  melons 
comme  un  maraîcher  du  continent,  mais  qui  avait  une  barbe  blanche 
et  l'air  du  plus  féroce  coquin  qui  se  put  voir.  Tout  cela  ne  suffisant 
point  à  l'amuser,  elle  résolut  de  faire  tourner  la  tête  au  descendant 
des  caporaux,  et  la  chose  n'était  pas  difficile,  car,  loin  de  se  presser 
pour  revoir  son  village,  Orso  semblait  se  plaire  fort  à  Ajaccio,  bien 
qu'il  n'y  vît  personne.  D'ailleui-s  miss  Lydia  s'était  proposé  une  noble 
tâche,  celle  de  civiliser  cet  ours  des  montagnes  et  de  le  faire  renoncer 
aux  sinistres  desseins  qui  le  ramenaient  dans  son  île.  Depuis  qu'elle 
avait  pris  la  peine  de  l'étudier,  elte  s'était  dit  qu'il  serait  dommage  de 


COLOMBA.  21 

laisser  ce  jeune  homme  courir  à  sa  perte,  et  que  pour  elle  il  serait 
glorieux  de  convertir  un  Corse. 

Les  journées,  pour  nos  voyageurs,  se  passaient  comme  il  suit  :  le 
matin,  le  colonel  et  Orso  allaient  à  la  chasse;  miss  Lydia  dessinait  ou 
écrivait  à  ses  amies,  afin  de  pouvoir  dater  ses  lettres  d'Ajaccio.  Vers 
six  heures,  les  hommes  revenaient,  chargés  de  gibier;  on  dînait,  miss 
Lydia  chantait,  le  colonel  s'endormait,  et  les  jeunes  gens  demeu- 
raient fort  tard  à  causer. 

Je  ne  sais  quelle  formalité  de  passeport  avait  obligé  le  colonel  Nevil 
à  faire  une  visite  au  préfet;  celui-ci,  qui  s'ennuyait  fort  ainsi  que  la 
plupart  de  ses  collègues,  avait  été  ravi  d'apprendre  l'arrivée  d'un 
Anglais,  riche,  homme  du  monde  et  père  d'une  jolie  fille.  Aussi,  il 
l'avait  parfaitement  reçu,  et  accablé  d'offres  de  services;  de  plus, 
fort  peu  de  jours  après,  il  fut  lui  rendre  sa  visite.  Le  colonel,  qui 
venait  de  sortir  de  table,  était  confortablement  étendu  sur  un  sofa, 
tout  près  de  s'endormir;  sa  fille  chantait  devant  un  piano  délabré , 
Orso  tournait  les  feuillets  de  son  cahier  de  musique,  et  regardait 
les  épaules  et  les  cheveux  blonds  de  la  virtuose.  On  annonça  M.  le 
préfet;  le  piano  se  tut,  le  colonel  se  leva,  se  frotta  les  yeux,  et  pré- 
senta le  préfet  à  sa  fille  :  —  Je  ne  vous  présente  pas  M.  délia  Rebbia, 
dit-il,  car  vous  le  connaissez  sans  doute? 

—  Monsieur  est  le  fils  du  colonel  délia  Rebbia?  demanda  le  préfet 
d'un  air  légèrement  embarrassé. 

—  Oui ,  monsieur,  répondit  Orso. 

—  J'ai  eu  l'honneur  de  connaître  monsieur  votre  père. 

Les  lieux  communs  de  conversation  s'épuisèrent  bientôt.  Malgré 
lui,  le  colonel  bâillait  assez  fréquemment;  en  sa  qualité  de  libéral, 
Orso  ne  voulait  point  parler  à  un  satellite  du  pouvoir;  miss  Lydia  sou- 
tenait seule  la  conversation.  De  son  côté,  le  préfet  ne  la  laissait  pas 
languir,  et  il  était  évident  qu'il  avait  un  vif  plaisir  à  parler  de  Paris  et 
du  monde  à  une  femme  qui  connaissait  toutes  les  notabilités  de  la 
société  européenne.  De  temps  en  temps,  et  tout  en  parlant,  il  obser- 
vait Orso  avec  une  curiosité  singulière. 

—  C'est  sur  le  continent  que  vous  avez  connu  M.  délia  Rebbia? 
demanda-t-il  à  miss  Lydia. 

Miss  Lydia  répondit  avec  quelque  embarras,  qu'elle  avait  fait  sa 
connaissance  sur  le  navire  qui  les  avait  amenés  en  Corse. 

—  C'est  un  jeune  homme  très  comme  il  faut,  dit  le  préfet  à  demi- 
voix.  Et  vous  a-t-il  dit,  continua-t-il  encore  plus  bas,  dans  quelle 
intention  il  revient  en  Corse? 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Miss  Lydia  prit  son  air  majestueux:  —  Je  ne  le  lui  ai  point  de^ 
mandé ,  dit-elle ,  vous  pouvez  l'interroger. 

Le  préfet  garda  le  silence;  mais,  un  moment  après,  entendant 
Orso  adresser  au  colonel  quelques  mots  en  anglais  :  —  Vous  avez 
beaucoup  voyagé ,  monsieur,  dit-il ,  à  ce  qu'il  paraît.  Vous  devez- avoir 
oublié  la  Corse...  et  ses  coutumes. 

—  Il  est  vrai,  j'étais  bien  jeune  quand  je  l'ai  quittée. 

—  Vous  appartenez  toujours  à  l'armée? 

—  Je  suis  en  demi-solde,  monsieur. 

—  Vous  avez  été  trop  long-temps  dans  l'armée  française,  pour  ne 
pas  devenir  tout-à-fait  Français,  je  n'en  doute  pas,  monsieur. 

11  prononça  ces  derniers  mots  avec  une  emphase  marquée. 

Ce  n'est  pas  flatter  prodigieusement  les  Corses,  que  de  leur  rap- 
peler qu'ils  appartiennent  à  la  grande  nation.  Ils  veulent  être  un 
peuple  à  part,  et  cette  prétention,  ils  la  justifient  assez  bien  pour 
qu'on  la  leur  accorde.  Orso,  un  peu  piqué ,  répliqua  :  —  Pensez-vous, 
monsieur  le  préfet,  qu'un  Corse,  pour  être  homme  d'honneur,  ait 
besoin  de  servir  dans  l'armée  française? 

—  Non ,  certes,  dit  le  préfet,  ce  n'est  nullement  ma  pensée;  je  parle 
seulement  de  certaines  coutumes  de  ce  pays-ci,  dont  quelques- 
unes  ne  sont  pas  telles  qu'un  administrateur  voudrait  les  voir.  —  Il 
appuya  sur  ce  mot  de  coutumes,  et  prit  l'expression  la  plus  grave  que 
sa  r^ure  comportait.  Bientôt  après,  il  se  leva  et  sortit,  emportant  la 
promesse  que  miss  Lydia  irait  voir  sa  femme  à  la  préfecture. 

Quand  il  fut  parti:  —  Il  fallait,  dit  miss  Lydia,  que  j'allasse  en 
Corse,  pour  apprendre  ce  que  c'est  qu'un  préfet.  Celui-ci  me  paraît 
assez  aimable. 

—  Pour  moi ,  dit  Orso,  je  n'en  saurais  dire  autant,  et  je  le  trouve 
bien  singulier  avec  son  air  emphatique  et  mystérieux. 

Le  colonel  était  plus  qu'assoupi;  miss  Lydia  jeta  un  coup  d'œil 
de  son  côté,  et,  baissant  la  voix  :  —Et  moi ,  je  trouve,  dit-elle,  qu'il 
n'est  pas  si  mystérieux  que  vous  le  prétendez,  car  je  crois  l'avoir 
compris. 

—  Vous  êtes,  assurément,  bien  perspicace,  missNevil;  et,  si  vous 
voyez  quelque  esprit  dans  ce  qu'il  vient  de  dire ,  il  faut  assurément 
que  vous  l'y  ayez  mis. 

—  C'est  une  phrase  de  marquis  de  Mascarille ,  monsieur  délia 
Rebbia,  je  crois;  mais. . . ,  voulez-vous  que  je  vous  donne  une  preuve  de 
ma  pénétration?  Je  suis  un  peu  sorcière,  et  je  sais  ce  que  pensent 
les  gens  que  j'ai  vus  deux  fois. 


GOIsOiMBA.  23 

—  Mofi  Dieu!  vous  m'effrayez. -Si  vous<saviez  lire  dans  la  pensée, 
je  ne  sais  si  je  devrais  en  être  content  ou  affligé... 

—  Monsieur  dcUa  Rebbia,  continua  miss  Lydia  en  rougissant, 
nous  ne  nous  connaissons  que  depuis  quelques  jours  ;  mais  en  mer, 
et  dans  les  pays  barbares,  —  vous  m'excuserez,  je  l'espère...  —  dans  les 
pays  barbares,  on  devient  ami  plus  tôt  que  dans  le  monde...  Ainsi,  ne 
vous  étonnez  pas,  si  je  vous  parle  en  amie,  de  choses  un  peu  bien 
intimes,  et  dont  peut-être  un  étranger  ne  devrait  pas  se  mêler. 

—  Oh  !  ne  dites  pas  ce  mot-là ,  miss  Nevil  ;  l'autre  me  plaisait  bien 
mieux. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  je  dois  vous  dire  que ,  sans  avoir  cherché  à 
savoir  vos  secrets,  je  me  trouve  les  avoir  api)ris  en  partie,  et  il  y  en  a 
qui  m'affligent.  Je  sais,  monsieur,  le  malheur  qui  a  frappé  votre 
famille;  on  m'a  beaucoup  parlé  du  caractère  vindicatif  de  vos  compa- 
triotes et  de  leur  manière  de  se  venger...  N'est-ce  pas  à  cela  que  le 
préfet  faisait  allusion? 

—  Miss  Lydia  peut-elle  penser!....  Et  Orso  devint  pâle  comme  la 
mort. 

—  Non,  monsieur  délia  Rebbia,  dit-elle  en  l'interrompant;  je  sais 
que  vous  êtes  un  gentleman  plein  d'honneur.  Vous  m'avez  dit  vout- 
môme  qu'il  n'y  avait  plus  dans  votre  pays  que  les  gens  du  peuple  qui 

connussent  la  vendetle qu'il  vous  plaît  d'appeler  une  forme  du 

duel... 

—  Me  croiriez-vous  donc  capable  de  devenir  jamais  un  assassin? 

—  Puisque  je  vous  parle  de  cela,  monsieur  Orso,  vous  devez  bien 
voir  que  je  ne  doute  pas  de  vous,  et  si  je  vous  ai  parlé,  poursuivit-elle 
en  baissant  les  yeux,  c'est  que  j'ai  compris  que,  de  retour  dans  votre 
pays,  entouré  peut-être  de  préjugés  barbares,  vous  seriez  bien  aise 
de  savoir  qu'il  y  a  quelqu'un  qui  vous  estime  pour  votre  courage  à 
leur  résister.  —  Allons,  dit-elle  en  se  levant,  ne  parlons  plus  de  ces 
vilaines  choses-là;  elles  me  font  mal  à  la  tête,  et  d'ailleurs  il  est  bien 
tard.  Vous  ne  m'en  voulez  pas?  Bonsoir,  à  l'anglaise.  Et  elle  lui  tendit 
la  main. 

Orto  la  pressa  d'un  air  grave  et  pénétré. 

—  Mademoiselle,  dit-il,  savez-vous  qu'il  y  a  des  momens  où  l'ins- 
tinct du  pays  se  réveille  en  moi.  Quelquefois,  lorsque  je  songe  à  mon 
pauvre  père...  alors  d'affreuses  idées  m'obsèdent.  Grâce  à  vous,  j'en 
suis  à  jamais  délivré.  Merci,  merci. 

11  allait  poursuivre;  mais  miss  Lydia  fit  tomber  une  cuiller  à  thé, 
et  le  bruit  réveilla  le  colonel. 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Délia  Rebbia,  demain  à  cinq  heures  en  chasse.  Soyez  exact. 

—  Oui,  mon  colonel. 

V. 

Le  lendemain,  un  peu  avant  le  retour  des  chasseurs,  miss  Nevil, 
qui  avait  été  se  promener  au  bord  de  la  mer  avec  sa  femme  de  cham- 
bre, regagnait  l'auberge,  lorsqu'elle  remarqua  une  jeune  femme 
vôtue  de  noir,  montée  sur  un  cheval  de  petite  taille,  mais  vigoureux , 
qui  entrait  dans  la  ville,  suivie  d'une  espèce  de  paysan  à  cheval  aussi, 
en  veste  de  drap  brun  trouée  aux  coudes ,  une  gourde  en  bandou- 
lière, un  pistolet  pendant  à  la  ceinture;  à  la  main,  un  fusil,  dont  la 
crosse  reposait  dans  une  poche  de  cuir  attachée  à  l'arçon  de  la  selle; 
bref,  en  costume  complet  de  brigand  de  mélodrame  ou  de  bourgeois 
corse  en  voyage.  La  beauté  remarquable  de  la  femme  attira  d'abord 
l'attention  de  miss  Nevil.  Elle  paraissait  avoir  une  vingtaine  d'années. 
Elle  était  grande ,  blanche ,  les  yeux  bleu  foncé ,  la  bouche  rose ,  les 
dents  comme  de  l'émail.  Dans  son  expression  on  lisait  à  la  fois  l'or- 
gueil, l'inquiétude  et  la  tristesse.  Sur  la  tète,  elle  portait  ce  voile  de 
soie  noire  nommé  mezzaro,  que  les  Génois  ont  introduit  en  Corse, 
et  qui  sied  si  bien  aux  femmes.  De  longues  nattes  de  cheveux  châ- 
tains lui  formaient  comme  un  turban  autour  de  la  tête.  Son  costume 
était  propre,  mais  de  la  plus  grande  simplicité. 

Miss  Nevil  eut  tout  le  temps  de  la  considérer,  car  la  dame  au  mez- 
zaro s'était  arrêtée  dans  la  rue  à  questionner  quelqu'un  avec  beau- 
coup d'intérêt,  comme  il  semblait  à  l'expression  de  ses  yeux;  puis, 
sur  la  réponse  qui  lui  fut  faite,  elle  donna  un  coup  de  houssine  à  sa 
monture,  et,  prenant  le  grand  trot,  ne  s'arrêta  qu'à  la  porte  de 
l'hôtel  où  logeaient  sir  Thomas  Nevil  et  Orso.  Là ,  après  avoir  échangé 
quelques  mots  avec  l'hôte,  la  jeune  femme  sauta  lestement  à  bas  de 
son  cheval,  et  s'assit  sur  un  banc  de  pierre  à  côté  de  la  porte  d'entrée, 
tandis  que  son  écuyer  conduisait  les  chevaux  à  l'écurie.  Miss  Lydia 
passa  avec  son  costume  parisien  devant  l'étrangère  sans  qu'elle  levât 
les  yeux.  Un  quart  d'heure  après,  ouvrant  sa  fenêtre,  elle  vit  encore 
la  dame  au  mezzaro  assise  à  la  même  place  et  dans  la  même  attitude. 
Bientôt  parurent  le  colonel  et  Orso,  revenant  de  la  chasse.  Alors 
l'hôte  dit  quelques  mots  à  la  demoiselle  en  deuil ,  et  lui  désigna  du 
doigt  le  jeune  délia  Rebbia.  Celle-ci  rougit,  se  leva  avec  vivacité,  fit 
quelques  pas  en  avant,  puis  s'arrêta  immobile  et  comme  interdite. 
Orso  était  tout  près  d'elle,  la  considérant  avec  curiosité. 


COLOMBA.  25 

—  Vous  êtes,  dit-elle  d'une  voix  émue,  Orso  Antonio  délia  Rebbia? 
Moi,  je  suis  Colomba. 

—  Colomba!  s'écria  Orso. 

Et  la  prenant  dans  ses  bras,  il  l'embrassa  tendrement,  ce  qui 
étonna  un  peu  le  colonel  et  sa  Glle,  car,  en  Angleterre,  on  ne  s'em- 
brasse pas  dans  la  rue. 

—  Mon  frère,  dit  Colomba,  vous  me  pardonnerez  si  je  suis  venue 
sans  votre  ordre;  mais  j'ai  appris  par  nos  amis  que  vous  étiez  arrivé, 
et  c'était  pour  moi  une  si  grande  consolation  de  vous  voir... 

Orso  l'embrassa  encore;  puis,  se  tournant  vers  le  colonel  : 

—  C'est  ma  sœur,  dit-il ,  que  je  n'aurais  jamais  reconnue  si  elle 
ne  s'était  nommée.  —  Colomba,  le  colonel  sir  Thomas  Nevil.  — 
Colonel,  vous  voudrez  bien  m'excuser,  mais  je  ne  pourrai  avoir 
l'honneur  de  dîner  avec  vous  aujourd'hui...  Ma  sœur... 

—  Eh!  où  diable  voulez-vous  dîner,  mon  cher?  s'écria  le  colonel; 
vous  savez  bien  qu'il  n'y  a  qu'un  dîner  dans  cette  maudite  auberge, 
et  il  est  pour  nous.  Mademoiselle  fera  grand  plaisir  à  ma  fille  de  se 
joindre  à  nous. 

Colomba  regarda  son  frère,  qui  ne  se  fit  pas  trop  prier,  et  tous 
ensemble  entrèrent  dans  la  plus  grande  pièce  de  l'auberge,  qui  ser- 
vait au  colonel  de  salon  et  de  salle  à  manger.  M"""  délia  Rebbia,  pré- 
sentée à  miss  Nevil ,  lui  fit  une  profonde  révérence,  mais  ne  dit  pas 
une  parole.  On  voyait  qu'elle  était  très  effarouchée,  et  que  pour  la 
première  fois  de  sa  vie  peut-être  elle  se  trouvait  en  présence  d'étran- 
gers gens  du  monde.  Cependant  dans  ses  manières  il  n'y  avait  rien 
qui  sentît  la  province  :  chez  elle,  l'étrangeté  sauvait  la  gaucherie.  Elle 
plut  à  miss  Nevil  par  cela  môme,  et  comme  il  n'y  avait  pas  de  chambre 
disponible  dans  l'hôtel  que  le  colonel  et  sa  suite  avaient  envahi, 
miss  Lydia  poussa  la  condescendance  ou  la  curiosité  jusqu'à  offrir  à 
M"^  délia  Rebbia  de  lui  faire  dresser  un  lit  dans  sa  propre  chambre. 

Colomba  balbutia  quelques  mots  de  remerciement  et  s'empressa 
de  suivre  la  femme  de  chambre  de  miss  Nevil  pour  faire  à  sa  toilette 
les  petits  arrangemens  que  rend  nécessaires  un  voyage  à  cheval  par 
la  poussière  et  le  soleil. 

En  rentrant  dans  le  salon ,  elle  s'arrêta  devant  les  fusils  du  colonel 
que  les  chasseurs  venaient  de  déposer  dans  un  coin  :  —  Les  belles 
armes!  dit-elle.  Sont-elles  à  vous,  mon  frère? 

—  Non ,  ce  sont  des  fusils  anglais  au  colonel.  Ils  sont  aussi  bons 
qu'ils  sont  beaux. 


26B'  REVUE   DES  DEDX  MONDES. 

■— Jfe  voudrai»  bien ,  dit  Colomba,  que  vous  en  eussiez  un  sei»- 
blable. 

—  Il  y  en  a  certainement  un,  dans  ces  trois-là,  qui  appartient  à 
délia  Rehbia,  s'écria  le  colonel.  11  s'en  sert  trop  bien.  Aujourd'hui 
quatorze  coups  de  fusil,  quatorze  pièces! 

Aussitôt  s'établit  un  combat  de  générosité,  dans  lequel  Orso  fut 
vaincu  à  la  grande  satisfaction  de  sa  sœur,  comme  il  était  facile  de 
s'en  apercevoir  à  l'expression  de  joie  enfantine  qui  brilla  tout  d'un 
coup  sur  son  visage  tout  à^  Theure  si  sérieux.  —  Choisissez,  mon 
cher,  disait  le  colonel.  Orso  refusait.  —  Eh  bien  !  mademoiselle  votre 
sœur  choisira  pour  vous.  —  Colomba  ne  se  le  tit  pas  dire  deux  fois,  elie 
prit  le  moins  orné  des  fusils,  mais  c'était  un  excellent  Manton  de  gros 
calibre  :  — ^  Celui-ci,  dit-elle,  doit  bien  porter  la  balle. 

Son  frère  s'embarrassait  dans  ses  remerciemens,  lorsque  le  dîner 
parut  fort  à  propos  pour  le  tirer  d'afiaire.  ^liss  Lydia  fut  charmée  de 
voir  que  Colomba,  qui  avait  fait  quelque  résistance  pour  se  mettre  à 
table,  et  qui  n'avait  cédé  que  sur  un  regard  de  son  frère,  faisait  en 
bonne  catholique  le  signe  de  la  croix  avant  de  manger  :  —  Bon,  se 
dit-elle,  voilà  qui  est  primitii";  et  elle  se  promit  de  faire  plus  d'une 
observation  intéressante  sur  ce  jeune  représentant  des  vieilles  mœurs 
de  la  (^orse.  Pour  Orso,  il  était  évidemment  un  peu  mal  à  son  aise,  par 
la  crainte  sans  doute  que  sa  sœur  ne  dît  ou  ne  fît  quelque  chose  qur 
sentît  trop  son  village.  Mais  Colomba  l'observait  sans  cesse,  et  réglait 
tous  ses  mouvemens  sur  ceux  de  son  frère.  Quelquefois  elle  le  consi- 
dérait fixement  avec  une  étrange  expression  de  tristesse ,  et  alors ,  si 
les  yeux  d'Orso  rencontraient  les  siens,  il  était  le  premier  à  détour- 
ner ses  regards,  comme  s'il  eût  voulu  se  soustraire  à  une  question  que 
sa  sœur  lui  adressait  mentalement  et  qu'il  comprenait  trop  bien.  0» 
parlait  fratiçais,  car  le  colonel  s'exprimait  fort  mal  en  italien.  Colomba 
entendait  le  français  et  prononçait  même  assez  bien  le  peu  de  mots 
qu'elle  était  forcée  d'échanger  avec  ses  hôtes. 

Après  le  dîner,  le  colonel,  qui  avait  remarqué  l'espèce  de  con- 
trainte qui  régnait  entre  le  frère  et  la  sœur,  demanda  avec  sa  fran- 
chise ordinaire  à  Orso  s'il  ne  désirait  point  causer  seul  avec  M"*  Co- 
lomba, offrant  dans  ce  cas  de  passer  avec  sa  ivlle  dans  la  pièce  voisine. 
Mais  Orso  se  hâta  de  le  remercier  et  de  dire  qu'ils  auraient  bien  le 
temps  de  causer  à  Pietranera.  C'était  le  nom  du  village  où  il  devait 
faire  sa  résidence. 

Le  colonel  prit  donc  sa  place  accoutumée  sur  le  sofa,  et  miss  Nevil, 


COLOMBA.  27 

après  avoir  essayé  plusieurs  sujets  de  conversation,  désespérant  de 
faire  parler  la  belle  Colomba,  pria  Orso  de  lui  lire  un  chant  du  Dante; 
c'était  son  poète  favori.  Orso  ciioisit  le  chant  de  l'enfer  où  se  trouve 
l'épisode  de  Francesca  da  Himini,  et  se  mit  à  lire,  accentuant  de  son 
mieux  ces  sublimes  tercets,  qui  expriment  si  bien  le  danger  de  lire  à 
deux  un  livre  d'amour.  A  mesure  qu'il  lisait,  Colomba  se  rapprochait 
de  la  table,  relevait  la  tète  qu'elle  avait  tenue  baissée;  ses  prunelles 
dilatées  brillaient  d'un  feu  extraordinaire;  elle  rougissait  et  pâlissait 
tour  à  tour,  elle  s'agitait  convulsivement  sur  sa  chaise.  Admirable 
organisation  italienne  qui,  pour  comprendre  la  poésie,  n'a  pas  be- 
soin qu'un  pédant  lui  en  démontre  les  beautés. 

Quand  la  lecture  fut  terminée  :  —  Que  cela  est  beau!  s'écria-t-elle. 
Qui  a  fait  cela,  mon  frère? 

Orso  fut  un  peu  déconcerté ,  et  miss  Lydia  répondit  en  souriant 
que  c'était  un  poète  florentin  mort  depuis  plusieurs  siècles. 

—  Je  te  ferai  lire  le  Dante,  dit  Orso,  quand  nous  serons  à  Pietranera. 

—  Mon  Dieu,  que  cela  est  beau!  répétait  Colomba,  et  elle  dit  trois 
ou  quatre  tercets  qu'elle  avait  retenus,  d'abord  à  voix  basse,  puis, 
s'animant,  elle  les  déclama  tout  haut  avec  plus  d'expression  que  son 
frère  n'en  avait  mis  à  les  lire. 

Miss  Lydia  très  étonnée  :  —  Vous  paraissez  aimer  beaucoup  la 
poésie,  dit-elle.  Que  je  vous  envie  le  bonheur  que  vous  aurez  à  lire  le 
Dante  comme  un  livre  nouveau  ! 

—  Vous  voyez,  miss  Nevil,  disait  Orso,  quel  pouvoir  ont  1rs  vers 
du  Dante,  pour  émouvoir  ainsi  une  petite  sauvagesse  qui  ne  sait  que 
son  Pater...  Mais,  je  me  trompe.  Je  me  rappelle  que  Colomba  est  du 
métier.  Tout  enfant,  elle  s'escrimait  à  faire  des  vers,  et  mon  père 
m'écrivait  qu'elle  était  la  plus  grande  voccratrice  de  Pietranera  et  de 
deux  lieues  à  la  ronde. 

Colomba  jeta  un  coup  d'œil  suppliant  à  son  frère.  Miss  Nevil  avait 
ouï  parler  des  improvisatrices  corses  et  mourait  d'envie  d'en  entendre 
une.  Aussi  elle  s'empressa  de  prier  Colomba  de  lui  donner  un  échan- 
tillon de  son  talent.  Orso  s'interposa  alors,  fort  contrarié  de  s'être  si 
bien  rappelé  les  dispositions  poétiques  de  sa  sœur.  11  eut  beau  jurer 
que  rien  n'était  plus  plat  qu'une  ballata  corse,  protester  qu'écouter 
des  vers  corses  après  ceux  du  Dante,  c'était  trahir  son  pays,  il  ne  fit 
qu'irriter  le  caprice  de  miss  Nevil,  et  se  vit  obligé,  à  la  fui,  de  dire 
à  sa  sœur  :  Eh  bien  !  improvise  quelque  chose ,  mais  que  cela  soit 
€Ourt. 

Colomba  poussa  un  soupir,  regarda  attentivement  pendant  une 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

minute  le  tapis  de  la  table,  puis  les  poutres  du  plafond,  enfin,  met- 
tant la  main  sur  ses  yeux ,  comme  ces  oiseaux  qui  se  rassurent  et 
croient  n'être  point  vus  quand  ils  ne  voient  point  eux-mêmes, 
chanta,  ou  plutôt  déclama,  d'une  voix  mal  assurée,  la  serenata  qu'on 
va  lire  ; 


LA  JEUNE  FILLE  ET  LA  PALOMBE. 

«  Dans  la  vallée  bien  loin  derrière  les  montagnes, —  le  soleil  n'y  vient  qu'une 
heure  tous  les  jours.  —  Il  y  a  dans  la  vallée  une  maison  sombre—  et  l'herbe  y 
croît  sur  le  seuil.  —  Portes ,  fenêtres  sont  toujours  fermées.  —  Nulle  fumée  ne 
s'échappe  du  toit.  —  Mais  à  midi ,  lorsque  vient  le  soleil ,  —  une  fenêtre  s'ouvre 
alors  —  et  l'orpheline  s'assied  ,  filant  à  son  rouet.  —  Elle  file  et  chante  en  tra- 
vaillant —  un  chant  de  tristesse.  —  Mais  nul  autre  chant  ne  répond  au  sien. 
—  Un  jour,  un  jour  de  printemps,  —  une  palombe  se  posa  sur  un  arbre 
voisin,  —  et  entendit  le  chant  de  la  jeune  fille.  —  Jeune  fille,  dit-elle,  tu  ne 
pleures  pas  seule.  —  Un  cruel  épervier  m'a  ravi  ma  compagne.  —  Palombe, 
montre-moi  l'épervier  ravisseur;—  fût-il  aussi  haut  que  les  nuages,  —  je 
l'aurai  bientôt  abattu  en  terre.  —  Mais  moi,  pauvre  fille,  qui  me  rendra  mon 
frère,  — mon  frère  maintenant  en  lointain  pays?  —  Jeune  fille,  dis-moi  où 
est  ton  frère  —  et  mes  ailes  me  porteront  près  de  lui.  » 

—  Voilà  une  palombe  bien  élevée,  s'écria  Orso  en  embrassant  sa 
sœur  avec  une  émotion  qui  contrastait  avec  le  ton  de  plaisanterie 
qu'il  affectait. 

—  Votre  chanson  est  charmante,  dit  miss  Lydia,  je  veux  que  vous 
me  l'écriviez  dans  mon  album.  Je  la  traduirai  en  anglais  et  je  la  ferai 
mettre  en  musique. 

Le  brave  colonel ,  qui  n'avait  pas  compris  un  mot,  joignit  ses  com- 
plimens  à  ceux  de  sa  fille.  Puis  il  ajouta  :  —  Cette  palombe  dont 
vous  parlez,  mademoiselle,  c'est  cet  oiseau  que  nous  avons  mangé 
aujourd'hui  à  la  crapaudine? 

Miss  Nevil  apporta  son  album  et  ne  fut  pas  peu  surprise  de  voir 
l'improvisatrice  écrire  sa  chanson  en  ménageant  le  papier  d'une 
façon  singulière.  Au  lieu  d'être  en  vedette,  les  vers  se  suivaient  sur 
la  même  ligne,  tant  que  la  largeur  de  la  feuille  le  permettait,  en 
sorte  qu'ils  ne  convenaient  plus  à  la  définition  connue  des  compositions 
poétiques  :  De  petites  lignes,  d'inégale  longueur,  avec  une  marge 
de  chaque  côté.  »  Il  y  avait  bien  encore  quelques  observations  à  faire 
sur  l'orthographe  un  peu  capricieuse  de  M"*"  Colomba,  qui ,  plus  d'une 


COLOMBA.  29 

fois ,  fit  sourire  miss  Nevil ,  tandis  que  la  vanité  fraternelle  d'Orso 
était  au  supplice. 

L'heure  de  dormir  étant  arrivée,  les  deux  jeunes  filles  se  retirèrent 
dans  leur  chambre.  Là,  tandis  que  miss  Lydia  détachait  collier, 
boucles,  bracelets,  elle  observa  sa  compagne  qui  retirait  de  sa  robe 
quelque  chose  de  long  comme  un  buse,  mais  de  forme  bien  diffé- 
rente pourtant.  Colomba  mit  cela  avec  soin  et  presque  furtivement 
sous  son  mezzaro  déposé  sur  une  table;  puis  elle  s'agenouilla  et  fit 
dévotement  sa  prière.  Deux  minutes  après  elle  était  dans  son  lit.  Très 
curieuse  de  son  naturel  et  lente  comme  une  Anglaise  à  se  déshabiller, 
miss  Lydia  s'approcha  de  la  table,  et  feignant  de  chercher  une  épingle, 
souleva  le  mezzaro  et  aperçut  un  stylet  assez  long,  curieusement 
monté  en  nacre  et  en  argent;  le  travail  en  était  remarquable  et  c'était 
une  arme  ancienne  et  de  grand  prix  pour  un  amateur. 

—  Est-ce  l'usage  ici,  dit  miss  Nevil  en  souriant,  que  les  demoi- 
selles portent  ce  petit  instrument  dans  leur  corset? 

—  Il  le  faut  bien ,  répondit  Colomba  en  soupirant.  Il  y  a  tant  de 
m.échantes  gens! 

—  Et  auriez-vous  vraiment  le  courage  d'en  donner  un  coup  comme 
cela? 

Et  miss  Nevil,  le  stylet  à  la  main ,  faisait  le  geste  de  frapper,  comme 
on  frappe  au  théâtre,  de  haut  en  bas. 

—  Oui,  si  cela  était  nécessaire,  dit  Colomba  de  sa  voix  douce  et 
musicale,  pour  me  défendre  ou  défendre  mes  amis...  Mais  ce  n'est  pas 
comme  cela  qu'il  faut  le  tenir  ;  vous  pourriez  vous  blesser,  si  la  per- 
sonne que  vous  voulez  frapper  se  retirait.  —  Et  se  levant  sur  son 
séant  :  — Tenez,  c'est  ainsi,  en  remontant  le  coup.  Comme  cela  il 
est  mortel,  dit-on.  Heureux  les  gens  qui  n'ont  pas  besoin  de  telles 
armes  ! 

Elle  soupira,  abandonna  sa  tète  sur  l'oreiller  et  ferma  les  yeux.  On 
n'aurait  pu  voir  une  tète  plus  belle,  plus  noble,  plus  virginale.  Phi- 
dias, pour  sculpter  sa  Minerve,  n'aurait  pas  désiré  un  autre  modèle. 


VI. 

C'est  pour  me  conformer  au  précepte  d'Horace,  que  je  me  suis  lancé 
d'abord  in  médias  res.  Maintenant  que  tout  dort,  et  la  belle  Colomba, 
et  le  colonel  et  sa  fille,  je  saisirai  ce  moment  pour  instruire  mon  lec- 
teur de  certaines  particularités  qu'il  ne  doit  pas  ignorer,  s'il  veut 


30  RENTE  DES  DEUX   MONDES. 

pénétrer  davantaffe  dans  cette  véridique  histoire.  11  sait  déjà  que  le 
colonel  dclla  Rebbia,  père  d'Orso,  était  mort  assassiné.  Or,  on  n'est 
pas  assassiné  en  ('orse,  comme  on  l'est  en  France,  par  le  premier 
échappé  des  galères,  qui  ne  trouve  pas  de  meilleur  moyen  pô*urvoHS- 
voler  votre  argenterie:  on  est  assassiné  par  ses  ennemis;  mais  le 
motil'pour  lequel  on  a  des  ennemis,  il  est  souvent  fort  difficile  de  le 
dire.  iJien  des  familles  se  haïssent  par  vieille  habitude,  et  la  tradition 
de  la  cause  originelle  de  leur  haine  s'est  perdue  complètement. 

La  famille  à  laquelle  appartenait  le  colonel  délia  Rebbia ,  haïssait 
plusieurs  autres  familles,  mais  singulièrement  celle  des  Barricini; 
quehpies-uns  disaient  que,  dans  le  xvi''  siècle,  un  délia  Rebbia  avait 
séduit  une  Barricini,  et  avait  été  poignardé  ensuite  par  un  parent  de 
la  demoiselle  outragée.  A  la  Vérité,  d'autres  racontaient  l'affaire  dif- 
féremment, prétendant  que  c'était  une  délia  Rebbia  qui  avait  été 
séduite,  et  un  Barricini  poignardé.  Tant  il  y  a  que,  pour  me  servir 
d'une  expression  consacrée,  il  y  avait  du  sang  entre  les  deux  maisons. 
Toutefois,  contre  l'usage,  ce  meurtre  n'en  avait  pas  produit  d'autres; 
c'est  que  les  délia  Rebbia  et  les  Barricini  avaient  été  également  per- 
sécutés par  le  gouvernement  gé^nois,  et  les  jeunes  gens  s'étant  expa- 
triés, les  deux  familles  Curent  privées,  pendant  plusieurs  généra- 
tions, de  leurs  représentans  énergiques.  A  la  fm  du  siècle  dernier,  un 
délia  Rebbia,  ol'Ucier  au  service  de  Naples,  se  trouvant  dans  un  tripot, 
eut  une  querelle  avec  des  miUtaires,  qui,  entre  autres  injures,  l'ap- 
pelèrent chevrier  corse;  il  mit  l'épée  à  la  main,  mais,  seul  contre 
trois,  il  eût  mal  passé  son  temps,  si  un  étranger,  qui  jouait  dans  le 
même  lieu,  ne  se  fut  écrié:  Je  suis  Corse  aussi!  et  n'eut  pris  sa 
défense.  Cet  étranger  était  un  Barricini,  qui  d'ailleurs  ne  connaissait 
pas  son  compatriote.  Lorsqu'on  s'expliqua,  de  part  et  d'autre  ce 
furent  de  grandes  politesses  et  des  sermens  d'amitié  éternelle,  car, 
sur  le  continent,  les  Corses  se  lient  facilement;  c'est  tout  le  contraire 
dans  leur  île.  On  le  vit  bien  dans  cette  circonstance  :  délia  Rebbia  et 
Barricini  furent  amis  intimes  tant  qu'ils  demeurèrent  en  Italie,  mais, 
de  retour  en  Corse,  ils  ne  se  virent  plus  que  rarement,  bien  que  habitant 
tous  les  deux  le  même  village,  et,  quand  ils  moururent,  on  disait  qu'il  y 
avait  bien  cinq  ou  six  ans  qu'ils  nes'étaient  salués.  Leurs  fds  vécurent 
de  même  en  ctiquellc  comme  on  dit  dans  l'île.  L'un,  Ghilfuccio, 
le  père  d'Orso,  fut  militaire;  l'autre,  Ciudice  Barricini,  fut  avocat. 
Devenus  l'un  et  l'antre  chefs  de  famille,  et  séparés  par  leur  profes- 
sion ,  ils  n'eurent  presque  aucune  occasion  de  se  voir  ou  d'entendre 
parler  l'un  de  l'autre. 


COLOMBA.  Sik] 

Cependant,  un  jour,  vers  18Ô0,  Giudiee  lisant  à  Bastia,  dans  un: 
journal,  queleGapitaiu«  GhillWcio  venait  d'être  décore,  dit,  devant 
témoins,  qu'il  n'en  était  pas  surpris,  attendu  que  le  général  *'*  pro- 
tégeait sa  famille.  Ce  mot  fut  rapporté  à  Ghilfuccio  à  Vienne,  lequel 
dit  à  un  compatriote  qu'à  son  retour  en  Corse  il  trouverait  Giudiee 
bien  riche ,  parce  qu'il  tirait  plus  d'argent  de  ses  causes  perdues  que 
de  celles  qu'il  gagnait.  On  n'a  jamais  su  s'il  insinuait  par  là  que 
l'avocat  trahissait  ses  diens ,  ou  s'il  se  bornait  à  émettre  cette  vérité 
triviale,  qu'une  mauvaise  affaire  rapporte  plus  à  un  homme  de  loi 
qu'une  bonne  cause.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'avocat  Barricini  eut  connais- 
sance de  l'épigramme,  et  ne  l'oublia  pas.  En  1812,  il  demandait  à  être 
nommé  maire  de  sa  commune  et  avait  tout  espoir  de  le  devenir,  lorsque 
le  général  ***  écrivit  au  préfet,  pour  lui  recommander  un  parent  de  la 
femme  de  Ghilfuccio;  le  préfet  s'empressa  de  se  conformer  aux  désirs 
du  général,  et  Barricini  ne  douta  point  qu'il  ne  dût  sa  déconvenue 
aux  intrigues  de  Ghilfuccio.  A  la  chute  de  l'empereur,  en  1814,  le 
protégé  du  général  fut  dénoncé  comme  bonapartiste,  et  remplacé 
par  Barricini.  A  son  tour,  ce  dernier  fut  destitué  dans  les  cent  jours, 
mais ,  après  cette  tempête ,  il  reprit  en  grande  pompe  possession  du 
cachet  de  la  mairie  et  des  registres  de  l'état-civil. 

De  ce  moment,  son  étoile  devintplus  brillante  que  jamais.  Le  colo- 
nel délia  Rebbia,  mis  en  demi-solde,  et  retiré  à  Pietranera,  eut  à 
soutenir  contre  lui  une  guerre  sourde  de  chicanes  sans  cesse  renou- 
velées; tantôt  il  était  assigné  en  réparation  de  dommages  commis 
par  son  cheval  dans  les  clôtures  de  M,  le  maire;  tantôt  celui-ci,  sous 
prétexte  de  réparer  le  pavé  de  l'église ,  faisait  enlever  une  dalle  brisée 
qui  portait  les  armes  des  délia  Rebbia ,  et  qui  couvrait  le  tombeau  d'un 
membre  de  cette  famille.  Si  les  chèvres  mangeaient  les  jeunes  plants 
du  colonel ,  les  propriétaires  de  ces  animaux  trouvaient  protection 
auprès  du  maire;  successivement,  l'épicier  qui  tenait  le  bureau  de 
poste  de  Pietranera ,  et  le  garde-champêtre ,  vieux  soldat  mutilé , 
tous  les  deux  cliens  des  délia  Rebbia,  furent  destitués  et  remplacés 
par  des  créatures  des  Barricini. 

La  femme  du  colonel  mourut,  exprimant  le  désir  d'être  enterrée  au 
milieu  d'un  petit  bois  où  elle  aimait  à  se  promener;  aussitôt  le  maire 
déclara  qu'elle  serait  inhumée  dans  le  cimetière  de  la  commune, 
attendu  qu'il  n'avait  pas  reçu  d'autorisation  pour  permettre  une  sépul- 
ture isolée.  Le  colonel  furieux  déclara  qu'en  attendant  cette  autori- 
sation ,  sa  femme  serait  enterrée  au  lieu  qu'elle  avait  choisi ,  et  il  y  lit 
creuser  une  fosse,  De>  son  côté,  le  maire  en  fit  faire  une  dans  le  cime- 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tière,  et  manda  la  gendarmerie,  afin ,  disait-il ,  que  force  restât  à  la  loi. 
Le  jour  de  l'enterrement,  les  deux  partis  se  trouvèrent  en  présence, 
et  l'on  put  craindre  un  moment  qu'un  combat  ne  s'engageât  pour  la 
possession  des  restes  de  M"*  délia  Rebbia.  Une  quarantaine  de  paysans 
bien  armés ,  amenés  par  les  parcns  de  la  défunte ,  obligèrent  le  curé, 
en  sortant  de  l'église,  à  prendre  le  chemin  du  bois;  d'autre  part,  le 
maire ,  ses  deux  fils ,  ses  cliens  et  les  gendarmes  se  présentèrent  pour 
faire  opposition.  Lorsqu'il  parut  et  somma  le  convoi  de  rétrograder,  il 
fut  accueilli  par  des  huées  et  des  menaces;  l'avantage  du  nombre 
était  pour  ses  adversaires,  et  ils  semblaient  déterminés.  A  sa  vue, 
plusieurs  fusils  furent  armés,  on  dit  même  qu'un  berger  le  coucha  en 
joue ,  mais  le  colonel  releva  le  fusil  en  disant  :  Que  personne  ne  tire 
sans  mon  ordre  !  Le  maire  «  craignait  les  coups  naturellement  »  comme 
Panurge  ;  et ,  refusant  la  bataille ,  il  se  retira  avec  son  escorte  :  alors 
la  procession  funèbre  se  mit  en  marche ,  en  ayant  soin  de  prendre  le 
plus  long,  afin  de  passer  devant  la  mairie.  En  défilant,  un  idiot,  qui 
s'était  joint  au  cortège,  s'avisa  de  crier  vive  l'empereur!  Deux  ou 
trois  voix  lui  répondirent,  et  les  rebbianistes,  s'animant  de  plus  en 
plus,  proposèrent  de  tuer  un  bœuf  du  maire,  qui,  d'aventure,  leur 
barrait  le  chemin.  Heureusement,  le  colonel  empêcha  cette  violence. 

On  pense  bien  qu'un  procès-verbal  fut  dressé ,  et  que  le  maire  fit 
au  préfet  un  rapport  de  son  style  le  plus  sublime,  dans  lequel  il  pei- 
gnait les  lois  divines  et  humaines  foulées  aux  pieds ,  — la  majesté  de 
lui,  maire,  celle  du  curé,  méconnues  et  insultées,  —  le  colonel  délia 
Rebbia  se  mettant  à  la  tête  d'un  complot  buonapartiste  pour  changer 
l'ordre  de  successibilité  au  trône ,  et  exciter  les  citoyens  à  s'armer 
les  uns  contre  les  autres,  crimes  prévus  par  les  articles  80  et  91  du 
code  pénal. 

L'exagération  de  cette  plainte  nuisit  à  son  effet.  Le  colonel  écrivit 
au  préfet ,  au  procureur  du  roi  :  un  parent  de  sa  femme  était  allié  à 
un  des  députés  de  l'île,  un  autre,  cousin  du  président  de  la  cour 
royale.  Grâce  à  ces  protections,  le  complot  s'évanouit,  ]M""^deIla  Reb- 
bia resta  dans  le  bois ,  et  l'idiot  seul  fut  condamné  à  quinze  jours  de 
prison. 

L'avocat  Barricini ,  mal  satisfait  du  résultat  de  cette  affaire,  tourna 
ses  batteries  d'un  autre  côté.  Il  exhuma  un  vieux  titre,  d'après  lequel 
il  entreprit  de  contester  au  colonel  la  propriété  d'un  certain  cours 
d'eau  qui  faisait  tourner  un  moulin.  Un  procès  s'engagea  qui  dura 
long-temps.  Au  bout  d'une  année,  la  cour  allait  rendre  son  arrêt,  et 
suivant  toute  apparence  en  faveur  du  colonel ,  lorsque  M.  Barricini 


COLOMBA.  33 

déposa  entre  les  mains  du  procureur  du  roi  une  lettre  signée  par  un 
certain  Agostini,  bandit  célèbre,  qui  le  menaçait,  lui  maire,  d'incendie 
et  de  mort  s'il  ne  se  désistait  de  ses  prétentions.  On  sait  qu'en  Corse  la 
protection  d'un  bandit  est  très  recherchée,  et  que  pour  obliger  leurs 
amis  ils  interviennent  fréquemment  dans  les  querelles  particulières. 
Le  maire  tirait  parti  de  cette  lettre,  lorsqu'un  nouvel  incident  vint 
compliquer  l'affaire.  Le  bandit  Agostini  écrivit  au  procureur  du  roi 
pour  se  plaindre  qu'on  eût  contrefait  son  écriture,  et  jeté  des  doutes 
sur  son  caractère,  en  le  faisant  passer  pour  un  homme  qui  trafiquait 
de  son  influence  :  «  Si  je  découvre  le  faussaire,  disait-il  en  terminant 
sa  lettre,  je  le  punirai  exemplairement.  » 

Il  était  clair  qu' Agostini  n'avait  point  écrit  la  lettre  menaçante  au 
maire;  mais  les  dclla  Rebbia  en  accusaient  les  Barricini ,  et  vice  versa. 
De  part  et  d'autre  on  éclatait  en  menaces,  et  la  justice  ne  savait  de 
quel  côté  trouver  les  coupables. 

Sur  ces  entrefaites,  le  colonel  Ghilfuccio  fut  assassiné.  Voici  les  faits 
tels  qu'ils  furent  établis  en  justice  :  Le  2  août  18... ,  le  jour  tombant 
déjà ,  une  femme  qui  portait  du  grain  à  Pietranera  entendit  deux 
coups  de  feu  très  rapprochés,  tirés,  comme  il  lui  semblait,  dans  un 
chemin  creux  menant  au  village ,  à  environ  cent  cinquante  pas  de 
l'endroit  où  elle  se  trouvait.  Presque  aussitôt  elle  vit  un  homme  qui 
courait  en  se  baissant  dans  un  sentier  des  vignes,  et  se  dirigeait  vers 
le  village.  Cet  homme  s'arrêta  un  instant  et  se  retourna;  mais  la  dis- 
tance empêcha  la  femme  Pietri  de  distinguer  ses  traits ,  et  d'ailleurs 
il  avait  à  la  bouche  une  feuille  de  vigne  qui  lui  cachait  presque  tout 
le  visage.  Il  fit  de  la  main  un  signe  à  un  camarade  que  le  témoin  ne 
vit  pas,  puis  disparut  dans  les  vignes. 

La  femme  Pietri  ayant  laissé  son  fardeau ,  monta  le  sentier  en  cou- 
rant, et  trouva  le  colonel  délia  Rebbia  baigné  dans  son  sang,  percé  de 
deux  coups  de  feu,  mais  respirant  encore.  Près  de  lui  était  son  fusil 
chargé  et  armé,  comme  s'il  s'était  mis  en  défense  contre  une  per- 
sonne qui  l'attaquait  en  face  au  moment  où  une  autre  le  frappait  par 
derrière.  Il  râlait  et  se  débattait  contre  la  mort,  mais  ne  pouvait 
prononcer  une  parole,  ce  que  les  médecins  expliquèrent  par  la 
nature  de  ses  blessures,  qui  avaient  traversé  le  poumon.  Le  sang 
l'étouffait;  il  coulait  lentement  et  comme  une  mousse  rouge.  En  vain 
la  femme  Pietri  le  souleva  et  lui  adressa  quelques  questions.  Elle 
voyait  bien  qu'il  voulait  parler,  mais  il  ne  pouvait  se  faire  comprendre. 
Ayant  remarqué  qu'il  essayait  de  porter  la  main  à  sa  poche,  elle  s'em- 
pressa d'en  retirer  un  petit  portefeuille  qu'elle  lui  présenta  ouvert. 

TOME  XXIII.  3 


3i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  blessù  prit  le  crayon  du  portefeuille  et  chercha  à  écrire.  De  fait, 
le  témoin  le  vit  former  avec  peine  plusieurs  caractères;  mais  ne  sachant 
pas  lire,  elle  ne  put  en  comprendre  le  sens.  Épuisé  par  cet  effort,  le 
colonel  laissa  le  portefeuille  dans  la  main  de  la  femme  Pietri ,  qu'il 
serra  avec  force,  en  la  regardant  d'un  air  singulier,  comme  s'il  vou- 
lait lui  dire,  ce  sont  les  paroles  du  témoin  :  «  C'est  important,  c'est 
le  nom  de  mon  assassin  !  » 

La  femme  Pietri  montait  au  village  lorsqu'elle  rencontra  M.  le 
maire  Barricini  avec  son  fds  Vincentello.  Alors  il  était  presque  nuit. 
Elle  conta  ce  qu'elle  avait  vu.  Le  maire  prit  le  portefeuille,  et  courut 
à  la  mairie  ceindre  son  écharpe  et  appeler  son  secrétaire  et  la  gen- 
darmerie. Restée  seule  avec  le  jeune  Vincentello,  Madeleine  Pietri 
lui  proposa  d'aller  porter  secours  au  colonel  dans  le  cas  où  il  serait 
encore  vivant;  mais  Vincentello  répondit  que  s'il  approchait  d'un 
homme  qui  avait  été  l'ennemi  acharné  de  sa  famille,  on  ne  manque- 
rait pas  de  l'accuser  de  l'avoir  tué.  Peu  après  le  maire  arriva,  trouva 
le  colonel  mort ,  fit  enlever  le  cadavre,  et  dressa  procès-verbal. 

Malgré  son  trouble,  naturel  dans  cette  occasion,  M.  Barricini 
s'était  empressé  de  mettre  sous  les  scellés  le  portefeuille  du  colonel, 
et  de  faire  toutes  les  recherches  en  son  pouvoir;  mais  aucune  n'amena 
de  découverte  importante.  Lorsque  vint  le  juge  d'instruction,  on 
ouvrit  le  portefeuille,  et  sur  une  page  souillée  de  sang  on  vit  quel- 
ques lettres  tracées  par  une  main  défaillante,  bien  lisibles  pourtant. 
Il  y  avait  écrit:  Agosii....,  et  le  juge  ne  douta  pas  que  le  colonel  n'eût 
voulu  désigner  Agostini  comme  son  assassin.  Cependant  Colomba  délia 
Rebbia,  appelée  par  le  juge,  demanda  à  examiner  le  portefeuille. 
Après  l'avoir  long-temps  feuilleté,  elle  étendit  la  main  vers  le  maire 
et  s'écria  :  Voilà  l'assassin  !  Alors ,  avec  une  précision  et  une  clarté 
surprenante  dans  le  transport  de  douleur  où  elle  était  plongée,  elle 
raconta  que  son  père  ayant  reçu  peu  de  jours  auparavant  une  lettre 
de  son  fils,  l'avait  brûlée,  mais  qu'avant  de  le  faire,  il  avait  écrit  au 
crayon,  sur  son  portefeuille,  l'adresse  d'Orso,  qui  venait  de  changer 
de  garnison.  Or,  cette  adresse  ne  se  trouvait  plus  dans  le  portefeuille, 
et  Colomba  concluait  que  le  maire  avait  arraché  le  feuillet  où  elle 
était  écrite,  qui  aurait  été  le  même  que  celui  sur  lequel  son  père  avait 
tracé  le  nom  de  son  meurtrier;  et  à  ce  nom  le  maire ,  au  dire  de 
Colomba,  aurait  substitué  celui  d'Agostini.  Le  juge  vit  en  effet  qu'un 
feuillet  manquait  au  cahier  de  papier  sur  lequel  le  nom  était  écrit  ; 
mais  bientôt  il  remarqua  que  des  feuillets  manquaient  également  dans 
.  les  autres  caiiiers  du  même  portefeuille,  et  des  témoins  déclarèrent  que 


COLOMBA.  35 

le  colonel  avait  l'habitude  de  déchirer  ainsi  des  pages  de  son  porte- 
feuille lorsqu'il  voulait  allumer  son  cigare;  rien  de  plus  probable  donc 
qu'il  eût  brûlé  par  mégarde  l'adresse  qu'il  avait  copiée.  En  outre,  on 
constata  que  le  maire,  après  avoir  reçu  le  portefeuille  de  la  femme 
Pietri,  n'aurait  pu  lire  à  cause  de  l'obscurité;  il  fut  prouvé  qu'il  ne 
s'était  pas  arrêté  un  instant  avant  d'entrer  à  la  mairie,  que  le  briga- 
dier de  gendarmerie  l'y  avait  accompagné,  l'avait  vu  allumer  une 
lampe,  mettre  le  portefeuille  dans  une  enveloppe  et  la  cacheter  sous 
ses  yeux. 

Lorsque  le  brigadier  eut  terminé  sa  déposition,  Colomba,  hors 
d'elle-même,  se  jeta  à  ses  genoux  et  le  supplia,  par  tout  ce  qu'il  avait 
de  plus  sacré,  de  déclarer  s'il  n'avait  pas  laissé  le  maire  seul  un  instant. 
Le  brigadier,  après  quelque  hésitation,  visiblement  ému  par  l'exalta- 
tion de  la  jeune  (ille,  avoua  qu'il  avait  été  chercher  dans  une  pièce 
voisine  une  feuille  de  grand  papier,  mais  qu'il  n'était  pas  resté  une 
minute,  et  que  le  maire  lui  avait  toujours  parlé  tandis  qu'il  cherchait 
à  tâtons  ce  papier  dans  un  tiroir.  Au  reste,  il  attestait  qu'à  son  retour 
le  portefeuille  sanglant  était  à  la  même  place  sur  la  table  où  le  maire 
l'avait  jeté  en  entrant. 

M.  Barricini  déposa  avec  le  plus  grand  calme.  11  excusait,  disait-il, 
l'emportement  de  M""  délia  Kebbia,  et  voulait  bien  condescendre  à 
se  justifier.  Il  prouva  qu'il  était  resté  toute  la  soirée  au  village;  que 
son  fds  Vincentello  était  avec  lui  devant  la  mairie  au  moment  du 
crime;  enfin,  que  son  fils  Orlanduccio,  pris  de  la  fièvre  ce  jour-là 
même,  n'avait  pas  bougé  de  son  lit.  Il  produisit  tous  les  fusils  de  sa 
maison,  dont  aucun  n'avait  fait  feu  récemment.  Il  ajouta  qu'à  l'égard 
du  portefeuille  il  en  avait  tout  de  suite  compris  l'importance;  qu'il 
l'avait  mis  sous  le  scellé  et  l'avait  déposé  entre  les  mains  de  son  ad- 
joint, prévoyant  qu'en  raison  de  son  inimitié  avec  le  colonel  il  pour- 
rait être  soupçonné.  Enfin  il  rappela  qu'Agostini  avait  menacé  de 
mort  celui  qui  avait  écrit  une  lettre  en  son  nom,  et  insinua  que  ce 
misérable  ayant  probablement  soupçonné  le  colonel,  l'avait  assassiné. 
Dans  les  mœurs  des  bandits,  une  pareille  vengeance  pour  un  motif 
analogue  n'est  pas  sans  exemple. 

Cinq  jours  après  la  mort  du  colonel  délia  Rebbia,  Agostini,  sur- 
pris par  un  d 'tacliement  de  voltigeurs,  fut  tué  en  se  battant  en  déses- 
péré. On  trouva  sur  lui  une  lettre  de  Colomita  qui  l'adjurait  de  décla- 
rer s'il  était  ou  non  coupaible  du  meurtre  qu'on  lui  imputait.  Le 
bandit  n'ayant  point  fait  de  réponse,  on  en  conclut  assez  générale- 
ment qu'il  n'avait  pas  eu  le  courage  de  dire  à  une  fille  qu'il  a^  ait  tué 

3. 


36  REVUE  DES  DEUX  3I0XDES. 

son  père.  Toutefois,  les  personnes  qui  prétendaient  connaître  bien  le 
caractère  d'Agostini,  disaient  tout  bas  que,  s'il  eût  tué  le  colonel,  il 
s'en  serait  vanté.  Un  autre  bandit,  connu  sous  le  nom  de  Brandolaccio, 
remit  à  Colomba  une  déclaration  dans  laquelle  il  attestait  sur  rhon- 
wiir  l'innocence  de  son  camarade;  mais  la  seule  preuve  qu'il  allé- 
guait, c'était  qu'Agostini  ne  lui  avait  jamais  dit  qu'il  soupçonnât  le 
colonel. 

Conclusion,  les  Barricini  ne  furent  pas  inquiétés;  le  juge  d'instruc- 
tion combla  le  maire  d'éloges,  et  celui-ci  couronna  sa  belle  conduite 
en  se  désistant  de  toutes  ses  prétentions  sur  le  ruisseau  pour  lequel 
il  était  en  procès  avec  le  colonel  délia  Rebbia. 

Colomba  improvisa,  suivant  l'usage  du  pays,  une  ballata  devant  le 
cadavre  de  son  père,  en  présence  de  ses  amis  assemblés.  Elle  y 
exhala  toute  sa  haine  contre  les  Barricini  et  les  accusa  formellement 
de  l'assassinat,  les  menaçant  aussi  de  la  vengeance  de  son  frère. 
C'était  cette  ballata,  devenue  très  populaire,  que  le  matelot  chantait 
devant  miss  Lydia.  En  apprenant  la  mort  de  son  père,  Orso,  alors 
dans  le  nord  de  la  France,  demanda  un  congé,  mais  ne  put  l'obtenir. 
D'abord,  sur  une  lettre  de  sa  sœur,  il  avait  cru  les  Barricini  cou- 
pables, mais  bientôt  il  reçut  copie  de  toutes  les  pièces  de  l'instruc- 
tion, et  une  lettre  particulière  du  juge  lui  donna  à  peu  près  la  con- 
viction que  le  bandit  Agostini  était  le  seul  coupable.  Une  fois  tous  les 
trois  mois  Colomba  lui  écrivait  pour  lui  répéter  ses  soupçons  qu'elle 
appelait  des  preuves.  Malgré  lui,  ces  accusations  faisaient  bouillonner 
son  sang  corse,  et  parfois  il  n'était  pas  éloigné  de  partager  les  préjugés 
de  sa  sœur.  Cependant,  toutes  les  fois  qu'il  lui  écrivait,  il  lui  répétait 
que  ses  allégations  n'avaient  aucun  fondement  solide  et  ne  méritaient 
nulle  créance.  Il  lui  défendait  même ,  mais  toujours  en  vain,  de  lui  en 
parler  davantage.  Deux  années  se  passèrent  de  la  sorte,  au  bout  des- 
quelles il  fut  mis  en  demi-solde,  et  alors  il  pensa  à  revoir  son  pays, 
non  point  pour  se  venger  sur  des  gens  qu'il  croyait  innocens,  mais 
pour  marier  sa  sœur  et  vendre  ses  petites  propriétés,  si  elles  avaient 
assez  de  valeur  pour  lui  permettre  de  vivre  sur  le  continent. 


VII. 

Soit  que  l'arrivée  de  sa  sœur  eût  rappelé  à  Orso  avec  plus  de  force 

le  souvenir  du  toit  paternel ,  soit  qu'il  souffrît  un  peu  devant  ses  amis 

^civilisés  du  costume  et  des  manières  sauvages  de  Colomba,  il  annonça 


COLOMBA.  37 

dès  le  lendemain  le  projet  de  quitter  Ajaccio  et  de  retourner  à  Pietra- 
nera.  Mais  cependant  il  fit  promettre  au  colonel  de  venir  prendre 
un  gîte  dans  son  humble  manoir,  lorsqu'il  se  rendrait  à  Bastia,  et  en 
revanche  il  s'engagea  à  lui  faire  tirer  daims,  faisans,  sangliers  et  le 
reste. 

La  veille  de  son  départ,  au  lieu  d'aller  à  la  chasse,  Orso  proposa 
une  promenade  au  bord  du  golfe.  Donnant  le  bras  à  miss  Lydia,  il 
pouvait  causer  en  toute  liberté ,  car  Colomba  était  restée  à  la  ville 
pour  faire  ses  emplettes ,  et  le  colonel  les  quittait  à  chaque  instant 
pour  tirer  des  goélands  et  des  fous ,  à  la  grande  surprise  des  pas- 
sans  qui  ne  comprenaient  pas  qu'on  perdît  sa  poudre  pour  un  pa- 
reil gibier. 

Ils  suivaient  le  chemin  qui  mène  à  la  chapelle  des  Grecs,  d'où  l'on 
a  la  plus  belle  vue  de  la  baie;  mais  ils  n'y  faisaient  aucune  attention. 

—  Miss  Lydia...  dit  Orso  après  un  silence  assez  long  pour  être  de- 
venu embarrassant;  franchement,  que  pensez-vous  de  ma  sœur? 

—  Elle  me  plaît  beaucoup,  répondit  miss  Nevil.  Plus  que  vous, 
ajouta-t-elle  en  souriant,  car  elle  est  vraiment  Corse,  et  vous  êtes  un 
sauvage  trop  civilisé. 

—  Trop  civilisé!...  Eh  bien!  malgré  moi,  je  me  sens  redevenir 
sauvage  depuis  que  j'ai  mis  le  pied  dans  cette  île.  Mille  affreuses  pen- 
sées m'agitent,  me  tourmentent...  et  j'avais  besoin  de  causer  un  peu 
avec  vous  avant  de  m'enfoncer  dans  mon  désert. 

—  Il  faut  avoir  du  courage,  monsieur;  voyez  la  résignation  de 
votre  sœur,  elle  vous  donne  l'exemple. 

—  Ah!  détrompez-vous.  Ne  croyez  pas  à  sa  résignation.  Elle  ne 
m'a  pas  dit  un  seul  mot  encore,  mais  dans  chacun  de  ses  regards  j'ai 
lu  ce  qu'elle  attend  de  moi. 

—  Que  veut-elle  de  vous  enfin? 

—  Oh!  rien...  seulement  que  j'essaie  si  le  fusil  de  monsieur  votre 
père  est  aussi  bon  pour  l'homme  que  pour  la  perdrix  ! 

—  Quelle  idée  !  Et  vous  pouvez  supposer  cela!  quand  vous  venez 
d'avouer  qu'elle  ne  vous  avait  encore  rien  dit.  Mais  c'est  affreux  de 
votre  part. 

—  Si  elle  ne  pensait  pas  à  la  vengeance,  elle  m'aurait  tout  d'abord 
parlé  de  notre  père;  elle  n'en  a  rien  fait.  Elle  aurait  prononcé  le  nom 
de  ceux  qu'elle  regarde...  à  tort,  je  le  sais,  comme  ses  meurtriers. 
Eh  bien  !  non,  pas  un  mot.  C'est  que,  voyez-vous,  nous  autres  Corses, 
nous  sommes  une  race  rusée.  Elle  comprend  qu'elle  ne  me  tient 
pas  complètement  en  sa  puissance,  et  ne  veut  pas  m'effrayer  lors- 


38  REVEE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  puis  m'échapper  encore.  Une  fois  qu'elle  m'aura  conduit  au 
bord  du  précipice,  lorsque  la  tête  me  tournera,  elle  me  poussera  dans 
l'abîme.  —  Alors  Orso  donna  à  miss  iSevil  quelques  détails  sur  la  mort 
de  son  père ,  et  rapporta  les  principales  preuves  qui  se  réunissaient 
pour  lui  faire  regarder  Agostini  comme  le  meurtrier.  —  Rien,  ajouta- 
t-il,  n'a  pu  convaincre  Colomba.  Je  l'ai  vu  par  sa  dernière  lettre.  Elle 
a  juré  la  mort  des  Barricini;  et...  miss  Nevil,  voyez  quelle  confiance 
j'ai  en  vous...  peut-être  ne  seraient-ils  plus  de  ce  monde,  si,  par  un 
de  ces  préjugés  qu'excuse  son  éducation  sauvage,  elle  ne  se  persua- 
dait que  l'exécution  de  la  vengeance  m'appartient  en  ma  qualité  de 
chef  de  famille,  et  que  mon  honneur  y  est  engagé. 

—  En  vérité,  monsieur  dcUa  Rebbia,  dit  miss  Ncvil,  vous  calom- 
niez votre  sœur. 

—  Non,  vous  l'avez  dit  vous-même...  elle  est  Corse...  elle  pense 
ce  qu'ils  pensent  tous...  Savez-vous  pourquoi  j'étais  si  triste  hier? 

—  jNon ,  mais  depuis  quelque  temps  vous  êtes  sujet  à  ces  accès 
d'humeur  noire....  Tous  étiez  plus  aimable  aux  premiers  jours  de 
notre  connaissance. 

—  Hier,  au  contraire,  j'étais  plus  gai,  plus  heureux  qu'à  l'ordi- 
naire. Je  vous  avais  vue  si  bonne,  si  indulgente  pour  ma  sœur!...  Nous 
revenions,  le  colonel  et  moi,  en  bateau.  Savez-vous  ce  que  me  dit  un 
des  bateliers  dans  son  infernal  patois  :  «  Vous  avez  tué  bien  du  gibier. 
Ors'  Anton'  mais  vous  trouverez  Orlanduccio  Barricini  plus  grand  chas- 
seur que  vous.  » 

—  Eh  bien!  quoi  de  si  terrible  dans  ces  paroles?  Avez-vous  donc 
tant  de  prétentions  à  être  adroit  chasseur? 

—  Mais  vous  ne  voyez  pas  que  ce  misérable  disait  que  je  n'aurais 
pas  le  courage  de  tuer  Orlanduccio? 

—  Savez-vous,  monsieur  délia  Rebbia ,  que  vous  me  faites  peur.  Il 
paraît  que  l'air  de  votre  île  ne  donne  pas  seulement  la  fièvre,  mais 
qu'il  rend  fou.  Heureusement  que  nous  allons  bientôt  la  quitter. 

—  Pas  avant  d'avoir  été  h  Pietranera.  Vous  l'avez  promis  à  ma 
sœur. 

—  Et  si  nous  manquions  à  cette  promesse,  nous  devrions  sans 
doute  nous  attendre  à  quelque  atroce  vengeance? 

—  Vous  rappelez-vous  ce  que  nous  contait  l'autre  jour  monsieur 
votre  père  de  ces  Indiens  qui  menacent  les  gouverneurs  de  la  Com- 
pagnie de  se  laisser  mourir  de  faim  s'ils  ne  font  droit  à  leurs  requêtes? 

—  C'est-à-dire  que  vous  vous  laisseriez  mourir  de  faim?  J'en  doute. 
Vous  resteriez  un  jour  sans  manger,  et  puis  ]M"'=  Colomba  vous  pré- 


COLOMBA.  3d 

^enterait  un  bruccio  (1)  si  appétissant,  que  vous  renonceriez  à  votre 
projet. 

—  Vous  êtes  cruelle  dans  vos  railleries,  miss  Nevil;  vous  devriez 
me  ménager.  Voyez,  je  suis  seul  ici.  Je  n'avais  que  vous  pour  m'em- 
pècher  de  devenir  fou,  comme  vous  dites.  Vous  étiez  mon  ange  gar- 
dien, et  maintenant.... 

—  Maintenant,  dit  miss  Lydia  d'un  ton  sérieux,  vous  avez  pour 
soutenir  cette  raison  si  facile  à  ébranler,  votre  honneur  d'homme  et 
de  militaire,  et....  poursuivit-elle  en  se  détournant  pour  cueillir  une 
fleur,  si  cela  peut  quelque  chose  sur  vous,  le  souvenir  de  votre  ange 
gardien. 

—  Ah  !  miss  Nevil,  si  je  pouvais  penser  que  vous  prenez  réellement 
quelque  intérêt.... 

—  Écoutez,  monsieur  délia  Rebbia,  dit  miss  Nevil  un  peu  émue, 
puisque  vous  êtes  un  enfant,  je  vous  traiterai  en  enfant.  Lorsque 
j'étais  petite  fille,  ma  mère  me  donna  un  beau  collier  que  je  désirais 
ardemment  ;  mais  elle  me  dit  :  —  Chaque  fois  que  tu  mettras  ce  col- 
lier, souviens-toi  que  tu  ne  sais  pas  encore  le  français.  —  Le  collier 
perdit  à  mes  yeux  un  peu  de  son  mérite.  Il  était  devenu  pour  moi 
comme  un  remords,  mais  je  le  portai  et  je  sus  le  français.  Voyez- 
vous  cette  bague?  C'est  un  scarabée  égyptien  trouvé ,  s'il  vous  plaît , 
dans  une  pyramide.  Cette  figure  bizarre  que  vous  prenez  peut-être 
pour  une  bouteille,  cela  veut  dire  la  vie  humaine.  Il  y  a  dans  mon 
pays  des  gens  qui  trouveraient  l'hiéroglyphe  très  bien  approprié.  Ce- 
lui-ci qui  vient  après,  c'est  un  bouclier  avec  un  bras  tenant  une 
lance.  Cela  veut  dire  combat,  bataille.  Donc  la  réunion  des  deux  ca- 
ractères forme  cette  devise,  que  je  trouve  assez  belle  :  La  vie  est  un 
combat.  Ne  vous  avisez  pas  de  croire  que  je  traduis  les  hiéroglyphes 
couramment;  c'est  un  savant  en  us  qui  m'a  expliqué  ceux-là.  Tenez, 
je  vous  donne  mon  scarabée.  Ouand  vous  aurez  quelque  mauvaise 
pensée  corse,  regardez  mon  talisman  et  dites-vous  (ju'il  faut  sortir 
vainqueur  de  la  bataille  que  nous  livrent  les  mauvaises  passions.  — 
Mais,  en  vérité,  je  ne  prêche  pas  mal. 

—  Je  penserai  à  vous,  miss  Nevil,  et  je  me  dirai.... 

—  Dites-vous  que  vous  avez  une  amie  qui  serait  désolée....  de.... 
vous  savoir  pendu.  Cela  ferait  d'ailleurs  trop  de  peine  à  messieurs  les 
caporaux  vos  ancêtres.  —  A  ces  mots  elle  quitta  eu  riant  le  bras 
d'Orso,  et  courant  vers  son  père  :  Papa,  dit-elle,  laissez  là  ces  pau- 

(1)  Espèce  de  fromage  à  la  crème,  cuit.  C'est  un  mets  national  en  Corse. 


40  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

vres  oiseaux ,  et  venez  avec  nous  faire  de  la  poésie  dans  la  grotte  de 
Napoléon. 

VIII. 

Il  y  a  toujours  quelque  chose  de  solennel  dans  un  départ ,  même 
quand  on  se  quitte  pour  peu  de  temps.  Orso  devait  partir  avec  sa 
sœur  de  très  bon  matin,  et  la  veille  au  soir  il  avait  pris  congé  de  miss 
Lydia ,  car  il  n'espérait  pas  qu'en  sa  faveur  elle  fît  exception  à  ses 
habitudes  de  paresse.  Leurs  adieux  avaient  été  froids  et  graves.  De- 
puis leur  conversation  au  bord  de  la  mer,  miss  Lydia  craignait  d'avoir 
montré  à  Orso  un  intérêt  peut-être  trop  vif,  et  Orso,  de  son  côté, 
avait  sur  le  cœur  ses  railleries,  et  surtout  son  ton  de  légèreté.  Un 
moment  il  avait  cru  démêler  dans  les  manières  de  la  jeune  Anglaise 
un  sentiment  d'affection  naissante;  maintenant,  déconcerté  par  ses 
plaisanteries ,  il  se  disait  qu'il  n'était  à  ses  yeux  qu'une  simple  con- 
naissance, qui  bientôt  serait  oubliée.  Grande  fut  donc  sa  surprise, 
lorsque  le  matin ,  assis  à  prendre  du  café  avec  le  colonel ,  il  vit  entrer 
miss  Lydia  suivie  de  sa  sœur.  Elle  s'était  levée  à  cinq  heures,  et, 
pour  une  Anglaise,  pour  miss  Nevil  surtout,  l'effort  était  assez  grand 
pour  qu'il  en  tirât  quelque  vanité. 

—  Je  suis  désolé  que  vous  vous  soyez  dérangée  si  matin ,  dit  Orso. 
C'est  ma  sœur,  sans  doute,  qui  vous  aura  réveillée  malgré  mes  re- 
commandations ,  et  vous  devez  bien  nous  maudire.  Vous  me  souhaitez 
déjà  pendu  peut-être? 

—  Non,  dit  miss  Lydia  fort  bas  et  en  italien,  évidemment  pour 
que  son  père  ne  l'entendît  pas.  Mais  vous  m'avez  boudée  hier  pour 
mes  innocentes  plaisanteries,  et  je  ne  voulais  pas  vous  laisser  em- 
porter un  souvenir  mauvais  de  votre  servante.  Quelles  terribles  gens 
vous  êtes,  vous  autres  Corses!  Adieu  donc;  à  bientôt,  j'espère.  — Et 
elle  lui  tendit  la  main. 

Orso  ne  trouva  qu'un  soupir  pour  réponse.  Colomba  s'approcha  de 
lui,  le  mena  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  et,  en  lui  montrant 
quelque  chose  qu'elle  tenait  sous  son  mezzaro,  lui  parla  un  moment 
à  voix  basse. 

—  Ma  sœur,  dit  Orso  à  miss  Nevil,  veut  vous  faire  un  singulier 
cadeau,  mademoiselle;  mais,  nous  autres  Corses,  nous  n'avons  pas 
grand'chose  à  donner...  excepté  notre  affection...  que  le  temps  n'ef- 
face pas.  Ma  sœur  me  dit  que  vous  avez  regardé  avec  curiosité^ce 
stylet.  C'est  une  antiquité  dans  la  famille.  Probablement  il  pendait 


COLOMBA.  41 

autrefois  à  la  ceinture  d'un  de  ces  caporaux  à  qui  je  dois  l'honneur 
de  votre  connaissance.  Colomba  le  croit  si  précieux,  qu'elle  m'a  de- 
mandé ma  permission  pour  vous  le  donner,  et  moi  je  ne  sais  trop  si 
je  dois  l'accorder,  car  j'ai  peur  que  vous  ne  vous  moquiez  de  nous. 

—  Ce  stylet  est  charmant,  dit  miss  Lydia,  mais  c'est  une  arme  de 
famille ,  et  je  ne  puis  l'accepter. 

—  Ce  n'est  pas  le  stylet  de  mon  père ,  s'écria  vivement  Colomba. 
Il  a  été  donné  à  un  des  grands  parens  de  ma  mère  par  le  roi  Théo- 
dore. Si  mademoiselle  l'accepte,  elle  nous  fera  bien  plaisir. 

—  Voyez,  miss  Lydia,  ditOrso,  ne  dédaignez  pas  le  stylet  d'un  roi. 
Pour  un  amateur,  les  reliques  du  roi  Théodore  sont  inflniment  plus 

précieuses  que  celles  du  plus  puissant  monarque.  La  tentation  était 
forte ,  et  miss  Lydia  voyait  déjà  l'effet  que  produirait  cette  arme  posée 
sur  une  table  en  laque  dans  son  appartement  de  Saint-James's-Place. 
Mais,  dit-elle,  en  prenant  le  stylet  avec  l'hésitation  de  quelqu'un  qui 
veut  accepter,  et  adressant  le  plus  aimable  de  ses  sourires  à  Colomba  : 
—  Chère  mademoiselle  Colomba...  je  ne  puis...  je  n'oserais  vous 
laisser  ainsi  partir  désarmée. 

—  Mon  frère  est  avec  moi ,  dit  Colomba  d'un  ton  fier,  et  nous  avons 
le  bon  fusil  que  votre  père  nous  a  donné. — Orso,  vous  l'avez  chargé 
à  balle? 

Miss  Nevil  garda  le  stylet,  et  Colomba,  pour  conjurer  le  danger 
qu'on  court  à  donner  des  armes  coupantes  ou  perçantes  à  ses  amis, 
exigea  un  sou  en  paiement. 

Il  fallut  partir  enfin.  Orso  serra  encore  une  fois  la  main  de 
miss  Nevil,  Colomba  l'embrassa,  puis  après  vint  offrir  ses  lèvres  de 
rose  au  colonel  tout  émerveillé  de  la  politesse  corse.  De  la  fenêtre  du 
salon,  miss  Lydia  vit  le  frère  et  la  sœur  monter  à  cheval.  Les  yeux 
de  Colomba  brillaient  d'une  joie  maligne  qu'elle  n'y  avait  point  encore 
remarquée.  Cette  grande  et  forte  femme,  fanatique  de  ses  idées 
d'honneur  barbare,  l'orgueil  sur  le  front,  les  lèvres  courbées  par  un 
sourire  sardonique ,  emmenant  ce  jeune  homme  armé  comme  pour 
une  expédition  sinistre,  lui  rappela  les  craintes  d'Orso,  et  elle  crut 
voir  son  mauvais  génie  l'entraînant  à  sa  perte.  Orso,  déjà  à  cheval, 
leva  la  tète  et  l'aperçut.  Soit  qu'il  eût  deviné  sa  pensée ,  soit  pour  lui 
dire  un  dernier  adieu,  il  prit  l'anneau  égyptien  qu'il  avait  suspendu 
à  un  cordon,  et  le  porta  à  ses  lèvres.  Miss  Lydia  quitta  la  fenêtre  en 
rougissant,  puis  s'y  remettant  presque  aussitôt,  elle  vit  les  deux 
Corses  s'éloigner  rapidement  au  galop  de  leurs  petits  poneys ,  se  diri- 
geant vers  les  montagnes.  Une  demi-heure  après,  le  colonel,  au 


4®  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moyen  de  sa  lunette  ,  les  lui  montra  longeant  le  fond  du  golfe ,  et  elle 
vit  qu'Orso  tournait  fréquemment  la  tète  vers  la  ville.  11  disparut  enfin 
derrière  les  marécages  remplacés  aujourd'hui  par  une  belle  pépinière. 

Miss  Lydia,  en  se  regardant  dans  sa  glace,  se  trouva  pAle. 

—  Que  doit  penser  de  moi  ce  jeune  homme?  dit-elle,  et  moi ,  que 
pensé-je  de  lui?  et  pourquoi  y  pensé-je?..  Une  connaissance  de 
voyage?. ..Que  suis-je  venue  faire  en  Corse?...  Oh  !  je  ne  l'aime  point... 
Non,  non,  d'ailleurs  cela  est  impossible...  Et  Colomba...  Moi  la  belle- 
sœur  d'une  voceratrice  !  qui  porte  un  grand  stylet  !  Et  elle  s'aperçut 
qu'elle  tenait  à  la  main  celui  du  roi  Théodore.  Elle  le  jeta  sur  sa  toi- 
lette.— Colomba  à  Londres,  dansant  à  Almack's  !...  Quel//ow  (1),  grand 
Dieu,  à  montrer...  C'est  qu'elle  ferait  fureur  peut-être....  Il  m'aime, 
j'en  suis  sûre...  C'est  un  héros  de  roman  dont  j'ai  interrompu  la  car- 
rière aventureuse...  Mais  avait-il  réellement  envie  de  venger  son  père 

à  la  corse?....  C'était  quelque  chose  entre  un  Conrad  et  un  dandy 

J'en  ai  fait  un  pur  dandy ,  et  un  dandy  qui  a  un  tailleur  corse  ! ... 

Elle  se  jeta  sur  son  lit  et  voulut  dormir,  mais  cela  lui  fut  impossible, 
et  je  n'entreprendrai  pas  de  continuer  son  long  monologue,  dans 
lequel  elle  se  dit  plus  de  cent  fois  que  M.  délia  Rebbia  n'avait  été, 
n'était  et  ne  serait  jamais  rien  pour  elle. 


IX. 

Cependant  Orso  cheminait  avec  sa  sœur.  Le  mouvement  rapide  de 
leurs  chevaux  les  empêcha  d'abord  de  se  parler;  mais  lorsque  les 
montées  trop  rudes  les  obligeaient  d'aller  au  pas,  ils  échangeaient  quel- 
ques mots  sur  les  amis  qu'ils  venaient  de  quitter.  Colomba  parlait  avec 
enthousiasme  de  la  beauté  de  miss  Nevil ,  de  ses  blonds  cheveux  ,  de 
ses  gracieuses  manières.  Puis  elle  demandait  si  le  colonel  était  aussi 
riche  qu'il  le  paraissait,  si  M"^  Lydia  était  fille  unique.  Ce  doit  être 
un  bon  parti,  disait-elle.  Son  père  a,  comme  il  semble,  beaucoup 
d'amitié  pour  vous...  Et  comme  Orso  ne  répondait  rien ,  elle  conti- 
nuait :  ISotre  famille  a  été  riche  autrefois ,  elle  est  encore  des  plus 
considérées  de  l'île;  tous  ces  siynori  (2)  sont  des  bâtards.  Il  n'y  a  plus 


(1)  A  cette  époque,  on  donnait  ce  nom  en  Angleterre  aux.  personnes  qui  se  fai- 
saient remarquer  par  quelque  chose  d'extraordinaire. 

(2)  On  appelle  signori  les  descendans  des  seigneurs  féodaux  de  la  Corse.  Entre 
les  familles  des  signori  ei  celles  des  caporali  rivalité  pour  la  noblesse. 


COLOMBA.  43 

de  noblesse  que  dans  les  familles  caporales,  et  vous  savez ,  Orso ,  que 
vous  descendez  des  preniiers  caporaux  de  l'île.  Vous  savez  que  notre 
famille  est  originaire  d'au-delà  des  monts  (1),  et  ce  sont  les  guerres 
civiles  qui  nous  ont  obligés  à  passer  de  ce  côté-ci.  Si  j'étais  à  votre  place, 
Orso,  je  n'hésiterais  pas,  je  demanderais  miss  Nevil  à  son  père... 
(Grso  levait  les  épaules.  )  De  sa  dot,  j'achèterais  les  bois  de  la  Fal- 
setta  et  les  vignes  en  bas  de  chez  nous;  je  bâtirais  une  belle  maison  en 
pierres  de  taille ,  et  j'élèverais  d'un  étage  la  vieille  tour  où  Sambu- 
cuecio  a  tué  tant  de  Maures  au  temps  du  comte  Henri  le  bel  Mis- 
sere  (2). 
— Colomba,  tu  es  une  folle,  répondait  Orso  en  galopant. 

—  Vous  êtes  homme,  Ors'  Anton',  et  vous  savez  sans  doute  mieux 
qu'une  femme  ce  que  vous  avez  à  faire.  Mais  je  voudrais  bien  savoir 
ce  que  cet  Anglais  pourrait  objecter  contre  notre  alliance.  Y  a-t-il 
des  caporaux  en  Angleterre?.. 

Après  une  assez  longue  traite ,  devisant  de  la  sorte ,  le  frère  et  la 
sœur  arrivèrent  à  un  petit  village  non  loin  de  Bocognano,  où  ils  s'ar- 
rêtèrent pour  dîner  et  passer  la  nuit  chez  un  ami  de  leur  famille.  Ils 
y  furent  reçus  avec  cette  hospitalité  corse  qu'on  ne  peut  apprécier 
que  lorsqu'on  l'a  connue.  Le  lendemain ,  leur  hôte,  qui  avait  été  com- 
père de  M'""  délia  Rebbia,  les  accompagna  jusqu'à  une  lieue  de  sa 
demeure. 

—  Voyez-vous  ces  bois  et  ces  maquis,  dit-il  à  Orso  au  moment  de 
se  séparer;  un  homme  qui  aurait ,/'a/^im  malheur  y  vivrait  dix  ans  en 
paix  sans  que  gendarmes  ou  voltigeurs  vinssent  le  chercher.  Ces  bois 
touchent  à  la  forêt  de  Vizzavona ,  et  lorsqu'on  a  des  amis  à  Bocognano 
ou  aux  environs,  on  n'y  manque  de  rien.  Vous  avez  là  un  beau  fusil; 
il  doit  porter  loin.  Sang  de  la  Madone!  quel  calibre!  On  peut  tuer 
avec  cela  mieux  que  des  sangliers. 

Orso  répondit  froidement  que  son  fusil  était  anglais,  et  portait  le 
plomb  très  loin.  On  s'embrassa,  et  chacun  continua  sa  route. 
Déjà  nos  voyageurs  n'étaient  plus  qu'à  une  petite  distance  de 

(1)  C'est-à-dire  de  la  côte  orientale.  CeUe  expression  très  usitée,  di^àrfeimonfî, 
cbange  de  sens  suivant  la  position  de  celui  qui  l'emploie.  —  La  Corse  est  divisée  du 
nord  au  sud  par  une  chaîne  de  montagnes. 

(2)  V.  Filippini,  lib.  IL  —  Le  comte  Arrigo  bel  Missere  mourut  vers  l'an  1000; 
on  dit  qu'à  sa  mort  une  voix  s'entendit  dans  l'air,  qui  chantait  ces  paroles  prophé- 
tiques : 

E  morto  H  conte  Arrigo  bel  Missere, 
E  Corsica  sarà  di  maie  in  peggio. 


44  REVUE  DES  DEUX  SIONDES. 

Pietranera,  lorsqu'à  l'entrée  d'une  gorge  qu'il  fallait  traverser,  ils 
découvrirent  sept  à  huit  hommes  armés  de  fusils,  les  uns  assis  sur  des 
pierres,  les  autres  couchés  sur  l'herbe,  quelques-uns  debout  et  sem- 
blant faire  le  guet.  Leurs  chevaux  paissaient  à  peu  de  distance.  Co- 
lomba les  examina  un  instant  avec  une  lunette  d'approche ,  qu'elle 
tira  des  grandes  poches  de  cuir  que  tous  les  Corses  portent  en  voyage. 

—  Ce  sont  nos  gens,  s'éeria-t-elle  d'un  air  joyeux.  Pieruccio  a  bien 
fait  sa  commission. 

—  Quelles  gens?  demanda  Orso. 

—  Nos  bergers,  répondit-elle.  Avant-hier  soir,  j'ai  fait  partir  Pie- 
ruccio, afin  qu'il  réunît  ces  braves  gens  pour  vous  accompagnera 
votre  maison.  Il  ne  convient  pas  que  vous  entriez  à  Pietranera  sans 
escorte,  et  vous  devez  savoir  d'ailleurs  que  les  Barricini  sont  capables 
de  tout. 

—  Colomba ,  dit  Orso  d'un  ton  sévère,  je  t'avais  priée  bien  des  fois 
de  ne  plus  me  parler  des  Barricini  et  de  tes  soupçons  sans  fondement. 
Je  ne  me  donnerai  certainement  pas  le  ridicule  de  rentrer  chez  moi 
avec  cette  troupe  de  fainéans,  et  je  suis  très  mécontent  que  tu  les 
aies  rassemblés  sans  m'en  prévenir. 

—  Mon  frère,  vous  avez  oublié  votre  pays.  C'est  à  moi  qu'il  appar- 
tient de  vous  garder  lorsque  votre  imprudence  vous  expose.  J'ai  dû 
faire  ce  que  j'ai  fait. 

En  ce  moment,  les  bergers  les  ayant  aperçus,  coururent  à  leurs 
chevaux  et  descendirent  au  galop  à  leur  rencontre. 

—  Evviva  Ors'  Anton'  !  s'écria  un  vieillard  robuste  à  barbe  blanche, 
couvert,  malgré  la  chaleur,  d'une  casaque  à  capuchon  de  drap  corse, 
plus  épais  que  la  toison  de  ses  chèvres.  C'est  le  vrai  portrait  de  son 
père;  seulement  plus  grand  et  plus  fort.  Quel  beau  fusil!  On  en  par- 
lera de  ce  fusil,  Ors'  Anton'. 

—  Evviva  Ors'  Anton'  !  répétèrent  en  chœur  tous  les  bergers.  Nous 
savions  bien  qu'il  reviendrait  à  la  fin  ! 

—  Ah  !  Ors'  Anton' ,  disait  un  grand  gaillard  au  teint  couleur  de 
brique,  que  votre  père  aurait  de  joie  s'il  était  ici  pour  vous  recevoir! 
Le  cher  homme  !  vous  le  verriez  s'il  avait  voulu  me  croire,  s'il  m'avait 
laissé  faire  l'affaire  de  Giudice...  Le  brave  homme  !  il  ne  m'a  pas  cru  ; 
i!  sait  bien  maintenant  que  j'avais  raison, 

—  Bon!  reprit  le  vieillard,  Giudice  ne  perdra  rien  pour  attendre. 

—  Evviva  Ors'  Anton'  !  Et  une  douzaine  de  coups  de  fusil  accompa- 
gnèrent cette  acclamation. 

Orso ,  de  très  mauvaise  humeur  au  centre  de  ce  groupe  d'hommes 


COLOMBA.  45 

à  cheval  parlant  tous  ensemble  et  se  pressant  pour  lui  donner  la  main , 
demeura  quelque  temps  sans  pouvoir  se  faire  entendre.  Enfin,  pre- 
nant l'air  qu'il  avait  en  tête  de  son  peloton  lorsqu'il  lui  distribuait  les 
réprimandes  et  les  jours  de  salle  de  police  : 

—  Mes  amis,  dit-il,  je  vous  remercie  de  l'affection  que  vous  me 
montrez,  de  celle  que  vous  portiez  à  mon  père;  mais  j'entends,  je 
veux  que  personne  ne  me  donne  des  conseils.  Je  sais  ce  que  j'ai  à  faire, 

—  Il  a  raison ,  il  a  raison ,  s'écrièrent  les  bergers.  Vous  savez  bien 
que  vous  pouvez  compter  sur  nous. 

—  Oui ,  j'y  compte;  mais  je  n'ai  besoin  de  personne  maintenant ,  et 
nul  danger  ne  menace  ma  maison.  Commencez  par  faire  demi-tour, 
et  allez-vous-en  à  vos  chèvres.  Je  sais  le  chemin  de  Pietranera ,  et 
n'ai  pas  besoin  de  guides, 

—  N'ayez  peur  de  rien ,  Ors'  Anton',  dit  le  vieillard;  ils  n'oseraient 
se  montrer  aujourd'hui.  La  souris  rentre  en  son  trou  lorsque  revient 
le  matou. 

—  Matou  toi-même,  vieille  barbe  blanche!  dit  Orso.  Comment 
t'appelles-tu? 

—  Eh  quoi  !  vous  ne  me  connaissez  pas,  Ors'  Anton',  moi  qui  vous 
ai  porté  en  croupe  si  souvent  sur  mon  mulet  qui  mord  ?  Vous  ne  con- 
naissez pas  Polo  Griffo  ?  Brave  homme ,  voyez-vous ,  qui  est  aux  délia 
Rebbia  corps  et  ame.  Dites  un  mot,  et  quand  votre  gros  fusil  par- 
lera, ce  vieux  mousquet,  vieux  comme  son  maître,  ne  se  taira  pas. 
Comptez-y,  Ors'  Anton'. 

—  Bien,  bien  ;  mais,  par  tous  les  diables  !  allez-vous-en  et  laissez- 
nous  continuer  notre  route. 

Les  bergers  s'éloignèrent  enfin ,  se  dirigeant  au  grand  trot  vers  le 
village;  mais  de  temps  en  temps  ils  s'arrêtaient  sur  tous  les  points 
élevés  de  la  route,  comme  pour  examiner  s'il  n'y  avait  point  quelque 
embuscade  cachée,  et  toujours  ils  se  tenaient  assez  rapprochés  d'Orso 
et  de  sa  sœur  pour  être  en  mesure  de  leur  porter  secours  au  besoin. 
Et  le  vieux  Polo  Griffo  disait  à  ses  compagnons  :  Je  le  comprends ,  je 
le  comprends.  Il  ne  dit  pas  ce  qu'il  veut  faire,  mais  il  le  fait.  C'est  le 
vrai  portrait  de  son  père.  Bien!  dis  que  tu  n'en  veux  à  personne  !  tu 
as  fait  un  vœu  à  sainte  Nega  (1).  Bravo  !  Moi  je  ne  donnerais  pas  une 
figue  de  la  peau  du  maire.  Avant  un  mois,  on  n'en  pourra  pas  faire 
une  outre. 

(1)  Cette  sainte  ne  se  trouve  pas  clans  le  calendrier.  Se  vouer  à  sainte  Ncga,  c'est 
nier  tout  de  parti  pris. 


iG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  précédé  par  cette  troupe  d'éclaireurs,  le  descendant  des  délia 
Rebbia  entra  dans  son  village  et  gagna  le  vieux  manoir  des  caporaux 
ses  aïeux.  Les  rebbianistes ,  long-temps  privés  de  chef,  s'étaient 
portés  en  masse  à  sa  rencontre,  et  les  habitans  du  village  qui  obser- 
vaient la  neutralité,  étaient  tous  sur  le  pas  de  leurs  portes  pour  le  voir 
passer.  Les  barricinistes  se  tenaient  dans  leurs  maisons  et  regardaient 
parles  fentes  de  leurs  volets. 

Le  bourg  de  Pietranera  est  très  irrégulièrement  bâti,  comme  tous 
les  villages  de  la  Corse,  car,  pour  voir  une  rue,  il  faut  aller  à  Cargese, 
bâti  par  M.  de  Marbœuf.  Les  maisons,  dispersées  au  hasard  et  sans  le 
moindre  alignement,  occupent  le  sommet  d'un  petit  plateau,  ou 
plutôt  d'un  palier  de  la  montagne.  Vers  le  milieu  du  bourg  s'élève  un 
grand  chêne  vert,  et  auprès  on  voit  une  auge  en  granit  où  un  tuyau 
en  bois  apporte  l'eau  d'une  source  voisine.  Ce  monument  d'utilité 
publique  fut  construit  h  frais  communs  par  les  délia  Rebbia  et  les 
Barricini  ;  mais  on  se  tromperait  fort  si  l'on  y  cherchait  un  indice  de 
l'ancienne  concorde  des  deux  familles.  Au  contraire,  c'est  une  œuvre 
de  leur  jalousie.  Autrefois,  le  colonel  délia  Rebbia,  ayant  envoyé 
au  conseil  municipnl  de  sa  commune  une  petite  somme  pour  contri- 
buer à  l'érection  d'une  fontaine,  l'avocat  Barricini  se  hâta  d'offrir  un 
don  semblable,  et  c'est  à  ce  combat  de  générosité  que  Pietranera  doit 
son  eau.  Autour  du  chêne  vert  et  de  la  fontaine,  il  y  a  un  espace  vide 
qu'on  appelle  la  place,  et  où  les  oisifs  se  rassemblent  le  soir.  Quel- 
quefois on  y  joue  aux  cartes,  et  une  fois  l'an,  dans  le  carnaval,  on  y 
danse.  Aux  deux  extrémités  de  la  place  s'élèvent  des  bâtimens  plus 
hauts  que  larges,  construits  en  granit  et  en  schiste.  Ce  sont  les  tours 
ennemies  des  délia  Rebbia  et  des  Barricini.  Leur  architecture  est  uni- 
forme, leur  hauteur  est  la  même,  et  l'on  voit  que  la  rivalité  des  deux 
familles  s'est  toujours  maintenue  sans  que  la  fortune  décidât  entre  elles. 

Il  est  peut-être  à  propos  d'expliquer  ce  qu'il  faut  entendre  par  ce 
mot  de  four.  C'est  un  bâtiment  carré  d'environ  quarante  pieds  de 
haut,  qu'en  un  autre  pays  on  nommerait  tout  bonnement  un  colom- 
bier. La  porte,  étroite,  s'ouvre  à  huit  pieds  du  sol,  et  l'on  y  accède  par 
un  escalier  fort  raide.  Au-dessus  de  la  porte  est  une  fenêtre  avec  une 
espèce  de  balcon  percé  en  dessous  comme  un  mâchicoulis,  qui  permet 
d'assommer  sans  risque  un  visiteur  indiscret.  Entre  la  fenêtre  et  la 
porte,  on  voit  deux  écussons  grossièrement  sculptés.  L'un  portait 
autrefois  la  croix  de  Gênes;  mais,  tout  martelé  aujourd'hui,  il  n'est 
plus  intelligible  que  pour  les  antiquaires.  Sur  l'autre  écusson  sont 
sculptées  les  armoiries  de  la  famille  qui  possède  la  tour.  Ajoutez,  pour 


COLOMBA.  kf'- 

compléter  la  décoration ,  quelques  traces  de  balles  sur  les  écussons 
et  les  chambranles  de  la  fenêtre,  et  vous  pouvez  vous  faire  une  idée 
d'un  manoir  du  moyen-àge  en  Corse.  J'oubliais  de  dire  que  les  bûti- 
mens  d'habitation  touchent  à  la  tour  et  souvent  s'y  rattachent  par  une 
communication  intérieure. 

La  tour  et  la  maison  des  délia  Rebbia  occupent  le  côté  nord  de  la 
place  de  Pietranera;  la  tour  et  la  maison  des  Barricini,  le  côté  sud. 
De  la  tour  du  nord  jusqu'à  la  fontaine,  c'est  la  promenade  des  dclla 
Kebbia,  celle  des  Barricini  est  du  côté  opposé.  Depuis  l'enterre- 
ment de  la  femme  du  colonel,  on  n'avait  jamais  vu  un  membre  de 
l'une  de  ces  deux  familles  paraître  sur  un  autre  côté  de  la  place  que 
celui  qui  lui  était  assigné  par  une  espèce  de  convention  tacite.  Pour 
éviter  un  détour,  Orso  allait  passer  devant  la  maison  du  maire,  lorsque 
sa  sœur  l'avertit  et  l'engagea  à  prendre  une  ruelle  qui  les  conduirait 
à  leur  maison  sans  traverser  la  place. 

—  Pourquoi  se  déranger?  dit  Orso;  la  place  n'est-elle  pas  à  tout  le 
monde?  —  Et  il  poussa  son  cheval. 

—  Brave  cœur!  dit  tout  bas  Colomba...  Mon  père,  tu  seras  vengé. 

En  arrivant  sur  la  place,  Colomba  se  plaça  entre  la  maison  des  Bar- 
ricini et  son  frère,  et  toujours  elle  eut  l'œil  fixé  sur  les  fenêtres  de  ses 
ennemis.  Elle  remarqua  qu'elles  étaient  barricadées  depuis  peu,  et 
qu'on  y  avait  pratiqué  des  archere.  On  appelle  archere  d'étroites  ou- 
vertures en  forme  de  meurtrières ,  ménagées  entre  de  grosses  bûches 
avec  lesquelles  on  bouche  la  partie  inférieure  d'une  fenêtre.  Lors- 
qu'on craint  quelque  attaque,  on  se  barricade  de  la  sorte  et  l'on  peut, 
à  l'abri  des  bûches,  tirer  à  couvert  sur  les  assaillans. 

—  Les  lâches!  dit  Colomba.  Voyez,  mon  frère,  déjà  ils  commen- 
cent à  se  garder.  Ils  se  barricadent  !  mais  il  faudra  bien  sortir  un  jour! 

La  présence  d'Orso  sur  le  côté  sud  de  la  place  produisit  une  grande 
sensation  à  Pietranera ,  et  fut  considérée  comme  une  preuve  d'au- 
dace approchant  de  la  témérité.  Pour  les  neutres  rassemblés  le  soir 
autour  du  chêne  vert,  ce  fut  le  texte  de  commentaires  sans  fin. — II 
est  heureux,  disdt-on,  que  les  fils  Barricini  ne  soient  pas  encore 
revenus,  car  ils  sont  moins  endurans  que  l'avocat,  et  peut-être  n'eus- 
sent-ils point  laissé  passer  leur  ennemi  sur  leur  terrain  sans  lui  faire 
payer  la  bravade.  — Souvenez-vous  de  ce  que  je  vais  vous  dire,  voisin  , 
ajouta  un  vieillard  qui  était  l'oracle  du  bourg.  J'ai  observé  la  figure 
de  la  Colomba  aujourd'hui.  Elle  a  quelque  chose  dans  la  tête.  Je  sens 
de  la  poudre  en  l'air.  Avant  peu,  il  y  aura  de  la  viande  de  boucherie 
à  bon  marché  dans  Pietranera. 


.!|8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


X. 


Séparé  fort  jeune  de  son  père,  Orso  n'avait  guère  eu  le  temps  de 
le  connaître.  Il  avait  quitté  Pietranera  à  quinze  ans  pour  étudier  à 
Pise,  et  de  là  était  entré  à  l'École  militaire,  pendant  que  Ghilfuccio 
promenait  en  Europe  les  aigles  impériales.  Sur  le  continent,  Orso 
l'avait  vu  à  de  rares  intervalles,  et  en  1815  seulement  il  s'était  trouvé 
dans  le  régiment  que  son  père  commandait.  Mais  le  colonel ,  inflexible 
sur  la  discipline,  traitait  son  fils  comme  tous  les  autres  jeunes  lieute- 
nans,  c'est-à-dire  avec  beaucoup  de  sévérité.  Les  souvenirs  qu'Orso 
en  avait  conservés  étaient  de  deux  sortes.  Il  se  le  rappelait  à  Pietra- 
nera, lui  conflant  son  sabre,  lui  laissant  décharger  son  fusil  quand  il 
revenait  de  la  chasse,  ou  le  faisant  asseoir  pour  la  première  fois,  lui 
bambin,  à  la  table  de  famille.  Puis  il  se  représentait  le  colonel  délia 
Rebbia  l'envoyant  aux  arrêts  pour  quelque  étourderie ,  et  ne  l'appe- 
lant jamais  que  «  lieutenant  délia  Rebbia.  »  —  Lieutenant  délia  Reb- 
bia, vous  n'êtes  pas  à  votre  place  de  bataille,  trois  jours  d'arrêts.  — 
Vos  tirailleurs  sont  à  cinq  mètres  trop  loin  de  la  réserve,  cinq  jours 
d'arrêts.  —  Vous  êtes  en  bonnet  de  police  à  midi  cinq  minutes,  huit 
jours  d'arrêts.  Une  seule  fois,  aux  Quatre- Bras,  il  lui  avait  dit  :  Très 
bien,  Orso,  mais  de  la  prudence.  Au  reste,  ces  derniers  souvenirs 
n'étaient  point  ceux  que  lui  rappelait  Pietranera.  La  vue  des  lieux 
familiers  à  son  enfance,  les  meubles  dont  se  servait  sa  mère,  qu'il  avait 
tendrement  aimée,  excitaient  en  son  ame  une  foule  d'émotions  douces 
et  pénibles  ;  puis,  l'avenir  sombre  qui  se  préparait  pour  lui ,  l'inquié- 
tude vague  que  sa  sœur  lui  inspirait ,  et  par-dessus  tout  l'idée  que 
miss  Nevil  allait  venir  dans  sa  maison ,  qui  lui  paraissait  aujourd'hui  si 
petite,  si  pauvre,  si  peu  convenable  pour  une  personne  habituée  au 
luxe,  le  mépris  qu'elle  en  concevrait  peut-être,  toutes  ces  pensées 
formaient  un  chaos  dans  sa  tête  et  lui  inspiraient  un  profond  décou- 
ragement. 

Il  s'assit,  pour  souper,  dans  un  grand  fauteuil  de  chêne  noirci  où 
son  père  présidait  les  repas  de  famille,  et  sourit  en  voyant  Colomba 
hésiter  à  se  mettre  à  table  avec  lui.  Il  lui  sut  bon  gré  d'ailleurs  du 
silence  qu'elle  observa  pendant  le  souper  et  de  la  prompte  retraite 
qu'elle  fit  ensuite,  car  il  se  sentait  encore  trop  ému  pour  résister  aux 
attaques  qu'elle  lui  préparait  sans  doute;  mais  Colomba  le  ménageait 
et  voulait  lui  laisser  le  temps  de  se  reconnaître.  La  tête  appuyée  sur 


COLOMBA.  49 

sa  main ,  il  demeura  long-temps  immobile,  repassant  dans  son  esprit 
les  scènes  des  quinze  derniers  jours  qu'il  avait  vécus.  Il  voyait  avec 
effroi  cette  attente  où  chacun  semblait  être  de  sa  conduite  à  l'égard 
des  Barricini.  Déjà  il  s'apercevait  que  l'opinion  de  Pietranera  com- 
mençait à  être  pour  lui  celle  du  monde.  Il  devait  se  venger  sous 
peine  de  passer  pour  un  lûche.  Mais  sur  qui  se  venger?  11  ne  pouvait 
croire  les  Barricini  coupables  de  meurtre.  A  la  vérité  ils  étaient  les 
ennemis  de  sa  famille,  mais  il  fallait  les  préjugés  grossiers  de  ses 
compatriotes  pour  leur  attribuer  un  assassinat.  Quelquefois  il  considé- 
rait le  talisman  de  miss  Nevil ,  et  en  répétait  tout  bas  la  devise  :  «  La 
vie  est  un  combat!  »  Enfin  il  se  dit  d'un  ton  ferme  :  «  J'en  sortirai 
vainqueur!  »  Sur  cette  bonne  pensée,  il  se  leva,  et  prenant  la  lampe, 
il  allait  monter  dans  sa  chambre ,  lorsqu'on  frappa  à  la  porte  de  la 
maison.  L'heure  était  indue  pour  recevoir  une  visite.  Colomba  parut 
aussitôt,  suivie  de  la  femme  qui  les  servait.  —  Ce  n'est  rien,  dit- 
elle  en  courant  à  la  porte.  Cependant,  avant  d'ouvrir,  elle  demanda 
qui  frappait.  —  Une  voix  douce  répondit  :  C'est  moi.  Aussitôt  la  barre 
de  bois  placée  en  travers  de  la  porte  fut  enlevée ,  et  Colomba  reparut 
dans  la  salle  à  manger  suivie  d'une  petite  fille  de  dix  ans  à  peu  près, 
pieds  nus,  en  haillons,  la  tète  couverte  d'un  mauvais  mouchoir,  de 
dessous  lequel  s'échappaient  de  longues  mèches  de  cheveux  noirs 
comme  l'aile  d'un  corbeau.  L'enfant  était  maigre,  pâle,  la  peau  brûlée 
par  le  soleil;  mais  dans  ses  yeux  brillait  le  feu  de  l'intelligence.  En 
voyant  Orso ,  elle  s'arrêta  timidement  et  lui  fit  une  révérence  à  la 
paysanne ,  puis  elle  parla  bas  à  Colomba  et  lui  mit  entre  les  mains 
un  faisan  nouvellement  tué. 

—  Merci,  ChiU,  dit  Colomba.  Remercie  ton  oncle.  Use  porte  bien? 
— Fort  bien ,  mademoiselle,  à  vous  servir.  Je  n'ai  pu  venir  plus  tôt 

parce  qu'd  a  bien  tardé.  Je  suis  restée  trois  heures  dans  le  maquis  à 
l'attendre. 

—  Et  tu  n'as  pas  soupe? 

—  Dame  !  non,  mademoiselle;  je  n'ai  pas  eu  le  temps. 

—  On  va  te  donner  à  souper.  Ton  oncle  a-t-il  du  pain  encore? 

—  Peu,  mademoiselle;  mais  c'est  de  la  poudre  surtout  qui  lui 
manque.  Voilà  les  châtaignes  venues,  et  maintenant  il  n'a  plus  besoin 
que  de  poudre. 

— Je  vais  te  donner  un  pain  pour  lui,  et  de  la  poudre.  Dis-lui  qu'il 
la  ménage;  elle  est  chère. 

—  Colomba,  dit  Orso  en  français,  à  qui  donc  fais-tu  ainsi  la  charité? 

TOME  XXIII.  4 


5f^  REVUE  DES  DEUX  BIONDES. 

—  A  un  pauvre  bandit  de  ce  village,  répondit  Colomba  dans  laf 
même  langue,  (^ette  petite  est  sa  nièce. 

—  11  me  semble  que  tu  pourrais  mieux  placer  tes  dons.  Pourquoi 
envoyer  de  la  poudre  à  un  coquin  qui  s'en  servira  pour  commettre 
des  crimes?  Sans  cette  déplorable  faiblesse  que  tout  le  monde  paraît 
avoir  ici  pour  les  bandits,  il  y  a  long-temps  qu'ils  auraient  disparu  de 
la  Corse. 

—  Les  plus  méchans  de  notre  pays  ne  sont  pas  ceux  qui  sont  à  la 
campagne  (1). 

—  Donne-leur  du  pain  si  tu  veux  ;  on  n'en  doit  refuser  à  personne, 
mais  je  n'entends  pas  qu'on  leur  fournisse  des  munitions. 

—  Mon  frère,  dit  Colomba  d'un  ton  grave,  vous  êtes  le  maître  ici, 
et  tout  vous  appartient  dans  cette  maison  ;  mais,  je  vous  en  préviens, 
je  donnerai  mon  mezzaro  à  cette  petite  fdle  pour  qu'elle  le  vende, 
plutôtque  derefuserde  la  poudre  à  un  bandit.  Lui  refuserde  la  poudre! 
mais  autant  vaut  le  livrer  aux  gendarmes.  Quelle  protection  a-t-il  contre 
eux,  sinon  ses  cartouches? 

La  petite  fdle  cependant  dévorait  avec  avidité  un  morceau  de  pain , 
et  regardait  attentivement  tour  à  tour  Colomba  et  son  frère,  cherchant 
à  comprendre  dans  leurs  yeux  le  sens  de  ce  qu'ils  disaient. 

—  Et  qu'a-t-il  fait  enfin ,  ton  bandit?  Pour  quel  crime  s'est-il  jeté 
dans  le  maquis? 

—  Brandolaccio  n'a  point  commis  de  crimes,  s'écria  Colomba.  11  a 
tué  Giovan'  Opizzo,  (jui  avait  assassiné  son  père  pendant  que  lui  était 
à  l'armée. 

Orso  détourna  la  tête,  prit  la  lampe,  et,  sans  répondre,  monta  dans 
sa  chambre.  Alors  Colomba  donna  poudre  et  provisions  à  l'enftmt,  et 
la  reionduisit  jusqu'à  la  porte,  en  lui  répétant  :  «  Surtout  que  ton  oncle 
veille  bien  sur  Orso  !  » 


XI. 

Orso  fut  long-temps  à  s'endormir,  et  par  conséquent  s'éveilla  fort 
tard,  du  moins  pour  un  Corse.  A  peine  levé,  le  premier  objet  qui 
frappa  ses  yeux,  ce  fut  la  maison  de  ses  ennemis  et  les  archere  qu'ils 


(1)  Être  alla  campatjna,  c'est-à-dire  être  bandit.  Bandit  n'est  point  un  terme 
odieux,  il  se  prend  dans  le  sens  de  banni;  c'est  Voutlaw  des  ballades  anglaises.      ' 


C0L03IBA.  51 

venaient  d'y  établir.  Il  descendit  et  demanda  sa  sœur.  —  Elle  est  à  la 
cuisine  qui  fond  des  balles,  lui  répondit  la  servante  Saveria.  Ainsi,  il 
ne  pouvait  taire  un  pas  sans  être  poursuivi  par  l'image  de  la  guerre. 

Il  trouva  Colomba  assise  sur  un  escabeau  entourée  de  balles  nou- 
vellement tondues,  coupant  les  jets  de  plomb. 

—  Que  diable  fais-tu  là?  lui  .demanda  son  frère. 

—  Vous  n'aviez  point  de  balles  pour  le  fusil  du  colonel,  répondit- 
elle  de  sa  voix  douce,  j'ai  trouvé  un  moule  de  calibre,  et  vous  aurez 
aujourd'hui  vingt-quatre  cartouches,  mon  frère. 

—  Je  n'en  ai  pas  besoin ,  Dieu  merci  ! 

—  Il  ne  liuit  pas  être  pris  au  dépourvu.  Ors'  Anton'.  Vous  avez 
oublié  votre  pays,  et  les  gens  qui  vous  entourent. 

—  Je  l'aurais  oublié  que  tu  me  le  rappellerais  bien  vite.  Dis-moi, 
n'est-il  pas  arrivé  une  grosse  malle,  il  y  a  quelques  jours? 

—  Oui,  mon  frère.  Voulez-vous  que  je  la  monte  dans  votre  chambre? 

—  Toi ,  la  monter;  mais  tu  n'aurais  jamais  la  force  de  la  soulever... 
N'y  a-t-il  pas  ici  quelque  homme  pour  le  faire? 

—  Je  ne  suis  pas  si  faible  que  vous  le  pensez,  dit  Colomba  en  re- 
troussant ses  manches,  et  découvrant  un  bras  blanc  et  rond  parfaite- 
ment formé,  mais  qui  annonçait  une  force  peu  commune.  Allons, 
Saveria,  dit-elle  à  la  servante,  aide-moi.  Déjà  elle  enlevait  seule  la 
lourde  malle,  quand  Orso  s'empressa  de  l'aider. 

—  Il  y  a  dans  cette  malle,  ma  chère  Colomba,  dit-il,  quelque  chose 
pour  toi.  Tu  m'excuseras  si  je  te  fais  de  si  pauvres  cadeaux,  mais  la 
bourse  d'un  lieutenant  en  demi-solde  n'est  pas  trop  bien  garnie.  —  Eu 
parlant,  il  ouvrait  la  malle  et  en  retirait  quelques  robes,  un  châle  et 
d'autres  objets  à  l'usage  d'une  jeune  personne. 

—  Que  de  belles  choses  !  s'écria  Colomba.  Je  vais  bien  vite  les  serrer 
de  peur  qu'elles  ne  se  gâtent.  Je  les  garderai  pour  ma  noce,  ajoutâ- 
t-elle avec  un  sourire  triste,  car  maintenant  je  suis  en  deuil.  —  Et  elle 
baisa  la  main  de  son  frère. 

—  Il  y  a  de  l'affectation ,  ma  sœur,  à  garder  le  deuil  si  long-temps. 

—  Je  l'ai  juré,  dit  Colomba  d'un  ton  ferme.  Je  ne  quitterai  le  deuil... 
et  elle  regardait  par  la  fenêtre  la  maison  des  Barricini. 

—  Que  le  jour  où  tu  te  marieras  !  dit  Orso  cherchant  à  éviter  la  fin 
de  la  phrase. 

—  Je  ne  me  marierai,  dit  Colomba,  qu'à  un  homme  qui  aura  fait 
trois  choses...  Et  elle  contemplait^toujours  d'un  air  sinistre  la  maison 

ennemie.^! ■■.,,.,■„_,„.  ^,.^..^^  .■.^.».„., 

loue  comme  tu  esjrColmnba,ij^"m'étonne' que  tu  ne*!sois  pas 

4. 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déjà  mariée.  Allons,  tu  me  diras  qui  te  fait  la  cour.  D'ailleurs  j'enten- 
drai bien  les  sérénades.  11  faut  qu'elles  soient  belles  pour  plaire  à  une 
grande  voceratrice  comme  toi. 

—  Qui  voudrait  d'une  pauvre  orpheline?...  Et  puis  l'homme  qui 
me  fera  quitter  mes  habits  de  deuil  fera  prendre  le  deuil  aux  femmes 
de  là-bas. 

—  Cela  deviet  de  la  folie,  se  dit  Orso.  Mais  il  ne  répondit  rien  ,  pour 
éviter  toute  discussion. 

—  Mon  frère,  dit  Colomba  d'un  ton  de  càlinerie,  j'ai  aussi  quelque 
chose  à  vous  offrir.  Les  habits  que  vous  avez  là  sont  trop  beaux  pour 
ce  pays-ci.  Votre  jolie  redingote  serait  en  pièces  au  bout  de  deux 
jours,  si  vous  la  portiez  dans  le  maquis.  Il  faut  la  garder  pour  quand 
viendra  miss  Nevil.  —  Puis,  ouvrant  une  armoire,  elle  en  tira  un  cos- 
tume complet  de  chasseur.  — Je  vous  ai  fait  une  veste  en  velours,  et 
voici  un  bonnet  comme  en  portent  nos  élégans;  je  l'ai  brodé  pour 
vous  il  y  a  bien  long-temps.  Voulez-vous  essayer  cela? 

Et  elle  lui  faisait  endosser  une  large  veste  de  velours  vert  ayant 
dans  le  dos  une  énorme  poche.  Elle  lui  mettait  sur  la  tête  un  bonnet 
pointu  de  velours  noir  brodé  en  jais  et  en  soie  de  la  môme  couleur, 
et  terminé  par  une  espèce  de  houppe. 

—  Voici  la  cartouchère  (1)  de  notre  père,  dit-elle;  son  stylet  est 
dans  la  poche  de  votre  veste.  Je  vais  vous  chercher  le  pistolet. 

—  J'ai  l'air  d'un  vrai  brigand  de  l'Ambigu-Comique,  disait  Orso  en 
se  regardant  dans  un  petit  miroir  que  lui  présentait  Saveria. 

—  C'est  que  vous  avez  tout-à-fait  bonne  façon  comme  cela ,  Ors' 
Anton',  disait  la  vieille  servante,  et  le  plus  beau  pointu  (2)  de  Boco- 
gnano  ou  de  Bastelica  n'est  pas  plus  brave  ! 

Orso  déjeuna  dans  son  nouveau  costume,  et  pendant  le  repas  il  dit 
à  sa  sœur  que  sa  malle  contenait  un  certain  nombre  de  livres;  que 
son  intention  était  d'en  faire  venir  de  France  et  d'Italie,  et  de  la  faire 
travailler  beaucoup. — Car  il  est  honteux,  Colomba,  ajouta-t-il,  qu'une 
grande  fille  comme  toi  ne  sache  pas  encore  des  choses  que,  sur  le  con- 
tinent, les  enfans  apprennent  en  sortant  de  nourrice. 

—  Vous  avez  raison,  mon  frère,  disait  Colomba;  je  sais  bien  ce  qui 
me  manque,  et  je  ne  demande  pas  mieux  que  d'étudier,  surtout  si 
vous  voulez  bien  me  donner  des  leçons. 

Quelques  jours  se  passèrent  sans  que  Colomba  prononçât  le  nom 

(1)  Carchera,  ceinturejoù  l'on  met  descarlouches.  On  y  attache  un  pistolet  à  gauche. 

(2)  Pinsuto.  On  ai)pelle  ainsi  ceux  qui  portent  encore  le  bonnet  pointu,  barreta 
pinsuta. 


COLOMBA.  53 

des  Barricini.  Elle  était  toujours  aux  petits  soins  pour  son  frère  et  lui 
parlait  souvent  de  miss  Nevil.  Orso  lui  faisait  lire  des  ouvrages  fran- 
çais et  italiens,  et  il  était  surpris  tantôt  de  la  justesse  et  du  bon  sens 
de  ses  observations,  tantôt  de  son  ignorance  profonde  des  choses  les 
plus  vulgaires. 

Un  matin  après  déjeuner,  Colomba  sortit  un  instant,  et  au  lieu  de 
revenir  avec  un  livre  et  du  papier,  parut  avec  son  mezzaro  sur  la  tète. 
Son  air  était  plus  sérieux  encore  que  de  coutume.  —  Mon  frère,  dit- 
elle,  je  vous  prierai  de  sortir  avec  moi. 

—  Où  veux-tu  que  je  t'accompagne?  dit  Orso  en  lui  offrant  son  bras. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  votre  bras,  mon  frère,  mais  prenez  votre 
fusil  et  votre  boîte  à  cartouches.  Un  homme  ne  doit  jamais  sortir 
sans  ses  armes. 

—  A  la  bonne  heure!  Il  faut  se  conformer  à  la  mode.  Où  allons- 
nous? 

Colomba,  sans  répondre,  serra  le  mezzaro  autour  de  sa  tête,  appela 
le  chien  de  garde  et  sortit  suivie  de  son  frère.  S'éloignant  à  grands 
pas  du  village,  elle  prit  un  chemin  creux  qui  serpentait  dans  les 
vignes,  après  avoir  envoyé  devant  elle  le  chien  à  qui  elle  fit  un  signe 
qu'il  semblait  bien  connaître ,  car  aussitôt  il  se  mit  à  courir  en  zig 
zag,  passant  dans  les  vignes,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  tou- 
jours à  cinquante  pas  de  sa  maîtresse ,  et  quelquefois  s'arrètant  au 
milieu  du  chemin  pour  la  regarder  en  remuant  la  queue.  Il  paraissait 
s'acquitter  parfaitement  de  ses  fonctions  d'éclaireur. 

—  Si  Muscheto  aboie ,  dit  Colomba ,  armez  votre  fusil ,  mon  frère , 
et  tenez-vous  immobile. 

A  un  demi-mille  du  village,  après  bien  des  détours,  Colomba  s'ar- 
rêta tout  à  coup  dans  un  endroit  où  le  chemin  faisait  un  coude.  Là 
s'élevait  une  petite  pyramide  de  branchages ,  les  uns  verts ,  les  autres 
desséchés,  amoncelés  à  la  hauteur  de  trois  pieds  environ.  Du  sommet, 
on  voyait  percer  l'extrémité  d'une  croix  de  bois  peinte  en  noir.  Dans 
plusieurs  cantons  de  la  Corse,  surtout  dans  les  montagnes,  un  usage, 
extrêmement  ancien  et  qui  se  rattache  peut-être  à  des  superstitions 
du  paganisme,  oblige  les  passans  à  jeter  une  pierre  ou  un  rameau 
d'arbre  sur  le  lieu  où  un  homme  a  péri  de  mort  violente.  Pendant  de 
longues  années,  aussi  long-temps  que  le  souvenir  de  sa  fin  tragique 
demeure  dans  la  mémoire  des  hommes,  cette  offrande  singulière 
s'accumule  ainsi  de  jour  en  jour.  On  appelle  cela  Y  amas,  le  mitcchio 
d'un  tel. 

Colomba  s'arrêta  devant  ce  tas  de  feuillage ,  et  arrachant  une 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

branche  d'arbousier,  l'ajouta  ù  la  pyramide. — Orso,  dit-elle,  c'est  ici 
que  notre  père  est  mort.  Prions  pour  son  ame,  mon  frère! — Et  elle 
se  mit  à  genoux.  Orso  l'imita  aussitôt.  En  ce  moment  la  cloche  du 
village  tinta  lentement,  car  un  homme  était  mort  dans  la  nuit.  Orso 
fondit  en  larmes. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  Colomba  se  leva,  l'œil  sec,  mais  la 
figure  animée;  elle  fit  du  pouce,  à  la  hâte,  le  signe  de  croix  familier 
à  ses  compatriotes  et  qui  accompagne  d'ordinaire  leurs  sermens  solen- 
nels; puis,  entraînant  son  frère,  elle  reprit  le  chemin  du  village.  Ils 
rentrèrent  en  silence  dans  leur  maison.  Orso  monta  dans  sa  chambre. 
Un  instant  après  Colomba  l'y  suivit,  portant  une  petite  cassette  qu'elle 
posa  sur  la  table.  Elle  l'ouvrit,  et  en  tira  une  chemise  couverte  de 
larges  taches  de  sang.  — Voici  la  chemise  de  votre  père,  Orso. —  Et  elle 
la  jeta  sur  ses  genoux. — Voici  le  plomb  qui  l'a  frappé. — Et  elle  posa 
sur  la  chemise  deux  balles  oxidées.  —  Orso,  mon  frère  !  cria-t-elle  en 
se  précipitant  dans  ses  bras  et  l'étreignant  avec  force;  Orso!  tu  le 
vengeras  ! — Elle  l'embrassa  avec  une  espèce  de  fureur,  baisa  les  balles 
et  la  chemise,  et  sortit  de  la  chambre,  laissant  son  frère  comme 
pétrifié  sur  sa  chaise. 

Orso  resta  quelque  temps  immobile ,  n'osant  éloigner  de  lui  ces 
épouvantables  reliques.  Enfin ,  faisant  un  effort,  il  les  remit  dans  la 
cassette,  et  courut  à  l'autre  bout  de  la  chambre  se  jeter  sur  son  lit, 
la  tète  tournée  vers  la  muraille,  enfoncée  dans  l'oreiller,  comme  s'il 
eût  voulu  se  dérober  à  la  vue  d'un  spectre.  Les  dernières  paroles  de 
sa  sœur  retentissaient  sans  cesse  dans  ses  oreilles ,  et  il  lui  semblait 
entendre  un  oracle  ftital,  inévitable,  qui  lui  demandait  du  sang  et  du 
sang  innocent.  Je  n'essaierai  pas  de  rendre  les  sensations  du  malheu- 
reux jeune  homme,  aussi  confuses  que  celles  qui  bouleversent  la  tête 
d'un  fou.  Long-temps  il  demeura  dans  la  même  position,  sans  oser 
détourner  la  tête.  Enfin,  il  se  leva,  ferma  la  cassette  et  sortit  préci- 
pitamment de  sa  maison ,  courant  la  campagne  et  marchant  devant  lui 
sans  savoir  où  il  allait. 

Peu  à  peu  le  grand  air  le  soulagea  ;  il  devint  plus  calme  et  examina 
avec  quelque  sang-froid  sa  position  et  les  moyens  d'en  sortir.  Il  ne 
soupçonnait  point  les  Barricini  de  meurtre,  on  le  sait  déjà,  mais  il  les 
accusait  d'avoir  supposé  la  lettre  du  bandit  Agostini  ;  et  cette  lettre,  il 
le  croyait  du  moins,  avait  causé  la  mort  de  son  père.  Les  poursuivre 
comme  i'aussaires,  il  sentait  que  cela  était  impossible.  Parfois,  si  les 
préjugés  ou  les  instincts  de  son  pays  revenaient  l'assaillir  et  lui  mon- 
traient une  vengeance  facile  au  détour  d'un  sentier,  il  les  écartait  avec 


COLOMBA.  95 

horreur,  en  pensant  à  ses  camarades  de  régiment,  aux  salons  de  Paris, 
surtout  à  miss  Nevil.  Puis  il  songeait  aux  reproches  de  sa  sœur,  et  ce 
qui  restait  de  corse  dans  son  caractère  justifiait  ces  reproches  et  les 
rendait  plus  poignans.  Un  seul  espoir  lui  restait  dans  ce  combat  entre 
sa  conscience  et  ses  préjugés,  c'était  d'entamer  sous  un  prétexte  quel- 
conque une  querelle  avec  un  des  fils  de  l'avocat  et  de  se  battre  en 
duel  avec  lui.  Le  tuer  d'une  balle  ou  d'un  coup  d'épée  conciliait  ses 
idées  corses  et  ses  idées  françaises.  L'expédient  accepté,  et  méditant 
les  moyens  d'exécution ,  il  se  sentait  déjà  soulagé  d'un  grand  poids , 
lorsque  d'autres  pensées  plus  douces  contribuèrent  encore  à  calmer 
son  agitation  fébrile.  Cicéron,  désespéré  de  la  mort  de  sa  fille  Tullia, 
oublia  sa  douleur  en  repassant  dans  son  esprit  toutes  les  belles  clioses 
qu'il  pourrait  dire  à  ce  sujet.  En  discourant  de  la  sorte,  M.  Shandy  se 
consola  de  la  perte  de  son  fils;  Orso  se  rafraîchit  le  sang  en  pensant 
qu'il  pourrait  faire  à  miss  Nevil  un  tableau  de  l'état  de  son  ame, 
tableau  qui  ne  pourrait  manquer  d'intéresser  puissamment  cette  belle 
personne. 

11  se  rapprochait  du  village,  dont  il  s'était  fort  éloigné  sans  s'en 
apercevoir,  lorsqu'il  entendit  la  voix  d'une  petite  fille  qui  chantait ,  se 
croyant  seule  sans  doute,  dans  un  sentier  au  bord  du  mAquis.  C'était 
cet  air  lent  et  monotone  consacré  aux  lamentations  funèbres,  et  l'en- 
fant chantait  :  «  A  mon  fils,  mon  fils,  en  lointain  pays  —  gardez  ma 
croix  et  ma  chemise  sanglante....  )> 

—  Que  chantes-tu  là,  petite?  dit  Orso  d'un  ton  de  colère,  paraissant 
tout  à  coup. 

—  C'est  vous.  Ors'  Anton',  s'écria  l'enfant  un  peu  effrayée...  C'est 
une  chanson  de  M"'' Colomba... 

—  Je  te  défends  de  la  chanter,  dit  Orso  d'une  voix  terrible. 
L'enfant,  tournant  la  tête  à  droite  et  à  gauche,  semblait  chercher  de 

quel  côté  elle  pourrait  se  sauver,  et  sans  doute  elle  se  serait  enfuie  si 
elle  n'eût  été  retenue  par  le  soin  de  conserver  un  assez  gros  paquet 
qu'on  voyait  sur  l'herbe  à  ses  pieds. 
Orso  eut  honte  de  sa  violence. 

—  Que  portes-tu  là ,  ma  petite?  lui  demanda-t-il  le  plus  doucement 
qu'il  put. 

Et  comme  Chilina  hésitait  à  répondre,  il  souleva  le  linge  qui  enve- 
loppait le  paquet,  et  vit  qu'il  contenait  un  pain  et  d'autres  provisions. 
-^  A  qui  portes-tu  ce  pain,  ma  mignonne?  lui  demanda-t-il. 

—  Vous  le  savez  bien ,  monsieur,  à  mon  oncle. 

—  Et  ton  oncle  n'est-il  pas  bandit? 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pour  vous  servir,  monsieur  Ors'  Anton'. 

—  Si  les  gendarmes  te  rencontraient,  ils  te  demanderaient  où 
tu  vas.... 

— Je  leur  dirais,  réponditl'enfantsanshésiter,  queje  porte  à  manger 
aux  Lucquois  qui  coupent  le  mAquis. 

—  Et  si  tu  trouvais  quelque  chasseur  affamé  qui  voulût  dîner  à  tes 
dépens  et  te  prendre  tes  provisions?... 

—  On  n'oserait.  Je  dirais  que  c'est  pour  mon  oncle. 

—  En  effet,  il  n'est  point  homme  à  se  laisser  prendre  son  dîner.... 
Il  t'aime  bien ,  ton  oncle? 

—  Oh  !  oui.  Ors'  Anton'.  Depuis  que  mon  papa  est  mort,  il  a  soin 
de  la  famille,  de  ma  mère,  de  moi  et  de  ma  petite  sœur.  Avant  que 
maman  fût  malade,  il  la  recommandait  aux  riches  pour  qu'on  lui 
donnât  de  l'ouvrage.  Le  maire  me  donne  une  robe  tous  les  ans,  et  le 
curé  me  montre  le  catéchisme  et  à  lire  depuis  que  mon  oncle  leur  a 
parlé.  Mais  c'est  votre  sœur  surtout  qui  est  bonne  pour  nous. 

En  ce  moment  un  chien  parut  dans  le  sentier.  La  petite  fille,  por- 
tant deux  doigts  à  sa  bouche,  fit  entendre  un  sifflement  aigu;  aussitôt 
le  chien  vint  à  elle  et  la  caressa,  puis  s'enfonça  brusquement  dans  le 
maquis.  Bientôt  deux  hommes  mal  vêtus,  mais  bien  armés,  se  levèrent 
derrière  une  cépée,  à  quelques  pas  d'Orso.  On  eût  dit  qu'ils  s'étaient 
avancés  en  rampant  comme  des  couleuvres  au  milieu  du  fourré  de 
cistes  et  de  myrtes  qui  couvrait  le  terrain. 

—  Oh!  Ors'  Anton'!...  soyez  le  bienvenu,  dit  le  plus  âgé  de  ces 
deux  hommes.  Eh  quoi  !  vous  ne  me  reconnaissez  pas? 

—  Non ,  dit  Orso  le  regardant  fixement. 

—  C'est  drôle  comme  une  barbe  et  un  bonnet  pointu  vous  changent 
un  homme!  Allons,  mon  lieutenant,  regardez  bien.  Vous  avez  donc 
oublié  les  anciens  de  Waterloo  ?  Vous  ne  vous  souvenez  plus  de  Brando 
Savelli ,  qui  a  déchiré  plus  d'une  cartouche  à  côté  de  vous  dans  ce 
jour  de  malheur? 

—  Quoi  !  c'est  toi?  dit  Orso.  Et  tu  as  déserté  en  1816? 

—  Comme  vous  dites,  mon  lieutenant.  Dame,  le  service  ennuie,  et 
puis  j'avais  un  compte  à  régler  dans  ce  pays-ci.  Ha  ha  !  Chili ,  tu  es 
une  brave  fille.  Sers-nous  vite,  car  nous  avons  faim.  Vous  n'avez  pas 
d'idée,  mon  lieutenant,  comme  on  a  d'appétit  dans  le  maquis. 
Qu'est-ce  qui  nous  envoie  cela,  M"^  Colomba  ou  le  maire? 

—  Non ,  mon  oncle ,  c'est  la  meunière  qui  m'a  donné  cela  pour 
vous,  et  une  couverture  pour  maman. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  me  veut? 


COLOMBA.  57 

—  Elle  dit  que  ses  Lucquois  qu'elle  a  pris  pour  défricher,  lui  deman- 
dent maintenant  35  sous  et  les  châtaignes  à  cause  de  la  fièvre  qui  est 
dans  le  bas  de  Pietranera. 

— Les  fainéans!  Je  verrai. — Sans  façon,  mon  lieutenant,  voulez- 
vous  partager  notre  dîner?  Nous  avons  fait  de  plus  mauvais  repas 
ensemble  du  temps  de  notre  pauvre  compatriote  qu'on  a  réformé. 

— Grand  merci.  —  On  m'a  réformé  aussi ,  moi. 

—  Oui,  je  l'ai  entendu  dire,  mais  vous  n'en  avez  pas  été  bien  fâché, 
je  gage.  Histoire  de  régler  votre  compte  à  vous.  —  Allons,  curé,  dit 
le  bandit  à  son  camarade,  à  table.  Monsieur  Orso,  je  vous  présente 
monsieur  le  curé,  c'est-à-dire  je  ne  sais  trop  s'il  est  curé,  mais  il  en  a 
la  science. 

—  Un  pauvre  étudiant  en  théologie,  monsieur,  dit  le  second  bandit, 
qu'on  a  empêché  de  suivre  sa  vocation.  Oui  sait?  J'aurais  pu  être 
pape,  Brandolaccio. 

—  Quelle  cause  a  donc  privé  l'égUse  de  vos  lumières?  demanda 
Orso. 

—  Un  rien.  Un  compte  à  régler,  comme  dit  mon  ami  Brandolaccio; 
une  sœur  à  moi  qui  avait  fait  des  fohes  pendant  que  je  dévorais  les 
bouquins  à  l'université  de  Pise.  Il  me  fallut  retourner  au  pays  pour 
la  marier;  mais  le  futur,  trop  pressé,  meurt  de  la  fièvre  trois  jours 
avant  mon  arrivée.  Je  m'adresse  alors,  comme  vous  eussiez  fait  à  ma 
ma  place,  au  frère  du  défunt.  On  me  dit  qu'il  était  marié.  Que  faire? 

—  En  effet,  cela  était  embarrassant.  Que  fîtes-vous? 

—  Ce  sont  de  ces  cas  où  il  faut  en  venir  à  la  pierre  à  fusil  (1). 
— C'est-à-dire  que... 

—  Je  lui  mis  une  balle  dans  la  tête,  dit  froidement  le  bandit. 

Orso  fit  un  mouvement  d'horreur.  Cependant  la  curiosité ,  et  peut- 
être  aussi  le  désir  de  retarder  le  moment  où  il  faudrait  rentrer  chez, 
lui  le  fit  rester  à  sa  place  et  continuer  la  conversation  avec  ces  deux 
hommes  dont  chacun  avait  au  moins  un  assassinat  sur  la  conscience. 

Pendant  que  son  camarade  parlait,  Brandolaccio  mettait  devant 
lui  du  pain  et  de  la  viande;  il  se  servit  ensuite  lui-même,  puis  il  fît 
la  part  de  son  chien  qu'il  présenta  à  Orso  sous  le  nom  de  Brusco, 
comme  doué  du  merveilleux  instinct  de  reconnaître  un  voltigeur  sous 
quelque  déguisement  que  ce  fut.  Enfin,  il  coupa  un  morceau  de  pain 
et  une  tranche  de  jambon  crû  qu'il  donna  à  sa  nièce. 

— La  belle  vie  que  celle  de  bandit  !  s'écria  l'étudiant  en  théologie 

(1)  La  scaglia,  expression  très  usitée. 


;58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

après  avoir  manijé  quelques  bouchées.  Vous  en  tàterez  peut-être  un 
jour,  monsieur  délia  Kebbia ,  et  vous  verrez  combien  il  est  doux  de 
ne  connaître  d'autre  maître  que  son  caprice.  Jusque-là  le  bandit 
s'était  exprimé  en  italien,  il  poursuivit  en  français  :  La  Corse  n'est 
pas  un  pays  bien  amusant  pour  un  jeune  homme;  mais  pour  un 
bandit,  quelle  différence!  Les  femmes  sont  folles  de  nous.  Tel  que 
vous  me  voyez,  j'ai  trois  maîtresses,  dans  trois  cantons  différens.  Je 
suis  partout  chez  moi.  Et  il  y  en  a  une  qui  est  la  femme  d'un  gen- 
darme. 

r—  Vous  savez  bien  des  langues ,  monsieur,  dit  Orso  d'un  ton  grave. 

■r-Si  je  parle  français,  c'est  que  voyez-vous  :  aMaxima  debetv/r 
pueris  rererentia.  »  Nous  entendons ,  Brandolaccio  et  moi ,  que  la 
.petite  tourne  bien  et  marche  droit. 

— Quand  viendront  ses  quinze  ans,  dit  l'oncle  de  Chilina,  je  la 
marierai  bien.  J'ai  déjà  un  parti  en  vue. 

—  C'est  toi  qui  fieras  la  demande?  dit  Orso. 

— Sans  doute.  Croyez-vous  que  si  je  dis  à  un  richard  du  pays,  moi 
Brando  Savelli,  je  verrais  avec  plaisir  que  votre  tils  épousât  Michelina 
Savelli,  croyez-vous  qu'il  se  ferait  tirer  les  oreilles? 

—  Je  ne  le  lui  conseillerais  pas ,  dit  l'autre  bandit.  Le  camarade  a 
la  main  un  peu  lourde,  il  sait  se  faire  obéir. 

—  Si  j'étais  un  coquin,  poursuivit  Brandolaccio,  une  canaille,  un 
supposé,  je  n'aurais  qu'à  ouvrir  ma  besace,  les  pièces  de  cent  sous 
y  pleuvraient. 

—  Il  y  a  donc  dans  ta  besace,  dit  Orso,  quelque  chose  qui  les  attire? 

—  Rien,  mais  si  j'écrivais,  comme  il  y  en  a  qui  l'ont  fait,  à  un 
riche  :  J'ai  besoin  de  cent  francs,  il  se  dépêcherait  de  me  les  envoyer. 
Mais  je  suis  un  homme  d'honneur,  mon  lieutenant. 

— Savez-vous,  monsieur  délia  Kebbia,  dit  le  bandit  que  son  cama- 
rade appeliiit  le  curé  ;  savez-vous  que  dans  ce  pays  à  mœurs  simples, 
il  y  a  pourtant  quelques  misérables  qui  profitent  de  l'estime  que  nous 
inspirons  au  moyen  de  nos  passeports  (il  montrait  son  fusil),  pour  tirer 
des  lettres  de  change  en  contrefiiisant  notre  écriture? 

— Je  le  sais,  dit  Orso  d'un  ton  brusque;  mais  quelles  lettres  de 
change? 

—  11  y  a  six  mois,  continua  le  bandit,  que  je  me  promenais  du  côté 
d'Orezza,  quand  vient  à  moi  un  manant  qui  de  loin  m'ôte  son  bonnet 
et  me  dit  :  ^- Ah!  monsieur  le  curé , — ils  m'appellent  toujours  ainsi, 
—  excusez-moi;  donnez-moi  du  temps;  je  n'ai  pu  trouver  que  55  francs, 
mais,  vrai,  c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  amasser.  Moi,  tout  surpris  ;  — 


COLOMBA.  59 

Qu'est-ce  à  dire,  maroufle!  55  francs?  lui  dis-je.  —  Je  veux  dire  65, 
me  répond-il,  mais  pour  100  que  vous  me  demandez,  c'est  im[)os- 
sible.  — Comment,  drôle  !  je  te  demande  100  francs?  Je  ne  te  connais 
pas.  —Alors  il  me  remet  une  lettre  ou  plutôt  un  chifTon  tout  sale  par 
lequel  on  l'invitait  à  déposer  100  francs  dans  un  lieu  qu'on  indiquait, 
sous  peine  de  voir  sa  maison  brûlée  et  ses  vaches  tuées  par  Giocanto 
Castriconi,  c'est  mon  nom.  Et  l'on  avait  eu  l'infamie  de  contrefaire 
ma  signature!  Ce  qui  me  piqua  le  plus,  c'est  que  la  lettre  était  écrite 
en  patois,  pleine  de  fautes  d'orthographe;  moi,  faire  des  Hiutes  d'ortho- 
graphe, moi,  qui  avais  tous  les  prix  à  l'université  !  Je  commence  par 
donner  à  mon  vilain  un  soufflet  qui  le  fait  tourner  deux  fois  sur  lui- 
même. — Ah  !  tu  me  prends  pour  un  voleur,  coquin  que  tu  es,  lui  dis-je, 
et  je  lui  donne  un  bon  coup  de  pied  où  vous  savez.  Un  peu  soulagé,  je 
lui  dis  :  Quand  dois-tu  porter  cet  argent  au  lieu  désigné?  —  Aujour- 
d'hui même.  — Bien  !  va  le  porter.  — C'était  au  pied  d'un  pin,  et  le  lieu 
était  parfaitement  indiqué.  Il  porte  l'argent,  l'enterre  au  pied  de 
l'arbre  et  revient  me  trouver.  Je  m'étais  embusqué  aux  environs.  Je 
demeurai  là  avec  mon  homme  six  mortelles  heures.  Monsieur  délia 
Rebbia,  je  serais  resté  trois  jours  s'il  eût  fallu.  Au  bout  de  six  heures, 
paraît  un  Bastiaccio  (1) ,  un  infâme  usurier.  Il  se  baisse  pour  prendre 
l'argent,  je  fais  feu,  et  je  l'avais  si  bien  ajusté ,  que  sa  tête  porta  en 
tombant  sur  les  écus  qu'il  déterrait.  —  Maintenant,  drôle!  dis-je  au 
paysan,  reprends  ton  argent,  et  ne  t'avise  plus  de  soupçonner  d'une 
bassesse  Giocanto  Castriconi.  —  Le  pauvre  diable  tout  tremblant 
ramassa  ses  65  francs  sans  prendre  la  peine  de  les  essuyer  ;  il  mejdit 
merci,  je  lui  allonge  un  bon  coup  de  pied  d'adieu,  et  il  court  encore. 

—  Ah!  curé,  dit  Crandolaccio,  je  t'envie  ce  coup  de  fusil-là.  Tu  as 
dû  bien  rire? 

—  J'avais  attrapé  le  Bastiaccio  à  la  tempe,  continua  le  [bandit,  et 
cela  me  rappela  ces  vers  de  Virgile  : 

Liquefacto  tenipora  plumbo 

Diffidit,  ac  multâ  porrectum  exlendit  arenâ. 

Liquefacto?  Croyez-vous,  monsieur  Orso,  qu'une  balle  de  [plomb  se 

fonde  par  la  rapidité  de  son  trajet  dans  l'air?  Vous  qui  avez  étudié  la 

ballistique,  vous  devriez  bien  me  dire  si  c'est  une  erreur  ou  une  vérité? 

Orso  aimait  mieux  discuter  cette  question  de  physique,  que  d'ar- 

(1)  Les  Corses  montagnards  déltstent  les  hiihilans  de  Baslia,  qu'ils  ne  regardent, 
pas  comme  des  compatriotes.  Jamais  ils  ne  disent  Bastiese,  mais  Bastiaccio:  on 
sait  que  la  terminaison  en  accio  se  prend  qu-îliuefois  dans  un  sens  de  mépris. 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gumenter  avec  le  licencié  sur  la  moralité  de  son  action.  Brandolaccio, 
que  cette  dissertation  scientifique  n'amusait  guère,  l'interrompit 
pour  remarquer  que  le  soleil  allait  se  coucher:  —  Puisque  vous 
n'avez  pas  voulu  dîner  avec  nous,  Ors'  Anton',  lui  dit-il,  je  vous 
conseille  de  ne  pas  faire  attendre  plus  long-temps  M"*^  Colomba.  Et 
puis,  il  ne  fait  pas  toujours  bon  à  courir  les  chemins,  quand  le  soleil 
est  couché.  Pourquoi  donc  sortez-vous  sans  fusil?  Il  y  a  de  mauvaises 
gens  dans  ces  environs;  prenez-y  garde.  Aujourd'hui,  vous  n'avez 
rien  à  craindre;  les  Barricini  amènent  le  préfet  chez  eux  ;  ils  l'ont  ren- 
contré sur  la  route ,  et  il  s'arrête  un  jour  à  Pietranera ,  avant  d'aller 
poser  àCorte  une  première  pierre,  comme  on  dit...,  une  bêtise!  il 
couche  ce  soir  chez  les  Barricini  ;  mais  demain ,  ils  seront  libres.  Il  y 
a  Vincentello  qui  est  un  mauvais  garnement ,  et  Orlanduccio  qui  ne 
vaut  guère  mieux...  Tâchez  de  les  trouver  séparés,  aujourd'hui  l'un, 
demain  l'autre;  mais  méfiez-vous,  je  ne  vous  dis  que  cela. 

—  Merci  du  conseil,  dit  Orso;  mais  nous  n'avons  rien  à  démêler 
ensemble;  jusqu'à  ce  qu'ils  viennent  me  chercher,  je  n'ai  rien  à  leur 
dire. 

Le  bandit  tira  la  langue  de  côté ,  et  la  fit  claquer  contre  sa  joue 
d'un  air  ironique ,  mais  il  ne  répondit  rien .  Orso  se  levait  pour  partir  : 
—  A  propos,  dit  Brandolaccio,  je  ne  vous  ai  pas  remercié  de  votre 
poudre;  elle  m'est  venue  bien  à  propos.  Maintenant,  rien  ne  me 
manque...,  c'est-à-dire  il  me  manque  encore  des  souliers...,  mais 
je  m'en  ferai  de  la  peau  d'un  mouflon ,  un  de  ces  jours. 

Orso  glissa  deux  pièces  de  cinq  francs  dans  la  main  du  bandit. 

—  C'est  Colomba  qui  t'envoyait  la  poudre,  voici  pour t'acheter  des 
souliers. 

—  Pas  de  bêtises!  mon  lieutenant,  s'écria  Brandolaccio  en  lui 
rendant  les  deux  pièces.  Est-ce  que  vous  me  prenez  pour  un  men- 
diant? J'accepte  le  pain  et  la  poudre,  mais  je  ne  veux  rien  autre 
chose. 

—  Entre  vieux  soldats ,  j'ai  cru  qu'on  pouvait  s'aider.  Allons,  adieu  ! 
Mais,  avant  de  partir,  il  avait  mis  l'argent  dans  la  besace  du  bandit, 

sans  qu'il  s'en  fût  aperçu. 

—  Adieu,  Ors'  Anton'!  dit  le  théologien.  Nous  nous  retrouverons 
peut-être  au  maquis  un  de  ces  jours,  et  nous  continuerons  nos 
études  sur  Virgile. 

Orso  avait  quitté  ses  honnêtes  compagnons  depuis  un  quart  d'heure, 
lorsqu'il  entendit  un  homme  qui  courait  derrière  lui  de  toutes  ses 
forces.  C'était  Brandolaccio  : 


COLOMBA.  61 

—  C'est  un  peu  fort!  mon  lieutenant,  s'écria-t-il  hors  d'haleine; 
un  peu  trop  fort!  voilà  vos  dix  francs.  De  la  part  d'un  autre,  je  ne 
passerais  pas  l'espièglerie.  Bien  des  choses  de  ma  part  à  M""  Colomba. 
Vous  m'avez  tout  cssouflé  !  Bonsoir. 


XII. 

Orso  trouva  Colomba  un  peu  alarmée  de  sa  longue  absence;  mais, 
en  le  voyant,  elle  reprit  cet  air  de  sérénité  triste  qui  était  son  expres- 
sion habituelle.  Pendant  le  repas  du  soir,  ils  ne  parlèrent  que  de 
choses  indifférentes ,  et  Orso ,  enhardi  par  l'air  calme  de  sa  sœur, 
lui  raconta  sa  rencontre  avec  les  bandits ,  et  hasarda  môme  quelques 
plaisanteries  sur  l'éducation  morale,  religieuse,  que  recevait  la  petite 
Chilina  par  les  soins  de  son  oncle  et  de  son  honorable  collègue,  le 
sieur  Castriconi. 

—  Brandolaccio  est  un  -ionnète  homme,  dit  Colomba;  mais,  pour 
Castriconi,  j'ai  entendu  dire  que  c'était  un  homme  sans  principes. 

—  Je  crois ,  dit  Orso ,  qu'il  vaut  tout  autant  que  Brandolaccio ,  et 
Brandolaccio  autant  que  lui.  L'un  et  l'autre  sont  en  guerre  ouverte 
avec  la  société.  Un  premier  crime  les  entraîne  chaque  jour  à  d'autres 
crimes;  et  pourtant,  ils  ne  sont  peut-être  pas  aussi  coupables  que 
bien  des  gens  qui  n'habitent  pas  le  maquis. 

Un  éclair  de  joie  brilla  sur  le  front  de  sa  sœur. 

—  Oui ,  poursuivit  Orso;  ces  misérables  ont  de  l'honneur  à  leur  ma- 
nière. C'est  un  préjugé  cruel  et  non  une  basse  cupidité  qui  les  a  jetés 
dans  la  vie  qu'ils  mènent. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence. 

—  Mon  frère,  dit  Colomba  en  lui  versant  du  café,  vous  savez  pcut- 
ôtre  que  Charles-Baptiste  Pietri  est  mort  la  nuit  passée?  Oui,  il  est 
mort  de  la  fièvre  des  marais. 

—  Quiest  ce  Pietri? 

—  C'est  un  homme  de  ce  bourg,  mari  de  Madeleine,  qui  a  reçu  le 
portefeuille  de  notre  père  mourant.  Sa  veuve  est  venue  me  prier  de 
paraître  à  sa  veillée  et  d'y  chanter  quelque  chose.  Il  convient  que 
vous  veniez  aussi.  Ce  sont  nos  voisins,  et  c'est  une  politesse  qu'on  ne 
peut  refuser  dans  un  petit  endroit  comme  le  nôtre. 

—  Au  diable  ta  veillée,  Colomba!  Je  n'aime  point  à  voir  ma  sœur 
se  donner  ainsi  en  spectacle  au  public. 

—  Orso,  répondit  Colomba,  chacun  honore  ses  morts  à  sa  manière. 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  ballata  nous  vient  de  nos  aïeux,  et  nous  devons  la  respecter  comme 
un  usage  antique.  Madeleine  n'a  pas  le  don,  (!t  la  vieille  Fiordispina, 
qui  est  la  meilleure  voceratrice  du  pays,  est  malade.  Il  faut  bien  quel- 
qu'un pour  la  ballata. 

—  Crois-tu  que  Charles-Baptiste  ne  trouvera  pas  son  chemin  dans 
l'autre  monde,  si  l'on  ne  chante  de  mauvais  vers  sur  sa  bière?  Va  à 
la  veillée  si  tu  veux,  Colomba;  j'irai  avec  toi,  si  tu  crois  que  je  le 
doive,  mais  n'improvise  pas;  cela  est  inconvenant  à  ton  âge,  et  je  t'en 
prie,  ma  sœur. 

—  Mon  frère,  j'ai  promis.  C'est  la  coutume  ici ,  vous  le  savez,  et  je 
vous  le  répète,  il  n'y  a  que  moi  pour  improviser. 

—  Sotte  coutume  ! 

—  Je  souffre  beaucoup  de  chanter  ainsi.  Cela  me  rappelle  tous  nos 
malheurs.  Demain,  j'en  serai  malade;  mais  il  le  faut.  Permettez-le- 
moi,  mon  frère.  Souvenez-vous  qu'à  Ajaccio  vous  m'avez  dit  d'im- 
proviser pour  amuser  cette  demoiselle  anglaise  qui  se  moque  de  nos 
vieux  usages.  Ne  pourrai-je  donc  improviser  aujourd'hui  pour  de 
pauvres  gens  qui  m'en  sauront  gré,  et  que  cela  aidera  à  supporter  leur 
chagrin? 

—  Allons!  fais  comme  tu  voudras.  Je  gage  que  tu  as  déjà  composé 
ta  ballata,  et  tu  ne  veux  pas  la  perdre. 

—  Non,  je  ne  pourrais  pas  composer  cela  d'avance,  mon  frère.  Je 
me  mets  devant  le  mort,  et  je  pense  à  ceux  qui  restent.  Les  larmes 
me  viennent  aux  yeux,  et  alors  je  chante  ce  qui  me  vient  à  l'esprit. 

Tout  cela  était  dit  avec  une  simplicité  telle  ,  qu'il  était  impossible 
de  supposer  le  moindre  amour-propre  poétique  à  la  signora  Colomba. 
Orso  se  laissa  fléchir  et  se  rendit  avec  sa  sœur  à  la  maison  de  Pietri. 
Le  mort  était  couché  sur  une  table,  la  figure  découverte,  dans  la  plus 
grande  pièce  de  la  maison.  Portes  et  fenêtres  étaient  ouvertes,  et 
plusieurs  cierges  brûlaient  autour  de  la  table.  A  la  tète  du  mort  se 
tenait  sa  veuve,  et  derrière  elle,  un  grand  nombre  de  femmes  oc- 
cupaient tout  un  côté  de  la  chambre;  de  l'autre  étaient  rangés  les 
hommes,  debout,  tète  nue,  l'oeil  fixé  sur  le  cadavre,  observant  un 
profond  silence.  Chaque  nouveau  visiteur  s'approchait  de  la  table, 
embrassait  le  mort  (1),  faisait  un  signe  de  tête  à  sa  veuve  et  à  son  fils, 
puis  prenait  place  dans  le  cercle  sans  proférer  une  parole.  De  temps 
en  temps,  néanmoins,  un  des  assistans  rompait  le  silence  solennel 
pour  adresser  quelques  mots  au  défunt.  —  Pourquoi  as-tu  quitté  ta 

,  (1)  Cet  usage  sui)siste  encore  à  Eocognano. 


COLOMBA.  63 

bonne  femme?  disait  une  commère.  N'avait-elle  pas  bien  soin  de  toi? 
Que  te  manquait-il?  Pourquoi  ne  pas  attendre  un  mois  encore,  ta 
bru  t'aurait  donné  un  fds? 

Un  grand  jeune  homme,  fds  de  Pietri,  serrant  la  rnain  froide  de 
son  père,  s'écria  :  Oh  !  pourquoi  n'es-tu  pas  mort  de  la  7nale  mort.  (1)? 
Nous  t'aurions  vengé  ! 

Ce  furent  les  premières  paroles  qu'Orso  entendit  en  entrant.  A  sa 
vue,  le  cercle  s'ouvrit,  et  un  faible  murmure  de  curiosité  annonça  l'at- 
tente de  l'assemblée  excitée  par  la  présence  de  la  voceratrice.  Colomba 
embrassa  la  veuve,  prit  une  de  ses  mains  et  demeura  quelques  minutes 
recueillie  et  les  yeux  baissés.  Puis  elle  rejeta  son  mezzaro  en  arrière, 
regarda  fixement  le  mort,  et,  penchée  sur  ce  cadavre,  presque  aussi 
pâle  que  lui ,  elle  commença  de  la  sorte  : 

«  Charles-Baptiste!  le  Christ  reçoive  ton  ame!  — Vivre,  c'est  souffrir.  Tu 
vas  dans  un  lieu  —  où  il  n'y  a  ni  soleil  ni  froidure.  —  Tu  n'as  plus  besoin  de 
ta  serpe,  —  ni  ne  ta  lourde  pioche.  —  Plus  de  travail  pour  toi.  —  Désormais 
tous  tes  jours  sont  des  dimanches.  —  Charles-Baptiste,  le  Christ  ait  ton  ame  ! 
—  Ton  fils  gouverne  ta  maison.  —  J'ai  vu  tomber  le  chêne  —  desséché  par  le 
Libeccio.  —  J'ai  cru  qu'il  était  mort.  —  Je  suis  repassé ,  et  sa  racine  —  avait 
poussé  un  rejeton.  —  Le  rejeton  est  devenu  un  chêne  —  au  vaste  ombrage. — 
Sous  ses  fortes  branches ,  Maddelè ,  repose-toi  —  et  pense  au  chêne  qui  n'est 
plus.  » 

Ici  Madeleine  commença  à  sangloter  tout  haut,  et  deux  ou  trois 
hommes,  qui  dans  l'occasion  auraient  tiré  sur  des  chrétiens  avec 
autant  de  sang-froid  que  sur  des  perdrix,  se  mirent  à  essuyer  de 
grosses  larmes  sur  leurs  joues  basanées. 

Colomba  continua  de  la  sorte  pendant  quelque  temps,  s'adressant 
tantôt  au  défunt,  tantôt  à  sa  famille,  quelquefois  par  une  prosopopée 
fréquente  dans  les  ballate,  faisant  parler  le  mort  lui-même  pour  con- 
soler ses  amis  ou  leur  donner  des  conseils.  A  mesure  qu'elle  impro- 
visait, sa  figure  prenait  une  expression  sublime;  son  teint  se  colorait 
d'un  rose  transparent  qui  faisait  ressortir  davantage  l'éclat  de  ses  dents 
et  le  feu  de  ses  prunelles  dilatées.  C'était  la  pythonisse  sur  son  tré- 
pied. Sauf  quelques  soupirs,  quelques  sanglots  étouffés,  on  n'eût  pas 
entendu  le  plus  léger  murmure  dans  la  foule  qui  se  pressait  autour 
d'elle.  Bien  que  moins  accessible  qu'un  autre  à  cette  poésie  sauvage, 
Orso  se  sentit  bientôt  atteint  par  l'émotion  générale.  Retiré  dans  un 
coin  obscur  de  la  salle,  il  pleura  comme  pleurait  le  fils  de  Pietri. 

(1)  La  maie  morte,  la  mort  violente. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  à  coup  un  léger  mouvement  se  fit  dans  l'auditoire;  le  cercle 
s'ouvrit,  et  plusieurs  étrangers  entrèrent.  Au  respect  qu'on  leur  mon- 
tra, à  l'empressement  qu'on  mit  à  leur  foire  place,  il  était  évident  que 
c'étaient  des  gens  d'importance  dont  la  visite  honorait  singulière- 
ment la  maison.  Cependant,  par  respect  pour  la  ballata,  personne  ne 
leur  adressa  la  parole.  Celui  qui  était  entré  le  premier  paraissait  avoir 
une  quarantaine  d'années.  Son  habit  noir,  son  ruban  rouge  à  rosette, 
l'air  d'autorité  et  de  confiance  qu'il  portait  sur  sa  figure ,  faisaient 
d'abord  deviner  le  préfet.  Derrière  lui  venait  un  vieillard  voûté,  au 
teint  bilieux,  cachant  mal  sous  des  lunettes  vertes  un  regard  timide 
et  inquiet.  Il  avait  un  habit  noir  trop  large  pour  lui,  et  qui,  bien  que 
tout  neuf  encore ,  avait  été  évidemment  ftiit  plusieurs  années  aupa- 
ravant. Toujours  à  côté  du  préfet,  on  eût  dit  qu'il  voulait  se  cacher 
dans  son  ombre.  Enfin ,  après  lui ,  entrèrent  deux  jeunes  gens  de 
haute  taille,  le  teint  brûlé  par  le  soleil,  les  joues  enterrées  sous 
d'épais  favoris,  l'œil  fier,  arrogant,  montrant  une  impertinente  curio- 
sité. Orso  avait  eu  le  temps  d'oublier  les  physionomies  des  gens  de 
son  village;  mais  la  vue  du  vieillard  en  lunettes  vertes  réveilla  sur- 
le-champ  en  son  esprit  de  vieux  souvenirs.  Sa  présence  à  la  suite  du 
préfet  suffisait  d'ailleurs  pour  le  faire  reconnaître.  C'était  l'avocat 
Barricini,  le  maire  de  Pietranera,  qui  venait  avec  ses  deux  fils  don- 
ner au  préfet  la  représentation  d'une  ballata.  Il  serait  difficile  de  dé- 
finir ce  qui  se  passa  en  ce  moment  dans  l'ame  d'Orso  ;  mais  la  pré- 
sence de  l'ennemi  de  son  père  lui  causa  une  espèce  d'horreur,  et 
plus  que  jamais  il  se  sentit  accessible  aux  soupçons  qu'il  avait  long- 
temps combattus. 

Pour  Colomba,  à  la  vue  de  l'homme  à  qui  elle  avait  voué  une  haine 
mortelle,  sa  physionomie  mobile  prit  aussitôt  une  expression  sinistre. 
Elle  pûlit  ;  sa  voix  devint  rauque ,  le  vers  commencé  expira  sur  ses 
lèvres...  Mais  bientôt,  reprenant  sa  ballata,  elle  poursuivit  avec  une 
nouvelle  véhémence  : 

c<  Quand  Tépervier  se  lamente  —  devant  son  nid  vide,  —  les  étourneaux 
voltigent  à  l'entour,  —  insultant  à  sa  douleur.  (Ici  on  entendit  un  rire  étouffé; 
c'étaient  les  deux  jeunes  gens  nouvellement  arrivés  qui  trouvaient  sans  doute 
la  métaphore  trop  hardie.)  —L'épervier  se  réveillera ,  —  il  déploiera  ses  ailes, 
—  il  lavera  son  bec  dans  le  sang!  —Et  toi,  Charles-Baptiste ,  que  tes  amis  — 
t'adressent  leur  dernier  adieu.  —  Leurs  larmes  ont  assez  coulé.  —  La  pauvre 
orpheline  seule  ne  pleurera  pas.  —  Pourquoi  te  pleurerait-elle?—  Tu  l'es  en- 
dormi plein  de  jours  —  au  milieu  de  ta  famille,  —  préparé  à  comparaître  — 
devant  le  Tout-Puissant.  —  L'orpheline  pleure  son  père,—  surpris  parade 


COLOMBA.  C5 

lâches  assassins,  —  frappé  par  derrière;  —  son  père  dont  le  sang  est  rouge  — 
sous  Tamas  de  feuilles  vertes.  —  ]Mais  elle  a  recueilli  son  sang,  —  ce  sang 
noble  et  innocent;  —  elle  Ta  répandu  sur  Pietranera, —  pour  qu'il  devînt  un 
poison  mortel.  —  Et  Pietranera  restera  marquée  —  jusqu'à  ce  qu'un  sang 
coupable  —  ait  effacé  la  trace  du  sang  innocent.  » 

En  achevant  ces  mots ,  Colomba  se  laissa  tomber  sur  une  chaise , 
elle  rabattit  son  raezzaro  sur  sa  figure,  et  on  l'entendit  sangloter. 
Les  femmes  en  pleurs  s'empressaient  autour  de  l'improvisatrice;  plu- 
sieurs hommes  jetaient  des  regards  farouches  sur  le  maire  et  ses  fils; 
quelques  vieillards  murmuraient  contre  le  scandale  qu'ils  avaient 
occasionné  par  leur  présence.  Le  fils  du  défunt  fendit  la  presse  et  se 
disposait  à  prier  le  maire  de  vider  !a  place  au  plus  vite,  mais  celui-ci 
n'avait  pas  attendu  cette  invitation.  II  gagnait  la  porte,  et  déjà  ses 
deux  fils  étaient  dans  la  rue.  Le  préfet  adressa  quelques  complimens 
de  condoléance  au  jeune  Pietri,  et  les  suivit  presque  aussitôt.  Pour 
Orso,  il  s'approcha  de  sa  sœur,  lui  prit  le  bras  et  l'entraîna  hors  de  la 
salle.  —  Accompagnez-les,  dit  le  jeune  Pietri  à  quelques-uns  de  ses 
amis.  Ayez  soin  que  rien  ne  leur  arrive  !  Deux  ou  trois  jeunes  gens 
mirent  précipitamment  leur  stylet  dans  la  manche  gauche  de  leur 
veste,  et  escortèrent  Orso  et  sa  sœur  jusqu'à  la  porte  de  leur  maison. 


XIIL 


Colomba ,  haletante ,  épuisée ,  était  hors  d'état  de  prononcer  une 
parole.  Sa  tète  était  appuyée  sur  l'épaule  de  son  frère,  et  elle  tenait 
une  de  ses  mains  serrée  entre  les  siennes.  Bien  qu'il  lui  sût  intérieu- 
rement assez  mauvais  gré  de  sa  péroraison ,  Orso  était  trop  alarmé 
pour  lui  adresser  le  moindre  reproche.  Il  attendait  en  silence  la  fin 
de  la  crise  nerveuse  à  laciuelle  elle  semblait  en  proie,  lorsqu'on  frappa 
à  la  porte ,  et  Saveria  entra  tout  effarée ,  annonçant  :  M.  le  préfet  !  A 
ce  nom,  Colomba  se  releva  comme  honteuse  de  sa  faiblesse,  et  se  tint 
debout,  s'appuyant  sur  une  chaise  qui  tremblait  visiblement  sous  sa 
main. 

Le  préfet  débuta  par  quelques  excuses  banales  sur  l'heure  indue  de 
sa  visite,  plaignit  M""  Colomba,  parla  du  danger  des  émotions  fortes, 
blâma  la  coutume  des  lamentations  funèbres  que  le  talent  môme  de 
la  voceratrice  rendait  encore  plus  pénibles  pour  les  assistans  ;  il  glissa 
avec  adresse  un  léger  reproche  sur  la  tendance  de  la  dernière  imprc- 

TOME  XXllI.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

visation.  Puis,  chiiiigeant de  ton  :  — Monsieur  dclla  Rebbia,  dit-il, 
je  suis  diai  gé  <!e  bien  des  coinplimens  pour  vous  par  vos  amis  anglais. 
Miss  Nevil  fait  mille  anmitiés  à  mademoiselle  votre  sœur.  J'ai  pour 
vous  une  lettre  d'elle  à  vous  remettre. 
— Une  lettre  de  miss  IS'evil?  s'écria  Orso. 

—  ^Malheureusement  je  ne  l'ai  pas  sur  moi,  mais  vous  l'aurez  dans 
cinq  mirnites.  Son  père  a  été  souiTrant.  Nous  avons  craint  un  moment 
qu'il  n'eût  gagné  nos  terribles  iièvres.  Heureusement,  le  voilà  hors 
d'affaire,  et  vous  en  jugerez  par  vous-même,  car  vous  le  verrez  bientôt, 
j'imagine. 

— Miss  Nevil  a  dû  être  bien  inquiète? 

—  Par  bonheur,  elle  n'a  connu  le  danger  que  lorsqu'il  était  déjà 
loin.  Monsieur  délia  Rebbia,  miss  Nevil  m'a  beaucoup  parlé  de  vous 
et  de  mademoiselle  votre  sœur.  —  Orso  s'inclina.  —  Elle  a  beaucoup 
d'amitié  pour  vous  deux.  Sous  un  extérieur  plein  de  grâce,  sous  une 
apparence  de  légèreté,  elle  cache  une  raison  parfaite. 

—  C'est  une  charmante  personne,  dit  Orscv. 

— C'est  presque  à  sa  prière  que  je  viens  ici ,  monsieur.  Personne 
ne  connaît  mieux  (pie  moi  une  fatale  histoire  que  je  voudrais  bien 
n'être  pas  obligé  de  vous  rappeler.  Puisque  M.  Barricini  est  encore 
maire  de  Pietranera,  et  moi,  préfet  de  ce  département,  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  le  cas  que  je  fais  de  certains  soupçons,  dont,  si 
je  suis  bien  informé ,  quelques  personnes  imprudentes  vous  ont  fait 
part,  et  cjue  vous  avez  repoussés,  je  le  sais,  avec  l'indignation  qu'on 
devait  attendre  de  votre  position  et  de  votre  caractère. 

—  Colomba,  dit  Orso  s'agitant  sur  sa  chaise,  tu  es  bien  fatiguée. 
Tu  devrais  aller  te  coucher. 

Colomba  lit  un  signe  de  tête  négatif.  Elle  avait  repris  son  calme 
habituel  et  fixait  des  yeux  ardens  sur  le  préfet. 

—  M.  Barricini,  continua  le  préfet,  désirerait  vivement  voir  cesser 
cette  espèce  d'inimitié...  c'est-à-dire  cet  état  d'incertitude  où  vous 
vous  trouvez  l'un  vis-à-vis  de  l'autre...  Pour  ma  part,  je  serais  en- 
chanté de  vous  voir  établir  avec  lui  les  rapports  que  doivent  avoir 
ensemble  des  gens  laits  pour  s'estimer... 

—  Monsieur,  interrompit  Orso  d'une  voix  émue,  je  n'ai  jamais 
accusé  l'avocat  Barricini  d'avoir  assassiné  mon  père ,  mais  il  a  fait 
une  action  qui  m'empêchera  toujours  d'avoir  aucune  relation  avec 
lui.  Il  a  supposé  une  lettre  menaçante,  au  nom  d'un  certain  bandit  ; 
du  moins,  il  l'a  sourdement  attribuée  à  mon  père.  Cette  lettré,  enfin, 
monsieur,  a  probablement  été  la  cause  indirecte  de  sa  mortv 


COLOMBA.  67 

Le  préfet  se  recueillit  un  instant.  —  Que  monsieur  votre  père  l'ait 
cru,  lorsque,  emporté  par  la  vivacité  de  son  caractère,  il  plaidait 
contre  M.  èarricini,  la  chose  est  excusable;  mais,  de  votre  part,  un 
semblable  aveuglement  n'est  plus  permis.  Réfléchissez  donc  que 
Barricini  n'avait  point  intérêt  à  supposer  cette  lettre...  Je  ne  vous 
parle  pas  de  sou  caractère...  vous  ne  le  connaissez  point,  vous  êtes 
prévenu  contre  lui...  mais  vous  ne  supposez  pas  qu'un  homme  con- 
naissant bien  les  lois... 

—  Mais,  monsieur,  dit  Orso  en  se  levant,  veuillez  songer  que  me 
dire  que  cette  lettre  n'est  pas  l'ouvrage  de  M.  Barricini ,  c'est  l'attri- 
buer à  mon  père.  Son  honneur,  monsieur,  est  le  mien. 

— Personne  plus  que  moi,  monsieur,  poursuivit  le  préfet,  n'est 
convaincu  de  l'honneur  du  colonel  délia  Rebbia...  mais...  l'auteur  de 
cette  lettre  est  connu  maintenant... 

— Qui?  s'écria  Colomba  s'avançant  vers  le  préfet. 

—  Un  misérable,  coupable  de  plusieurs  crimes...,  de  ces  crimes 
que  vous  ne  pardonnez  pas,  vous  autres  Corses,  un  voleur,  un  certain 
Tomaso  Blanchi ,  à  présent  détenu  dans  les  prisons  de  Bastia,  a  révélé 
qu'il  était  l'auteur  de  cette  fatale  lettre. 

— Je  ne  connais  pas  cet  homme ,  dit  Orso.  Quel  aurait  pu  être  son 
but? 

— C'est  un  homme  de  ce  pays,  dit  Colomba,  frère  d'un  ancien 
meunier  à  nous.  C'est  un  méchant  et  un  menteur  indigne  qu'oji  le 
croie. 

—  Vous  allez  voir,  continua  le  préfet,  l'intérêt  qu'il  avait  dans 
l'affaire.  Le  meunier  dont  parle  mademoiselle  votre  sœur,  il  se  nom- 
mait, je  crois,  Théodore,  tenait  à  loyer  du  colonel  un  moulin  sur  le 
cours  d'eau  dont  M.  Barricini  contestait  la  possession  à  monsieur 
votre  père.  Le  colonel,  généreux  à  son  habitude,  ne  tirait  presque 
aucun  profit  de  son  moulin.  Or,  Tomaso  a  cru  que  si  M.  Barriciiu  obte- 
nait le  cours  d'eau ,  il  aurait  un  loyer  considérable  à  lui  payer,  car  on 
sait  que  M.  Barricini  aime  assez  l'argent.  Bref,  pour  obliger  son 
frère,  Tomaso  a  contrefait  la  lettre  du  bandit,  et  voilà  toute  l'histoire. 
A^ous  savez  que  les  liens  de  famille  sont  si  puissans  en  Corse ,  qu'ils 
entraînent  quelquefois  au  crime...  Veuillez  prendre  connaissance  de 
cette  lettre  que  m'écrit  le  substitut  du  procureur-général,  elle  vous 
confirmera  ce  que  je  viens  de  vous  dire. 

Orso  parcourut  la  lettre  qui  relatait  en  détail  les  aveux  de  Tomaso, 
et  Colomba  lisait  en  même  temps  par-dessus  l'épaule  de  son  frère. 
Lorsqu'elle  eut  fini,  elle  s'écria  :  Orlanduccio  Barricini  est  allé  à 

5. 


G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bastia  il  y  a  un  mois ,  lorsqu'on  a  su  que  mon  frère  allait  revenir.  Il 
aura  vu  Tomaso  et  lui  aura  acheté  ce  mensonge. 

—  Mademoiselle,  dit  le  préfet  avec  impatience,  vous  expliquez  tout 
par  des  suppositions  odieuses;  est-ce  le  moyen  de  savoir  la  vérité? 
Vous,  monsieur,  vous  êtes  de  sang-froid;  dites-moi,  que  pensez-vous 
maintenant?  Croyez-vous,  comme  mademoiselle,  qu'un  homme  qui 
n'a  à  redouter  qu'une  condamnation  assez  légère  se  charge  de  gaieté 
de  cœur  d'un  crime  de  faux  pour  obliger  quelqu'un  qu'il  ne  con- 
naît pas? 

Orso  relut  la  lettre  du  substitut,  pesant  chaque  mot  avec  une 
attention  extraordinaire,  car,  depuis  qu'il  avait  vu  l'avocat  Barricini , 
il  se  sentait  plus  difSicile  à  convaincre  qu'il  ne  l'eût  été  quelques  jours 
auparavant.  Enfin,  il  se  vit  contraint  d'avouer  que  l'explication  lui 
paraissait  satisfaisante;  —  mais  Colomba  s'écria  avec  force  : 

—  ïomaso  Bianchi  est  un  fourbe.  Il  ne  sera  pas  condamné  ou  il 
s'échappera  de  prison,  j'en  suis  sûre. 

Le  préfet  haussa  les  épaules. 

—  Je  vous  ai  fait  part,  monsieur,  dit-il,  des  renseignemens  que 
j'ai  reçus.  Je  me  retire,  et  je  vous  abandonne  à  vos  réflexions.  J'at- 
tendrai que  votre  raison  vous  ait  éclairé,  et  j'espère  qu'elle  sera  plus 
puissante  que  les suppositions  de  votre  sœur. 

Orso,  après  quelques  paroles  pour  excuser  Colomba,  répéta  qu'il 
croyait  maintenant  que  Tomaso  était  le  seul  coupable. 
Le  préfet  s'était  levé  pour  sortir. 

—  S'il  n'était  pas  si  tard,  dit-il,  je  vous  proposerais  de  venir  avec 
moi  prendre  la  lettre  de  miss  Aevil...  Par  la  même  occasion,  vous 
pourriez  dire  à  M.  Barricini  ce  que  vous  venez  de  me  dire,  et  tout 
serait  fini. 

—  Jamais  Orso  délia  Rebbia  n'entrera  chez  un  Barricini,  s'écria 
Colomba  avec  impétuosité. 

—  Mademoiselle  est  le  tintinajo  (1)  de  la  famille  à  ce  qu'il  paraît, 
dit  le  préfet  d'un  air  de  raillerie. 

—  Monsieur,  dit  Colomba  d'une  voix  ferme,  on  vous  trompe. Vous 
ne  connaissez  pas  l'avocat.  C'est  le  plus  rusé,  le  plus  fourbe  des  hom- 
mes. Je  vous  en  conjure,  ne  faites  pas  faire  à  Orso  une  action  qui  le 
couvrirait  de  honte. 

—  Colomba!  s'écria  Orso,  la  passion  te  fait  déraisonner. 

(1)  On  appelle  ainsi  le  bélier  porteur  d'une  sonneUe  qui  conduit  le  troupeau  ,  et 
par  métaphore  on  donne  le  même  nom  au  membre  d'une  famille  qui  la  dirige  dans 
toutes  les  affaires  importantes. 


COLOMBA.  69 

—  Orso!  Orso!  par  la  cassette  que  je  vous  ai  remise,  je  vous  en 
supplie,  écoutez-moi.  Entre  vous  et  les  Barriclni  il  y  a  du  sang;  vous 
n'irez  pas  chez  eux, 

—  Ma  sœur  ! 

—  iNon ,  mon  frère,  vous  n'irez  point,  ou  je  quitterai  cette  maison , 
et  vous  ne  me  reverrez  plus...  Orso,  ayez  pitié  de  moi  ! 

Et  elle  tomba  à  genoux. 

—  Je  suis  désolé,  dit  le  préfet,  de  voir  mademoiselle  délia  Rebbia 
si  peu  raisonnable. Vous  la  convaincrez,  j'en  suis  sûr.  Il  entr'ouvrit  la 
porte  et  s'arrêta,  paraissant  attendre  qu'Orso  le  suivît. 

—  Je  ne  puis  la  quitter  maintenant,  dit  Orso...  Demain,  si... 

—  Je  pars  de  bonne  heure  dit  le  préfet. 

—  Au  moins,  mon  frère,  s'écria  Colomba  les  mains  jointes,  attendez 
jusqu'à  demain  matin.  Laissez-moi  revoir  les  papiers  de  mon  père... 
Vous  ne  pouvez  me  refuser  cela. 

—  Eh  bien  !  tu  les  verras  ce  soir,  mais  au  moins  tu  ne  me  tour- 
menteras plus  ensuite  avec  cette  haine  extravagante...  Mille  pardons, 
monsieur  le  préfet...  Je  me  sens  moi-même  si  mal  à  mon  aise...  Il 
vaut  mieux  que  ce  soit  demain. 

—  La  nuit  porte  conseil,  dit  le  préfet  en  se  retirant,  j'espère  que 
demain  toutes  vos  irrésolutions  auront  cessé. 

—  Saveria,  s'écria  Colomba,  prends  la  lanterne  et  accompagne 
monsieur  le  préfet.  Il  te  remettra  une  lettre  pour  mon  frère. 

Elle  ajouta  quelques  mots  que  Saveria  seule  entendit. 

—  Colomba ,  dit  Orso  lorsque  le  préfet  fut  parti ,  tu  m'as  fait  bien 
de  la  peine.  Te  refuseras-tu  donc  toujours  à  l'évidence? 

— Vous  m'avez  donné  jusqu'à  demain,  répondit-elle.  J'ai  bien  peu 
de  temps,  mais  j'espère  encore. 

Puis  elle  prit  un  trousseau  de  clés  et  courut  dans  une  chambre  de 
l'étage  supérieur.  Là  on  l'entendit  ouvrir  précipitamment  des  tiroirs 
et  fouiller  dans  un  secrétaire  où  le  colonel  délia  Rebbia  enfermait 
autrefois  ses  papiers  importans. 


XIV. 

Saveria  fut  long-temps  absente,  et  l'impatience  d'Orso  était  à  son 
comble  lorsqu'elle  reparut  enfin  tenant  une  lettre,  et  suivie  de  la 
petite  Chilina  qui  se  frottait  les  yeux,  car  elle  avait  été  réveillée  de  son 
premier  somme. 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Enfant,  dit  Orso,  que  viens-tu  faire  ici  à  cette  heure? 

—  Mademoiselle  me  demande,  répondit  Chilina. 

—  Que  diable  lui  veut-elle?  pensa  Orso,  mais  il  se  liAta  de  déca- 
cheter la  lettre  de  miss  Lydia,  et  pendant  qu'il  lisait,  Chilina  montait 
auprès  de  sa  sœur. 

«  Mon  père  a  été  un  peu  malade,  monsieur,  disait  miss  Nevil,  et 
il  est  d'ailleurs  si  paresseux  pour  écrire,  que  je  suis  obligée  de  lui 
servir  de  secrétaire.  L'autre  jour,  vous  savez  qu'il  s'est  mouillé  les 
pieds  sur  le  bord  de  la  mer,  au  lieu  d'admirer  le  paysage  avec  nous, 
et  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  donner  la  lièvre,  dans  votre  char- 
mante île.  Je  vois  d'ici  la  mine  que  vous  faites;  vous  cherchez  sans 
doute  votre  stylet,  mais  j'espère  que  vous  n'en  avez  plus.  Donc, 
mon  père  a  eu  un  peu  de  fièvre,  et  moi  beaucoup  de  frayeur;  le  pré- 
fet, que  je  persiste  à  trouver  très  aimable,  nous  a  donné  un  médecin 
'  fort  aimable  aussi,  qui,  en  deux  jours,  nous  a  tirés  de  peine;  l'accès 
n'a  pas  reparu,  et  mon  père  veut  retourner  à  la  chasse,  mais  je  la  lui 
défends  encore.  —  Coîïiment  avez-vous  trouvé  votre  château  des 
montagnes?  Votre  tour  du  nord  est-elle  toujours  à  la  même  place?  Y 
a-t-il  bien  des  fantômes?  Je  vous  demande  tout  cela,  pan  e  que  mon 
père  se  souvient  que  vous  lui  avez  promis  daims ,  sangliers ,  mou- 
flons... Est-ce  bien  là  le  nom  de  cette  bète  étrange?  En  allant  nous 
embarquer  à  Bastia,  nous  comptons  vous  demander  l'hospitalité,  et 
j'espère  que  le  château  dclla  Uebbia,  que  vous  dites  si  vieux  et  si 
délabré,  ne  s'écroulera  pas  sur  nos  tètes.  Quoique  le  préfet  soit  si 
aimable,  qu'avec  lui  on  ne  manque  jamais  ûe  sujet  de  conversation 
{bi/  the  btje,]e  me  flatte  de  lui  avoir  fait  tourner  la  tète),  nous  avons 
parlé  de  votre  seigneurie.  Les  gens  de  loi  de  Bastia  lui  ont  envoyé 
certaines  révélations  d'un  coquin  qu'ils  tiennent  sous  les  verroux,  et 
qui  sont  de  nature  à  détruire  vos  derniers  soupçons;  votre  iiiimitié, 
qui  parfois  m'inquiétait,  doit  cesser  dès-lors.  Vous  n'avez  pas  d'idée 
comme  cela  m'a  fait  plaisir.  Quand  vous  êtes  parti  avec  la  belle  vo- 
ceratrice,  votre  fusil  à  la  main,  et  le  regard  sombre,  vous  m'avez 
paru  plus  Corse  qu'à  l'ordinaire... ,  trop  Corse  même.  Basfa!  je  vous 
en  écris  si  long,  parce  que  je  m'ennuie.  Le  préfet  va  partir,  hélas! 
nous  vous  enverrons  un  messager,  lorscpie  nous  nous  mettrons  en 
route  pour  vos  montagnes,  et  je  prendrai  la  liberté  d'écrire  à  M"''  Co- 
lomba, pour  lui  demander  un  bruccio,  ma  solcnne.  En  attendant, 
dites-lui  mille  tendresses,  .le  fais  grand  usage  de  son  stylet,  j'en 
coupe  les  feuillets  d'un  roman  qe.e  j'ai  apporté;  mais  ce  fer  terrible 
s'indigne  de  cet  usage,  et  me  déchire  mon  livre  d'une  façon  pitoyable. 


COLOMBA.  fï 

Adieu,  monsieur;  mon  père  vous  emoic Ms  bcst lotw.  Ecoutez  le  pré- 
fet, il  est  homm3  de  bon  conseil,  et  se  détourne  de  sa  route,  je  crois, 
à  cause  de  vous;  il  va  poser  un  première  pierre  à  Corte;je  m'imagine 
que  ce  doit  être  une  cérémonie  bien  imposante,  et  je  regrette  fort  de  n'y 
pas  assister.  Un  monsieur  en  habit  brodé ,  bas  de  soie ,  écharpe  blanche, 
tenant  une  truelle!...  et  un  discours;  la  cérémonie  se  terminera  par 
les  cris  mille  fois  répétés  de  vive  le  roi!  —  Vous  allez  être  bien  fiit 
de  m'avoir  fait  remplir  les  quatre  pages,  mais  je  m'ennuie,  monsieur, 
je  vous  le  répète,  et,  par  cette  raison,  je  vous  permets  de  m'écrire 
très  longuement.  A  propos,  je  trouve  extraordinaire  que  vous  ne  m'ayez 
pas  encore  mandé  votre  heureuse  arrivée  dans  Pietranera  Castle. 

Lydia. 

«  P.  S.  Je  vous  demande  d'écouter  le  préfet,  et  de  faire  ce  qu'il  vous 
dira.  Nous  avons  arrêté  ensemble  que  vous  deviez  en  agir  ainsi,  et 
cela  me  fera  plaisir.  » 

Orso  lut  trois  ou  quatre  fois  cette  lettre,  accompagnant  chaque 
lecture  de  commentaires  sans  nombre;  puis  il  y  fit  une  longue  réponse, 
qu'il  chargea  Saveria  de  porter  à  un  homme  du  village,  qui  partait  la 
nuit  môme  pour  Ajaccio.  Déjà  il  ne  pensait  guère  à  discuter  avec  sa 
sœur  les  griefs  vrais  ou  faux  des  Barricini;  la  lettre  de  miss  Lydia  lui 
faisait  tout  voir  en  couleur  de  rose;  il  n'avait  plus  ni  soupçon  ni  haine. 
Après  avoir  attendu  quelque  temps ,  que  sa  sœur  redescendît ,  et  ne 
la  voyant  pas  reparaître ,  il  alla  se  coucher,  le  cœur  plus  léger  qu'il  ne 
se  l'était  senti  depuis  long-temps.  Chilina  ayant  été  congédiée  avec 
des  instructions  secrètes,  Colomba  passa  la  plus  grande  partie  de  la 
nuit  à  lire  de  vieilles  paperasses.  Un  peu  avant  le  jour,  quelques  petits 
cailloux  furent  lancés  contre  sa  fenêtre;  à  ce  signal,  elle  descendit  au 
jardin,  ouvrit  une  porte  dérobée,  et  introduisit  dans  sa  maison  deux 
hommes  de  fort  mauvaise  mine;  son  premier  soin  fut  de  les  mener 
à  la  cuisine  et  de  leur  donner  à  manger.  Ce  qu'étaient  ces  hommes, 
on  le  saura  tout  à  l'heure. 


XV. 

Le  matin,  vers  six  heures,  un  domestique  du  préfet  frappait  à  la 
maison  d'Orso.  Reçu  par  Colomba,  il  lui  dit  que  le  préfet  allait  partir, 
et  qu'il  attendait  son  frère.  Colomba  répondit  sans  hésiter  que  son 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frère  venait  de  tomber  dans  l'escalier,  et  de  se  fouler  le  pied  ;  qu'étant 
hors  d'état  de  foire  un  pas,  il  suppliait  M.  le  préfet  de  l'excuser,  et 
serait  très  reconnaissant  s'il  daignait  prendre  la  peine  de  passer  chez 
lui.  Peu  après  ce  message,  Orso  descendit  et  demanda  à  sa  sœur  si  le 
préfet  ne  l'avait  pas  envoyé  chercher.  —  Il  vous  prie  de  l'attendre  ici, 
répondit-elle  avec  la  plus  grande  assurance.  Une  demi-heure  s'écoula 
sans  qu'on  aperçût  le  moindre  mouvement  du  côté  de  la  maison  des 
Barricini;  cependant  Orso  demandait  à  Colomba  si  elle  avait  fait 
quelque  découverte;  elle  répondait  qu'elle  s'expliquerait  devant  le 
préfet.  Elle  affectait  un  grand  calme ,  mais  son  teint  et  ses  yeux  annon- 
çaient une  agitation  fébrile. 

Enfin ,  on  vit  s'ouvrir  la  porte  de  la  maison  Barricini;  le  préfet,  en 
habit  de  voyage,  sortit  le  premier  suivi  du  maire  et  de  ses  deux  fils. 
Quelle  fut  la  stupéftiction  des  habilans  de  Pietranera,  aux  aguets 
depuis  le  lever  du  soleil,  pour  assister  au  départ  du  premier  magistrat 
du  département,  lorsqu'ils  le  virent,  accompagné  des  trois  Barricini, 
traverser  la  place  en  droite  ligne,  et  entrer  dans  la  maison  délia 
Rebbia.  —  Ils  font  la  paix!  s'écrièrent  les  politiques  du  village. 

—  Je  vous  le  disais  bien ,  ajouta  un  vieillard ,  Ors'  Anton'  a  trop 
vécu  sur  le  continent  pour  faire  les  choses  comme  un  homme  de 
cœur. 

—  Pourtant ,  répondit  un  rebbianiste ,  remarquez  que  ce  sont  les 
Barricini  qui  viennent  le  trouver.  Ils  demandent  grâce. 

—  C'est  le  préfet  qui  les  a  tous  embobelinés,  répUqua  le  vieillard; 
on  n'a  plus  de  courage  aujourd'hui,  et  les  jeunes  gens  se  soucient 
du  sang  de  leur  père  comme  s'ils  étaient  tous  des  bâtards. 

Le  préfet  ne  fut  pas  médiocrement  surpris  de  trouver  Orso  debout 
et  marchant  sans  peine.  En  deux  mots  Colomba  s'accusa  de  son  men- 
songe et  lui  en  demanda  pardon  :  —  Si  vous  aviez  demeuré  ailleurs, 
monsieur  le  préfet,  dit-elle,  mon  frère  serait  allé  dès  hier  vous  pré- 
senter ses  respects. 

Orso  se  confondait  en  excuses ,  protestant  qu'il  n'était  pour  rien 
dans  cette  ruse  ridicule,  dont  il  était  profondément  mortifié.  Le 
préfet  et  le  vieux  Barricini  parurent  croire  à  la  sincérité  de  ses  re- 
grets ,  justifiés  d'ailleurs  par  sa  confusion  et  les  reproches  qu'il  adres- 
sait à  sa  sœur;  mais  les  fils  du  maire  ne  parurent  pas  satisfaits  :  — 
On  se  moque  de  nous ,  dit  Orlanduccio ,  assez  haut  pour  être  en- 
tendu. 

—  Si  ma  sœur  me  jouait  de  ces  tours ,  dit  Vincentello ,  je  lui 
ôterais  bien  vite  l'envie  de  recommencer. 


COLOMBA.  73 

Ces  paroles,  et  le  ton  dont  elles  furent  prononcées,  déplurent  à 
Orso  et  lui  firent  perdre  un  peu  de  sa  bonne  volonté.  Il  échangea 
avec  les  jeunes  Barricini  des  regards  où  ne  se  peignait  nulle  bien- 
veillance. 

Cependant  tout  le  monde  étant  assis,  à  l'exception  de  Colomba, 
qui  se  tenait  debout  près  de  la  porte  de  la  cuisine,  le  préfet  prit 
la  parole ,  et  après  quelques  lieux  communs  sur  les  préjugés  du  pays, 
rappela  que  la  plupart  des  inimitiés  les  plus  invétérées  n'avaient 
pour  cause  que  des  malentendus.  Puis,  s'adressant  au  maire,  il  lui  dit 
que  M.  délia  Rebbia  n'avait  jamais  cru  que  la  famille  Barricini  eût 
pris  une  part  directe  ou  indirecte  dans  l'événement  déplorable  qui 
l'avait  privé  de  son  père;  qu'à  la  vérité  il  avait  conservé  quelques 
doutes  relatifs  à  une  particularité  du  procès  qui  avait  existé  entre  les 
deux  familles,  que  ce  doute  s'excusait  par  la  longue  absence  de 
M.  Orso,  et  la  nature  des  renseignemens  qu'il  avait  reçus;  qu'éclairé 
maintenant  par  des  révélations  récentes,  il  se  tenait  pour  complète- 
ment satisfait,  et  désirait  établir  avec  M.  Barricini  et  sa  famille  des 
relations  d'amitié  et  de  bon  voisinage. 

Orso  s'inclina  d'un  air  contraint;  M.  Barricini  balbutia  quelques 
mots  que  personne  ii'entendit;  ses  fils  regardèrent  les  poutres  du 
plafond.  Le  préfet,  continuant  sa  harangue,  allait  adresser  à  Orso  la 
contre-partie  de  ce  qu'il  venait  de  débiter  à  M.  Barricini,  lorsque 
Colomba,  tirant  de  dessous  son  fichu  quelques  papiers,  s'avança  gra- 
vement entre  les  parties  contractantes  : 

—  Ce  sera  avec  un  bien  vif  plaisir,  dit-elle,  que  je  verrai  finir  la 
guerre  entre  nos  deux  familles  ;  mais  pour  que  la  réconciliation  soit 
sincère,  il  faut  s'expliquer  et  ne  rien  laisser  dans  le  doute.  —  Mon- 
sieur le  préfet,  la  déclaration  de  Tomaso  Blanchi  m'était  à  bon  droit 
suspecte,  venant  d'un  homme  aussi  mal  famé.  — J'ai  dit  que  vos  fils 
peut-être  avaient  vu  cet  homme  dans  la  prison  de  Bastia 

—  Cela  est  faux,  interrompit  Orlanduccio,  je  ne  l'ai  point  vu, 
Colomba  lui  jeta  un  regard  de  mépris  et  poursuivit  avec  beaucoup 

de  calme  en  apparence. 

—  Vous  avez  expliqué  l'intérêt  que  pouvait  avoir  Tomaso  à  me- 
nacer M.  Barricini  au  nom  d'un  bandit  redoutable,  par  le  désir  qu'il 
avait  de  conserver  à  son  frère  Théodore  le  moulin  que  mon  père  lui 
louait  à  bas  prix. 

—  Cela  est  évident,  dit  le  préfet. 

—  De  la  part  d'un  misérable  comme  paraît  être  ce  Blanchi ,  tout 
s'explique ,  dit  Orso ,  trompé  par  l'air  de  modération  de  sa  sœur. 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  La  lettre  contrefaite,  continua  ColomÎ3a,  dont  les  yeux  commen- 
cèrent à  briller  d'un  éclat  plus  vif,  est  datée  du  11  juillet.  Toraaso 
était  alors  chez  son  frère,  au  moulin. 

—  Oui,  dit  le  maire  un  peu  inquiet. 

—  Quel  intérêt  avait  donc  Tomnso  Bianchi?  s'écria  Colomba  d'un 
ton  de  triomphe.  Le  bail  de  son  frère  était  expiré;  mon  père  lui  avait 
donné  congé  le  1"  juillet.  Voici  le  registre  de  mon  père,  la  minute 
du  congé ,  la  lettre  d'un  homme  d'affaires  d'Ajaccio  qui  nous  pro- 
posait un  nouveau  meunier. 

En  parlant  ainsi,  elle  remit  au  préfet  les  papiers  qu'elle  tenait  à  la 
main. 

Il  y  eut  un  moment  d'étonnement  général.  Le  maire  pâlit  visible- 
ment; Orso,  fronçant  le  sourcil,  s'avança  pour  prendre  connaissance 
des  papiers  que  le  préfet  lisait  avec  beaucoup  d'attention. 

—  On  se  moque  de  nous!  s'écria  de  nouveau  Orlanduccio  en  se  le- 
vant avec  colère.  Allons-nous-en,  mon  père,  nous  n'aurions  jamais 
dû  venir  ici! 

Un  instant  suffit  à  M.  Barricini  pour  reprendre  son  sang-froid.  Il 
demanda  à  examiner  les  papiers;  le  préfet  les  lui  remit  sans  dire  un 
mot.  Alors,  relevant  ses  lunettes  vertes  sur  son  front,  il  les  parcourut 
d'un  air  assez  indifférent,  pendant  que  Colomba  l'observait  avec  les 
yeux  d'une  tigresse  qui  voit  un  daim  s'approcher  de  la  tanière  de 
ses  petits. 

—  Mais,  dit  M.  Barricini,  rabaissant  ses  lunettes  et  rendant  les 
papiers  au  préfet,  connaissant  la  bonté  de  feu  M.  le  colonel...  Tomaso 
a  pensé...  il  a  dû  penser...  que  M.  le  colonel  reviendrait  sur  sa  réso- 
lution de  lui  donner  congé...  De  fait,  il  est  resté  en  possession  du 
moulin,  donc... 

—  C'est  moi,  dit  Colomba  d'un  ton  de  mépris,  qui  le  lui  ai  conservé. 
Mon  père  était  mort,  et  dans  ma  position  je  devais  ménager  les  cliens 
de  ma  famille. 

—  Pourtant,  dit  le  préfet,  ce  Tomaso  reconnaît  qu'il  a  écrit  la 
lettre...  cela  est  clair. 

—  Ce  qui  est  clair  pour  moi ,  interrompit  Orso ,  c'est  qu'il  y  a  de 
grandes  infamies  cachées  dans  toute  cette  affaire. 

—  J'ai  encore  à  contredire  une  assertion  de  ces  messieurs,  dit 
Colomba.  —  Elle  ouvTit  la  porte  de  la  cuisine,  et  aussitôt  entrèrent 
dans  la  salle  Brandolaccio,  le  licencié  en  théologie  et  le  chien  Brusco. 
Les  deux  bandits  étaient  sans  armes,  au  moins  apparentes;  ils  vivaient 
la  cartouchère  à  la  ceinture,  mais  point  le  pistolet  qui  en  fait  le  com- 


COLOMBA.  7^ 

plément  obligé.  En  entrant  dans  la  salle,  ils  ôtèrent  respectueuse- 
ment leurs  bonnets. 

On  peut  concevoir  l'effet  que  produisit  leur  subite  apparition.  Le 
maire  pensa  tomber  à  la  renverse;  ses  fils  se  jetèrent  bravement  de- 
vant lui,  la  main  dans  la  poche  de  leur  habit,  cherchant  leur  stylet. 
Le  préfet  fit  un  mouvement  vers  la  porte,  tandis  qu'Orso,  saisissant 
Brandolaccio  au  collet,  lui  cria  :  Que  viens-tu  faire  ici,  misérable? 

—  C'est  un  guet-apens!  s'écria  le  maire  essayant  d'ouvrir  la  porte; 
mais  Saveria  l'avait  fermée  en  dehors  à  double  tour,  d'après  l'ordre 
des  bandits,  comme  on  le  sut  ensuite. 

—  Bonnes  gens!  dit  Brandolaccio,  n'ayez  pas  peur  de  moi;  je  ne 
suis  pas  si  diable  que  je  suis  noir.  Nous  n'avons  nulle  mauvaise  inten- 
tion. Monsieur  le  préfet,  je  suis  bien  votre  serviteur.  —  Mon  lieute- 
nant, de  la  douceur,  vous  m'étranglez.  —  Nous  venons  ici  comme 
témoins.  Allons,  parle,  toi,  curé,  tu  as  la  langue  bien  pendue. 

—  Monsieur  le  préfet,  dit  le  licencié,  je  n'ai  pas  l'honneur  d'être 
connu  de  vous.  Je  m'appelle  Giocanto  Castriconi,  plus  connu  sous  le 
nom  du  curé...  Ah!  vous  me  remettez?  Mademoiselle,  que  je  n'avais 
pas  l'avantage  de  connaître  non  plus,  m'a  fait  prier  de  lui  donner  des 
renseignemens  sur  un  nommé  Tomaso  Bianchi,  avec  lequel  j'étais 
détenu,  il  y  a  trois  semaines,  dans  les  prisons  de  Bastia.  Voici  ce  que 
j'ai  à  vous  dire 

—  Ne  prenez  point  cette  peine,  dit  le  préfet;  je  n'ai  rien  à  entendre 
d'un  homme  comme  vous...  Monsieur  délia  Rebbia,  j'aime  à  croire 
encore  que  vous  n'êtes  pour  rien  dans  cet  odieux  complot.  Mais  ôtes- 
vous  maître  chez  vous?  Faites  ouvrir  cette  porte.  Votre  sœur  aura 
peut-être  à  rendre  compte  des  étranges  relations  qu'elle  entretient 
avec  des  bandits. 

—  Monsieur  le  préfet,  s'écria  Colomba ,  daignez  entendre  ce  que  va 
dire  cet  homme.  Vous  êtes  ici  pour  rendre  justice  à  tous,  et  votre 
devoir  est  de  rechercher  la  vérité.  Parlez,  Giocanto  Castriconi. 

—  Ne  l'écoutez  pas!  s'écrièrent  en  chœur  les  trois  Barricini. 

—  Si  tout  le  monde  parle  à  la  fois,  dit  le  bandit  eu  souriant,  ce 
n'est  pas  le  moyen  de  s'entendre.  Dans  la  prison  donc,  j'avais  pour 
compagnon,  non  pour  ami,  ce  Tomaso  en  question.  Il  recevait  de 
fréquentes  visites  de  M.  Orlanduccio... 

—  C'est  faux ,  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux  frères. 

—  Deux  négations  valent  une  affirmation ,  observa  froidement  Cas- 
triconi. Tomaso  avait  de  l'argent;  il  mangeait  et  buvait  du  meilleur. 
J'ai  toujours  aimé  la  bonne  chère  (c'est  là  mon  moindre  défaut),  et. 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

malgré  ma  répugnance  à  frayer  avec  ce  drôle,  je  me  laissai  aller  à  dîner 
plusieurs  fois  avec  lui.  Par  reconnaissance,  je  lui  proposai  de  s'évader 
avec  moi...  Une  petite...  pour  qui  j'avais  eu  des  bontés,  m'en  avait 
fourni  les  moyens...  Je  ne  veux  compromettre  personne.  Tomaso 
refusa,  me  dit  qu'il  était  sur  de  son  affaire,  que  l'avocat  Barricini 
l'avait  recommandé  à  tous  les  juges,  qu'il  sortirait  de  là  blanc  comme 
neige  et  avec  de  l'argent  dans  la  poche.  Quant  à  moi,  je  crus  devoir 
prendre  l'air.  Dixi. 

—  Tout  ce  que  dit  cet  homme  est  un  tas  de  mensonges,  répéta 
résolument  Orlanduccio.  Si  nous  étions  en  rase  campagne,  chacun 
avec  notre  fusil,  il  ne  parlerait  pas  de  la  sorte. 

—  En  voilà  une  de  bètisc!  s'écria  Brandolaccio.  Ne  vous  brouillez 
pas  avec  le  curé,  Orlanduccio. 

—  Me  laisserez-vous  sortir  enfin ,  monsieur  délia  Rebbia?  dit  le 
préfet  frappant  du  pied  d'impatience. 

—  Saveria!  Saveria!  criait  Orso;  ouvrez  la  porte,  de  par  le  diable! 

—  Un  instant,  dit  Brandolaccio.  Nous  avons  d'abord  àfder,  nous, 
de  notre  côté.  Monsieur  le  préfet,  il  est  d'usage,  quand  on  se  ren- 
contre chez  des  amis  communs,  de  se  donner  une  demi-heure  de  trêve 
en  se  quittant, 

Le  préfet  lui  lança  un  regard  de  mépris. 

—  Serviteur  à  toute  la  compagnie,  dit  Brandolaccio.  Puis  étendant 
le  bras  horizontalement  :  Allons,  Brusco,  dit-il  à  son  chien,  saute 
pour  M.  le  préfet. 

Le  chien  sauta,  les  bandits  reprirent  à  la  hâte  leurs  armes  dans  la 
cuisine,  s'enfuirent  par  le  jardin ,  et  à  un  coup  de  sifflet  aigu  la  porte 
de  la  salle  s'ouvrit  comme  })ar  enchantement. 

—  Monsieur  Barricini ,  dit  Orso  avec  une  fureur  concentrée,  je  vous 
tiens  pour  un  faussaire.  Dès  aujourd'lmi  j'enverrai  ma  plainte  contre 
vous  au  procureur  du  roi,  pour  faux  et  pour  complicité  avecBianchi. 
Peut-être  aurai-je  encore  une  plainte  plus  terrible  à  porter  contre 
vous. 

—  Et  moi,  monsieur  délia  Rebbia,  dit  le  maire,  je  porterai  ma 
plainte  contre  vous ,  pour  guet-apens  et  pour  complicité  avec  des 
bandits.  En  attendant,  M.  le  préfet  vous  recommandera  à  la  gendar- 
merie. 

—  Le  préfet  fera  son  devoir,  dit  celui-ci  d'un  ton  sévère.  Il  veillera 
à  ce  que  l'ordre  iie  soit  pas  troublé  à  Pietranera  ;  il  prendra  soin  que 
justice  soit  faite.  Je  parle  a  vous  tous,  messieurs! 

Le  maire  et  Yincentello  étaient  déjà  hors  de  la  salle,  et  Orlanduccio 


COLOMBA.  77 

les  suivait  à  reculons,  lorsque  Orso  lui  dit  à  voix  basse  :  —  Votre  père 
est  un  vieillard  que  j'écraserais  d'un  soufflet.  C'est  à  vous  que  j'en 
destine,  à  vous  et  à  votre  frère. 

Pour  réponse,  Orlanduccio  tira  son  stylet  et  se  jeta  sur  Orso  comme 
un  furieux  ;  mais ,  avant  qu'il  put  faire  usage  de  son  arme,  Colomba 
lui  saisit  le  bras  qu'elle  tordit  avec  force  pendant  qu'Orso,  le  frappant 
du  poing  au  visage,  le  fit  reculer  quelques  pas  et  heurter  rudement 
contre  le  chambranle  de  la  porte.  Le  stylet  échappa  de  la  main  d'Or- 
landuccio,  mais  Vinccntello  avait  le  sien  et  rentrait  dans  la  chambre, 
lorsque  Colomba,  sautant  sur  un  fusil ,  lui  prouva  que  la  partie  n'était 
pas  égale.  En  môme  temps  le  préfet  se  jeta  entre  les  combattans.  — 
A  bientôt.  Ors'  Anton'!  cria  Orlanduccio.  Et  tirant  violemment 
la  porte  de  la  salie,  il  la  ferma  à  clé  pour  se  donner  le  temps  de  faire 
retraite. 

Orso  et  le  préfet  demeurèrent  un  quart  d'heure  sans  parler,  chacun 
à  un  bout  de  la  salle.  Colomba,  l'orgueil  du  triomphe  sur  le  front, 
les  considérait  tour  à  tour,  appuyée  sur  le  fusil  qui  avait  décidé  la 
victoire. 

—  Quel  pays  !  quel  pays  !  s'écria  enfin  le  préfet  en  se  levant  impé- 
tueusement. Monsieur  délia  Rebbia ,  vous  avez  eu  tort.  Je  vous  de- 
mande votre  parole  d'honneur  de  vous  abstenir  de  toute  violence,  et 
d'attendre  que  la  justice  décide  dans  cette  maudite  affaire. 

—  Oui,  monsieur  le  préfet,  j'ai  eu  tort  de  frapper  ce  misérable; 
mais  enfin  je  l'ai  frappé,  et  je  ne  puis  lui  refuser  la  satisfaction  qu'il 
m'a  demandée. 

—  Eh!  non,  il  ne  veut  pas  se  battre  avec  vous!...  Mais  s'il  vous 
assassine...  vous  avez  bien  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  cela. 

—  Nous  nous  garderons,  dit  Colomba. 

—  Orlanduccio,  dit  Orso,  me  paraît  un  garçon  de  courage,  et  j'au- 
gure mieux  de  lui,  monsieur  le  préfet.  11  a  été  prompt  à  tirer  son 
stylet,  mais  à  sa  place  j'en  aurais  peut-être  agi  de  môme,  et  je  suis 
heureux  que  ma  sœur  n'ait  pas  un  poignet  de  petite  maîtresse. 

—  Vous  ne  vous  battrez  pas!  s'écria  le  préfet;  je  vous  le  défends! 

—  Permettez-moi  de  vous  dire ,  monsieur,  qu'en  matière  d'hon- 
neur je  ne  reconnais  d'autre  autorité  que  celle  de  ma  conscience. 

—  Je  vous  dis  que  vous  ne  vous  battrez  pas. 

—  Vous  pouvez  me  faire  arrêter,  monsieur...  c'est-à-dire  si  je  me 
laisse  prendre.  Mais,  si  cela  arrivait,  vous  ne  feriez  que  différer  une 
affaire  maintenant  inévitable.  Vous  êtes  homme  d'honneur,  mon- 
sieur le  préfet,  et  vous  savez  bien  qu'il  n'en  peut  être  autrement. 


78  REVUE  DÉS  DEUX  MONDES. 

—  Si  vous  faisiez  arnHer  mon  frère,  ajouta  Colomba,  la  moitié  du 
village  prendrait  son  parti ,  et  nous  verrions  une  belle  fusillade. 

—  Je  vous  préviens,  monsieur,  dit  Orso,  et  je  vous  supplie  de  ne 
pas  croire  que  je  fais  une  bravade;  je  vous  préviens  que  si  M.  Barricini 
abuse  de  son  autorité  de  maire  pour  me  faire  arrêter,  je  me  défendrai. 

—  Dès  aujourd'hui,  dit  le  préfet,  M.  Barricini  est  suspendu  de  ses 
fonctions...  Il  se  justifiera,  je  l'espère...  Tenez,  monsieur,  vous  m'in- 
téressez. Ce  que  je  vous  demande  est  bien  peu  de  chose  :  restez  chez 
vous  tranquille  jusqu'à  mon  retour  de  Corte;  je  ne  serai  que  trois 
jours  absent;  je  reviendrai  avec  le  procureur  du  roi,  et  nous  dé- 
brouillerons alors  complètement  cette  triste  affaire.  Me  promettez- 
vous  de  vous  abstenir  jusque-là  de  toute  hostilité? 

—  Je  ne  puis  le  promettre,  monsieur,  si,  comme  je  le  pense, 
Orlanduccio  me  demande  une  rencontre. 

—  Comment!  monsieur  délia Rebbia,  vous,  militaire  français,  vous 
voulez  vous  battre  avec  un  homme  que  vous  soupçonnez  d'un  faux? 

—  Je  l'ai  frappé,  monsieur. 

—  Mais  si  vous  aviez  frappé  votre  domestique,  et  qu'il  vous  en  de- 
mandât raison,  vous  vous  battriez  donc  avec  lui?  Allons,  monsieur 
Orso!  Eh  bien!  je  vous  demande  encore  moins  :  ne  cherchez  pas 
Orlanduccio...  je  vous  permets  de  vous  battre  s'il  vous  demande  un 
rendez-vous. 

—  Il  m'en  demandera,  je  n'en  doute  point;  mais  je  vous  promets 
de  ne  pas  lui  donner  d'autres  soufflets  pour  l'engager  à  se  battre. 

—  Quel  pays!  répétait  le  préfet  en  se  promenant  à  grands  pas; 
quand  donc  reviendrai-je  en  France? 

—  Monsieur  le  préfet,  dit  Colomba  de  sa  voix  la  plus  douce,  il  se 
fait  tard;  nous  feriez-vous  l'honneur  de  déjeuner  ici? 

Le  préfet  ne  put  s'empêcher  de  rire  :  —  Je  suis  demeuré  déjà  trop 
long-temps  ici...  cela  ressemble  à  de  la  partialité...  Et  cette  maudite 
pierre...  Il  faut  que  je  parte...  Mademoiselle  délia  Rebbia...  que  de 
malheurs  vous  avez  préparés  peut-être  aujourd'hui  ! 

—  Au  moins,  monsieur  ie  préfet,  vous  rendrez  à  ma  sœur  la  jus- 
tice de  croire  que  ses  convictions  sont  profondes,  et,  j'en  suis  sûr, 
vous  les  croyez  vous-même  bien  établies. 

—  Adieu,  monsieur,  dit  le  préfet  en  lui  faisant  un  signe  de  la 
main.  Je  vous  préviens  que  je  vais  donner  l'ordre  au  brigadier  de 
gendarmerie  de  suivre  toutes  vos  démarches. 

Lorsque  le  préfet  fut  sorti  :  —  Orso,  dit  Colomba,  vous  n'êtes  point 
ici  sur  le  continent.  Orlanduccio  n'entend  rien  à  vos  duels,  et  d'ail- 


COLOMBA.  79 

leurs  ce  n'est  pas  de  la  mort  d'un  brave  que  ce  misérable  doit  mourir. 

—  Colomba,  ma  bonne,  tu  es  la  femme  forte.  Je  t'ai  de  grandes 
obligations  pour  m'avoir  sauvé  un  bon  coup  de  couteau.  Donne-moi 
ta  petite  main  que  je  la  baise;  mais,  vois-tu,  laisse-moi  faire.  11  y  a 
certaines  choses  que  tu  n'entends  pas.  Donne-moi  à  déjeuner,  et, 
aussitôt  que  le  préfet  se  sera  mis  en  route,  fais-moi  venir  la  petite 
Chilina,  qui  paraît  s'acquitter  à  merveille  des  commissions  qu'on  lui 
donne.  J'aurai  besoin  d'elle  pour  porter  une  lettre. 

Pendant  que  Colomba  surveillait  les  apprêts  du  déjeuner,  Orso 
monta  dans  sa  chambre,  et  écrivit  le  billet  suivant  : 

«  Vous  devez  être  pressé  de  me  rencontrer;  je  ne  le  suis  pas  moins. 
Demain  matin,  nous  pourrons  nous  trouver  à  six  heures  dans  la  vallée 
d'Acquaviva.  Je  suis  très  adroit  au  pistolet  et  je  ne  vous  propose  pas 
cette  arme.  On  dit  que  vous  tirez  bien  le  fusil  :  prenons  chacun  un 
fusil  à  deux  coups.  Je  viendrai  accompagné  d'un  homme  de  ce  village. 
Si  votre  frère  veut  vous  accompagner,  prenez  un  second  témoin  et 
prévenez-moi.  Dans  ce  cas  seulement ,  j'aurai  deux  témoins. 

«  Orso-Antonio  della  Rebbia.  )) 

Le  préfet,  après  être  resté  une  heure  chez  l'adjoint  du  maire,  après 
être  entré  pour  quelques  minutes  chez  les  Barricini,  partit  pour 
Corte,  escorté  d'un  seul  gendarme.  Un  quart  d'heure  après,  Chilina 
porta  la  lettre  qu'on  vient  de  lire,  et  la  remit  à  Orlanduccio  en  pro- 
pres mains. 

La  réponse  se  fit  attendre  et  ne  vint  que  dans  la  soirée.  Elle  était 
signée  de  M.  Barricini  père,  et  il  annonçait  à  Orso  qu'il  déférait  au 
procureur  du  roi  la  lettre  de  menaces  adressée  à  son  fils.  — Fort  de  ma 
conscience,  ajoutait-il  en  terminant,  j'attends  que  la  justice  ait  pro- 
noncé sur  vos  calomnies. 

Cependant  cinq  ou  six  bergers  mandés  par  Colomba  arrivèrent  pour 
garnisonner  la  tour  des  della  Rebbia.  Malgré  les  protestations  d'Orso, 
on  pratiqua  des  arcliere  aux  fenêtres  donnant  sur  la  place,  et  toute  la 
soirée  il  reçut  des  offres  de  service  de  différentes  personnes  du  bourg. 
Une  lettre  arriva  même  du  théologien  bandit,  qui  promettait,  en  son 
nom  et  en  celui  de  Brandolaccio ,  d'intervenir  si  le  maire  se  faisait 
assister  de  la  gendarmerie.  Il  finissait  par  ce ^05^5cn);^wM;((Oserai-je 
vous  demander  ce  que  pense  monsieur  le  préfet  de  l'excellente  édu- 
cation que  mon  ami  donne  au  chien  Brusco?  Après  Chilina ,  je  ne  con- 
nais pas  d'élève  plus  docile  et  qui  montre  de  plus  heureuses  dispo- 
sitions. » 


80  REVUE  DES  DEUX  .MONDES. 


XVI. 

Le  lendemain  se  passa  sans  hostilités.  De  part  et  d'autre  on  se 
tenait  sur  la  défensive.  Orso  ne  sortit  pas  de  sa  maison,  et  la  porte 
des  Barricini  resta  constamment  fermée.  On  voyait  les  cinq  gendarmes 
laissés  en  garnison  à  Pietranera  se  promener  sur  la  place  ou  aux  envi- 
rons du  village,  assistés  du  garde-champêtre,  seul  représentant  de  la 
milice  urbaine.  L'adjoint  ne  quittait  pas  son  écharpe;  mais  sauf  les 
archere  aux  fenêtres  des  deux  maisons  ennemies,  rien  n'indiquait 
la  guerre.  Un  Corse  seul  aurait  remarqué  que  sur  la  place,  autour  du 
chêne  vert,  on  ne  voyait  que  des  femmes. 

A  l'heure  du  souper,  Colomba  montra  d'un  air  joyeux  à  son  frère 
la  lettre  suivante  qu'elle  venait  de  recevoir  de  miss  Nevil  : 

«  Ma  chère  mademoiselle  Colomba,  j'apprends  avec  bien  du  plaisir, 
par  une  lettre  de  votre  frère,  que  vos  inimitiés  sont  finies.  Recevez- 
en  mes  complimens.  Mon  père  ne  peut  plus  souffrir  Ajaccio  depuis 
que  votre  frère  n'est  plus  là  pour  parler  guerre  et  chasser  avec  lui. 
Nous  partons  aujourd'hui,  et  nous  irons  coucher  chez  votre  parente 
pour  laquelle  nous  avons  une  lettre.  Après  demain ,  vers  onze  heures, 
je  viendrai  vous  demander  à  goûter  de  ce  bruccio  des  montagnes  si 
supérieur,  dites-vous,  à  celui  de  la  ville. 

c(  Adieu,  chère  mademoiselle  Colomba.  —  Votre  amie, 

«  Lydia  Nevil.  » 

—  Elle  n'a  donc  pas  reçu  ma  seconde  lettre?  s'écria  Orso. 

—  Vous  voyez,  par  la  date  de  la  sienne,  que  M"''  Lydia  devait  être 
en  route  quand  votre  lettre  est  arrivée  à  Ajaccio.  Vous  lui  disiez  donc 
de  ne  pas  venir? 

—  Je  lui  disais  que  nous  étions  en  état  de  siège.  Ce  n'est  pas,  ce 
me  semble,  une  situation  à  recevoir  du  monde. 

—  Bah  !  ces  Anglais  sont  des  gens  singuliers.  Elle  me  disait,  la  der- 
nière nuit  que  j'ai  passée  dans  sa  chambre,  qu'elle  serait  fâchée  de 
quitter  la  Corse  sans  avoir  vu  une  belle  vendette.  Si  vous  le  vouliez, 
Orso,  on  pourrait  lui  donner  le  spectacle  d'un  assaut  contre  la  maison 
de  nos  ennemis? 

—  Sais-tu,  dit  Orso,  que  la  nature  a  eu  tort  de  faire  de  toi  une 
femme,  Colomba?  ïu aurais  été  un  excellent mihtairc. 

—  Pcut-C'tre.  En  tout  cas  je  vais  faire  mon  bruccio. 


C0L03IBA.  81 

—  C'est  inutile.  Il  faut  leur  envoyer  quelqu'un  pour  les  prévenir  et 
les  arrêter  avant  qu'ils  se  mettent  en  route. 

—  Oui?  vous  voulez  envoyer  un  messager  par  le  temps  qu'il  fait, 
pour  qu'un  torrent  l'emporte  avec  votre  lettre.  Que  je  plains  les  pau- 
vres bandits  par  cet  orage!  Heureusement  ils  ont  de  bons  piloni  (1). 
Savez-vous  ce  qu'il  faut  faire,  Orso.  Si  l'orage  cesse,  partez  demain  de 
très  bonne  heure,  et  arrivez  chez  notre  parente  avant  que  vos  amis  se 
soient  mis  en  route.  Cela  vous  sera  facile,  miss  Lydia  se  lève  toujours 
tard.  Vous  leur  conterez  ce  qui  s'est  passé  chez  nous,  et  s'ils  persistent 
à  venir,  nous  aurons  grand  plaisir  à  les  recevoir. 

Orso  se  hâta  de  donner  son  assentiment  à  ce  projet,  et  Colomba, 
après  quelques  momens  de  silence  : 

— Vous  croyez  peut-ôtre,  Orso,  reprit-elle,  que  je  plaisantais  lorsque 
je  vous  parlais  d'un  assaut  contre  la  maison  Barricini?  Savez-vous  que 
nous  sommes  en  force,  deux  contre  un  au  moins.  Depuis  que  le 
préfet  a  suspendu  le  maire,  tous  les  hommes  d'ici  sont  pour  nous. 
Nous  pourrions  les  hacher.  Il  serait  facile  d'entamer  l'affaire.  Si  vous 
le  vouliez,  j'irais  à  la  fontaine,  je  me  moquerais  de  leurs  femmes;  ils 
sortiraient Peut-être car  ils  sont  si  lâches,  peut-être  ils  tire- 
raient sur  moi  par  leurs  archere;  ils  me  manqueraient.  Tout  est  dit 
alors.  Ce  sont  eux  qui  attaquent.  Tant  pis  pour  les  vaincus.  Dans  une 
bagarre  où  trouver  ceux  qui  ont  fait  un  coup?  Croyez-en  votre  sœur, 
Orso.  Les  robes  noires  qui  vont  venir  saliront  du  papier,  diront  bien 
des  mots  inutiles.  Il  n'en  résultera  rien.  Le  vieux  renard  trouverait 
moyen  de  leur  faire  voir  des  étoiles  en  plein  midi.  Ah!  si  le  préfet  ne 
s'était  pas  mis  devant  Vincentello,  il  y  en  avait  un  de  moins. 

Tout  cela  était  dit  avec  le  même  sang-froid  qu'elle  mettait  l'instant 
d'avant  à  parler  des  préparatifs  du  bruccio. 

Orso,  stupéfait,  regardait  sa  sœur  avec  une  admiration  mêlée  de 
crainte. 

— Ma  douce  Colomba,  dit-il  en  se  levant  de  table,  tu  es,  je  le  crains, 
le  diable  en  personne;  mais  sois  tranquille.  Si  je  ne  parviens  à  faire 
pendre  les  Barricini ,  je  trouverai  moyen  d'en  venir  à  bout  d'une  autre 
manière.  Balle  chaude  ou  fer  froid!  Tu  vois  que  je  n'ai  pas  oublié  le 
corse. 

—  Le  plus  tôt  serait  le  mieux,  dit  Colomba  en  soupirant.  Quel 
cheval  monterez-vous  demain,  Ors'  Anton'? 

—  Le  noir.  Pourquoi  me  demandes-tu  cela? 

(1)  Manteau  de  drap  très  épais  garni  d'un  capuchon. 

TOME  XXIII.  6 


^2  REVIE   DES  DEUX   MONDES. 

— Pour  lui  faire  donner  de  l'or^^e. 

Orso  s'étnnt  retiré  dans  sa  chambre,  Colomba  envoya  coucher 
Saveria  et  les  bergers ,  et  demeura  seule  dans  la  cuisine  où  se  pré- 
parait le  bruccio.  De  temps  en  temps  elle  prêtait  l'oreille  et  paraissait 
attendre  impatiemment  que  son  frère  se  fût  couché.  Lorsqu'elle  le 
crut  enfin  endormi,  elle  prit  un  couteau,  s'assura  qu'il  était  tranchant, 
mit  ses  petits  pieds  dans  de  gros  souUers,  et,  sans  faire  le  moindre 
bruit ,  elle  entra  dans  le  jardin. 

Le  jardin,  fermé  de  murs,  touchait  à  un  terrain  assez  vaste  enclos 
de  haies  où  l'on  mettait  les  chevaux,  car  les  chevaux  corses  ne  con- 
naissent guère  l'écurie.  En  général,  on  les  lâche  dans  un  champ  et 
l'on  s'en  rapporte  à  leur  intelligence  pour  trouver  à  se  nourrir  et 
s'abriter  contre  le  froid  et  la  pluie. 

Colomba  ouvrit  la  porte  du  jardin  avec  la  même  précaution,  entra 
dans  l'enclos,  et  en  sifflant  doucement,  elle  attira  près  d'elle  les  che- 
vaux à  qui  elle  portait  souvent  du  pain  et  du  sel.  Dès  que  le  cheval 
nojr  fut  à  sa  portée,  elle  le  saisit  fortement  par  la  crinière  et  lui  fendit 
l'oreille  avec  son  couteau.  Le  cheval  fit  un  bond  terrible  et  s'enfuit 
en  faisant  entendre  ce  cri  aigu  qu'une  vive  douleur  arrache  quelque- 
fois aux  animaux  de  son  espèce.  Satisfaite  alors,  Colomba  rentrait 
dans  le  jardin,  lorsqu'Orso  ouvrit  sa  fenêtre  et  cria  :  Qui  va  là?  En 
même  temps  elle  entendit  qu'il  armait  son  fusil.  Heureusement  pour 
elle,  la  porte  du  jardin  était  dans  une  obscurité  complète,  et  un  grand 
figuier  la  couvrait  en  partie.  Bientôt,  aux  lueurs  intermittentes  qu'elle 
vit  briller  dans  la  chambre  de  son  frère,  elle  conclut  qu'il  cherchait  à 
rallumer  sa  lampe.  Elle  s'empressa  alors  de  fermer  la  porte  du  jardin, 
et  se  glissant  le  long  des  murs,  de  façon  que  son  costume  noir  se  con- 
fondît avec  le  feuillage  sombre  des  espaliers ,  elle  parvint  à  rentrer 
dans  la  cuisine  quelques  momens  avant  qu'Orso  ne  parût. 

—  Qu'y  a-t-il?  lui  demanda-t-elle. 

—  Il  m'a  semblé ,  dit  Orso ,  qu'on  ouvrait  la  porte  du  jardin. 

—  Impossible.  Le  chien  aurait  aboyé.  Au  reste,  allons  voir. 

Orso  fit  le  tour  du  jardin ,  et  après  avoir  constaté  que  la  porte  exté- 
rieure était  bien  fermée ,  un  peu  honteux  de  cette  fausse  alerte ,  il  se 
disposa  à  regagner  sa  chambre. 

—  .l'aime  à  voir,  mon  frère,  dit  Colomba,  que  vous  devenez  pru- 
dent, comme  on  doit  l'être  dans  votre  position. 

—  Tu  me  formes,  répondit  Orso.  Bonsoir. 

Le  matin  avec  l'aube  Orso  était  levé,  prêt  à  partir.  Son  costume 
annonçait  à  la  fois  la  prétention  à  l'élégance  d'un  homme  qui  vase 


COLOMBA.  S3 

présenter  devant  une  femme  à  qui  il  veut  plaire,  et  la  prudence  d'un 
Corse  en  vendette.  Par-dessus  une  redingote  bien  serrée  à  la  taille, 
il  portait  en  bandoulière  une  petite  boîte  de  fer-blanc  contenant  des 
cartouches,  suspendue  à  un  cordon  de  soie  verte;  son  stylet  était 
placé  dans  une  poche  de  côté ,  et  il  tenait  à  la  main  le  beau  fusil  de 
Manton  chargé  à  balles.  Pendant  qu'il  prenait  à  la  hâte  une  tasse 
de  café  versée  par  Colomba,  un  berger  était  sorti  pour  seller  et 
brider  le  cheval.  Orso  et  sa  sœur  le  suivirent  de  près  et  entrèrent  dans 
Tenclos.  Le  berger  s'était  emparé  du  cheval,  mais  il  avait  laissé 
tomber  selle  et  bride ,  et  paraissait  saisi  d'horreur,  pendant  que  le 
cheval ,  qui  se  souvenait  de  la  blessure  de  la  nuit  précédente  et  qui 
craignait  pour  son  autre  oreille,  se  cabrait,  ruait,  hennissait,  faisait 
le  diable  à  quatre. 
— Allons,  dépèche-toi,  lui  cria  Orso. 

—  Ha!  Ors'  Anton'  !  ha  !  Ors'  Anton'  !  s'écriait  le  berger,  sang  de  la 
Madone!  etc.  C'étaient  des  imprécations  sans  nombre  et  sans  fin, 
dont  la  plupart  ne  pourraient  se  traduire. 

— Qu'est-il  donc  arrivé?  demanda  Colomba. 

Tout  le  monde  s'approcha  du  cheval,  et  le  voyant  sanglant  et 
l'oreille  fendue,  ce  fut  une  exclamation  générale  de  surprise  et  d'in- 
dignation. Il  faut  savoir  que  mutiler  le  cheval  de  son  ennemi  est,  pour 
les  Corses,  à  la  fois  une  vengeance,  un  défi  et  une  menace  de  mort. 
a  Kien  qu'un  coup  de  fusil  n'est  capable  d'expier  ce  forfait.  »  Bien 
qu'Orso,  qui  avait  long-temps  vécu  sur  le  continent,  sentît  moins 
qu'un  autre  l'énormité  de  l'outrage  ;  cependant ,  si  dans  ce  moment 
quelque  barriciniste  se  fût  présenté  à  lui ,  il  est  probable  qu'il  lui  eût 
fait  immédiatement  expier  une  insulte  qu'il  leur  attribuait.  —  Les 
lâches  coquins ,  s'écria-t-il ,  se  venger  sur  une  pauvre  bète,  lorsqu'ils 
n'osent  me  rencontrer  en  face. 

—  Ou'attendons-nous?  s'écria  Colomba  impétueusement.  Ils  vien- 
nent nous  provoquer,  mutiler  nos  chevaux ,  et  nous  ne  leur  répon- 
drions pas!  Étes-vous  hommes? 

— Vengeance!  répondirent  les  bergers.  Promenons  le  cheval  dans 
le  village,  et  donnons  l'assaut  à  leur  maison. 

—  Il  y  a  une  grange  couverte  de  paille  qui  touche  à  leur  tour, 
dit  le  vieux  Polo  Griffo ,  en  un  tour  de  main  je  la  ferai  flamber.  —  Un 
autre  proposait  d'aller  chercher  les  échelles  du  clocher  de  l'église,  un 
troisième,  d'enfoncer  les  portes  de  la  maison  lîarricini  au  moyen 
d'une  poutre  déposée  sur  la  place  et  destinée  à  quelque  bâtiment  en 
construction.  Au  milieu  de  toutes  ces  voix  furieuses,  on  entendait 

6. 


8i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celle  de  Colomba  annonçant  à  ses  satellites  qn'avant  de  se  mettre  à 
l'œuvre,  chacun  allait  recevoir  d'elle  un  grand  verre  d'anisette. 

Malheureusement,  ou  plutôt  heureusement,  l'efTet  qu'elle  s'était 
promis  de  sa  cruauté  envers  le  pauvre  cheval  était  perdu  en  grande 
partie  pour  Orso.  Il  ne  doutait  pas  que  cette  mutilation  sauvage  ne 
fût  l'œuvre  de  l'un  de  ses  ennemis,  et  c'était  Orlanduccio  qu'il  soup- 
çonnait particulièrement;  mais  il  ne  croyait  pas  que  ce  jeune  homme, 
provocjué  et  frappé  par  lui  eût  eifacé  sa  honte  en  fendant  l'oreille  à 
un  cheval.  Au  contraire,  cette  basse  et  ridicule  vengeance  augmen- 
tait son  mépris  pour  ses  adversaires,  et  il  pensait  maintenant  avec  le 
préfet  que  de  pareilles  gens  ne  méritaient  pas  de  se  mesurer  avec 
lui.  Aussitôt  qu'il  put  se  faire  entendre,  il  déclara  à  ses  partisans  con- 
fondus qu'ils  eussent  à  renoncer  à  leurs  intentions  belliqueuses,  et 
que  la  justice,  qui  allait  venir,  vengerait  fort  bien  l'oreille  de  son 
cheval.  —  Je  suis  le  maître  ici,  ajouta-t-il  d'un  ton  sévère,  et  j'entends 
qu'on  m'obéisse.  Le  premier  qui  s'avisera  de  parler  encore  de  tuer  ou 
de  brûler,  je  pourrai  bien  le  brûler  à  son  tour.  Allons!  qu'on  me  selle 
le  cheval  gris. 

—  Comment,  Orso,  dit  Colomba  en  le  tirant  à  l'écart,  vous  souf- 
frez qu'on  nous  insulte  de  la  sorte  !  Du  vivant  de  notre  père,  jamais 
les  Barricini  n'eussent  osé  mutiler  une  bète  à  nous. 

—  Je  te  promets  qu'ils  auront  lieu  de  s'en  repentir;  mais  c'est  aux 
gendarmes  et  aux  geôliers  à  punir  des  misérables  qui  n'ont  de  cou- 
rage que  contre  des  animaux.  Je  te  l'ai  dit,  la  justice  me  vengera 

d'eux....  ou  sinon tu  n'auras  pas  besoin  de  me  rappeler  de  qui  je 

suis  fds. 

—  Patience  !  dit  Colomba  en  soupirant. 

—  Souviens-toi  bien,  ma  sœur,  poursuivit  Orso,  que  si  à  mon  re- 
tour je  trouve  qu'on  a  fait  quelque  démonstration  contre  les  Barricini, 
jamais  je  ne  te  le  pardonnerai.  —  Puis,  d'un  ton.  plus  doux  :  —  Il  est 
fort  possible,  fort  probable  même,  ajouta-t-il,  que  je  reviendrai  ici 
avec  le  colonel  et  sa  fdle;  fais  en  sorte  que  leurs  chambres  soient  en 
ordre,  que  le  déjeuner  soit  bon,  enOn  que  nos  hôtes  soient  le  moins 
mal  possible.  C'est  très  bien,  Colomba  d'avoir  du  courage,  mais  il 
faut  encore  qu'une  femme  sache  tenir  une  maison.  Allons,  embrasse- 
moi,  sois  sage;  voilà  le  cheval  gris  sellé. 

—  Orso,  dit  Colomba,  vous  ne  partirez  point  seul. 

—  Je  n'ai  besoin  de  personne,  dit  Orso,  et  je  te  réponds  que  je  ne 
me  laisserai  pas  couper  l'oreille. 

—  Oh!  jamais  je  ne  vous  laisserai  partir  seul  en  temps  de  guerre. 


COLOMBA.  85 

Ho  !  Polo  Griffo  !  Gian'  France  !  Memmo  !  prenez  vos  fusils  ;  vous  allez 
accompagner  mon  frère. 

Après  une  discussion  assez  vive,  (3rso  dut  se  résigner  à  se  faire 
suivre  d'une  escorte.  Il  prit  parmi  ses  bergers  les  plus  animés,  ceux 
qui  avaient  conseillé  le  plus  haut  de  commencer  la  guerre;  puis,  après 
avoir  renouvelé  ses  injonctions  à  sa  sœur  et  aux  bergers  restans,  il 
se  mit  en  route,  prenant  cette  fois  un  détour  pour  éviter  la  maison 
Barricini. 

Déjà  ils  étaient  loin  de  Pietranera  et  marchaient  de  grande  hâte , 
lorsqu'au  passage  d'un  petit  ruisseau  qui  se  perdait  dans  un  marécage 
le  vieux  Polo  Griffo  aperçut  plusieurs  cochons  confortablement  cou- 
chés dans  la  boue ,  jouissant  à  la  fois  du  soleil  et  de  la  fraîcheur  de 
l'eau.  Aussitôt,  ajustant  le  plus  gros,  il  lui  tira  un  coup  de  fusil  dans 
la  tête  et  le  tua  sur  la  place.  Les  camarades  du  mort  se  levèrent  et 
s'enfuirent  avec  une  légèreté  surprenante,  et  bien  que  l'autre  berger 
fît  feu  à  son  tour,  ils  gagnèrent  sains  et  saufs  un  fourré  où  ils  dispa- 
rurent. 

—  Imbéciles!  s'écria  Orso;  vous  prenez  des  cochons  pour  des 
sangliers. 

—  Non  pas.  Ors'  Anton',  répondit  Polo  Griifo,  mais  ce  troupeau 
appartient  à  l'avocat,  et  c'est  pour  lui  apprendre  à  mutiler  nos 
chevaux. 

—  Comment,  coquins!  s'écria  Orso  transporté  de  fureur,  vous 
imitez  les  infamies  de  nos  ennemis.  Quittez-moi ,  misérables.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  vous.  Vous  n'êtes  bons  qu'à  vous  battre  contre  des 
cochons.  Je  jure  Dieu  que  si  vous  osez  me  suivre,  je  vous  casse  la  tête  ! 

Les  deux  bergers  s'entreregardèrent  interdits.  Orso  donna  des  épe- 
rons à  son  cheval  et  disparut  au  galop. 

—  Eh  bien  !  dit  Polo  Griffo ,  en  voilà  d'une  bonne  !  Aimez  donc  les 
gens  pour  qu'ils  vous  traitent  comme  cela.  Le  colonel,  son  père,  t'en 
a  voulu  parce  que  tu  as  une  fois  couché  en  joue  l'avocat...  Grande 
bête,  de  ne  pas  tirer!..  Et  le  flls...  tu  vois  ce  que  j'ai  fait  pour  lui... 
Il  parle  de  me  casser  la  tête,  comme  on  fait  d'une  gourde  qui  ne  tient 
plus  le  vin.  Voilà  ce  qu'on  apprend  sur  le  continent,  Memmo! 

— Oui,  et  si  l'on  sait  que  tu  as  tué  ce  cochon,  on  te  fera  un  procès, 
et  Ors'  Anton'  ne  voudra  pas  parler  aux  juges,  ni  payer  l'avocat. 
Heureusement  personne  ne  t'a  vu,  et  sainte  Nega  est  là  pour  te  tirer 
d'affaire. 

Après  une  courte  délibération ,  les  deux  bergers  conclurent  que  le 
plus  prudent  était  de  jeter  le  porc  dans  une  fondrière ,  projet  qu'ils 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mirent  à  exécution ,  bien  entendu  après  avoir  pris  chacun  quelques 
^rilliidcs  sur  l'inuocetite  victime  de  la  haine  des  délia  Rebbia  et  des 
Barricini. 


XVII. 


Débarrassé  de  son  escorte  indisciplinée ,  Orso  continuait  sa  route, 
plus  préoccupé  du  plaisir  de  revoir  miss  Nevil,  que  de  la  crainte  de 
rencontrer  ses  ennemis.  — Le  procès  que  je  vais  avoir  avec  ces  misé- 
rables Barricini,  se  disait-il,  va  m'obliger  d'aller  à  Bastia.  Pourquoi 
n'accompagnerais-je  pas  miss  Nevil?  Pourquoi,  de  Bastia,  n'irions- 
nous  pas  ensemble  aux  eaux  d'Orezza?  Tout  à  coup  des  souvenirs 
d'enfance  lui  rappelèrent  nettement  ce  site  pittoresque.  Il  se  crut 
transporté  sur  une  verte  pelouse  au  pied  de  châtaigniers  séculaires. 
Sur  un  gazon  d'une  herbe  lustrée,  parsemé  de  fleurs  bleues  ressem- 
blant à  des  yeux  qui  lui  souriaient,  il  voyait  miss  Lydia  assise  auprès 
de  lui.  Elle  avait  ôté  son  chapeau,  et  ses  cheveux  blonds,  plus  fins  et 
plus  doux  que  la  soie,  brillaient  comme  de  l'or  au  soleil,  qui  pénétrait 
au  travers  du  feuillage.  Ses  yeux  d'un  bleu  si  pur  lui  paraissaient 
plus  bleus  que  le  firmament.  La  joue  appuyée  sur  une  main ,  elle 
écoutait  toute  pensive  les  paroles  d'amour  qu'il  lui  adressait  en  trem- 
blar.t.  Elle  avait  cette  robe  de  mousseline  qu'elle  portait  le  dernier 
jour  qu'il  l'avait  vue  à  Ajaccio.  Sous  les  plis  de  cette  robe  s'échappait 
U!î  petit  pied  dans  un  soulier  de  satin  noir.  Orso  se  disait  qu'il  serait 
bien  heureux  de  baiser  ce  pied,  mais  une  des  mains  de  miss  Lydia 
n'était  pas  gantée,  et  elle  tenait  une  pâquerette.  Orso  lui  prenait  cette 
pâquerette,  et  la  main  de  Lydia  serrait  la  sienne,  et  il  baisait  la  pâque- 
rette, et  puis  la  main,  et  on  ne  se  fâchait  pas...  Et  toutes  ces  pensées 
l'empêchaient  de  faire  attention  à  la  route  qu'il  suivait,  et  cependant 
il  trottait  toujours.  Il  allait  pour  la  seconde  fois  baiser  en  imagination 
la  blanche  main  de  miss  Nevil,  quand  il  pensa  baiser  en  réaUté  la  tôte 
de  son  cheval  qui  s'arrêta  tout  à  coup.  C'est  que  la  petite  Chilina  lui 
barrait  le  chemin  et  lui  saisissait  la  bride. 

—  Où  allez-vous  ainsi.  Ors'  Anton'?  disait-elle.  Ne  savez-vous  pas 
que  votre  ennemi  est  près  d'ici. 

—  Mon  ennemi!  s'écria  Orso,  furieux  de  se  voir  interrompu  dans 
un  moment  aussi  intéressant.  Où  est-il? 

—  Orlanduccio  est  près  d'ici.  Il  vous  attend.  Retournez,  retournez. 

—  Ah  !  il  m'attend  ?  Tu  l'as  vu? 


COLOMBA.  |87 

—  Oui ,  Ors'  Anton',  j'étais  couchée  dans  la  fougère  quand  il  a.passé. 
11  regardait  de  tous  les  côtés  avec  sa  lunette. 

—  De  quel  côté  allait-il? 

—  Il  descendait  par  là,  du  côté  où  vous  allez. 

—  Merci. 

—  Ors'  Anton',  ne  feriez-vous  pas  bien  d'attendre  mon  oncle?  II 
ne  peut  tarder,  et  avec  lui  vous  seriez  en  sûreté. 

—  N'aie  pas  peur,  Chili,  je  n'ai  pas  besoin  de  ton  oncle. 

—  Si  vous  vouliez ,  j'irais  devant  vous? 

—  Merci,  merci. 

EtOrso,  poussant  son  cheval,  se  dirigea  rapidement  du  côté  que  la 
petite  fille  lui  avait  indiqué. 

Son  premier  mouvement  avait  été  un  aveugle  transport  de  fureur, 
et  il  s'était  dit  que  la  fortune  lui  offrait  une  excellente  occasion  de 
corriger  ce  lâche  qui  mutilait  un  cheval  pour  se  venger  d'un  soufflet. 
Puis,  tout  en  avançant,  l'espèce  de  promesse  qu'il  avait  faite  au  préfet, 
et  surtout  la  crainte  de  manquer  la  visite  de  miss  iNevil,  changeaient 
ses  dispositions  et  lui  faisaient  presque  désirer  de  ne  pas  rencontrer 
Orlanduccio.  Bientôt  le  souvenir  de  son  père,  l'insulte  faite  à  son 
cheval,  les  menaces  de  ses  ennemis  rallumaient  sa  colère,  et  l'exci- 
taient à  chercher  son  ennemi  pour  le  provoquer  et  l'obliger  à  se 
battre.  Ainsi  agité  par  des  résolutions  contraires,   il  continuait  de 
marcher  en  avant,  mais  maintenant  avec  précaution,  examinant  les 
buissons  et  les  haies,  et  quelquefois  même  s'arrêtant  pour  écouter 
les  bruits  vagues  qu'on  entend  dans  la  campagne.  Dix  minutes  après 
avoir  quitté  la  petite  Chilina  (il  était  alors  environ  neuf  heures  du 
matin),  il  se  trouva  au  bord  d'un  coteau  extrêmement  rapide.  Le 
chemin,  ou  plutôt  le  sentier  à  peine  tracé  qu'il  suivait,  traversait  un 
maquis  récemment  brùl' .  En  ce  lieu  la  terre  était  chargée  de  cendres 
blanchâtres,  et  çà  et  là  des  arbrisseaux  et  quelques  gros  arbres  noircis 
par  le  feu  et  entièrement  dépouillés  de  leurs  feuilles  se  tenaient 
debout,  bien  qu'ils  eussent  cessé  de  vivre.  En  voyant  un  maquis 
brûlé,  on  se  croit  transporté  dans  un  site  du  Nord  au  milieu  de  l'hiver, 
et  le  contraste  de  l'aridité  des  lieux  que  la  flamme  a  parcourus  avec 
la  végétation  luxuriante  d'alentour,  les  fait  paraître  encore  plus  tristes 
et  désolés,  l^ïais  dans  ce  paysage  Orso  ne  voyait  en  ce  moment  qu'une 
chose,  importante,  il  est  vrai,  dans  sa  position;  la  terre,  étant  nue, 
ne  pouvait  cacher  une  embuscade,  et  celui  qui  peut  craindre  à  chaque 
instant  de  voir  sortir  d'un  fourré  un  canon  de  fusil  dirigé  contre  sa 
poitrine  regarde  comme  une  espèce  d'oasis  un  terrain  uni  où  rien 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'arrôte  la  vue.  Au  maquis  brùlô  succédaient  plusieurs  champs  en 
culture,  enclos,  selon  l'usage  du  pays,  de  murs  de  pierres  sèches  à 
hauteur  d'appui.  Le  sentier  passait  entre  ces  enclos,  où  d'énormes 
chûtaigniers,  plantés  confusément,  présentaient  de  loin  l'apparence 
d'un  bois  touffu. 

Obligé  par  la  raideur  de  la  pente  à  mettre  pied  à  terre,  Orso,  qui 
avait  laissé  la  bride  sur  le  cou  de  son  cheval,  descendait  rapidement 
en  glissant  sur  la  cendre,  et  il  n'était  guère  qu'à  vingt-cinq  pas  d'un 
de  ces  enclos  en  pierres  à  droite  du  chemin,  lorsqu'il  aperçut  préci- 
sément en  face  de  lui,  d'abord  un  canon  de  fusil,  puis  une  tète 
dépassant  la  crête  du  mur.  Le  fusil  s'abaissa,  et  il  reconnut  Orlan- 
duccio  prêt  à  faire  feu.  Orso  fut  prompt  à  se  mettre  en  défense,  et 
tous  les  deux,  se  couchant  en  joue,  se  regardèrent  quelques  secondes 
avec  cette  émotion  poignante  que  le  plus  brave  éprouve  au  moment 
de  donner  ou  de  recevoir  la  mort. 

—  Misérable  lâche!  s'écria  Orso....  Il  parlait  encore  quand  il  vit 
la  flamme  du  fusil  d'Orlanduccio,  et  presque  en  même  temps  un 
second  coup  partit  à  sa  gauche  de  l'autre  côté  du  sentier,  tiré  par 
un  homme  qu'il  n'avait  point  aperçu,  et  qui  l'ajustait  posté  derrière 
un  autre  mur.  Les  deu\  balles  l'atteignirent;  l'une,  celle  d'Orlan- 
duccio, lui  traversa  le  bras  gauche,  qu'il  lui  présentait  en  le  couchant 
en  joue;  l'autre  le  frappa  à  la  poitrine,  déchira  son  habit,  mais  ren- 
contrant heureusement  la  lame  de  son  stylet,  s'aplatit  dessus  et  ne  lui 
fit  qu'une  contusion  légère.  Le  bras  gauche  d'Orso  tomba  immobile  le 
long  de  sa  cuisse,  et  le  canon  de  son  fusil  s'abaissa  un  instant;  mais 
il  le  releva  aussitôt,  et  dirigeant  son  arme  de  sa  seule  main  droite,  il 
fit  feu  sur  Orlanduccio.  Le  visage  de  son  ennemi ,  dont  il  découvrait 
à  peine  les  yeux,  disparut  derrière  le  mur;  Orso,  se  tournant  à  sa 
gauche ,  lâcha  son  second  coup  sur  un  homme  entouré  de  fumée, 
qu'il  apercevait  à  peine.  A  son  tour,  cette  figure  disparut.  Les  quatre 
coups  de  fusil  s'étaient  succédés  avec  une  rapidité  incroyable,  et 
jamais  soldats  exercés  ne  mirent  moins  d'intervalle  dans  un  feu  de 
file.  Après  le  dernier  coup  d'Orso,  tout  rentra  dans  le  silence.  La 
fumée  sortie  de  son  arme  montait  lentement  vers  le  ciel  ;  aucun  mou- 
vement derrière  le  mur,  pas  le  plus  léger  bruit.  Sans  la  douleur  qu'il 
ressentait  au  bras,  il  aurait  pu  croire  que  ces  hommes,  sur  qui  il 
venait  de  tirer,  étaient  des  lim tomes  de  son  imagination. 

S'attendant  à  une  seconde  décharge,  Orso  fit  quelques  pas  pour  se 
placer  derrière  un  des  arbres  brûlés  restés  debout  dans  le  maquis. 
Derrière  cet  abri,  il  plaça  son  fusil  entre  ses  genoux,  et  le  rechargea 


COLOMBA.  89 

à  la  hâte.  Cependant  son  bras  gauche  le  faisait  cruellement  souffrir, 
et  il  lui  semblait  qu'il  soutenait  un  poids  énorme.  Qu'étaient  devenus 
ses  adversaires?  il  ne  pouvait  le  comprendre;  s'ils  s'étaient  enfuis, 
s'ils  avaient  été  blessés,  il  aurait  assurément  entendu  quelque  bruit, 
quelque  mouvement  dans  le  feuillage.  Étaient-ils  donc  morts?  ou 
bien  plutôt,  n'attendaient-ils  pas,  à  l'abri  de  leur  mur,  l'occasion 
de  tirer  de  nouveau  sur  lui?  Dans  cette  incertitude,  et  sentant  ses 
forces  diminuer,  il  mit  en  terre  le  genou  droit,  appuya  sur  l'autre 
son  bras  blessé ,  et  se  servit  d'une  branche  qui  partait  du  tronc  de 
l'arbre  brûlé,  pour  soutenir  son  fusil.  Le  doigt  sur  la  détente,  l'œil  fixé 
sur  le  mur,  l'oreille  attentive  au  moindre  bruit,  il  demeura  immobile 
pendant  quelques  minutes  qui  lui  parurent  un  siècle.  Enfin,  bien 
loin  derrière  lui ,  un  cri  éloigné  se  fit  entendre ,  et  bientôt  un  chien , 
descendant  le  coteau  avec  la  rapidité  d'une  flèche ,  s'arrêta  auprès  de 
lui  en  remuant  la  queue;  c'était  Brusco,  le  disciple  et  le  compagnon 
des  bandits,  annonçant  sans  doute  l'arrivée  de  son  maître,  et  jamais 
honnête  homme  ne  fut  plus  impatiemment  attendu.  Le  chien ,  le 
museau  en  l'air,  tourné  du  côté  de  l'endos  le  plus  proche,  flairait 
avec  inquiétude;  tout  à  coup  il  fit  entendre  un  grognement  sourd , 
franchit  le  mur  d'un  bond,  et  presque  aussitôt  remonta  sur  la  crête, 
d'où  il  regarda  fixement  Orso,  exprimant  dans  ses  yeux  la  surprise 
aussi  clairement  que  chien  le  peut  faire;  puis  il  se  remit  le  nez  au  vent, 
cette  fois ,  dans  la  direction  de  l'autre  enclos ,  dont  il  sauta  encore  le 
mur.  Au  bout  d'une  seconde ,  il  reparaissait  sur  la  crête ,  montrant  le 
même  air  d'étonnement  et  d'inquiétude;  puis  il  sauta  dans  le  maquis,  la 
queue  entre  les  jambes,  regardant  toujours  Orso,  et  s'éloignant  de  lui 
à  pas  lents,  par  une  marche  de  côté,  jusqu'à  ce  qu'il  s'en  trouvât  à 
quelque  distance.  Alors,  reprenant  sa  course,  il  remonta  le  coteau 
presque  aussi  vite  qu'il  l'avait  descendu,  à  la  rencontre  d'un  homme 
qui  s'avançait  rapidement  malgré  la  raideur  de  la  pente. 

—  A  moi  !  Brando,  s'écria  Orso  dès  qu'il  le  crut  à  portée  de  la  voix. 

—  Ho!  Ors'  Anton'!  vous  êtes  blessé?  lui  demanda  Brandolaccia 
accourant  tout  essoufflé.  Dans  le  corps,  ou  dans  les  membres?... 

—  Au  bras. 

—  Au  l^ras!  ce  n'est  rien;  et  l'autre? 

—  Je  crois  l'avoir  touché. 

Brandolaccio,  suivant  son  chien ,  courut  à  l'enclos  le  plus  proche,  et 
se  pencha  pour  regarder  de  l'autre  côté  du  mur.  Là,  ôtant  son  bonnet  : 

—  Salut  au  seigneur  Orlanduccio,  dit-il.  Puis,  se  tournant  du  côté 
d'Orso,  il  le  salua  à  son  tour  d'un  air  grave:  —  Voilà,  dit-il,  ce  que 
j'appelle  un  homme  proprement  accommodé. 


00  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

—  Vit-il  onrnro?  domnnda  Orso  respirant  avec  peine. 

—  ()li!  il  s'en  garderait,  il  a  trop  de  chagrin  die  la  balle  que  vous 
lui  avez  nrise  dans  l'œil.  Sang  de  la  Madbne,  quel  trou!  Bon  fusil,  ma' 
loi;  que!  calibre!  (;a  vous  écarbouille  une  cervelle!  Dites  donc,  Ors* 
Anton';  quand  j'ai  entendu  d'abord  :  pif!  pif!  je  me  suis  dit:  saCre-^ 
bleu!  ils  escofient  mon  lieutenant.  Puis  j'entends  :  boum!  boum! 
Ah!  je  dis,  voilà  le  fusil  anglais  qui  parle;  il  riposte...  Mais,  Brusco, 
qu'est-ce  que  tu  me  veux  donc? 

Le  chien  le  mena  à  l'autre  enclos  :  —  Excusez  !  s'écria  Brandolacci'tf 
stupéfait;  coup  double!  rien  que  cela?  Peste!  on  voit  bien  que  la 
poudre  est  chère ,  car  vous  l'économisez. 

—  Qu'y  a-t-il,  au  nom  de  Dieu?  demanda  Orso. 

—  Allons!  ne  faites  donc  pas  le  farceur,  mon  lieutenant!  vous 
jetez  le  gibier  par  terre,  et  vous  voulez  qu'on  vous  le  rainasse...  En 
voilà  un  qui  va  en  avoir  un  drôle  de  dessert,  aujourd'hui!  c'est 
l'avocat  Barricini.  De  la  vlandfe  de  boucherie,  en  veux-tu,  en  voilà! 
Maintenant,  qui  diable  héritera? 

—  Quoi!  Vincentello!  mort  aussi. 

—  Très  mort.  Bonne  santé  à  nous  autres  (1)!  Ce  qu'il  y  a  de  bon 
avec  vous,  c'est  que  vous  ne  les  faites  pas  souffrir.  Venez  donc  voir 
Vincentello.  Il  est  encore  à  genoux  la  tète  appuyée  contre  le  mur.  Il 
a  l'air  de  dormir.  C'est  là  le  cas  de  dire  sommeil  de  plomb.  Pauvre 
diable  ! 

Orso  détourna  la  tète  avec  horreur.  —  Es-tu  sur  qu'il  soit  mort? 

—Vous êtes  comme  Sampiero  Corso,  qui  ne  donnait  jamais  qu'un 
coup.  Voyez-vous ,  là...  dans  la  poitrine,  à  gauche;  tenez,  comme 
Vincileone  fut  attrapé  à  Waterloo.  Je  parierais  bien  qui'  la  balle  n'est 
pas  loin  du  cœur.  Coup  double!...  Ah  !  je  ne  me  mêle  plus  de  tirer. 
Deux  en  deux  coups!...  A  balle...  les  deux  frères...  S'il  avait  eu  un 
troisième  coup,  il  aurait  tué  le  papa...  On  fera  mieux  une  autre  fois... 
Quel  coup!  Ors'  Anton'!...  Et  dire  que  cela  n'arrivera  jamais  à  un 
brave  garçon  comme  moi  de  faire  coup  double  sur  des  gendarmes! 

Tout  en  parlant ,  le  bandit  examinait  le  bras  d'Orso  et  fendait  sa 
manche  avec  son  stylet. 

— Ce  n'est  rien,  dit-il.  Voilà  une  redingote  qui  donnera  de  l'ouvrage 
à  mademoiselle  Colomba...  Hein,  qu'est-ce  que  je  vois?  Cet  accroc 
sur  la  poitrine?...  Bien  n'est  entré  parla?  Xt>n,  vous  ne  seriez  pas  si 
gaillard.  Voyons,  essayez  de  remuer  les  doigts...  Sentez-vous  mes 
dents  quand  je  vous  mords  le  petit  doigt?...  Pas  trop?,..  C'est  égal, 

(1)  Sainte  à  noi!  Exclamation  ordinaire  quand  on  a  i)rononcé  le  mot  de  mort. 


COLOMBA.  91 

ce  ne  sera  rien.  Laissez-moi  prendre  votre  mouchoir  et  votre  cravate... 
Voilà  votre  redingote  perdue...  Pourquoi  diable  vous  faire  si  beau? 
Alliez-vous  à  la  noce?...  Là,  buvez  une  goutte  de  vin...  Pourquoi  donc 
ne  portez-vous  pas  de  gourde?  Est-ce  qu'un  Corse  sort  jamais  sans 
gourde?  —  Puis,  au  milieu  du  pansement,  il  s'interrompait  pour 

s'écrier  :  Coup  double  !  Tous  les  deux  roides  morts  ! C'est  le  curé 

qui  va  rire...  Coup  double!  Ah!  voici  enfin  cette  petite  tortue  de 
Chilina. 

Orso  ne  répondait  pas.  11  était  pâle  comme  un  mort  et  tremblait  de 
tous  ses  membres. 

—  Chili,  cria  Brandolaccio,  va  regarder  derrière  ce  mur.  Hein? 
L'enfant,  s'aidant  des  pieds  et  des  mains,  grimpa  sur  le  mur,  et  aus- 
sitôt qu'elle  eut  aperçu  le  cadavre  d'Orlanduccio,  elle  fit  le  signe  de  la 
croix. 

—  Ce  n'est  rien ,  continua  le  bandit,  va  voir  plus  loin  ;  là-bas. 
L'enfant  fit  un  nouveau  signe  de  croix. 

—  Est-ce  vous,  mon  oncle?  demanda-t-elle  timidement. 

—  Moi!  est-ce  que  je  ne  suis  pas  devenu  un  vieux  bon  à  rien? 
Chili,  c'est  de  l'ouvrage  de  monsieur.  Fais-lui  ton  compliment. 

—  Mademoiselle  en  aura  bien  de  la  joie,  dit  Chilina,  et  elle  sera 
bien  fâchée  de  vous  savoir  blessé,  Ors'  Anton', 

—  Allons!  Ors'  Anton'  dit  le  bandit  qui  avait  achevé  le  pansement, 
voilà  ChiUna  qui  a  rattrapé  votre  cheval.  Montez  et  venez  avec  moi 
au  maquis  de  la  Stazzona.  Bien  avisé  qui  vous  y  trouverait.  Nous  vous 
y  traiterons  de  notre  mieux.  Quand  nous  serons  à  la  croix  de  Sainte- 
Christine,  il  faudra  mettre  pied  à  terre.  Vous  donnerez  votre  cheval  à 
Chilina,  qui  s'en  ira  prévenir  mademoiselle,  et  chemin  faisant  vous 
la  chargerez  d(;  vos  commissions.  Vous  pouvez  tout  dire  à  la  petite, 
Ors'  Anton'.  Elle  se  ferait  plutôt  hacher  que  de  trahir  ses  amis. —  Et 
d'un  ton  de  tendresse  :  —  Va  coquine,  disait-il,  sois  excommuniée, 
sois  maudite,  friponne  !  car  lîrandolaccio,  superstitieux  comme  beau- 
coup de  bandits,  craignait  de  fasciner  les  enfans  en  leur  adressant 
des  bénédictions  ou  des  éloges  ;  on  sait  que  les  puissances  mysté- 
rieuses qui  président  à  Vanoechiaiura  (1)  ont  la  mauvaise  habitude 
d'exécuter  le  contraire  de  nos  souhaits. 

—  Où  veux-tu  que  j'aille,  Brando?  dit  Orso  d'une  voix  éteinte. 

—  Parbleu  !  vous  avez  à  choisir  :  en  prison  ou  bien  au  maquis. 
Mais  un  délia  Rebbia  ne  connaît  pas  le  chemin  de  la  prison.  Au  ma- 
quis. Ors'  Anton'! 

(1)  Fascination  involontaire  qui  s'exerce  soit  .par  les  yeux  soit  par  la  parole. 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Adieu  donc  toutes  mes  espérances  !  s'écria  douloureusement  le 
blessé. 

—  Vos  espérances?  Diantre!  espériez-vous  faire  mieux  avec  un  fusil 
à  deux  coups?...  Ah  çàî  comment  diable  vous  ont-ils  touché?  Il  faut 
que  ces  gaillards  aient  la  vie  plus  dure  que  les  chats. 

—  Ils  ont  tiré  les  premiers,  dit  Orso. 

—  C'est  vrai,  j'oubhais...  Pif!  pif!  boum!  boum!...  coup  double 

d'une  main  (1) !...  Quand  on  fera  mieux,  je  m'irai  pendre! Allons, 

vous  voilà  monté...  avant  de  partir,  regardez  donc  un  peu  votre 
ouvrage.  Il  n'est  pas  poli  de  quitter  ainsi  la  compagnie  sans  lui  dire 
adieu. 

Orso  donna  des  éperons  à  son  cheval  ;  pour  rien  au  monde,  il  n'eût 
voulu  voir  les  malheureux  à  qui  il  venait  de  donner  la  mort. 

—  Tenez,  Ors'  Anton',  dit  le  bandit  s'cmparant  de  la  bride  du 
cheval,  voulez-vous  que  je  vous  parle  franchement?  Eh  bien!  sans 
vous  offenser,  ces  deux  pauvres  jeunes  gens  me  font  de  la  peine.  Je 
vous  prie  de  m'excuser...  Si  beaux...  si  forts...  si  jeunes!...  Orlan- 
duccio  avec  qui  j'ai  chassé  tant  de  fois...  Il  m'a  donné,  il  y  a  quatre 
jours,  un  paquet  de  cigarres...  Vincentcllo,  qui  était  toujours  de  si 
belle  humeur! .. .  C'est  vrai  que  vous  avez  fait  ce  que  vous  deviez  faire... 
et  d'ailleurs  le  coup  est  trop  beau  pour  qu'on  le  regrette...  Mais  moi 
je  n'étais  pas  dans  votre  vengeance...  Je  sais  que  vous  avez  raison, 
quand  on  a  un  ennemi,  il  faut  s'en  déOiire.  Mais  les  Barricini,  c'était 
une  vieille  famille...  En  voilà  encore  une  qui  fausse  compagnie...  et 
par  un  coup  double!  c'est  piquant! 

Faisant  ainsi  l'oraison  funèbre  des  Barricini,  Brandolaccio  condui- 
sait en  hâte  Orso,  Chilina  et  le  chien  Brusco  vers  le  maquis  de  la 
Stazzona. 

XVIII. 

Cependant  Colomba ,  peu  après  le  départ  d'Orso,  avait  appris  par 
ses  espions  que  les  Barricini  tenaient  la  campagne,  et,  dès  ce  moment, 
elle  fut  en  proie  à  une  vive  inquiétude.  On  la  voyait  parcourir  la  mai- 
son en  tous  sens,  allant  de  la  cuisine  aux  chambres  préparées  pour  ses 
hôtes,  ne  faisant  rien,  et  toujours  occupée,  s'arrètant  sans  cesse  pour 
regarder  si  elle  n'apercevait  pas,  dans  le  village,  un  mouvement  inusité. 

(1)  Si  quelque  chasseur  incrédule  me  contestait  le  coup  double  de  M.  délia  Rebbia, 
je  l'engagerais  à  aller  à  Sartène,  et  à  se  faire  raconter  comment  l'un  des  habitans 
les  plus  distingués  et  les  plus  aimables  de  cette  ville  se  tira  seul,  et  le  bras  gauche 
cassé,  d'une  position  au  moins  aussi  périlleuse. 


COLOMBA.  93 

Vers  onze  heures,  une  cavalcade  assez  nombreuse  entra  dans  Pictra- 
nera;  c'étaient  le  colonel,  sa  fille,  leurs  domestiques  et  leur  guide. 
En  les  recevant,  le  premier  mot  de  Colomba  fut  :  — Avez-vous  vu 
mon  frère? — Puis  elle  demanda  au  guide  quel  chemin  ils  avaient 
pris,  à  quelle  heure  ils  étaient  partis;  et,  sur  ses  réponses,  elle  ne 
pouvait  comprendre  qu'ils  ne  se  fussent  pas  rencontras. 

—  Peut-être  que  votre  frère  aura  pris  par  le  haut,  dit  le  guide; 
nous,  nous  sommes  venus  par  le  bas. 

Mais  Colomba  secoua  la  tète  et  renouvela  ses  questions.  Malgré  sa 
fermeté  naturelle ,  augmentée  encore  par  l'orgueil  de  cacher  toute 
faiblesse  devant  des  étrangers,  il  lui  était  impossible  de  dissimuler 
ses  inquiétudes,  et  bientôt  elle  les  fit  partager  au  colonel  et  surtout 
à  miss  Lydiii,  lorsqu'elle  les  eut  mis  au  fait  de  la  tentative  de  récon- 
ciliation qui  avait  eu  une  si  malheureuse  issue.  Miss  Nevil  s'agi  tait, 
voulait  qu'on  envoyât  des  messagers  dans  toutes  les  directions, 
et  son  père  offrait  de  remonter  à  cheval  et  d'aller  avec  le  guide  à  la 
recherche  d'Orso.  Les  craintes  de  ses  hôtes  rappelèrent  à  Colomba  ses 
devoirs  de  maîtresse  de  maison.  Elle  s'efforça  de  sourire,  pressa  le 
colonel  de  se  mettre  à  table,  et  trouva,  pour  expliquer  le  retard  de  son 
frère,  vingt  motifs  plausibles  qu'au  bout  d'un  instant  elle  détruisait 
elle-même.  Croyant  qu'il  était  de  son  devoir  d'homme  de  chercher  à 
rassurer  des  femmes,  le  colonel  proposa  son  explication  aussi. 

—  Je  gage,  dit-il ,  que  délia  Rebbia  aura  rencontré  du  gibier;  il  n'a 
pu  résister  à  la  tentation ,  et  nous  allons  le  voir  revenir  sa  carnassière 
toute  pleine.  Parbleu!  ajouta-t-il,  nous  avons  entendu  sur  la  route 
quatre  coups  de  fusil.  Il  y  en  avait  deux  plus  forts  que  les  autres,  et 
j'ai  dit  à  ma  fille  :  Je  parie  que  c'est  délia  Ilebbia  qui  chasse.  Ce  ne 
peut  être  que  mon  fusil  qui  fait  tant  de  bruit. 

Colomba  pAlit,  et  Lydia,  qui  l'observait  avec  attention,  devina  sans 
peine  quels  soupçons  la  conjecture  du  colonel  venait  de  lui  suggérer. 
Après  un  silence  de  quelques  minutes ,  Colomba  demanda  vivement 
si  les  deux  fortes  détonnations  avaient  précédé  ou  suivi  les  autres? 
Mais  ni  le  colonel,  ni  sa  fille,  ni  le  guide  n'avaient  fait  attention  à  ce 
point  capital. 

Vers  une  heure,  aucun  des  messagers  envoyés  par  Colomba  n'étant 
encore  revenu,  elle  rassembla  tout  son  courage  et  força  ses  hôtes  à 
se  mettre  à  table;  mais,  sauf  le  colonel,  personne  ne  put  manger.  Au 
moindre  bruit  sur  la  place,  Colomba  courait  à  la  fenêtre,  puis  reve- 
nait s'asseoir  tristement,  et  plus  tristement  encore  s'efforçait  de  con- 
tinuer avec  ses  amis  une  conversation  insignifiante  à  laquelle  per- 


^'*  REVUE   TES   DEUX  MONDES. 

sonoe  ne  prêtait  la  moindre  attention  et  ({u'intcrrorapaicrit  de  longs 
intervalles  de  silence. 

Tout  d'un  coup,  on  entendit  le  galop  d'un  cheval.  —Ah!  cette  fois, 
c'est  mon  frère,  dit  Colomba  en  se  levant.  Mais  à  la  vue  de  Ghilina, 
montée  à  califourchon  sur  le  cheval  d'Orso  :  Mon  frère  est  mort! 
s'écria-t-elle  d'une  voix  déchirante. 

Le  colonel  laissa  tomber  son  verre,  miss  Nevil  poussa  un  cri,  tous 
coururent  à  la  porte  de  la  maison.  Avant  que  Chilina  pût  sauter  à  bas 
de  sa  monture,  elle  était  enlevée  comme  une  plume  par  Colomba  qui 
la  serrait  à  l'étouffer.  L'enfant  comprit  son  terrible  regard,  et  sa  pre- 
mière parole  fut  celle  du  chœur  d'Otello  :  //  vit/  Colomba  cessa  de 
l'étreindre ,  et  ChiUna  tomba  à  terre  aussi  lestement  qu'une  jeune 
chatte. 

—  Les  autres?  demanda  Colomba  d'une  voix  rauque. 

Chilina  fit  le  signe  de  la  croix  avec  l'index  et  le  doigt  du  milieu. 
Aussitôt  une  vive  rougeur  succéda,  sur  la  figure  de  Colomba,  à  sa 
pâleur  mortelle.  Elle  jeta  un  regard  ardent  sur  la  maison  des  Barri- 
cini,  et  dit  en  souriant  à  ses  hôtes  :  —  Rentrons  prendre  le  café. 

L'Iris  des  bandits  en  avait  long  à  raconter.  Son  patois,  traduit  par 
Colomba  en  italien  tel  quel,  puis  en  anglais  pas  miss  Ncvil,  arracha 
plus  d'une  imprécation  au  colonel,  plus  d'un  soupir  à  miss  Lydia;  mais 
Colomba  écoutait  d'un  air  impassible;  seulement,  elle  tordait  sa  ser- 
viette damassi^e  de  façon  à  la  mettre  en  pièces.  Elle  interrompit  l'en- 
fant cinq  ou  six  fois  pour  se  faire  répéter  que  Brandolaccio  disait  que 
la  blessure  n'était  pas  dangereuse  et  qu'il, en  avait  vu  bien  d'autres. 
En  terminant,  Chilina  rapporta  qu'Orso  demandait  avec  instance  du 
papier  pour  écrire,  et  qu'il  chargeait  sa  sœur  de  supplier  une  dame, 
qui  peut-être  se  trouverait  dans  sa  maison ,  de  n'en  point  partir  avant 
d'avoir  reçu  une  lettre  de  lui.  C'est,  ajouta  l'enfant,  ce  qui  le  tour- 
mentait le  plus,  et  j'étais  déjà  en  route  quand  il  m'a  rappelée  pour  me 
recommander  cette  commission.  C'était  pourtant  la  troisième  fois  qu'il 
me  la  répétait.  A  cette  injonction  de  son  frère,  Colomba  sourit  légè- 
rement et  serra  fortement  la  main  de  l'Anglaise,  qui  fondit  en  larmes 
et  ne  jugea  pas  à  propos  de  traduire  à  son  père  cette  partie  de  la  nar- 
ration. 

—  Oui ,  vous  resterez  avec  moi ,  ma  chère  amie,  s'écria  Colomba  en 
embrassant  miss  Nevil,  et  vous  nous  aiderez. 

Puis,  tirant  d'une  armoire  quantité  de  vieux  linge,  elle  se  mita  le 
couper  pour  hiir^'  des  bandes  et  de  la  charpie.  En  voyant  ses  yeux 
étincelans,  son  teint  animé,  cette  alternative  de  préoccupation  et  de 


COLOMBA.  95 

sang-froid,  il  eût  été  difficile  de  dire  si  elle  était  plus  tonchée  de  là 
blessure  de  son  frère  qu'enchantée  de  la  niort  de  ses  eunemis.  Tantôt 
elle  versait  du  café  au  colonel  et  lui  vantait  son  talent  à  le  préparer'; 
tantôt,  distribuant  de  l'ouvrage  à  miss  Nevil  et  à  Chiliïia,  elle  les 
exhortait  à  coudre  les  bandes  et  à  les  rouler;  elle  demandait  pour 
la  vingtième  fois  si  la  blessure  d'Orso  le  faisait  beaucoup  souffrir. 
Continuellement  elle  s'interrompait  au  milieu  de  son  travail  pour 
dire  au  colonel  :  Deux  hommes  si  adroits!  si  terribles!....  Lui  seul, 
blessé,  n'ayant  qu'un  bras...  il  les  a  abattus  tous  les  deux.  Quel  cou- 
rage, colonel.  N'est-ce  pas  un  héros?  Ah!  miss  Nevil,  qu'on  est  heu- 
reux de  vivre  dans  un  pays  tranquille  comme  le  vôtre!...  Je  suis  sûre 
que  vous  ne  connaissiez  pas  encore  mon  frère  !...  Je  l'avais  dit  :  l'éper- 
vier  déploiera  ses  ailes!...  Vous  vous  trompiez  à  son  air  si  doux.... 
C'est  qu'auprès  de  vous,  miss  Nevil....  Ah!  s'il  vous  voyait  travailler 
pour  lui...  Pauvre  Orso! 

Miss  Lydia  ne  travaillait  guère  et  ne  trouvait  pas  une  parole.  Soft 
père  demandait  pourquoi  l'on  ne  se  hâtait  pas  de  porter  plainte  de- 
vant un  magistrat.  Il  parlait  de  l'enquête  du  Coroner  et  de  bien  d'au- 
tres choses  également  inconnues  en  Corse.  Enfin  il  voulait  savoir  sî 
la  maison  de  campagne  de  ce  bon  M.  Brandolaccio,  qui  avait  donné 
des  secours  au  blessé,  était  fort  éloignée  de  Pietranera,  et  s'il  ne 
pourrait  pas  aller  lui-même  voir  son  ami. 

Et  Colomba  répondait  avec  son  calme  accoutumé  qu'Orso  était  dans 
le  maquis;  ({u'il  avait  un  bandit  pour  le  soigner,  qu'il  courrait  grand 
risque  s'il  se  montrait  avant  qu'on  se  fût  assuré  des  dispositions  du 
préfet  et  des  juges;  enfin  qu'elle  ferait  en  sorte  qu'un  chirurgien 
habile  se  rendît  en  secret  auprès  de  lui.  Surtout,  monsieur  le  colonel, 
souvenez-vous  bien,  disait-elle,  qu«  vous  avez  entendu  les  quatre 
coups  de  fusil ,  et  que  vous  m'avez  dit  qu'Orso  avait  tiré  le  second. 
Le  colonel  ne  comprenait  rien  à  l'affaire,  et  sa  fille  ne  faisait  que  sou-^ 
pirèr  et  s'essuyer  les  yeux. 

Le  jour  était  déjà  fort  avancé  lorsqu'une  triste  procession  entra 
dans  le  village.  On  rapportait  à  l'avocat  Barricini  les  cadavres  de  ses 
enfans,  chacun  couché  en  travers  d'une  mule  que  conduisait  un 
paysan.  Une  foule  de  cliens  et  d'oisifs  suivait  le  lugubre  cortège. 
Avec  eux  on  voyait  les  gendarmes,  qui  arrivent  toujours  trop  tard, 
et  l'adjoint,  qui  levait  les  bras  au  ciel ,  répétant  sans  cesse  :  Que  dira 
Mi.  le  préfet!  —  Quelques  femmes ,  entre  autres  une  nounice  d'Or- 
landuccio,  s'arrachaient  les  cheveux  et  poussaient  des  hurlemens 
sauvages.  Mais  leur  douleur  bruyante  produisait  moins  d'impression 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  désespoir  muet  d'un  personnage  qui  attirait  tous  les  regards. 
C'était  le  malheureux  père,  qui,  allant  d'un  cadavre  à  l'autre,  soule- 
vait leurs  têtes  souillées  de  terre,  baisait  leurs  lèvres  violettes,  sou- 
tenait leurs  membres  déjà  raidis,  comme  pour  leur  éviter  les  cahots 
de  la  route.  Parfois  on  le  voyait  ouvrir  la  bouche  pour  parler,  mais  il 
n'en  sortait  pas  un  cri ,  pas  une  parole.  Toujours  les  yeux  fixés  sur  les 
cadavres,  il  se  heurtait  contre  les  pierres,  contre  les  arbres,  contre 
tous  les  obstacles  qu'il  rencontrait. 

Les  lamentations  des  femmes,  les  imprécations  des  hommes  re- 
doublèrent lorsqu'on  se  trouva  en  vue  de  la  maison  d'Orso.  Quelques 
bergers  rebbianistes  ayant  osé  faire  entendre  une  acclamation  de 
triomphe,  l'indignation  de  leurs  adversaires  ne  put  se  contenir.  — 
Vengeance!  vengeance!  crièrent  quelques  voix.  On  lança  des  pierres, 
et  deux  coups  de  fusil  dirigés  contre  les  fenêtres  de  la  salle  où  se 
trouvaient  Colomba  et  ses  hôtes  percèrent  les  contrevents  et  firent 
voler  des  éclats  de  bois  jusque  sur  la  table  près  de  laquelle  les  deux 
femmes  étaient  assises.  Miss  Lydia  poussa  des  cris  affreux,  le  colonel 
saisit  un  fusil,  et  Colomba,  avant  qu'il  put  la  retenir,  s'élança  vers  la 
porte  de  la  maison  et  l'ouvrit  avec  impétuosité.  Là,  debout  sur  le 
seuil  élevé,  les  deux  mains  étendues  pour  maudire  ses  ennemis  : 

—  Lâches!  s'écria-t-elle,  vous  tirez  sur  des  femmes,  sur  des  étran- 
gers! Étes-vous  Corses?  ètes-vous  hommes?  misérables  qui  ne  savez 
qu'assassiner  par  derrière.  Avancez;  je  vous  défie.  Je  suis  seule;  mon 

frère  est  loin.  Tuez-moi,  tuez  mes  hôtes;  cela  est  digne  de  vous 

Vous  n'osez,  lâches  que  vous  êtes;  vous  savez  que  nous  nous  ven- 
geons. Allez,  allez  pleurer  comme  des  femmes,  et  remerciez-nous  de 
ne  pas  vous  demander  plus  de  sang. 

Il  y  avait  dans  la  voix  et  dans  l'attitude  de  Colomba  quelque  chose 
d'imposant  et  de  terrible;  à  sa  vue,  la  foule  recula  épouvantée, 
comme  à  l'apparition  de  ces  fées  malfaisantes  dont  on  raconte  en 
Corse  plus  d'une  histoire  effrayante  dans  les  veillées  d'hiver.  L'ad- 
joint, les  gendarmes  et  un  certain  nombre  de  femmes  profitèrent  de 
ce  mouvement  pour  se  jeter  entre  les  deux  partis  ;  car  les  bergers  reb- 
bianistes préparaient  déjà  leurs  armes,  et  l'on  put  craindre  un  mo- 
ment qu'une  lutte  générale  ne  s'engageât  sur  la  place.  Mais  les  deux 
factions  étaient  privées  de  leurs  chefs,  et  les  Corses,  disciplinés  dans 
leurs  fureurs,  en  viennent  rarement  aux  mains  dans  l'absence  des 
principaux  auteurs  de  leurs  guerres  intestines.  D'ailleurs  Colomba, 
rendue  prudente  par  le  succès,  contint  sa  petite  garnison  :  —  Laissez 
pleurer  ces  pauvres  gens,  disait-elle;  laissez  ce  vieillard  emporter  sa 


COLOMBA.  97 

chair.  A  quoi  bon  tuer  ce  vieux  renard,  qui  n'a  plus  de  dents  pour 
mordre? — Giudice  Barricini!  souviens-toi  du  2  août!  Souviens-toi 
du  portefeuille  sanglant  où  tu  as  écrit  de  ta  main  de  faussaire!  Mon 
père  y  avait  inscrit  ta  dette;  tes  lils  l'ont  payée.  Je  te  donne  quittance, 
vieux  Barricini  ! 

Colomba,  les  bras  croisés,  le  sourire  du  mépris  sur  les  lèvres,  vit 
porter  les  cadavres  dans  la  maison  de  ses  ennemis,  puis  la  foule  se  dis- 
siper lentement.  Elle  referma  sa  porte,  et,  rentrant  dans  la  salle  à 
manger,  dit  au  colonel  : 

— Je  vous  demande  bien  pardon  pour  mes  compatriotes,  monsieur. 
Je  n'aurais  jamais  cru  que  des  Corses  tirassent  sur  une  maison  où  il 
y  a  des  étrangers,  et  j'en  suis  honteuse  pour  mon  pays. 

Le  soir,  miss  Lydia  s'étant  retirée  dans  sa  chambre ,  le  colonel  l'y 
suivit  et  lui  demanda  s'ils  ne  feraient  pas  bien  de  quitter  dès  le  len- 
demain un  village  où  l'on  était  exposé  à  chaque  instant  à  recevoir  une 
balle  dans  la  tête,  et  le  plus  tôt  possible  un  pays  où  l'on  ne  voyait  que 
meurtres  et  trahisons. 

Miss  Nevil  fut  quelque  temps  sans  répondre,  et  il  était  évident  que 
la  proposition  de  son  père  ne  lui  causait  pas  un  médiocre  embarras. 
Enfin  elle  dit  : 

—  Comment  pourrions-nous  quitter  cette  malheureuse  jeune  per- 
sonne, dans  un  moment  où  elle  a  tant  besoin  de  consolations?  Ne 
trouvez-vous  pas,  mon  père,  que  cela  serait  cruel  à  nous? 

—  C'est  pour  vous  que  je  parle,  ma  fille,  dit  le  colonel;  et  si  je 
vous  savais  en  sûreté  dans  l'hôtel  d'Ajaccio ,  je  vous  assure  que  je 
serais  fftché  de  quitter  cette  île  maudite  sans  avoir  serré  la  main  à  ce 
brave  délia  Rebbia. 

—  Eh  bien  !  mon  père,  attendons  encore,  et,  avant  de  partir,  assu- 
rons-nous bien  que  nous  ne  pouvons  leur  rendre  aucun  service. 

—  Bon  cœur!  dit  le  colonel  en  baisant  sa  fille  au  front.  J'aime  à  te 
voir  ainsi  te  sacrifier  pour  adoucir  le  malheur  des  autres.  Restons; 
on  ne  se  repent  jamais  d'avoir  fait  une  bonne  action. 

Miss  Lydia  s'agitait  dans  son  lit  sans  pouvoir  dormir.  Tantôt  les 
bruits  vagues  qu'elle  entendait  lui  paraissaient  les  préparatifs  d'une 
attaque  contre  la  maison  ;  tantôt,  rassurée  pour  elle-même,  elle  pen- 
sait au  pauvre  blessé,  étendu  probablement  à  cette  heure  sur  la  terre 
froide,  sans  autres  secours  que  ceux  qu'il  pouvait  attendre  de  la  cha- 
rité d'un  bandit.  Elle  se  le  représentait  couvert  de  sang,  se  débattant 
dans  des  souffrances  horribles,  et  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est 
que,  toutes  les  fois  que  l'image  d'Orso  se  présentait  à  son  esprit,  il 

TOME  XXIII.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  apparaissait  toujours  tel  qu'elle  l'avait  vu  au  moment  de  son  dé- 
part, pressant  sur  ses  lèvres  le  talismen  qu'elle  lui  avait  donné...  Puis 
elle  songeait  à  sa  bravoure.  Elle  se  disait  ([ue  le  danger  terrible  auquel 
il  venait  d'échapper,  c'était  à  cause  d'elle,  pour  la  voir  un  peu  plus 
tôt,  qu'il  s'y  était  exposé.  Peu  s'en  fallait  (|u'elle  ne  se  persuadât  que 
c'était  pour  la  défendre  qu'Orso  s'était  fait  casser  le  bras.  Elle  se 
reprochait  sa  blessure,  mais  elle  l'en  admirait  davantage;  et  si  le 
fameux  coup  double  n'avait  pas,  à  ses  yeux,  autant  de  mérite  qu'à 
ceux  de  Brandolaccio  et  de  Colomba,  elle  trouvait  cependant  que  peu 
de  héros  de  roman  avaient  montré  autant  d'intrépidité ,  autant  de 
sang-froid,  dans  un  aussi  grand  péril. 

La  chambre  qu'elle  occupait  était  celle  de  Colomba.  Au-dessus 
d'une  espèce  de  prie-dieu  en  chône,  à  côté  d'une  palme  bénite,  était 
suspendu  à  la  muraille  un  portrait  en  miniature  d'Orso  en  uniforme 
de  sous-lieutenant.  Miss  Nevil  détacha  ce  portrait,  le  considéra  long- 
temps, et  le  posa  enfin  auprès  de  son  lit,  au  lieu  de  le  remettre  à  sa 
place.  Elle  ne  s'endormit  qu'à  la  pointe  du  jour,  et  le  soleil  était  déjà 
fort  élevé  au-dessus  de  l'horizon  lorsqu'elle  s'éveilla.  Devant  son  lit, 
elle  aperçut  Colomba,  qui  attendait  immobile  le  moment  où  elle 
ouvrirait  les  yeux. 

—  Eh  bien!  mademoiselle,  n'ètes-vous  pas  bien  mal  dans  notre 
pauvre  maison?  lui  dit  Colomba.  Je  crains  que  vous  n'ayez  guère 
dormi, 

—  Avez-vous  de  ses  nouvelles,  ma  chère  amie?  dit  miss  Nevil  en 
se  levant  sur  son  séant. 

Elle  aperçut  le  portrait  d'Orso,  et  se  hâta  de  jeter  un  mouchoir  pour 
le  cacher. 

—  Oui ,  j'ai  de  ses  nouvelles,  dit  Colomba  en  souriant. 
Et ,  prenant  le  portrait  : 

—  Le  trouvez-vous  ressemblant?  Il  est  mieux  que  cela. 

—  Mon  Dieu!...  dit  miss  Nevil  toute  honteuse,  j'ai  détaché...  par 
distraction...  ce  portrait...  J'ai  le  défaut  de  toucher  à  tout...  et  de  ne 
ranger  rien...  Comment  est  votre  frère? 

—  Assez  bien.  Ciocanto  est  venu  ici  ce  matin  avant  quatre  heures. 
11  m'apportait  une  lettre,  pour  vous,  miss  Lydia;  Orso  ne  m'a  pas 
écrit,  à  moi.  Il  y  a  bien  sur  l'adresse  :  à  Colomba;  mais,  plus  bas  : 

pour  miss  N Les  sœurs  ne  sont  point  jalouses.  Giocanto  dit  qu'il 

a  bien  souffert  pour  écrire.  Giocanto,  qui  a  une  main  superbe,  lui 
avait  offert  d'écrire  sous  sa  dictée.  Il  n'a  pas  voulu.  Il  écrivait  avec 
un  crayon ,  couché  sur  le  dos,  Brandolaccio  tenait  le  papier.  A  chaque 


COLOMBA.  99 

instant,  mon  frère  voulait  se  lever,  et  alors,  au  moindre  mouvement, 
c'étaient  dans  son  bras  des  douleurs  atroces.  C'était  pitié,  disait  Gio- 
canto.  Voici  sa  lettre. 

Miss  Nevil  lut  la  lettre,  qui  était  écrite  en  anglais,  sans  doute  par 
surcroît  de  précaution .  Voici  ce  qu'elle  contenait  : 

«  Mademoiselle  , 
((  Une  malheureuse  fatalité  m'a  poussé;  j'ignore  ce  que  diront  mes 
ennemis,  quelles  calomnies  ils  inventeront.  Peu  m'importe  si  vous, 
mademoiselle,  vous  n'y  donnez  point  créance.  Depuis  que  je  vous  ai 
vue,  je  m'étais  bercé  de  rêves  insensés.  Il  a  fallu  cette  catastrophe 
pour  me  montrer  ma  folie;  je  suis  raisonnable  maintenant.  Je  sais  quel 
est  l'avenir  qui  m'attend,  et  il  me  trouvera  résigné.  Cette  bague  que 
vous  m'avez  donnée  et  que  je  croyais  un  talisman  de  bonheur,  je  n'ose 
la  garder.  Je  crains ,  miss  Nevil ,  que  vous  n'ayez  du  regret  d'avoir  si 
mal  placé  vos  dons,  ou  plutôt  je  crains  qu'elle  ne  me  rappelle  le 
temps  où  j'étais  fou.  Colomba  vous  la  remettra.  Adieu ,  mademoiselle, 
vous  allez  quitter  la  Corse,  et  je  ne  vous  verrai  plus;  mais  dites  à  ma 
sœur  que  j'ai  encore  votre  estime,  et,  je  le  dis  avec  assurance,  je  la 
mérite  toujours.  »  «  0.  D.  R.  » 

Miss  Lydia  s'était  détournée  pour  lire  cette  lettre,  et  Colomba,  qui 
l'observait  attentivement,  lui  remit  la  bague  égyptienne,  en  lui  de- 
mandant du  regard  ce  que  cela  signifiait.  Mais  miss  Lydia  n'osait 
lever  la  tète,  et  elle  considérait  tristement  la  bague  qu  elle  mettait  à 
son  doigt  et  qu'elle  retirait  alternativement. 

—  Chère  miss  Nevil,  dit  Colomba,  ne  puis-je  savoir  ce  que  vous 
dit  mon  frère?  Vous  parle-t-il  de  son  état? 

—  Mais...  dit  miss  Lydia  en  rougissant,  il  n'en  parle  pas...  Sa 
lettre  est  en  anglais...  Il  me  charge  de  dire  à  mon  père...  il  espère 
que  le  préfet  pourra  arranger... 

Colomba,  souriant  avec  malice,  s'assit  sur  le  lit,  prit  les  deux  mains 
de  miss  Nevil,  et  la  regardant  avec  ses  yeux  pénétrans  :  —  Serez-vous 
bonne?  lui  dit-elle.  N'est-ce  pas  que  vous  répondrez  à  mon  frère? 
Vous  lui  ferez  tant  de  bien.  Un  moment  l'idée  m'est  venue  de  vous 
réveiller  lorsque  sa  lettre  est  venue,  et  puis  je  n'ai  pas  osé. 

—  Vous  avez  eu  bien  tort,  dit  miss  Nevil,  si  un  mot  de  moi  pou- 
vait le... 

—  Maintenant  je  ne  puis  lui  envoyer  de  lettres.  Le  préfet  est  arrivé, 
et  Pietranera  est  pleine  de  ses  estaffiers.  Plus  tard  nous  verrons.  Ah  ! 
si  vous  connaissiez  mon  frère,  miss  Nevil ,  vous  l'aimeriez  comme  je 

7. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'aime...  Il  est  si  bon!  si  brave!  Songez  donc  à  ce  qu'il  a  fait!  Seul 
contre  deux  et  blessé  ! 

Le  préfet  était  de  retour.  Instruit  par  un  e\près  de  l'adjoint,  il 
était  venu  accompagné  de  gendarmes  et  de  voltigeurs,  amenant  de 
plus  procureur  du  roi ,  greffier  et  le  reste  pour  instruire  sur  la  nou- 
velle et  terrible  catastrophe  qui  compliquait,  ou  si  l'on  veut  qui 
terminait  les  inimitiés  des  familles  rivales  de  Pietranera.  Peu  après 
son  arrivée,  il  vit  le  colonel  ?sevil  et  sa  lille,  et  ne  leur  cacha  pas 
qu'il  craignait  que  l'affaire  ne  prît  une  mauvaise  tournure.  —  Vous 
savez,  dit-il ,  que  le  combat  n'a  pas  eu  de  témoins ,  et  la  réputation 
d'adresse  et  de  courage  de  ces  deux  malheureux  jeunes  gens  était  si 
bien  établie,  que  tout  le  monde  se  refuse  à  croire  que  M.  délia  Rebbia 
ait  pu  les  tuer  sans  l'assistance  des  bandits  auprès  desquels  on  le  dit 
réfugié, 

—  C'est  impossible,  s'écria  le  colonel;  Orso  délia  Rebbia  est  un 
garçon  plein  d'honneur;  je  réponds  de  lui. 

—  Je  le  crois,  dit  le  préfet,  mais  le  procureur  du  roi  (ces  messieurs 
soupçonnent  toujours)  ne  me  paraît  pas  très  favorablement  disposé. 
Il  a  entre  les  mains  une  pièce  fâcheuse  pour  votre  ami.  C'est  une 
lettre  menaçante  adressée  à  Orlanduccio,  dans  laquelle  il  lui  donne 
un  rendez-vous...  et  ce  rendez-vous  lui  paraît  une  embuscade. 

—  Cet  Orlanduccio,  dit  le  colonel ,  a  refusé  de  se  battre  comme  un 
galant  homme. 

—  Ce  n'est  pas  l'usage  ici.  On  s'embusque,  on  se  tue  par  derrière, 
c'est  la  façon  du  pays.  Il  y  a  bien  une  déposition  favorable;  c'est  celle 
d'un  enfant  qui  affirme  avoir  entendu  quatre  détonations,  dont  les 
deux  dernières ,  plus  fortes  que  les  autres ,  provenaient  d'une  arme 
de  gros  calibre  comme  le  fusil  de  M.  délia  Rebbia.  Malheureusement 
cette  enfant  est  la  nièce  de  l'un  des  bandits  que  l'on  soupçonne  de 
complicité,  et  elle  a  sa  leçon  faite. 

—  Monsieur,  interrompit  miss  Lydia  rougissant  jusqu'au  blanc  des 
yeux,  nous  étions  sur  la  route  quand  les  coups  de  fusil  ont  été  tirés, 
et  nous  avons  entendu  la  même  chose. 

—  En  vérité?  Voilà  qui  est  important.  Et  vous,  colonel,  vous  avez 
sans  doute  fait  la  môme  remarque? 

—  Oui,  reprit  vivement  miss  Nevil;  c'est  mon  père,  qui  a  l'habi- 
tude des  armes,  qui  a  dit  :  Voilà  M.  délia  Rebbia  qui  tire  avec  mon  fusil. 

—  Et  ces  coups  de  fusil  que  vous  avez  reconnus,  c'étaient  bien  les 
derniers? 

—  Les  deux  derin"ers,  n'est-ce  pas,  mon  père? 


COLOMBA.  101 

Le  colonel  n'avait  pas  très  bonne  mémoire;  mais  en  toute  occasion 
il  n'avait  garde  de  contredire  sa  fille. 

—  Il  faut  sur-le-champ  parler  de  cela  au  procureur  du  roi ,  colonel. 
Au  reste ,  nous  attendons  ce  soir  un  chirurgien  qui  examinera  les 
cadavres  et  vérifiera  si  les  blessures  ont  été  faites  avec  l'arme  en 
question. 

—  C'est  moi  qui  l'ai  donnée  à  Orso,  dit  le  colonel,  et  je  voudrais  la 
savoir  au  fond  de  la  mer...  C'est-à-dire...  le  brave  garçon!  je  suis 
bien  aise  qu'il  l'ait  eue  entre  les  mains;  car,  sans  mon  Manton,  je  ne 
sais  trop  comment  il  s'en  serait  tiré. 


XIX. 


Le  chirurgien  arriva  un  peu  tard.  Il  avait  eu  son  aventure  sur  la 
route.  Rencontré  par  Giocanto  Castriconi ,  il  avait  été  sommé  avec 
la  plus  grande  politesse  de  venir  donner  ses  soins  à  un  homme 
blessé;  on  l'avait  conduit  auprès  d'Orso,  et  il  avait  mis  le  premier 
appareil  à  sa  blessure.  Ensuite  le  bandit  l'avait  reconduit  assez  loin  et 
l'avait  fort  édifié  en  lui  parlant  des  plus  fameux  professeurs  de  Pise, 
qui,  disait-il,  étaient  ses  intimes  amis. 

—  Docteur,  dit  le  théologien  en  le  quittant,  vous  m'avez  inspiré 
trop  d'estime  pour  que  je  croie  nécessaire  de  vous  rappeler  qu'un  mé- 
decin doit  être  aussi  discret  qu'un  confesseur.  —  Et  il  faisait  jouer  la 
batterie  de  son  fusil.  — Vous  avez  oublié  le  lieu  où  nous  avons  eu  l'hon- 
neur de  vous  voir.  Adieu,  enchanté  d'avoir  fait  votre  connaissance. 

Colomba  supplia  le  colonel  d'assister  à  l'autopsie  des  cadavres. 

— Vous  connaissez  mieux  que  persoinie  le  fusil  de  mon  frère,  dit- 
elle,  et  votre  présence  sera  fort  utile.  D'ailleurs  il  y  a  tant  de  mé- 
chantes gens  ici,  que  nous  courrions  de  grands  risques  si  nous  n'avions 
personne  pour  défendre  nos  intérêts. 

Restée  seule  avec  miss  Lydia,  elle  se  plaignit  d'un  grand  mal  de 
tête,  et  lui  proposa  une  promenade  à  quelques  pas  du  village.  «  Le 
grand  air  me  fera  du  bien,  disait-elle;  il  y  a  si  long-temps  que  je 
ne  l'ai  respiré.  »  Tout  en  marchant,  elle  lui  parlait  de  son  frère,  et 
miss  Lydia ,  que  ce  sujet  intéressait  assez  vivement ,  ne  s'apercevait 
pas  qu'elle  s'éloignait  beaucoup  de  Pietranera.  Le  soleil  se  couchait 
quand  elle  en  fit  l'observation ,  et  engagea  Colomba  à  rentrer.  Co- 
lomba connaissait  une  traverse  qui,  disait-elle,  abrégeait  beaucoup  le 
retour,  et  quittant  le  sentier  qu'elle  suivait,  elle  en  prit  un  autre  en 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apparence  beaucoup  moins  fréqucnlé.  Bientôt  elle  se  mit  à  gravir  un 
coteau  tellement  escarpé,  qu'elle  était  obligée  contiimellement,  pour 
se  soutenir,  de  s'accrocher  d'une  main  à  des  branches  d'arbres  pen- 
dant que  de  l'autre  elle  tirait  sa  compagne  après  elle.  Au  bout  d'un 
grand  quart  d'heure  de  cette  pénible  ascension ,  elles  se  trouvèrent 
sur  un  petit  plateau  couvert  de  myrtes  et  d'arbousiers,  mêlé  de  grandes 
masses  de  granit  qui  perçaient  le  sol  de  tous  côtés.  Miss  Lydia  était 
très  fiitiguéc,  le  village  ne  paraissait  pas,  et  il  faisait  presque  nuit. 

—  Savez-vous,  ma  chère  Colomba ,  dit-elle,  que  je  crains  que  nous 
ne  soyons  égarées? 

—  Ts'ayez  pas  peur,  répondit  Colomba  ;  marchons  toujours,  sui- 
vez-moi. 

—  Mais  je  vous  assure  que  vous  vous  trompez,  le  village  ne  peut 
pas  être  de  ce  côté-là.  Je  parierais  que  nous  lui  tournons  le  dos. 
Tenez,  ces  lumières  cjue  nous  voyons  si  loin,  certainement  c'est  là 
qu'est  Pietranera. 

—  Ma  chère  amie,  dit  Colomba  d'un  air  agité,  vous  avez  raison; 
mais  à  deux  cents  pas  d'ici...  dans  ce  maquis... 

—  Eh  bien? 

—  Mon  frère  y  est;  je  pourrais  le  voir  et  l'embrasser  si  vous  vouliez. 
Miss  Nevil  fit  un  mouvement  de  surprise. 

—  ,1e  suis  sortie  de  Pietranera,  poursuivit  Colomba,  sans  être 
remarquée,  parce  que  j'étais  avec  vous...  autrement  on  m'aurait 
suivie...  Être  si  près  de  lui,  et  ne  pas  le  voir?...  Pourquoi  ne  vien- 
driez-vous  pas  avec  moi  voir  mon  pauvre  frère  ?  Vous  lui  feriez  tant 
de  plaisir  ! 

—  Mais,  Colomba...  ce  ne  serait  pas  convenable  de  ma  part. 

—  Je  comprends.  Tousautres  femmes  des  villes,  vous  vous  inquiétez 
toujours  de  ce  qui  est  convenable;  nous  autres  femmes  de  village, 
nous  ne  pensons  qu'à  ce  qui  est  bien. 

—  Mais  il  est  si  tard!...  Et  votre  frère,  que  pensera-t-il  de  moi? 

—  Il  pensera  qu'il  n'est  point  abandonné  par  ses  amis,  et  cela  lui 
donnera  du  courage  pour  souffrir. 

—  Et  mon  père,  il  sera  inquiet... 

—  Il  vous  sait  avec  moi...  Eh  bien!  décidez-vous...  Vous  regar- 
diez son  portrait  ce  matin ,  ajouta-t-elle  avec  un  sourire  de  malice. 

—  Non...  vraiment,  Colomba,  je  n'ose...  ces  bandits  qui  sont  là.... 

—  Eh  bien  !  ces  bandits  ne  vous  connaissent  pas,  qu'importe?  Vous 
désiriez  en  voir?.... 

—  Mon  Dieu!... 


COLOMBA.  103 

—  Voyez,  mademoiselle,  prenez  im  parti.  Vous  laisser  seule  ici, 
je  ne  puis  pas.  On  ne  sait  pas  ce  qui  pourrait  arriver.  Allons  voir 
Orso,  ou  bien  retournons  ensemble  au  village...  Je  verrai  mon  frère... 
Dieu  sait  quand...  peut-être  jamais... 

—  Que  dites-vous,  Colomba?...  Eh  bien,  allons!  mais  pour  une 
minute  seulement,  et  nous  reviendrons  aussitôt. 

Colomba  lui  serra  la  main ,  et  sans  répondre  elle  se  mit  à  marcher 
avec  une  telle  rapidité,  que  miss  Lydia  avait  peine  à  la  suivre.  Heu- 
reusement Colomba  s'arrêta  bientôt  en  disant  à  sa  compagne  :  «N'avan- 
çons pas  davantage  avant  de  les  avoir  prévenus  ;  nous  pourrions  peut- 
être  attraper  un  coup  de  fusil.  »  Elle  se  mit  alors  à  siffler  entre  ses 
doigts,  et  bientôt  après  on  entendit  un  chien  aboyer,  et  la  sentinelle 
avancée  des  bandits  ne  tarda  pas  à  paraître.  C'était  notre  vieille  con- 
naissance le  chien  Brusco,  qui  reconnut  aussitôt  Colomba,  et  se 
chargea  de  lui  servir  de  guide.  Après  maints  détours  dans  les  sen- 
tiers étroits  du  maquis,  deux  hommes  armés  jusqu'aux  dents  se 
présentèrent  à  leur  rencontre. 

—  Est-ce  vous,  Brandolaccio?  demanda  Colomba.  Où  est  mon  frère? 

—  Là  bas  !  répondit  le  bandit.  Mais  avancez  doucement:  il  dort ,  et 
c'est  la  première  fois  que  cela  lui  arrive  depuis  son  accident.  Vive 
Dieu  !  on  voit  bien  que  par  où  passe  le  diable,  une  femme  passe  bien 
aussi. 

Les  deux  femmes  s'approchèrent  avec  précaution,  et  auprès  d'un 
feu  dont  on  avait  prudemment  masqué  l'éclat  en  construisant  autour 
un  petit  mur  en  pierres  sèches,  elles  aperçurent  Orso  couché  sur  un 
tas  de  fougère  et  couvert  d'un  pilone.  Il  était  fort  pâle,  et  l'on  enten- 
dait sa  respiration  oppressée.  Colomba  s'assit  auprès  de  lui ,  et  le  con- 
templait en  silence  les  mains  jointes,  comme  si  elle  priait  mentale- 
ment. Miss  Lydia,  se  couvrant  le  visage  de  son  mouchoir,  se  serra 
contre  elle;  mais  de  temps  en  temps  elle  levait  la  tête  pour  voir  le 
blessé  par-dessus  l'épaule  de  Colomba.  Un  quart  d'heure  se  passa  sans 
que  personne  ouvrît  la  bouche.  Sur  un  signe  du  théologien,  Bran- 
dolaccio s'était  enfoncé  avec  lui  dans  le  maquis,  au  grand  contente- 
ment de  miss  Lydia,  qui,  pour  la  première  fois,  trouvait  que  les 
grandes  barbes  et  l'équipement  des  bandits  avaient  trop  de  couleur 
locale. 

Enfin  Orso  fit  un  mouvement.  Aussitôt  Colomba  se  pencha  sur  lui 
et  l'embrassa  à  plusieurs  reprises,  l'accablant  de  questions  sur  sa 
blessure,  ses  soufirances,  ses  besoins.  Après  avoir  répondu  qu'il  était 
aussi  bien  que  possible,  Orso  lui  demanda  à  son  tour  si  miss  Nevil 


104"  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  onroro,  à  Pietranera,  et  si  elle  lui  avait  écrit?  Colomba,  courbée 
sur  son  frère,  lui  cachait  complètement  sa  compagne,  que  l'obscurité, 
d'ailleurs,  lui  aurait  difficilement  permis  de  reconnaître.  Elle  tenait 
une  main  de  miss  Nevil,  et  de  l'autre  elle  soulevait  légèrement  la  tête 
du  blessé. 

— Non,  mon  frère,  elle  ne  m'a  pas  donné  de  lettre  pour  vous... 
mais  vous  pensez  toujours  à  miss  Nevil,  vous  l'aimez  donc  bien? 

—  Si  je  l'aime,  Colomba!..  Mais,  elle...  elle  me  méprise  peut-être 
à  présent. 

En  ce  moment,  miss  Nevil  fit  un  effort  pour  retirer  sa  main,  mais 
il  n'était  pas  facile  de  faire  lâcher  prise  à  Colomba,  et  quoique  petite 
et  bien  formée,  sa  main  possédait  une  force  dont  on  a  vu  quelques 
preuves. 

— Vous  mépriser!  s'écria  Colomba;  après  ce  que  vous  avez  fait... 
Au  contraire,  elle  dit  du  bien  de  vous...  Ah!  Orso,  j'aurais  bien  des 
choses  d'elle  à  vous  conter. 

La  main  voulait  toujours  s'échapper,  mais  Colomba  l'attirait  tou- 
jours plus  près  d'Orso. 

—  Mais  enfin,  dit  le  blessé,  pourquoi  ne  pas  me  répondre...  une 
seule  ligne,  et  j'aurais  été  content. 

A  force  de  tirer  la  main  de  miss  Nevil,  Colomba  finit  par  la  mettre 
dans  celle  de  son  frère;  alors,  s'écartant  tout  à  coup  en  éclatant  de 
rire  :  — Orso,  s'écria-t-elle,  prenez  garde  de  dire  du  mal  de  miss  Lydia, 
car  elle  entend  très  bien  le  corse. 

Miss  Lydia  retira  aussitôt  sa  main  et  balbutia  quelques  mots  inin- 
telligibles. Orso  croyait  rêver. 

—  Vous  ici,  miss  Nevil!  Mon  Dieu,  comment  avez-vous  osé!  Ah! 
que  vous  me  rendez  heureux  !  —  Et  se  soulevant  avec  peine,  il  essaya 
de  se  rapprocher  d'elle. 

— J'ai  accompagné  votre  sœur,  dit  miss  Lydia...  pour  qu'on  ne  pût 
soupçonner  où  elle  allait...  et  puis,  je  voulais  aussi...  m'assurer... 
Hélas  !  que  vous  êtes  mal  ici  ! 

Colomba  s'était  assise  derrière  Orso.  Elle  le  souleva  avec  précaution 
et  de  manière  à  lui  soutenir  la  tête  sur  ses  genoux.  Elle  lui  passa  les 
bras  autour  du  cou,  et  fit  signe  à  miss  Lydia  de  s'approcher.  — Plus 
près,  plus  près!  disait-elle.  Il  ne  faut  pas  qu'un  malade  élève  trop  la 
voix.  —  Et  comme  miss  Lydia  hésitait,  elle  lui  reprit  la  main  et  la  força 
de  s'asseoir  tellement  près  que  sa  robe  touchait  Orso,  et  que  sa  main 
qu'elle  tenait  toujours  reposait  sur  l'épaule  du  blessé. 

—  Il  est  très  bien  comme  cela,  dit  Colomba  d'un  air  gai.  N'est-ce 


COLOMBA.  105 

pas,  Orso,  qu'on  est  bien  dans  le  maquis,  au  bivouac,  par  une  belle 
nuit  comme  celle-ci  ? 

—  Oh  oui!  la  belle  nuit,  dit  Orso.  Je  ne  l'oublierai  jamais! 

—  Que  vous  devez  souffrir!  dit  miss  Nevil. 

— Je  nesouffreplus,  dit  Orso,  et  je  voudrais  mourir  ici.  —  Et  sa  main 
droite  se  rapprochait  de  celle  de  miss  Lydia  que  Colomba  tenait  tou- 
jours emprisonnée. 

—  Il  faut  absolument  qu'on  vous  transporte  quelque  part  où  l'on 
pourra  vous  donner  des  soins,  monsieur  délia  Rebbia,  dit  miss  Nevil. 
Je  ne  pourrai  plus  dormir,  maintenant  que  je  vous  ai  vu  si  mal  cou- 
ché... en  plein  air.... 

—  Si  je  n'eusse  craint  de  vous  rencontrer,  miss  Nevil,  j'aurais 
essayé  de  retourner  à  Pietranera,  et  je  me  serais  constitué  pri- 
sonnier... 

— Eh!  pourquoi  craigniez-vous  de  la  rencontrer,  Orso?  demanda 
Colomba. 

— Je  vous  avais  désobéi,  miss  Nevil...  et  je  n'aurais  pas  osé  vous 
voir  en  ce  moment. 

—  Savez-vous,  miss  Lydia,  que  vous  faites  faire  à  mon  frère  tout  ce 
que  vous  voulez ,  dit  Colomba  en  riant.  Je  vous  empêcherai  de  le  voir. 

— J'espère,  dit  miss  Nevil,  que  cette  malheureuse  affaire  va  s'é- 
claircir,  et  que  bientôt  vous  n'aurez  plus  rien  à  craindre...  Je  serai 
bien  contente  si,  lorsque  nous  partirons,  je  sais  qu'on  vous  a  rendu 
justice  et  qu'on  a  reconnu  votre  loyauté  comme  votre  bravoure. 

— Vous  partez,  miss  Nevil!  Ne  dites  pas  encore  ce  mot-là. 

—  Que  voulez-vous...  mon  père  ne  peut  pas  chasser  toujours...  Il 
veut  partir. 

Orso  laissa  retomber  sa  main  qui  touchait  celle  de  miss  Lydia ,  et  il 
y  eut  un  moment  de  silence. 

—  Bah!  reprit  Colomba,  nous  ne  vous  laisserons  pas  encore  partir. 

Nous  avons  encore  bien  des  choses  à  vous  montrer  à  Pietranera 

D'ailleurs,  vous  m'avez  promis  de  me  faire  mon  portrait,  et  vous  n'avez 
pas  encore  commencé...  Et  puis,  je  vous  ai  promis  de  vous  faire  une 
screnata  en  soixante-quinze  couplets...  Et  puis...  Mais  qu'a  donc 
Brusco  à  grogner?...  Voilà  Brandolaccio  qui  court  après  lui...  Voyons 
ce  que  c'est. 

Aussitôt  elle  se  leva,  et  posant  sans  cérémonie  la  tète  d'Orso  sur 
les  genoux  de  miss  Nevil,  elle  courut  auprès  des  bandits. 

Un  peu  étonnée  de  se  trouver  ainsi  soutenant  un  beau  jeune  homme, 
en  tète-à-tête  au  milieu  d'un  maquis,  miss  Nevil  ne  savait  trop  que  faire, 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

car,  en  se  retiranl  brusquement,  elle  craigiiait  de  fiiire  mal  au  blessé. 
Mais  Orso  quitla  lui-même  le  doux  appui  que  sa  sœur  venait  de  lui 
donner,  et,  se  soulevant  sur  son  bras  droit  :  Ainsi,  vous  partez  bientôt, 
miss  Lydia?  j(;  Fi'avais  jamais  pensé  que  vous  dussiez  prolonger  votre 
séjour  dans  ce  mallieureux  pays...,  et  pourtant...,  depuis  que  vous 
êtes  venue  ici ,  je  souffre  cent  fois  plus  en  songeant  qu'il  faut  vous 
dire  adieu...  Je  suis  un  pauvre  lieutenant... ,  sans  avenir... ,  proscrit 
maintenant...  Quel  moment,  miss  Lydia,  pour  vous  dire  que  je  vous 
aime...,  mais  c'est  sans  doute  la  seule  fois  que  je  pourrai  vous  le  dire, 
et  il  me  semble  que  je  suis  moins  malheureux,  maintenant  que  j'ai 
soulagé  mon  cœur. 

Miss  Lydia  détourna  la  tète ,  comme  si  l'obscurité  ne  suffisait  pas 
pour  cacher  sa  rougeur:  —  Monsieur  délia  Rebbia,  dit-elle  d'une 
voix  tremblante,  seraîs-je  venue  en  ce  lieu,  si...,  et,  tout  en  par- 
lant, elle  mettait  dans  la  main  d'Orso  le  talisman  égyptien.  Puis, 
liiisant  un  effort  violent  pour  reprendre  le  ton  de  plaisanterie  qui  lui 
était  habituel:  —  C'est  bien  mal  à  vous,  monsieur  Orso,  de  parler 
ainsi...  Au  milieu  du  maquis,  entourée  de  vos  bandits,  vous  savez 
bien  que  je  n'oserais  jamais  me  fâcher  contre  vous. 

Orso  fit  un  mouvement  pour  baiser  la  main  qui  lui  rendait  le  talis- 
man; et,  comme  miss  Lydia  la  retirait  un  peu  vite,  il  perdit  l'équi- 
libre et  tomba  sur  son  bras  blessé.  Il  ne  put  retenir  un  gémissement 
douloureux. 

—  Vous  vous  êtes  fait  mal,  mou  ami?  s'écria-t-elle  en  le  soule- 
vant ;  c'est  ma  faute!  pardonnez-moi...  Ils  se  parlèrent  encore  quelque 
temps  à  voix  basse,  et  fort  rapprochés  l'un  de  l'autre.  Colomba,  qui 
accourait  précipitamment,  les  trouva  précisément  dans  la  position 
où  elle  les  avait  laissés  : 

—  Les  voltigeurs!  s'écria-t-ellc.  Orso,  essayez  de  vous  lever  et  de 
marcher,  je  vous  aiderai. 

—  Laissez-moi,  dit  Orso.  J)is  aux  bandits  de  se  sauver...,  qu'on 
me  prenne,  peu  m'importe;  mais  emmène  miss  Lydia  :  au  nom  de 
Dieu,  qu'on  ne  la  voie  pas  ici. 

—  Je  ne  vous  laisserai  pas,  dit  Brandolaccio,  qui  suivait  Colomba. 
Le  sergent  des  voltigeurs  est  un  filleul  de  l'avocat;  au  lieu  de  vous 
arrêter,  il  vous  tuera,  et  puis  il  dira  qu'il  ne  l'a  pas  fait  exprès. 

Orso  essaya  de  se  lever,  il  fit  même  quelques  pas  ;  mais ,  s'arrêtant 
bientôt:  Je  ne  puis  marcher,  dit-il.  Fuyez,  vous  autres.  Adieu,  miss 
Nevil;  donnez-moi  la  main,  et  adieu! 

—  Nous  ne  vous  quitterons  pas!  s'écrièrent  les  deux  femmes. 


COLOMBA.  107 

—  Si  vous  ne  pouvez  marcher,  dit  lîraiulolaccio ,  il  faudra  que  je 
vous  porte?  Allons,  mon  lieutenant,  un  peu  de  courage;  nous  aurons 
le  temps  de  décamper  par  le  ravin ,  là  derrière.  M.  le  curé  va  leur 
donner  de  l'occupation. 

—  Non,  laissez-moi,  dit  Orso  en  se  couchant  à  terre.  Au  nom  de 
Dieu ,  Colomba ,  emmène  miss  Nevil  ! 

—  Vous  êtes  forte ,  mademoiselle  Colomba ,  dit  Brandolaccio;  em- 
poignez-le par  les  épaules,  moi,  je  tiens  les  pieds;  bon!  en  avant, 
marche  ! 

Ils  commencèrent  à  le  porter  rapidement ,  malgré  ses  protestations; 
miss  Lydia  les  suivait,  horriblement  effrayée,  lorsqu'un  coup  de 
fusil  se  fit  entendre,  auquel  cinq  ou  six  autres  répondirent  aussitôt. 
Miss  Lydia  poussa  un  cri,  Brandolaccio  une  imprécation,  mais  il 
redoubla  de  vitesse,  et  Colomba,  à  son  exemple,  courait  au  travers 
du  maquis ,  sans  faire  attention  aux  branches  qui  lui  fouettaient  la 
figure ,  ou  qui  déchiraient  sa  robe  :  —  Baissez-vous,  baissez-vous,  ma 
chère,  disait-elle  à  sa  compagne,  une  balle  peut  vous  attraper.  On 
marcha  ou  plutôt  l'on  courut  environ  cinq  cents  pas  de  la  sorte,  lorsque 
Brandolaccio  déclara  qu'il  n'en  pouvait  plus,  et  se  laissa  tomber  à 
terre,  malgré  les  exhortations  et  les  reproches  de  Colomba. 

—  Où  est  miss  Nevil?  demandait  Orso. 

Miss  Nevil ,  effrayée  par  les  coups  de  fusil,  arrêtée  à  chaque  instant 
par  l'épaisseur  du  maquis,  avait  bientôt  perdu  la  trace  des  fugitifs, 
et  était  demeurée  seule,  en  proie  aux  plus  vives  angoisses. 

—  Elle  est  restée  en  arrière,  dit  Brandolaccio;  mais  eUe  n'est  pas 
perdue;  les  femmes  se  retrouvent  toujours.  Écoutez  donc.  Ors'  Anton', 
comme  le  curé  fait  du  tapage,  avec  votre  fusil.  Malheureusement,  on 
n'y  v()it  goutte ,  et  l'on  ne  se  fait  pas  grand  mal ,  à  se  tirailler  de  nuit. 

—  Chut!  s'écria  Colomba;  j'entends  un  cheval,  nous  sommes 
sauvés. 

En  effet,  un  cheval  qui  passait  dans  le  maquis,  effrayé  par  le  bruit 
de  la  fusillade,  s'approchait  de  leur  côté. 

—  Nous  sommes  sauvés!  répéta  Brandolaccio.  Courir  au  cheval,  le 
saisir  par  les  crins ,  lui  passer  dans  la  bouche  un  nœud  de  corde ,  en 
guise  de  bride ,  fut  pour  le  bandit,  aidé  de  Colomba,  l'affaire  d'un 
moment:  Prévenons  maintenant  le  curé,  dit-il.  —  Il  siffla  deux  fois; 
un  sifflet  éloigné  répondit  à  ce  signal ,  et  le  fusil  de  Manton  cessa  de 
faire  entendre  sa  grosse  voix.  Alors  Brandolaccio  sauta  sur  le  cheval , 
Colomba  plaça  son  frère  devant  le  bandit,  qui  d'une  main  le  serra  for- 
tement, tandis  que  de  l'autre  il  dirigeait  sa  monture.  Malgré  sa  double 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

charge,  le  clieNal,  excité  par  deux  bons  coups  de  pied  dans  le  ventre, 
partit  lestement  et  descendit  au  galop  un  coteau  escarpé  où  tout  autre 
qu'un  cheval  corse  se  serait  tué  cent  fois. 

Colomba  revint  alors  sur  ses  pas,  appelant  miss  IN'evil  de  toutes  ses 
forces,  mais  aucune  voix  ne  répondait  à  la  sienne. . . .  Après  avoir  marché 
quelque  temps  à  l'aventure,  cherchant  à  retrouver  le  chemin  qu'elle 
avait  suivi,  elle  rencontra  dans  un  sentier  deux  voltigeurs  qui  lui 
crièrent  (pii  vive? 

—  Eh  bien!  messieurs,  dit  Colomba  d'un  ton  railleur,  voilà  bien 
du  tapage.  Combien  de  morts? 

—  Vous  étiez  avec  les  bandits,  dit  un  des  soldats,  vous  allez  venir 
avec  nous. 

—  Très  volontiers,  répondit-elle,  mais  j'ai  une  amie  ici,  et  il  faut 
que  nous  la  trouvions  d'abord. 

—  Votre  amie  est  déjà  prise,  et  vous  irez  avec  elle,  coucher  en 
prison. 

—  En  prison?  c'est  ce  qu'il  faudra  voir;  mais  en  attendant  menez- 
moi  auprès  d'elle. 

Les  voltigeurs  la  conduisirent  alors  dans  le  campement  des  bandits 
où  ils  rassemblaient  les  trophées  de  leur  expédition ,  c'est-à-dire  le 
pilone  qui  couvrait  Orso,  une  vieille  marmite  et  une  cruche  pleine 
d'eau.  Dans  le  même  lieu  se  trouvait  miss  Nevil,  qui,  rencontrée  parles 
soldats  à  demi  morte  de  peur,  répondait  par  des  larmes  à  toutes  leurs 
questions  sur  le  nombre  des  bandits  et  la  direction  qu'ils  avaient  prise. 

Colomba  se  jeta  dans  ses  bras  et  lui  dit  à  l'oreille  :  Ils  sont  sauvés. 
Puis  s'adressant  au  sergent  des  voltigeurs  :  Monsieur,  lui  dit-elle, 
vous  voyez  bien  que  mademoiselle  ne  sait  rien  de  ce  que  vous  lui 
demandez.  Laissez-nous  revenir  au  village,  où  l'on  nous  attend  avec 
impatience. 

—  On  vous  y  mènera,  et  plus  tôt  que  vous  ne  le  désirez ,  ma  mi- 
gnonne, dit  le  sergent,  et  vous  aurez  à  expliquer  ce  que  vous  faisiez 
dans  le  maquis  à  cette  heure  avec  les  brigands  qui  viennent  de  s'enfuir. 
Je  ne  sais  quel  sortilège  emploient  ces  coquins,  mais  ils  fascinent 
sûrement  les  Olles,  car  partout  où  il  y  a  des  bandits,  on  est  sûr  d'en 
trouver  de  jolies. 

— Vous  êtes  galant,  monsieur  le  sergent,  dit  Colomba,  mais  vous 
ne  ferez  pas  mal  de  faire  attention  à  vos  paroles.  Cette  demoiselle  est 
une  parente  du  préfet,  et  il  ne  faut  pas  badiner  avec  elle. 

—  Parente  du  préfet!  murmura  un  voltigeur  à  son  chef;  en  effet , 
elle  a  un  chapeau. 


COLOMBA.  109 

—  Le  chapeau  n'y  fait  rien,  dit  le  sergent.  Elles  étaient  toutes  les 
deux  avec  le  curé,  qui  est  le  plus  grand  enjôleur  du  pays,  et  mon 
devoir  est  de  les  emmener.  Aussi  bien,  n'avons-nous  plus  rien  à  faire 
ici.  Sans  ce  maudit  caporal  Taupin...  l'ivrogne  de  Français  s'est  mon- 
tré avant  que  je  n'eusse  cerné  le  maquis...  sans  lui ,  nous  les  prenions 
comme  dans  un  fdet. 

—  Tous  êtes  sept?  demanda  Colomba.  Savez-vous,  messieurs,  que 
si  par  hasard  les  frères  Gambini,  Sarocchi  et  Théodore  Poli  se  trou- 
vaient à  la  croix  de  Sainte-Christine  avec  Brandolaccio  et  le  curé ,  ils 
pourraient  vous  donner  bien  des  affaires.  Si  vous  devez  avoir  une 
conversation  avec  le  commandant  de  la  campagne  (i)  je  ne  me  sou- 
cierais pas  de  m'y  trouver.  Les  balles  ne  connaissent  personne  la  nuit. 

La  possibilité  d'une  rencontre  avec  les  redoutables  bandits  que 
Colomba  venait  de  nommer  parut  faire  impression  sur  les  voltigeurs. 
Toujours  pestant  contre  le  caporal  Taupin,  le  chien  de  Français,  le 
sergent  donna  l'ordre  de  la  retraite,  et  sa  petite  troupe  prit  le  chemin 
de  Pietranera,  emportant  le  pilone  et  la  marmite.  Quant  à  la  cruche, 
un  coup  de  pied  en  Qt  justice.  Un  voltigeur  voulut  prendre  le  bras 
de  miss  Lydia,  mais  Colomba  le  repoussant  aussitôt:  —  Que  personne 
ne  la  touche,  dit-elle.  Croyez-vous  que  nous  ayons  envie  de  nous 
enfuir?  —  Allons,  Lydia,  ma  chère,  appuyez-vous  sur  moi,  et  ne 
pleurez  pas  comme  un  enfant. Voilà  une  aventure,  mais  elle  ne  finira 
pas  mal,  dans  une  demi-heure  nous  serons  à  souper.  Pour  ma  part, 
j'en  meurs  d'envie. 

—  Que  pensera-t-on  de  moi?  disait  tout  bas  miss  Nevil. 

•—  On  pensera  que  vous  vous  êtes  égarée  dans  le  maquis,  voilà  tout. 

—  Que  dira  le  préfet...  que  dira  mon  père  surtout? 

—  Le  préfet?...  vous  lui  répondrez  qu'il  se  mêle  de  sa  préfecture. 
Votre  père?...  A  la  manière  dont  vous  causiez  avec  Orso,  j'aurais 
cru  que  vous  aviez  quelque  chose  à  dire  à  votre  père? 

Miss  Nevil  lui  serra  le  bras  sans  répondre. 

—  N'est-ce  pas,  murmura  Colomba  dans  son  oreille,  que  mon  frère 
mérite  qu'on  l'aime?...  Ne  l'aimez-vous  pas  un  peu? 

—  Ah!  Colomba,  répondit  miss  Nevil  souriant  malgré  sa  confusion, 
vous  m'avez  trahie,  moi  qui  avais  tant  de  confiance  en  vous! 

Colomba  lui  passa  un  bras  autour  de  la  taille,  et  l'embrassant  sur 
le  front  :  Ma  petite  sœur,  dit-elle  bien  bas,  me  pardonnez-vous? 

—  Il  le  faut  bien ,  ma  terrible  sœur,  répondit  Lydia  en  lui  rendant 
son  baiser. 

(1)  C'était  le  titre  que  prenait  Théodore  Poli. 


110  REVUE   DES  «EUX  MONDES. 

Le  préfet  et  h;  procureur  du  roi  logeaient  chez  l'adjoint  de  Pietra- 
nera,  et  le  colonel,  fort  inquiet  de  sa  fdle,  venait  pour  la  vingtième 
fois  leur  en  demander  des  nouvelles,  lorsciu'un  voltigeur,  détaché  en 
courrier  par  le  sergent,  leur  fit  le  récit  du  terrible  combat  livré 
contre  les  brigands,  combat  dans  lequel  il  n'y  avait  eu,  il  est  vrai,  ni 
morts  ni  blessés,  mais  où  l'on  avait  pris  une  marmite,  un  pilone,  et 
deux  (illes  qui  étaient,  disait-il,  les  maîtresses  ou  les  espionnes  des 
bandits.  Ainsi  annoncées  comparurent  les  deux  prisonnières  au  milieu 
de  leur  escorte  armée.  On  devine  la  contenance  radieuse  de  Colomba, 
la  honte  de  sa  compagne,  la  surprise  du  préfet,  la  joie  et  l'étonnement 
du  colonel.  Le  procureur  du  roi  se  donna  le  malin  plaisir  de  faire 
subir  à  la  pauvre  Lydia  une  espèce  d'interrogatoire  qui  ne  se  termina 
que  lorsqu'il  lui  eut  fait  perdre  toute  contenance. 

—  Il  me  semble,  dit  le  préfet,  que  nous  pouvons  mettre  tout  le 
monde  en  liberté.  Ces  demoiselles  ont  été  se  promener,  rien  de  plus 
naturel  par  un  beau  temps;  elles  ont  rencoiUré  par  hasard  un  aimable 
jeune  homme  blessé,  rien  de  plus  naturel  encore.  Puis,  prenant  à 
part  Colomba  :  —  Mademoiselle,  dit-il,  vous  pouvez  mander  à  votre 
frère  que  son  affaire  tourne  mieux  que  je  ne  l'espérais.  L'examen 
des  cadavres,  la  déposition  du  colonel ,  démontrent  qu'il  n'a  fait  que 
riposter,  et  qu'il  était  seul  au  moment  du  combat.  Tout  s'arrangera, 
mais  il  faut  qu'il  quitte  le  maquis  au  plus  vite  et  qu'il  se  constitue 
prisonnier. 

Il  était  i)rès  de  onze  heures  lorsque  le  colonel ,  sa  fdle  et  Colomba 
se  mirent  à  table  devant  un  souper  refroidi.  Colomba  mangeait  de 
bon  appétit,  se  moquant  du  préfet,  du  procureur  du  roi  et  des  vol- 
tigeurs. Le  colonel  mangeait  mais  ne  disait  mot,  regardant  toujours  sa 
fdle,  qui  ne  levait  pas  les  yeux  de  dessus  son  assiette.  Enfin  d'une 
voix  douce,  mais  grave  : 

—  Lydia ,  lui  dit-il  en  anglais ,  vous  êtes  donc  engagée  avec  délia 
Rebbia? 

—  Oui ,  mon  père ,  depuis  aujourd'hui ,  répondit-elle  en  rougis- 
sant, mais  d'une  voix  ferme. 

Puis  elle  leva  les  yeux ,  et,  n'apercevant  sur  la  physionomie  de  son 
père  aucun  signe  de  courroux ,  elle  se  jeta  dans  ses  bras  et  l'embrassa 
comme  les  demoiselles  bien  élevées  font  en  pareille  occasion. 

—  A  la  bonne  heure ,  dit  le  colonel ,  c'est  un  brave  garçon  ;  mais 
par  Dieu!  nous  ne  demeurerons  pas  dans  son  diable  de  pays!  ou  je 
refuse  mon  consentement. 

—  Je  ne  sais  pas  l'anglais,  dit  Colomba,  qui  les  regardait  avec  une 
extrême  curiosité;  mais  je  parie  que  j'ai  deviné  ce  que  vous  dites. 


COLOMBA.  111 

—  Nous  disons,  répondit  le  colonel ,  que  nous  vous  mènerons  faire 
un  voyage  en  Irlande. 

—  Oui,  volontiers,  et  je  serai  la  surcUa  Colomba.  Est-ce  fait,  colo- 
nel? Nous  frappons-nous  dans  la  main? 

—  On  s'embrasse  dans  ce  cas-là ,  dit  le  colonel. 


XX. 


Quelques  mois  après  le  coup  double  qui  plongea  la  commune  de 
Pietranera  dans  la  consternation  (style  de  journaux),  un  jeune 
homme,  le  bras  gauche  en  écharpe,  sortit  à  cheval  de  «astia  dans 
l'après-midi,  et  se  dirigea  vers  le  village  de  Cardo,  célèbre  par  sa 
fontaine,  qui,  en  été,  fournit  aux  gens  délicats  de  la  ville  une  eau 
délicieuse.  Une  jeune  femme,  d'une  taille  élevée  et  d'une  beauté 
remarquable ,  l'accompagnait  montée  sur  un  petit  cheval  noir  dont 
un  connaisseur  eût  admiré  la  force  et  l'élégance ,  mais  qui  malheu- 
reusement avait  une  oreille  déchiquetée  par  un  accident  bizarre. 
Dans  le  village,  la  jeune  femme  sauta  lestement  k  terre,  et,  après 
avoir  aidé  son  compagnon  à  descendre  de  sa  monture,  détacha  d'assez 
lourdes  sacoches  attachées  à  l'arçon  de  sa  selle.  Les  chevaux  furent 
remis  à  la  garde  d'un  paysan,  et  la  femme  chargée  des  sacoches 
qu'elle  cachait  sous  son  mczzaro ,  le  jeune  homme  portant  un  fusil 
double,  prirent  le  chemin  de  la  montagne,  en  suivant  un  sentier  fort 
raide  et  qui  ne  semblait  conduire  à  aucune  habitation  voisine.  Arrivés 
à  un  des  gradins  élevés  du  mont  Ouercio,  ils  s'arrêtèrent,  et  tous  les 
deux  s'assirent  sur  l'herbe.  Ils  paraissaient  attendre  quelqu'un,  car 
ils  tournaient  sans  cesse  les  yeux  vers  la  montagne,  et  la  jeune  femme 
consultait  souvent  une  jolie  montre  d'or,  peut-être  autant  pour  con- 
templer un  bijou  qu'elle  semblait  posséder  depuis  peu  de  temps,  que 
pour  savoir  si  l'heure  d'un  rendez-vous  était  arrivée.  Leur  attente  ne 
fut  pas  longue.  Un  chien  sortit  du  maquis,  et  au  nom  de  Brusco  pro- 
noncé par  la  jeune  femme,  il  s'empressa  de  venir  les  caresser.  Peu 
après  parurent  deux  hommes  barbus,  le  fusil  sous  le  bras,  la  cartou- 
chère  à  la  ceinture,  le  pistolet  au  côté.  Leurs  habits  déchirés  et  cou- 
verts de  pièces  contrastaient  avec  leurs  armes  brillantes  et  d'une  fa- 
brique renommée  du  continent.  Malgré  l'inégalité  apparente  de  leur 
position,  les  quatre  personnages  de  cette  scène  s'abordèrent  ftimi- 
lièrcment  et  comme  de  vieux  amis. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  bien!  Ors'  Anton',  dit  le  plus  ùgé  des  bandits  au  jeune 
homme,  voilà  votre  alTaire  finie.  Ordonnance  de  non  lieu.  Mes  com- 
plimens.  Je  suis  lâché  que  l'avocat  ne  soit  plus  dans  l'île,  pour  le  voir 
enrager.  Et  votre  bras?,.. 

—  Dans  quinze  jours,  répondit  le  jeune  homme,  on  me  dit  que  je 
pourrai  quitter  mon  écharpe.  —  Brando,  mon  brave,  je  vais  partir 
demain  pour  l'Italie,  et  j'ai  voulu  te  dire  adieu,  ainsi  qu'à  M.  le  curé. 
C'est  pourquoi  je  vous  ai  priés  de  venir. 

—  Vous  êtes  bien  pressé,  dit  Brandolaccio;  vous  êtes  acquitté  d'hier 
et  vous  partez  demain. 

—  On  a  des  afiaires,  dit  gaiement  la  jeune  femme.  Messieurs,  je 
vous  ai  apporté  à  souper;  mangez,  et  n'oubliez  pas  mon  ami  Brusco. 

—  Vous  gâtez  Brusco ,  mademoiselle  Colomba ,  mais  il  est  recon- 
naissant. Vous  allez  voir.  Allons,  Brusco,  dit-il,  étendant  son  fusil 
horizontalement,  saute  pour  les  Barricini!  Le  chien  demeura  immo- 
bile, se  léchant  le  museau  et  regardant  son  maître.  —  Saute  pour  les 
délia  Rebbia!  et  il  sauta  deux  pieds  plus  haut  qu'il  n'était  nécessaire. 

—  Écoutez,  mes  amis,  dit  Orso,  vous  faites  un  vilain  métier;  et 
s'il  ne  vous  arrive  pas  de  terminer  votre  carrière  sur  cette  place  que 
nous  voyons  là-bas  (1) ,  le  mieux  qui  vous  puisse  advenir,  c'est  de 
tomber  dans  un  maquis  sous  la  balle  d'un  gendarme. 

—  Eh  bien!  dit  Castriconi,  c'est  une  mort  comme  une  autre,  et 
qui  vaut  mieux  que  la  fièvre  qui  vous  tue  dans  un  lit,  au  milieu  des 
larmoiemens  plus  ou  moins  sincères  de  vos  héritiers.  Quand  on  a, 
comme  nous,  l'habitude  du  grand  air,  il  n'y  a  rien  de  tel  que  de 
mourir  dans  ses  souliers,  comme  disent  nos  gens  de  village. 

—  Je  voudrais,  poursuivit  Orso,  vous  voir  quitter  ce  pays...  et 
mener  une  vie  plus  tranquille.  Par  exemple,  pourquoi  n'iriez-vous 
pas  vous  établir  en  Sardaigne,  ainsi  qu'ont  fait  plusieurs  de  vos  cama- 
rades? Je  pourrais  vous  en  faciliter  les  moyens. 

—  En  Sardaigne!  s'écria  Brandolaccio.  Isios  Sardos ,  que  le  diable 
les  emporte  avec  leur  patois.  C'est  trop  mauvaise  compagnie  pour  nous. 

—  11  n'y  a  pas  de  ressources  en  Sardaigne,  ajouta  le  théologien. 
Pour  moi,  je  méprise  les  Sardes.  Pour  donner  la  chasse  aux  bandits, 
ils  ont  une  milice  à  cheval;  cela  lait  la  critique  à  la  fois  des  bandits 
et  du  pays  (2).  Fi!  de  la  Sardaigne.  C'est  une  chose  qui  m'étonne, 


(1)  La  place  où  se  fonl  les  exécutions  à  Bastia. 

(2)  Je  dois  celte  observation  critique  sur  la  Sardaigne  à  un  ex-bandit  de  mes  amis, 
et  c'est  à  lui  seul  qu'en  apparlieat  la  responsabilité. 


COLOMBA.  113^ 

monsieur  délia  Rebbia,  que  vous,  qui  êtes  un  homme  de  goût  et  de 
savoir,  vous  n'ayez  pas  adopté  notre  vie  du  maquis,  en  ayant  goûté 
comme  vous  avez  fait. 

—  Mais,  dit  Orso  en  souriant,  lorsque  j'avais  l'avantage  d'être  votre 
commensal ,  je  n'étais  pas  trop  en  état  d'apprécier  les  charmes  de  votre 
position,  et  les  côtes  me  font  mal  encore,  quand  je  me  rappelle  la 
course  que  je  fis  une  belle  nuit,  mis  en  travers  comme  un  paquet  sur 
un  cheval  sans  selle  que  conduisait  mon  ami  Brandolaccio. 

—  Et  le  plaisir  d'échapper  à  la  poursuite ,  reprit  Castriconi ,  le 
comptez-vous  pour  rien?  Comment  pouvoz-vous  être  insensible  au 
charme  d'une  liberté  absolue  sous  un  beau  climat  comme  le  nôtre? 
Avec  ce  porte-respect  (  il  montrait  son  fusil  ),  on  est  roi  partout,  aussi 
loin  qu'il  peut  porter  la  balle.  On  commande,  on  redresse  les  torts... 
C'est  un  divertissement  très  moral ,  monsieur,  et  très  agréable,  que 
nous  ne  nous  refusons  point.  Quelle  plus  belle  vie  que  celle  de  che- 
valier errant,  quand  on  est  mieux  armé  et  plus  sensé  que  don  Qui- 
chotte? Tenez ,  l'autre  jour,  j'ai  su  que  l'oncle  de  la  petite  Lilla  Luigi, 
le  vieux  ladre  qu'il  est,  ne  voulait  pas  lui  donner  une  dot;  je  lui  ai 
écrit,  sans  menaces,  ce  n'est  pas  ma  manière;  eh  bien!  voilà  un 
homme  à  l'instant  convaincu  :  il  l'a  mariée.  J'ai  fait  le  bonheur  de 
deux  personnes.  Croyez-moi,  monsieur  Orso,  rien  n'est  comparable 
à  la  vie  de  bandit;  bah!...  vous  deviendriez  peut-être  des  nôtres, 
sans  une  certaine  Anglaise  que  je  n'ai  fait  qu'entrevoir,  mais  dont  ils 
parlent  tous,  à  Bastia,  avec  admiration. 

—  Ma  belle-sœur  future  n'aime  pas  le  maquis,  dit  Colomba  en  riant, 
elle  y  a  eu  trop  peur. 

—  Enfin ,  dit  Orso,  vous  voulez  rester  ici?  Soit.  Dites-moi  si  je  puis 
faire  quelque  chose  pour  vous? 

—  Rien ,  dit  Brandolaccio ,  que  de  nous  conserver  un  petit  souvenir. 
Vous  nous  avez  comblés.  Voilà  Chilina  qui  a  une  dot,  et  qui,  pour  bien 
s'établir,  n'aura  pas  besoin  que  mon  ami  le  curé  écrive  des  lettres 
sans  menaces.  Nous  savons  que  votre  fermier  nous  donnera  du  pain 
et  de  la  poudre,  en  nos  nécessités;  ainsi,  adieu.  J'espère  vous  revoir 
en  Corse  un  de  ces  jours. 

—  Dans  un  moment  pressant,  dit  Orso,  quelques  pièces  d'or  font 
grand  bien.  Maintenant  que  nous  sommes  de  vieilles  connaissances, 
vous  ne  me  refuserez  pas  cette  petite  cartouche  qui  peut  vous  servir 
à  vous  en  procurer  d'autres. 

—  Pas  d'argent  entre  nous,  lieutenant,  dit  Brandolaccio  d'un  ton 
résolu. 

TOME  XXIII.  8 


114  IIEVLE    DES   DEUX   MONDES. 

—  L'argent  fait  tout  dans  le  monde,  dit  Castritoni  ;  mais  dans  le 
maquis  on  ne  fait  cas  que  d'un  cœur  brave  et  d'un  fusil  qui  ne  rate  pas. 

—  Je  ne  voudrais  pas  vous  quitter,  reprit  (Jrso,  sans  vous  laisser 
quelque  souvenir.  Voyons,  que  puis-je  te  laisser,  Brando? 

Le  bandit  se  gratta  la  tète,  et,  jetant  sur  le  fusil  d'Orso  un  regard 
oblique  : 

—  Dame!  mon  lieutenant...  si  j'osais...  mais  non ,  vous  y  tenez  trop. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux? 

—  Rien....  la  chose  n'est  rien....  Il  faut  encore  la  manière  de  s'en 
servir.  Je  pense  toujours  à  ce  diable  de  coup  double  et  d'une  seule 
main...  Oh!  cela  ne  se  fait  pas  deux  fois. 

—  C'est  ce  fusil  que  tu  veux?...  Je  te  l'apportais;  mais  sers-t'en  le 
moins  que  tu  pourras. 

—  Oh!  je  ne  vous  promets  pas  de  m'en  servir  comme  vous;  mais 
soyez  tranquille,  quand  un  autre  l'aura,  vous  pourrez  bien  dire  que 
Brando  Savelli  a  passé  l'arme  à  gauche. 

—  Et  vous,  Castriconi ,  que  vous  donnerai-je? 

—  Puisque  vous  voulez  absolument  me  laisser  un  souvenir  maté- 
riel de  vous,  je  vous  demanderai  saris  façon  de  m'envoyer  un  Horace 
du  plus  petit  format  possible.  Cela  me  distraira  et  m'empêchera  d'ou- 
blier mon  latin.  Il  y  a  une  petite  qui  vend  des  cigares  à  Bastia  sur  le 
port;  donnez-le-lui,  et  elle  me  le  remettra. 

—  Vous  aurez  un  Elzevir,  monsieur  le  savant;  il  y  en  a  précisé- 
ment un  parmi  les  livres  que  je  voulais  emporter.  —  Eh  bien  !  mes 
amis,  il  faut  nous  séparer.  Une  poignée  de  main.  Si  vous  pensez  un 
jour  à  la  Sardaigue,  écrivez-moi;  l'avocat  N.  vous  donnera  mon 
adresse  sur  le  continent. 

—  Mon  lieutenant,  dit  Brando,  demain,  quand  vous  serez  hors  du 
port,  regardez  sur  la  montagne  à  cette  place;  nous  y  serons,  et  nous 
vous  ferons  signe  avec  nos  mouchoirs. 

Ils  se  séparèrent  alors;  Orso  et  sa  sœur  prirent  le  chemin  de  Cardo, 
et  les  bandits  celui  de  la  montagne. 


XXL 


Par  une  belle  matinée  d'avril,  le  colonel  sir  Thomas  Nevil,  sa  fille, 
mariée  depuis  peu  de  jours,  Orso  et  Colomba,  sortirent  de  Pise  en 
calèche  pour  aller  visiter  un  hypogée  étrusque,  nouvellement  décou- 
vert ,  que  tous  les  étrangers  allaient  voir.  Descendus  dans  l'intérieur 


COLOMBA.  115 

du  monument,  Orso  et  sa  femme  tirèrent  des  crayons  et  se  mirent 
en  devoir  d'en  dessiner  les  peintures  ;  mais  le  colonel  et  Colomba , 
l'un  et  l'autre  assez  indifférens  pour  l'archéologie,  les  laissèrent  seuls 
et  se  promenèrent  aux  environs. 

—  Ma  chère  Colomba,  dit  le  colonel,  nous  ne  reviendrons  jamais 
à  Pise  à  temps  pour  notre  lunclwon.  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  faim? 
Voilà  Orso  et  sa  femme  dans  les  antiquités;  quand  ils  se  mettent  à 
dessiner  ensemble,  ils  n'en  tinissent  pas. 

—  Oui,  dit  Colomba,  et  pourtant  ils  ne  rapportent  pas  un  bout  de 
dessin. 

—  Mon  avis  serait,  continua  le  colonel,  que  nous  allassions  à  cette 
petite  ferme  là-bas.  ]Vous  trouverons  du  pain ,  et  peut-être  de  l'Alea- 
tico,  qui  sait?  même  de  la  crème  et  des  fraises,  et  nous  attendrons 
patiemment  nos  dessinateurs. 

—  Vous  avez  raison ,  colonel.  Vous  et  moi ,  qui  sommes  les  gens 
raisonnables  de  la  maison,  nous  aurions  bien  tort  de  nous  faire  les 
martyrs  de  ces  amoureux  qui  ne  vivent  que  de  poésie.  Donnez-moi 
le  bras.  iN'est-ce  pas  que  je  me  forme?  Je  prends  le  bras,  je  mets  des 
chapeaux,  des  robes  à  la  mode,  j'ai  des  bijoux  ;  j'apprends  je  ne  sais 
combien  de  belles  choses;  je  ne  suis  plus  du  tout  une  sauvagesse. 

Voyez  un  peu  la  grâce  que  j'ai  à  porter  ce  chàle Ce  blondin,  cet 

officier  de  votre  régiment  qui  était  au  mariage mon  Dieu!  je  ne 

puis  pas  retenir  son  nom  ;...  un  grand  frisé,  que  je  jetterais  par  terre 
d'un  coup  de  poing.... 

—  Chatworth?  dit  le  colonel. 

—  A  la  bonne  heure!  mais  je  ne  le  prononcerai  jamais.  Eh  bien  ! 
il  est  amoureux  fou  de  moi. 

—  Ah!  Colomba,  vous  devenez  bien  coquette...  Nous  aurons  dans 
peu  un  autre  mariage. 

—  Moi  !  me  marier?  Et  qui  donc  élèverait  mon  neveu...  quand  Orso 
m'en  aura  donné  un?  qui  donc  lui  apprendrait  à  parler  corse?...  Oui,  il 
parlera  corse,  et  je  lui  ferai  un  bonnet  pointu  pour  vous  faire  eru-ager. 

—  Attendons  d'abord  que  vous  ayez  un  neveu,  et  puis  vous  lui 
apprendrez  à  jouer  du  stylet,  si  bon  vous  semble. 

—  Adieu  les  stylets,  dit  gaiement  Colomba  ;  maintenant  j'ai  un  éven- 
tail, pour  vous  en  donner  sur  les  doigts  quand  vous  direz  du  mal  de 
mon  pays. 

Causant  ainsi,  ils  entrèrent  dans  la  ferme,  où  ils  trouvèrent  vin, 
fraises  et  crème.  Colomba  aida  la  fermière  à  cueillir  des  fraises  pen- 
dant que  le  colonel  buvait  de  l' Aleatico.  Au  détour  d'une  allée,  Colomba 

8. 


IIG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aperçut  un  vieillard  assis  au  soleil  sur  une  chaise  de  paille,  malade, 
comme  il  semblait,  car  il  avait  les  joues  creuses,  les  yeux  enfoncés;  il 
était  d'une  maigreur  extrême,  et  son  immobilité,  sa  pûleur,  son  regard 
fixe,  le  faisaient  ressembler  à  un  cadavre  plutôt  qu'à  un  être  vivant. 
Pendant  plusieurs  minutes,  Colomba  le  contempla  avec  tant  de  curio- 
sité, qu'elle  attira  l'attention  de  la  fermière.  —  Ce  pauvre  vieillard, 
dit-elle,  c'est  un  de  vos  compatriotes,  car  je  connais  bien  à  votre  parler 
que  vous  êtes  de  la  Corse,  mademoiselle.  Il  a  eu  des  malheurs  dans 
son  pays;  ses  enfans  sont  morts  d'une  façon  terrible.  On  dit,  je  vous 
demande  pardon,  mademoiselle,  que  vos  compatriotes  ne  sont  pas 
tendres  dans  leurs  inimitiés.  Pour  lors,  ce  pauvre  monsieur,  resté 
seul,  s'en  est  venu  à  Pise,  chez  une  parente  éloignée,  qui  est  la  pro- 
priétaire de  cette  ferme.  Le  brave  homme  est  un  peu  timbré;  c'est 

le  malheur  et  le  chagrin C'était  gênant  pour  madame,  qui  reçoit 

beaucoup  de  monde;  elle  l'a  donc  envoyé  ici.  Il  est  bien  doux,  pas 
gênant;  il  ne  dit  pas  trois  paroles  dans  un  jour.  Par  exemple,  la  tête  a 
déménagé.  Le  médecin  vient  toutes  les  semaines,  et  il  dit  qu'il  n'en 
a  pas  pour  long-temps. 

—  Ah!  il  est  condamné?  dit  Colomba.  Dans  sa  position,  c'est  un 
bonheur  d'en  finir. 

—  Vous  devriez,  mademoiselle,  lui  parler  un  peu  corse;  cela  le 
ragaillardirait  peut-être,  d'entendre  le  langage  de  son  pays. 

—  Il  faut  voir,  dit  Colomba  avec  un  sourire  ironique;  et  elle  s'ap- 
procha du  vieillard  jusqu'à  ce  que  son  ombre  vînt  lui  ôter  le  soleil. 
Alors  le  pauvre  idiot  leva  la  tête  et  regarda  fixement  Colomba ,  qui 
le  regardait  de  même,  souriant  toujours.  Au  bout  d'un  instant,  le 
vieillard  passa  la  main  sur  son  front  et  ferma  les  yeux  comme  pour 
échapper  au  regard  de  Colomba.  Puis  il  les  rouvrit,  mais  démesuré- 
ment; ses  lèvres  tremblaient,  il  voulait  étendre  la  main;  mais,  fas- 
ciné par  Colomba ,  il  demeurait  cloué  sur  sa  chaise ,  hors  d'état  de 
parler  ou  de  se  mouvoir.  Enfin  de  grosses  larmes  coulèrent  de  ses 
yeux,  et  quelques  sanglots  s'échappèrent  de  sa  poitrine. 

—  Voilà  la  première  fois  que  je  le  vois  ainsi,  dit  la  jardinière.  —  Ma- 
demoiselle est  une  demoiselle  de  votre  pays;  elle  est  venue  pour  vous 
voir,  dit-elle  au  vieillard. 

—  Grâce!  s'écria  celui-ci  d'une  voix  rauquc;  grâce!  IN'es-tu  pas 
satisfaite?  Cette  feuille...  que  j'avais  brûlée...  comment  as-tu  fait 
pour  la  lire?...  Mais  pourquoi  tous  les  deux?...  Orlanduccio,  tu  n'as 
rien  pu  lire  contre  lui...  Il  fafiait  m'en  laisser  un...  un  seul...  Orlan- 
duccio... tu  n'as  pas  lu  son  nom... 


COLOMBA.  117 

—  Il  me  les  fallait  tous  les  deux ,  lui  dit  Colomba  à  voix  basse  et 
dans  le  dialecte  corse.  Les  rameaux  sont  coupés,  et  si  la  souche  n'était 
pas  pourrie,  je  l'eusse  arrachée.  Va,  ne  te  plains  pas;  tu  n'as  pas 
long-temps  à  souffrir.  Moi,  j'ai  souffert  deux  ans! 

Le  vieillard  poussa  un  cri,  et  sa  tête  tomba  sur  sa  poitrine.  Colomba 
lui  tourna  le  dos  et  revint  à  pas  lents  vers  la  maison  en  chantant 
quelques  mots  incompréhensibles  d'une  ballata  :  «  II  me  faut  la  main 
qui  a  tiré,  l'œil  qui  a  visé,  le  cœur  qui  a  pensé....  » 

Pendant  que  la  jardinière  s'empressait  à  secourir  le  vieillard,  Co- 
lomba, le  teint  animé,  l'œil  en  feu,  se  mettait  à  table  devant  le 
colonel. 

—  Qu'avez-vous  donc?  disait-il,  je  vous  trouve  l'air  que  vous  aviez 
à  Pietranera  ce  jour  où,  pendant  notre  dîner,  on  nous  envoya  des 
balles? 

—  Ce  sont  des  souvenirs  de  la  Corse  qui  me  sont  revenus  en  tête. 
Mais  voilà  qui  est  fini.  Je  serai  marraine,  n'est-ce  pas?  Oh!  quels 
beaux  noms  je  lui  donnerai  :  Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone. 

La  jardinière  rentrait  en  ce  moment.  —  Eh  bien  !  demanda  Colomba 
du  plus  grand  sang-froid,  est-il  mort  ou  évanoui  seulement? 

—  Ce  n'était  rien,  mademoiselle;  mais  c'est  singulier  comme  votre 
vue  lui  a  fait  de  l'effet. 

—  Et  le  médecin  dit  qu'il  n'en  a  pas  pour  long-temps? 

—  Pas  pour  deux  mois,  peut-être. 

—  Ce  ne  sera  pas  une  grande  perte,  observa  Colomba. 

—  De  qui  diable  parlez-vous?  demanda  le  colonel. 

—  D'un  idiot  de  mon  pays,  dit  Colomba  d'un  air  d'indifférence, 
qui  est  en  pension  ici.  J'enverrai  savoir  de  temps  en  temps  de  ses 
nouvelles.  Mais,  colonel  iSevil,  laissez  donc  des  fraises  pour  mon 
frère  et  pour  Lydia. 

Lorsque  Colomba  sortit  de  la  ferme  pour  remonter  dans  la  calèche, 
la  fermière  la  suivit  des  yeux  quelque  temps  :  —  Tu  vois  bien  cette 
demoiselle  si  jolie,  dit-elle  à  sa  fille,  eh  bien!  je  suis  sûre  qu'elle  aie 
mauvais  œil. 

Pr.  Mérimée. 


BROUSSAIS. 


Lorsque  l'Acadéniie  des  Sciences  morales  et  politiques  fut  rétablie  en 
1832,  M.  Broussais  était  depuis  long-temps  célèbre  par  la  hardiesse 
de  ses  systèmes,  le  nombre  et  la  valeur  de  ses  écrits,  l'accomplisse- 
ment même  d'une  grande  réforme  médicale.  Il  essayait  alors  d'étendre 
jusqu'à  la  philosophie  la  révolution  qu'il  avait  opérée  en  médecine. 
Cet  observateur  habile,  ce  réformatenr  original,  cet  écrivain  abondant 
et  chaleureux,  cet  homme  supérieur  qui,  pendant  plus  de  quinze 
années,  avait  rempli  la  France  et  l'Europe  de  ses  travaux  et  de  sa  re- 
nommée, n'appartenait  pas  encore  à  l'Institut.  La  nouvelle  Académie 
s'empressa  de  recueillir  ce  grand  nom.  Ouverte  à  toutes  les  idées, 
n'excluant  aucun  point  de  départ  pour  arriver  à  ces  vérités  premières 
que  l'homme  cherche  toujours  et  (pie  Dieu  ne  lui  livrera  peut-être 
jamais,  elle  admit  M.  Broussais  dans  sa  section  de  philosophie  où 
il  fut  le  représentant  le  plus  extrême  d'une  doctrine  qui  semblait  être 
déjà  parvenue,  avant  lui,  jusqu'à  ses  dernières  limites. 

C'est  donc  comme  philosophe  que  j'ai  surtout  à  faire  connaître 
M.  Broussais.  Mais  je  remplirais  mal  ma  tâche  et  je  donnerais  de  lui 

(1)  Celte  remarquable  éliule  sur  Broussais  a  été  lue  le  27  juin ,  par  M.  Mignel ,  à  la 
séance  annuelle  de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  Elle  complétera 
dignement,  quoique  partant  d'un  point  de  vue  opposé,  une  appréciation  des  travaux 
scientiliques  de  Broussais  qui  avait  été  remarquée  dans  notre  livraison  du  l^r  mai 
1839,  mais  qui  était  restée  inachevée.  (  N.  du  D.  ) 


BROUSSAIS.  '  119 

une  idée  bien  imparfaite ,  si  je  me  bornais  à  le  présenter  sous  cet 
aspect.  M.  Broussais  n'a  été  philosophe  que  par  occasion  et,  en  quel- 
que sorte,  par  déduction.  En  lui,  le  physiologiste  a  précédé,  inspiré, 
subjugué  le  penseur.  Il  faut,  dès-lors,  chercher  ses  principes  philo- 
sophiques dans  ses  théories  médicales.  C'est  là  que  se  trouvent  son 
originalité  et  ses  principaux  titres  à  la  gloire.  C'est  là  qu'on  peut  saisir 
la  marche  de  cet  esprit  vigoureux,  exposer  ses  découvertes  dès  leur 
origine,  et  les  snivre  dans  tout  leur  développement  systématique. 
C'est  là  aussi  que  l'homme  se  montre  tout  entier,  convaincu,  impé- 
rieux, passionné,  avec  son  impétueux  courage,  sa  verve  entraînante, 
se  plaisant  à  combattre  les  systèmes  contemporains  pour  le  moins 
autant  qu'à  établir  le  sien,  et  transportant  la  lutte  jusque  dans  l'his- 
toire, afin  d'y  renverser  toutes  les  vieilles  autorités  et  de  dominer 
seul.  En  un  mot,  c'est  là  que  M.  Broussais  occupe  une  place,  dans  la 
glorieuse  compagnie  des  maîtres  de  la  science,  qui  lui  doit  d'incon- 
testables progrès. 

François-Joseph-Victor  Broussais  naquit  à  Saint-Malo,  le  17  dé- 
cembre 1772.  Il  appartenait  à  une  famille  vouée  depuis  plusieurs 
générations  à  l'art  de  guérir.  Son  bisaïeul  avait  été  médecin  et  son 
grand-père  pharmacien.  Son  père,  qui  exerçait  aussi  la  médecine, 
s'était  établi  à  Pleurtuit,  village  situé  non  loin  de  Saint-Malo  sur  le 
bord  de  la  mer.  Là  s'écoulèrent  les  douze  premières  années  de  Brous- 
sais. A  part  les  soins  éclairés  d'une  mère  tendre  et  forte  qu'il  aimait 
extrêmement,  et  les  faibles  enseignemens  de  son  curé,  qui  le  forma 
surtout  à  servir  la  messe  et  à  chanter  au  lutrin,  l'éducation  de  son 
enfance  fut  fort  négligée.  Mais  il  n'y  a  pas  de  temps  perdu  pour  les 
hommes  d'une  organisation  supérieure.  Ce  que  l'éducation  ne  fait  pas 
pour  eux,  la  nature  se  charge  de  le  faire,  et,  en  attendant  que  leur 
esprit  se  cultive,  leur  caractère  se  forme. 

C'est  ce  qui  arriva  au  jeune  Broussais  dont  les  sentimens  se  déve- 
loppèrent avec  d'autant  plus  de  force  qu'ils  ne  furent  pas  gênés  par 
les  idées.  Il  apprit  surtout  de  bonne  heure  à  ne  rien  craindre.  Son 
l)ére  l'envoyait  de  nuit  porter,  dans  les  campagnes ,  les  remèdes  qu'il 
avait  prescrits  à  ses  malades.  Souvent  il  ignorait  la  route  qu'il  devait 
parcourir,  et  il  se  laissait  alors  guider,  jusqu'à  la  chaumière  inconnue, 
par  le  cheval  qui  y  avait  conduit  son  père  pendant  le  jour.  Le  jeune 
et  intrépide  enfant  traversait  ainsi,  sans  hésitation  et  sans  trouble, 
des  bruyères  désertes,  silencieuses  et  mal  famées  s'aguerrissant, 
dans  ces  courses  nocturnes ,  contre  les  craintes  vagues,  qui  n'eurent 
pas  plus  de  prise  sur  lui  que  les  dangers  réels.  Il  donna,  dès  son 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeune  âge,  des  preuves  de  l'énergie  audacieuse  qu'il  porta  plus  tard 
dans  la  conduite  de  la  vie  et  les  luttes  de  la  science. 

Lorsqu'il  eut  douze  ans,  sa  mère,  dont  la  tendresse  clairvoyante 
avait  aperçu  ses  heureuses  dispositions,  voulut  qu'elles  fussent  déve- 
loppées par  une  éducation  libérale.  Elle  consentit  à  se  séparer  de  lui, 
et  il  fut  envoyé  au  collège  de  Dinan.  Il  y  fit  ses  études  classiques 
avec  succès.  Il  avait  une  intelligence  vive,  une  mémoire  heureuse  et 
tenace,  une  réflexion  précoce,  car  l'activité  de  son  esprit  n'ayant  pas 
été  jusque-là  employée  à  apprendre ,  s'était  tournée  à  observer.  Il 
n'avait  pas  encore  terminé  ses  études  lorsque  la  révolution  éclata.  Sa 
famille  en  embrassa  la  cause,  qui  enflamma  de  ses  ardeurs  l'ame  du 
bouillant  écoHer.  Aussi,  en  1792,  les  Prussiens  s'étant  avancés  jus- 
qu'à Verdun ,  et  le  cri  d'alarme  qui  appelait  les  hommes  de  bonne  et 
de  patriotique  volonté  à  la  défense  de  la  révolution  menacée  ayant 
retenti  de  Paris  jusqu'au  fond  des  provinces,  Broussais,  qui  avait  alors 
vingt  ans  et  qui  était  en  philosophie,  s'enrôla  avec  plusieurs  de  ses 
camarades,  qui  formèrent  une  compagnie  franche  à  Dinan.  Parti 
comme  soldat,  il  se  serait  promptement  distingué  dans  cette  carrière, 
où  le  commandement  et  la  gloire  allaient  appartenir  sans  contesta- 
tion et  sans  lenteur  aux  braves,  aux  intelligens,  aux  ambitieux.  Rien 
de  cela  ne  lui  manquait  pour  arriver  bientôt  au  premier  rang. 

Dans  une  de  ces  rencontres  auxquelles  il  assista  contre  les  chouans, 
il  eut  occasion  de  montrer  à  la  fois  sa  force  et  son  généreux  courage. 
La  compagnie  franche  de  Dinan  fut  surprise  et  battue.  Dans  la  fuite, 
un  des  camarades  de  Broussais,  atteint  d'un  coup  de  feu,  tomba  à 
côté  de  lui.  La  guerre  était  sans  quartier,  et  l'ennemi  se  trouvait  à 
quelques  pas.  Broussais.  au  risque  d'être  pris  lui-même,  s'arrêta, 
chargea  sur  ses  épaules  son  compagnon  blessé  et  continua  sa  retraite 
un  peu  ralentie  par  son  dangereux  fardeau.  Les  chouans  tirèrent  sur 
lui  ;  il  reçut  une  balle  dans  son  chapeau  et  parvint  à  leur  échapper. 
Arrivé  en  lieu  de  sûreté ,  il  déposa  son  camarade ,  mais  il  le  trouva 
mort.  Il  n'avait  sauvé  qu'un  cadavre.  Son  dévouement  n'en  avait  pas 
moins  été  fort  beau,  car  de  telles  actions  s'estiment  d'après  le  senti- 
ment qui  les  inspire  et  le  danger  qu'il  faut  braver  pour  les  accomplir. 

Broussais  ne  servit  pas  long-temps  dans  la  compagnie  franche  de 
Dinan ,  où  il  avait  été  nommé  sergent.  Étant  tombé  gravement  ma- 
lade, il  revint  près  de  ses  parens,  dont  il  était  le  fus  unique,  et  qui, 
déjà  âgés,  le  conjurèrent  d'embrasser  la  profession  héréditaire  dans 
sa  famille.  Il  s'y  décida  et  fut  admis  successivement  à  l'hôpital  de 
Saint-Malo  et  à  celui  de  Brest.  Ses  progrès  furent  rapides,  et  il  ob- 


BROUSSAIS.  121 

tint  bientôt  une  commission  de  chirurgien  sur  la  frégate  la  Renommée. 
Il  était  en  rade  prêt  à  partir,  lorsqu'on  lui  remit  une  lettre  du  maire 
de  Saint-Malo  qui  commençait  par  ces  emphatiques,  mais  effrayantes 
paroles  :  Frémis  en  recevant  cette  lettre.  Elle  lui  annonçait  en  effet  un 
affreux  malheur.  La  demeure  de  ses  vieux  parens  à  Pleurtuit  avait 
été  envahie  par  les  chouans.  Son  père  avait  vainement  essayé  de  s'y 
défendre.  Il  y  avait  été  égorgé  ainsi  que  sa  femme  par  les  chouans, 
qui  avaient  ensuite  mutilé  leur  corps  et  dévasté  leur  maison.  En  ap- 
prenant cette  horrible  nouvelle,  Broussais  fut  saisi  de  la  plus  pro- 
fonde douleur  et  de  la  plus  violente  indignation.  Son  émotion  fut  si 
forte ,  que  lorsque ,  après  quarante  ans ,  cet  ineffaçable  souvenir  se 
représentait  à  lui,  on  le  voyait  pâlir  et  trembler  comme  au  jour  de 
la  catastrophe. 

La  cause  de  la  révolution  à  laquelle  on  venait  d'immoler  ses  parens 
était  déjà  celle  de  ses  convictions ,  elle  devint  alors  celle  de  son  res- 
sentiment fdial.  Il  lui  demeura  fidèle  toute  sa  vie.  Il  la  servit  à  cette 
époque  dans  la  guerre  contre  les  Anglais.  Tour  à  tour  officier  de 
santé  de  deuxième  classe  et  chirurgien-major  sur  la  corvette  V Hiron- 
delle et  le  corsaire  le  Bouf/ainville,  il  fit  avec  succès  plusieurs  cam- 
pagnes de  mer.  Mais  il  ne  pouvait  pas  rester  toujours  chirurgien  de 
marine.  Aussi,  après  quelques  années,  quitta-t-il  son  pays  natal,  où 
il  s'était  marié,  pour  aller  compléter  à  Paris  ses  études  médicales  et 
y  prendre  le  grade  de  docteur. 

Il  y  arriva  en  1799.  C'était  une  brillante  époque  pour  l'esprit  scien- 
tifique en  France.  L'école  de  Bacon,  de  Locke  et  de  Condillac  gou- 
vernait exclusivement  les  intelligences.  L'analyse  était  plus  que  son 
instrument,  elle  était  devenue  en  quelque  sorte  sa  religion.  Il  en  était 
résulté  un  fanatisme  de  décomposition  qu'inspirait  le  désir  de  tout 
savoir,  l'espt^rance  de  tout  refaire,  et  qui ,  accumulant  des  ruines  dans 
l'ordre  moral,  avait  créé  des  sciences  dans  l'ordre  physique.  Les  mer- 
veilleux progrès  de  l'histoire  naturelle,  de  la  chimie,  de  la  géologie, 
des  hautes  mathématiques,  étaient  son  œuvre.  La  médecine  avait 
participé  à  ces  progrès.  L'école  de  Paris,  jusque-là  circonspecte  dans 
sa  marche,  un  peu  routinière  dans  ses  idées,  et  n'ayant  produit  aucun 
des  génies  inventifs  et  des  grands  théoriciens  qui ,  depuis  trois  siècles, 
avaient  opéré  des  révolutions  dans  la  médecine,  prenait  un  essor 
inconnu.  Elle  était  à  son  tour  illustrée  par  de  mémorables  travaux  et 
des  hommes  supérieurs.  Chaussier,  l'un  de  ses  réorganisateurs,  pu- 
'bliait  ses  Tables  phijsiologigues  ;  Vme\ ,  dans  sa  célèbre  Nosographie 
philosophigiœ,  promulguait  la  charte  de  la  médecine  française,  qui 


iSâ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devait  être  observée  jusqu'à  la  réforme  de  M.  Broussais;  Cabanis,  écri- 
vain élégant  et  disciple  un  peu  outré  de  Condillac,  appliquait  le  sys- 
tème de  sou  maître  aux  rapports  du  physique  et  du  moral  de  l'homme, 
et  il  exposait,  dans  les  curieux  mémoires  lus  sur  cet  important  sujet 
à  votre  classe  môme,  une  sorte  de  psycliologie  matérielle;  Bichat 
étonnait  le  monde  savant  en  lui  doiniant  coup  sur  coup  son  Traité 
des  Membranes,  ses  Recherches  i)}uisiolo(jiques  sur  La  vie  et  la  tnorl, 
son  Anatomie  générale  appliquée  à  la  Physiologie  et  à  la  Médecine, 
admirables  ouvrages  que  cet  immortel  jeune  homme,  plein  d'ardeur 
et  de  génie,  publiait  en  quelques  années,  pressé  de  découvrir  et  de 
produire,  comme  s'il  eût  pressenti  qu'à  l'âge  de  trente-un  ans  il  serait 
enlevé  à  la  science.  Tels  furent  les  maîtres  de  Broussais. 

Il  devint  l'ami  de  Bichat,  dont  les  travaux  exercèrent  plus  tard 
une  inlluence  décisive  sur  ses  propres  idées,  et  il  adopta ,  non  sans 
ardeur,  les  doctrines  de  Pinel ,  qui  régjiait  alors  souverainement  en 
médecine.  Après  quatre  ans  de  fortes  études,  il  fut  reçu  docteur.  Il 
prit  pour  sujet  de  sa  thèse  la  fièvre  hectique.  Comme  il  ne  pouvait 
rien  être  faiblement,  il  se  montra  imitateur  prononcé  de  Pinel. 
Dans  sa  Nosographie  philosophique ,  Pinel,  (idèle  à  la  méthode  des 
naturalistes,  avait  classé  les  maladies  par  genres,  espèces,  variétés, 
comme  des  animaux  ou  des  plantes,  bien  plus  d'après  leurs  symp- 
tômes que  d'après  leur  nature.  Tout  en  cherchant  à  localiser  les 
fièvres,  ainsi  que  le  démontrent  les  dénominations  mêmes  qu'il  leur  a 
données,  il  admettait  pourtant,  à  l'exemple  de  la  plupart  des  grands 
médecins  qui  l'avaient  devancé,  des  troubles  généraux  de  l'économie 
vivante,  qu'il  considérait  comme  des  fièvres  primitives  ou  essentielles. 
Ces  fièvres  étaient  au  nombre  de  six  dans  la  classification  de  Pinel. 
M.  Broussais,  qui  plus  tard  n'en  admit  aucune,  proposa  alors  d'y  en 
ajouter  une  septième,  la  Jicvre  hectique,  qu'il  attribua  à  un  désordre 
d'action  dans  les  divers  appareils,  et  non  à  un  vice  ou  à  une  décom- 
position des  organes. 

(]e  qui  mérite  d'être  remarqué  dans  ce  premier  ouvrage  de  M.  Brous- 
sais, quand  on  le  compare  à  ceux  qu'il  publia  ensuite,  ce  n'est  pas  la 
contradiction  des  doctrines,  mais  l'identité  de  l'homme  avec  lui- 
même.  11  ne  faut  pas  y  voir  les  maladies  essentielles  soutenues  dans 
leur  réalité  et  augmentées  dans  leur  nombre  par  celui-là  même  qui 
se  prononcera  exclusivement  plus  tard  pour  les  maladies  locales  ;  il 
faut  y  apercevoir  déjà  l'esprit  pénétrant  et  hardi  qui  a  besoin  d'in- 
venter tout  en  imitant  et  de  généraliser  tout  en  ignorant.  Le  sujet 
même  qu'il  a  choisi  en  se  demandant  quelle  est  cette  fièvre  mysté- 


BROUSSAIS.  t'SSS 

rieuse  qui  conduit  par  une  consomption  lente,  mais  irrémédiable,  ses- 
tristes  victimes  à  la  mort,  annonce  l'instinct  supérieur  d'un  homme 
qui  sait  déjà  choisir  les  vrais  problèmes,  s'il  ne  sait  pas  encore  les 
résoudre.  Celui-ci  était  fondamental  et  devait  le  mettre  sur  la  voie 
de  ses  découvertes  et  de  sa  réforme. 

En  effet,  après  avoir  essayé  pendant  deux  années  de  pratiquer  la 
médecine  à  Paris,  où  il  n'était  pas  assez  connu  pour  réussir  tout  d'abord 
et  pas  assez  riche  pour  y  attendre  le  succès  long-temps ,  il  tourna  ses 
vues  d'un  autre  côté.  L'armée  lui  offrait  une  clientelle  toute  formée 
et  ouvrait  une  vaste  perspective  à  son  talent  d'observateur  médical. 
M.  Broussais  obtint,  par  l'influence  de  Pinel  et  de  son  ami  M.  Desge- 
nettes,  d'être  nommé  médecin  aide-major  dans  l'armée  des  côtes  de 
l'Océan.  Il  partit  en  1805  pour  le  camp  de  Boulogne,  dont  il  suivit  les 
glorieux  soldats  à  Ulm,  à  Austerlitz  et  dans  leurs  courses  victorieuses  à 
travers  l'Europe.  Il  était  éminemment  propre  à  être  médecin  militaire. 
Robuste,  hifatigable,  il  avait  une  ame  forte,  un  caractère  décidé  et  un 
courage  au-dessus  des  privations,  des  dangers  et  des  épidémies,  sou- 
vent plus  meurtrières  dans  les  armées  que  les  batailles.  Aussi  montra- 
t-il ,  dans  son  noble  et  périlleux  métier,  ce  zèle  de  l'aptitude  et  de  la 
passion  qui  l'emporte,  s'il  se  peut,  sur  le  sentiment  même  du  devoir, 
dont  le  principe  est  plus  méritoire ,  mais  dont  les  impulsions  sont 
quelquefois  moins  actives  et  les  résultats  moins  féconds.  Il  prodiguait 
aux  soldats  des  soins  persévérans  et  les  témoignages  de  l'humanité 
la  plus  compatissante,  car  il  ne  s'est  jamais  accoutumé  à  voir  souffrir 
indifféremment»  et  il  a  conservé  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  cet  heureux 
privilège  d'une  bonne  nature  que  le  spectacle  continuel  de  la  douleur 
et  de  la  mort  n'avait  pas  endurcie. 

Mais  ce  qu'il  y  eut  peut-être  en  lui  de  plus  remarquable,  ce  fut 
l'esprit  scientifique  qu'il  porta  dans  les  camps.  Le  problème  qui  l'avait 
déjà  occupé,  et  qu'il  ne  croyait  pas  avoir  bien  résolu ,  se  représenta 
à  lui.  «  Tous  les  médecins  qui  suivent  les  hôpitaux  savent,  dit-il,  qu'on 
y  voit  une  l'oule  de  malades ,  pâles ,  maigres ,  perdant  chaque  jour 
de  leurs  forces  et  s'avançant  à  pas  lents  vers  le  tombeau  avec  une 
fièvre  hectique  plus  ou  moins  caractérisée  et  quelquefois  sans  aucune 
agitation  fébrile  appréciable.  Les  méditations  qu'exigea  la  composition 
de  mon  ouvrage  sur  la  fièvre  hectique  avaient  fixé  mon  attention  sur 
ces  malheureux  trop  long-temps  négligés;  et  sitôt  que  je  me  vis  placé 
sur  le  théâtre  des  hôpitaux  militaires,  je  pris  la  résolution  d'étudier 
les  maladies  chroniques  d'une  manière  toute  particulière.  Lorsque  je 
voulus  chercher  un  guide  parmi  les  auteurs  les  plus  illustres  et  aux:-* 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quels  la  médecine  confesse  devoir  ses  plus  grands  progrès,  je  ne 
trouvai  que  confusion  ;  tout  n'était  pour  ainsi  dire  que  conjectures.  » 

Il  se  livra  dès-lors  à  l'examen  le  plus  attentif  de  ces  maladies  peu 
connues.  Transporté  tantôt  en  Hollande ,  tantôt  en  Autriche ,  tantôt 
en  Italie,  passant  des  brumes  du  nord  sous  les  chaleurs  du  midi,  il 
observa  les  effets  de  ces  divers  climats  sur  des  hommes  de  toutes  les 
constitutions  introduits  dans  les  ambulances  ou  les  hôpitaux,  et  il 
suivit  leurs  maladies  depuis  le  début  jusqu'au  terme,  les  rapportant 
à  leurs  causes,  décrivant  leurs  rechutes  et  en  complétant  l'histoire 
par  des  autopsies  exactes  et  concluantes.  C'est  ainsi  qu'en  trois  ans  il 
amassa  un  trésor  de  faits  inconnus  et  de  vues  originales  sur  les  grands 
troubles  de  l'appareil  respiratoire  et  de  l'appareil  digestif;  il  obtint 
un  congé  en  1808  et  vint  à  Paris  publier  ses  recherches  sous  le  titre 
à' Histoire  des  phleg7nasies  ou  inflammations  chroniques. 

Cet  ouvrage  imj)érissable  perpétuera  la  gloire  de  M.  Broussais  aussi 
long-temps  que  la  saine  observation  et  la  vraie  science  seront  en 
honneur.  M.  Broussais  y  annonça  que  la  plupart  des  maladies  chro- 
niques étaient  le  résultat  d'une  inflammation  aiguë  mal  guérie.  L'in- 
llammation  devint  pour  lui  le  point  de  départ  de  la  maladie.  Il  dé- 
crivit savamment  la  marche  de  cette  stimulation  excessive,  qui  appelait 
le  sang  en  trop  grande  abondance  dans  les  organes  atteints,  y  chan- 
geait les  conditions  de  la  vie,  et,  après  avoir  introduit  et  entretenu 
le  trouble  dans  leurs  fonctions,  désorganisait  leur  tissu  même  et  pro- 
duisait la  mort.  Il  montra,  contre  le  système  de  Brown,  que  la  fai- 
blesse générale  se  combinait  souvent  dans  les  phlegmasies  chroniques 
avec  une  excitation  locale,  et  qu'il  fallait  alors  hardiment  attaquer 
celle-ci  sans  se  laisser  préoccuper  par  la  crainte  de  celle-là ,  qui  n'était 
qu'apparente. 

Ses  travaux  sur  les  inflammations  du  poumon  furent  très  remar- 
quables. Il  s'attacha  à  établir  que  les  maladies  des  diverses  parties  de 
cet  appareil  se  liaient  entre  elles,  se  transformaient  à  chaque  instant 
les  unes  dans  les  autres,  produisaient  en  dernier  résultat  des  tuber- 
cules, et,  en  devenant  chroniques,  aboutissaient  toutes  à  la  phthisie. 
Mais  ses  recherches  sur  les  inflammations  gastro-intestinales  furent 
beaucoup  plus  originales  et  le  conduisirent  à  de  précieuses  décou- 
vertes. Il  porta  la  lumière  sur  cet  obscur  et  délicat  appareil  par  lequel 
s'opère  la  réparation  des  forces,  s'élaborent  les  élémens  matériels  de 
la  vie,  et  dont  les  désordres  avaient  été  jusque-là  incomplètement 
observés.  M.  Broussais  fit  voir  qu'il  était  le  siège  de  beaucoup  de 
maladies  dont  on  plaçait  le  théâtre  ailleurs ,  ou  que  l'on  considérait 


BROUSSAIS.  125 

comme  générales.  Il  remplit  une  lacune  dans  la  médecine,  et  il  le  fit 
avec  tant  de  sûreté  et  de  mesure,  qu'en  lisant  ce  bel  ouvrage,  on  ne 
sait  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus,  de  l'observateur  pénétrant  ou  du 
théoricien  circonspect.  La  doctrine  de  l'irritation  était  déjà  comprise, 
quoique  sans  excès,  dans  celle  de  l'inflammation ,  d'où  M.  Broussais 
la  dégagea  sept  ans  plus  tard. 

L'Histoire  des  phlcgmasies  chroniques  n'eut  pas  tout  le  succès 
qu'elle  méritait.  A  cette  époque,  les  travaux  de  l'esprit  obtenaient  peu 
de  gloire ,  et  un  seul  homme  faisait  du  bruit.  M.  Broussais  se  consi- 
déra comme  heureux  de  vendre  800  francs  ses  deux  volumes,  qui  ne 
trouvèrent  que  de  rares  appréciateurs,  parmi  lesquels  il  faut  compter 
Chaussier  etPinel.  Nommé  médecin  principal  d'un  corps  d'armée  en 
Espagne,  il  partit  pour  la  Péninsule  à  pied,  gaiement  rempli  du  sen- 
timent de  sa  force,  et  décidé  peut-être  à  produire  un  système  saillant 
et  complet  dès  la  première  occasion. 

Cette  occasion  se  présenta  à  la  paix  de  1814.  Jusque-là  M.  Brous- 
sais avait  continué  assez  silencieusement  ses  travaux  (1),  qui  l'avaient 
engagé  de  plus  en  plus  dans  des  voies  nouvelles.  Cessant  alors  de  suivre 
les  armées,  et  nommé  bientôt  second  professeur  à  l'hôpital  militaire 
du  Val-de-Grace,  sur  l'indication  et  par  le  crédit  de  M.  Desgenettes  (2), 
il  n'hésita  plus  à  se  faire  réformateur.  Le  respect  qu'il  avait  eu  pour 
l'autorité  de  Pinel ,  et  qui  l'avait  empêché,  comme  il  l'avoua  plus  tard , 
de  dire  toute  sa  pensée  dans  X Histoire  des  phleymasies  chroniques, 
cessa  de  l'arrêter.  Il  tira  hardiment  les  conséquences  du  principe  de 
l'inflammation ,  et  il  émit  sa  fameuse  doctrine  de  la  médecine  phy- 
siologique, à  la  formation  de  laquelle  un  incident  personnel  n'avait 
certainement  pas  été  étranger.  Cette  anecdote  est  trop  caractéristique 
pour  que  je  ne  la  raconte  point. 

Pendant  que  M.  Broussais  était  à  Nimègue ,  il  avait  été  saisi  par 
une  fièvre  grave  et  d'un  mauvais  caractère.  Il  reçut  la  visite  et  les 
conseils  de  deux  médecins  de  ses  amis ,  dont  l'un  recommanda  les 
cordiaux  et  le  quinquina  pour  échapper  à  une  fièvre  adynamique ,  et 
dont  l'autre  pensa  qu'il  fallait  recourir  aux  purgatifs  pour  combattre 
une  fièvre  putride.  Embarrassé  entre  ces  deux  avis  et  ces  deux  trai- 

(1)  Le  seul  travail  important  qu'il  puljlia  entre  1808  et  1814,  fut  un  Mémoire  sur 
la  circulation  capillaire,  tendant  à  faire  mieux  connaître  les  fonctions  du  foie, 
de  la  rate  et  des  glandes  lymphatiques,  imprimé  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
médicale  d'émulation;  Paris,  1811,  tom.VII,  pag.  1  et  suiv. 

(2)  Qu'il  remplaça  plus  lard  comme  premier  professeur,  lorsque  M.  Desgenettes 
quitta  le  Val-de-Grace  pour  «ire  inspecteur-général  du  service  de  santé  des  armées. 


1-26  REVUE  DES  DEUX  MODES. 

temeris  contradictoires,  M.  Broussais  n'en  suivit  aucun.  Se  croyant  en 
danger,  il  (juitta  son  lit  avec  une  fièvre  brûlante,  et  s'assit,  presque  nu, 
devant  son  secrétaire  pour  mettre  ordre  à  ses  papiers.  C'était  au  mois 
de  janvier,  et  les  rues  de  la  ville  étaient  couvertes  de  glace.  Peiidant  que 
M.  Broussais  se  livrait  à  ce  périlleux  arrangement  de  ses  affaires,  les 
ardeurs  de  la  fièvre  s'apaisaient,  un  sentiment  de  fraîcheur  et  de  bien- 
être  pénétrait  dans  tout  son  corps.  Frappé  d'un  résultat  si  imprévu, 
M.  Broussais,  pour  qui  tout  était  objet  de  réflexion ,  changea  son  im- 
prudence en  expérience.  Devenu  téméraire  par  esprit  d'observation, 
il  ouvrit  la  fenêtre  et  respira  long-temps  l'air  froid  du  dehors.  Il  s'en 
trouva  mieux,  et  il  conclut  qu'une  boisson  rafraîchissante  serait  aussi 
salutaire  à  son  estomac  brûlant  que  l'air  glacé  l'avait  été  à  sa  poitrine 
embrasée,  et  il  s'inonda  de  limonade.  En  moins  de  quarante-huit 
heures,  il  était  guéri.  Ce  fait  le  frappa  beaucoup,  et  resta  dans  son 
esprit  comme  le  germe  de  sa  grande  réforme. 

Dans  quel  état  M.  Broussais  trouva-t-il  la  science  médicale  lorsqu'il 
entreprit  de  la  réformer"?  Cette  science  avait  fait  des  progrès  succes- 
sifs en  vertu  de  son  propre  développement,  et  sous  des  influences 
étrangères.  Dans  les  temps  anciens,  on  n'avait  presque  rien  saisi  au- 
delà  de  la  marche  générale  et  extérieure  des  maladies  qui  ne  pou- 
vaient pas  être  rattachées  à  des  organes  dont  on  ignorait  la  véritable 
structure,  les  fonctions  et  les  rapports.  On  connaissait  peu  ou  mal  le 
corps  humain,  ce  chef-d'œuvre  de  la  création  divine,  cette  matière 
organisée,  vivante,  sensible,  intelligente,  qui,  sous  un  si  petit  espace 
et  avec  un  tissu  en  apparence  si  fragile,  lutte  victorieusement  contre 
les  puissantes  forces  de  la  nature  physique,  se  les  assimile,  et  ne 
tombe  sous  leur  empire  destructeur  que  lorsque  le  principe  qui 
l'anime  fléchit  ou  succombe;  ce  vaste  ensemble  d'appareils  si  divers 
qui  pourvoient  à  la  conservation  de  l'homme  et  le  mettent  en  rela- 
tion avec  l'univers  entier;  cette  admirable  architecture  osseuse  si  bien 
(  ombinée  pour  les  soutenir  ou  les  protéger;  ces  muscles  si  ingénieu- 
sement appropriés,  par  leur  position  et  par  leur  forme,  aux  mouve- 
mens  qu'ils  sont  destinés  à  accomplir  en  vertu  d'une  mécanique  mys- 
térieuse; ces  nerfs  doués  d'une  sensibilité  si  variée,  qui  transmettent 
la  connaissance  des  objets  extérieurs  à  l'intelligence  et  les  impulsions 
de  la  volonté  ou  des  instincts  conservateurs  aux  muscles;  ces  vais- 
seaux qui  portent  la  substance  réparatrice  dans  toutes  les  parties  du 
corps,  où,  par  l'entremise  de  mille  forces  diverses,  elle  subit  les 
transformations  les  plus  merveilleuses  et  les  plus  différentes;  ces 
grands  viscères  dont  l'un  fait  le  sang  par  une  chimie  compliquée  et 


BROUSSAIS.  127 

qui  sera  peut-être  éternellement  insaisissable,  dont  l'autre  le  pousse 
par  un  mouvement  régulier  partout  où  il  doit  entretenir  la  vie,  et 
dont  le  troisième  le  régénère  en  lui  apportant  dans  ses  celkiles,  qui 
se  remplissent  et  se  vident  sans  cesse,  l'air  destiné  à  lui  rendre  les 
qualités  qu'il  a  perdues  dans  sa  course  et  par  ses  distributions  à  tra- 
vers le  corps;  tous  ces  organes  enfin  qui,  dans  des  limites  précises  et 
avec  une  harmonie  admirable,  voient,  entendent,  sentent,  se  meu- 
vent, respirent,  analysent,  composent,  sécrèteut  sous  la  direction  de 
la  volonté,  ou  sous  l'impulsion  d'une  puissance  instinctive  plus  habile 
encore  que  si  elle  était  raisonnée,  car  elle  a  l'intelligence  qui  lui  vient 
de  son  créateur;  et,  au-dessus  de  tous  les  autres,  cet  organe  supé- 
rieur qui  semble  les  dominer  par  sa  place  comme  par  ses  fonctious, 
qui  est  le  siège  et  le  moyen  de  manifestation  de  la  pensée  à  l'aide  de 
laquelle  l'homme  ne  prolonge  pas  seulement  la  vie,  dont  il  connaît 
mieux  les  conditions,  mais  s'élève  au-dessus  d'elle  pour  contempler 
les  lois  de  l'univers  et  remonter  jusqu'à  son  auteur. 

La  science  du  corps  humain,  de  ses  fonctions  et  de  ses  maladies, 
fut  dès-lors  très  lente  à  se  former.  Elle  fut  long-temps  arrêtée  dans 
ses  progrès  par  les  mystères  qu'elle  avait  à  dévoiler,  et  souvent  dé- 
tournée de  sa  véritable  route  par  l'intervention  des  autres  sciences, 
qui  l'aidèrent  à  conjecturer  et  à  se  tromper.  Ainsi,  dans  l'antiquité, 
elle  s'égara  à  travers  les  fausses  notions  d'une  mauvaise  physique,  et 
les  diverses  doctrines  philosophiques  qui  servirent  de  fondement  à 
un  grand  nombre  de  systèmes  médicaux.  Lorsqu'elle  recommença  ses 
efforts  originaux  à  la  fin  du  moyen-àge,  elle  se  laissa  de  nouveau 
entraîner  dans  des  voies  étrangères.  Elle  subit  l'influence  des  idées 
dominantes  et  des  sciences  en  progrès.  Astrologique  sous  Paracelse, 
moitié  chimique  et  moitié  mystique  sous  Van  Helmont,  tout-à-fait 
chimique  sous  Sylvius  (de  la  Boë),  qui  transforma  le  corps  humain  en 
laboratoire,  mécanique  sous  Borelli  et  Boerhaave,  qui  n'y  aperçurent 
qu'une  machine  hydraulique,  spiritualiste  sous  Stahl ,  qui  subordonna 
toutes  les  fonctions  des  organes  à  un  principe  psychologique ,  la 
science  de  l'organisation  animée  fut  enfin  soumise  par  Frédéric 
Hoffmann  à  l'empire  d'une  force  plus  appropriée  à  sa  nature,  et  qui 
conduisit  bientôt  Bordeu  et  Barthès  à  leur  force  vitale.  En  effet,  par 
une  logique  naturelle,  on  fut  alors  porté  à  reconnaître  dans  le  corps 
un  principe,  qui  n'étant  ni  matière,  ni  ame,  présidait  à  la  formation, 
à  l'entretien ,  aux  opérations  des  organes  en  vertu  d'une  puissance 
propre,  d'une  chimie  particulière,  d'une  mécanique  spéciale,  et  qu'on 
appela  le  principe  de  la  vie,  lui  donnant  ainsi  le  nom  du  grand 
acte  qu'il  accomplissait. 


i28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Arrivée  à  ce  principe  vital ,  la  science  ne  chercha  plus  à  le  sur- 
prendre dans  son  essence  cachée,  mais  à  l'étudier  dans  ses  effets 
■visibles.  Elle  fut  favorisée  dans  cette  étude  par  les  découvertes  suc- 
cessives qu'avaient  amenées  les  fausses  théories  elles-mêmes,  soit 
pour  se  prouver,  soit  pour  se  détruire  entre  elles,  et  par  celles  qui 
furent  le  produit  de  l'observation  et  de  l'analyse.  La  connaissance 
des  divers  appareils  et  de  leur  usage ,  la  découverte  de  la  circulation 
du  sang  par  llarvey,  et  de  l'irritabilité  musculaire  par  Hallcr;  l'ana- 
tomie  des  organes  malades,  par  Morgagni;  l'appréciation  des  tissus 
soHdes,  de  leur  nature  et  de  leur  vitalité,  par  Bordeu  et  Bicliat,  per- 
mirent de  mieux  saisir  les  actes  réguliers  et  les  troubles  de  la  vie.  La 
médecine  avait  long-temps  attribué  les  maladies  au  défaut  d'har- 
monie ou  à  la  dégénération  des  parties  liquides  du  corps,  ce  qui  avait 
fondé  l'humorisme  avec  ses  nombreuses  variétés;  mais,  prenant  alors 
pour  point  de  départ  de  l'action  vitale  les  parties  solides  dont  dépen- 
daient la  circulation  du  sang  et  les  sécrétions  des  humeurs,  elle  plaça 
en  elles  seules  les  causes  des  maladies,  et  créa  la  théorie  du  soli- 
disme  moderne. 

La  doctrine  de  l'Écossais  Brown,  qui  eut  une  si  grande  fortune  à 
la  fin  du  xviii"  siècle,  en  fut  une  conséquence.  D'après  Brown,  la 
santé  consistait  dans  la  quantité  régulière  de  la  force  vitale;  la  maladie, 
dans  l'excès  ou  le  défaut  de  cette  force.  Aussi,  ne  reconnaissait-il 
que  deux  ordres  de  maladies  :  les  maladies  sthéniques  ou  par  excita- 
tion, et  les  maladies  asthéniques  ou  par  affaiblissement,  et  n'em- 
ployait-il que  deux  genres  de  remèdes ,  les  débilitans  et  les  stimulans. 
Sa  théorie  était  aussi  simple  à  saisir  que  facile  à  appliquer,  puisque  le 
symptôme  du  mal  en  indiquait  à  la  fois  la  cause  et  le  traitement. 
Elle  eut  un  succès  d'abord  fort  étendu  ;  mais  l'expérience  ayant  bien- 
tôt montré  l'exagération  de  ce  système,  il  fut  modifié  en  France 
par  Pinel,  qui  établit  une  sorte  d'îclectisme  médical,  en  Italie  par 
Rasori  et  Tommasini,  qui  opposèrent  au  stimulisme  de  Brown  la 
doctrine  du  contro-stimulisme.  Obéissant  à  une  tendance  régulière, 
la  science ,  qui  d'humoriste  était  devenue  solidiste,  passa  du  solidisme 
général  au  solidisme  local  ;  elle  étudia  l'action  vitale  et  ses  désordres 
non  plus  dans  l'ensemble  du  corps,  mais  dans  chacun  de  ses  organes, 
y  cherchant  le  siège  particulier  des  maladies.  Les  travaux  des  grands 
physiologistes,  des  habiles  médecins  du  temps,  avaient  conduit  à  ce 
résultat;  et,  lorsque  M.  Broussais  se  fit  réformateur,  il  trouva  la  doc- 
trine de  Brown  entièrement  ébranlée,  l'autorité  de  Pinel  établie, 
l'anatomie  pathologique  en  progrès,  et  la  localisation  des  maladies 
commencée  de  toutes  parts  sans  être  encore  caractérisée.  Il  devint 


BROUSSAIS.  129 

le  représentant  de  cet  effort  nouveau  et  logique  de  la  science;  et, 
comme  il  était  entreprenant  et  absolu ,  il  changea  une  tendance  en- 
core vague  en  révolution  décidée,  et  des  idées  un  peu  confuses  en 
système  régulier. 

Quel  fut  ce  système  de  M.  Broussais?  le  voici  :  Haller  avait  fait  res- 
sortir la  propriété  qu'a  la  fibre  musculaire  de  s'irriter  et  de  se  con- 
tracter. Cette  irritabilité ,  qui  selon  M.  Broussais  était  restée  stérile 
dans  la  science,  devint  le  point  de  départ  de  sa  doctrine,  le  phéno- 
mène fondamental  au  moyen  duquel  il  fit  accomplir  toutes  les  fonctions 
organiques,  et  il  expliqua  tous  leurs  désordres.  Il  établit  donc  sur 
ce  phénomène  sa  physiologie,  sa  pathologie,  sa  thérapeutique,  et 
même  sa  philosophie. 

Il  reconnut  une  force  vitale  qui  présidait  à  la  formation  primitive 
des  tissus  du  corps.  Les  tissus  une  fois  formés,  cette  force  pourvoyait 
à  leur  entretien  par  une  chimie  vivante.  Celle-ci  s'exécutait  par  l'en- 
tremise de  l'irritabilité  que  les  agens  extérieurs  tels  que  l'air,  la 
lumière,  le  calorique,  les  alimens,  mettaient  en  exercice,  et  qui  pro- 
voquait de  la  part  des  organes  l'accomplissement  de  leurs  fonctions. 
Partout  de  même  nature,  mais  inégalement  répartie  entre  les  divers 
tissus  animés,  cette  irritabilité  consistait  dans  un  mouvement  de  con- 
traction qui  appelait  les  liquides  humains  sur  le  point  excité  où  s'opé- 
raient la  nutrition  et  les  actes  de  l'organe.  Tant  que  sa  distribution 
proportionnelle  et  son  exercice  régulier  se  conservaient ,  les  phéno- 
mènes de  la  vie  s'exécutaient  avec  une  perfection  et  une  harmonie 
qui  constituaient  la  santé. 

Mais  si  la  stimulation  des  agens  naturels  devenait  excessive  ou 
défectueuse,  si  le  poumon  était  trop  excité  par  l'air,  l'estomac  par 
les  alimens,  le  cerveau  par  les  impressions  des  sens  ou  ses  impulsions 
propres,  si  la  quantité  de  calorique  nécessaire  au  corps  était  dépassée, 
ou  n'était  pas  atteinte,  ou  était  inégalement  distribuée,  l'afflux  des 
liquides  surabondait  dans  les  organes  surexcités,  leurs  tissus  s'engor- 
geaient et  s'enflammaient,  leur  nutrition  s'opérait  mal,  leurs  fonc- 
tions étaient  troublées,  et  la  maladie  succédait  en  eux  à  la  santé. 
Cette  excitation  maladive  ne  différait  pas  de  l'excitation  réguUôre 
par  sa  nature,  mais  par  sa  quantité.  Elle  était  en  plus  ou  en  moins. 
Lorsqu'elle  était  en  plus,  elle  s'appelait,  selon  ses  degrés,  irritation, 
surirritation,  inflammation;  lorsqu'elle  était  en  moins,  ce  qui  avait 
lieu  rarement ,  d'après  M.  Broussais,  elle  se  nommait  ab-irritation. 
L'excès  et  la  durée  de  l'irritation  produisaient  l'altération  progres- 
sive des  tissus  de  l'organe,  et  par  cette  altération  prolongée,  la  mort. 
TOME  xxiii.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toute  maladie  provenant  d'une  excitation  accrue  ou  mal  équilibrée, 
commençait  par  un  organe,  et  pouvait  s'étendre  au\  autres  sympa- 
thiquement.  Lorsque  cette  sympathie  atteignait  le  cœur  et  multi- 
pliait ses  contra  tiens,  elle  accélérait  la  circulation  du  sang  et  pro- 
voquait la  fièvre,  qui  était  non  la  cause,  mais  l'effet  d'une  maladie. 
L'organe  le  plus  exposé  par  la  nature  de  ses  fonctions  à  des  troubles 
nombreux  et  graves  était  le  viscère  digestif,  que  M.  Broussais  con- 
sidérait comme  le  siège  des  principales  irritations.  Aussi  la  gastro- 
entérite  était  la  maladie  fondamentale  et  génératrice  de  la  plupart 
des  autres. 

D'après  ce  système,  la  maladie  n'étant  que  l'excès  ou  le  manque 
d'irritabilité  vitale  dans  un  organe,  la  méthode  curative  devait  con- 
sister à  la  diminuer  là  oii  elle  était  trop  considérable,  à  l'augmenter 
là  où  elle  était  trop  faible.  Les  débilitans  et  les  stimulans  étaient  les 
seuls  moyens  thérapeutiques  à  l'usage  du  médecin.  Comme  les  mala- 
dies par  irritation  étaient  incomparablement  plus  nombreuses  que  les 
maladies  par  défaut  de  stimulation ,  les  débilitans  se  recommandaient 
dans  presque  tous  les  cas.  On  agissait  sur  l'irritation  de  plusieurs  ma- 
nières :  directement,  par  des  substances  ayant  une  propriété  spéciale 
sédative;  indirectement,  par  la  diète  qui  diminuait  l'excitation,  par 
des  saignées  locales  qui  dégorgeaient  la  partie  enflammée,  enfin  par 
l'emploi  des  révulsifs,  qui  transportaient  l'irritation  sur  une  partie  du 
corps  moins  importante  que  la  partie  attaquée,  et  plus  propre  à  la  rece- 
voir sans  danger.  Tout  s'enchaînait  dans  ce  système  :  la  physiologie 
se  fondait  sur  l'irritabilité  des  organes  et  son  action  régulière,  la  pa- 
thologie sur  la  stimulation  désordonnée  de  cette  irritabilité,  enfin  la 
thérapeutique  sur  sa  diminution  ou  son  accroissement  pour  en  réto- 
blir  l'équilibre.  M.  Broussais  construisait  toute  la  science  de  l'orga- 
nisation vivante  et  malade  avec  un  seul  phénomène,  l'irritabilité, 
comme  Condillac  avait  foiulé  sur  une  faculté  unique,  la  sensation, 
toute  la  science  de  l'entendement  humain. 

Ce  système  si  bien  arrangé  pour  l'esprit,  si  facile  à  apprendre,  si 
commode  à  appliquer,  dans  lequel  les  troubles  des  organes  étaient 
rattachés  à  leurs  fonctions  et  la  maladie  avait  la  même  origine  que 
la  santé,  M.  Broussais,  qui  connaissait  la  puissance  des  mots,  lui 
donna  le  nom  de  médecine  physiologique.  Il  fallait  l'établir  après 
l'avoir  conçu.  Il  fallait  passer  de  la  théorie  à  l'action  et  devenir 
tout-à-fait  révolutionnaire.  M.  Broussais  était  propre  à  remplir  ce 
rôle.  Sans  préjugé  comme  sans  déférence,  il  ne  se  laissait  arrêter  par 
aucune  idée  reçue  et  ne  fléchissait  pas  devant  les  autorités  les  plus 


BROUSSAIS,  131 

respectées.  Il  croyait,  chaque  fois,  ardemment  à  ce  qu'il  pensait.  S'être 
trompé  précédemment  avec  enthousiasme  ne  l'empêchait  pas  de  se 
contredire  avec  résolution,  sans  quil  supposât  que  l'aveu  de  son 
erreur  passée  put  éhranler  la  coniiance  dans  son  assertion  présente. 
Rompre  avec  ses  maîtres  et  se  donner  envers  eux  l'apparence  de  l'in- 
gratitude ne  l'embarrassait  pas  non  plus.  Il  craignait  encore  moins 
d'encourir  de  nombreuses,  d'ardentes  inimitiés.  Il  ne  pensait  pas  que 
la  vérité  dût  se  laisser  entraver  par  la  reconnaissance  et  s'établir  sans 
lutte.  Il  aimait  d'ailleurs  le  combat,  et  la  satisfaction  de  dominer 
aurait  sans  doute  été  moins  grande  pour  lui,  si  elle  n'avait  pas  été 
accompagnée  du  plaisir  de  vaincre. 

C'est  avec  ces  dispositions  qu'il  se  mit  à  l'œuvre.  Il  exposa  d'abord 
son  système  dans  un  petit  amphithéâtre  de  la  rue  du  Foin  qu'avaient 
illustré  les  leçons  de  Bichat.  Il  s'éleva  en  même  temps  contre  la  pra- 
tique incendiaire  de  Brown  et  les  idées  indécises  de  Pinel.  L'un  était 
à  ses  yeux  un  meurtrier  qui,  s'étant  hardiment  trompé  sur  le  carac- 
tère des  maladies,  avait  appris  à  tuer  avec  résolution  ;  l'autre  était  un 
ontolo(jisic  qui  avait  pris  des  symptômes  pour  des  maladies,  et  qui, 
incertain  dans  sa  pratique  ainsi  que  dans  sa  doctrine,  se  contentait 
le  plus  souvent  de  laisser  mourir.  Comme  la  domination  de  Pinel 
était  établie  et  devait  être  renversée  pour  que  M.  Broussais  put  y 
substituer  la  sienne,  il  s'attacha  surtout  à  la  ruiner.  «Je  sais,  disait-il , 
qu'en  attaquant  ce  colosse  de  la  médecine  antique ,  l'école  et  l'aca- 
démie me  seront  fermées;  mais  je  ne  me  rendrai  pas  indigne  de  moi- 
même  par  le  lâche  chagrin  de  voir  mes  cadets  y  parvenir  à  mon  pré- 
judice. »  Dans  cette  lutte,  qui  fut  ardente  de  sa  part,  par  quel  sen- 
timent était-il  dirigé?  Écoutons-le  encore  :  «  Je  ne  suis  point  possédé 
de  la  chimère  de  l'immortahté;  je  désire  rendre  des  services  à  l'huma- 
nité autant  que  mes  moyens  me  le  permettront.  Mon  but  est  de  for- 
mer des  médecins  d'une  pratique  plus  heureuse  que  ne  peut  l'être 
celle  des  systématiques  à  la  mode.  J'y  parviendrai ,  j'en  suis  sûr, 
parce  que  depuis  douze  ans  j'ai  coutume  d'y  parvenir,  parce  qu'aucun 
de  ceux  qui  m'ont  entendu  ou  vu  pratiquer  n'a  résisté  à  la  force  de  la 
vérité  :  j'ose  espérer  d'en  élever  un  assez  bon  nombre  pour  susciter  à 
l'erreur  des  ennemis  qui  finiront  un  jour  par  la  détruire.  » 

iSe  reconnaît-on  pas  le  réformateur  à  ces  tières  et  confiantes  pa- 
roles? N'aperçoit-on  pas  en  lui  la  conviction  passionnée  qui  est  un 
signe  anticipé  du  triomphe?  Aussi  la  nouveauté  de  ses  vues,  l'enchaî- 
nement de  ses  déductions,  la  hardiesse  môme  de  ses  attaques,  firent 
grand  bruit  et  attirèrent  à  son  cours  un  auditoire  nombreux  et  en- 

9. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

thousiasmé.  Son  enseignement  était  si  original,  sa  parole  si  vive,  si 
colorée,  si  saisissante;  il  réfutait  ses  adversaires  avec  tant  de  véhé- 
mence et  d'esprit ,  que  l'amphithéùtre  de  la  rue  du  Foin  ne  put  bientôt 
plus  contenir  tous  ceux  qui  accouraient  pour  l'entendre.  11  transporta 
son  cours  dans  l'amphithéâtre  plus  vaste  de  la  rue  des  Grès,  et  put 
bientôt  le  poursuivre  d'une  manière  officielle  à  l'hôpital  même  du 
Val-de-Grâce.  M.  Broussais  renouvela  à  cette  époque  les  merveilleux 
succès  des  plus  célèbres  professeurs  du  moyen-âge,  La  puissante 
parole  du  maître  entraînait  la  persuasion  exaltée  des  disciples.  L'irri- 
tation était  devenue  un  article  de  foi  médicale  ayant  ses  fanatiques  et 
au  besoin  ses  martyrs,  et  l'on  vit  assez  fréquemment  la  gastro-entérite 
provoquer  des  duels  de  la  part  de  ceux  qui  en  trouvaient  les  signes 
dans  toutes  les  ouvertures  de  cadavres,  et  voulaient  qu'on  y  crût 
sous  peine  de  mort. 

Mais  il  ne  se  borna  point  à  cette  propagation  orale  de  ses  idées.  Il 
eut  recours  à  une  publicité  plus  étendue,  et  fit  paraître  son  célèbre 
Examen  des  doctrines  médicales,  qui  acheva  la  révolution  commencée 
par  ses  cours.  Ce  livre,  qui  a  acquis  des  développemens  successifs , 
était  à  la  fois  un  code  de  règles  impérativement  énoncées  en  forme 
d'articles,  et  une  histoire  critique  des  divers  systèmes  qui  avaient 
précédé  le  sien.  Législateur  de  la  science  nouvelle  et  juge  de  la  science 
passée,  M.  Broussais  citait  à  son  tribunal  tous  ses  grands  prédéces- 
seurs depuis  Hippocrate  jusqu'à  Pinel,  et  faisait  le  procès  à  leurs 
idées  d'après  la  loi  qu'il  venait  de  promulguer.  Il  n'eut  pas  de  peine 
à  les  convaincre  d'erreur,  puisqu'il  se  donnait  à  la  fois  comme  l'in- 
venteur et  l'arbitre  de  la  vérité  médicale.  Condamnant  tour  à  tour  les 
galénistes,  les  humoristes,  les  chimistes,  les  mécaniciens,  les  ani- 
mistes, les  pinélistes,  les  éclectiques  et  les  empiriques  des  divers 
temps,  il  montra  les  vices  particuliers  aux  systèmes  qu'ils  avaient 
suivis  en  médecine.  Son  ouvrage  produisit  l'effet  qu'il  en  attendait. 
11  fut  lu  avidement,  car  il  était  écrit  avec  verve,  d'un  style  inégal, 
mais  simple,  énergique,  riche,  animé.  Il  frappa  par  une  science 
vaste  malgré  son  point  de  vue  exclusif  et  par  un  air  de  justice  que 
lui  donnait  l'histoire  dont  il  avait  emprunté  la  forme  et  l'autorité. 
La  confrontation  successive  de  la  doctrine  physiologique  avec  toutes 
les  autres ,  et  les  passions  que  M.  Broussais  ne  pouvait  pas  s'empê- 
cher de  mêler  à  ses  idées,  y  répandaient  un  intérêt  en  quelque  sorte 
dramatique.  Aussi,  quoique  le  novateur  y  eût  exposé  les  théories  de 
ses  devanciers  avec  la  partialité  naturelle  à  un  adversaire,  quoiqu'il  eût 
entrepris  de  renfermer  l'observation  et  la  clairvoyance  humaines  dans» 


BROOSSAIS.  133 

l'horizon  nécessairement  borné  d'un  système,  il  eut  un  plein  succès, 
et  bientôt,  à  l'aide  de  ses  journaux  comme  de  ses  livres  (1),  de  sa  cli- 
nique au  lit  des  malades  comme  de  ses  leçons ,  il  renversa  tout  ce  qui 
le  gênait  et  domina  seul. 

En  effet,  au  bout  de  quelques  années,  les  partisans  de  l'ancienne 
médecine,  attaqués,  surpris,  déconcertés,  se  turent.  Pinel,  qui  avait 
toujours  été  timide  et  dont  la  théorie  était  restée  indécise,  assailli  par 
son  disciple,  maintenant  son  antagoniste,  devenu  vieux  lui-môme  et 
incapable  de  résister  à  une  pareille  fougue  et  à  une  aussi  pressante 
conviction,  refusa  de  combattre.  Il  descendit  silencieusement  et  avec 
dignité  du  trône  médical  qu'il  occupait  depuis  vingt  années  et  où 
M.  Broussais  monta  hardiment,  décidé  à  mieux  s'y  défendre  et  croyant 
pouvoir  toujours  y  rester.  Une  jeunesse  ardente,  enthousiaste,  se 
pressa  autour  de  lui.  Elle  se  passionna  pour  ses  idées,  dont  la  simpli- 
cité était  surtout  séduisante  pour  elle,  et  les  transporta  des  bancs  de 
l'école  dans  la  pratique  médicale  sur  tous  les  points  de  la  France.  Il 
y  eut  un  moment  où  M.  Broussais  fit  secte. 

Mais  la  pratique  est  l'épreuve  des  systèmes,  en  médecine  surtout. 
Pour  durer,  il  ne  faut  pas  seulement  qu'ils  satisfassent  les  esprits;  il 
faut  qu'ils  guérissent  les  malades.  La  doctrine  de  M.  Broussais  avait 
besoin  de  ce  dernier  succès  afin  de  se  consolider  entièrement.  Mal- 
heureusement pour  elle,  depuis  qu'elle  était  adoptée,  on  ne  mourait 
pas  moins,  et  de  méchans  esprits  prétendaient  même  qu'on  mourait 
davantage.  On  la  jugea  à  son  tour.  Tandis  que  des  partisans  peu 
mesurés  la  compromettaient  en  l'exagérant,  des  adversaires  habiles 
s'élevèrent  contre  elle  et  non  sans  succès  dans  un  pays  où  l'on  sait 
toujours  mieux  attaquer  que  se  défendre. 

Sans  lui  refuser  une  part  de  vérité  et  sans  nier  les  services  qu'elle 
avait  rendus  sous  certains  rapports  à  l'art  de  guérir,  on  contesta  la 
certitude  de  son  principe  et  l'universalité  de  son  application.  On 

(1)  Outre  ies  ouvrages  déjà  cités,  il  publia  pour  la  propagation  ou  la  défense  de  son 
système  : 

Les  Aîinales  de  la  médecine  physiologique  depuis  1822  jusqu'en  1834,  formant 
26  volumes  ; 

Un  Traité  de  Physiologie  appliquée  à  la  pathologie,  1822,  2  vol.  in-S»; 

Un  Catéchisme  de  la  médecine  physiologique,  ou  Dialogue  entre  un  savant  et  un 
jeune  médecin,  1824,  1  vol.  in-S»; 

Des  Commentaires  des  propositions  de  pathologie  consignées  dans  l'Examen  des 
doctrines  médicales,  1829,  2  vol.  in-S"; 

El  un  grand  nombre  de  discours,  de  réponses,  de  traités,  publiés  à  part  ou  dans 
des  journaux. 


iSki  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

prétendit  que  l'irritation  n'était  pas  l'origine  de  tous  les  troubles 
organicjues;  on  soutint  avec  Bichat  que  l'état  maladif,  loir»  d'être 
l'exagération  de  l'état  sain,  avait  pour  cause  des  phénomènes  d'une 
nature  opposée  à  celle  des  phénomènes  réguliers,  qui  différaient 
d'eux  non  par  la  quantité,  comme  le  voulait  M.  Broussais,  mais  par  la 
qualité;  on  ne  s'expliqua  point  comment  l'irritation,  qui  resserrait  la 
fibre  en  la  contractant,  pouvait  provoquer  dans  son  tissu,  sous  un 
espace  devemi  plus  étroit,  une  plus  grande  masse  de  liquides  et  faire 
produire  à  la  contraction  les  effets  de  la  dilatation;  on  ne  comprit 
pas  mieux  comment  la  fibre  irritée,  tantôt  conservait  ces  liquides 
accumulés  pour  les  livrer  à  la  décomposition  inflammatoire,  tantôt 
leur  ouvrait  passage  par  l'hémorragie,  ayant  ainsi  la  propriété  con- 
tradictoire de  les  retenir  et  de  les  expulser.  On  fut  encore  plus  éloigné 
de  reconnaître  que  l'irritabilité  visible  et  mécanique  de  la  fibre  mus- 
culaire put  être  confondue,  ainsi  que  le  faisait  M.  Broussais,  avec  la 
sensibilité  des  nerfs  dont  le  tissu  était  immobile,  et  dont  les  opéra- 
tions plus  délicates  et  en  quelque  sorte  spirituelles  s'exécutaient  en 
vertu  de  lois  d'un  ordre  moins  matériel  et  moins  facile  encore  à  saisir. 
Si  l'irritation  maladive  d'un  organe  était  transportée  sur  un  autre  par 
l'influence  des  sympathies  nerveuses,  ainsi  que  l'enseignait  M.  Brous- 
sais, on  se  demanda  pourquoi,  dans  le  traitement  par  la  révulsion, 
les  nerfs  n'augmentaient  pas  l'irritation  dans  la  partie  déjà  enflammée, 
au  lieu  de  l'affaiblir. 

Enfin,  tout  en  reconnaissant  que  M.  Broussais  avait  saisi  l'une  des 
causes  les  plus  générales  des  maladies,  l'inflammation  dont  il  avait 
signalé  la  marche  dans  les  divers  tissus;  qu'il  avait  rattaché  les  mala- 
dies chroniques  aux  maladies  aiguës,  et  plus  fortement  ramené  que 
persoinie  les  maladies  aiguës  aux  organes  qui  en  étaient  le  siège; 
qu'en  les  localisant  ainsi ,  il  avait  rendu  leur  diagnostic  plus  sûr  et  leur 
traitement  plus  régulier;  qu'il  avait  appelé  l'attention  sur  l'impor- 
tance et  les  troubles  de  l'appareil  digestif,  avant  lui  mal  exploré  et 
peu  ménagé;  qu'il  avait  introduit  plus  de  tempérance  dans  les  habi- 
tudes et,  sous  ce  rapport,  perfectionné  l'hygiène  publique;  qu'enfin 
il  avait  enrichi  de  quelques  vérités  utiles  la  pratique  générale  qui 
s'avance  toujours,  grossie  de  ce  qu'il  y  a  de  fondé  dans  les  divers  sys- 
tèmes; on  crut  néanmoins  que  la  nature  était  plus  compliquée  dans 
ses  procédés  et  dans  ses  désordres  que  ne  l'avait  imaginé  M.  Broussais, 
et  qu'il  n'y  avait  ni  une  seule  opération  organique,  ni  un  seul  genre 
de  maladies,  ni  un  seul  mode  de  traitement. 

M.  Broussais  avait  été  un  peu  trop  exclusif.  Mais  s'il  s'était  trompé  eu 


BROCSSAIS.  135 

substituant  quelquefois  les  conjectures  aux  observations  et  l'argumen- 
tation à  la  certitude,  il  l'avait  fait  à  la  manière  des  grands  novateurs, 
dont  les  erreurs  ne  sont  jamais  que  l'exagération  d'une  vérité.  Mal- 
heur, du  reste,  aux  siècles ,  aux  nations,  aux  hommes  qui  ne  se  trom- 
pent pas  ainsi  !  Ils  sont  frappés  de  stérilité,  et  ils  manquent  d'idées  de 
peur  d'avoir  des  systèmes.  Le  genre  humain  ne  vit  que  de  systèmes. 
Il  croit  toujours  plus  qu'il  ne  sait,  et  il  n'avance  qu'en  consentant  à 
s'égarer.  S'il  ne  cherchait  pas  la  vérité  avec  hardiesse,  s'il  ne  croyait 
pas  l'avoir  atteinte  toutes  les  fois  qu'il  l'a  entrevue,  s'il  ne  s'efforçait 
pas  de  l'enfermer  dans  ces  classifications  imparfaites  que  nous  appe- 
lons sciences,  s'il  ne  soumettait  pas  les  procédés  et  les  créations  de 
la  nature  à  des  formes  qu'il  est  de  temps  en  temps  obligé  d'élargir  et 
de  refaire,  il  ne  trouverait  que  confusion  dans  l'univers  où  l'esprit 
incertain  et  accablé  se  perdrait  au  milieu  d'une  immensité  de  faits 
sans  ordre  et  d'opérations  sans  loi. 

M.  Broussais  fut  conduit,  par  la  marche  de  ses  travaux ,  à  rattacher 
l'homme  moral  à  l'homme  physique.  De  médecin,  il  devint  philo- 
sophe. Il  appliqua  sa  théorie  physiologique  aux  actes  intellectuels, 
et  publia  son  ouvrage  de  r Irritation  et  de  la  Folie.  Son  but  avoué  en 
composant  cet  écrit ,  qui  excita  beaucoup  d'émotion  parmi  les  philo- 
sophes et  les  médecins,  et  sembla  destiné  à  les  mettre  aux  prises,  fut 
de  rendre  la  philosophie  dépendante  de  la  physiologie.  Il  parut 
comme  un  conquérant  et  en  armes  sur  les  paisibles  domaines  de  l'in- 
telligence, qui  changeaient  souvent  de  maîtres,  et  dont  les  posses- 
seurs n'étaient  plus  les  disciples  de  Locke  et  de  Condillac.  Ceux-ci 
auraient  pu  trouver  grâce  devant  M.  Broussais.  Il  y  avait  entre  eux 
et  lui  d'assez  grandes  conformités  d'opinion  sur  l'entendement  hu- 
main, qu'aucun  d'eux  ne  séparait  des  sens,  et  que  plusieurs  plaçaient 
dans  la  matière  même.  D'ailleurs  M.  Broussais  restait  fidèle  à  leur 
école,  qui  avait  rendu  de  si  grands  services  aux  sciences  naturelles 
en  leur  recommandant  l'observation  des  faits,  l'emploi  d'une  analyse 
sévère,  et  l'adoption  d'une  langue  exacte.  Mais  ils  avaient  été  rem- 
placés dans  la  direction  des  esprits  par  les  savans  et  brillans  introduc- 
teurs des  théories  psychologiques  et  idéalistes  récemment  professées 
en  Ecosse  et  en  Allemagne.  jM.  Broussais  regardait  ces  derniers,  aux- 
quels il  donnait  le  nom  de  kanto-platoniciens,  comme  des  usurpa- 
teurs étrangers.  Ils  avaient  fondé  en  France  une  école  décidément 
spiritualiste,  dont  il  repoussait  la  doctrine,  et  dont  il  n'aimait  p;is  le 
succès.  Cette  école,  moins  dogmatique  qu'historique,  douée  de  plus 
de  discernement  que  d'invention ,  proclamait  son  éclectisme,  et  met- 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait  l'originalité  de  ses  opinions  dans  le  choix  qu'elle  savait  en  faire. 
Elle  puisait  ses  croyances  philosophiques  partout  où  le  travail  des 
siècles  et  la  vérification  du  sens  commun  lui  en  désignaient  d'éprou- 
vées. M.  Broussais  s'éleva  contre  elle  avec  toute  la  véhémence  de  son 
talent.  Il  attaqua  ses  chefs,  qui  attiraient  autour  d'eux  la  jeunesse 
par  la  beauté  de  leur  parole  et  le  cosmopolitisme  même  de  leur  sys- 
tème, les  peignit  se  retirant  dans  leur  moi  pour  connaître  le  monde, 
se  fermant  les  yeux  pour  observer,  donnant  les  rêves  de  leur  pensée 
pour  les  lois  des  choses,  méprisant  leurs  devanciers,  inintelligibles, 
intolérans,  superbes.  Il  leur  reprocha  de  mettre  inutilement  une  ame 
dans  le  cerveau,  comme  on  placerait,  c'est  son  expression  ,  un  joueur 
de  clavecin  à  son  instrument ,  et  de  créer  une  idolâtrie  philosophique 
en  relevant ,  écrivait-il  avec  son  fier  coloris ,  le  panthcori  de  Vonto- 
logie,  devant  lequel  il  ne  fléchirait  pas  le  genou. 

Il  se  présenta  comme  le  restaurateur  de  l'école  expérimentale  et 
analytique  de  Bacon ,  de  Locke,  de  Condillac,  de  Tracy,  et  comme  le 
continuateur  des  travaux  de  Cabanis.  Engagé  dans  ces  voies,  il  s'y 
avança  plus  loin  que  tout  le  monde.  A  ses  yeux,  l'homme  physique 
est  l'homme  tout  entier.  M.  Broussais  ne  reconnaît  pas  en  lui  un  prin- 
cipe spirituel  distinct  de  l'élément  matériel.  C'est  par  ses  nerfs  qu'il 
sent,  c'est  dans  ses  viscères  que  se  forment  ses  instincts  et  ses  pas- 
sions, c'est  dans  son  cerveau  que  s'élabore  sa  pensée,  c'est  dans  son 
organisme  que  réside  sa  personnalité.  Mais  ces  appareils  matériels  ne 
sont  pas  seulement  le  siège  de  ces  phénomènes,  ils  en  sont  la  cause. 
Ainsi  la  sensibilité  est  un  produit  nerveux,  la  passion  est  un  acte 
viscéral,  l'intelligence  est  une  sécrétion  cérébrale,  et  le  moi  est  une 
propriété  générale  de  la  matière  vivante.  Voici  comment  M.  Brous- 
sais fut  conduit  à  son  système. 

Observant  les  faits  intellectuels  et  moraux  dans  leur  manifesta- 
tion extérieure,  et  n'allant  point  au-delà  de  ce  qu'il  apercevait,  il 
€rut  que  leur  mode  de  production  indiquait  leur  nature  môme,  et, 
ies  trouvant  associés  à  la  matière,  il  pensa  qu'ils  étaient  identiques 
avec  elle.  Ce  qui  le  fortifia  surtout  dans  cette  opinion ,  ce  fut  de  voir 
la  sensibihté  et  l'intelligence  naître,  croître,  décliner  et  disparaître 
avec  le  corps.  Nulles  dans  l'embryon,  ébauchées  dans  le  fœtus,  dé- 
biles chez  l'enfant,  progressives  chez  l'adolescent,  parvenues  à  toute 
leur  force  chez  l'adulte,  elles  diminuent  chez  le  vieillard,  sont  sus- 
pendues chez  l'homme  endormi,  annulées  dans  l'idiot,  perverties 
dans  le  fou ,  et  s'anéantissent  entièrement  lorsqu'arrive  le  terme  où 
sont  usés  les  ressorts  nerveux  de  la  machine  merveilleuse,  mais  péris- 


BROIJSSAIS.  l^*^ 

sable,  qui  les  produit.  M.  Broussais,  en  suivant  l'étroite  et  incontes- 
table dépendance  où  la  sensibilité  et  l'intelligence  se  trouvent  a  1  égard 
des  organes,  en  conclut  non  pas  que  les  organes  sont  les  instrumens 
ici-bas  nécessaires  de  la  sensibilité  et  de  l'intelligence,  mais  que  la 
sensibilité  et  l'intelligence  sont  les  effets  passagers  de  ces  organes. 
Comment  s'accomplissait  d'après  lui  ce  mécanisme  matériel  qm 
produisait  des  résultats  moraux?  Par  l'entremise  physiologique  de 
l'excitation.  On  se  rappelle  la  théorie  de  l'irritabilité  en  vertu  de 
laquelle  les  agens  externes  ou  internes,  appelés  modificateurs,  con- 
tractant les  tissus,  provoquent  une  réaction  des  organes,  et  les  solli- 
citent à  remplir  leurs  fonctions.  Cette  théorie  suffit  à  tout  dans  son 
unité  féconde.  Elle  rend  compte  des  phénomènes  intellectuels  qui 
sont  d'après  M.  Broussais,  un  mode  particulier  d'excitation  nerveuse. 
Ce  mode  d'excitation  a  lieu  dans  le  cerveau.  Il  est  produit  par  deux 
courans  nerveux,  l'un  externe  qui  vient  des  sens  et  qui  le  met  en 
communication  avec  le  monde,  l'autre  interne  qui  vient  des  viscères 
et  qui  le  met  en  communication  avec  lui-même.  Le  premier  lui  ap- 
porte l'impression  des  objets ,  le  second  le  cri  des  instincts.  Provoque 
par  cette  double  excitation ,  le  cerveau  réagit  en  vertu  de  son  inner- 
vation propre  et  change  l'impression  des  objets  en  idées,  la  sollicita- 
tion des  instincts  en  actes  de  la  volonté.  L'opération  qu'il  accomplit 
est  analogue  à  celle  de  l'estomac  qui,  excité  par  les  alimens,  les 
transforme  en  chyle.  ^ 

Le  fondateur  de  la  doctrine  physiologique  ne  reconnaît  dans  les 
actes  les  plus  sublimes  de  l'homme  que  des  produits  physiques  de 
son  cerveau.  Cette  créature  si  richement  douée  sent,  pense,  se  sou- 
vient  imagine,  veut,  aime,  se  dévoue,  par  suite  de  modifications 
plus  ou  moins  fortes  de  sa  pulpe  cérébrale.  Le  développement  du 
cerveau  et  les  degrés  divers  de  son  excitation  causent  les  différences 
de  ces  phénomènes,  qui  sont  les  effets  échelonnés  d'une  opération 
unique.  Les  plus  faibles  produisent  les  instincts,  qui  sont  les  débuts 
de  l'intelligence.  Les  plus  considérables  donnent  le  génie,  qui  est  le 
maximum  de  l'excitation  normale.  S'ils  sont  excessifs,  il  y  a  délire,  et 
si  cet  excès  d'excitation  dure,  il  y  a  folie.  L'imbécillité  n'est  que  le 
défaut  d'action  de  l'organe  intellectuel,  et  la  manie  n'est  que  son 
irritation  maladive.  Quant  à  la  liberté  des  déterminations  humaines, 
elle  doit  être  mise  au  rang  des  chimères,  et  il  faut  savoir  reconnaître 
dans  l'apparence  de  la  volonté  l'accomplissement  fotal  d'une  excita- 
tion dominante  qui ,  dans  le  conflit  des  impressions  arrivées  de  toutes 
parts  au  cerveau,  l'emporte  sur  les  autres. 


^^^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

loi  est  ce  système  dans  ses  traits  principaux.  Il  est  simple  •  est-il 
aassi  vrai?  La  force  et  la  hardie^^e  d'esprit  déplovées  pour  le  con-. 
strmre  ou  pour  le  soutenir  doivent-elles  nous  faire  illusion  sur  la  fra^ 
gihte  de  ses  fondemens?  M.  Broussais  a-t-il  raison  contre  le  senti- 
ment unamme  du  genre  humain  et  contre  l'opinion  à  peu  près  géné- 
rale des  phdosophes,  qui  place  dans  le  corps  un  principe  spirituel 
distinct ,  quoique  dépendant  de  lui  sous  beaucoup  de  rapports   pen- 
dant leur  union  passagère?  Est-il  possible  d'admettre  qu'un  instru- 
ment matériel  produise  seul  des  effets  qui  ne  le  sont  pas,  que  la 
pensée  à  la(iuelle  M.  Broussais  n'accorde  pas  plus  que  personne  les 
attributs  de  la  matière,  puisqu'il  convient  qu'elle  ne  peut  ni  se  voir 
m  se  toucher,  ni  se  décomposer,  soit  le  résultat  direct  d'un  organe 
qui  se  voit,  se  touche,  se  décompose?  Avec  quelle  apparence  ce  qui 
est  un  peut-il  être  confondu  avec  ce  qui  est  complexe,  ce  qui  est 
spontané  et  actif  avec  ce  qui  est  passif  et  dépendant,  ce  qui  peut  être 
partout  a  la  fois,  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  sans  être  soumis  aux 
conditions  de  l'étendue  et  de  la  durée,  avec  ce  qui  ne  saurait  se  trou- 
ver qu  en  un  seul  lieu,  dans  un  seul  moment? 

Pourquoi  ne  pas  reconnaître  que  des  phénomènes  spirituels  sont 
lesactes  d'un  principe  de  môme  nature  qu'eux,  et  que,  accomplis,  il 
est  vrai,  a  l'aide  des  sens  et  du  cerveau,  ils  ne  peuvent  être  perçus, 
voulus,  jugés,  conservés  que  dans  un  centre  indivisible  et  dès-lors 
immatériel?  Comment  ne  pas  convenir  que  ce  principe  auquel  on 
donne  le  nom  de  moi,  si  on  le  considère  sous  le  rapport  de  sa  per- 
sonnalité; celui  de  conscience,  si  on  le  considère  sous  le  rapport  de 
son  action  réfléchie;  celui  d'ame,  si  on  le  considère  sous  le  rapport 
de  son  existence  abstraite,  conserve  seul  l'identité  de  l'être  humain 
a  travers  les  phases  de  la  vie,  les  changemens  du  corps,  le  renouvela 
lement  successif  et  total  des  organes  incapables  par-là  même  de  rester 
dépositaires  d'impressions  et  d'idées  appelées  à  survivre  à  la  portion 
de  matière  qui  les  aurait  produites?  Enfln,  comment  contester  que 
1  étude  de  ce  principe,  de  ses  facultés,  de  ses  lois,  de  ses  actes,  forme 
une  science  à  part,  justement  appelée  psychologie  et  différente  de  la 
physiologie  ou  science  du  corps,  pour  le  compte  de  laquelle  M.  Brous- 
sais se  montre  trop  exigeant  par  une  habitude  de  métier  fortifiée  de 
toute  la  puissance  d'un  système. 

Le  premier  consul  demandait  un  jour  à  un  illustre  géomètre  pour- 
quoi il  n'avait  pas  parlé  de  Dieu  dans  son  système  du  monde.  «  C'est, 
répondit-il,  parce  que  je  pouvais  me  passer  de  cette  hypothèse.  » 
M.  Broussais  a  cru  pouvoir,  en  traitant  de  l'homme,  se  passer  à  soa 


BROUSSAIS.  13^ 

tour  de  l'hypothèse  de  l'ame.  Lui  qui  reconnaît  un  souverain  auteur 
à  l'univers,  lui  qui  a  dit  :  Je  sens  (pi  une  intelligence  a  tout  coordonné, 
n'aurait-il  pas  dû  apercevoir  qu'il  est  aussi  difficile  de  rejeter  l'ame 
du  corps  que  d'exclure  Dieu  du  monde;  que  le  corps  ne  peut  pas  plus 
se  passer  que  le  monde  d'un  ordonnateur  spirituel  qui  possède  et  qui 
dirige  ces  nobles  facultés  à  l'aide  desquelles  nous  comprenons  les  lois 
des  choses  et  des  êtres,  nous  aimons  la  justice,  nous  ftùsons  volon- 
tairement le  bien ,  et  nous  nous  élevons  jusqu'au  sacrifice  réfléchi  de 
nous-mêmes? 

L'ouvrage  sur  \ irritation  et  la  folie,  qui  engagea  M.  Broussais  dans 
une  polémique  mémorable  avec  les  psychologistes,  parmi  lesquels  il 
rencontra  d'habiles  adversaires  et  de  redoutables  argumentateurs , 
fut  la  conséquence  la  plus  extrême  et  la  plus  logique  du  sensualisme; 
mais  il  ne  marqua  point  le  terme  des  travaux  de  M.  Broussais.  Get 
homme  infatigable  et  hardi  ne  pouvait  ni  s'astreindre  au  repos,  ni 
s'enfermer  dans  les  opinions  reçues.  Aussi,  après  avoir  épuisé  ses 
propres  idées ,  lui  était-il  réservé  de  prendre  en  main  la  défense  d'une 
doctrine  qui  lui  était  étrangère,  à  laquelle  même  il  n'avait  pas  été  jus- 
que-là favorable,  mais  qui  avait  sans  doute  à  ses  yeux  le  double  mé- 
rite d'être  originale  et  contestée. 

Pendant  que  M.  Broussais  concevait,  propageait,  développait  sa 
doctrine  de  l'irritation ,  il  s'était  formé  un  système  à  beaucoup  d'égards 
différent  du  sien  sur  le  mécanisme  et  la  philosophie  du  cerveau.  Le 
célèbre  et  ingénieux  docteur  Gall  ne  s'était  pas  i)orné  à  faire  de  cet 
organe  le  siège,  l'instrument  ou  même  la  cause  de  la  pensée.  Doué 
d'un  rare  esprit  d'observation ,  il  avait  cru  remarquer  que  les  penchans 
et  les  facultés  des  êtres  correspondaient  à  un  certain  développement 
de  leur  crâne.  Il  avait  pensé  que  les  instincts  conservateurs,  que  les 
sentimens  affectifs,  que  les  besoins  moraux  et  religieux,  que  les  dis- 
positions de  l'intelligence  résidaient  dans  des  régions  particulières  du 
cerveau  qui  leur  étaient  respectivement  affectées.  Procédant  à  cette 
distribution  graphico-morale  du  crâne,  il  avait  attaché  chacune  des 
facultés  qu'il  avait  observées  à  un  organe  spécial,  et  avait  assigné  à 
cet  organe  une  place  déterminée  par  le  relief  qu'il  projetait  sur  la 
boîte  osseuse  dont  la  forme,  suivant  lui,  était  modelée  d'après  celle 
du  cerveau.  Le  nombre  de  ces  facultés  qui  s'est  accru  depiiis,  s'éle- 
vait d'abord  à  vingt-huit.  Comme  pour  les  saisir  dans  leurs  saillies 
extérieures,  Gall  les  avait  remarquées  chez  les  individus  qui  les  pos- 
sédaient avec  excès;  il  avait  été  amené  à  leur  donner  des  noms^(|ui 


1^0  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

étaient  quelquefois  ceux  de  nos  qualités  et  aussi  souvent  ceux  de  nos 
vices. 

Son  ami,  son  disciple,  son  continuateur,  Spurzheim,  rectifiant 
en  cela  sa  nomenclature ,  n'avait  vu  dans  les  organes  du  cerveau  que 
des  forces  pures,  qu'il  dépendait  de  l'homme  de  rendre  utiles  par  une 
application  régulière  et  intelligente,  dangereuses  par  un  emploi  dé- 
raisonnable et  exagéré.  Il  les  avait  désignées  par  le  nom  abstrait  de 
leur  destination  générale,  au  lieu  de  leur  appliquer  le  nom  de  l'usage, 
et  souvent  môme  celui  de  l'abus  qui  était  fait  d'elles  et  que  Gall  leur 
avait  d'abord  imposé.  Ainsi,  pour  en  offrir  un  exemple,  il  avait 
appelé  dans  son  langage  un  peu  barbare,  organe  de  Vacquisivité, 
celui  que  Gall  avait  appelé  organe  du  vol,  et  organe  de  la  destmc- 
tivité,  celui  que  Gall  avait  appelé  organe  du  meurtre.  Cette  science 
qui  avait  peut-être  quelque  réalité  dans  ses  grandes  divisions  du  cer- 
veau, si  elle  avait  été  fondée  dans  tous  ses  détails,  aurait  eu  une 
véritable  commodité  pour  les  observateurs  et  pour  les  honnêtes  gens. 
Elle  leur  aurait  montré  le  cerveau  des  hommes  comme  un  livre  ouvert 
et  prophétique  où  des  yeux  clairvoyans  auraient  pu  lire  les  destinées 
écrites  d'avance  dans  les  organes. 

M.  Broussais  avait  été  d'abord  contraire  à  la  phrénologie.  Il  l'avait 
repoussée ,  parce  que  les  proéminences  osseuses  ne  correspondaient 
pas  constamment,  d'après  lui  et  d'après  beaucoup  de  physiologistes, 
aux  circonvolutions  cérébrales  qui ,  de  leur  côté ,  n'indiquaient  pas 
toujours  les  aptitudes  dominantes,  parce  que  l'action  du  cerveau 
mettait  plus  de  différence  entre  les  hommes  que  la  quantité  de  sa 
masse;  parce  qu'en  réduisant  à  vingt-huit  ou  à  trente  le  nombre  des 
organes,  on  les  circonscrivait  trop  en  comparaison  des  penchans  de 
notre  instinct  et  des  facultés  variées  de  notre  intelligence;  parce  qu'il 
fallait  alors  recourir  à  des  subtilités  continuelles  pour  expliquer  par 
des  combinaisons  d'organes  les  penchans  et  les  facultés  qui  n'avaient 
pas  d'organes  propres;  parce  qu'enfin  tout  le  concours  de  l'appareil 
cérébral  n'existait  plus  pour  l'accomplissement  de  chaque  phénomène 
forcément  isolé,  et  qu'on  ne  reconnaissait  aucun  organe  régulateur 
dans  le  cerveau  qui  ne  restât  livré  à  la  plus  confuse  anarchie. 

Malgré  la  valeur  et  le  souvenir  de  ces  objections,  M.  Broussais  de- 
vint partisan  de  la  phrénologie  à  la  fin  de  sa  vie.  Après  la  révolution 
de  1830,  une  justice  tardive  avait  été  rendue  à  son  mérite  comme  à  sa 
renommée.  Le  gouvernement  nouveau  avait  créé  pour  lui  une  chaire 
de  pathologie  et  de  thérapeutique  générales  à  la  Faculté  de  Médecine 


BROUSSAIS.  141 

de  Paris  (1),  et  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques,  dès  son 
rétablissement,  l'avait  appelé  dans  sa  section  de  philosophie.  Ce  fut 
vers  cette  époque  que  M.  Broussais  se  fit  le  chef  de  l'école  phrénolo- 
gique,  privée  de  ses  deux  fondateurs.  Au  fond ,  il  y  avait  beaucoup  de 
rapport  entre  la  localisation  des  facultés  humaines  dans  le  cerveau  et 
la  localisation  des  maladies  dans  les  organes.  Ces  deux  systèmes 
étaient  le  résultat  de  la  même  tendance  et  signalaient  dans  la  science 
une  sorte  d'anarchie;  le  premier,  en  établissant  dans  le  corps  une 
république  d'organes  sans  unité;  le  second,  en  plaçant  dans  le  cer- 
veau une  république  de  facultés  soustraite  au  gouvernement  supérieur 
de  l'ame. 

Cette  analogie  ne  fut  peut-être  pas  sans  influence  sur  la  nouvelle 
conviction  de  M.  Broussais.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  trouva  la  division  du 
cerveau  en  organes  distincts  plus  adaptée  à  la  variété  de  ses  actes  et 
à  leur  nature,  selon  lui,  matérielle.  Il  renonça  donc  à  l'indivisibilité 
de  l'action  cérébrale,  et  consentit  à  transporter,  dans  la  partie  posté- 
rieure et  à  la  base  du  cerveau ,  les  instincts  qu'il  avait  jusque-là  placés 
dans  les  viscères.  Mais,  en  refusant  désormais  à  ceux-ci  la  fiiculté  de 
produire  les  passions,  il  leur  accordait  toujours  le  droit  de  les  exciter. 
Après  avoir  adopté  la  doctrine  phrénologique,  M.  Broussais  mit  à  son 
service  le  talent,  l'ardeur,  la  verve,  l'activité  qu'il  conservait  encore. 
Introduite  dans  ses  mémoires  académiques ,  propagée  par  lui  dans 
un  journal,  professée  dans  des  cours  où  il  retrouva  l'animation  de 
parole,  l'affluence  d'auditeurs ,  et  les  succès  éclatans  de  ses  plus  cé- 
lèbres années ,  cette  doctrine  obtint  les  derniers  efforts  de  son  esprit 
fatigué  et  de  sa  vie  défaillante.  Il  s'en  fit  le  représentant  et  le  défen- 
seur dans  notre  Académie.  Assidu  à  nos  séances,  facile  dans  son  com- 
merce, attentif  aux  idées  d'autrui  tout  en  étant  fort  arrêté  dans  les 
siennes,  il  prit  part  à  nos  travaux  tant  que  ses  forces  le  lui  permi- 
rent. C'était  un  excellent  confrère  que  nous  devions  avoir  la  douleur 
de  perdre  trop  tôt. 

Il  était  depuis  long-temps  en  proie  à  une  lente  et  cruelle  maladie, 
sous  laquelle  son  corps  s'affaissait  chaque  jour  sans  que  sa  mâle 
vigueur  fléchît  un  instant.  Moins  d'un  mois  avant  sa  mort,  nous  l'avons 
vu,  pûle,  exténué  par  la  souffrance,  mais  soutenu  par  l'énergie  de  la 
volonté,  venir  une  dernière  fois  au  milieu  de  nous  exposer  et  dé- 
fendre, avec  une  parole  aussi  ferme  que  son  ame,  les  convictions  qui 

(1)  M.  Broussais'/ul  nommé  plus  tard  inspecteur-général  du  service  de  santé  des 
armées,  et  commandeur  de  la  Légion-d'Honneur. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  étaient  chères.  La  maladie  qui  le  détruisait  sourdement  avait  fait 
alors  d'irrémédiables  progrès,  il  en  connaissait  toute  la  gravité  et  en 
suivait  la  marche  sur  lui-même  avec  plus  de  sagacité  et  de  sang- 
froid  qu'il  n'eu  eût  mis  à  l'étudier  sur  un  autre.  11  en  tenait  un  jour- 
nal. Dans  ce  registre  où  il  consignait  sans  surprise  et  sans  plainte  des 
accideus  dangereux,  des  souffrances  vives,  des  opérations  cruelles, 
des  prévisions  alarmantes,  le  médecin,  s'élevant  au-dessus  de  l'homme, 
se  montrait  plus  occupé  de  la  science  que  de  sa  douleur. 

C'est  ainsi  qu'il  s'observa  jusqu'il  la  fin,  ne  laissant  échapper  aucune 
parole  d'illusion  ou  de  crainte.  !1  alla  passer  les  trois  derniers  jours 
de  sa  vie  à  la  campagne,  près  de  Paris.  Malgré  sou  extrême  affaiblis- 
sement, il  ne  cessa  pas  de  travailler.  Il  dictait  encore  un  mémoire 
quelques  heures  avant  d'expirer.  Mais  il  fut  bientôt  saisi  par  les 
violentes  et  terribles  angoisses  de  la  mort.  Une  organisation  aussi 
forte  que  la  sienne,  quoique  usée  par  le  mal,  ne  pouvait  pas  se  briser 
doucement.  11  ressentit  tout  d'un  coup  comme  un  déchirement  inté- 
rieur de  la  vie,  se  leva  à  moitié  sur  son  lit  en  poussaiit  uu  grand  cri, 
avec  des  gestes  et  uu  air  éperdus,  puis  il  retomba.  Le  moment  su- 
prême était  arrivé;  il  le  sentit,  lit  un  dernier  mouvement,  et  d'une 
main  presque  inanimée  il  abaissa  lui-même  ses  paupières  sur  ses 
yeux ,  qui  se  fermèrent  pour  jamais. 

Ainsi  finit,  le  17  novembre  1838,  à  l'âge  de  soixante-six  ans,  cet 
homme  d'une  force  peu  commune  (pii  poursuivait  ses  recherches  sur 
lui-même  à  travers  les  atteintes  d'une  maladie  mortelle,  et  dont  l'ac- 
tivité scientifique  ne  s'arrêta  qu'à  l'heure  du  repos  éternel.  De  sin- 
cères regrets  et  d'universels  hommages  s'élevèrent  de  toutes  parts. 
M.  Broussais  les  méritait  également.  Il  n'était  pas  seulement  supé- 
rieur par  ses  découvertes  et  par  ses  ouvrages,  il  était  bon,  simple, 
cordial,  attachant.  Ce  réformateur  si  intraitable,  cet  athlète  si  impé- 
tueux, cet  adversaire  si  violent  et  si  altier,  était,  dans  les  habitudes 
ordinaires  de  la  vie,  le  plus  bienveillant  et  le  plus  facile  des  hommes. 
La  nature,  qui  lui  avait  donné  une  grande  vigueur  de  corps,  une  rare 
puissance  d'esprit,  une  énergie  indomptable  de  caractère,  avait  ajouté 
à  ces  forles  qualités  des  dispositions  aimables  et  douces.  Elle  lui  avait 
départi  beaucoup  de  bonhomie,  un  fonds  inaltérable  de  gaieté,  une 
générosité  compatissante.  Il  ne  pouvait  ni  faire  ni  voir  souffrir.  S'il  a 
souvent  attaqué,  il  n'a  jamais  haï.  Il  ne  déteslait,  dans  ses  adversaires, 
que  leurs  théories.  Ses  colères  comme  son  orgueil  se  renfermaient, 
à  ce  qu'il  croyait  du  moins,  dans  la  science,  et  tenaient  surtout  à 
l'amour  (pi'il  portait  à  ses  idées  et  à  l'ardeur  m^me  de  ses  convictions. 


BROUSSAIS.  143 

Entraîné  par  la  partie  la  plus  noble  et  la  plus  élevée  de  la  science, 
il  en  avait  négligé  l'application  et  dédaigné  les  profits;  il  avait  surtout 
exercé  dans  les  camps ,  au  milieu  des  ravages  de  la  guerre  et  des 
épidémies,  n'ayant  eu  de  la  pratique  médicale  que  les  dangers  et 
l'héroïsme.  Aussi,  le  médecin  qui  couvrait  la  France  de  ses  disciples, 
et  remplissait  l'Europe  de  son  nom,  après  trente  ans  d'exercice  et  de 
gloire ,  est  mort  pauvre;  cette  passion  pour  la  vérité  lui  faisait  cepen- 
dant porter  trop  de  fougue  dans  sa  recherche ,  et  le  rendait  moins 
difficile  qu'il  ne  l'aurait  fallu  sur  ses  preuves.  Son  esprit,  qui  était  vif, 
pénétrant,  ferme,  créateur,  n'avait  pas  des  procédés  assez  rigoureux; 
il  ne  se  posait  pas  toujours  bien  les  problèmes,  et  il  se  contentait 
souvent  de  solutions  imparfaites ,  parce  qu'il  observait  bien  et  qu'il 
concluait  trop.  Chercher  et  croire,  affirmer  et  combattre,  tels  étaient 
ses  besoins;  il  ne  savait  ni  douter,  ni  hésiter.  De  là  venaient  à  la  fois 
ses  imperfections,  son  talent,  sa  puissance,  ses  succès;  il  y  puisait 
un  style  aux  allures  animées  et  libres,  coloré,  abondant,  inégal, 
énergique;  il  y  trouvait  l'inspiration  de  ces  livres  qui  intéressaient 
non-seulement  par  l'exposition  de  ses  idées,  mais  par  l'émotion  de 
ses  sentimens,  car  il  y  mettait  à  la  fois  ses  systèmes  et  sa  personne. 

M.  Broussais  a  eu  un  génie  inventif;  il  appartenait  à  cette  généra- 
tion vigoureuse  et  créatrice  qui  s'occupait  un  peu  moins  que  la  nôtre 
de  ce  qu'on  avait  pensé  dans  les  siècles  précédens,  et  qui  découvrait 
un  peu  plus.  Aussi,  le  nom  de  Broussais  demeurera  inscrit  à  côté 
des  grands  noms  dans  la  science  qu'il  a  cultivée ,  honorée  et  perfec- 
tionnée. 

MiGNET. 


DES 


POÈTES  ÉPIQUES. 


IV. 

DE  l'Épopée  indienne.' 


C'est  une  des  conditions  vitales  de  la  société  de  découvrir  les  unes 
après  les  autres  les  richesses  du  passé,  à  mesure  qu'elle  a  besoin  de 
prendre  un  essor  nouveau.  Le  même  siècle  n'a  pas  vu  reparaître  à  la 
fois  toutes  les  splendeurs  de  l'antiquité.  Ces  flambeaux  ne  se  sont 
rallumés  que  successivement,  et  les  uns  par  les  autres.  Dès  que  le 
moment  arrive  où  le  moyen-àge  doit  sortir  de  sa  nuit,  Virgile  com- 
mence à  renaître  avec  le  génie  latin.  Il  devient  l'instituteur  de  l'Italie 
moderne,  et  le  conducteur  de  Dante  rouvre  le  premier  les  portes  de 
l'avenir.  Plus  tard,  quand  cette  force  s'arrête,  que  le  siècle  assoupi 
a  besoin  d'une  seconde  impulsion,  c'est  Homère  qui,  dans  Constan- 
tinople,  sort  de  l'oubli.  Entouré  du  cortège  des  orateurs,  des  poètes 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  15  mai  1836,  Epopée  grecque;  — 
15  août  1836,  Épopée  romaine;  —  1"  janvier  1837,  Épopée  française,  etc. 


POÈTES  ÉPIQUES.  145 

grecs,  il  dissipe,  à  son  souffle,  le  moyen-àge,  et  crée  la  renaissance. 
Quelquefois  ce  sont  des  modernes  qui ,  le  lendemain  de  leur  appari- 
tion, retombent  dans  l'obscurité  et  sont  comme  s'ils  n'avaient  jamais 
été.  Mais  leur  action,  un  moment  suspendue,  n'en  est  bientôt  que 
plus  puissante.  Tel  futShakspeare.  S'il  est  oublié  par  le  xviir  siècle^ 
il  revit  de  nos  jours,  et  cette  résurrection  a  provoqué  en  partie  celle  de 
l'Allemagne  :  en  sorte  que  ces  hommes  peuvent  être  regardés  comme 
d'ardens  messagers  qui,  de  loin  à  loin,  viennent  marquer  l'aurore 
des  grandes  journées  du  monde  intellectuel.  Aujourd'hui,  l'Europe 
est  lasse;  elle  l'avoue  elle-même.  Parcourez  l'Angleterre,  l'Allemagne, 
la  France;  partout,  avec  des  visages  divers,  vous  trouverez,  haletant 
et  vivant  d'une  même  ombre  de  vie,  les  hommes  attachés,  non  au 
présent,  mais  à  l'attente  d'une  chose  qu'ils  ne  savent  comment 
nommer.  A'irgile,  Homère,  Dante,  Shakspeare,  ne  suffisent  plus  à 
repaître  ces  esprits  magnifiques.  Il  faudrait,  disent-ils,  de  nouvelles 
sources  d'eau  vive  pour  nous  assouvir  dans  notre  désert  moral.  Et 
voilà  qu'en  effet  soudaitiement  jaillit  du  rocher  un  flot  d'inspiration 
qu'aucune  génération  n'a  encore  détourné  à  son  profit;  voilà  que 
des  noms  jusqu'ici  ignorés  sont  prononcés,  des  langues,  des  religions 
perdues  sont  découvertes,  des  dieux  retrouvés.  Une  poésie  inconnue, 
la  poésie  indienne,  commence  à  se  révéler.  Par-delà  l'Homère  grec, 
un  Homère  indien  se  montre  à  l'extrémité  des  temps,  puisque  les 
critiques  les  plus  modérés  placent  sa  naissance  mille  ans  avant  le 
Christ.  Hâtons-nous  donc  de  nous  tourner  de  ce  côté;  voyons  ce  que 
peuvent  être  une  Odyssée,  une  Iliade  au  bord  du  Gange.  Qu'avons- 
nous  de  commun  avec  ce  génie  que  le  temps  et  l'espace  ont  mis  si 
loin  de  nous?  Que  faut-il  en  espérer  pour  l'avenir?  Quel  bon  ou 
mauvais  augure  en  tirer?  Virgile  et  Homère  ont  prêté  quelque  chose 
de  leur  vie  aux  siècles  de  Léon  X  et  de  Louis  XIV.  Quel  siècle  naîtra 
au  souffle  de  cet  Homère  du  golfe  de  Golconde? 

L'Inde,  comme  la  Grèce,  a  deux  épopées  principales.  Sous  les 
titres  du  Ramayana  et  du  Mahabaratha,  elle  a  son  Iliade  et  son  Odyssée. 
Si  l'étendue  des  œuvres  faisait  seule  leur  importance,  cette  littérature 
serait,  sans  contestation,  la  première  de  toutes,  puisque  le  moindre 
de  ces  poèmes  renferme  au  moins  quarante  mille  vers.  Le  tiers  du 
Ramayana  a  été  publié  dès  1800  à  Sérampore;  mais,  dans  le  trajet 
des  Indes  en  Europe,  le  vaisseau  qui  portait  une  partie  de  cette  car- 
gaison fit  naufrage.  Le  premier  et  le  troisième  volume  parvinrent 
seuls  en  Angleterre;  il  y  a  quelques  années  seulement,  William 

TOME   XXIII.  —  SUPPLÉMENT.  10 


1'p6  revue  des  deux  mondes. 

Schlegel,  porsuadé,  sans  doute,  que  la  question  littéraire  de  notre 
temps  est  celle  de  la  renaissance  orientale,  a  entrepris  une  édition 
complète  des  deux  épopées.  Cette  publication  n'est  point  termi- 
née, en  sorte  que,  dans  l'état  actuel  de  la  critique,  ces  grandes 
masses  de  poésie  sont  encore,  en  partie,  inconnues.  Colosses  de 
ïhèbes,  ensevelis  jusqu'au  front  dans  les  sables,  on  n'aperçoit  que 
leurs  diadèmes.  Cependant  les  Jragmens  mis  à  découvert  suffisent 
pour  déterminer  le  genre  et  le  caractère  de  l'ensemble,  de  même  que, 
sur  une  partie  d'un  animal  perdu ,  les  naturalistes  recomposent  le  tout 
vivant  dont  elle  a  été  détachée. 

La  forme  de  ces  compositions  exclut  l'idée  d'une  analyse  littérale. 
S'il  fallait  ici  marquer  le  caractère  du  poème  d'Arioste,  vainement 
voudrait-on  suivre  un  à  un  tous  les  pas  de  ce  génie  capricieux.  A 
peine  entré  dans  le  labyrinthe  enchanté,  on  perdrait  le  fil  qui  échappe 
souvent  au  poète  lui-môme.  Or,  le  sentier  vagabond  d'Arioste  est  une 
voie  droite  et  classique  auprès  de  celle  du  poète  indien.  Pénétrerons- 
nous  donc,  au  hasard,  dans  cette  immense  forêt  vierge,  et  suivrons- 
nous  tous  les  sentiers  que  nos  yeux  rencontreront?  Bientôt  nous 
serions  égarés  sans  espoir,  s'il  est  vrai  que  l'on  ne  peut  mieux  expli- 
quer l'exub 'rance  de  ces  poèmes  qu'en  la  comparant  à  celle  de  cet 
arbre  indien  dont  les  branches,  en  retombant  à  terre,  s'y  attachent, 
s'y  divisent,  s'enracinent,  poussent  des  rejetons  qui  deviennent 
eux-mêmes  des  arbres,  lesquels  se  ramifient  de  nouveau,  et,  ger- 
mant, se  reproduisant,  se  multipliant  ainsi  en  chaque  endroit,  for- 
ment une  forêt  qui  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'une  seule  plante  d'où 
s'exhalent  toutes  les  harmonies  d'un  môme  continent,  parfums  vivans, 
murmures,  bourdonnemens  de  la  nature  des  tropiques.  Où  est  le 
germe,  où  sont  les  branches,  où  est  le  tronc  de  cet  arbre  infini?  De 
même,  dans  ces  épopées,  chaque  incident  tend  à  devenir  un  poème. 
Que  ferons-nous  pour  ne  pas  nous  perdre  dans  cette  immensité?  Nous 
imiterons  les  Européens,  quand  ils  veulent  s'établir  au  sein  des  forêts 
vierges  des  grandes  Indes.  Ils  se  hâtent  d'y  tracer  de  longues  voies 
droites  qui  aboutissent  à  des  points  déjà  connus.  J'établirai  ainsi 
plusieurs  divisions  dans  l'examen  de  ces  épopées,  encore  immaculées 
comme  les  savanes  et  les  forêts  où  le  condor  et  le  boa  ont  seuls  jus- 
qu'à présent  fait  leur  séjour.  Je  rechercherai  les  rapports  de  cette 
poésie  avec  son  auteur,  avec  la  religion  nationale,  avec  la  nature 
asiatique,  avec  les  institutions  civiles  et  l'histoire  des  Indes  en  général. 

î)'abord  je  veux  savoir  quelle  a  été  la  condition  du  poète  lui-même. 


POÈTES  ÉPIQUES.  ikl 

Son  nom  est  Valmiki,  et  notre  siècle  ne  passera  pas  sans  que  ce 
nom  ne  soit  inscrit  à  côté  de  ceux  d'Homère,  de  Dante  et  de  Sliaks- 
peare,  car  Yalmiki  est  de  la  famille  de  ceux  qui  résument  toute  une 
civilisation.  Comment  a-t-il  vécu?  comment  a-t-il  composé  son 
ouvrage?  Ces  questions  sont  résolues  par  le  fait,  dés  le  début  du  Ra- 
mayana.  Celte  épopée,  comme  celle  de  Dante,  met  d'abord  en  scène 
la  personne  du  poète.  Retiré  sous  les  ombrages  d'une  forêt  sacrée, 
dès  les  premiers  vers  il  se  prépare  par  une  longue  purification  à 
l'inspiration  divine.  Tout  annonce  en  lui  un  homme  de  la  caste  des 
prêtres,  qui  épure  son  esprit  pour  le  rendre  digne  de  produire  le 
poème  national  des  Indes.  Son  sanctuaire  est  dans  le  fond  des  vallées. 
Il  fait  ses  ablutions  dans  les  eaux  divines  du  Tomosa.  Ses  disciples  lui 
apportent  au  bord  du  fleuve  ses  vôtemens  religieux ,  et,  quand  il  sort 
des  flots,  son  esprit  sans  tache  est  prêt  à  reproduire  fidèlement  les 
images  impérissables  que  les  dieux  voudront  y  imprimer.  Oui  ne  voit 
le  sens  profond  caché  dans  ce  début?  Où  est  l'homme  qui,  avant 
d'accomplir  sa  tâche,  n'a  besoin  d'une  ablution  intérieure?  Où  est 
celui  qui  ne  s'est  baigné  dans  le  flot  des  douleurs  humaines  avant  de 
recevoir,  selon  l'expression  orientale,  la  seconde  vie,  c'est-à-dire  celle 
de  l'inspiration?  Ouest  le  philosophe,  l'artiste,  qui  n'a  une  fois,  au 
moins,  lavé  la  poussière  de  ses  rêves  au  bord  des  lacs  immaculés  et 
rafraîchi  son  front  dans  l'abîme  insondable?  Tout  poète,  avant  de 
commencer  son  œuvre,  ne  se  recueille-t-il  pas  dans  le  secret  des 
forêts  ou  dans  le  secret  de  son  cœur:  Ryron  dans  la  mer  des  Cycladcs, 
loin  des  bruits  de  l'Angleterre;  M.  de  (chateaubriand  dans  les  forêts 
de  l'Amérique  du  jNord;  avant  eux,  Camoëns,  dans  la  solitude  de 
l'Océan;  Milton,  dans  la  solitude  des  ténèbres;  Dante,  dans  la 
solitude  plus  aveugle  de  l'exil?  Les  peintres  du  moyen-Age,  plus 
poètes  encore  que  peintres,  s'agenouillaient  avant  de  prendre  leurs 
pinceaux,  et  ils  commençaient  par  adorer  en  eux-mêmes  l'image 
qu'ils  allaient  représenter.  C'est-à-dire  que  nul  n'entre  daiis  le 
royaume  de  la  poésie,  de  la  philosophie,  de  la  raison ,  sans  passer  par 
une  épreuve  quelcon(iue,  et  cette  idée  est  inscrite  en  traits  inefOiça- 
bles  au  seuil  même  de  l'épopée  indienne. 

La  scène  suivante  achève  de  donner  à  ce  début  toute  sa  valeur.  A 
peine  le  poète  indien  s'est-il  préparé  par  la  prière  et  la  macération, 
à  peine  est-il  parvenu  à  l'état  de  sainteté,  que  le  dieu  suprême 
Brahma  descend  des  hauteurs  du  ciel  et  vient  le  visiter  dans  sa  hutte 
de  feuillage.  Valmiki  le  reconnaît  à  travers  ses  traits  mortels.  Il  se 
prosterne  pour  l'adorer;  puis,  lui  présentant  un  siège  fait  de  bois  de 

10. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sandal,  après  lui  avoir  lavé  les  pieds,  il  l'invoque  par  le  salut  éternel. 
Le  dieu  lui  ordonne  alors  de  chanter  Rama,  le  héros  de  la  caste  guer- 
rière :  «  Achève ,  lui  dit-il ,  le  poème  divin  de  Rama.  Aussi  long- 
temps que  les  monts  s'appuieront  sur  leurs  bases,  et  que  les  fleuves 
poursuivront  leurs  cours,  le  Ramayana  sera  répété  par  la  bouche  des 
hommes,  et,  tant  que  le  Ramayana  durera,  mes  mondes  infinis  te 
serviront  d'asile.  » 

Que  peut  être  une  œuvre  ainsi  imposée  par  la  religion ,  si  ce  n'est 
un  acte  du  culte,  une  épopée  sacerdotale"?  Tel  sera,  en  effet,  le  carac- 
tère de  cet  ouvrage.  Mélange  du  proi)hète  et  du  guerrier,  il  tiendra 
du  Coran  et  de  l'Iliade.  Ce  qui  manque  aux  civilisations  grecque, 
romaine,  moderne,  se  découvre  dans  la  seule  civilisation  indienne, 
un  poème  épique  né  de  l'inspiration  de  la  caste  des  prêtres.  Dans 
l'Iliade,  ([ui  est  voisine  de  cette  antiquité,  combien  le  principe  de 
l'inspiration  n'est-il  pas  différent!  Homère  est  entièrement  affranchi 
du  génie  du  sacerdoce.  C'est  un  vieillard  qui  va  librement  de  ville 
en  ville,  non  un  prêtre  attaché  à  un  sanctuaire.  «  Chante,  déesse,  la 
colère  d'Achille,  »  voilà  ses  premiers  mots.  C'est  lui  qui  commande 
et  s'impose  à  son  dieu;  c'est  lui  qui  l'aiguillonne.  Il  règne  dans  son 
œuvre,  et,  par  ce  début,  on  sent  déjà  que  l'art  grec  a  conquis  une 
pleine  indépendance.  Il  dispose  à  son  gré  des  évènemens  et  des 
traditions;  il  les  change  comme  il  lui  plaît.  Les  cieux  même  lui 
sont  soumis,  car  il  les  orne  à  sa  fantaisie;  et  toujours  orthodoxe, 
pourvu  qu'elle  soit  belle,  sa  croyance  renferme  déjà  un  scepticisme 
prématuré.  Dans  l'épopée  indienne,  au  contraire,  le  poète  est  soumis 
en  esclave  au  dieu  qui  le  visite  et  lui  prescrit  son  œuvre ,  comme 
un  rituel  liturgique.  Il  se  prosterne  la  face  contre  terre  au  seuil  de 
son  poème;  le  caractère  du  génie  oriental  est  ainsi  représenté  dans 
■ce  premier  dialogue  de  Valmiki  et  de  Brahma,  du  poète  et  du  dieu; 
ou  plutôt  il  n'y  a  ici  ni  poète,  ni  artiste,  ni  poème,  mais  un  dieu,  un 
prêtre,  un  sanctuaire,  une  cérémonie  solennelle,  l'offrande  de  la 
parole  harmonieuse;  car  ces  épopées  sont  placées  au  rang  des 
livres  sacrés  :  elles  sont  pour  les  Indiens  ce  que  le  Coran  est  pour  les 
mahométans,  l'Évangile  pour  les  chrétiens.  C'est  sur  ces  livres  ouverts 
que  se  prêtent  les  sermens  dans  les  actes  de  la  vie  civile  et  politique; 
et  ce  caractère  sacré  peut-il  être  exprimé  avec  plus  de  force  que  dans 
les  vers  suivans  :  «  Celui  qui  lira  le  récit  des  actions  de  Rama  sera 
délivré  de  tous  ses  péchés;  il  sera  exempt  de  tout  malheur  dans  la 
personne  de  son  fils,  de  son  petit-fils.  Heureux  qui ,  écoutant  le  Ra- 
mayana, l'a  compris  jusqu'à  la  fin!  heureux  qui  seulement  l'a  lu  jus- 


POÈTES   ÉPIQUES.  149 

qu'à  la  moitié  !  Il  donne  la  sagesse  au  prêtre ,  au  noble  une  noblesse 
nouvelle,  la  richesse  au  commerçant,  et  si,  par  hasard,  un  esclave 
l'écoute,  il  est  lui-même  anobli  (1).  » 

Après  que  Yalmiki  a  reçu  ainsi  l'ordre  du  ciel,  ne  pensez  pas 
qu'il  se  jette  soudainement  au  milieu  des  évènemens  de  son  poème. 
Le  génie  de  l'Orient  ne  procède  pas  avec  cette  impatience.  Avant 
que  l'action  commence,  il  faut  encore  assister  à  l'une  des  scènes 
qui  peignent  le  mieux  la  nature  contemplative  de  l'Homère  indien. 
Troublé  par  l'inspiration  qui  s'approche,  accablé  du  fardeau  de  sa 
pensée,  le  poète  s'assied  au  pied  d'un  arbre  séculaire.  Là  il  rêve 
aux  vertus,  à  la  noblesse,  à  la  beauté  de  son  héros,  et  cette  médita- 
tion est  le  sujet  de  son  premier  chant.  Vous  voyez  ainsi,  par  avance, 
le  plan  entier  de  son  poème  se  dérouler  au  fond  de  sa  pensée.  Il 
aperçoit,  dit-il,  dans  son  esprit  tout  le  sujet  de  l'histoire  de  Rama, 
aussi  distinctement  qu'un  fruit  du  dattier  dans  le  creux  de  sa  main. 
Il  mesure  lentement  dans  son  intelligence  l'étendue  de  ce  poème, 
océan  merveilleux  rempli  de  to2itcs  les  perles  des  Védos.  Cette  scène, 
qui  suit  de  près  celle  de  l'apparition  du  dieu,  donne  au  début  du 
Ramayana  un  caractère  de  contemplation  et  d'extase  qui  répond  à 
tout  ce  que  noiîs  savons  de  la  religion  et  des  habitudes  d'esprit  du 
peuple  indien.  Le  poète  voit  des  yeux  de  sa  pensée  son  œuvre  plus 
parfaite  assurément  qu'il  ne  la  fera  jamais  :  n'est-ce  pas  le  moment 
le  plus  beau  de  tout  ouvrage  humain?  Combien  Homère  est  loin 
encore  de  cette  idée  !  Il  est  aussi  impatient  que  le  génie  de  l'Occi- 
dent. Dès  les  premiers  mots,  il  se  précipite  sur  son  sujet,  comme 
un  aigle  de  l'Olympe  qui  s'abat  sur  un  troupeau ,  tandis  que  Val- 
miki  plane  d'abord  dans  la  plus  haute  nue  avant  de  descendre  à  la 
réalisation  de  son  dessein.  Long-temps  il  contemple  l'idéal  des  évène- 
mens et  des  choses  qu'il  décrira  plus  tard;  création  intérieure  de 
figures  que  personne  ne  verra ,  d'harmonies  que  nulle  oreille  mor- 
telle n'entendra;  genèse  des  formes  impalpables,  beautés,  sommets 
inaccessibles,  parfums  non  respires,  lumière,  strophes,  voix  dont  le 
poème  ne  sera  que  l'écho  ou  l'ombre  atténuée  !  Nous-mêmes,  nous 
admirons  dans  les  œuvres  des  poètes  et  des  sculpteurs  les  person- 
nages et  les  figures  qu'ils  ont  créés.  Que  serait-ce  donc  si  nous  pou- 
vions entrevoir  ces  images ,  ces  êtres  moraux ,  non  point  tels  qu'ils 
ont  été  imparfaitement  réalisés  par  des  instrumens  incomplets,  le 

(1)  On  retrouve  une  promesse  semblable  dans  le  porme  tout  chrétien  du  Titurel. 
Mevue  des  Deux  Mondes,  1"  janvier  1837,  Épopée  française. 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciseau,  le  pinceau,  les  langues  humaines,  mais  tels  qu'ils  ont  apparu, 
dans  leur  nudité  idéale,  à  l'esprit  de  leurs  auteurs  !  Il  n'est  point  d'ar- 
tiste qui  n'éprouve  une  douleur  sincère  en  comparant  à  l'œuvre  qu'il 
a  rêvée  celle  qu'il  a  exécutée,  et  c'est  la  différence  de  ce  modèle 
intérieur  et  du  plan  réalisé  qui  sert  de  préambule  au  Ramayana.  Qui 
ne  serait  frappé  de  la  grandeur  de  ces  idées,  rangées  ainsi  qu'une 
avenue  de  sjjhinx  intelligens  à  l'entrée  du  monument? 

Admis  dans  l'intimité  du  poète  du  Gange,  nous  avons  vu  naître 
ses  pensées,  fantômes  divins  à  peine  revêtus  de  la  parole.  Reste  à 
savoir  comment,  du  fond  de  cette  solitude,  son  œuvre,  en  ces  temps 
recul 's,  a  pu  être  répandue  et  conservée  dans  la  mémoire  des  hommes. 
J'ai  montré  ailleurs  (1)  de  quelle  manière  une  question  semblable  a 
renouvelé  de  nos  jours  la  critique  à  l'égard  d'Homère.  Qui  croirait 
que  la  plus  grande  lumière  sur  cette  question  nous  vienne  des  bords 
du  Gange?  C'est  pourtant  ce  dont  il  est  facile  de  se  convaincre.  Pour 
achever  sa  confession ,  Valmiki  raconte  en  effet  de  quelle  manière 
son  ouvrage  a  été  porté  de  bouche  en  bouche,  et  l'on  est  étonné 
d'apprendre,  dans  ce  récit,  que  des  institutions  poétiques,  parfaite- 
ment analogues  à  celles  de  la  Grèce  héroïque  et  de  l'Europe  féodale, 
se  retrouvent  dans  la  double  presqu'île  en-deçà  et  au-delà  du  Gange  : 
des  rhapsodes  qui  chantent  les  fragmens  du  poème  national,  des  mé- 
nestrels qui  sont  eux-mêmes  récompensés  par  les  auditeurs,  comme 
ceux  du  moyen-àge.  il  faut  citer  ici  textuellement  celle  partie  du 
Ramayana  qui  fournit  des  points  de  comparaison  si  évidens  entre 
des  sociétés  que  tout,  d'ailleurs,  semldail  séparer. 

«  Le  poème  du  Ramayana  étant  achevé,  Valmiki  se  demanda  :  Qui 
le  fera  connaître  au  monde?  En  ce  moment,  deux  disciples  se  jetèrent 
aux  pieds  du  sage,  tous  deux  illustres,  à  la  voix  mélodieuse,  tous 
deux  habitant  un  ermitage.  Ayant  regardé  ces  jeunes  hommes  ingé- 
nus, il  leur  dit  après  avoir  baisé  leurs  fronts  :  —  Apprenez  le  poème 
révélé;  il  donne  la  vertu  et  la  richesse  :  plein  de  douceur,  lorsqu'il  est 
adapté  aux  trois  mesures  du  temps,  plus  doux  s'il  est  marié  au  son 
des  instrumens,  ou  s'il  est  chanté  sur  les  sept  cordes  de  la  voix. 
L'oreille  ravii',  il  excite  l'amour,  le  courage,  l'angoisse,  la  terreur.  — 
Après  avoir  ainsi  parlé,  le  sage  enseigna  aux  deux  jeunes  hommes  tout 
le  poème  de  Uama.  Dès  qu'il  l'eut  conlié  à  leur  mémoire,  il  leur  dit 
encore  :  —  Que  cette  histoire  soit  chantée  par  vous  dans  l'assemblée 
des  sages,  au  milieu  du  concours  des  princes  et  dans  la  réunion  des 

(1)  Revue  des  Deux  Mondes,  mai  1836,  Epopée  grecque. 


POÈTES  ÉPIQUES.  151 

bons.  —Ces  deux  jeunes  hommes,  l'exacte  ressemblance  du  héros, 
l'image  réfléchie  de  ses  perfections,  éminens  dans  les  livres  sacrés, 
dans  les  mystères  de  la  musique,  chantèrent  le  poème  en  présence 
des  sages,  et  les  dieux  descendus  de  l'empyrée,  et  les  génies  et  les 
princes  des  serpens,  furent  ravis  d'étonnement  et  de  joie.  A  des  temps 
marqués,  les  deux  princes  bien-aimés  recommençaient  leurs  chants, 
et  les  sages  se  réunissaient  par  milliers  pour  les  écouter,  les  yeux 
immobiles  de  plaisir  et  d'admiration.  Et  ils  s'écriaient  :  0  le  grand 
poème!  l'image  fidèle  de  la  vérité!  D'anciens  évènemens  nous  sont 
montrés  comme  s'ils  se  passaient  sous  nos  yeux.  Ceux  qui  chantent 
ce  poème  dans  cette  langue  de  miel  sont  deux  princes  d'une  ori- 
gine divine.  Oh!  que  ce  chant  est  pur!  les  mots  justement  réglés 
sont  unis  entre  eux  par  un  art  inoui.  Ainsi  réjouis  par  leurs  chants, 
un  sage  leur  présenta  un  vase  rempli  d'eau  consacrée,  un  autre  des 
fruits  de  la  forêt,  un  troisième  de  riches  vôtemens,  ou  un  vase  de 
sacrifice,  ou  un  siège  fait  de  bois  de  sandal.  D'autres  leur  souhai- 
taient une  prospérité  sans  mélange,  ou  appelaient  sur  eux  une 
longue  vie.  » 

Voilà  donc,  sur  les  bords  du  Gange,  les  rhapsodes  d'Ionie  et  les 
ménestrels  du  moyen-àge.  Il  faut  ajouter  que  le  caractère  de  la  théo- 
cratie est  encore  empreint  dans  cette  institution.  Ces  rhapsodes  indiens 
ne  vont  pas  réjouir  de  lieux  en  lieux  le  festin  de  leurs  hôtes,  à  la  ma- 
nière des  Grecs.  Ils  seraient  plutôt  semblables  à  ceux  du  moyen-âge 
qui  ne  chantaient  guère  l'épopée  carlovingienne  que  dans  les  châ- 
teaux de  la  féodalité.  C'est  dans  une  assemblée  choisie  que  se  répète 
le  poème  de  Valmiki.  Composé  par  un  prêtre,  c'est  surtout  par  des 
prêtres  qu'il  doit  être  entendu.  Les  classes  inférieures,  les  souriras, 
ne  jouiront  pas  du  bienfait  de  cette  poésie.  Il  sont  exclus  du  monde 
idéal  comme  ils  le  sont,  en  quelque  manière,  du  monde poUtique  et 
civil. 

Le  Mahabaratha  ne  commence  pas  sur  un  ton  moiiis  pieux,  car  il 
s'ouvre  par  une  conversation  de  religieux,  dans  un  monastère  con- 
sacré au  dieu  Brahma.  Les  solitaires  prient  un  de  leurs  compagnons 
de  raconter  son  histoire.  Celui-ci  cède  à  leurs  instances;  il  répète 
toute  une  épopée  dans  les  intervalles  des  sacrifices,  et  l'iliade  orientale 
est  chantée  dans  une  cellule  d'ermite. 

Au  reste,  le  sujet  de  l'un  et  de  l'autre  de  ces  poèmes  est  une  guerre 
religieuse.  Dans  l'un  et  dans  l'autre,  le  héros  va  secourir  les  ermites, 
les  prêtres ,  les  solitaires  dont  les  autels  et  les  monastères  sont  me- 
nacés par  une  race  ennemie.  Souvenir  des  luttes  de  deux  peuples,  de 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  religions,  c'est  de  ce  chaos  social  qu'est  sortie  l'organisation  des 
castes  de  la  Haute-Asie  :  en  sorte  que  l'épopée  est  ici  le  commentaire 
de  la  législation  et  que  la  tradition  poétique  tient  la  place  de  l'histoire. 
A  ce  fond  du  sujet  se  rattachent,  comme  autant  de  rameaux  au  tronc, 
plusieurs  scènes  qui  peignent,  sous  ses  aspects  divers,  la  société 
asiatique,  le  roi  dans  son  palais,  le  brahmane  dans  son  ermitage,  le 
héros  sur  sa  litière  embaumée,  les  cérémonies  du  culte,  les  bûchers 
des  funérailles,  les  prêtres  errans  sur  des  chars  doux  comme  la 
pensée,  les  armées  précédées  de  troupeaux  d'éléphans  enivrés,  les 
bayadères,  les  forêts  retentissantes  de  l'écho  des  hymnes  et  des  prières 
liturgiques,  les  cités  semblables  à  des  lacs  féconds  en  perles,  les  soli- 
tudes, les  fleuves,  les  mers,  tout  le  tableau  de  la  nature  des  Grandes- 
Indes,  tel  qu'il  est  encore  malgré  les  révolutions  des  temps.  Il  est 
surtout  impossible  de  ne  pas  remarquer  d'étranges  ressemblances 
entre  le  principe  de  cette  civilisation  et  celui  de  la  civilisation  catho- 
lique, un  principe  commun ,  l'ascétisme  une  sorte  de  chevalerie,  des 
chartreuses  païennes,  des  anachorètes  plongés  dans  la  macération, 
des  pèlerinages,  et  dans  le  dogme  une  trinité  divine.  Ne  semble-t-il 
pas  que  cette  société  soit  l'image  anticipée  de  la  société  féodale, 
représentée  dans  les  poèmes  de  chevalerie  iV Arthus  et  de  la  Table- 
Ronde  :^  L'analogie  serait  complète,  si  l'on  oubliait  cette  unique  dif- 
férence :  d'une  part,  en  Orient,  le  panthéisme,  le  dieu  confondu 
avec  la  création;  de  l'autre,  en  Occident,  la  personnalité  de  Dieu 
distincte  de  l'univers.  Voilà  par  quel  abîme  ces  deux  mondes  sont 
séparés.  Cet  abîme  est  plus  profond  que  l'océan  qui  les  divise. 

Après  cet  aperçu  général,  je  cherche  les  rapports  de  l'épopée 
indienne  avec  la  religion ,  et  je  ne  tarde  pas  à  découvrir  un  fait  si 
extraordinaire,  qu'aucune  autre  littérature  n'en  présente  de  sem- 
blable, rs'est-il  pas  étrange  de  penser  que  tous  les  héros  de  ces 
poèmes  sont  des  dieux  incarnés,  qui  ont  consenti  à  revêtir  les  formes 
et  les  douleurs  de  l'humanité?  Rien  pourtant  n'est  plus  vrai.  Encore 
faut-il  ajouter  que  ce  ne  sont  point,  comme  dans  Homère,  des 
dieux  qui,  n'empruntant  de  l'homme  rien  que  sa  beauté  et  sa  sen- 
sualité, gardent,  au  sein  de  ce  changement,  la  félicité  inaliénable 
de  l'Olympe.  Pson  ;  la  figure  humaine  n'est  pas  seulement  un  masque 
pour  les  divinités  des  Grarides-ïndes,  c'est  une  incarnation  dans  le 
sens  le  plus  réel,  et,  pour  tout  dire,  le  plus  chrétien.  Pour  relever 
l'univers  de  sa  chute,  le  dieu  fait  homme  souffre,  gémit,  pleure, 
combat,  accepte  toutes  les  conditions  de  la  vie  humaine,  jusqu'à  la 
mort  même;  aussi  Rama  n'est-il  rien  que  le  dieu  Wischnou,  qui  a 


POÈTES  ÉPIQUES.  153 

consenti  à  devenir  le  fils  d'un  ancien  roi  et  à  parcourir  toutes  les 
chances  de  la  Aie  terrestre.  Mais  ce  qui  est  manifeste  dans  le  héros 
principal  du  poème,  ne  laisse  pas  d'être  vrai  à  l'égard  des  autres  per- 
sonnages. Si  vous  les  pressez  et  les  poussez  à  bout,  vous  finissez  tou- 
jours par  reconnaître  en  eux  quelque  divinité  ou  quelque  verbe  fait 
homme,  au  degré  le  plus  élevé  comme  au  plus  abaissé  de  l'échelle 
sociale.  Chez  ces  rois  qui  régnent  vingt  mille  ans,  chez  ces  ascètes 
qui  passent  dans  l'abstinence  et  la  componction  des  siècles  de  siècles, 
il  n'est  pas  difficile  de  soulever  le  masque  et  de  retrouver  l'Être 
suprême  incarné  dans  le  prêtre,  le  guerrier,  le  monarque.  Mais  si 
môme  vous  voyez  passer  un  mendiant  porteur  d'un  parasol  et  d'une 
urne  à  demi  brisée  pour  solliciter  les  aumônes  des  soudras,  malgré 
cet  abaissement,  ne  vous  fiez  pas  trop  à  l'apparence;  sous  la  figure 
de  ce  mendiant  est  caché  le  dieu  Siva ,  qui  vient  expier  ainsi  je  ne 
sais  quelle  faute  commise  à  l'origine  de  l'éternité.  Le  dieu  étant  ainsi 
caché  sous  chaque  personnage,  cette  épopée  mériterait  bien  mieux 
que  celle  de  Dante  le  titre  de  Divine  Co7nédie. 

En  môme  temps  que  les  dieux  sont  cachés  sous  la  figure  des  héros, 
ils  ne  laissent  pas  de  se  montrer  dans  les  cieux.  Ils  se  retirent  dans 
leurs  domaines  particuliers ,  ou  ils  se  rassemblent  sur  le  sommet  du 
mont  Mérou.  C'est  sur  cet  olympe  indien  que  se  retrouvent,  image 
anticipée  de  la  Grèce  et  de  l'Egypte,  les  ancêtres  des  divinités  occi- 
dentales. Maya,  la  reine  de  l'illusion,  couverte  du  voile  qui  s'étendra 
plus  tard  sur  l'Isis  du  iNil  ;  Chrishna,  le  dieu  du  soleil  entraîné  par  les 
chevaux  que  doit  régir  Apollon  ;  Siva,  qui  brandit  le  trident  qu'il  doit 
léguer  à  Neptune;  l'Aurore  avec  son  char  traîné  par  des  perroquets; 
la  déesse  de  la  terre,  Prithivi ,  entourée  des  panthères  qu'apprivoisera 
Cybèle;  et  au-dessus  d'eux  tous,  Brahma,  qui,  pour  collier,  porte  à 
son  cou  la  chaîne  des  êtres  que  recueillera  Jupiter.  Il  y  a  loin  de  ces 
émanations  de  l'Himalaya  aux  formes  de  l'art  de  Phidias. 

«  Du  feu  du  sacrifice  surgit  un  être  surnaturel ,  d'une  splendeur 
incomparable,  puissant,  héroïque,  marqué  du  signe  des  augures, 
couvert  d'ornemens  divins,  égal  en  hauteur  au  sommet  des  monta- 
gnes, redoutable  comme  le  tigre,  aux  épaules  et  aux  flancs  de  lion, 
étincelant  comme  la  flamme  du  soleil,  les  mains  couvertes  d'an- 
neaux, le  cou  entouré  d'un  collier  de  vingt-sept  perles,  les  dents 
semblables  au  roi  des  astres  ;  il  tenait  embrassé  comme  une  épouse 
bien-aimée  un  large  vase  d'or,  incrusté  d'argent  et  rempli  de  la 
boisson  ambroisienne  des  dieux.  Il  dit  :  Je  suis  une  émanation  de 
Brahma  descendu  sur  la  terre.  Puis  il  devint  invisible.  En  ce  moment 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  appartemensdes  femmes  rayonnèrent  de  joie,  comme  lorsque  l'air 
brille  des  rayons  de  la  lune  automnale.  » 

Ce  qui  résulte  des  réflexions  précédentes,  c'est  que  le  dieu,  étant 
partout  et  immédiatement  présent,  s'incarne  à  la  fois  dans  plusieurs 
héros,  dans  une  famille,  dans  toute  une  race  d'hommes.  Il  converse 
avec  lui-môme,  il  se  cherche,  se  poursuit,  s'interroge,  se  répond, 
sans  laisser  presque  aucune  place  à  l'iuimanité  pour  agir  et  se  dé- 
velopper. Les  dieux  se  font  hommes;  les  saints,  les  ascètes,  les 
héros,  de  vertus  en  vertus,  deviennent  dieux.  Nul  ne  reste  dans  une 
condition,  une  forme  précise.  Tout  s'agite  au  sein  d'une  même  per- 
sonne infinie,  de  l'Être  éternel,  qui  éternellement  se  transforme 
dans  chaque  créature,  dans  le  brin  d'herbe,  la  vague  du  fleuve,  le 
prince  des  serpens,  le  roi  des  hommes;  de  telle  sorte  que  le  héros 
de  l'épopée  n'est  que  le  héros  du  panthéisme.  Dans  la  poésie  homé- 
rique, les  dieux  et  les  hommes  se  partagent  l'action  ;  leurs  fortunes 
sont  distinctes;  vous  ne  risquez  pas  de  les  confondre.  Le  ciel  et  la 
terre  se  font,  pour  ainsi  dire,  équilibre,  et  c'est  une  des  causes  d'où 
naît  la  sérénité  de  la  poésie  grecque.  A  l'autre  extrémité  de  l'anti- 
quité, chez  les  Romains,  les  dieux  ont  presque  disparu;  du  moins,  ils 
n'ont  conservé  que  le  masque.  Dans  Virgile,  des  combinaisons  pure- 
ment humaines  ont  pris  la  place  de  la  foi  et  de  la  religion  ;  c'est  le 
défaut  opposé  à  la  poésie  indienne  qui,  pour  ainsi  dire,  enivrée  d'elle- 
même  ,  est  un  acte  de  foi  plutôt  qu'une  œuvre  d'art.  L'Inde  est  la 
poésie;  la  Grèce  est  le  poète. 

D'ailleurs,  ces  moimmens  ne  retracent  pas  seulement  l'histoire  des 
croyances,  ils  peignent  aussi  au  vif  la  nature  physique  et  le  climat 
de  la  Haute-Asie.  A  mesure  que  le  héros  voyage  dans  les  forêts  pri- 
mitives, il  interroge  son  guide  sur  l'histoire  et  la  naissance  des  mon- 
tagnes, des  fleuves;  les  images  du  berceau  des  choses  occupent 
autant  de  place  que  le  récit  des  actions.  C'est  là  qu'il  faut  chercher 
ces  images  colossales  et  naïves  qui  tiennent  tout  ensemble  de  l'enfant 
et  du  géant,  et  qui  furent  la  première  géologie  de  l'humanité  :  les 
quatre  éléphans  monstrueux  qui  supportent  le  monde  aux  quatre 
points  cardinaux;  l'île  de  Ceylan  appuyée  au  fond  de  la  mer,  sur  la 
carapace  d'une  tortue  immobile;  le  serpent  qui,  s'enlaçant  autour  des 
flancs  des  montagnes,  les  arrache  de  leurs  Ibndemens.  Chaque  forêt, 
pour  mieux  dire,  chaque  fleur  a  son  histoire.  A  la  généalogie  des  tribus 
et  des  peuples  s'ajoute  celle  des  diamans,  des  perles,  des  lis;  car  la 
création  n'est  point  dépeinte  comme  achevée;  elle  continue  de  vers 
en  vers,  et  ses  époques  successives  font  elles-mêmes  une  partie  des 


POÈTES  ÉPIQUES.  f55 

scènes  du  Ramayana.  De  nouvelles  organisations  terrestres  four- 
nissent, en  surgissant,  de  nouveaux  épisodes;  le  monde  physique 
semble  éclore  incessamment  au  souffle  du  poète,  et,  jusqu'au  dénoue- 
ment, il  grandit  comme  un  héros,  en  même  temps  que  le  monde 
idéal.  C'est  ainsi  que  la  naissance  du  Gange  sert  de  sujet  à  l'un  des 
plus  fameux  fragmens  de  l'œuvre  de  Valmiki  : 

«  En  ce  temps-là ,  la  terre  était  parée  de  tourterelles  et  d'oiseaux 
célestes;  les  sages  virent  la  chute  du  Gange,  de  la  hauteur  de  l'Éther 
jusque  dans  le  fond  des  vallées.  Pleins  de  surprise,  les  dieux  eux- 
mêmes  vinrent  sur  des  chars  traînés  par  des  chevaux  et  des  élé- 
plians,  pour  assister  à  l'arrivée  merveilleuse  du  Gange.  Illuminé  par 
leur  présence  et  par  la  splendeur  de  leurs  ornemens,  l'air  brilla  de 
l'éclat  de  cent  soleils,  pendant  que  les  écailles  des  serpens  d'eau  et 
des  crocodiles  étincelaient  au  jour.  A  travers  la  blanche  vapeur  des 
eaux  brisées  dans  mille  chocs,  la  lumière  parut  voilée  sous  des 
brumes  automnales,  comme  sous  les  ailes  d'un  troupeau  de  cygnes 
tournoyans  dans  l'abîme;  ici  l'eau  se  précipitait  par  torrens,  là  elle 
s'assoupissait  majestueusement  dans  son  lit;  plus  loin ,  elle  débordait 
do  toutes  parts,  ou  elle  s'engouffrait  dans  les  cavernes,  et  recom- 
mençait à  jaillir  en  mugissant.  Tombée  d'abord  sur  le  front  du  dieu, 
et  de  sa  chevelure  de  neige  ruisselant  sur  la  terre,  cette  onde  se 
prodiguait  sans  s'épuiser.  Et  les  sages  qui  habitaient  ses  bords,  pen- 
sant en  eux-mêmes  :  C'est  la  rosée  du  front  du  dieu,  s'y  plongèrent 
aussitôt;  et  toutes  les  créatures  virent  avec  joie  l'approche  de  l'eau 
céleste,  et  toutes  furent  purifiées  dans  l'eau  du  Gange. 

«Et  le  roi  des  hommes,  montrant  le  chemin  aux  flots,  s'élança  sur 
son  char  resplendissant,  pendant  que  le  Gange  se  précipitait  sur  ses 
j)as;  les  dieux,  les  sages,  les  génies  avec  le  prince  des  serpens,  avec 
le  roi  des  aigles  et  celui  des  vautours,  suivant  les  roues  de  son  char, 
atteignirent  le  Gange,  le  souverain  des  fleuves,  le  purificateur  de 
toute  souillure.  » 

Ici  le  génie  oriental  déborde  aussi  bien  que  le  fleuve.  Ce  roi  qui, 
«ur  son  char  d'or,  montre  le  chemin  aux  flots  sacrés;  ces  créatures 
qui  l'entourent  et  représentent  l'univers  appelé  à  ce  spectacle;  cette 
assemblée  de  serpens,  de  crocodiles,  cette  multitude  de  dieux  traînés 
par  des  éU'phans,  voilà  l'Homère  indien  dans  sa  pompe  accoutumée. 
Je  remarque,  à  cet  égard,  que  dans  la  poésie  grecque,  lorsqu'une 
puissance  de  la  nature  se  môle  à  l'action,  c'est  presque  toujours  sous 
des  traits  humains  et  sous  une  forme  d'art.  Au  lieu  du  fleuve,  vous 
eussiez  vu  ici  un  vieillard  pencher  son  urne  d'or,  d'où  se  seraient 


156  REVEE  DES  DEUX  MONDES. 

écoulés  des  flots  intarissables.  Chez  les  Indiens,  l'homme  n'a  point 
encore  imposé  sa  figure  à  tous  les  objets  qu'il  divinise.  Le  Gange, 
pour  être  fils  des  montagnes,  ne  laisse  pas  de  conserver  sa  forme 
naturelle;  il  a  déjà  une  pensée ,  une  volonté;  il  a  une  ame ,  et  n'a  point 
encore  de  visage. 

Enfin,  les  rapports  des  héros  avec  tout  le  règne  animal  sont  un 
des  traits  les  plus  originaux  de  l'épopée  indienne,  rson-seulement  les 
chevaux  de  Rama  pleurent  comme  les  chevaux  d'Achille,  mais 
l'homme  en  général  lait  alliance  intime  avec  la  société  des  animaux. 
Le  sage  roi  des  vautours,  le  hardi  chef  des  singes,  le  prudent  roi 
des  serpens,  se  lient  par  des  traités  avec  le  roi  des  hommes;  l'hu- 
manité ne  semble  point  encore  commander  d'une  manière  absolue  à  la 
nature  asservie.  C'est  le  moment  qui  est  indi(iué  par  la  Bible,  alors 
que  les  hommes  conversaient  familièrement  avec  les  animaux.  Deux 
personnages  surtout,  Sigravo  et  Ilanumann,  les  princes  des  hommes 
des  bois,  les  rois  de  la  création  animale,  à  la  voix  de  tonnerre,  égaux 
en  hauteur  à  la  plus  haute  montagne,  se  liguent  avec  le  héros  Rama; 
ils  stipulent  une  sorte  de  contrat  au  nom  de  toutes  les  créatures 
inférieures:  «  Ils  s'approchèrent,  dit  le  poète,  du  bord  des  flots,  et 
creusèrent  l'Océan  de  la  pointe  de  leurs  javelots,  montrant  par  là 
que  l'Océan  tout  entier  est  esclave  de  Rama.  ))  Acte  de  vassalité  de 
l'univers  physique,  premier  hommage  lige  de  la  nature  muette  envers 
l'humanité ,  sa  suzeraine. 

En  général,  lorsque  dans  ces  poèmes  on  voit  surgir  devant  soi  ces 
formes  colossales  de  la  création  animale,  il  semble  que  tout  ce  monde 
perdu  ait  quelque  analogie  avec  le  monde  retrouvé  de  nos  jours  par 
Cuvier,  et  que  la  scène  se  passe  au  milieu  des  mammouths,  des  palœ- 
thériums,  des  mégathériums  et  des  autres  créatures  gigantesques 
dont  la  science  rassemble  de  nouveau  les  ossemens.  En  même  temps 
que  les  empreintes  de  la  végétation  du  monde  naissant  ont  été  con- 
servées dans  les  feuilles  des  schistes,  ainsi  que  dans  un  livre  clos  par 
le  créateur  lui-même,  on  dirait  qu'elles  ont  été  éternisées  sous  une 
autre  forme  dans  les  images  et  les  peintures  de  ces  compositions 
épiques,  en  sorte  que  l'effet  de  cette  poésie  est  de  rejeter  votre  ima- 
gination par-delà  tous  les  temps  connus,  dans  les  époques  dont  la 
géologie  peut  seule  refaire  l'histoire;  tant  il  est  vrai  que  la  plus  haute 
poésie  et  la  plus  haute  science,  loin  de  s'exclure,  se  recherchent, 
s'expliquent,  s'alimentent  et  se  confirment  l'une  l'autre. 

De  l'examen  de  la  religion  et  de  la  nature,  si  l'on  veut  passer  au 
tableau  de  la  vie  civile  et  domestique,  il  faut  entrer  dans  la  cité  par 


POÈTES  ÉPIQUES.  157 

excellence,  Uyodhya,  fondée  par  Munoo,  le  roi  des  hommes.  Une 
description  que  j'abrège  ici,  ouvre  le  seuil  de  cette  ville  anté-dilu- 
vienne,  où  semblent  entassées  l'une  sur  l'autre  Mnive ,  Gomorrhe 
et  Babylone  : 

«  Sur  les  bords  du  fleuve  était  l'illustre  cité  bAtie  par  le  roi  des 
hommes,  une  vaste  cité,  dont  le  circuit  est  de  douze  journées  de 
voyage;  ses  maisons  s'élevaient  jusqu'aux  nues.  Arrosée  par  des  eaux 
jaillissantes,  ornée  de  bosquets  et  de  jardins,  elle  était  entourée 
d'uue  muraille  infranchissable;  les  accords  des  instrumens  de  musique 
et  le  frémissement  des  armes  s'y  faisaient  entendre  tour  à  tour;  elle 
était  remplie  de  bayadères,  parcourue  dans  tous  les  sens  par  des 
éléphans  et  des  chevaux ,  visitée  par  des  marchands  et  des  messagers 
de  toutes  les  contrées ,  et  sans  cesse  retentissante  du  bruit  du  char  des 
dieux.  Pareils  à  une  mine  de  diamans,  ses  murs  d'enceinte,  formés 
de  diverses  sortes  de  pierreries,  l'entouraient  comme  un  collier,  et 
les  toits  résonnaient  des  sons  du  cistre,  de  la  flûte  et  de  la  harpe. 
Personne  dans  cette  cité  ne  vivait  moins  de  mille  ans.  Aux  échos 
répétés  des  prières  sacrées ,  elle  était  remplie  de  banquets  et  d'as- 
semblées d'hommes  heureux.  Parfumée  d'encens,  de  guirlandes,  de 
fleurs  et  d'objets  de  sacrifice,  dont  le  cœur  s'enivrait,  elle  était  gardée 
par  des  héros  égaux  en  force  aux  éléphans  qui  portent  l'univers 
comme  une  tour,  par  des  guerriers  qui  la  protègent,  comme  les  ser- 
pens  à  trois  têtes  protègent  les  sources  du  Gange.  Le  feu  des  sacrifices 
y  était  entretenu  par  un  peuple  de  prêtres  qui  tenaient  éternellement 
leurs  esprits  et  leurs  désirs  sous  un  joug  volontaire.  » 

Telle  est  la  Troie  indienne.  Le  chant  pieux  des  Védas  y  couvre  le 
retentissement  des  armes.  Mélange  de  volupté  et  d'ascétisme,  c'est 
un  temple  pour  les  dieux ,  plutôt  qu'une  cité  pour  les  hommes;  et  par 
là  efle  est  conforme  au  génie  de  l'épopée  qui  se  meut  autour  de  ses 
murailles.  J'ai  vu  Mycènes,  Argos,  Tyrinthe,  la  ville  d'Hercule;  je 
puis  affirmer  que  ces  cités  divines  ne  furent  jamais  que  des  bourgades 
en  comparaison  de  la  demeure  réelle  ou  imaginaire  de  l'Hercule 
indien. 

Dans  ce  séjour  d'ascétisme  se  succèdent  lentement  d'étranges  dy- 
nasties de  rois  dont  chacun  vit  des  siècles  de  siècles;  ils  remplissent 
par  des  austérités  inexorables  cette  vide  éternité.  A  genoux,  immobiles, 
les  mains  tendues  vers  le  ciel,  on  dirait  qu'ils  figurent  des  siècles  de 
prières  et  de  contemplations,  règnes  d'extase  qui  passent  comme  un 
songe.  Chaque  peuple  résume  ainsi  ses  souvenirs  dans  la  personne 
de  chefs  imaginaires  faits  à  sa  propre  image.  Chez  les  Hébreux,  les 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patriarches  sont  des  émirs  doués  d'une  sorte  d'immortalité  terrestre. 
En  Italie,  l'histoire  de  Home  est  ouverte  comme  un  large  sillon, 
par  Évandre,  laboureur  et  pasteur;  dans  l'Inde,  les  premiers  rois 
sont  des  ligures  ascétiques  qui,  après  avoir  évoqué,  du  fond  des 
forêts,  par  une  contemplation  muette,  les  premières  formes  de  la 
société  civile,  conservent  leurs  empires  par  la  puissance  seule  de  la 
méditation;  et  c'est  une  des  grandeurs  de  cette  poésie  de  faire  dé- 
pendre ainsi  du  recueillement  d'un  esprit  les  révolutions  du  monde. 
Cependant,  après  ces  extases  séculaires,  ne  vous  étonnez  pas  s'il  neste 
peu  de  place  pour  l'action,  et  n'allez  pas  chercher  la  fougue  de  l'Iliade 
dans  ces  épopées  de  la  solitude. 

Au-dessus  du  roi  est  le  prêtre.  11  vit  retiré,  tantôt,  comme  un 
anachorète,  dans  un  ermitage  au  fond  d'un  bois  sacré,  tantôt  dans 
la  cellule  d'un  monastère  semblable  à  ceux  du  catholicisme;  à  chaque 
occasion  importante,  le  roi  va  le  visiter,  se  prosterne  à  ses  pieds  et 
lui  demande  conseil.  Au  soufile  de  ses  lèvres,  les  mers  sont  agitées, 
les  vents  s'arrêtent,  les  extrémités  de  l'univers  tombent  dans  la  con- 
fusion; le  soleil  est  éclipsé  par  la  splendeur  de  son  esprit.  La  nature 
tout  entière  s'effraie  de  ses  austérités.  Les  dieux  eux-mêmes  ont  peur 
du  prêtre  qui  s'élève  au-dessus  d'eux  par  la  vertu.  Les  créatures 
s'écrient  :  0  Brahma,  si  ce  sage  continue  ses  macérations,  rien  ne 
peut  empêcher  que  l'humanité  ue  devienne  athée.  Jamais,  dans  ses 
légendes  les  plus  hardies,  le  christianisme  n'a  attribué  tant  de  puis- 
sance à  ses  ermites  que  l'Inde  à  ses  brahmanes.  Ils  traversent  le 
monde  en  achevant  leur  prière.  Le  feu  de  leur  colère  ressemble  à 
celui  des  sacrifices ,  et  ils  régnent  en  souverains  dans  le  poème  aussi 
bien  que  dans  la  nature  et  la  cité. 

Le  héros  surtout  leur  est  aveuglément  soumis.  Instruit  par  le  prêtre 
dans  les  hvres  sacrés,  il  est  son  élève,  son  instrument.  Il  rappelle  le 
pieux  Énée,  non  pas  l'Achille  grec,  car  il  tient  moins  de  la  caste  guer- 
rière que  de  la  caste  sacerdotale.  Il  a  les  épaules  du  Hon,  les  yeux 
couleur  de  la  fleur  du  lotus.  Par  sa  pèleur  il  ressemble  au  lis  des 
eaux,  et  son  haleine  est  embaumée  comme  l'haleine  de  la  nymphœa. 
Avant  de  commencer  le  combat,  il  accomplit  ses  dévotions  matinales. 
Il  se  prépare  aux  batailles  par  l'abstinence,  et,  revenu  de  la  mêlée, 
il  rafraîchit  encore  son  ame  par  la  puissance  des  saintes  austérités. 
Souvent  il  se  couvre  du  cilice  des  religieux.  Douceur,  componction, 
obéissance,  scrupule,  ce  sont  là  les  vertus  de  ce  héros  sacerdotal.  Au 
milieu  des  guerriers,  il  ressemble  à  un  feu  de  sacrifice  entouré  par 
les  prêtres.  Tous  ses  devoirs  sont  résumés  dans  ces  paroles  que  Rama 


POÈTES   ÉPIQUES.  159 

reçoit  de  son  père  au  moment  où  il  va  le  quitter  pour  la  première 
fois  : 

«  0  mon  fils,  sois  humble  et  courtois.  Obéis  aux  brahmanes  dé- 
voués à  l'étude  des  Védas;  reçois  leur  instruction  comme  le  breu- 
vage de  l'immorlalité.  Les  brahmanes  sont  {i;rands;  ils  possèdent  la 
source  de  la  prospérité  et  du  bonheur.  Pour  assurer  l'existence  du 
monde,  ils  ont  été  envoyés  parmi  les  hommes  comme  des  dieux  ter- 
restres. Ils  sont  les  gardiens  des  Védas  et  des  lois  immuables  de  la 
vertu;  ils  possèdent  aussi  la  science  importante  des  archers.  Sois 
constamment  à  cheval,  ou  sur  un  char,  ou  sur  un  éléphant.  Instruis-toi 
dans  les  arts  policés  ;  envoie-moi  de  sages  messagers.  Ayant  parlé 
ainsi ,  le  roi  des  hommes  dit  encore  :  Va ,  mon  fils.  Et  ses  yeux  se 
remplirent  de  larmes,  et  sa  parole  fut  brisée  par  ses  sanglots.  » 

Cherchez  un  idéal  semblable  dans  le  héros,  où  le  trouverez-vous? 
Ce  n'est  pas  sous  la  tente  d'Achille  ni  d'Ajax.  Il  faut  traverser  toute 
l'antiquité  classique  et  pénétrer  au  cœur  du  christianisme.  Les  rela- 
tions du  guerrier  et  du  prêtre  indien  sont  précisément  celles  du  preux 
chevalier  et  de  l'ermite  dans  les  romans  de  la  Table-Ronde.  Parceval- 
le-Gallois,  Lancelotdu  Lac,  Tristan,  ont  le  même  genre  de  vie  que 
Rama,  Rharata,  et  les  autres  héros  de  race  indienne.  Comme  ces  der- 
niers, ils  poursuivent  un  idéal  de  perfection  morale  sous  le  symbole 
du  Saint-Graal.  Une  éternelle  macération  est  infligée  aux  uns  comme 
aux  autres.  Seulement  le  chevalier  errant  dans  la  triste  forêt  des 
Ardennes  s'arme  contre  les  séductions  de  son  cœur  plutôt  que  contre 
les  enchantemens  de  la  nature  extérieure.  Qui  eut  pensé  que  l'épopée 
de  la  féodalité  chrétienne  avait  son  analogue  dans  la  vallée  du  Gange, 
et  qui  eût  cherché,  dans  le  golfe  du  Rengale,  la  chevalerie  rêveuse 
de  la  Rretagne  enchantée  par  Merlin?  Cette  ressemblance  entre  les 
personnages  se  retrouve  dans  l'action  du  poème.  Un  même  genre  de 
vie  devait  produire  des  épopées  analogues. 

Dès  le  commencement,  le  roi,  dans  sa  ville  gigantesque,  supplie 
les  dieux  de  lui  accorder  une  postérité.  La  Divinité  suprême  descend 
sur  la  terre  et  s'incarne  dans  la  personne  de  quatre  fils  du  monarque. 
Ces  héros-dieux  grandissent  avant  la  fin  du  premier  livre.  Rientot 
instruits  dans  les  Védas,  le  chef  des  prêtres  vient  demander  leur 
secours  contre  le  roi  des  infidèles.  Le  père  hésite  d'abord  h  livrer  ses 
fils  aux  dangers  de  la  guerre;  il  veut  partir  à  leur  pince.  Cependant, 
dominé  par  l'autorité  du  sacerdoce,  il  exécute  ses  ordres.  Rama  et  son 
frère  reçoivent  des  armes  enchantées;  parmi  ces  armes  se  trouve  un 
arc  que  les  rois  et  les  dieux  sont  incapables  de  bander.  Ci:  l'apporte 


IGO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  présence  des  jeunes  princes  et  d'une  grande  assemblée  de  peuple. 
11  est  important  de  voir  comment  cette  situation  tout  homérique  a 
été  traitée;  par  le  poète  indien. 

(c  Le  vertueux  brahmane,  s'adressant  alors  avec  joie  à  Rama,  lui 
dit  :  0  toi  dont  le  bras  est  puissant,  prends  cet  arc  divin,  incompa- 
rable, essaie  ta  force  naissante.  A  ces  paroles  du  sage.  Rama  répondit  : 
Je  banderai  cet  arc  céleste,  et,  lançant  la  flèche  au  but,  je  montrerai 
ma  force. — C'est  bien,  reprirent  le  roi  et  le  prêtre.  Alors  Rama  banda 
rapidement  l'arc  d'une  seule  main.  Cependant  la  multitude  assem- 
blée le  regardait;  puis,  en  souriant,  il  se  prépara  à  décocher  un  trait. 
Mais,  par  la  force  de  Rama,  l'arc  bandé  se  brisa  au  milieu.  Le  son 
sourd  ressembla  à  l'écroulement  d'une  montagne ,  ou  au  rugissement 
du  boa  sur  les  sommets  des  monts  de  Sukra.  Ébranlés  par  le  bruit, 
tous  furent  renversés  contre  terre,  hormis  le  prêtre,  le  roi  et  les 
deux  descendans  de  la  race  des  Rughous.  » 

Il  est  impossible  de  ne  pas  penser  ici  à  l'arc  d'Ulysse.  Sauf  l'hyper- 
bole de  la  fin,  on  dirait  une  page  d'Homère  tombée  sur  l'Indus  de 
la  cassette  embaumée  d'Alexandre. 

Après  une  suite  de  combats,  dans  lesquels  le  sacerdoce  intervient 
toujours,  le  glorieux  Rama  est  exilé  dans  le  fond  d'une  forêt  par 
l'ordre  de  son  père  qu'ont  abusé  de  faux  soupçons  ;  ce  vieux  roi  ne 
tarde  pas  à  se  repentir  de  son  injustice,  et  c'est  une  des  parties  les 
plus  belles  de  ce  poème  que  l'épisode  où  le  monarque ,  à  la  barbe 
séculaire,  se  livre  à  une  douleur  sans  bornes.  Cette  figure,  jusque-là 
insensible  et  muette,  s'éveille  ainsi  au  sentiment  de  la  vie  réelle  par 
celui  du  désespoir.  Ce  roi,  qui  devait  se  croire  immortel,  se  sent 
faillir  à  la  première  atteinte  de  la  douleur.  Cette  scène  est  trop  grande 
pour  que  je  n'en  cite  pas  quelques  traits.  Le  poète  montre  d'abord 
le  changement  survenu  dans  cette  même  ville  qu'il  avait  dépeinte 
comme  le  séjour  de  la  félicité  permanente;  depuis  qu'elle  est  privée 
de  son  héros,  elle  est  semblable  à  la  mer  qui  retombe  dans  le  silence 
quand  les  vents  ont  cessé  de  souffler,  ou  à  un  autel  dépouillé  quand 
le  sacrifice  est  achevé;  puis  il  porte  la  scène  dans  l'intérieur  du  palais  : 

«  Obligé  d'entendre  la  plainte  de  la  mère  de  Rama,  le  roi  fut  rempli 
d'angoisse.  A  la  fin,  transpercé  par  l'aiguillon  des  regrets  et  fermant 
ses  yeux ,  il  s'évanouit  sur  sa  couche.  Après  quelque  temps ,  ayant 
recouvré  ses  sens,  puis  voyant  la  reine  près  de  lui,  il  lui  adressa  ces 
paroles  :  0  reine,  je  demande  l'oubli  à  mains  jointes;  par  l'amour  de 
ton  fils,  n'ajoute  pas  le  poison  à  mes  blessures  brûlantes.  Mon  cœur 
est  ulcéré,  et  tes  paroles  sont  pour  moi  aussi  terribles  que  les 


POÈTES   ÉPIQUES.  1(51 

éclats  du  tonnerre.  Tu  connais  les  passions  de  l'homme;  je  te  con- 
jure dans  mon  agonie;  ne  m'achève  pas,  moi,  qui  suis  déjà  blessé 
et  terrassé  par  les  dieux.  En  entendant  ces  paroles  gémissantes,  la 
reine  fit  taire  sa  douleur,  et  les  mains  jointes ,  la  tête  prosternée  aux 
pieds  du  roi,  elle  répondit  :  0  roi  des  hommes,  pardonne-moi  ;  privée 
de  réflexion  dans  l'excès  de  mon  malheur,  j'ai  dit  ce  qui  ne  devait 
point  être  prononcé.  Celle  qui  est  suppliée,  les  mains  jointes,  par  son 
époux  semblable  aux  dieux,  est  perdue  dans  cette  vie  et  dans  l'autre, 
si  elle  repousse  ses  prières.  Qu'ai-je  dit  dans  ma  détresse?  La  souf- 
france détruit  l'intelligence;  la  douleur  détruit  la  mémoire,  la  douleur 
détruit  la  patience;  il  n'est  point  d'ennemi  plus  destructeur  que  la 
douleur.  La  blessure  causée  par  un  tison  ardent  ou  par  une  arme 
meurtrière  peut  être  guérie;  mais,  ôroi,  ia  détresse  qui  vient  de 
l'ame  est  sans  remède.  Les  sages  même,  ceux  qui  étaient  doux, 
patiens,  instruits  dans  les  habitudes  de  la  vertu,  sont  tombés  au- 
dessous  du  ver  de  terre,  quand  ils  ont  été  atteints  dans  leur  cœur  par 
le  désespoir.  Ces  jours  écoulés  depuis  le  départ  de  mon  (ils  sont  pour 
moi  comme  des  siècles.  Ma  douleur  s'est  accrue  comme  les  eaux  du 
Gange,  quand  la  froide  saison  est  passée.  — Pendant  que  la  reine 
achevait  ces  paroles,  le  jour  déclina  et  le  soleil  se  coucha. 

«Mais  le  roi,  épuisé  de  douleur,  répondit  :  Heureux  ceux  qui 
reverront  le  visage  de  Rama  semblable  à  la  pâle  lune  d'automne,  ou 
au  nénuphar  épanoui  !  heureux  ceux  qui  le  verront  revenir  des  forêts, 
lui,  semblable  à  l'étoile  dans  sa  course  céleste!  Mais  pour  moi,  ô 
reine,  mon  cœur  se  brise;  la  douleur  a  consumé  mon  souffle,  et  ma 
vie  est  semblable  au  rivage  emporté  par  les  ondes  d'un  fleuve.  » 

Voilà  enfin  que  cette  poésie  foit  éclater  des  douleurs  humaines.  Les 
systèmes,  les  abstractions  du  culte  sont  oubliés;  à  travers  la  dif- 
férence des  temps  et  des  lieux,  nous  retrouvons  l'homme  sem- 
blable à  nous.  Cette  plainte  va  se  joindre  aux  plaintes  immor- 
telles de  la  poésie  occidentale,  et  ce  vieux  roi,  sorti  d(^  l'oubli,  v;i 
grossir  le  chœur  lamentable  des  vieillards  consacrés  par  le  deuii, 
Priam,  Ossian,  le  père  du  Cid,  le  roi  Lear.  Le  monarque  indien 
manquait  à  cette  assemblée  funèbre. 

Après  la  mort  du  roi,  Bliarata  rassemble  une  armée  pour  aller  à 
la  recherche  de  son  frère  et  lui  offrir  l'empire.  Cette  arnu'e  est  com- 
posée d'un  million  d'hommes  de  pied,  de  cent  mille  cavaliers,  de  neuf 
mille  éléphans  caparaçoimés.  H  entre  avec  cette  multitude  dans  le 
fond  des  forêts.  Il  traverse  le  Gange,  et  va  demander  conseil  à  un 
brahmane  retiré  dans  la  solitude.  Ce  brahmane,  dans  sa  hutte  de 


162  UEVIE  DES  DEUX  MONDES. 

feuilles,  abrite  et  nourrit  par  miracle  cette  immense  réunion  d'hom- 
mes. A  sa  parole,  des  palais  s'élèvent  dans  le  désert.  Cette  incantation 
de  l'univers  par  la  prière  du  prêtre  est  pleine  de  solennité.  Pen- 
dant qu'il  reste  plongé  dans  la  méditation ,  tous  les  êtres  célestes 
descendent  des  hauts  lieux.  Un  concert  s'élève  d'instrumens  invi- 
sibles. Les  arbres  de  toute  espèce  se  changent  en  nains,  en  baya- 
dères;  ils  viennent  eux-mêmes  présenter  leurs  fruits.  Des  fleuves 
d'ambroisie  coulent  dans  la  vallée;  les  rivages  sont  laits  de  sables 
d'émeraude  et  de  saphir.  Toute  l'armée  s'écrie  :  C'est  ici  qu'est  le 
ciel.  Mais,  à  un  signe  du  brahmane,  ces  merveilles  disparaissent 
comme  un  rêve.  Cette  féerie,  où  se  déploie  dans  toute  sa  liberté 
l'imagination  orientale ,  semble  être  le  modèle  des  incantations  de 
Merlin.  La  nature  et  l'humanité  sont  là  comme  enivrées  l'une  par 
l'autre. 

Cependant  que  faisait  Rama,  le  héros  du  poème?  Plongé  dans 
la  contemplation  des  forêts,  des  montagnes,  des  fleuves,  ses  jours 
se  passaient  dans  un  vague  enchantement.  On  ne  voit  pas  dans 
les  poèmes  d'Homère  les  hommes  s'arrêter  pour  remarquer  les 
beautés  de  l'univers.  Ils  sont,  pour  cela,  trop  avides  d'action,  de 
mouvement;  ils  sont  trop  remplis  d'émotions  guerrières.  Personne 
ne  conteste  aujourd'hui  que  cet  attendrissement  qui  saisit  l'homme  en 
présence  de  la  nature  ne  soit  un  sentiment  tout  moderne,  et  plusieurs 
croient  en  trouver  les  premières  traces ,  en  France ,  dans  les  œuvres 
de  J.-J.  Rousseau  et  de  Rernardin  de  Saint-Pierre.  Or,  voici  dans  un 
poème  de  la  Haute-Asie,  vieux  de  trois  mille  ans  peut-être,  un  héros 
dont  les  impressions ,  les  rêveries ,  le  langage  même ,  sont  tout  sem- 
blables à  ceux  de  Saint-Preux  sur  les  rochers  de  Meilleraie,  de  Rous- 
seau dans  l'île  de  Bienne,  de  Werther  dans  les  forêts  de  l'Allemagne, 
de  Paul  et  Virginie  dans  l'Ile  de  France.  Je  ne  sais  même  si,  dans  les 
écrivains  que  je  viens  de  nommer,  l'intimité  de  l'homme  et  de  la 
nature  a  jamais  été  exprimée  par  des  traits  aussi  vifs  que  dans  le  pas- 
sage suivant  du  Ramayana  : 

Après  avoir  long-temps  habité  les  forêts,  Dusha-Rutha  semblable 
aux  dieux,  séduit  par  la  grâce  de  ces  collines,  montrait  en  ce  moment 
à  son  épouse  bien  aimée  les  sommets  lointains,  et  il  lui  parlait  ainsi  : 
«  0  ma  bien-aimée,  ni  la  perte  de  mon  royaume,  ni  la  séparation 
de  mes  amis  ne  m'affligent,  quand  je  contemple  le  front  sublime  de 
ces  montagnes.  Vois  ce  sommet  que  visitent  les  oiseaux  et  où  les 
métaux  abondent  ;  ses  pics  s'élèvent  jusqu'aux  cicux.  Les  flancs  de  ce 
roi  des  montagnes  ressemblent  à  des  veines  d'argent;  d'autres  fois  ils 


POÈTES  ÉPIQUES.  163 

paraissent  resplendissans  de  l'éclat  des  diamans,  ou  couverts  des 
fleurs  de  l'asclépias  gigantesque;  et  ceux-ci,  chargés  de  scolopendres 
odorantes,  sont  taillés  en  cristaux.  Le  bananier,  le  baobah,  le  dattier, 
y  répandent  leur  ombre.  Des  couples  d'oiseaux  se  poursuivent  sur  le 
bord  des  rochers.  Vois  ces  retraites  embaumées  où  s'abritent  les 
petits  de  la  tourterelle.  La  montagne  avec  ses  cascades,  ses  fontaines 
jaillissantes,  ses  murmures,  ses  tressaillemens ,  ressemble  à  un  élé- 
phant enivré  de  fruits  sauvages  (1).  Où  est  celui  qui  resterait  insen- 
sible à  ces  tièdes  haleines  qui  s'élèvent  par  bouffées  du  fond  des  val- 
lons, toutes  chargées  de  parfums?  Dussé-je  passer  ici  avec  toi  ma  vie 
entière,  le  regret  ne  m'atteindrait  pas.  Au  milieu  de  ces  fleurs  et  de 
ces  fruits ,  je  sens  se  réveiller  en  moi  tous  mes  rêves.  Les  sages  qui 
m'ont  précédé  ont  avoué  que  la  solitude,  dans  le  fond  des  forets,  est, 
pour  les  rois,  aussi  douce  que  l'ambroisie.  Vois  les  plantes  tleuries  de 
la  reine  des  vallées  briller  dans  la  nuit  comme  la  flamme  d'une  oifrande . 
Vois  çà  et  là  ces  berceaux  de  délices  formés  par  les  tiges  du  lotus  et  re- 
couverts des  feuilles  du  blanc  nénuphar!,,.  »  Ayant  parlé  ainsi ,  Rama 
descendit  du  haut  des  rochers ,  puis  il  montra  à  son  épouse  Mithilé 
le  doux  fleuve  du  Gange;  et  le  prince  aux  yeux  de  lotus,  s'adressant 
de  nouveau  à  la  fille  du  roi ,  qui  ressemblait  à  la  lune  émergée  de 
l'ombre  des  forêts ,  lui  dit  :  k  Vois  ce  fleuve  amoureux  avec  ses  îles 
que  fréquentent  les  cygnes;  ses  bords  ombragés  ressemblent  à  la 
grotte  du  dieu  des  richesses.  C'est  ici  que  les  solitaires,  se  laissant 
glisser  sur  des  lianes,  se  baignent  dans  la  saison  sacrée;  et  les  mains 
levées,  ils  font  retentir  des  hymnes  au  soleil.  Alors  les  arbres  et  leurs 
rameaux  agités  par  les  vents  secouent  leurs  fleurs  et  leurs  feuilles  de 
chaque  coté  du  fleuve,  et  la  montagne  semble  frémir  et  tressailUr 
jusqu'en  ses  fondemens.  Vois,  ô  ma  bien-aimée,  les  têtes  des  fleurs 
s'incliner  sous  la  brise;  écoute,  écoute  les  notes  cadencées  du  rossi- 
gnol caché  dans  l'ombre,  et  répète  ses  accens  prolongés.  Oui,  j'aime 
mieux  contempler  avec  toi  ces  sommets  bleuâtres,  que  résider  en  un 
palais,  —  C'est  ainsi  que  Rama ,  le  chef  de  la  race  des  Rughous ,  con- 
versait avec  son  épouse  au  bord  du  fleuve;  et,  traversant  la  montagne, 
il  apparaissait  à  ses  yeux  comme  s'il  eut  été  embelli  par  un  enchan- 
tement. )> 
On  pourrait  comparer  ce  passage  au  tableau  des  amours  d'Adam  et 


(1)  On  se  souvient  des  ours  enivrés  de  raisins,  que  la  critique  a  tant  blâmés 
dans  Atala;  Valmiki  contirme  ici  avec  éclat  M.  de  Ciiâteaubriand,  qui,  eu  1796,  ne 
pouvait  connaître  le  Ramayana. 


164  REVUE   DES  T)ECX  MONDES. 

d'Eve  dans  h  Paradis  perdu,  ou  encore  aux  rêveries  de  Tristan  et 
d'Yseult  dans  les  vieux  poètes  féodaux,  surtout  dans  la  rédaction 
allemande  de  Gottfried  de  Strasbourg.  Il  y  a  même  des  expressions 
qui  semblent  empruntées  toutes  vives  de  Werther,  (VAtala  et  du  Génie 
du  Christianisme.  Une  seule  chose  distingue  cette  antique  poésie 
asiatique  de  la  poésie  moderne  de  l'Occident,  c'est  que  l'amour  hu- 
main y  est  comme  enseveli  dans  l'amour  de  la  nature.  Au  sein  de  la 
solitude,  Mithilé,  la  compagne  du  héros,  n'est  qu'un  des  ornemens 
du  spectacle  de  la  création.  Ce  n'est  pas  elle  qui  y  donne  seule  l'ame 
et  la  vie,  car  elle  n'est  pas  comme  Julie,  Atala,  Virginie,  la  pensée, 
le  parfum  caché  en  toutes  choses;  elle  n'est  qu'une  fleur  de  plus  dans 
la  forêt  sacrée.  D'ailleurs,  au  moment  même  où  le  héros  se  livre  à 
l'impression  de  la  nature,  il  la  combat  par  ses  austérités;  le  Werther 
indien  vit  sous  le  cilice.  Mais  c'est  précisément  cette  volupté  mêlée 
d'ascétisme,  sous  le  ciel  des  tropiques,  qui  fait  de  Rama  le  repré- 
sentant fidèle  du  génie  des  races  hindostanes.  Rama,  vêtu  de  l'habit 
de  pèlerin,  refuse  l'empire,  il  se  retire  en  quelque  sorte  du  poème, 
pour  vivre  de  la  contemplation  inarticulée  des  flots,  des  bois,  des 
monts.  De  la  même  manière  le  peuple  indien  s'est  retiré  de  l'histoire 
et  du  monde  réel,  afin  de  vivre  plongé  dans  le  ravissement  de  la 
nature.  Lui  aussi  a  refusé  l'empire  de  l'Asie,  qui  lui  offrait  son  dia- 
dème. Au  lieu  de  s'abandonner  au  génie  de  l'action  et  des  conquêtes, 
ainsi  que  tous  les  peuples  voisins,  il  a  mieux  aimé,  au  fond  de  ses 
forêts  immaculées,  s'enivrer  d'extases,  de  parfums,  de  silence.  Plus 
d'une  fois,  et  toujours  vainement,  l'histoire  l'a  provoqué  à  sortir  de 
sa  vallée.  Il  a  contiimé  de  vivre  avec  l'enchanteresse,  sans  vouloir 
quitter  ses  ombrages  pacifiques;  le  monde  entier  a  passé  devant  lui, 
et  toutes  les  races  humaines  l'ont  visité  à  leur  tour,  sans  que  rien  ail 
jamais  pu  l'arracher  à  son  extase. 

L'ascétisme  a  été  le  principe  de  la  poésie  de  l'Inde  et  de  l'Occident 
au  moyen-âge,  parce  qu'il  a  été  dans  ces  deux  sociétés  un  principe 
de  civilisation.  L'humanité,  à  sa  naissance,  enlacée  de  toutes  parts 
dans  les  liens  de  la  nature  extérieure,  ne  peut  lui  échapper  qu'en  la 
niant.  C'est  là  un  effort  nécessaire  de  la  liberté  morale  pour  résister 
à  la  tyrannie  de  l'univers, tout  entier.  Aussi  les  héros  de  la  Haute- 
Asie,  au  milieu  de  leurs  vallées  enchantées  et  de  toutes  les  amorces 
des  sens,  sont  des  ascètes  qui  combattent  intérieurement  contre  le 
despotisme  des  choses  extérieures,  (^est  dans  leur  ame  que  l'épo- 
pée {)lace  avec  raison  ses  plus  merveilleuses  batailles.  Ce  sont  eux 
qui  fondenl  réellement,  avec  le  règne  intime  de  l'ame  et  de  la  liberté 


POÈTES  ÉPIQUES.  165 

morale,  celui  du  genre  humain.  Comme  les  pères  de  la  Thébaïde,  au 
temps  des  séductions  de  l'empire  romain ,  ils  ferment  leurs  yeux  et 
leurs  oreilles  à  tout  l'éclat,  à  tous  les  bruits  du  monde  sensible;  ils 
entretiennent,  conservent,  alimentent  en  eux-mêmes  la  conscience 
de  l'humanité,  menacée  d'être  étouffée,  en  naissant,  sous  les  ravis- 
semens  d'une  sensualité  exubérante.  Les  macérations  prodigieuses 
de  ce  peuple  de  prêtres  dans  le  jardin  de  l'Asie,  qu'est-ce  autre  chose 
qu'une  protestation  de  la  pensée  pour  rétablir  l'équilibre  entre  la 
matière  et  l'esprit?  C'est  le  premier  combat  duquel  dépendront  tous 
les  autres.  L'homme  sera-t-il  le  maître  ou  l'esclave  de  la  nature? 
Telle  est  la  question  posée  à  l'origine  de  toute  société ,  et  plus  la 
nature  est  puissante,  plus  la  réaction  des  hommes  doit  l'être;  ce  qui 
explique  l'ascétisme  des  brahmanes  dans  leur  contrée  enchantée,  des 
pythagoriciens  dans  la  Grande-Grèce,  de  l'Italie  et  de  l'Espagne  au 
moyen-âge.  Les  saints  qui,  à  l'origine  de  la  civilisation  chrétienne, 
combattirent,  comme  l'Hydre  ou  le  Python  renaissans,  les  instincts 
de  la  nature  païenne,  voilà  les  Hercule  et  les  Thésée  de  l'humanité 
moderne. 

De  nos  jours,  tout  est  changé.  L'ascétisme  a  cessé  d'être  un  prin- 
cipe dominant  de  civilisation  et  de  poésie.  Pourquoi  cela?  Parce  que 
l'humanité  a  acquis  des  forces  par  la  lutte,  que  son  indépendance 
est  désormais  conquise  sur  l'univers ,  que,  loin  d'avoir  à  redouter  la 
tyrannie  du  monde  extérieur,  chaque  jour  elle  le  dompte  et  le  plie  à 
ses  nombreux  caprices,  que  la  pensée  détourne  les  fleuves,  comble 
les  vallées,  que  la  matière  s'enfuit  et  disparaît  devant  le  joug  de 
l'esprit,  que  l'homme  n'est  plus  enseigné  par  la  sagesse  du  serpent 
ni  par  l'oiseau  des  aruspices,  qu'enfin  il  ne  craint  plus  d'être  vaincu 
et  retenu  captif  par  la  nature.  Ce  grand  duel  s'est  terminé  à  son 
honneur.  Qu'a-t-il  besoin  de  nier  la  nature?  il  l'enchaîne  à  son  char. 

Il  semble ,  au  reste ,  que  la  société  indienne  n'ait  jamais  su  être 
jeune,  tant  il  entre  de  réflexions,  de  combinaisons,  de  calculs  philo- 
sophiques dans  son  premier  poème,  où  se  mêlent  d'ailleurs  des  senti- 
mens  qui  ont  dû  naître  à  des  époques  très  éloignées  les  unes  des 
autres.  L'Iliade  et  l'Odyssée,  avec  tous  les  caractères  d'un  peuple  nais- 
sant ,  simplicité ,  naïveté ,  ignorance  des  choses  métaphysiques ,  doi- 
vent avoir  jailli ,  l'une  et  l'autre,  presque  spontanément  et  tout  ar- 
mées, du  front  de  la  société  grecque,  tandis  que  l'épopée  de  A^almiki 
résume  déjà  le  génie  d'un  peuple  qui  a  traversé  toutes  les  phases, 
épuisé  toutes  les  doctrines  de  la  vie  sociale  :  cosmogonie,  genèse, 
traditions  de  l'enfance  du  monde  qui  attestent  surtout  l'enfance  de 

TOME  XXIII.  11 


1G6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'iiilelligencc  humaine;  souvenirs  d'une  lulte  de  deux  races  primi- 
tives, monumens  de  la  formation  du  peuple  indien,  sentimens  de 
mélancolie,  d'attendrissement,  rêveries  d'une  société  déjà  rassasiée 
d'elle-même,  écoles  de  philosophie,  scepticisme,  ironie,  sectes  mé- 
taphysiques, royauté  des  logiciens,  marques  d'une  religion  et  d'une 
civilisation  au  déclin;  tout  cela  rassemblé,  m(Mé,  ordonné  dans  une 
môme  œuvre,  comme  les  productions  des  diverses  époques  de  la 
nature  sont  superposées  dans  les  flancs  d'une  môme  montagne,  depuis 
la  roche  primitive  et  la  végétation  antédiluvienne,  conservée  loin  du 
jour,  dans  les  feuilles  (!j  l'ardoise,  jusqu'à  la  fleur  nouvelle  que  vient 
de  ronger  dans  la  rosée  l'insecte  né  du  matin.  Aussi,  appliquant  à 
ces  poèmes  la  théorie  que  j'ai  réfutée  pour  Homère,  croirais-je  vo- 
lontiers qu'ils  sont  l'ouvrage,  non  d'un  homme,  mais  de  diverses  gé- 
nérations qui  ont  accumulé  leur  pensées  les  unes  sur  les  autres. 
Vous  passez  brusquement  de  l'époque  du  chaos  à  celle  de  la  métaphy- 
sique, des  hommes  des  bois  à  l'école  des  sophistes.  Dans  le  berceau 
de  ce  peuple  est  le  livre  de  sa  vieillesse,  et  vous  diriez  que  sans 
enfance  il  est  né  dans  l'éternité. 

Veut-on  savoir  ce  que  peut  ôtre  le  scepticisme  antédiluvien  dont 
je  viens  de  parler?  On  sera  étonné  de  voir  combien  il  ressemble  à 
celui  de  notre  temps  : 

a  Le  roi  des  logiciens  s'adressa  ainsi  à  Rama  pour  l'éprouver  :  0 
Rama,  que  l'intelligence  d'un  ascète  tel  que  toi  ne  descende  pas 
au  niveau  des  imaginations  vulgaires!  Les  livres  sacrés  ont  été  com- 
posés par  des  hommes  adroits  afin  de  tromper  les  autres  et  de  les 
induire  à  faire  des  donations.  Toute  leur  doctrine,  la  voici  :  Offrez  des 
sacrilices,  consumez-vous  dans  les  austérités  religieuses,  le  jeune,  la 
macération.  Faites  des  dons  au  sacerdoce...  0  roi,  ne  seras-tu  donc 
jamais  sage?  Ce  qui  se  laisse  toucher  et  goûter  par  les  sens  est  seul 
digne  de  tes  di'sirs.  Tous  les  rois  tes  prédécesseurs  sont  tombés  sous 
la  main  d'airain  de  la  mort.  Nul  ne  sait  ce  qu'ils  sont  devenus  ni  où 
ils  sont  allés;  on  croit  les  voir  partout  où  l'on  désire  qu'ils  soient; 
cependant  l'univers  est  plongé  dans  l'incertitude.  Il  n'y  a  dans  ce 
monde  rien  d'assuré,  et  ce  monde  môme,  où  est-il? 

«  En  entendant  ces  sentimens  athées.  Rama,  semblable  à  un  élé- 
phant furieux,  répondit  :  Je  ne  me  soustrairai  pas  plus  aux  comman- 
demens  de  mon  père  qu'un  cheval  dompté  n'abandonne  le  char,  ou 
qu'ujîe  épouse  obéissante  ne  délaisse  son  époux.  .Te  ne  serai  pas  plus 
ébranlé  par  tes  paroles  qu'une  montagne  ne  peut  l'être  par  le  choc 
de  rourauan.  » 


POÈTES  ÉPIQUES.  167 

Sous  les  lianes  des  tropiques,  le  scepticisme  ne  parle-t-il  pas  ici  la 
langue  de  Voltaire?  L'étonnement,  la  colère  de  ce  jeune  él;'>phanl 
furieux,  blessé  par  l'éternel  serpent,  c'est  le  seul  trait  qui  nous  rejette 
dans  une  société  antique.  La  société  indienne  n'est  point  encore  fami- 
liarisée avec  le  doute.  Elle  regimbe  violemment  contre  l'aiguillon. 
Mais,  quoi  qu'elle  fasse,  le  venin  est  entré  au  cœur  de  sa  poésie;  il 
n'en  sortira  plus.  Étrange  début  pour  un  peuple,  que  le  blaspbème 
mêlé  à  l'hymne  encore  vibrant  de  la  création  et  le  scepticisme  au  sortir 
du  chaos!  Cet  épisode  est  le  livre  de  Job  de  la  Bible  indienne. 

S'il  est  vrai  cependant  que  la  force  virile  consiste  à  se  contenir,  se 
limiter,  se  maîtriser  soi-même,  une  secrète  faiblesse  est  cachée  sous 
la  puissance  monstrueuse  des  poètes  du  Gange,  et  c'est  là  pour  eux 
le  signe  de  l'enfance.  Comme  ces  jeunes  éléphans  enivrés  dont 
l'image  leur  est  si  familière,  ils  traversent  en  se  jouant,  dans  leurs 
sujets,  les  forêts  impénétrables,  la  création  tout  entière,  et  souvent 
une  liane  suffit  pour  les  embarrasser  et  les  arrêter.  Ils  sont  possédés 
de  leur  sujet  bien  plus  qu'ils  ne  le  possèdent;  errant  à  travers  l'im- 
mensité, toujours  un  épisode  peut  s'ajouter  à  l'épisode  qui  précède; 
il  n'est  aucune  raison  tirée  de  la  nature  des  choses  pour  poser  un 
terme  à  leurs  compositions.  Le  dénouement  n'en  est  vraiment  pos- 
sible que  dans  l'éternité.  A  l'égard  de  leur  style,  il  est  ce  que  l'action 
est  elle-même,  aussi  riche  en  rubis,  en  topazes,  en  pierreries,  aussi 
plantureux  que  les  flancs  sacrés  de  l'Himalaya ,  par  où  ils  diffèrent 
surtout  de  nos  poèmes  catholiques  du  moyen-âge,  dans  lesquels  l'ex- 
pression indigente  ne  suit  l'action  qu'à  grand'peine,  ainsi  qu'un  serf 
suivait  à  pied  son  seigneur  emporté  par  un  cheval  caparaçonné. 
Accoutumés  au  demi-jour  de  nos  contrées,  nous  sommes  facilement 
éblouis  de  ces  trésors  prodigués  de  la  parole  orientale.  S'il  était  vrai 
pourtant  que  l'art  dût  être  seulement  une  imitation  de  la  nature,  ce 
style  remplirait  toutes  les  conditions  de  la  perfection,  puisqu'il  est 
évidemment  le  reflet  du  luxe  de  la  création  sous  le  ciel  de  la  Haute- 
Asie.  Que  peut-il  donc  y  manquer?  Un  choix  fait  par  l'homme  entre 
les  objets  qu'il  rencontre.  Il  n'est  pas  rare  de  trouver  dans  ces 
poèmes,  pour  un  seul  objet,  jusqu'à  cinquante  comparaisons  accu- 
mulées qui  écrasent  la  vie  sous  le  fardeau  de  l'image.  L'homme  est 
comme  détrôné  par  la  nature,  et  sa  pensée  tarie  ou  éclipsée  par  les 
rayons  de  ce  soleil  trop  puissant,  œil  de  Brahma,  qui  dévore  ce 
qu'il  contemple.  L'expression,  cependant,  est  quelquefois  simple, 
nue,  soudaine.  Ce  contraste  vous  saisit;  vous  erriez  depuis  plusieurs 
jours  au  hasard  dans  une  forêt  irdiabitée;  ses  profondeurs  ne  réson- 

11. 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naient  que  des  murmures  de  la  nature  vivante;  des  fantômes  sans 
voix,  des  reptiles  ailés  se  dressaient  confusément  à  travers  les  rameaux 
frissonnans;  l'horreur  croissait.  Soudain  vous  découvrez  des  pas  dans 
cette  solitude;  un  cri  s'élève  près  de  là,  le  cri  d'un  homme  semblable 
à  vous  ! 

Ici  se  retrouve  la  question  posée  en  commençant  :  Quelle  place  oc- 
cupera la  poésie  indienne  dans  l'histoire  de  l'art?  Éclipsera-t-elle  dans 
lès  esprits  la  poésie  homérique?  la  remplacera-t-elle  jamais?  ISul  mo- 
nument, nul  brin  d'herbe  pensant  ne  peut  tenir  lieu  d'un  autre,  et 
ce  serait  une  critique  bien  futile  de  se  hâter  de  déprécier  la  Grèce 
par  l'Asie,  ou  l'Asie  par  la  Grèce.  Il  y  a  place.  Dieu  merci,  dans  la 
nature  et  dans  l'intelligence  de  l'homme  pour  tous  les  poèmes  du 
passé  comme  pour  tous  ceux  de  l'avenir.  Seulement  la  perspective 
dans  l'histoire  est  changée.  Le  génie  hellénique  se  rapproche  de 
nous  à  mesure  que  dans  l'éloignement  nous  apercevons  le  génie 
indien  se  lever  au  bout  de  l'horizon.  Loin  de  détrôner  le  vieil  Homère, 
ces  monumens  nouvellement  révélés  feront  éclater  encore  par  leur 
richesse  même  son  art,  sa  simpUcité,  son  habileté  instinctive.  L'Inde 
fera  ressortir  la  Grèce;  l'Himalaya  encadrera  l'Olympe.  Dans  l'opinion 
du  dernier  siècle,  l'auteur  de  l'Iliade  passait  pour  un  disciple  aveugle 
de  la  nature  seule.  Peu  s'en  fallait  qu'on  ne  le  tînt  pour  oriental. 
Depuis  qu'on  peut  le  comparer  à  son  frère  du  Gange,  la  précision 
de  son  dessin,  la  fermeté  de  ses  formes,  deviendront  plus  manifestes 
pour  tous.  Il  rentrera  plus  étroitement  dans  la  famille  des  génies  de 
l'Occident,  ou  du  moins  il  apparaîtra  comme  le  médiateur  souverain 
entre  l'Occident  et  l'Orient;  colosse  de  Rhodes  qui  s'appuie  sur  les 
deux  rives. 

Si  l'on  demande,  en  outre,  quelle  sera  l'influence  directe  de  cette 
renaissance  orientale,  il  est  évident  qu'elle  entrera  pour  quelque 
chose  dans  les  conceptions  de  l'avenir,  puisqu'une  société  tout  en- 
tière ne  sort  pas  du  tombeau  sans  agir  d'une  manière  quelconque 
sur  les  imaginations  humaines.  Il  est  vrai  que  le  génie  indien  ne  sera 
dans  aucun  cas  pris  pour  modèle,  son  caractère  étant  de  n'avoir  ni 
règle  fixe,  ni  loi  irrévocable.  Mais,  sans  devenir  un  code  littéraire, 
il  grossit  la  tradition  universelle.  Toutes  les  fois  que  les  modernes 
s'emparent  d'une  donnée  grecque  pour  la  traiter  à  leur  tour,  ils  ont 
à  lutter  contre  une  œuvre  parfaite,  laquelle  ne  laisse  presque  rien 
à  ajouter  ni  à  retrancher.  Où  est  la  main  qui  peut  refaire  le  marbre 
sculpté  dans  Athènes?  Tout  au  contraire,  la  poésie  de  l'Inde  est  une 
mine  de  Golconde,  où  l'or,  les  métaux  précieux,  les  pierreries  sont 


POÈTES  ÉPIQUES.  169 

souvent  mêlés  avec  des  élémens  encore  bruts.  De  ces  masses  con- 
fuses, l'Occident  pourra  dégager  (et  il  l'a  fait  déjà),  non  des  formes, 
mais  des  couleurs,  des  traditions,  des  images  qu'il  animera  de  sa  vie, 
un  métal  nouveau  pour  remplir  le  moule  de  sa  pensée. 

Car  l'esprit  de  l'homme  est  aujourd'hui  présent  partout  sur  la  terre; 
son  berceau  de  la  Troade  et  du  Latium  ne  sufût  plus  à  ses  rêves, 
et,  pour  exprimer  sa  pensée  telle  que  le  christianisme  l'a  agrandie, 
ce  n'est  pas  trop  de  toutes  les  formes,  voix ,  accords ,  parfums  que  ce 
globe  peut  produire  en  chacun  de  ses  climats.  Le  temps  est  passé  où, 
l'industrie  s'isolant  dans  les  frontières  de  chaque  état,  le  commerce 
des  choses  se  bornait  à  un  échange  difficile  dans  le  sein  d'un  même 
royaume.  Les  productions  de  toutes  les  contrées  sont  rassemblées 
dans  le  grand  festin  de  la  société  moderne;  et  lorsque  la  matière  est 
ainsi  transportée,  échangée  d'une  zone  à  une  autre,  qui  voudrait  que 
la  pensée  restât  seule  stagnante  dans  un  point  de  l'espace,  et  que 
chaque  poésie  vécût  et  mourût  sans  contact  sur  la  glèbe  où  elle  a  pris 
naissance?  Il  n'y  a  plus  de  serf  de  la  glèbe  dans  la  vie  réelle;  il  ne 
peut  plus  y  en  avoir  dans  le  monde  idéal;  et  c'est  justice,  quand  le 
corps  est  affranchi,  que  l'esprit  le  soit  à  sa  manière,  habitant  de  toute 
la  terre,  contemporain  de  tout  le  passé. 

Non,  non,  ne  craignons  pas  de  paraître  trop  infatués  en  nous  attri- 
buant pour  patrie  ce  globe  en  son  entier,  et  osons  fièrement  em- 
brasser sans  partage,  du  levant  au  couchant  et  d'un  pôle  à  l'autre 
pôle,  tout  ce  grain  de  sable  dans  l'infini.  Il  semblait  illimité  dans 
l'antiquité,  parce  qu'il  était  inconnu.  Depuis  qu'il  a  été  mesuré,  tout 
son  prix  est  tombé.  Que  faut-il  désormais  pour  le  franchir  en  un 
moment?  Il  n'est  plus  besoin  pour  cela  d'être  un  habitant  de  l'Olympe. 
Dans  la  vie  la  plus  obscure,  le  cœur  le  plus  enchaîné,  emporté  par 
l'aile  du  christianisme,  le  traverse  plus  vite  que  ne  faisaient  autrefois 
les  dieux  d'Homère. 

Edgar  Quinet. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


30  juin  1840. 

La  session  touche  à  son  terme.  Il  ne  reste  devant  la  chambre  des  pairs  que 
cinq  affaires  importantes  :  le  budget,  les  chemins  de  fer,  les  paquebots  trans- 
atlantiques, la  création  d'une  faculté  des  sciences  à  Rennes,  et  la  réforme 
du  tribunal  de  la  Seine. 

La  chambre  des  pairs  se  trouve  dans  une  situation  qui  n'est  pas  nouvelle, 
mais  qui  donne  lieu  cette  année  à  des  débats  plus  vifs  et  plus  amers  que  par 
le  passé.  Nous  ne  sommes  pas  surpris  de  ce  redoublement  de  plaintes  et  de 
reproches. 

])im  côté,  la  situation,  par  cela  seul  qu'elle  se  prolonge  et  qu'elle  paraît 
vouloir  s'établir  comme  une  règle,  devient  insupportable  à  la  chambre  dont 
elle  compromet  la  dignité  et  l'importance  politique. 

De  l'autre  côté,  le  ministère  ne  compte  pas  dans  la  chambre  un  grand 
nombre  d'amis.  Si  l'on  ne  songe  pas  à  le  renverser,  on  n'est  pas  non  plus  dis- 
posé à  lui  donner  des  preuves  de  sympathie. 

Quant  au  fond  de  la  question,  voici  l'exacte  vérité.  D'abord  la  situation  dont 
la  chambre  des  pairs  a  droit  de  se  plaindre,  ne  saurait  être  avec  justice  imputée 
au  ministère.  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  distribué  le  travail  de  la  session.  Arrivé  au.x 
affaires  dans  le  mois  de  mars,  il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  modifier  le  cours 
des  choses ,  connue  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  retenir  à  Paris  les  dé- 
putés après  le  vote  de  la  loi  de  finances. 

Une  fois  le  ministère  mis  hors  de  cause,  reste  la  question  tout  entière.  Com- 
ment foire  cesser  un  abus  qui  trouble  profondément  l'équilibre  des  pouvoirs, 
un  abus  auquel  la  chambre  ne  pourrait  se  résigner  sans  anéantir,  au  préju- 
dice du  pays  et  de  la  couronne ,  une  des  principales  garanties  de  notre  système 
politique  ? 

Si  la  pairie  se  résigne,  la  constitution  est  faussée.  La  chambre  des  pairs,  on 
J'a  dit  mille  fois,  ne  serait  plus  qu'un  bureau  d'enregistrement.  Si  elle  résiste 


REVUE  —  CHRONIQUE.  171 

en  amendant  le  budget,  seul  moyen  qu'elle  aurait  de  contraindre  la  chambre 
des  députés  à  reprendre  ses  séances,  elle  fait  naître  entre  deux  grands  pou- 
voirs de  l'état  une  de  ces  luttes  qui  ne  se  justifient  que  par  une  nécessité 
extrême. 

Sans  doute  c'est  là  le  summum  jus,  et  la  chambre  des  pairs  ne  devrait  pas 
hésiter  à  l'appliquer  le  jour  où  il  lui  serait  démontré  que  c'est  là  le  seul  moyen 
de  rétablir  l'équilibre.  11  serait  alors  par  trop  indigne  de  la  chambre  de  borner 
son  ressentiment  à  des  complaintes  annuelles,  complaintes  que  leur  retour 
périodique  et  toujours  inefficace  ne  tarderait  pas  à  rendre  complètement  ridi- 
cules. 

Heureusement  il  est  plus  d'un  moyen  que  le  ministère  peut  employer  pour 
rendre  aux  travaux  des  deux  chambres  leur  cours  simultané  et  régulier,  et  il 
n'est  pas  douteux  pour  nous  que  le  cabinet  ne  cherche  sérieusement,  dès  la 
session  prochaine,  à  résoudre  la  difficulté. 

On  peut  facilement  distribuer  le  travail  entre  les  deux  chambres  d'une  ma- 
nière plus  égale. 

Il  y  a  lieu  d'examiner  si  l'on  ne  pourrait  pas  changer  l'année  financière  de 
manière  que  les  chambres  pussent  au  besoin  ne  délibérer  définitivement  sur 
le  budget  présenté  dans  le  cours  de  la  session  qu'au  commencement  de  la 
session  suivante. 

Il  y  a  aussi  lieu  d'examiner  s'il  est  indispensable  de  persévérer  dans  l'usage 
de  présenter  les  budgets  de  tous  les  ministères  dans  une  seule  et  même  loi 

Nous  ne  voulons  rien  affirmer.  Ces  expédiens  exigeraient  dans  nos  rouages 
administratifs,  et  peut-être  aussi  dans  les  règlemens  des  chambres,  des  modi- 
fications qu'il  serait  par  trop  présomptueux  d'indiquer  ici  ;  elles  ne  peuvent 
être  que  le  résultat  de  sérieuses  méditations,  d'études  approfondies. 

Ajoutons  seulement  que,  sur  la  distribution  du  travail ,  il  a  été  énoncé  dans 
les  discussions  de  la  chambre  des  pairs  une  opinion  qui  nous  paraît  excessive. 

On  a  dit  que  l'article  de  la  charte  portant  que  toute  loi  d'impôt  doit  être 
d'abord  votée  par  la  chambre  des  députés,  ne  s'appliquait  qu'aux  lois  dont  le 
but  direct  est  l'établissement  d'un  impôt;  qu'ainsi  on  aurait  pu  présenter  d'a- 
bord à  la  chambre  des  pairs  la  loi  sur  les  paquebots  transatlantiques,  ou  toute 
autre  loi  prescrivant  une  dépense.  A  l'aide  de  cette  interprétation,  on  pour- 
rait aller  jusqu'à  soutenir  que  la  loi  capitale  du  budget,  la  loi  des  dépenses, 
peut  être  portée  directement  à  la  chambre  des  pairs. 

L'interprétation  nous  paraît  forcée.  L'état  n'a  pas  chez  nous  deux  moyens 
de  subvenir  à  ses  dépenses.  Qui  dit  dépense  dit  impôt,  impôt  qu'on  établit, 
qu'on  augmente  ou  qu'on  ne  diminue  pas.  —  D'un  autre  côté,  il  est  également 
vrai  que  ce  serait  donner  à  l'article  de  la  charte  un  sens  trop  large  que  de 
l'appliquer  indistinctement  à  tout  projet  de  loi  pouvant  impliquer  une  dépense. 
La  chambre  des  pairs  a  plus  d'une  fois  voté  la  première  des  lois  de  ce  genre, 
et  nul  n'a  révoqué  en  doute  la  légalité  de  son  vote.  Il  y  a  là  une  juste  ligne  de 
démarcation  à  tracer. 

Mais  sans  entrer  ici  dans  le  fond  de  la  question ,  sans  vouloir  scruter  la 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lettre  et  rechercher  l'esprit  auisi  que  les  origines  de  l'article  de  la  charte, 
disons  seulement  que  nul  ne  songe  à  enlever  à  la  chambre  élective  ce  qu'elle 
regarde,  sur  le  fondement  d'une  pratique  de  vingt-cinq  ans,  comme  un  de  ses 
droits,  comme  sa  prérogative  la  plus  importante.  C'est  une  voie  où  la  chambre 
des  pairs  ne  voudrait  pas,  et  avec  raison ,  s'engager;  c'est  s'affaiblir  que  d'user 
ses  forces  à  saisir  des  droits  contestables.  La  chambre  des  pairs  veut  maintenir, 
avec  la  vigueur  et  la  dignité  qui  lui  appartiennent,  ses  prérogatives  recon- 
nues, ses  droits  incontestés. 

L'état  des  partis  ne  s'est  pas  modifié  dans  la  quinzaine  qui  vient  de  s'écouler. 
Les  députés  rentrant  dans  leurs  foyers,  commence  maintenant  ce  travail  local, 
cette  communication  intime  entre  le  député  et  ses  électeurs,  dont  il  est  tou- 
jours difficile,  même  aux  plus  habiles,  de  prévoir  toutes  les  conséquences  avec 
quelque  exactitude.  Les  députés  qui  ont  interrompu  leurs  longues  habitudes 
ministérielles,  comme  les  députés  de  la  vieille  opposition  qui  prêtent  aujour- 
d'hui leur  appui  au  ministère,  auront  à  s'expliquer  avec  leurs  commettans. 
Ici  le  député  convaincra  les  électeurs  de  la  sagesse  de  sa  conduite;  ailleurs  les 
électeurs  réagiront  peut-être  sur  le  député. 

Au  surplus ,  les  députés  qui  ont  soutenu  le  ministère  pourront  parler  avec 
quelque  orgueil  des  résultats  de  la  session.  Des  lois  importantes  vont  donner 
une  nouvelle  impulsion  à  la  prospérité  matérielle  du  pays.  La  navigation  inté- 
rieure perfectionnée,  l'exploitation  du  sel  ramenée  partout  au  droit  commun,  les 
chemins  de  fer  en  voie  d'exécution  soutenus,  et  de  nouvelles  entreprises  auto- 
risées, aidées,  encouragées;  la  question  des  sucres  terminée  d'une  manière 
équitable;  le  grand  établissement  de  la  Banque  de  France  mis  à  même,  par  la 
certitude  de  son  avenir,  de  rendre  au  commerce  des  services  de  plus  en  plus 
jmportans  ;  enfin  nos  relations  commerciales  avec  le  INouveau-IMonde  secon- 
dées et  étendues  par  plusieurs  lignes  de  paquebots  transatlantiques  :  ce  sont  là 
des  faits  importans  qui  honorent  cette  session  et  témoignent  de  l'active  habi- 
leté du  cabinet  qui  a  pu ,  dans  le  peu  de  temps  que  lui  ont  laissé  les  discus- 
sions politiques  et  les  difficultés  de  tout  début,  imprimer  aux  affaires  une  si 
puissante  impulsion. 

INous  sommes  convaincus  que  la  chambre  des  pairs  n'hésitera  pas  à  donner 
son  suffrage  aux  projets  que  le  ministère  lui  a  présentés  en  dernier  lieu. 

En  rejetant  le  remboursement  de  la  rente,  malgré  le  vote  réitéré  de  l'autre 
chambre  et  les  efforts  du  ministère,  comme  en  confirmant  à  une  très  grande 
majorité  le  privilège  de  la  Banque,  malgré  l'opposition  presque  unanime  de 
la  presse,  la  chambre  a  suffisamment  prouvé  que  rien  ne  peut  la  détourner  de 
ce  qui  lui  paraît  bon,  utile,  équitable.  INous  nous  plaisons  à  rendre  hommage 
à  sou  indépendance,  quelle  que  soit  d'ailleurs  notre  opinion  sur  la  question 
de  la  rente. 

Le  même  sentiment  d'indépendance  lui  fera  adopter  des  lois  que  le  pays 
attend  avec  une  juste  impatience.  On  aura  beau  lui  dire  que  le  départ  des 
députés  lui  ôte  toute  liberté,  qu'on  a  voulu  la  placer  sous  le  joug  de  la  néces- 
sité. La  chambre  sait  qu'il  n'en  est  rien,  qu'il  serait  parfaitement  libre  à  elle 


REVUE.  —  CHROMQLE.  173 

de  rejeter  toutes  ces  lois.  Sans  doute  elle  aurait  à  rendre  compte  de  son  vote 
à  l'opinion  publique  et  à  sa  propre  conscience;  mais  la  marche  régulière  du 
gouvernement,  le  cours  des  services  publics  ne  seraient  point  paralysés  par  le 
rejet  de  ces  lois  :  ce  rejet  n'aurait  point  les  conséquences  que  pourrait  avoir  le 
rejet  du  budget  ou  d'une  mesure  quelconque  indispensable  au  salut  de  l'état. 

Il  n'y  a  donc  pas  cette  contrainte,  cette  nécessité  artificielle  et  impérieuse 
dont  la  chambre  pourrait  se  blesser,  cette  nécessité,  disons-le,  qui  la  domine 
pour  le  budget,  qu'elle  ne  pourrait  refuser  sans  compromettre  la  régularité 
des  services  publics. 

En  adoptant  les  autres  lois,  la  chambre,  qui  pourrait  les  rejeter,  aura  agi 
avec  liberté  et  indépendance;  elle  aura  prouvé  que  les  motifs  de  l'adoption 
l'emportaient  dans  son  esprit  sur  les  objections  qu'opposent  les  adversaires 
de  ces  projets. 

La  chambre,  il  est  vrai,  ne  pourrait  amender  ces  projets;  tout  amende- 
ment produirait,  dans  les  circonstances  actuelles,  les  mêmes  conséquences 
que  le  rejet,  et  retarderait  d'une  année  toutes  ces  utiles  entreprises.  Dans  ces 
limites,  les  plaintes  sont  fondées;  mais  tout  a  été  dit  sur  ce  point  lors  des 
débats  sur  la  loi  de  la  navigation  intérieure. 

Trop  insister  sur  les  mêmes  plaintes  (nous  ne  disons  pas  les  mêmes  repro- 
ches, le  ministère  a  prouvé  qu'il  n'en  méritait  pas),  ce  serait  les  affaiblir,  ce 
serait  donner  au  langage  de  la  chambre  un  ton  lamentable  et  peu  digne  d'un 
grand  pouvoir  de  l'état.  La  chambre  a  fait  connaître  sa  pensée:  il  ne  lui  l'este 
plus  d'autre  moyen,  le  même  inconvénient  se  renouvelant,  que  la  résistance, 
lorsqu'elle  aura  devant  elle  un  ministère  qui  aura  préparé  et  distribué  le  travail 
de  la  session. 

L'amendement ,  c'est-à-dire  le  rejet  d'un  de  ces  projets  de  loi,  sur  qui  retom- 
berait-il? sur  les  compagnies,  sur  les  villes  maritimes,  sur  le  commerce,  sur 
l'industrie,  sur  le  public,  qui  certes  ne  sont  pas  responsables  de  la  marche 
des  travaux  au  sein  des  deux  chambres.  Le  rejet  ébranlerait-il  le  cabinet?  nul- 
lement: le  cabinet  a  trouvé  à  son  avènement  l'état  de  choses  dont  on  se  plaint; 
il  ne  pouvait  plus  le  changer.  Le  rejet  ferait-il  revenir  à  Paris  un  seul  député? 
encore  moins;  les  députés  ne  seraient  ramenés  sur  leurs  sièges  que  par  un 
amendement  au  budget.  La  chambre  ne  veut  pas  sans  doute  en  venir  cette 
année  à  ce  moyen  extrême;  elle  voudra  encore  moins  témoigner  de  son  mécon- 
tentement par  une  résolution  qui  ne  frapperait  que  ces  intérêts  nationaux ,  que 
la  chambre  est  jalouse  de  seconder  et  de  protéger. 

Il  est  sur  la  loi  des  chemins  de  fer  une  autre  observation  qui  s'applique  éga- 
lement aux  débats  de  l'une  et  de  l'autre  chambre.  îsous  voulons  parler  de  la 
réunion  dans  une  seule  et  même  loi  de  plusieurs  projets  tout-à-fait  différens' 
indépendans  l'un  de  l'autre;  ainsi  le  chemin  de  fer  d'Orléans  et  celui  de  Stras- 
bourg à  Bàle,  et  plusieurs  autres,  se  trouvent  compris  dans  le  même  projet  de 
loi.  Il  faut,  en  conséquence,  tout  adopter  ou  tout  rejeter;  ces  projets  se  pré- 
senteront aux  suffrages  de  la  chambre,  pour  ainsi  dire  l'un  portant  l'autre. 
Encore  si  le  même  principe,  si  le  même  système  de  secours  était  appliqué  à 


17V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  cps  projets.  Loin  de  là  :  la  même  loi  embrasse  six  projets  et  quatre 
systèmes  différens;  nous  ne  voulons  pas  dire  opposés;  il  se  peut  en  effet  que 
ces  systèmes  divers,  contraires  mêmes,  soient  avec  raison  applicables  à  des 
entreprises  différentes.  Toujours  est-il  (jue  la  sincérité  des  débats  législatifs 
reçoit  une  atteinte  lorsqu'une  assemblée  est  forcée  de  voter  in  globo  des  projets 
différens,  nullement  connexes,  et  pouvant  parfaitement  exister  l'un  sans  l'autre. 

Mais  ce  n'est  pas  là  un  expédient  inventé  par  le  ministère  du  V  mars;  c'est 
un  usage  sur  lequel  il  importe  seulement  d'attirer  l'attention  du  gouverne- 
ment pour  les  projets  futurs. 

La  mort  de  M.  Daunou  laisse  vacante  aux  archives  du  royaume  une  place 
importante.  Le  bruit  public  a  désigné  plusieurs  candidats.  Si  nous  sommes 
bien  informés,  ceux  sur  qui  l'attention  paraît  se  fixer  d'une  manière  particu- 
lière sont  M.  de  Gasparin,  l'ancien  ministre,  et  M.  Fauriel.  M.  de  Gasparin 
est  un  administrateur  habile,  M.  Fauriel ,  un  historien  dont  les  travaux  se  dis- 
tinguent, entre  autres,  par  l'exactitude  et  la  profondeur  des  recherches.  Selon 
le  point  de  vue  auquel  on  se  place,  le  choix  de  l'un  ou  de  l'autre  ne  mériterait 
que  des  éloges. 

M.  Vincent  passe  dans  le  conseil  d'état  du  service  extraordinaire  au  service 
ordinaire.  Rien  de  plus  naturel  que  de  voir  un  administrateur  aussi  éclairé  et 
d'une  si  grande  expérience  se  vouer  entièrement  aux  travaux  du  conseil  d'état. 
Nous  espérons  qu'il  sera  dignement  remplacé  dans  ses  importantes  fonctions 
au  ministère  du  commerce. 

Le  public  est  fort  préoccupé  dans  ce  moment  des  nouvelles  d'Alger.  En 
admettant  qu'il  y  ait  quelque  exagération ,  peut-être  aussi  un  peu  d'animosité 
dans  les  nouvelles  qui  circulent,  toujours  est-il  que  notre  campagne  en  Afrique 
est  longue,  difficile  et  sans  résultats  décisifs  qui  compensent  les  sacrifices  en 
honuïies  et  en  argent  qu'elle  exige.  Il  serait  plus  que  superflu  de  rechercher 
aujourd'hui  à  qui  l'on  pourrait  imputer  la  guerre  que  nous  avons  sur  les 
bras,  les  difficultés  que  nous  rencontrons  en  Afrique.  Ce  n'est  pas  le  mo- 
ment de  discuter,  mais  d'agir,  d'agir  avec  résolution  et  d'une  manière  digne 
de  la  France.  Quelles  qu'en  soient  les  causes,  c'est  là  désormais  une  guerre 
à  mort  avec  les  populations  indigènes,  avec  les  Arabes  africains.  C'est  le  niaho- 
métisme,  la  barbarie  et  le  génie  nomade  qui  veulent  expulser  d'Afrique  la 
religion,  la  civilisation,  la  puissance  françaises.  Dans  le  commencement,  il 
aurait  été  légitime  et  sensé  de  poser  la  question  de  savoir  s'il  convenait  à  la 
France,  à  sa  politique,  à  son  influence  d'entrer  dans  cette  voie,  de  jeter  hors 
de  l'Europe  une  partie  notable  de  ses  revenus  et  de  ses  forces,  si  les  avantages 
militaires,  maritimes,  commerciaux  qu'elle  pouvait  en  espérer,  étaient  de  nature 
à  compenser  ses  sacrifices,  si  le  moment  était  arrivé  d'implanter  par  la  force 
des  armes,  par  la  conquête  la  civilisation  française  sur  le  sol  aride  et  malsain, 
sous  le  ciel  brillant  de  l'Algérie. 

Aujourd'hui ,  empressons-nous  de  le  reconnaître ,  la  question  ne  peut  être 
posée  dans  ces  termes.  Le  drapeau  français  a  été  solennellement  planté  sur  le 
sol  africain.  La  France  a  dit  qu'il  y  resterait  :  Abd-el-Kader  veut  l'en  arracher  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1T5 

force.  La  France  peut-elle  le  supporter?  non ,  à  aucun  prix.  C'est  là  une  réponse 
qui  est  au  fond  de  tous  les  cœurs,  de  toutes  les  pensées,  de  tous  les  systèmes. 
Les  adversaires  les  plus  décidés  de  notre  établissement  en  Afrique,  ceux-là 
même  qui  n'auraient  pas  hésité  à  évacuer  l'Algérie,  lorsque  nous  y  étions  en 
paix  avec  tout  le  monde,  ne  voudraient  pas  aujourd'hui  abandonner  un  pouce 
de  terrain.  C'est  que  toutes  les  opinions,  comme  tous  les  systèmes,  se  rencon- 
trent sur  un  point  commun;  c'est  qu'il  n'y  a  plus  de  dissentiment  possible 
lorsqu'il  s'agit  de  la  dignité  de  la  France,  de  l'honneur  national 

D'un  autre  côté,  tenons-nous  en  garde  contre  l'esprit  de  notre  temps;  pré- 
servons-nous des  atermoiemens,  des  demi-mesures.  L'affaire  d'Afrique,  con- 
duite mollement,  serait  interminable;  elle  pourrait  renouveler  pour  nous  cette 
longue  et  funeste  guerre  d'Espagne,  lorsque  nous  n'étions  jamais  maîtres  que 
du  terrain  qu'occupaient  les  semelles  de  nos  soldats,  lorsque,  vainqueurs  dans 
tous  les  combats,  nous  n'avions  cependant  jamais  pu  vaincre  le  pays  et  le  plier 
à  nos  lois. 

Ce  fut  une  erreur  de  Napoléon  que  de  se  persuader  que  l'affaire  d'Es- 
pagne n'exigeait  pas  de  grands  efforts,  qu'on  pouvait  la  combiner  avec  d'au- 
tres expéditions,  qu'elle  finirait  d'elle-même,  de  guerre  lasse;  que  les  popula- 
tions, fatiguées,  vaincues,  appauvries,  rentreraient  paisiblement  dans  leurs 
foyers.  Les  guerres  nationales  des  peuples  fanatiques  et  barbares  sont  régies 
par  d'autres  lois  générales  que  celles  qui  gouvernent  les  guerres  des  nations 
riches  et  civilisées.  ÎSos  soldats  avaient  l'instinct  de  cette  différence,  lorsque, 
en  Espagne,  ils  regrettaient  si  gaiement  cette  Italie,  cette  Allemagne  si  bonnes 
à  conquérir,  si  faciles  à  garder. 

Le  cabinet  s'occupe  très  sérieusement  de  l'affaire  d'Afrique.  Nous  ignorons 
ses  idées,  ses  projets.  Ce  que  nous  demandons  avant  tout,  ce  sont  des  mesures 
décisives  et  un  plan  bien  arrêté.  Un  système  médiocrement  bon,  qu'on  main- 
tiendrait avec  suite,  avec  énergie,  avec  persévérance,  vaudrait  mieux  que  les 
idées  les  plus  heureuses,  les  plus  lumineuses,  mises  en  pratique  avec  hésita- 
tion, par  voie  de  tâtonnement  et  d'essai. 

Jusqu'ici  on  n'a  jamais  su  au  juste  ni  ce  qu'on  voulait  faire  en  Afrique,  ni 
ce  qu'on  voulait  faire  de  l'Afrique.  Qu'Abd-el-Kader  nous  rende  du  inoins  le 
service  de  nous  contraindre  à  prendre  un  parti ,  à  résoudre  les  deux  questions. 

On  parle  beaucoup  du  projet  du  général  Rogniat,  de  robatacle  continu  au 
moyen  d'un  mur  et  d'un  fossé  qui  mettrait  une  partie  de  nos  possessions,  la 
plaine  de  la  Mitidja,  à  l'abri  des  incursions  des  Arabes.  Le  projet  est  ingé- 
nieux; la  dépense  ne  serait  pas  excessive;  le  résultat  paraît  certain  ;  un  faible 
corps  suffirait  pour  garder  l'enceinte  contre  des  hordes  barbares.  Nous  sommes 
moins  rassurés  sur  les  effets  morbides  d'un  grand  remuement  de  ferre  dans 
un  pays  si  exposé  aux  inlluences  typhoïdes,  aux  ravages  de  la  fièvie  et  de  la 
dyssenterie. 

Les  affaires  d'Espagne  prennent  tous  les  jours  une  tournure  plus  favorable 
à  la  cause  constitutionnelle.  Le  général  Ségarra  fait  sa  soumission,  et  il 
exhorte  les  insurgés  à  se  rallier  au  parti  national.  Balmaseda  a  été  battu.  La 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reine  est  accueillie  en  Catalogne  par  les  flots  d'une  population  remplie  d'enthou- 
siasme. Le  peuple  espagnol  est  toujours  profondément  monarchique.  Nul 
doute  nue  le  voisinage  de  la  cour  ne  contribue  à  rallier  les  partis,  à  ramener  un 
grand  nombre  d'iiommes  égarés.  Après  beaucoup  de  conjectures ,  on  paraît 
croire  aujourd'hui  que  le  voyage  des  deux  reines  n'a  eu  réellement  d'autre  but 
que  le  rétablissement  de  la  santé  de  la  reine  Isabelle.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  se 
ferait  illusion  si  on  croyait  qu'une  fois  Cabrera  vaincu  et  le  parti  carliste  en- 
tièrement dissous ,  les  difficultés  de  l'Espagne  s'évanouiront  complètement. 
Loin  de  là.  Le  peuple  est  monarchique  et  religieux ,  voire  même  superstitieux. 
Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'une  partie  considérable  des  classes  moyennes,  dans 
les  grandes  villes  surtout,  est  imbue  de  nos  idées,  de  nos  principes;  et  préci- 
sément parce  que  ces  idées  et  ces  principes  sont  trop  avancés  pour  l'Espagne  et 
ne  sont  pas  en  harmonie  avec  l'état  général  du  pays ,  la  minorité  qui  professe 
cette  politique  d'emprunt,  impatiente  de  réaliser  ses  idées,  est  toujours  tentée 
de  devenir  violente  et  factieuse.  On  n'est  ni  impatient  ni  violent  lorsqu'on  sait 
qu'on  a  le  pays  derrière  soi ,  lorsqu'on  ne  doute  pas  d'un  prochain  succès. 
Sous  la  restauration ,  Casimir  Périer  disait  aux  trois  cents  de  M.  de  Villèle  : 
«  Nous  sommes  quinze  ici,  mais  nous  avons  le  pays  derrière  nous;  »  aussi 
Casimir  Périer  et  ses  amis  ne  conspiraient  pas;  ils  attendaient,  et  n'attendirent 
pas  long-temps. 

Après  la  dispersion  complète  de  l'insurrection  carliste,  le  parti  radical  en 
Espagne  deviendra  probablement  plus  exigeant  et  de  plus  en  plus  violent.  Le 
gouvernement  aura  besoin  de  fermeté,  d'habileté,  de  mesure.  Qu'il  se  garde 
surtout  de  mépriser  ses  adversaires.  Les  minorités  ont  si  souvent  bouleversé  et 
gouverné  le  monde! 

M.  Cousin  poursuit  le  cours  de  ses  paisibles  réformes  dans  le  domaine  de 
l'enseignement. 

Une  ordonnance  royale  vient  de  créer  à  la  Faculté  de  Droit  de  Paris  une 
chaire  d'introduction  générale  à  l'étude  du  droit.  C'était  une  lacune  qu'il  im- 
portait de  combler.  Ainsi  que  l'a  dit  le  ministre  dans  son  rapport  au  roi,  ce 
cours  préliminaire  aura  pour  objet  d'orienter,  en  quelque  sorte,  les  jeunes étu- 
dians  dans  le  labyrinthe  de  la  jurisprudence. 

Il  a  été  aussi  décidé  qu'à  l'avenir,  soit  dans  les  examens ,  soit  dans  les  con- 
cours devant  les  facultés  de  droit,  il  n'y  aura  plus  ni  argumentations  ni  leçons 
latines.  Nous  félicitons  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  d'avoir  mis  fin 
à  un  usage  qui  n'était  qu'un  moyen  de  dissimuler  l'ignorance  et  de  paralyser 
le  savoir. 


Le  drame  de  la  Maréchale  d\ïncre,  représenté  il  y  a  neuf  ans  à  l'Odéon, 
vient  d'être  repris  par  la  Comédie-Française.  On  a  pu  remarquer  dans  cette 
œuvre,  dont  la  mise  en  scène  révèle  un  zèle  louable,  toutes  les  hautes  et  rares 
qualités  qui  distinguent  le  talent  de  M.  Alfred  de  Vigny.  Bien  qu'une  ten- 
dance instinctive  semble  entraîner  l'auteur  é'Eloa  vers  la  contemplation  et 
l'élégie,  c'est  avec  une  supériorité  réelle ,  il  faut  le  reconnaître,  qu'il  a  essayé, 


REVUE  —  CHRONIQUE .  177 

dans  la  Maréchale  d'Ancre ,  l'interprétation  dramatique  de  l'histoire.  Tout 
en  avouant  nos  préférences  pour  les  œuvres  du  poète  qui  relèvent  unique- 
ment de  l'inspiration  élégiaque  ou  contemplative,  nous  croyons  que  ce  drame 
d'une  pensée  si  haute,  d'une  exécution  si  sévère,  doit  prendre  rang  parmi 
les  plus  importantes  créations  de  ]M.  Alfred  de  Vigny.  Il  nous  suffira,  pour 
appuyer  cette  opinion,  de  rappeler  rapidement  quels  matériaux  fournissait 
l'histoire  et  quel  parti  l'auteur  en  a  su  tirer. 

Assurément  le  récit  des  historiens,  dans  sa  nudité  austère,  ne  lui  offrait  que 
d'insuffisantes  ressources.  11  s'agissait  de  la  chute  d'un  favori,  d'un  ambitieux 
vulgaire;  il  semblait  qu'aucune  émotion  élevée  ne  put  jaillir  du  spectacle  de 
ces  intrigues  mesquines,  terminées  par  un  assassinat.  Pourtant  IM.  de  Vigny 
a  su  introduire  dans  son  drame  un  noble  et  grave  enseignement.  Dans  ce 
meurtre  de  Concini ,  qui  termine  la  minorité  de  Louis  XIII ,  il  a  vu  l'expia- 
tion du  crime  de  Ravaillac,  qui  avait  amené  le  nouveau  règne  et  fondé  la  puis- 
sance passagère  du  favori.  Cette  donnée  philosophique  peut  s'appuyer  sur  des 
preuves.  Dans  une  des  notes  qui  accompagnent  son  drame,  M.  de  Vigny  cite 
quelques  passages  trouvés  dans  les  pièces  relatives  au  procès  de  la  Galigaï,  et 
d'après  lesquels  il  est  permis  de  regarder  l'ambitieux  Italien  comme  le  com- 
plice de  Ravaillac.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'exactitude  historique  de  cette  accu- 
sation portée  par  les  contemporains  contre  Concini ,  on  doit  reconnaître  que 
le  souvenir  du  crime  de  Ravaillac,  habilement  amené  par  le  poète,  produit 
un  effet  saisissant.  Cette  pensée  de  l'expiation  une  fois  admise,  il  reste  h  voir 
comment  le  poète  l'a  développée.  C'est  autour  de  la  figure  mélancolique  et 
hautaine  de  Leonora  Galigaï  qu'il  a  groupé  ses  nombreux  personnages.  Si  on 
la  dégage  de  certains  détails  que  l'auteur  a  cru  nécessaires  pour  compléter 
son  tableau  historique,  l'action  est  fort  simple.  La  chute  de  la  maréchale  est 
le  véritable  et  unique  sujet  du  drame.  L'expiation  n'atteint  pas  seulement 
Concini,  elle  frappe  à  côté  du  lâche  ambitieux  une  femme  d'un  noble  et  ferme 
caractère;  dès-lors  l'intérêt  s'éveille,  et  le  drame  devient  possible.  L'action 
s'engage  et  se  dénoue  en  deux  jours.  Cette  rapidité  de  l'action  est  le  seul  rap- 
port qu'offre  la  pièce  avec  les  créations  du  théâtre  classique.  L'auteur  n'a 
aucunement  cherché  à  réduire  les  proportions  de  l'immense  tableau  que  lui 
offrait  l'histoire.  Il  a  transporté  dans  son  drame  tout  le  mouvement,  toute  la 
variété  que  réclame  la  scène  moderne.  Peut-être  a-t-il  trop  multiplié  les  détails, 
peut-être  la  simplicité  du  sujet  disparait-elle  un  peu  sous  l'abondance  des  carac- 
tères et  des  incidens.  M.  de  Vigny  n'a  fait  en  ceci ,  nous  le  savons,  que  suivre 
l'exemple  des  tragiques  étrangers;  mais  cet  exemple  ne  saurait  infirmer  notre 
objection ,  qui  reste  entièrement  fondée  au  point  de  vue  de  la  scène  française. 

M.  de  Vigny  avait  à  envisager  trois  faces  diverses  dans  le  personnage  de 
Leonora  Galigaï  :  l'Italienne  dissimulée,  l'amante  et  la  mère.  Il  a  su  accorder 
avec  discernement,  à  chacun  des  aspects  de  ce  caractère,  l'attention  qu'il  mé- 
ritait. Il  s'est  attaché  surtout  à  faire  ressortir  avec  vigueur  la  fermeté  maie  et 
courageuse  de  l'épouse  de  Concini.  11  a  indiqué,  avec  une  rare  délicatesse,  ce 
qui  restait  de  la  faiblesse  et  des  superstitions  de  la  fenuue  dans  ce  caractère 
presque  viril.  A  côté  de  la  maréchale,  Borgia  et  Concini  se  placent  comme 
pour  éclairer  cette  imposante  figure,  l'un  par  son  amour,  l'autre  par  son 
ambition.  C'est  au  Corse  passionné  qu'appartient  le  cœur  tendre  et  ardent  de 
l'Italienne;  c'est  à  l'ambitieux  Florentin  qu'elle  consacre  l'énergie  de  son  intel- 
ligence et  de  sa  volonté.  Ces  trois  personnages  forment  le  groupe  principal  du 


t^S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tableau.  Derrière  la  maréchale,  Borj^ia,  Concini,  se  rangent  les  personnages 
secondaires.  La  jalousie  fougueuse  d'Isabella  Monti ,  la  femme  de  Borgia; 
Pavarice  et  l'Iiumilité  du  juif  :\Iontalto,  l'impassible  et  hautaine  ambition  de 
M.  de  Luvnes,  l'hypocrisie  du  magistrat  Déageant,  la  brusque  probité  du 
bourgeois  Picard,  la  pétulance  et  la  légèreté  de  Fiesque,  toutes  ces  nuances, 
tous  ces  types  si  divers  ont  été  rendus  par  M.  de  Vigny  avec  une  rare  finesse 
et  une  parfaite  vérité.  On  retrouve,  dans  les  plus  petits  détails  de  ces  ligures, 
les  traces  d'une  exécution  sérieuse  et  patiente. 

Nous  croyons  inutile  de  raconter  la  lutte  qui  s'établit  entre  ces  divers  per- 
sonnages. L'arrestation  du  prince  de  Coudé,  la  révolte  des  inécontens,  le  procès 
de  la  marécliale ,  son  supplice ,  suffisent  largement  à  l'intérêt  de  toutes  les  par- 
ties du  drame.  On  sait  quelle  terreur  éveille  la  scène  du  duel ,  quelle  émotion 
accueille  la  douleur  sombre  et  résignée  de  la  maréchale  rencontrant  sur  le 
chemin  du  biicher  les  cadavres  de  son  mari  et  de  son  amant.  Ce  sont  là  des 
effets  qu'il  est  superflu  de  louer.  C'est  sur  le  mérite  de  la  forme  que  nous 
croyons  surtout  devoir  appeler  l'attention  du  publie,  trop  habitué  peut-être 
aujourd'hui  à  n'estimer  que  le  mouvement  et  l'action.  Le  soin  qui  a  présidé  à 
la  conception,  à  l'arrangement  des  personnages,  se  retrouve  en  effet  dans  le 
style  Grâce,  vigueur,  coquetterie,  la  forme  de  la  Maréchale  (V. lucre  offre 
toutes  les  qualités  qui  distiniiuent  les  plus  durables  créations  du  poète. 

Il  nous  reste  à  parler  de  l'interprétation  des  acteurs.  iM"  "  Dorval  avait  une 
tâche  difficile:  dans  le  caractère  de  la  maréchale  d'Ancre,  il  n'y  a  pas  seulement 
la  tendresse  et  la  résiijnation  d'une  femme,  il  y  a  l'énergie  et  la  dignité 
qu'exige  une  haute  position  politique.  IM'""  Dorval,  touchante  comme  toujours 
dans  la  partie  passionnée  de  son  rôle,  a  moins  parfaitement  rendu  la  partie 
calme  et  sérieuse.  Ligier,  chargé  du  rôle  de  Borgia,  n'a  point  eu  de  peine  à 
rendre  la  brusquerie  sauvage  du  montagnard  corse;  mais  il  n'a  réussi  qu'im- 
parfaitement à  faire  ressortir  la  passion  ardente  et  profonde  qui  subsiste  sous 
cette  rude  enveloppe.  Beauvallet  n'a  été  à  l'aise  (jue  dans  les  jjarties  du  r(Me  de 
Concini  où  la  dissimulation  fait  place  h  la  colère.  IMalgré  ces  imperfections, 
rachetées  par  beaucoup  de  zèle  et  d'intelligens  efforts,  le  public  a  pu  étudier 
avec  intérêt  l'œuvre  qui  était  soumise  une  seconde  fois  à  son  jugement,  et  le 
beau  drame  de  M.  Alfred  de  Vigny  a  été  écouté  dans  tous  ses  développemens 
avec  une  attention  et  une  curiosité  soutenues. 

—  La  bibliothèque  Charpentier  s'enrichit  de  trois  charmans  volumes,  qui 
offrent,  réunies,  toutes  les  oeuvres  de  M.  Alfred  de  IMusset:  \" La  Confession 
cVun  Enfant  du  Siècle ,  revue  et  corrigée  avec  le  goût  (|ue  l'auteur  apporte 
désorniais  à  tout  ce  qu'il  écrit;  2"  les  Comédies  et  Proverbes  en  prose;  3"  les 
Poésies  complètes.  Ce  dernier  volume  surtout,  par  ce  qu'il  reproduit  de  si 
agréablement  connu,  et  par  ce  qu'il  ajoute  d'inédit,  est  un  vrai  cadeau  pour 
le  public.  De  tous  les  poètes  qui  se  rattachent  au  mouvement  littéraire  de  1828, 
M.  Alfred  de  Musset  fut  le  plus  jeune,  le  plus  hardi  et  le  plus  fringant  dès 
l'abord;  il  entra  dans  le  sanctuaire  lyrique  tout  é|)eronné  et  par  la  fenêtre,  je  le 
crois  bien.  Il  chantait,  comme  Ciiértihin,  (juelque  espiègle  chanson,  son 
.ïndalotise  on  sa  Marquise;  il  avait  fait  enrager  le  guet  avec  sa  lune  comme 
un  point  sur  un  i.  Le  lyrisme  de  cette  époque  elait  un  peu  solennel,  volontiers 
religieux,  pompeux  connue  un  Je  Deum ,  ou  sentimental.  M.  de  Musset  lui  fit 
d'emblée  quelque  déchirure  :  il  osa  avoir  de  l'esprit,  même  avec  un  brin  de 


REVUE  —  ClIROMQUE.  17^ 

scandale.  Depuis  Voltaire,  on  a  trop  oui)lié  l'esprit  en  poésie;  IM.  de  IMusset 
lui  refit  une  large  part;  avec  cela,  il  eut  encore  ce  qu'ont  si  peu  nos  poètes 
modernes,  la  passion.  De  la  passion  et  de  l'esprit,  voila  donc  son  double  lot 
dans  ses  charmans  contes ,  dans  ses  petits  drames  pétillans  et  colorés.  Il  est  sûr 
de  vivre  par  là  entre  tous  les  poètes  ses  contemporains  ou  quelque  peu  ses  aînés. 
Sa  Nuit  de  Mai  restera  un  des  plus  touclians  et  des  plus  sublimes  cris  d'un 
jeune  cœur  qui  déborde ,  un  des  plus  beaux  témoignages  de  la  moderne 
muse.  Le  Lac,  Moi.se,  Ce  qu'onentend. sur  ta  montagne,  la  Aidt  de Mai,\o'ûa 
comme  de  loin ,  j'imagine ,  la  postérité ,  ce  grand  pasteur  au  regard  sonunaire, 
et  qui  ne  voit  que  les  cimes,  énumérera  les  princes  des  poètes  de  ce  temps. 
Après  ce  qu'il  a  fait,  INI.  de  Musset  est  resté  modeste;  il  ne  s'exagère  point  la 
grandeur  de  son  œuvre,  il  s'en  dissimule  trop  peut-être  le  côté  délicieux  et 
captivant;  peu  soucieux  de  l'avenir,  il  dit  pour  toute  préface  au  lecteur  : 

Ce  livre  est  toute  ma  jeunesse; 
Je  l'ai  fait  sans  presque  y  songer. 
Il  y  paraît,  je  le  confesse, 
Et  j'aurais  pu  le  corriger. 

Mais  quand  l'homme  change  sans  cesse, 
Au  passé  pourquoi  rien  changer? 
Va-t'en ,  pauvre  oiseau  passager, 
Que  Dieu  te  mène  à  ton  adresse  ! 

Qui  que  tu  sois,  qui  me  liras, 
Lis-en  le  plus  que  tu  pourras. 
Et  ne  me  condamne  qu'en  somme. 

Mes  premiers  vers  sont  d'un  enfant, 
Les  seconds  d'un  adolescent. 
Les  derniers  à  peine  d'un  homme. 

Ce  naturel-là,  qui  est  un  charme,  ne  doit  pas  aller  pourtant  jusqu'au  décou- 
ragement intérieur  et  à  la  négligence  de  si  beaux  dons.  Au  moment  oi'i  les  fruits 
sont  le  plus  parfaits  et  le  plus  savoureux ,  il  ne  faut  pas  que  l'arbre  se  dégoûte 
d'en  produire.  L'idéal  suprême,  à  l'instant  où  on  le  découvre,  fait  tomber  le 
ciseau  des  mains  de  l'artiste,  mais  il  le  reprend  bientôt,  et  poursuit  plus  lent 
et  plus  sûr,  ne  perdant  plus  de  l'œil  la  grande  beauté.  M.  de  Musset  fera  ainsi; 
les  trésors  d'observation  et  de  larmes  qui  se  sont  amassés  dans  cette  ame 
jeune  encore  en  sortiront.  Voici,  en  attendant,  et  comme  signe  de  bien 
gracieuse  espérance ,  deux  pièces  inédites  que  nous  empruntons  au  dernier 
recueil ,  l'une  plus  tendre ,  l'autre  plus  légère ,  et  toutes  deux  sensibles. 

Pâle  étoile  du  soir,  messagère  lointaine. 

Dont  le  front  soit  brillant  des  voiles  du  couchant; 

De  ton  palais  d'azur,  au  sein  du  firmament. 

Que  regardes-tu  dans  la  plaine? 
La  tempête  s'éloigne ,  et  les  vents  sont  calmés. 
La  forêt,  qui  frémit,  pleure  sur  la  bruyère; 
Le  phalène  doré,  dans  sa  course  légère. 

Traverse  les  prés  embaumés. 
Que  cherciies-tu  sur  la  terre  endormie? 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

]\Iais  déjà  vers  les  monts  je  te  vois  l'abaisser, 
Tu  fuis  en  souriant,  mélancolique  amie, 
Et  ton  tremblant  regard  est  près  de  s'effacer. 

Étoile  qui  descends  sur  la  verte  colline, 
Triste  larme  d'argent  du  manteau  de  la  nuit. 
Toi  que  regarde  au  loin  le  pâtre  qui  chemine. 
Tandis  que  pas  à  pas  son  long  troupeau  le  suit; 
Étoile,  où  t'en  vas-tu  dans  cette  nuit  immense? 
Cherches-tu  sur  la  rive  un  lit  dans  les  roseaux? 
Ou  t'en  vas-tu  si  belle,  à  l'heure  du  silence. 
Tomber  comme  une  perle  au  sein  profond  des  eaux? 
Ah  !  si  tu  dois  mourir,  bel  astre,  et  si  ta  tête 
Va  dans  la  vaste  mer  plonger  ses  blonds  cheveux , 
Avant  de  nous  quitter,  un  seul  instant  arrête; 
Étoile  de  l'amour,  ne  descends  pas  des  cieux  ! 

CHANSON. 

J'ai  dit  à  mon  cœur,  à  mon  faible  cœur  : 
Ts'est-ce  point  assez  d'aimer  sa  maîtresse? 
Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse. 
C'est  perdre  en  désirs  le  temps  du  bonheur? 

Il  m'a  répondu  :  Ce  n'est  point  assez, 
Ce  n'est  point  assez  d'aimer  sa  maîtresse; 
Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse 
Kous  rend  doux  et  chers  les  plaisirs  passés? 

J'ai  dit  à  mon  cœur,  à  mon  faible  cœur  : 
]N'est-ce  point  assez  de  tant  de  tristesse? 
Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse, 
C'est  à  chaque  pas  trouver  la  douleur? 

Il  m'a  répondu  :  Ce  n'est  point  assez, 
Ce  n'est  point  assez  de  tant  de  tristesse  ; 
Et  ne  vois-tu  pas  que  changer  sans  cesse 
INous  rend  doux  et  chers  les  chagrins  passés? 


Dans  l'article  de  M.  Sainte-Beuve  sin-  Loyson,  Polonius  et  De  Loy,  inséré 
au  dernier  n",  la  phrase  qui  coninience  le  paragraphe,  vers  le  milieu  de 
la  page  1035,  doit  être  rétablie  ainsi  :  «  II  serait  injuste  d'environner 
d'un  trop  grand  appareil  de  critique  l'œuvre  posthume  et  véritablement 
aimable  d'un  poète  mort  sans  rien  d'amer  et  qui  a  vécu  si  malheureux.  » 


V.  DE  Mars. 


CABRERA. 


De  tous  les  hommes  que  la  guerre  civile  espagnole  a  mis  en  lu- 
mière, il  n'en  est  pas  qui  ait  donné  lieu  à  des  jugemens  plus  contra- 
dictoires que  Cabrera.  Pour  les  uns,  c'est  un  héros;  pour  les  autres, 
ce  n'est  (ju'un  misérable  malfaiteur.  Des  deux  côt's,  il  y  a  eu  exa- 
gération et  esprit  de  parti  :  Cabrera  n'est  réellement  ni  un  Napoléon 
ni  un  Mandrin.  Il  a  commencé,  il  est  vrai,  comme  un  voleur  de  grand 
chemin;  mais  il  aurait  fini  comme  un  grand  homme,  si  la  cause  de 
don  Carlos  avait  triomphé.  Son  nom  a  eu  beaucoup  d'éclat,  mais 
sa  véritable  histoire  est  peu  connue;  les  détails  positifs  ont  toujours 
manqué  sur  celle  de  ses  actions  qui  ont  fait  le  plus  de  bruit.  On 
sait  que  les  évènemens  se  présentent  souvent  en  Espagne,  faute 
d'informations  précises,  sous  une  forme  confuse,  mystérieuse,  et 
comme  des  énigmes  dont  le  temps  peut  donner  le  mot.  Le  carac- 
tère de  Cabrera  est  encore  un  de  ces  mystères;  ce  qui  passe  le  plus 
pour  certain  sur  ce  sujet  est  faux  ou  du  moins  fort  exagéré.  Main- 
tenant que  sa  carrière  politique  est  finie  et  que  le  jour  de  la  vérité 
est  venu  pour  lui,  nous  avons  cru  qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de 
tracer,  sur  des  renseignemens  authentiques  et  inédits,  une  esquisse 
fidèle  de  sa  vie. 

Don  Ramon  Cabrera  est  né  à  Tortose,  en  1809;  il  a  maintenant 
trente-un  ans.  Ses  parens  étaient  de  pauvres  marins.  Son  éducation 
fut  d'abord  celle  de  tous  les  enfans  de  sa  classe  en  Espagne.  Il  passa 
ses  premières  années  à  jouer  au  bord  de  l'Èbre  et  dans  les  rues  de 
Tortose,  avec  la  liberté  illimitée  d'un  jeune  sauvage.  Quand  il  fut  un 

TOME   XXIII.  — 15   JUILLET    1840.  12 


182  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pou  plus  grand,  on  lo  destina  à  l'état  eceir'siastique,  et  on  le  plaça 
comme  clere  on  famii/o  chez  un  chanoine  de  la  cathédrale,  nommé 
don  Vicente  Prcsivia.  11  n'y  a  point  d'université  à  Tortose;  ceux  qui 
veulent  étudier  pour  entrer  dans  les  ordres  se  placent  ainsi  chez  des 
prêtres,  qu'ils  servent  à  peu  près  en  domestiques,  et  qui  leur  ensei- 
gnent en  revanche  le  latin,  la  théologie  et  la  philosophie  d'Aristote. 

Le  caractère  indépendant  et  dissipé  du  jeune  Cahrera  ne  s'ac- 
commodait pas  de  cette  vie  studieuse  et  docile.  Le  bon  chanoine 
épuisa  en  vain  tous  ses  sermons  pour  le  décider  à  garder  quelque  re- 
terme; de  tous  les  écoliers  de  Tortose,  c'était  bien  le  plus  licencieux 
comme  le  plus  déguenillé.  Son  goût  passionné  pour  les  femmes  le  jetait 
à  tout  moment  dans  toute  sorte  de  mauvaises  aventures;  parlait-on 
de  quelque  maison  escaladée,  de  quelque  alguasil  battu,  c'était  sur 
lui  que  retombait  toujours  la  responsabilité  du  méfait.  Il  était  pares- 
seux, débauché,  querelleur,  effronté,  enfin  un  franc /ro?/<?/o  (vaurien), 
si  bien  que,  quand  vint  pour  lui  le  moment  de  solliciter  le  sous- 
diaconat,  l'évêque  don  Victor  Saez  le  lui  refusa. 

Le  voilà  donc  sur  le  pavé  à  vingt-quatre  ans ,  sans  état ,  sans  argent , 
avec  une  réputation  détestable,  ne  sachant  que  devenir.  Alors  arriva 
à  Tortose  la  nouvelle  de  la  mort  de  Ferdinand  VIL  C'était  un  grand 
boidieur  pour  l'écolier  désappointé,  qui  s'empressa  de  profiter  de 
l'occasion.  Sept  à  huit  jours  après,  vers  la  rai-octobre  1833,  une  con- 
spiration fut  découverte  contre  l'autorité  de  la  reijie  Isabelle  II;  Ca- 
brera en  était.  Le  général  Berton,  gouverneur  de  la  ville,  ordonna 
des  poursuites  ;  le  vicaire-général  don  Matéo  Sanpons  informa  contre 
lui.  Il  parvint  à  s'évader  et  se  sauva  dans  les  montagnes,  refuge 
habituel  de  tous  ceux  qui  ont  affaire  à  la  justice  dans  les  villes.  Là  il 
apprit  que  la  forteresse  de  Morella  était  tombée  au  pouvoir  d'une 
insurrection  carliste,  et  il  s'y  rendit  aussitôt  pour  s'enrôler. 

Cette  ville  de  Morella  joue  un  grand  rôle  dans  la  vie  de  Cabrera; 
elle  a  été  successivement  le  berceau,  le  siège  et  le  tombeau  de  sa 
fortune.  C'est  la  capitale  d'un  petit  pays  nommé  le  Maestrazgo,  parce 
que  son  territoire  était  autrefois  une  grande  maîtrise  d'un  ordre  de 
chevalerie.  Le  Maestrazgo  est  admirablement  fortifié  par  la  nature, 
et  tout  semble  le  désigner  pour  l'établissement  d'une  seigneurie  féo- 
dale ou  d'une  république  indépendante.  Il  fait  partie  de  la  haute 
sierra  qui  sépare  les  royaumes  d'Aragon  et  de  Valence;  des  monta- 
gnes escarpées  et  presque  toujours  couvertes  de  neige  y  enferment 
de  loîigs  défilés  et  des  vaîh'es  étroites.  C'est  dans  une  de  ces  vallées 
(pi'est  bâti  ]\Iorclla,  sur  un  rocher  qui  se  détache  de  la  chaîne;  le 


CABRERA.  183 

château  occupe  la  pointe  de  ce  rocher,  qui  s'élève  de  plus  de  trois 
cents  pieds  au-dessus  du  sol.  Deux  percées  donnent  entrée  dans  la 
vallée,  l'une  par  Monroyo,  vers  l'Aragon,  l'autre  par  Villabona,  vers 
le  royaume  de  Valence.  Cinq  provinces  confinent  au  Maestrazgo, 
comme  des  rayons  autour  d'un  centre,  l'Aragon,  la  Catalogne,  le 
royaume  de  Valence,  la  Castille  nouvelle  et  la  Manche. 

L'importance  de  ce  point  est  très  connue  dans  le  pays;  c'est  sur  lui 
que  durent  naturellement  se  porter  les  premiers  efforts  de  la  révolte. 
Le  baron  de  Herbes,  ancien  corrégidor  de  Valence,  et  l'alcade  de 
Villaréal,  don  Joaquin  Llorens,  n'eurent  pas  plus  tôt  appris  la  mort 
de  Ferdinand  VII,  que,  se  plaçant  à  la  tête  de  quelques  bataillons  de 
volontaires  royahstes,  ils  arborèrent  l'étendard  de  Charles  V,  et  se 
dirigèrent  sur  le  Maestrazgo.  Ces  deux  chefs,  renommés  par  leur 
noble  naissance  et  leur  position  sociale,  exerçaient  une  très  grande 
influence  dans  ces  contrées;  leur  prestige  attira  beaucoup  de  monde 
dans  les  rangs  des  rebelles.  Le  colonel  don  Victoria  Sea,  gouverneur 
de  Morella,  soit  par  sympathie  d'opinions,  soit  qu'il  ne  se  crût  pas 
en  (tat  de  se  défendre,  leur  ouvrit  les  portes  de  la  pince,  et  ils  y  éta- 
blirent le  quartier-général  de  l'insurrection  en  faveur  du  prétendant. 

Ce  fut  alors  que  Cabrera  se  présenta.  On  était  dans  les  premiers 
jours  de  septembre  183.3.  Il  arriva  dans  celte  ville,  où  il  devait  régner 
un  jour,  en  mauvais  costume  d'écolior,  des  alpargates  aux  pieds,  et 
un  bâton  à  la  main.  Comme  il  annonça  qu'il  savait  écrire,  on  le  fit 
caporal,  et  les  armes  manquant,  on  lui  donna  un  fusil  de  chasse.  Les 
bandes  carlistes  furent  bientôt  attaquées  par  le  général  Eerton ,  à  la 
Pedrera,  en  face  de  Morella.  Le  jeune  recrue  montra  une  véritable 
bravoure  dans  cette  première  aflTfiire,  et  reçut  pour  récompense  le 
grade  de  sergent.  On  avance  vite  au  commencement  des  insurrec- 
tions, et  les  premiers  venus,  en  courant  les  plus  grands  dangers,  ont 
aussi  les  plus  belles  chances. 

Cependant  le  général  Berton,  à  la  tète  d'une  poignée  de  soldats, 
continuait  à  menacer  Morella.  Les  engagemens  se  succédaient  de  jour 
en  jour.  La  faction  sortit  de  la  place  et  alla  au-devant  des  troupes  de 
la  reine;  elle  fut  battue  une  première  fois  par  le  général  IJerton, 
battue  de  nouveau  et  dispersée  quelques  jours  après  à  Caianda,  par 
une  brigade  que  commandait  le  général  Linares.  Morella  fut  repris; 
le  baron  de  Herbes  fut  fusillé;  l'ancien  gouverneur  de  la  place,  don 
Victoria  Sea,  eut  le  môme  sort;  les  autres  chefs  et  soldats  se  disper- 
sèrent en  diverses  bandes.  Cabrera,  qui  était  déjà  sous-lieutenant,  se 
mit  à  la  tête  de  douze  ou  vingt  hommes  de  Tortose,  sa  ville  natale, 

12. 


W*  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

€t  se  jeta  dans  les  montagnes  du  Bas-Aragon ,  pour  y  tenir  la  cam- 
pagne pour  son  propre  compte. 

On  sait  quel  est  le  goût  des  Espagnols  pour  la  guerre  de  partisans,  la 
fjuerilla.  Cabrera  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  réussir  dans  ce  genre 
de  gui'rre;  il  était  jeune,  robuste,  entreprenant  et  peu  scrupuleux; 
pauvre  et  proscrit,  il  n'avait  rien  à  perdre;  c'était  un  guérillero  parfait. 
Le  Bas-Aragon  est,  d'ailleurs,  le  pays  de  l'Espagne  où  les  bandes  er- 
rantes se  recrutent  le  plus  aisément;  les  habitans  de  ces  montagnes 
sont  presque  tous  contrebandiers;  les  ladrones,  les  échappes  des  pré- 
sides, viennent  de  toutes  parts  chercher  un  refuge  au  milieu  d'eux. 
Une  pareille  population  est  naturellement  vouée  au  brigandage,  et 
quand  elle  rencontre  un  chef  qui  lui  convient,  elle  se  presse  avec  joie 
autour  de  lui,  pour  se  livrer  avec  plus  d'ensemble  à  la  rapine.  C'est 
ce  qui  a  fait  le  premier  succès  de  Cabrera. 

Il  importe  de  bien  distinguer  entre  elles  les  trois  grandes  fractions 
d-e  l'insurrection  carliste  en  Espagne.  En  Navarre  et  dans  les  pro- 
vinces basques,  la  cause  de  don  Carlos  s'identifiait,  comme  on  l'a  dit 
trouvent,  avec  celle  des  libertés  locales;  en  Catalogne,  cette  cause  était 
celle  du  fanatisme  religieux ,  de  l'esprit  monacal  ;  en  Aragon ,  le  nom 
de  don  Carlos  servait  de  cri  de  ralliement  à  ceux  qui  cherchaient  un 
prétexte  pour  mener  la  vie  hasardeuse  du  bandit.  Ces  trois  tendances 
se  sont  manifestées  par  les  chefs  qu'a  eus  la  faction  pour  ses  trois 
armées  :  en  Navarre,  des  hommes  notables  du  pays;  en  Catalogne,  des 
prêtres;  en  Aragon,  un  aventurier.  Cette  distinction  explique  bien  des 
choses ,  et  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue  par  quiconque  veut  se  faire 
des  idées  justes  sur  la  guerre  civile  espagnole. 

Ce  qui  a  caractérisé  de  tout  temps  Cabrera,  c'est  l'horreur  de 
l'obéissance  et  l'ambition  d'être  le  maître  partout  où  il  est.  Quelques 
jours  après  son  arrivée  à  Morella,  il  avait  déjà  essayé  de  s'emparer 
du  commandement,  en  suscitant  une  insurrection  militaire.  La  fer- 
meté du  baron  de  Herbes  avait  fait  avorter  l'entreprise,  et  si  Cabrera 
n'avait  pas  été  fusillé,  ainsi  que  son  complice  Valdès,  c'était  à  l'in- 
dulgence de  ce  chef  qu'il  le  devait.  Quand  il  fut  à  la  tête  de  sa  guérilla, 
après  la  dispersion  de  la  première  armée  carliste,  il  se  donna,  de  son 
autorité  privée,  le  titre  de  colonel.  Puis  il  courut  le  pays  dans  tous 
les  sens,  pendant  deux  années,  pillant,  saccageant,  menant  joyeuse 
vie,  et  appelant  à  lui  quiconque  voulait  le  suivre.  Il  parvint  ainsi  à  se 
former  une  petite  bande ,  mais  ce  n'était  pas  encore  assez  pour  lui ,  et 
il  rêvait  de  plus  hautes  destinées. 

Il  y  avait,  quoi  qu'il  fit,  un  homme  qui  exerçait  sur  les  monta- 


CABRERA.  185 

gnards  du  Bas-Aragon  une  bien  plus  grande  influence  que  lui  ;  c'était 
le  fameux  Carnicer.  Cabrera  était  jaloux  de  l'autorité  et  de  la  réputa- 
tion de  ce  cabecilla;  il  soulTrait  impatiemment  de  se  voir  dominé  par 
lui.  Un  jour,  Carnicer  reçut  du  prétendant  l'ordre  de  se  rendre  dans 
les  provinces  basques;  il  partit  en  elTet,  mais  au  passage  du  pont  de 
Aranda,  il  fut  pris  par  un  détacbement  des  troupes  de  la  reine  et 
fusillé.  Les  bruits  les  plus  graves  ont  couru  à  ce  sujet  contre  Cabrera; 
les  uns  ont  dit  qu'il  avait  provoqué  l'ordre  de  rappel,  pour  se  défaire 
d'un  supérieur  qui  le  gênait;  d'autres  affirment  que  l'ordre  était  faux, 
et  que  Cabrera,  après  avoir  ainsi  attiré  Carnicer  au  pont  de  Aranda,  avait 
fait  prévenir  les  cliristinos  du  moment  de  son  passage.  Il  est  encore 
bien  difficile  de  se  prononcer  sur  ce  que  cette  accusation  peut  avoir 
de  fondé;  tout  ce  qu'on  en  peut  dire,  c'est  qu'elle  est  très  répandue 
en  Aragon,  et  qu'on  en  parlait  jusque  dans  l'armée  de  Cabrera,  au 
plus  fort  de  sa  fortune. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  mort  de  Carnicer  donna  à  don  Ramon  le  premier 
rang  parmi  les  cbefs  de  bandes  qui  battaient  le  pays.  Il  alla  bientôt 
après,  vers  la  fin  de  1835,  faire  un  voyage  en  Navarre,  auprès  de  don 
Carlos,  et  il  en  revint  avec  un  brevet  régulier  de  colonel.  C'est  alors 
que  son  nom  commença  de  prendre  du  retentissement.  Il  eut  dans  le 
royaume  de  Valence  quelques  engagemens  heureux  avec  les  géné- 
raux de  la  reine,  et  se  fit  ainsi  une  renommée  de  hardi  yverillcro.  Un 
millier  d'hommes  environ  servait  sous  ses  ordres.  Sa  puissance  crois- 
sante lui  donnant  de  plus  en  plus  les  moyens  de  satisfaire  ses  goûts 
d'écolier,  il  se  livrait  au  plaisir  avec  emportement  au  milieu  des 
hasards  de  cette  guerre.  Partout  où  il  était,  et  il  a  conservé  cette  ha- 
bitude jusqu'au  dernier  moment,  il  y  avait  festin  et  bal.  Il  donnait  à 
ses  officiers  l'exemple  de  bien  boire  et  de  danser  gaiement.  Il  avait 
aussi  trois  ou  quatre  femmes  dans  chacun  de  ses  cantonnemens,  et 
ce  qu'on  raconte  de  ses  débauches  est  vraiment  incroyable. 

Une  des  qualités  les  plus  nécessaires  d'un  cabecilla,  c'est  le  mépris 
du  sang  humain.  Cabrera  n'avait  pas  plus  cette  qualité  que  beaucoup 
d'autres,  mais  il  l'avait  autant  que  qui  que  ce  soit.  Le  bandit  espa- 
gnol n'estime  son  chef  qu'autant  qu'il  le  voit  ne  faire  aucun  cas  de  la 
vie  d'autrui;  c'est  dans  le  sang-froid  à  donner  la  mort  qu'il  place  la 
dignité  du  commandement.  Aussi  cette  vie  si  voluptueuse  était-elle 
mêlée  d'affreux  épisodes  qui  mettaient  Cabrera  à  une  haute  place 
dans  l'estime  de  ses  soldats.  Nul  ne  fumait  plus  froidement  le  cigarito 
en  donnant  l'ordre  de  fusiller  des  prisonniers;  nul  ne  les  regardait 
passer  d'un  œil  plus  sec  et  plus  indifférent  pendant  qu'ils  allaient  à  la 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mort.  Cette  cruauté  de  Cabrera ,  qui  est  devenue  depuis  proverbiale, 
était  déjà  bien  connue,  bien  établie,  à  l'époque  dont  nous  parlons, 
quand  un  tragique  événement,  survenu  à  la  iin  de  février  183G,  vint, 
sinon  la  justifier,  du  moins  lui  servir  d'excuse. 

La  vieille  mère  de  Cabrera  vivait  très  retirée  à  Tortose.  Le  brigadier 
Nogucras,  commandant-général  du  Bas-Aragon,  la  fit  enlever,  et 
demanda  au  général  Mina,  qui  était  alors  capitaine-général  de  la 
Catalogne,  l'autorisation  de  la  faire  exécuter  comme  prévenue  de 
conspiration.  Mina  donna  l'ordre,  et  la  pauvre  femme  fut  tout  uni- 
ment fusillée,  sans  autre  forme  de  procès,  en  représailles,  <lisait-on, 
des  horreurs  que  son  fils  commettait  tous  les  jours.  Interrogé  plus 
tard  dans  les  cortès  sur  cet  acte  de  barbarie  sauvage,  Mina  a  voulu 
soutenir  qu'il  y  avait  eu  conseil  de  guerre,  procès  régulier,  juge- 
ment, et  que  la  conspiration  avait  été  démontrée;  mais  il  lui  fut 
impossible  de  le  prouver,  et  la  responsabilité  du  fait  retombe  tout 
entière  sur  Nogueras  et  sur  lui. 

Quoique  brouillé  depuis  long-temps  avec  sa  mère.  Cabrera  avait 
conservé  pour  elle  cette  affection  reconnaissante  que  les  mauvais 
sujets  ont  toujours  pour  la  seule  personne  qui  leur  ait  montré  de  l'in- 
dulgence dans  leurs  égaremens.  Transporté  de  fureur  à  la  nouvelle 
(lu  crime  qui  venait  d'être  commis,  il  ordonna,  dans  un  ordre  du 
jour  terrible,  que  trente-quatre  femmes  d'officiers  christinos,  qui 
étaient  alors  entre  ses  mains,  fussent  immédiatement  fusillées.  Il 
annonça  en  même  temps  (pie  tous  ceux  qu'il  prejulrait  à  l'avenir  les 
armes  à  la  main  seraient  fusillés,  et  qu'il  vengerait  sans  rémission  le 
meurtre  de  sa  mère  sur  les  familles  des  chefs  christinos.  Cette  épou- 
vantable menace  fut  rc^mplie  à  la  lettre,  surtout  dans  les  premiers 
temps  qui  suivirent  l'attentat  de  Nogueras,  et  l'ascendant  de  Ca- 
brera s'accrut  de  tout  le  prestige  que  donne  en  Espagne  une  mission 
de  vengeance  religieusement  exécutée. 

Pendant  les  six  premiers  mois  de  1830,  il  ne  cessa  pas  de  battre 
la  campagne  dans  le  royaume  de  Valence,  où  il  se  rencontra  plusieurs 
fois  avec  le  général  Palarea.  Au  mois  de  juilU^t  de  la  même  année,  il 
fut  élevé  par  don  Carlos  au  grade  de  maréchal-de-camp.  Ses  ennemis 
ont  prétendu  que,  pour  s'assurer  de  l'avancement,  il  aviiit  placé  une 
de  ses  anciennes  maîtresses  en  qualité  de  servante  chez  le  comte  de 
Villemur,  alors  ministre  de  la  guerre  de  don  Carlos,  et  qu'il  avait 
soin  de  lui  làire  passer  de  l'argent  de  temps  en  temps  par  un  mule- 
tier pour  qu'elle  corrompît  à  son  profit  les  conseillers  du  prétendant. 
Mais  cette  histoire  pourrait  bien  n'être  qu'une  de  ces  suppositions 


CABRERA.  187 

habituellement  inventées  par  l'esprit  de  parti  pour  expliquer  une  for- 
tune dont  on  ne  veut  pas  reconnaître  les  véritables  causes. 

La  tin  de  1830  lut  remplie,  comme  on  sait,  par  la  fameuse  expé- 
dition de  Gomez  au  travers  de  l'Espagne.  Cabrera  s'y  joignit  avec  sa 
bande,  ainsi  qu'un  autre  guérillero  du  pays,  nommé  Serrador,  lorsque 
Gomez  passa  près  de  leurs  montagnes.  On  ne  sait  pas  bien  ce  qui  se 
passa  ensuite  entre  eux;  il  paraît  seulem«  nt  certain  qu'à  son  passage 
à  Caceres,  Gomez  signifia  à  Cabrera  et  à  Serrador  qu'ils  eussent  à 
quitter  son  armée  dans  les  vingt-quatre  heures,  ce  qu'ils  firent  en 
effet.  On  a  dit  que  les  déprédations  commises  par  les  hordes  indisci- 
plinées qui  les  accompagnaient,  avaient  motivé  cette  brusque  rup- 
ture de  la  part  de  Gomez.  Peut-être  est-il  plus  naturel  de  l'attribuer 
à  cette  jalousie  de  commandement  qui  a  toujours  divisé  les  chefs  car- 
listes. A  son  retour.  Cabrera  fit  emprisonner  Serrador,  et  devint  défi- 
nitivement le  seul  cabecilla  de  Valence  et  de  Murcie. 

Il  ne  tarda  pas  à  être  nommé  commandant-général  de  ces  deux 
provinces.  Quand  eut  lieu,  en  mai  1837,  la  grande  tentative  de  dosi 
Carlos  sur  Madrid,  l'armée  expéditionnaire,  ayant  à  sa  tête  le  pré- 
tendant lui-même,  sortit  de  Navarre  et  traversa  l'Aragon  et  la  Cata- 
logne dans  une  direction  parallèle  aux  Pyrénées,  pour  aller  faire  sa  jonc- 
tion avec  Cabrera.  Le  jeune  commandant-général,  dont  cette  marche 
attestait  l'iniportance,  attendit  don  Carlos  avec  ses  troupes  à  Flix, 
sur  la  rive  droite  de  l'Èbre;  l'armée  royale  passa  le  fleuve,  et  toutes 
les  forces  de  l'Espagne  carliste  furent  réunies.  Le  bonheur  hal'iiuel 
de  Cabrera  voulut  ({ue  le  seul  riva!  qui  pût  lui  être  encore  ojsposé 
dans  l'est  de  l'Espagne,  le  brave  Quilez,  commandant-général  carliste 
de  l'Aragon ,  fût  tué  en  coml)attant  courageusement  dasis  l'affaire  '.\ui 
eut  lieu,  le  2'i-  septembre,  à  îlerrera,  entre  le  général  Buerens  et 
l'armée  expéditionnaire.  Quelques  jours  après  cette  brillante  affaire, 
l'armée  était  devant  Madrid. 

Cabrera,  qui  marchait  à  l'avant-garde,  montra  une  grande  intrépi- 
dité. Il  s'avança  jusqu'à  une  des  portes  de  la  ville,  la  porte  d'Atocha, 
et  couronna  de  ses  tirailleurs  les  hauteurs  qui  l  ;  dominent.  De  son 
quartier-général,  on  put  reconnaître  avec  une  lu:;(!tte  l'infante  Luisa 
Carlotta,  qrii  regardait  l'armée  royaliste  du  balcon  du  palais.  Cli.icun  sait 
ce  qui  arriva  dans  cette  circonstance  décisive.  Au  moment  où  l'armée 
s'attendait  à  recevoir  l'ordre  d'entrer  dans  Madrid,  le  15  août,  don 
Carlos  donna  au  contraire  l'ordre  de  la  retraite.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  d'examiner  ce  qui  amena  cette  résolution  si  singulière  et  si 
inattendue.  Il  doit  nous  suffire  de  dire  qu'elle  excita  au  plus  haut 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

degré  le  mécontentement  d'une  grande  partie  de  l'armée,  et  parti- 
culièrement de  Cabrera.  «  A  l'avenir,  s'écria-t-il  devant  tous  ses 
officiers  en  recevant  l'ordre  du  prince,  je  n'en  ferai  qu'à  ma  tête  :  Yo 
haré  a  mi  cabeza.  »  Et  il  a  tenu  sa  promesse. 

Dès  que  le  mouvement  de  retraite  fut  commencé,  il  repartit  avec 
ses  divisions  vers  le  royaume  de  Valence,  laissant  don  Carlos  s'en 
retourner  dans  les  provinces  comme  il  pourrait.  Sa  réputation  mili- 
taire s'était  accrue  dans  cette  campagne  de  toute  l'irritation  qu'avait 
causée  l'insuffisance  du  prétendant.  Chacun  disait  que  si  le  général 
Cabrera  avait  commandé  l'armée,  on  serait  entré  dans  Madrid,  et 
c'était  à  qui  raconterait  le  plus  de  faits  d'armes  de  ce  jeune  héros. 
Depuis  ce  jour,  il  a  toujours  occupé  la  scène.  L'année  1838  a  été 
funeste  aux  armes  de  don  Carlos.  Elle  a  été  très  favorable  au  contraire 
à  Cabrera,  qui  semblait  s'élever  à  mesure  que  la  cause  carliste  s'abais- 
sait en  Navarre.  Chaque  pas  fait  en  avant  par  l'armée  d'Espartero 
était  compensé  par  un  succès  de  l'heureux  partisan ,  et  les  regards 
s'habituaient  peu  à  peu  à  se  porter  sur  lui. 

Depuis  long-temps,  il  convoitait  la  place  de  Morella,  pour  en 
faire  sa  place  d'armes.  On  apprit  tout  à  coup,  au  mois  de  février  1838, 
([u'il  venait  de  s'en  rendre  maître.  Voici  des  détails  authentiques  sur 
ce  coup  de  main,  dont  les  circonstances  ont  été  complètement  incon- 
nues jusqu'ici. 

Un  artilleur,  nommé  Pedro,  avait  déserté  des  troupes  de  la  reine 
Christine,  et  avait  pris  du  service  sous  Cabrera.  Un  jour,  cet  homme, 
qui  avait  fait  partie  de  la  garnison  de  Morellà,  se  plaça  sur  le  chemin 
de  don  Ramon;  et,  portant  la  main  à  son  berret:  Général,  dit-il,  7> 
m^engage  à  prendre  Morella  avec  la  moitié  d'une  compagnie,  si  votre 
excellence  veut  la  mettre  à  ma  disposition. —  Tu  Vas,  répondit  le 
général  frappé  de  son  air  résolu  ;  quand  ce  ne  serait  que  pour  récom- 
penser ta  bonne  volonté.  Peu  d'instans  après,  Pedro  partait  pour 
Morella  avec  sa  petite  troupe,  qui  se  composait  de  quarante  hommes 
d'infanterie,  commandés  par  un  lieutenant.  Il  était  environ  sept 
heures  du  soir,  et  la  nuit  était  close  quand  il  arriva  au  pied  du  rocher 
que  surmonte  la  citadelle. 

Il  s'occupa  aussitôt  de  chercher  dans  les  ténèbres  le  point  par  où 
il  avait  souvent  escaladé  ou  descendu  !e  rocher,  pendant  qu'il  était 
à  Morella.  La  nuit  était  froide,  les  vivres  étaient  rares;  le  lieutenant 
et  ses  soldats  commençaient  à  murmurer,  quand  ils  virent  Pedro 
suspendu  à  plusieurs  pieds  de  hauteur  au-dessus  de  leurs  têtes,  et 
grimpant  comme  un  singe  le  long  du  pic.  En  moins  de  trois  quarts 


CABRERA,  189 

d'heure ,  il  était  arrivé  au  pied  du  rempart ,  qu'il  escalada  comme 
le  reste.  Les  sentinelles  s'étaient  blotties  dans  leurs  guérites,  contre 
la  rigueur  de  la  saison;  Pedro  rampe  jusqu'à  la  première  guérite, 
décharge  son  mousquet  à  bout  portant  dans  la  poitrine  du  faction- 
naire, et  s'empare  de  son  fusil.  A  cette  détonation ,  le  poste  accourt; 
mais  l'audacieux  Pedro  ne  s'effraie  pas:  il  fait  feu  sur  le  premier  qui 
se  présente ,  et  l'étend  raide  mort  en  criant  de  toutes  ses  forces  :  Vive 
Charles  V!  Les  autres,  croyant  le  château  au  pouvoir  des  carHstes, 
prennent  la  fuite  en  jetant  leurs  armes;  l'alarme  se  répand  d'étage  en 
étage  dans  le  château ,  et  ce  cri  retentit  de  toutes  parts  :  Les  carlistes  ! 
les  carlistes  ! 

Cependant  Pedro  ne  perdait  pas  de  temps;  il  fermait  avec  soin  toutes 
les  issues  de  la  terrasse  dont  il  s'était  si  heureusement  emparé.  Après 
s'être  barricadé  du  mieux | qu'il  avait  pu,  il  aidait  le  lieutenant  à 
s'élever  avec  des  cordes  jusque  sur  le  rempart,  puis  le  sergent,  puis 
la  plupart  des  hommes  qui  les  accompagnaient  ;  les  autres  étaient 
partis  à  la  hâte  pour  aller  porter  à  Cabrera  la  nouvelle  de  la  miracu- 
leuse ascension  de  leur  chef.  La  petite  troupe  passa  la  nuit  sur  la  ter- 
rasse, s'étonnant  de  n'être  pas  attaquée ,  et  attendant  l'arrivée  de 
forces  supérieures;  elle  ne  savait  pas  jusqu'à  quel  point  sa  victoire 
était  complète.  Le  gouverneur  de  la  place,  gagné  par  la  panique 
qui  avait  saisi  la  garnison ,  avait  fait  ouvrir  les  portes  de  la  ville  à 
deux  heures  du  matin ,  et  avait  évacué  Morella  avec  tout  son  monde, 
laissant  le  château  désert. 

Au  point  du  jour,  les  liabitans  de  Morella,  qui  étaient  presque  tous 
carlistes ,  et  qui  savaient  le  départ  de  la  garnison ,  se  répandirent  dans 
les  rues,  en  criant:  Vivo  Carlos  gninfof  vira  la  religion.'  vira  la 
Viryen!  vira  Cabrera!  Mais  le  prudent  Pedro  se  gardait  bien  de 
descendre  de  sa  forteresse,  etleshabitansne  savaientà  quoi  attribuer 
le  silence  extraordinaire  que  gardaient  les  maîtres  du  château,  quand 
arriva  aux  portes  de  la  ville  un  groupe  de  cavaliers  au  galop  :  c'était 
Cabrera  qui  était  accouru  avec  son  état-major  dès  la  première  nou- 
velle du  succès.  Tout  fut  bientôt  expliqué;  les  prisonniers  de  la  cita- 
delle furent  délivrés  et  portés  en  triomphe,  et  le  drapeau  de  Charles  Y 
flotta  victorieusement  sur  Morella.  Pedro  devint  capitaine  et  cheva- 
lier de  Saint-Ferdinand;  mais  dans  le  retentissement  qu'eut  au  loin 
la  prise  de  la  place,  sa  gloire  disparut  dans  celle  de  son  général. 

Il  est  vrai  que,  si  Cabrera  avait  pris  par  lui-même  peu  de  part  à  cette 
prise,  il  en  eut  davantage  à  l'organisation  qui  suivit.  Dès  qu'il  fut  en 
possession  de  ces  murs  si  désirés,  il  entreprit  d'y  fonder  le  siège 


190  REVIE  DES  DELX  MONDES. 

d'un  véritable  gouvernement  et  d'une  véritable  armée.  De  tuus  côtés 
alïluaient  vers  lui  Espagnols  et  étrangers;  peu  instruit  des  choses 
militaires  et  administratives,  il  eut  du  moins  le  bon  sens  de  suivre 
les  conseils  de  ceux  qui  avaient  l'expérience  de  ces  matières.  Des 
oificiers  instruits,  Français  pour  la  plupart,  lurent  préposés  par  lui  à 
l'instruction  de  ses  troupes.  11  lit  établira  Cantavieja  une  fonderie  de 
canons,  sous  la  direction  d'un  nommé  Etchevaster,  qui  lui  avait  été 
envoyé  par  don  Carlos;  on  y  fondait  les  canons  à  la  manière  des  clo- 
ches, et  on  obtenait  ainsi  de  fort  bonnes  pièces.  Des  fabriques  de 
poudre  et  d'armes  furent  montées  à  Mirambel,  à  Morella  même,  et 
dans  la  plupart  des  villages  du  Maestrazgo.  Des  fortifications  furent 
ajoutées  à  celles  qui  existaient  déjà  dans  tout  le  pays. 

Les  christinos  voyaient  avec  impatience  ces  travaux  d'organisation, 
et  ne  songeaient  (lu'à  reconquérir  la  position  qu'ils  avaient  perdue 
par  une  surprise.  Leur  tentative  ne  fut  que  l'occasion  d'un  nouveau 
succès  pour  Cabrera. 

Ce  fut  vers  la  fm  du  mois  de  juillet  1838  que  le  général  Oraa,  à 
la  tète  de  l'armée  constitutionnelle  du  centre,  se  mit  en  marche  sur 
Morella.  Ses  forces  étaient  d'environ  vingt  mille  hommes,  divisés  en 
trois  corps.  Le  premier,  que  commandait  Aspiroz,  aborda  les  mon- 
tagnes du  Maestrazgo  au  nord  par  Alcaniz;  le  second,  sous  les  ordres 
de  Van  Halen,  se  réunit  à  Téruel  vers  l'ouest;  le  troisième,  que 
conduisait  le  brave  général  Pardinas,  prit  position  au  sud-est,  à  Cas- 
tellon  de  la  Plana. 

Ces  trois  colonnes,  qui  occupaient  les  trois  pointes  d'un  triangle 
dont  Morella  était  le  centre,  reçurent  l'ordre  de  se  porter  en  même 
temps  sur  Morella  et  les  forteresses  voisines.  Ce  mouvement  s'exécuta 
avec  précision ,  mais  avec  une  extrême  lenteur.  Quand  une  des  co- 
lonnes était  arrêtée  dans  sa  marche  par  les  travaux  que  Cabrera  avait 
fait  construire  en  avant  des  villages  qu'elle  rencontrait,  les  deux 
autres  en  étaient  aussitôt  instruites  avec  ordre  de  ralentir  leur  mou- 
vement, tant  on  mettait  de  soin  et  de  crainte  à  bien  entourer  dans 
son  fort  cet  ennemi  si  redouté.  On  perdit  ainsi  beaucoup  de  temps 
à  s'attendre  les  uns  les  autres,  et  les  munitions  rassemblées  à  grands 
frais  diminuèrent  d'autant. 

De  son  côté,  lorsqu'on  lui  annonça  l'approche  d'Oraa,  Cabrera  avait 
laissé  dans  la  place  ses  meilleurs  soldats  pour  la  défendre,  et  en  était 
sorti  avec  un  corps  de  trois  mille  hommes  pour  tenir  la  campngne.  U 
occupa  avec  cette  troupe  les  hauteurs  qui  entourent  Morella,  et  quand 
les  christinos  y  pénétrèrent,  il  les  harcela  de  toute  sorte,  en  se  jefant 


CABRERA.  191 

à  l'improviste  sur  leurs  derrières  et  en  tiraillant  le  long  des  colonnes 
eu  marche,  à  la  manière  des  Arabes.  Aucune  règle  de  tactique  ne 
présidait  à  cette  guerre  de  surprises;  seulement,  des  signaux  con- 
venus étaient  échangés  entre  les  assiégés  et  leurs  défenseurs  du 
dehors,  par  le  moyen  de  fusées  de  diverses  couleurs,  et  servaient  à 
donner  quelque  ensemble  à  leurs  opérations. 

Cabrera  s'était  d'ailleurs  réservé  un  moyen  plus  simple  encore  de 
communiquer  avec  l'intérieur  de  la  place.  Presque  tous  les  soirs, 
pendant  la  durée  du  siège,  un  jeune  homme  se  détachait  des  avant- 
postes  des  carlistes  campés  sur  les  hauteurs,  et  se  glissait  dans  l'ombre 
jusque  sous  les  murs  de  la  ville.  On  lui  jetait  du  haut  des  murs  une 
corde  à  nœuds,  et  il  se  hissait  ainsi  dans  Morella.  Ce  jeune  homme, 
c'était  Cabrera  lui-même,  si  l'on  en  croit  les  récits  des  carlistes  enthou- 
siastes de  cette  audace  de  leur  chef;  il  s'assurait  ainsi  de  l'état  de  la 
garnison  à  qui  il  apportait  les  nouvelles  du  dehors,  et  retournant  par 
le  même  chemin  au  milieu  des  ténèbres,  il  se  retrouvait  le  lendemain 
au  milieu  de  sa  petite  armée  pour  donner  quelque  alerte  à  l'ennemi. 

Arrivé  devant  la  place,  Oraa  attendit  encore  huit  jours  son  artillerie 
qu'il  avait  laissée  à  Alcaniz.  il  passa  ce  temps  à  pousser  des  reconnais- 
sances dans  tous  les  sens,  et  à  se  retrancher  dans  ses  positions.  Enfui , 
le  huitième  jour,  il  ouvrit  le  feu,  et  trois  jours  après  la  brèche  était 
praticable;  mais  au  lieu  de  donner  l'assaut  immédiatement,  leschristi- 
iios  attendirent  encore,  et  dans  l'intervalle  les  assiégés  s'avisèrent  d'un 
singulier  moyen  de  défense,  qui  montre  bien  la  nature  de  cette  guerre. 

La  place  de  Morella  était  pleine  d'une  immense  quantité  de  bois  qui 
provenait  des  charpentes  de  plus  de  cent  maisons  api)artenant  à  des 
constitutionnels  et  détruites  par  les  carlistes.  On  entassa  ce  bois  sur 
la  brèche  et  on  y  mit  le  feu.  Des  tourbillons  de  flammes  s'élevèrent  à 
une  hauteur  prodigieuse  et  illuminèrent  de  leurs  reflets  la  ville  et  la 
ciladelle.  En  quelques  heures,  la  brèche  devint  un  vaste  brasier  qui 
projetait  autour  de  lui  une  chaleur  ardente  et  qui  aurait  dévoré  qui- 
conque se  serait  hasardé  à  le  franchir. 

Cependant  les  soldats  de  Cabrera,  qui  rôdaient  sans  cesse  autour  des 
avaiit-postes,  criaient  ironiquement  aux  assiégeans  :  Voyons  si  vous 
ne  moulerez  pas  à  l'assaut  ceile  nuit,  on  a  pris  la  peine  de  vous 
éclairer!  L'assaut  eut  lieu  en  effet,  mais  sans  succès;  plus  de  deux 
cents  hommes  furent  mis  hors  de  combat  tant  par  les  balles  que  par 
le  feu  de  la  brèche,  et  les  soldats  brûlés  criaient  en  fuy  mt  devant  cet 
horrible  incendie  :  Cabrera  est  un  démon  et  Morella  un  enfer!  — 
Cabrera  es  un  dcmonio  ij  Morella  un  infierno. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  carlistes  avaient  soin  d'entretenir  nuit  et  jour  leur  feu;  un 
second  assaut  fut  tenté,  qui  échoua  comme  le  premier.  La  disette  se 
mit  dans  l'armée  d'Oraa;  quand  les  provisions  furent  épuisées,  on 
mangea  les  chevaux.  La  démoralisation  amena  l'indiscipline.  Oraa 
ordonna  un  assaut  général;  mais  cette  tentative  désespérée  fut  encore 
repoussée.  Enfin,  les  christinos,  laissant  un  grand  nombre  de  morts 
sous  les  murs  de  la  place,  parmi  lesquels  l'ancien  gouverneur  de 
Morella,  qui  s'était  laissé  enlever  le  chAteau  si  sottement,  levèrent 
le  siège  le  18  août;  la  brèche  brûlait  toujours. 

Elle  s'éteignit  pour  laisser  rentrer  ('abrera.  L'heureux  général 
revint  en  triomphateur  dans  sa  ville  délivrée.  Jamais  roi  d'Espagne 
n'avait  été  reçu  avec  de  tels  transports  d'enthousiasme.  Toutes  les 
cloches  sonnaient  à  grandes  volées.  Des  fanatiques  se  jetaient  à  ge- 
noux sur  son  passage.  Un  journal  qui  s'imprimait  à  Morella,  sous  le 
titre  de  Periodico  de  Arar/on,  Valencia  y  3J/frria,  et  dont  le  rédacteur, 
qui  était  un  vieux  prêtre,  allait  prendre  tous  les  soirs  les  ordres  de 
Cabrera,  fit  une  relation  pompeuse  du  siège,  et  termina  son  article 
par  ces  mots  :  Nous  tous,  vai/lans  soldais  de  Varmée  et  habitans  de 
cette  héroïque  et  fidèle  cité,  nous  pensons  ([uc  le  roi  ne  saurait  mieux 
fane  que  de  décerner,  après  une  si  grande  victoire^  ci  Vimmortel  Ca- 
brera, le  titre  de  comte  de  Morella. 

Le  titre  ainsi  demandé  fut  accordé  avec  le  grade  de  lieutenant- 
général,  par  décret  daté  d'Ofiate,  -2  septembre  1838.  Don  Carlos 
n'avait  rien  à  refuser  au  vainqueur  de  l'armée  du  centre.  Ramon, 
l'écolier  Ramon,  put  signer  de  ce  nom  sonore  :  El  conde  de  Morella. 

Don  Carlos  lui  écrivit  en  outre,  pour  le  féliciter  de  cette  victoire, 
une  lettre  autographe  dont  voici  la  traduction  : 

«  Mon  cher  Cabrera , 

«  Crande  a  été  la  satisfaction  que  j'ai  eue  pour  la  très  glorieuse 
victoire  que  tu  viens  de  remporter  et  pour  la  complète  déroute  des 
ennemis  de  la  vraie  félicité  de  notre  chère  Espagne,  de  mes  droits 
légitimes  et  de  Dieu  même;  grande  aussi  a  été  ma  joie  d'avoir  ce 
nouveau  motif  de  récompenser  tes  services  non  interrompus,  ta  fidé- 
lité constante,  ton  amour,  ton  zèle  et  ton  désintéressement.  Je  dois 
de  grandes  grâces  à  Dieu,  qui  m'a  donné  un  brave  serviteur  comme 
toi  et  qui  l'a  revêtu  d'une  valeur,  d'une  constance  et  d'une  fidélité  si 
grande,  d'une  telle  application  à  la  fin  principale  de  notre  entreprise. 
Soutiens-toi  toujours  constant  et  chaque  fois  plus  ferme  dans  nos 
solides  principes;  sois  le  couteau  [el  cuchillo]  des  impies  et  des  des- 


CABRERA.  195^ 

tructeurs  des  royaumes  et  des  trônes ,  et  tu  me  donneras  la  satisfac- 
tion de  te  récompenser  comme  je  le  désire.  J'ai  appris  que  tu  as  été 
sur  le  point  de  me  donner  un  grand  chagrin  et  de  te  perdre;  je  t'or- 
donne de  ne  point  t'exposer  témérairement;  car  s'il  t'arrivait  quelque 
malheur,  outre  la  douleur  que  j'en  aurais,  ce  serait  une  grande  perte 
pour  moi  et  pour  une  cause  qui  n'est  rien  moins  que  celle  de  Fa 
religion.  Que  Dieu  continue  à  t'accorder  des  victoires  comme  par  le 
passé,  que  la  très  sainte  Vierge  des  douleurs,  notre  généralissime,  te 
couvre  de  sa  mante,  te  protège,  te  diri_;  ,  te  défende,  et  nous  donne 
de  nous  voir  bientôt  tranquilles  à  Madrid,  après  avoir  vaincu  tous 
nos  ennemis.  Adieu  ;  je  t'estime  et  je  t'aime.  «  Carlos.  » 

Le  bruit  de  la  levée  du  siège  de  Morella  se  répandit  })romptement 
dans  toute  l'Espagne.  C'était  le  plus  grand  succès  et  le  plus  inattendu 
que  les  carlistes  eussent  obtenu  depuis  long-temps;  Cabrera  devint 
plus  que  jamais  le  héros  de  son  parti.  On  a  vu  comment  cette  grande 
renommée  lui  était  venue,  et  ce  qu'il  avait  fait  pour  la  gagner.  Les 
lenteurs  d'Oraa  avaient  la  plus  grande  part  dans  ce  qui  était  arrivé. 
Quant  à  Cabrera,  il  n'avait  eu  d'autre  m 'rite  que  d'attaquer  l'ennemi 
à  tort  et  à  travers,  sans  plan  et  sans  ordre,  comme  un  brave  guéril- 
lero qu'il  était. 

Il  ne  songea  môme  pas,  après  son  succès,  à  poursuivre  l'armée 
d'Oraa.  Cette  armée  se  retirait  dans  le  plus  grand  désordre  en  se  dé- 
bandant; elle  ne  se  rallia  qu'à  Alcaniz.  Si  les  carlistes,  profitant  de 
leurs  avantages,  avaient  suivi  les  christinos  Tépée  dans  les  reins,  il  en 
serait  sorti  bien  peu  des  défilés  étroits  qu'ils  avaient  à  traverser;  mais 
ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  fait  la  guerre  en  Espagne,  et  Cabrera  avait 
d'autres  affaires. 

Le  lendemain  de  sa  rentrée  dans  Morella,  il  rassembla  toutes  ses 
forces,  laissa  la  ville  sans  défense,  et  partit  du  côté  opposé  à  celui  par  où 
fuyait  Oraa  ;  un  seul  bataillon  fut  mis  à  la  poursuite  des  assiégeans. 
Si  l'armée  constitutionnelle,  avertie  de  ce  départ,  était  revenue  sur 
ses  pas,  elle  serait  infailliblement  entrée  dans  la  ville  sans  coup  férir, 
d'autant  plus  que  la  brèche  était  toujours  ouverte;  mais  Oraa  n'aurait 
eu  garde  d'en  concevoir  seulement  la  pensée.  ^Ses  soldats  dispersés 
ne  songeaient  qu'à  dévaster  le  pays  qu'ils  traversaient,  et  qui  garda, 
long-temps  après  leur  passage,  l'aspect  d'une  solitude  désolée.  Le 
bataillon  qui  les  suivait  leur  tua  ce  qu'il  voulut,  et  leur  fit  deux  cents 
prisonniers,  qui  furent  fusillés /joMr  avoir  osé  marcher  contre  Morella. 
Quant  à  Cabrera,  où  allait-il?  C'est  ce  qu'on  va  voir. 


'19i  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

Quelques  jours  après  la  levée  du  siège,  des  dames  de  Valence  se 
.  baignaient  dans  la  mer,  le  long  de  la  belle  côte  qui  est  à  quelque 
distance  de  la  ville.  Comme  on  ne  sait  jamais  rien  à  temps  en  Espagne, 
la  plus  pari'aite  conliaiice  régiiait  dans  la  ville  et  dans  les  environs. 
Le  journal  constitutionnel  de  Valence  contenait  les  plus  b.eaux  récits 
sur  la  valeur  [bizurria]  que  les  christinos  déployaient  au  siège  de 
Morella,  et  un  leu  d'artifice  avait  été  préparé  par  les  habilans  pour 
célébrer  la  prise  de  cette  place  redoutée.  On  assurait  déjà  que  Ca- 
brera avait  été  tué,  et  on  s'en  réjouissait.  Les  portes  de  la  ville  étaient 
ouvertes;  tout  respirait  la  joie  et  la  paix  sous  ce  ciel  si  doux  et  si  pur, 
qu'il  suffit  de  voir  la  lumière  et  de  respirer  l'air  pour  être  heureux. 

Tout  à  coup  des  cris  s'élèvent  et  s'approchent,  et  les  baigneuses 
effrayées  voient  d'affreux  cavaliers  soulever  en  courant,  du  bout  de 
leurs  lances,  les  mantilles  qu'elles  avaient  laissées  sur  le  rivage.  Los 
facciosos!  los  facciosos/  A  ce  cri  terrible,  tout  fuit;  les  portes  de  la 
ville  se  referment.  C'était  en  effet  un  escadron  de  Cabreri  qui  précé- 
dait le  reste  de  son  armée.  On  dit  que  le  chef  de  cette  troupe,  don 
Ramon  Morales,  ancien  garde-du-corps,  eut  pitié  des  pauvres  femmes 
qui  avaient  été  ainsi  surprises.  Pendant  qu'elles  se  cachaient  de  leur 
mieux  derrière  les  rochers ,  il  ordonna  à  ses  soldats  de  se  retirer  et 
leur  assura  galamment  qu'elles  n'avaient  rien  à  craindre.  —  Ah!  quel 
dommage,  disaient-elles  en  sortant  du  bain  et  en  regagnant  la  ville 
au  plus  vite,  qu'un  tel  cavalier  soit  un  factieux  :  gve  lastiwa  que  lai 
caballero  sea  un  faccioso  ! 

Cependant  Cabrera  mettait  à  feu  et  à  sang  cette  magnifique  huerta 
de  Valence,  qui  est  si  célèbre  par  sa  richesse.  De  tous  les  points  de 
l'horizon  s'élevait  la  fumée  des  villages  incendiés.  Le  bruit  des  cloches 
et  le  son  des  tambours  appelèrent  bien  les  Valenciens  à  la  défendre, 
mais  nul  ne  se  hasarda  contre  l'ennemi.  Pendant  deux  jours  entiers, 
les  carHstes  pillèrent  à  leur  aise;  puis  ils  repartirent  pour  Morella 
aussi  vite  qu'ils  étaient  venus,  poussant  devant  eux  de  longues  files 
de  chevaux  et  de  mulets  qui  portaient  leur  butin.  D'immenses  quan- 
tités de  blé  furent  déposées  à  la  citadelle;  de  grands  troupeaux  de 
bœufs  et  de  moutons  furent  parqués  dans  les  montagnes  voisines; 
quant  à  l'argent,  il  fut  j)artagé  entre  les  soldats  et  les  chefs.  On  com- 
prend maintenant  qu'une  pareille  expédition  avait  dû  être  plus  goûtée 
des  baruteros  qui  composaient  la  plus  grande  partie  de  l'armée  de 
Cabrera,  que  la  poursuite  et  la  destruction  d'un  corps  d'armée. 

La  terreur  que  cette  sanglante  apparition  a  laissée  derrière  elle  ne 
s'est  pas  encore  aujourd'hui  effacée  à  Valence.  Une  aventure  qui  a  eu 


CABRERA.  195 

lieu  long-temps  après  le  passage  de  Cabrera,  et  que  tout  le  monde 
raconte  en  Espagne,  en  donnera  une  idée.  Un  négociant  de  Valence 
attendait  un  navire  chargé  de  contrebande;  du  bord  de  la  mer,  il 
voyait  ce  navire  louvoyer  à  distance,  mais  sans  oser  aborder,  parce 
que  les  douaniers  couvraient  le  rivage.  Il  imagina  alors  de  courir  à 
toutes  jambes  vers  la  ville,  en  criant  à  tue-tète  :  (labrera!  Cabrera!  A 
ce  nom,  bientôt  répété  de  tous  côtés  par  la  population  épouvantée, 
les  douaniers  se  sauvent  et  courent  à  leur  tour  vers  la  ville;  une 
panique  générale  se  répand;  de  tous  les  points  de  la  huerta,  chacun 
accourt  avec  ce  qu'il  peut  emporter  de  plus  précieux.  Les  portes  de 
Valence  demeurèrent  fermées  pendant  trois  jours  à  la  suite  de  cette 
alerte.  Un  énorme  encombrement  d'hommes,  de  femmes,  de  mulets, 
se  forma  sous  les  murs;  il  en  sortait  des  cris  de  désespoir  et  de  prière, 
mais  les  habitans  refusaient  d'ouvrir,  craignant  d'introduire  avec  les 
fugitifs  le  terrible  dévastateur.  A  la  faveur  de  ce  désordre,  le  navire 
débarqua  ses  marchandises,  et  les  Valenciens  en  furent  quittes  cette 
fois  pour  la  peur. 

Nous  avons  laissé  Cabrera  à  Morella.  Nous  le  retrouvons ,  à  quel- 
ques jours  de  là,  près  de  Falset.  Falset  est  une  petite  ville  fortifiée 
au-delà  de  l'Èbre,  à  vingt  lieues  environ  au  nord  de  Morella,  comme 
Valence  en  est  à  trente  lieues  vers  le  sud.  La  promptitude  dans  les 
mouvemens  est  le  premier  mérite  d'un  chef  de  bande,  en  ce  qu'elle 
lui  permet  de  se  porter  inopinément  sur  les  points  où  il  est  le  moins 
attendu;  Cabrera  a  eu  long-temps  ce  mérite  au  plus  haut  degré,  et 
cela  suflit  pour  expliquer  sa  réputation  militaire  auprès  des  Espagnols. 

Il  marchait  donc  sur  Falset,  dans  l'espoir  de  mettre  à  sac  cette 
place  et  d'y  faire  encore  du  butin,  quand  il  dut  au  hasard  une  nou- 
velle victoire  qu'il  ne  cherchait  certainement  pas.  Le  général  Pardi- 
nas,  qui  commandait  la  troisième  division  de  l'armée  du  centre, 
n'avait  pu  voir  sans  indignation  la  retraite  de  l'armée  devant  une 
bicoque  défendue  par  quelques  milliers  de  bandits;  il  nourrissait  dans 
son  ame  le  désir  violent  de  prendre  sa  revanche,  et  quand  il  apprit 
que  le  nouveau  comte  de  Morella  était  près  de  lui ,  il  s'empressa  de 
marcher  à  sa  rencontre.  Cabrera  avait  trois  mille  hommes;  Pardinas 
en  amena  six  mille,  ne  doutant  pas  qu'avec  de  pareilles  forces  il  ne 
culbutât  l'ennemi. 

Cabrera  ne  présentait  jamais  la  bataille  en  pleine  campagne,  mais  il 
la  refusait  rarement.  Dès  qu'il  apprit  l'arrivée  de  Pardinas,  il  alla  au- 
devant  de  lui.  Les  deux  armées  se  rencontrèrent  le  1"  octobre  1838, 
entre  Flix  et  Maella.  Pardinas  déploya  sa  division  sur  une  seule  ligne; 


196  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

Cabrera  en  fit  autant.  De  part  et  d'autre,  cette  disposition  était  une 
faute;  mais  le  tort  était  grand  surtout  du  côté  de  Cabrera,  qui,  ayant 
moins  de  forces  que  son  adversaire,  s'exposait  à  ôtre  débordé  à  droite 
et  à  gauche,  et  attaqué  sur  les  deux  flancs  en  môme  temps  que  de 
front.  Selon  toutes  les  apparences,  sa  division  devait  être  détruite;  ce 
fut  celle  de  Pardifias  qui  le  fut  entièrement. 

Le  combat  s'engagea  avec  acharnement.  Les  soldats  christinos  se 
battaient  avec  l'énergie  que  donne  le  désir  de  venger  un  échec,  les 
carlistes  avec  cette  confiance  qui  naît  de  l'habitude  de  la  victoire.  Au 
bout  de  deux  heures  de  feu,  les  troupes  de  Cabrera  durent  céder 
devant  des  forces  supérieures;  l'aile  gauche  commença  à  plier,  et  le 
mouvement  de  retraite  ne  tarda  pas  à  se  propager  sur  toute  la  ligne. 
Cabrera  furieux  s'élance  en  avant.  «  Lâches  1  s'écrie-t-il ,  vous  m'aban- 
donnez ;  eh  bien  !  je  saurai  mourir  seul  au  milieu  de  l'ennemi. —  ISon 
pas  seul ,  mon  général ,  lui  répond  le  colonel  d'un  escadron  aragonais 
qui  soutenait  la  retraite,  mais  avec  vos  Aragonais!  »  A  ces  mots,  le 
colonel  fait  volte-face ,  et  son  escadron  se  précipite  avec  tant  de  rage 
sur  l'aile  gauche  de  l'ennemi,  qu'il  la  disperse  en  un  clin  d'œil. 

Le  brave  Pardinas,  voyant  le  désordre  se  mettre  dans  cette  partie 
de  ses  troupes,  se  porte  aussitôt  sur  le  lieu  du  danger,  à  la  tète  de 
son  état-major.  En  le  voyant  venir,  le  colonel  aragonais  court  à  lui  et 
lui  porte  à  la  gorge  un  coup  de  lance  qui  le  renverse  mort.  En  même 
temps,  l'état-major,  assailli  par  la  cavalerie  carliste,  tourne  bride. 
Cabrera,  qui  était  parvenu  à  rallier  les  fuyards,  arrive  avec  toutes  ses 
forces,  mais  sa  présence  n'était  déjà  plus  nécessaire.  En  apprenant 
la  mort  de  leur  malheureux  général,  les  soldats  de  Pardifias  s'étaient 
assis  par  terre,  levant  leurs  fusils  la  crosse  en  l'air,  et  criant  qu'ils  se 
rendaient.  On  les  fit  tous  prisonniers;  ils  étaient  cinq  mille,  le  reste 
avait  été  tué.  De  cette  belle  division,  il  ne  se  sauva  en  tout  qu'une 
quarantaine  de  cavaUers. 

Ainsi  s'est  passée  cette  fîimeuse  affaire  de  Maella,  la  plus  désas- 
treuse pour  les  christinos  de  toutes  celles  qui  ont  eu  lieu  pendant 
cette  guerre.  Le  général  Pardifias,  qui  y  périt,  était  un  des  meilleurs 
officiers  de  l'armée  constitutionnelle;  issu  d'une  des  plus  nobles 
familles  de  Galice,  il  avait  embrassé  par  goût  l'état  militaire;  nommé 
député  aux  cortès  de  1837,  il  avait  volontairement  quitté  les  bancs 
de  la  chambre  pour  les  rudes  travaux  de  l'armée.  Il  était  âgé  de  trente- 
cinq  ans  quand  il  mourut.  Cette  action  a  été  racontée  autrement  dans 
It'  temps  par  les  journaux  espagnols;  mais  ce  que  nous  venons  de  dire 
&st  la  vérité,  telle  qu'elle  nous  a  été  attestée  par  des  témoins  ocu- 


CABRERA.  197 

laires.  Ce  n'est  point  parle  nombre,  comme  on  l'a  dit,  que  Pardinas  a 
été  accablé,  puisqu'il  avait  plus  de  monde  que  son  ennemi;  c'est  par 
un  de  ces  malheureux  hasards  de  la  guerre  qui  tournent  quelquefois 
contre  les  plus  braves. 

Cette  bataille  qu'il  avait  gagnée  presque  sans  le  savoir,  mit  le 
comble  à  la  renommée  de  Cabrera.  L'épouvante  se  répandit  jusque 
dans  Sarragosse.  A  tout  moment,  on  s'attendait  à  le  voir  arriver  sous 
les  murs  de  cette  ville,  dont  la  population  prit  les  armes.  Il  ne  parut 
pas.  Après  quelques  tentatives  isolées  sur  Caspe  et  d'autres  petites 
villes  sans  importance,  il  avait  repris  tranquillement  le  chemin  de  ses 
montagnes,  sans  s'inquiéter  des  suites  qu'aurait  pu  avoir  sa  victoire. 
Nul  doute  que  s'il  s'était  présenté  après  un  tel  succès' sur  les  derrières 
de  l'armée  d'Espartero,  il  n'eût  opéré  une  diversion  puissante;  mais 
ce  n'était  pas  sa  manière.  Son  uin'que  soin  fut  de  se  défaire  en  détail 
des  prisonniers  qu'il  avait  fiiits.  Les  habitans  de  Sarragosse  ayant  mani- 
festé leur  crainte  et  leur  colère,  selon  leur  habitude,  par  l'exécution 
de  quelques  carlistes  enfermés  dans  le  château.  Cabrera  ordonna  par 
représailles  qu'il  serait  fusillé  dix  christinos  pour  un  carliste,  et  les 
deux  partis  s'arrangèrent  si  bien  ,  que,  de  représailles  en  représailles, 
les  cinq  mille  y  passèrent  presque  tous; 

Ce  moment  est  l'époque  la  plus  brillante  de  la  vie  de  Cabrera.  De 
son  royaume  de  Morella,  il  occupait  et  tenait  en  respect  un  bon  tiers 
de  l'Espagne;  son  armée  était  devenue  forte  de  quinze  mille  iiommes 
de  troupes  à  peu  près  régulières,  dont  huit  cents  chevaux.  Il  avait 
quarante  pièces  de  canon,  plusieurs  forteresses  et  trois  braves  lieute- 
nans,  Forcadell,  Llangostera  et  Polo.  Tout  obéissait  et  tremblait  autour 
de  lui.  Il  ne  reconnaissait  aucune  autorité,  pas  même  celle  du  roi. 
Son  nom  était  invoqué  avec  respect  d'un  bout  de  l'Espagne  à  l'autre, 
par  toute  la  population  carliste;  enfin,  il  était  comte,  ce  qui  devait 
l'étonner  beaucoup  lui-même.  Cinq  ans  avaient  suffi  pour  porter  à  ce 
haut  point  de  grandeur  le  pauvre  écolier  de  Tortose. 

Jusque-là  la  fortune  avait  semblé  conduire  par  la  main  le  jeune 
aventurier,  mais  le  moment  était  venu  où  elle  devait  renverser  cet 
échafaudage  de  pouvoir  et  de  renommée  encore  plus  rapidement 
qu'elle  ne  l'avait  élevé.  Quand  on  vit  en  présence  l'un  de  l'autre  les 
deux  plus  grands  champions  des  deux  causes  qui  divisaient  l'Espagne, 
on  s'attendit  généralement  à  un  choc  redoutable.  Le  duc  de  la  Vic- 
toire était  commandant  général  des  troupes  de  la  reine;  don  Carlos, 
par  un  décret  daté  de  Bourges,  le  9  janvier  IS'i^O,  réunit  le  comman- 
dement de  l'armée  de  Catalogne  à  celui  de  l'armée  d'Aragon ,  de 
TOME  xxin.  13 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Valence  et  de  Murcii;,  dont  était  depuis  long-temps  investi  !e  comte 
de  Morella.  L'eirectif  de  ces  deu\  armées  réunies  était  d'environ 
30,000  hommes;  on  pouvait  donc  comi)ler  sur  une  résistance  sérieuse 
de  la  part  délabrera,  et  le  parti  carliste  loiidait  de  grandes  espé- 
rances sur  son  chef  favori.  Tout  à  coup  une  fatale  nouvelle  vint 
frapper  ce  parti  comme  un  coup  de  foudre  :  (Cabrera  n'était  plus  (|ue 
l'ombre  de  lui-même,  il  était  malade,  il  était  mourant. 

On  ne  sait  pas  précisément  à  quelle  époque  remonte  cette  maladie 
de  Cabrera.  On  croit  cependant  que  c'est  daiis  les  premiers  jours  de 
novembre  1839  qu'il  en  ressentit  les  premières  atteintes.  Le  bruit  a 
couru  qu'il  avait  été  empoisonné,  d'autres  ont  dit  qu'il  avait  eu  le 
typhus.  11  a  eu  autour  de  lui  jusqu'à  quatorze  médecins  à  la  fois,  mé- 
decins espagnols,  il  est  vrai,  et  dont  le  plus  habile  était  un  chanoine 
de  Valence,  nommé  Sevilla,  sans  qu'aucun  ait  pu  assigner  le  véritable 
caractère  de  son  mal.  Ce  mal,  c'était  l'épuisement.  Nous  avons  dit 
qu'il  avait  gardé  dans  son  élévation  les  joyeuses  habitudes  de  sa  pre- 
mière jeunesse;  les  excès  auxquels  il  se  livrait  tous  les  jours,  unis  aux 
fatigues  de  la  guerre  et  aux  nombreuses  blessures  qu'il  avait  reçues 
par  tout  le  corps,  avaient  ruiné  à  la  longue  sa  constitution.  Il  résista 
à  une  première  crise,  mais  un  plus  grand  danger  l'attendait  à  sa  con- 
valescence. Habitué  à  satisfaire  tous  ses  caprices,  il  reprit  trop  tôt 
son  genre  de  vie;  le  vin,  les  femmes  et  les  danses  ardentes  de  l'Es- 
pagne qu'il  aime  avec  passion,  achevèrent  d'user  ses  forces,  et  ame- 
nèrent de  nombreuses  rechutes. 

Dans  cet  état,  il  commandait  encore.  Ceux  qui  l'entouraient  ca- 
chaient de  leur  mieux  son  abattement  à  la  population  et  à  l'armée. 
Plusieurs  fois  on  lit  sonner  les  cloches  dans  tout  le  Maestrazgo ,  pour 
célébrer  sa  guérison  imaginaire.  Pour  mieux  donner  le  change,  un  de 
ses  lieutenaus  prenait  ses  habits,  montait  son  cheval,  et  passait  au 
galop  dans  les  villages  qui  lui  étaient  soumis.  Quand  cette  ruse  ne  fut 
plus  possible ,  il  se  montra  lui-même  de  temps  en  temps  dans  une 
litière,  et  tel  était  le  culte  qu'on  lui  portait,  que  ces  apparitions 
relevaient  un  peu  le  courage  de  tous.  Mais  le  plus  souvent,  il  vivait 
retiré  et  invisible  connue  un  despote  d'Orient,  et  la  démoralisation 
gagnait  en  son  absence  ceux  qui  étaient  liabitués  à  compter  sur  lui 
comme  sur  un  dieu. 

Les  formidables  préparatifs  d'Espartero  n'en  continuaient  pas  moins, 
et  il  devenait  évident  pour  tous  qu'il  serait  bien  diflicile  à  Cabrera, 
môme  en  lui  supposant  toute  son  énergie,  de  résister  à  des  forces  si 
considérables.  Cabrera  le  voyait  aussi  bien  qu'un  autre,  malgré  sou 


CABKERA.  199 

état  maladif;  et,  se  tournant  alors  du  côté  de  don  Carlos,  il  lui  en- 
voya à  Bourges  messages  sur  messages ,  dans  les  mois  de  janvier  et 
de  février,  pour  lui  faire  connaître  sa  position  et  l'inviter  à  venir  à  son 
secours  d'une  manière  ou  d'une  autre.  Don  Carlos  lui  écrivit  plusieurs 
lettres  en  l'appelant  son  cher  Ikimonct ,  du  petit  nom  d'amitié  qu'il 
lui  dormait  dans  des  temps  plus  heureux,  et  en  l'invitant  à  se  bien 
garder  de  toute  marotade;  il  créa  de  plus  une  décoration  particu- 
lière pour  les  troupes  de  Catalogne,  d'Aragon,  de  Valence  et  de 
Munie.  Mais  ce  fut  là  le  seul  appui  que  le  prétendant  put  donner  à  sa 
dernière  armée;  les  puissances  du  Aord  s'étaient  délinitivement  reti- 
rées de  lui ,  et  il  fut  impossible  de  rien  obtenir  d'elles,  malgré  de  très 
grands  efforts. 

Enfin,  dans  les  derniers  jours  de  mars,  une  grande  diversion  dans 
les  provinces  du  nord  fut  résolue  pour  dégager  Cabrera.  Il  était  trop 
tard.  La  paix  avait  jeté  de  trop  fortes  racines  dans  ces  provinces  pour 
qu'elle  pût  être  ébranlée.  Les  oiïiciers  espagnols  carlistes,  réfugiés  en 
France  à  la  suite  de  don  Carlos,  s'évadèrent  en  fouie  des  dépôts  qui 
leur  avaient  été  assignés;  mais,  arrivés  sur  la  frontière,  ils  ne  trouvè- 
rent aucune  sympathie  dans  ces  populations  jadis  si  ardentes  pour  la 
guerre.  Le  gouvernement  français  fit  arrêter  les  chefs  désignés,  entre 
autres  le  général  Elio,  qu'il  fit  enfermer  dans  la  citadelle  de  Lille;  un 
nouvel  émissaire  de  Cabrera,  le  colonel  Gaeta,  fut  arrêté  aussi  et 
enfermé  dans  la  citadelle  de  Bre.;t.  Une  tentative  d'insurrection  eut 
lieu  dans  les  provinces;  les  chefs,  les  armes  et  l'argent  manquèrent  : 
elle  avorta  misérablement. 

Cependant  le  temps  marchait,  et  la  belle  saison  était  reveime.  Au 
mois  d'avril,  Espartero  s'est  mis  en  mouvement,  mai;  l'attente  géné- 
rale a  été  déçue,  et  il  n'a  rencontré  nulle  part  l'ennemi  qu'il  cherchait. 
Il  a  assiégé  et  emporté  successivement  Castellote,  Segura,  Cantavieja; 
Cabrera  n'y  était  pas.  Il  a  mis  le  siège  devant  Morella,  cette  ville 
chérie  du  guérillero ,  cette  capitale  de  sa  comté  féodale,  cette  forte- 
resse où  il  avait  aimé  si  long-temps  à  se  croire  iiiexpugnable;  Cabrera 
n'y  était  pas.  Morella,  démantelé  par  une  artillerie  terrible,  s'est 
rendu  à  discrétion  le  31  mai  ;  tout  le  Maestrazgo  a  été  occupé  presque 
sans  coup  férir  par  les  troupes  de  la  reine;  Cabrera  n'y  était  pas. 
Jamais  déchéance  plus  complète  n'avait  succédé  à  de  plus  fastueux 
antécédens;  on  aurait  dit  une  illusion  qui  s'eflaçait  au  premier  choc 
de  la  réalité. 

L'armée  de  Cabrera,  emmenant  son  général,  a  passé  l'Ebre  au 
commencement  de  juin ,  et  s'est  repliée  sur  la  Catalogne.  Quand  le 

13. 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

général  O'Donnell  l'a  attaquée  à  la  Cenia,  Cabrera  est  sorti  de  son  lit 
pour  reparaître  encore  une  fois  sur  le  champ  de  bataille;  il  s'est  com- 
porté bravement,  et  a  eu  son  cheval  tué  sous  lui.  Ce  n'était  là 
qu'un  adieu  :  cette  action,  où  périt  le  frère  d'O'Donnell,  a  été  la 
dernière.  Depuis  long-temps,  (Cabrera  voyait  qu'il  ne  pouvait  plus 
tenir;  il  n'a  plus  songé  dès-lors  qu'à  se  réfugier  en  France.  Il  a 
passé  près  de  trois  semaines  à  Berga ,  où  il  a  fait  commencer,  sans 
le  finir,  le  procès  des  assassins  du  comte  d'Espagne;  puis,  quand 
l'armée  d'Espartero  s'est  approchée  de  ce  dernier  rempart  de  la  fac- 
tion en  Espagne,  il  s'est  remis  en  marche  pour  la  frontière. 

Il  a  commencé  par  envoyer  devant  lui  ses  deux  sœurs ,  qu'il  paraît 
aimer  beaucoup.  Ces  deux  jeunes  femmes ,  dont  l'une  a  dix-sept  ans 
et  l'autre  quinze,  sont  entrées  en  France  à  la  fin  de  juin,  accom- 
pagnées de  la  femme  de  l'intendant  militaire  carliste  Labandero; 
on  les  a  trouvées  nanties  d'une  somme  de  cinquante  mille  francs  en 
or.  L'une  est  la  femme  de  Polo,  l'autre  devait  épouser  un  autre  aide- 
de-camp  de  Cabrera ,  nommé  Arnau.  Le  gouvernement  leur  a  assigné 
pour  résidence  la  ville  de  Bourg,  département  de  l'Ain,  où  elles 
s'occupent,  dit-on,  à  cultiver  des  fleurs. 

Un  nouvel  adversaire  est  venu  enfin  consommer  le  désastre  de  Ca- 
brera, en  y  assistant  :  ce  dernier  vainqueur  n'est  rien  moins  que  la 
reine  Isabelle  elle-même.  Partie  de  sa  capitale,  pour  venir  prendre  les 
eaux  à  Barcelone ,  elle  a  traversé  hardiment  les  contrées  qui  trem- 
blaient naguère  devant  le  comte  de  Morella.  L'ascendant  delà  royauté 
est  si  grand  en  Espagne,  que  la  présence  de  cette  jeune  fille  faible 
et  maladive  a  plus  fait  qu'une  armée  pour  la  pacification  du  pays. 
Les  troupes  factieuses  qui  ont  voulu  s'opposera  son  passage,  ont 
été  écrasées  ;  les  cris  d'enthousiasme  et  d'amour  qui  l'ont  accueillie 
dans  les  villes,  ont  retenti  dans  les  campagnes  en  armes,  et  ses  plus 
terribles  ennemis  ont  disparu  devant  la  poussière  que  soulevait  la  roue 
rapide  de  sa  voiture.  Le  30  juin ,  elle  est  entrée  à  Barcelone  au  milieu 
(les  fêtes;  quatre  jours  après,  le  \  juillet,  Berga  était  pris  par  Espar- 
tero,  et  le  G,  à  cinq  heures  du  matin ,  Cabrera  se  réfugiait  en  France, 
avec  10,000  hommes. 

Il  n'y  avait  sur  la  frontière  que  deux  cents  soldats  français,  quand 
toute  cette  armée  s'est  présentée.  Les  christinos  ne  la  suivaient  pas, 
et  on  ne  tirait  pas  un  coup  de  fusil.  Une  dernière  discussion  s'est 
engagée  sur  le  territoire  français  entre  ceux  qui  voulaient  entrer  et 
ceux  qui  ne  le  voulaient  pas.  Les  gendarmes  s'étant  saisis  de  Cabrera, 
au  milieu  même  de  ses  troupes ,  son  beau-frère  Polo  lui  a  offert  de 


CABRERA.  201 

le  délivrer  et  de  rentrer  en  Espagne  avec  lui  :  il  s'y  est  obstinément 
refusé.  Il  a  dit  lui-même  que,  s'il  avait  voulu,  il  aurait  pu  tenir  en- 
core six  à  sept  ans  dans  les  montagnes,  mais  qu'il  avait  reculé  devant 
l'idée  de  sacrifier  inutilement  ses  troupes.  D'ailleurs,  après  avoir 
formé  une  armée,  il  lui  répugnait  de/«/re  la  guerre  en  partisan.  Son 
armée  est  entrée  en  France  par  colonnes  et  dans  le  plus  grand  ordre; 
ces  dix  mille  Aragonais ,  dont  la  plupart  frémissaient  de  se  rendre 
ainsi  sans  combattre,  pleins  de  respect  encore  pour  les  derniers 
ordres  de  leur  chef,  se  sont  laissés  désarmer  sans  résistance  par  une 
poignée  d'hommes. 

Le  moment  où  Cabrera  s'est  éloigné  de  la  frontière ,  prisonnier 
volontaire  du  gouvernement  français,  a  présenté  une  scène  tou- 
chante; ses  soldats  couraient  en  foule  au-devant  de  lui  pour  le  voir 
encore  un  moment  de  plus,  agitant  leurs  bonnets  en  l'air  et  criant 
vive  Cabrera!  et  ces  rudes  visages,  qui  n'avaient  jamais  pâli  dans  les 
plus  horribles  épisodes  de  cette  guerre,  étaient  couverts  de  larmes. 
Lui-même  pleurait  en  se  séparant  pour  jamais  des  compagnons  de 
sa  puissance.  Ainsi  a  fini  la  guerre  civile  espagnole.  Avec  Cabrera 
sont  entrés  Forcadell,  Llangostera,  Polo,  Palillos,  Burjo,  tous  les 
chefs  aragonais.  Les  Catalans  ont  essayé  de  tenir  quelque  temps  en- 
core, et  n'ont  pas  voulu  abandonner  la  partie  sans  brûler  du  moins 
leur  dernière  amorce;  mais,  après  quelques  jours  de  lutte,  ils  ont  été 
forcés  de  passer  la  frontière  à  leur  tour.  A  part  quelques  bandes 
éparses,  l'est  de  l'Espagne  est  maintenant  libre  de  factieux ,  comme 
les  provinces  du  nord. 

L'étonnement  a  été  grand  en  France  quand  on  a  vu  Cabrera.  Petit 
et  maigre,  avec  une  barbe  très  peu  fournie,  il  a  l'air  d'un  jeune 
homme  doux  et  faible.  Ses  cheveux  sont  très  noirs  et  son  teint  très 
brun.  On  dit  qu'avant  sa  maladie,  son  regard  avait  un  éclat  singulier; 
aujourd'hui,  cet  éclat  semble  s'être  affaibli.  Il  regarde  rarement  en  face 
son  interlocuteur,  et  jette  souvent  les  yeux  autour  de  lui  avec  une 
sorte  d'inquiétude.  Sa  physionomie  est  intelligente,  sans  être  préci- 
sément remarquable;  quand  il  sourit,  son  visage  prend  une  expres- 
sion de  finesse  naïve  qui  n'est  pas  sans  grâce.  Il  est  extrêmement 
simple  dans  ses  manières,  même  un  peu  embarrassé.  Il  paraît  souf- 
frant, et  n'a  plus  cette  extrême  mobilité  qui  le  portait  autrefois, 
dit-on,  à  changer  sans  cesse  de  place.  Son  attitude,  légèrement 
courbée,  semble  indiquer  que  sa  poitrine  est  altérée. 

Tel  est  l'homme  à  qui  le  hasard  des  évènemens  a  fait  une  si  grande 
place  dans  l'histoire  de  ces  dernières  années.  INous  allons  compléter 
ce  portrait  par  quelques  détails  sur  son  caractère. 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cabrera  n'a  jamais  eu  aucune  opinion  politique.  II  a  embrassé  la 
cause  de  don  (Carlos,  parce  que  c'était  celle  qui  pouvait  le  mener  à  la 
fortune;  il  aurait  suivi  tout  autre  parti  qui  lui  aurait  donné  plus  de 
chances  de  succès;  il  l'a  bien  prouvé  en  ne  tenant  aucun  compte  des 
ordres  qu'il  recevait  du  prétendant.  On  dil  qu'il  lui  est  quelquefois 
arrivé  d'écrire  de  sa  main  au  bas  d'un  ordre  qu'il  recevait  de  don 
Carlos  :  llecibido  prru  non  ejecutado  todu  par  el  servicir  de  vuestra 
mayestad  (reçu,  mais  non  exécuté,  le  tout  pour  le  service  de  votre 
majesté  ) ,  et  de  le  renvoyer  ainsi  à  son  auteur. 

Il  a  toujours  détesté  les  prêtres  et  les  moines,  ce  qui  est  étrange 
pour  un  prétendu  délénseur  de  la  religion.  Tout  ignorant  qu'il  était, 
il  connaissait  assez  d'histoire  pour  savoir  que  les  prêtres  avaient  tou- 
jours voulu  dominer  en  Esp;igne ,  et  il  était  trop  jaloux  de  son  auto- 
rité pour  s'accommoder  de  ces  prétentions.  Peut-être  aussi  se  sou- 
venait-il qu'il  n'avait  pas  pu  entrer  dans  les  ordres,  et  conservait-il 
quelque  rancune  contre  ceux  qui  portaient  l'habit  ecclésiastique. 
Quelques  anecdotes  feront  connaître  sa  laçon  d'agir  avec  eux. 

Un  jour  il  s'aperçut  qu'un  prêtre  qu'il  employait  dans  la  perception 
des  impôts,  avait  fait  payer  deux  fois  la  même  somme  à  un  paysan; 
il  le  lit  fusiller.  L'évêque  de  Mondonedo,  président  de  la  junte  car- 
liste d'Aragon ,  écrivit  à  don  Carlos  pour  se  plaindre  de  cette  violation 
inouie  des  privilèges  du  clergé. — Des  prêtres,  disait-il,  ne  pouvaient 
être  exécutés  que  sur  un  ordre  exprès  du  roi,  et  après  avoir  été  con- 
da;ii:iés  par  les  juges  ecclésiastiques.  — Don  Carlos  écrivit  lui-même 
à  son  général,  pour  lui  recommander  plus  d'égards  envers  les  mi- 
nistres (le  l'église.  —  L'évêque  de  Mondonedo  en  a  imposé  à  votre 
majesté,  répondit  Cabrera;  je  n'ai  pas  fait  fusiller  un  prêtre,  mais 
bien  un  mauvais  larron.  Autrefois  les  mauvais  larrons  étaient  cru- 
cifiés: aujourd'hui  je  les  fais  fusiller;  /os:  iiempos  cambian  las  costum- 
brcs,  les  temps  changent  les  mœurs. 

Lorsque  l'armée  du  centre  marchait  sur  Morella,  il  fit  engager 
tous  les  habitans  qui  se  croiraient  inutiles  à  évacuer  la  place  :  Je  don- 
nerai des  armes,  dit-il,  à  tous  ceux  qui  resteront.  Tout  le  monde 
resta,  excepté  les  femmes,  les  enfans  et  environ  cinquante  moines 
franciscains.  Quelques  jours  après  que  le  siège  fut  levé,  les  moines 
revinrent  et  reprirent  possession  de  leur  couvent.  Cabrera  leur  fit 
doiuier  l'ordre  de  se  rassembler  sur  la  place  d'armes;  il  s'y  rendit 
lui-môme,  et  leur  dit  brusquement  :  Vous  devez  vous  rappeler  que 
vous  vous  êtes  vous-mêmes  jugés  inutiles;  ainsi  repartez;  il  n'y  a  ici 
que  des  braves.  Les  moines  savaient  qu'il  n'y  avait  rien  à  répliquer: 
ils  défilèrent  sans  mot  dire.  Cabrera  les  suivit  jusqu'à  la  porte  de  la 


CABRERA.  203 

ville,  et  leur  cria  pendant  qu'ils  sortaient  :  Gardez-vous  de  revenir, 
car  vous  ne  sortiriez  pas  si  ais(  nient. 

L'évêque  de  Mondonedo  réclama  encore  auprès  de  don  Carlos; 
don  Carlos  écrivit  de  nouveau,  et  ("abrera  répondit:  —  Il  est  possible, 
bien  que  je  ne  le  comprenne  pas,  que  les  moines  soient  utiles  au  ser- 
vice de  votre  majesté  lorsqu'elle  sera  à  Madrid;  mais  je  puis  l'assurer 
(ju  ici  ils  ne  me  servent  à  rien,  si  ce  n'est  à  consommer  des  rations 
c\\ie  j'aime  autant  garder  pour  ceux  qui  se  battent  journellement 
pour  la  bonne  cause.  —  Quelques  jours  après,  il  destitua  l'évêque  de 
ses  fonctions  de  président  de  la  junte,  et  en  nomma  un  autre. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  cruauté  de  Cabrera.  Nous  avons  dit 
qu'il  fallait  faire  la  part,  pour  le  bien  juger  sous  ce  rapport,  des  pré- 
juges et  des  mœurs  de  son  pays.  On  a  voulu  îaire  de  lui  un  être  féroce 
toujours  altéré  de  sang  Suimain;  c'est  aller  trop  loin.  Ceux  qui  le  con- 
naissent bien  disent  qu'il  n'a  jamais  versé  de  sang  sans  motif.  Il  est 
ioseiisible,  mais  il  n'est  pas  cruel  pour  le  plaisir  de  l'être,  il  y  a  un 
mot  ([ui  a  fait  bien  du  mal  à  l'Espagne;  c'est  le  terrible  mot  de  repré- 
sailles. Ce  mot  explique  tous  les  meurtres  de  Cabrera.  Les  constitu- 
tionnels traitaient  les  révoltés  comme  des  brigands  et  les  égorgeaient 
sans  pitié;  à  leur  tour,  les  révoltés  le  leur  rendaient.  Les  têtes  se 
montent  aisément  en  Espagne;  chaque  parti  croit  et  raconte  des  hor- 
reurs de  son  ennemi,  et  s'excite,  par  ces  récits  souvent  imaginaires, 
à  en  faire  autant.  On  va  loin  ainsi  de  part  et  d'autre.  Il  est  vrai  pour- 
tant de  dire  que  Cabrera,  surtout  quand  il  était  irrité,  pouvait  compter 
parmi  les  plus  sanguinaires. 

Naturellement  gai ,  il  se  mettait  en  colère  avec  une  extrême  faci- 
lité, et  il  était  alors  tout-à-fait  hors  de  lui.  Ses  officiers  l'excitaient 
d'ailleurs  dans  ses  emportemens,  au  lieu  de  le  retenir.  On  raconte 
que,  quelques  jours  avant  l'arrivée  d'Oraa  devant  Morella,  il  avait 
réuni  dans  un  diner  tout  son  état-major.  Dès  le  commencement  du 
repas,  la  conversation  tomba  sur  ce  qu'on  ferait  des  prisonniers  après 
les  engagemens  (}ui  allaient  avoir  lieu.  11  fut  convenu  d'abord  que  les 
chefs  seraient  fusillés  sans  pitié;  puis,  le  dîner  s'avançant  et  les  ima- 
ginations s'échauffant  par  le  vin,  des  chefs  on  passa  aux  officiers, 
puis  aux  sous-ofiiciers ;  à  la  îin  du  repas,  il  était  décidé  qu'on  ne 
ferait  aucun  quartier,  même  aux  simples  soldats.  Cabrera  prenait  part 
à  ces  orgies  et  s'enivrait  comme  les  autres;  il  se  croyait  ensuite  lié 
par  sa  parole,  et  exécutait  par  fanfaronnade  ce  qu'il  avait  juré  dans 
un  moment  de  transport. 

Quant  à  ses  talens  militaires,  on  a  vu  aussi  ce  qu'il  faut  en  penser. 


20i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  Espagne,  où  la  chouannerie  est  nationale,  on  conçoit  qu'il  ait 
passé  pour  un  habile  général;  partout  ailleurs,  il  serait  considéré 
comme  n'ayant  aucune  connaisance  de  la  guerre.  Il  eut  du  bonheur 
sans  doute,  beaucoup  de  bonheur;  mais  le  hasard  ne  suffit  pas  pour 
expliquer  un  succès  comme  le  sien.  II  faut  encore  qu'il  ait  eu  les 
qualités  qui  font  réussir  dans  son  pays.  Il  a  été,  dans  l'origine  de  son 
élévation,  d'une  activité  presque  fabuleuse;  il  excellait  surtout  dans 
l'art  précieux  pour  un  partisan  de  prendre  vite  les  résolutions  les  plus 
imprévues.  Les  malentendus,  les.surprises,  les  terreurs  paniques, 
ont  joué  un  grand  rôle  dans  l'échafaudage  de  sa  fortune;  mais  il  en 
est  de  môme  pour  tout  guérillero,  et  les  plus  célèbres  faits  d'armes 
de  Mina  n'avaient  pas  d'autre  caractère. 

Ce  qui  a  été  réellement  remarquable  chez  lui ,  c'est  son  instinct 
organisateur.  Quelque  informe  qu'ait  été  sa  création  du  Maestrazgo, 
elle  atteste  des  facultés  rares  chez  un  écolier  devenu  général.  Il  n'est 
pas,  sous  ce  rapport,  sans  quelque  ressemblance  avec  Abd-el-Kader. 
La  préférence  obstinée  qu'il  a  montrée  dans  les  derniers  temps  pour 
un  séjour  prolongé  à  Morella,  tandis  qu'il  avait  paru  répugner  pré- 
cédemment à  coucher  deux  nuits  de  suite  dans  le  même  lieu ,  fait 
voir  qu'il  avait  pris  goût  aux  soins  d'un  établissement  durable.  Il  est 
permis  de  croire  qu'il  aurait  fondé  quelque  chose ,  s'il  avait  eu  plus 
de  temps,  s'il  n'avait  pas  été  arrêté  par  la  maladie,  et  si  l'on  n'avait 
pas  déployé  contre  lui  toutes  les  forces  d'une  nation  organisée.  Bien 
des  principautés  se  sont  fondées  au  moyen-àge  qui  n'avaient  pas  jeté 
d'aussi  fortes  bases  en  si  peu  d'années. 

Sa  manière  de  recruter  était  fort  simple.  Quand  les  enrôlcmens 
volontaires  ne  suffisaient  pas ,  il  envoyait  un  fort  détachement  dans 
un  village  quelconque  soumis  au  gouvernement  de  la  reine,  et  fai- 
sait afficher  le  bando  suivant  :  Los  mozos  de  este  pueblo  que  no  sepre^ 
senten  en  el  tennino  de  las  2i  horas,  scran  arcabuseados  por  detras 
como  traidorcs  (les  jeunes  gens  de  ce  village  qui  ne  se  présenteront 
pas  dans  les  2V  heures  seront  fusillés  par  derrière  comme  traîtres). 
Les  soldats  obtenus  par  ce  moyen  étaient  appelés  minojies.  Il  agis- 
sait avec  non  moins  de  cérémonie  quand  il  avait  besoin  d'argent  :  il 
tombait  à  l'improviste  sur  un  bourg  du  pays  ennemi  et  frappait  im- 
partialement d'une  contribution  égale  carlistes  etchristinos.  Un  jour, 
à  Caspe,  quelques  personnes  notables,  connues  parleur  adhésion  au 
prétendant,  vinrent  réclamer  auprès  de  lui  contre  cette  égalité  :  «Je 
ne  reconnais  pour  amis,  répondit-il,  que  ceux  qui  me  suivent  le  fusil 
sur  l'épaule,  et  si  je  fais  une  différence  entre  ceux  qui  ne  me  suivent 


CABRERA.  205 

pas,  ce  n'est  pas  en  faveur  de  ceux  qui  se  disent  raes  partisans ,  et 
qui  ne  veulent  pas  se  priver  pour  moi.  » 

Il  était  généralement  très  aimé  de  la  population  de  ses  domaines. 
Autant  il  était  cruel  et  exacteur  pour  tout  le  pays  qui  ne  reconnais- 
sait pas  son  autorité,  autant  il  était  protecteur  et  bienveillant  pour 
celui  qui  lui  était  soumis.  Souvent  brusque  et  bautain  avec  ses  offi- 
ciers, il  se  montrait  toujours  affable,  prévenant  même,  envers  les  pay- 
sans. Il  laissait  carte  blanche  à  ses  troupes  pour  piller  à  leur  gré  hors  de 
ses  frontières;  mais  dans  le  sein  de  son  petit  royaume,  nul  n'était 
admis  à  frapper  la  moiridre  contribution  sans  son  ordre.  Complète- 
ment étranger  à  tout  système  régulier  de  police  et  d'administration , 
il  était  pourtant  parvenu,  par  la  terreur,  à  établir  autour  de  lui  une 
administration  assez  honnête  et  une  police  assez  sévère.  Il  livrait  les 
diverses  directions  aux  hommes  les  plus  habiles  et  les  plus  spéciaux 
qu'il  avait  pu  rencontrer,  puis  il  les  faisait  surveiller  avec  soin ,  et  à  la 
première  prévarication ,  il  les  mettait  à  mort  sans  miséricorde. 

Il  n'y  a  jamais  eu  autant  d'argent  dans  le  Maestrazgo  que  pendant 
sa  domination.  Tout  ce  qu'il  en  recueillait  dans  ses  excursions  ou 
dans  celles  de  ses  lieutenans,  au  travers  des  provinces  environnantes, 
il  le  dépensait  dans  le  pays.  On  a  dit  qu'il  avait  amassé  des  sommes 
énormes  pour  son  propre  compte;  s'il  l'a  fait  réellement,  ce  ne  peut 
être  que  depuis  bien  peu  de  temps,  car  il  était  naturellement  prodigue 
et  peu  occupé  de  l'avenir. 

Quand  le  premier  effroi  qui  avait  suivi  le  désastre  de  Pardinas 
fut  passé,  la  cause  carliste  recommença  à  décroître  en  Navarre.  Les 
troupes  constitutionnelles  cernaient  de  plus  en  plus  le  quartier  royal, 
et  l'armée  qui  entourait  le  prétendant  ne  comptait  plus  les  jours  que 
par  des  défaites.  Des  divisions  mortelles  éclatèrent  alors  dans  son  sein  ; 
un  fort  parti  se  forma  sourdement  pour  la  paix  ;  le  général  en  chef 
Maroto  se  mit  lui-même  à  la  tête  des  désabusés.  Cabrera  entretenait, 
dit-on,  une  correspondance  secrète  avec  Arias  Tejeiro,  ministre  de 
don  Carlos  :  il  dut  souvent  être  averti  de  ce  qui  se  passait  dans  les 
provinces.  Il  persista  pourtant  à  ne  tenter  aucun  effort  pour  dégager 
le  prétendant,  et  passa  dans  cette  inaction  l'année  1839  tout  entière. 
Il  était  évident  (ju'il  ne  songeait  désormais  qu'à  se  fortifier  à  part, 
pour  jouir  en  paix  de  sa  merveilleuse  fortune  et  se  maintenir  indé- 
pendant, quoi  qu'il  arrivât. 

Mais  ses  intérêts  étaient  loin  d'être  aussi  distincts  de  ceux  de  don 
Carlos  qu'il  voulait  bien  le  croire.  Il  s'en  aperçut  quand  arriva  à 
Morella,  à  la  fin  du  mois  de  septembre  1839,  la  nouvelle  de  la  con- 
vention de  Bergara  et  de  l'entrée  de  don  Carlos  en  France.  Plusieurs 


206  REVUE  DES  DEVX  MONDES. 

Chefs  (le  son  armée,  ayant  reçu  des  lettres  des  chefs  navarrais,  qui 
les  engasreaient  à  suivre  l'exemple  donné  parles  pro\inces,  parurent 
héaifiM-  et  inrler  l'oreille  utix  idées  d'arconimodeuient.  Cabrera  en  fut 
promptenrînt  informé,  car  il  avait  organisé  dans  son  camp  un  vaste 
système  d'espionnage,  et  il  craignit  de  voir  s'écrouler  sa  puissance, 
qui  \i^  reposait  que  sur  la  guerre.  Voici  comment  il  s'y  prit  |X)i!r 
couper  court  à  toute  tentative  de  ce  genre. 

Il  fil  inviter  un  jour  tous  ses  oÛiciers  à  se  rendre  auprès  de  lui. 
Quand  ils  furent  réunis,  il  prit  la  parole,  et  leur  demanda  du  ton  le 
plus  naturel  quel  était  leur  avis  sur  des  propositions  de  transaction  qui 
lui  étaient  faites,  et  s'il  ne  leur  paraissait  pas  à  propos  de  les  accepter. 
Forcadell,  le  plus  bouillant  d'entre  eux,  s'écria,  dès  les  premiers  mots, 
qu'il  aimerait  mieux  sortir  sur-le-champ  que  d'entendre  parler  de 
traiter,  a  Eh  bien!  sors,  »  lui  répondit  Cabrera  avec  emportement, 
en  lui  montrant  la  porte.  Forcadell  se  leva  en  effet,  et  sortit.  Il  fut 
suivi  par  Llangostera.  Cabrera  alla  fermer  la  [îorte  sur  eux,  et  revint 
s'asseoir  à  sa  place,  en  disant  :  «  Nous  n'avons  pas  bes(;in  de  fous  ici,  » 
Puis  il  recommença  à  exprimer  des  doutes  et  à  consulter  les  assistans 
si:r  ce  qu'il  y  avait  à  faire,  ("hacun  se  crut  alors  autorisé  h  donner 
son  avis,  et  quelques-uns  exprimèrent  des  désirs  de  conciliation. 

Dés  que  le  conseil  fut  levé.  Cabrera  fit  fusiller  tous  ceux  qui  avaient 
paru  incliner  vers  un  accommodement.  Dans  le  nombre  se  trouvait 
le  gouverneur  de  Cantavieja.  Puis  il  publia  un  ordre  du  jour  portant 
que  quiconque  dans  l'armée  prononcerait  seulement  le  mot  de  trans- 
action, serait  immédiatement  puni  de  mort. 

Il  ne  borna  pas  là  ses  précautions.  H  ordonna  qu'en  dehors  d'une 
ligne  tracée  autour  de  ses  positions,  il  y  aurait  une  lieue  de  solitude 
absolue.  Tous  ceux  qui  habitaient  cet  espace  reçurent  l'ordre  d'en 
partir  sur-le-champ,  et  il  fut  interdit  à  qui  que  ce  lût  d'y  mettre  le 
pied  sous  peine  de  mort.  Des  patrouilles  parcouraient  sans  relâche 
l'intervalle  condamné;  tous  ceux  qui  y  étaient  trouvés,  carlistes  ou 
christinos,  étaient  fusillés  sans  rémission. 

Toute  communication  fut  coupée  par  ce  moyen  énergique  entre 
Cabrera  et  le  reste  de  l'Espagne,  si  bien  qu'on  fut  long-temps  sans 
savoir  même  ce  qu'il  était  devenu.  Les  uns  le  disaient  mort,  les  autres 
en  fuite,  tandis  qu'il  se  tenait  renfermé  sous  la  protection  de  ce  for- 
midable cordon  sanitaire,  comme  si  le  monde  entier  eût  été  pestiféré. 
On  pouvait  bien  partir  pour  Morella,  mais  rien  n'en  revenait,  pas 
un  seul  homme,  pas  le  moindre  bruit.  Ainsi  se  passa  le  mois  d'oc- 
tobre 1839  et  une  partie  du  mois  de  novembre. 

Quand  Cabrera  sortit  de  ce  silence  effrayant,  il  était  sûr  de  son 


CABRERA.  207 

armée.  La  terreur  avait  raffermi  les  résolutions  chancelantes.  Aidé  des 
conseils  du  baron  de  Raden,  ancien  lieutenant-colonel  d'artillerie  au 
service  de  Hollande,  qui  avait  défendu  Anvers  contre  les  Français,  il 
avait  ajouté  encore  aux  forSifications  qui  devaient  rendre  ses  positions 
imprenables.  Chaque  défilé,  chaque  ])ointe  de  rocher  était  couvert 
de  retranchemens.  Un  demi-cercle  de  chateaux-forts ,  dont  les  plus 
redoutables  étair-nt  Morella  et  Cantavieja,  hérissait  les  montagnes. 
Dernier  débris  de  l'armée  de  Navarre,  le  généra!  Balmaseda  était  venu 
le  rejoindre  avec  cinq  cents  chevaux.  La  mort  tragique  du  comte 
d'Espagne,  immolé  sur  un  premier  soupçon  de  transaction,  avait 
achevé  de  lui  donner  confiance  et  sécurité,  en  lui  assurasst  l'appui  de 
l'armée  carliste  de  Catalogne. 

De  son  côté,  Espartero,  vainqueur  de  don  Carlos  et  pacificateur  des 
provinces  du  nord,  s'avançait  avec  soixante-dix  mille  hommes  et 
soixante-dix  pièces  de  canon.  11  avait  amené  avec  lui  l'ancien  clief 
carliste  aragonais  Cabanero,  qui  venait  d'embrasser  la  cause  de  la 
reine,  et  qui  adressa  une  proclamation  à  ses  compatriotes  pour  les 
engager  à  l'imiter.  Mais  cette  proclamation  n'eut  aucun  écho.  Cabrera 
y  avait  mis  bon  ordre  d'avance.  L'hiver  survint  alors,  les  montagnes 
du  Maestrnzgo  se  couvrirent  de  neige,  les  défil's  devinrent  imprati- 
cables. Par  un  dernier  hommage  à  la  réputation  militaire  de  Cabrera , 
Espartero  s'arrêta.  îl  plaça  son  quartier-général  à  Las-Matas,  au  centre 
du  demi-cercle  que  formaient  les  châteaux  fortifiés  de  l'ennemi,  à  une 
lieue  seulement  de  l'un  d'eux ,  Castellote.  Là ,  il  se  fortifia  à  son  tour, 
fit  ouvrir  des  rout;^s  pour  ses  convois ,  établit  des  hôpitaux  pour  ses 
malades,  des  magasins  pour  ses  munitions,  et  attendit  patiemment 
le  retour  du  beau  temps. 

La  conduite  de  Cabrera  dans  les  derniers  momens  qui  ont  précédé 
sa  chute  sera  fort  diversement  jugée.  Lui-même  attribue  sa  prompte 
défaite  à  sa  maladie;  d'autres  diront  qu'amolli  par  deux  ans  de  pou- 
voir, il  a  manqué  d'énergie;  d'autres  enfin,  qu'il  a  toujours  été  au- 
dessous  de  sa  fortune,  et  que  sa  faiblesse  a  paru  dès  qu'il  n'a  plus 
été  protégé  par  le  hasard,  (]es  trois  explications  sont  sans  <!oute  éga- 
lement vraies.  Sa  maladie  n'a /té  que  le  signe  de  son  affaissement 
sous  l'excès  de  sa  prospérité,  et  il  y  a  eu  dans  son  mal  quelque  chose 
de  celui  de  Mazanieilo.  On  a  peine  à  comprendre,  en  le  voyar  t,  que  la 
destinée  ait  pu  le  choisir,  lui  si  jeune  et  si  chétif  en  apparence,  pour 
le  mettre  à  la  tête  d'une  des  plus  terribles  insurrections  de  laz-zaroni 
que  l'histoire  ait  jamais  vues,  et  pour  soumettre  à  ses  moindres  vo- 
lontés ces  forts  Aragonais  que  rien  n'avait  pu  encore  subjuguer. 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  jours  avant  l'entrée  de  Cabrera  en  France,  le  25  juin, 
une  autre  troupe  et  un  autre  général  passaient  aussi  la  frontière,  du 
côté  de  Bayonne.  Cette  fois,  ce  n'était  plus  le  chef  qui  entraînait  ses 
soldats  sur  le  territoire  étranger;  c'étaient  les  soldats  qui  avaient  forcé 
leur  chef  à  y  chercher  un  asile.  Poursuivis  l'épée  dans  les  reins  par 
les  généraux  de  la  reine,  accueillis  à  coups  de  fusil  par  les  hahitans 
des  campagnes,  ils  avaient  fait  cent  lieues  en  dix  jours,  sans  pain, 
sans  habits,  sans  chaussures,  presque  sans  munitions,  mais  non  sans 
avoir  souvent  fait  fiice  à  l'ennemi ,  quoiqu'ils  ne  fussent  en  tout  que 
quinze  cents.  Ces  hommes  de  fer,  qui  ont  effrayé  la  ville  de  Bayonne 
de  leur  aspect  farouche  et  sauvage,  avaient  brisé  leurs  armes  à  la 
frontière  plutôt  que  de  les  livrer  à  l'étranger.  Ils  avaient  pour  général 
l'indomptable  Balmascda. 

Balmaseda  est  l'homme  vraiment  fort  de  cette  guerre.  C'est  lui  qui 
a  le  premier  deviné  Maroto,  lui  qui  est  seul  resté  debout  dans  la  dé- 
bâcle de  l'armée  de  Navarre.  Né  en  Castille  d'une  famille  distinguée, 
il  était  lieutenant-colonel  à  la  mort  de  Ferdinand  VII.  Il  prit  aussitôt 
les  armes  pour  don  Carlos,  et  ne  les  a  quittées  qu'au  dernier  mo- 
ment. Doué  d'une  haute  taille  et  d'une  force  herculéenne,  il  a  tou- 
jours fait  la  guerre  en  partisan ,  à  la  tête  d'un  corps  de  cavalerie  qui 
répandait  partout  la  terreur.  On  a  vu  qu'il  avait  été  rejoindre  Cabrera 
après  la  convention  de  Bergara;  mais  ils  ne  purent  pas  s'entendre, 
et  il  le  quitta  bientôt.  Il  revint  le  trouver  vers  le  milieu  de  l'hiver, 
pour  l'inviter  à  l'aider  à  faire  pendre  Segarra,  qui  commandait 
l'armée  de  Catalogue,  et  qu'on  soupçonnait  déjà  de  la  défection 
qu'il  a  réalisée  plus  tard.  Cabrera  ne  voulut  pas  l'écouter.  Alors,  las 
de  ne  trouver  dans  les  généraux  carlistes  que  des  traîtres  ou  des 
danseurs,  —  c'est  ainsi  qu'il  les  appelle,  —  il  essaya  de  s'établir  à 
part  à  Beteta  ;  mais  il  n'y  put  réussir,  et  c'est  de  là  qu'il  a  été  récem- 
ment (;ontraint  de  partir  pour  se  jeter  en  France  à  marches  forcées. 

Cabrera  a  eu  sur  Balmaseda  l'avantage  de  se  donner  de  bonne 
heure  un  centre  d'opérations  où  il  revenait  toujours;  mais  si  Balma- 
seda avait  été  moins  inquiet,  moins  nomade,  et  que  le  sort  l'eût  ap- 
pelé, au  lieu  de  l'élève  du  chanoine  don  Vicente,  à  être  le  chef  de 
30,000  hommes,  il  est  probable  (pi'il  aurait  fait  une  autre  fin.  Aussi 
parle-t-il  avec  dédain  du  comte  de  Morella  :  «  Il  se  trouvera  bien  en 
France,  dit-il  amèrement;  il  pourra  y  faire  de  la  musique  à  son  aise; 
qu'on  lui  donne  une  guitare,  et  il  ira  chanter  par  les  chemins.  » 


L'EUROPE  ET  LA  CHINE 


L'OCCIDENT  ET  L'ORIENT. 


I.  —  COMPARAISO>'   DE    LA    CIVILISATION    EUROPÉENNE    AVEC   LA 
CIVILISATION   CHINOISE. 

Au  bout  de  l'Orient  est  un  empire  qui  n'a  pas  son  pareil  au  monde, 
sous  le  rapport  de  la  population ,  car  à  lui  seul  il  renferme  trois  cent 
soixante  millions  d'hommes.  C'est  au  moins  cent  millions  en  sus  de 
l'Europe  entière,  c'est  plus  du  tiers  des  liabitans  de  la  planète.  Sous  le 
rapport  de  la  richesse  créée  par  le  travail  de  l'homme ,  il  paraît  non 
moins  remarquable.  Policé  long-temps  avant  l'Europe,  il  est  encore 
pour  elle  une  terre  inconnue;  jusqu'à  présent  il  lui  a  été  hermétique- 
ment fermé.  Jusqu'à  ce  jour  aussi ,  quelque  guerroyante  que  soit 
l'humeur  européenne,  on  l'avait  laissé  en  paix.  Il  était  trop  loin  pour 
tenter  l'ambition  conquérante  de  nos  nations  occidentales.  Notre 
esprit  d'aventure  se  contentait  de  quelques  échanges  opérés  par  le 
seul  port  de  Canton.  Aujourd'hui,  cependant,  un  grand  changement 
semble  se  préparer.  Le  commerce,  qui,  le  plus  souvent,  sert  de  lien 
pacifique  entre  les  peuples,  a  amené  une  collision  grave  entre  la 
Grande-Bretagne  et  les  autorités  de  ce  vaste  et  populeux  empire.  Les 
distances  ont  tellement  été  amoindries  par  les  progrès  de  la  science 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  (les  arts  et  par  les  empiétemens  successifs  de  l'Europe  sur  l'Asie, 
qu'une  e\j)é(liti<)n  contre  la  (Ihiiie,  dont  l'idée  eût  été  trait  e  de  folie 
il  y  a  un  demi-siècle,  a  éti  organisée  par  le  gouvernement  anglais 
comme  une  (Mitreprise  toute  simple,  tout  élémentaire.  Elle  est  en 
route,  et  i)ro!)ab!ement  à  l'œuvre  mairdenatit.  Qu'en  advieudra-t-il? 
Il  serait  téméraire  d'essayer  de  le  prévoir  avec  quelque  précision.  Mais 
il  n'y  a  pas  de  témérité  à  dire  ijue  cet  acte  d'un  peuple  aussi  enva- 
hissant, aussi  fort  et  aussi  habile  à  conserver  ce  cpi'il  a  pris  que  l'est 
le  peuple  anglais,  est  un  événement  considérable,  et  l'on  est  en  droit 
de  le  regarder  comme  le  prélude  d'une  ère  nouvelle  dans  les  relations 
de  la  Chine  avec  l'Europe. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  les  m 'rites  comparatifs  des  populations 
chinoises  et  de  celles  de  l'Europe.  Naturellement,  avec  cette  modestie 
qui  nous  distingue,  nous  nous  sommes  adjugé  l'avantage.  Je  ne  pré- 
tends pas  que  ce  soit  à  tort.  Le  procès,  cependant,  n'est  pas  jugé 
sans  appel.  Les  Chinois  sont  de  beaucoup  en  retard  sur  nous  dans 
le  domaine  des  sciences  et  des  Iteaux-arts,  et  non  moins  dans  celui 
des  arts  utiles.  Ils  avaient  devancé  l'Europe  pour  toutes  les  inventions 
les  plus  précieuses,  telles  que  l'imprimerie,  la  poudre  à  canon,  la 
boussole,  et,  dans  un  ordre  moins  relevé,  le  sondage;  mais  ils  n'en 
ont  tiré  parti  qu'à  moitié,  parc(^  qu'ils  paraissent  dépourvus  de  cet 
esprit  infatigable  de  perfectionnement  qui  caractérise  l'Europe,  et  il 
a  fallu  ([ue  leurs  découvertes  fussent  transplantées  chez  nous  pour 
porter  tous  leurs  fruits.  Leur  industrie  est  particuîii  rement  arriérée 
en  ce  qu'ils  n'ont  pas  su  se  créer  aussi  bien  que  nous,  dans  le  monde 
matériel ,  des  organes  supplémentaires  de  ceux  dont  la  nature  a  formé 
le  corps  humain.  Leurs  machines  et  leurs  bètes  de  somme  sont  peu 
nombreuses  et  peu  perfectionnées.  Chez  eux,  les  muscles  de  l'homme 
doivent  subvenir  à  tout  labeur,  fréquemment  même  au  transporta 
grandes  distances  des  objets  les  plus  lourds.  Ils  manquent  de  cette 
faculté  dominatrice  qui  nous  a  permis  de  ployer  à  notre  usage  et 
de  faire  travailler  pour  nous,  sur  la  plus  grande  échelle,  les  élémens  et 
les  animaux,  et  de  remodeler,  pour  aii.si  dire,  le  globe  terrestre,  afin 
que  nos  voies  de  communication  pussent  s'y  développer  plus  à  l'aise.  Il 
y  a  peut-être  plus  de  machines  et  autant  de  grandes  routes  en  chaussée 
et  de  canaux  de  navigation  dans  cette  toute  petite  île  qui  se  qualifie 
de  6ra/?^/("-Bretagne,  que  dans  tout  l'empire  chinois.  Il  s'y  fabrique 
et  s'y  consomme  plus  de  fer. 

Sous  le  point  de  vue  religieux,  on  ne  peut  guère  signaler,  comme 
une  preuve  de  l'infériorité  de  la  Chine,  le  fétichisme  idolâtre  des  sec- 


L'EUROPE  ET   LA  CHINE.  2M 

tateurs  de  Fo,  car  l'Europe  catholique  en  offre  le  pendant  par  les 
superstitions  et  les  pratiques  des  basses  classes  demeurées  croyantes, 
par  leur  dévotion  aux  reliques,  et  par  leur  foi  aux  miracles  journaliers 
des  saints.  A  l'égard  des  rapports  de  l'homme  avec  la  Divinité,  les 
classes  éclairées  sont  en  Chine  à  peu  près  au  môme  point  que  dans 
notre  Occident  :  elles  professent  un  déisme  d'une  charité  extrême- 
ment étendue;  je  dirais  universelle,  si,  par  une  omission  que  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  leur  reprocher,  tout  énorme  qu'elle  est,  puis- 
que, relativement  à  eux,  nous  avons  le  même  péché  sur  la  con- 
science ,  les  lettrés  chinois  n'avaient  oublié  de  compter  les  popula- 
tions nombreuses  et  puissantes  de  notre  civilisation  occidentale  (1). 
Du  point  de  vue  moral ,  en  ce  qui  concerne  les  rapports  de  l'homme 
avec  l'homme,  les  Chinois  sont,  dans  la  forme  au  moins,  plus  avancés 
que  nous,  car  ils  sont  plus  bienveillans.  Les  rixes  et  les  emportemens 
sont  peu  communs  parmi  eux.  Ils  ont  cherché  et  trouvé  dans  le  céré- 
monial un  excellent  procédé  pour  refouler  les  instincts  grossiers,  vio- 
lens  ou  hautains.  En  général,  le  Chinois,  s'il  sait  moins  maîtriser  la 
nature  physique,  sait  mieux  se  maîtriser  lui-même.  Domination  pour 
domination,  l'une  assurément  vaut  l'autre.  Moralement,  cependant, 
la  Chine  présente  une  imperfection  énorme.  La  polygamie  y  subsiste, 
ou  plutôt  le  concubinage  y  est  admis  et  beaucoup  pratiqué  par  les 
riches,  qui ,  à  côté  de  leur  Sara ,  ont  très  souvent  une  Agar.  La  femme 
n'y  est  pas  tout-à-fait  la  compagne  de  l'homme;  elle  est  plutôt  l'ins- 
trument de  ses  plaisirs.  Plus  généralement,  chose  bizarre,  dans  les 
classes  cultivées  que  chez  le  vulgaire,  elle  porte  sur  son  corps  l'em- 
preinte, la  marque  de  la  servitude.  Elle  est  estropiée  (2).  Cet  usage 

(1)  Voici  un  rapprochenienl  rem:irqual)le  que  je  trouve  dans  une  note  de  la  rela- 
tion de  l'auiliassade  de  lord  Macartney  eu  Chine,  par  sir  George  Staunlon  : 

« Leur  religion  (des  Chinois) ,  celle  que  leur  gouvernemeni  conserve  encore, 

est  la  religion  que  le  grand  Newton  appelle  la  plus  ancienne  de  la  terre,  et  qu'il 
, peint  d'une  manière  si  noble  et  si  louchante  :  —  «  Croire  fermement  que  Dieu  a 
«  créé  le  monde  par  son  pouvoir  et  le  gouverne  par  sa  providence;  craindre  |)ieuse- 
«  ment,  chérir,  adorer  cet  être  suprême;  respecter  ceux  dont  on  tient  la  vie  et  les 
«  personnes  avancées  en  âge;  avoir  une  affection  fraternelle  pour  tous  les  hommes, 
«  et  même  de  la  sensibilité,  de  la  pitié  pour  la  partie  brute  de  la  création.  » 

[Traduction  de  M.  .7.  Castéra,  ISOl,  tome  I,  p.  22.  ) 

(2)  On  peut  faire  remartiuer,  comme  une  circonstance  atténuante  en  faveur  des 
Chinois,  que  cette  mode  entraîne  comme  conséquence  l'exemption,  pour  la  femme, 
de  tout  travail  pénible,  forme  cl'afliancliissemeut  que  la  femme  est  encore  a  attendre 
en  Europe  et  dans  tout  l'Occident,  particulièrement  en  dehors  du  territoire  occupé 
par  la  race  anglaise. 

Il  est  digne  d'attention  que  les  Tartares  conquérans  de  la  Chine,  qui  ont  adopté 


212  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

barbare  de  la  mutilation  des  pieds,  dont  les  dames  chinoises  se  font 
maintenant  un  point  d'honneur,  et  que  les  classes  pauvres  imitent, 
autant  qu'elles  le  peuvent,  par  vanité  et  par  coquetterie,  est  évidem- 
ment un  reste  de  l'asservissement  brutal  qui  a  pesé  sur  la  femme 
comme  sur  tous  les  êtres  faibles,  au  début  de  toute  civilisation.  C'est 
ro[)pression  jalouse  du  maître  sur  l'esclave.  C'est  une  précaution  sem- 
blable à  celle  du  chat-huant  de  La  Fontaine  à  l'égard  de  ses  souris  : 

Les  premières  qu'il  prit  du  loiiis  échappées, 
Pour  y  remédier  le  drôle  estropia 
Tout  ce  qu'il  prit  ensuite,  et  leurs  jambes  coupées 
Firent  qu'il  les  mangeait  à  sa  commodité. 

Mais,  politiquement  et  socialement,  la  Chine  peut  invoquer  de 
beaux  titres  à  la  supériorité.  Les  Chinois  ont  résolu  des  problèmes 
bien  difficiles.  Ils  ont  réussi  à  faire  vivre  sous  une  même  loi ,  pendant 
une  suite  indéfinie  de  siècles,  des  myriades  de  myriades  d'hommes. 
Chez  nous,  on  a  vu  échouer,  l'une  après  l'autre,  toutes  les  tentatives 
ayant  pour  but  de  fonder  l'unité  européenne  (par  nous  qualifiée,  avec 
notre  modestie  accoutumée,  d'empire  universel),  qui,  toute  vanité 
nationale  à  part,  serait  plus  favorable  au  bonheur  des  populations, 
que  le  morcellement  entre  des  gouverncmens  ennemis  ou  seulement 
rivaux.  Elles  n'ont  même  jamais  été  hautement  avouées  depuis  les 
Romains,  car  Charlemagne,  Charles-Quint  et  Napoléon  aspiraient  à  la 
suprématie  dans  un  conseil  de  rois  et  non  à  trôner  seuls.  Les  Chinois 
ont  érigé  un  empire  qui  dure  sans  interruption  depuis  l'origine  des 
temps  historiques,  qui  durerait  peut-être  éternellement,  si  la  vapeur, 
secondant  notre  soif  de  conquêtes,  ne  le  mettait  actuellement  à  notre 
portée;  les  conditions  de  l'équilibre  y  sont  si  admirablement  rem- 
plies, que  rien  n'a  pu  le  renverser,  et  que  les  invasions  et  les  con- 
quêtes qui ,  à  plusieurs  reprises,  dans  notre  Occident ,  ont  tout  balayé 
et  ont  entassé  ruines  sur  ruines,  au  lieu  de  l'abattre  ou  de  l'ébranler, 
l'ont  consolidé ,  raffermi ,  étendu. 

C'est  que  l'organisation  sociale  et  politique  de  la  Chine  est  fondée 
sur  une  notion  plus  exacte  et  plus  complète  de  la  nature  humaine 
que  ne  l'a  été  dans  le  passé ,  et  que  ne  l'est  dans  les  temps  modernes 
celle  d'aucune  des  parties  de  notre  Occident. 

Dans  un  ouvrage  récent  et  trop  peu  remarqué  (1),  par  l'unique 

foutes  les  coutumes  des  Chinois,  se  sont  refusés  à  suivre  celte  mode  de  la  mutilation 
des  pieds. 
{\)  Du  Parti  Social. 


L'EUROPE  ET  LA  CHINE.  213 

motif  que  l'auteur  avait  des  yeux  de  province ,  un  écrivain  toulousain , 
M.  L.  Brothier,  par  une  analyse  que  j'oserai  dire  supérieure  à  celle 
de  Montesquieu,  distingue  dans  la  société  trois  élémens  primor- 
diaux: les  intérêts  individuels,  les  intérêts  de  famille,  les  intérêts 
généraux ,  et  part  de  là  pour  tracer  un  plan  de  gouvernement.  Cette 
classification  prise  pour  base  de  la  destination,  de  la  combinaison  et 
de  la  répartition  des  pouvoirs,  est,  je  ne  crains  pas  de  le  répéter,  plus 
profonde  et  plus  vraie  que  la  double  trinité  monarchique ,  aristocra- 
tique et  démocratique,  ou  executive,  législative  et  judiciaire  de  l'il- 
lustre théoricien  de  la  Bréde. 

Cela  posé,  le  gouvernement  doit  reproduire  fidèlement  l'image 
de  tous  les  grands  élémens  de  la  société.  Tous  les  grands  principes 
sur  lesquels  la  société  repose  doivent  avoir  au  sein  du  gouvernement 
une  institution  qui  en  soit  l'incarnation  et  la  figure;  autrement  le 
titre  de  gouvernem.ent  représentatif  serait  une  enseigne  menteuse, 
et  tout  gouvernement  doit  être  représentatif  (je  ne  dis  pas  parle- 
mentaire), sous  peine  de  périr.  Les  pouvoirs  publics  doivent-ils,  peu- 
vent-ils être  autre  chose  que  la  personnification  des  forces  sociales? 
Or,  chez  nous,  je  parle  en  Européen,  les publicistes  modernes,  dans 
leurs  conceptions  politiques,  font  abstraction  pure  et  simple  de  la 
famille,  comme  si  le  sentiment  de  famille  n'était  pas  l'un  des  liens 
sociaux  les  plus  forts,  comme  s'il  n'était  pas  l'iln  des  plus  puissans 
ressorts  de  la  société.  Faut-il  s'étonner  de  ce  que  leurs  œuvres  sont 
si  périssables,  de  ce  que  nous  changions  de  constitution  à  peu  près 
comme  un  fashionable  de  cheval,  et  de  ce  que  la  vie  moyenne  des 
dynasties  est  maintenant  en  France  du  tiers  ou  du  quart  de  la  vie 
moyenne  de  l'homme,  dans  les  classes  où  la  misère  et  la  souffrance 
l'abrègent  le  plus,  nous  qui,  en  quatorze  siècles,  n'avions  eu  que 
trois  dynasties? 

Toute  constitution  politique  qui  ne  tient  pas  compte  de  l'esprit 
de  famille,  qui  ne  lui  fait  pas  une  place  suffisante,  est  radicale- 
ment incapable  de  rien  constituer,  exactement  comme  si  elle  faisait 
abstraction  des  intérêts  individuels,  ou  comme  si  elle  passait  sous 
silence  les  intérêts  collectifs  de  l'état.  Négligeant  une  force  de  pre- 
mier ordre,  celle  qui  produit  la  stabilité,  par  cela  seul  elle  manque 
de  stabilité  elle-même.  Elle  est  bâtie  su.  le  sable  mouvant  des  révo- 
lutions, ou  suspendue  en  l'air  dans  l'atmosphère  agitée  des  orages 
populaires.  Malheureusement,  dans  notre  Occident,  le  principe  de 
la  famille  se  présente  comme  incompatible  avec  un  autre  principe 
non  moins  sacré  désormais ,  cher  à  l'intérêt  individuel  dont  il  est  le 

TOME  XXIII.  14 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

palladium,  et  auquel  le  droit  de  cité  est  irrévocablement  acquis,  celui 
de  l'éj^alilé,  consécration  de  l'unité  nationale  sans  distinction  de  races 
et  d'ori{j;ine,  de  vainqueurs  et  de  vaincus,  de  conquérans  et  de  con- 
quis ou  de  vassaux.  Le  principe  d'égalité  s'étant  heureusement  fait 
jour  depuis  un  demi-siècle  dans  le  monde  politique,  malgré  l'op- 
position des  héritiers  de  la  conquête  et  des  légataires  de  la  féo- 
dalité, nous  n'avons  su  lui  faire  sa  part  qu'en  rognant  de  plus  en 
plus  celle  du  principe  de  famille,  dont  ceux-ci  se  réclamaient,  et 
qu'en  nous  appliquant  à  déraciner  le  sentiment  de  famille  de  la  vie 
publique  et  même  de  la  vie  privée.  Xous  avons  ainsi  admirablement 
réussi  à  mettre  à  néant  les  prétciitions  des  féodaux  ;  mais,  contre  notre 
intention,  nous  avons  désorganisé  la  société. Sur  ce  point,  d'ailleurs, 
les  défenseurs  de  la  famille  n'ont  aucun  reproche  à  adresser  aux  amis 
de  l'égalité  (je  parle  de  l'égalité  véritable,  et  non  du  nivellement,  que 
trop  de  gens  encore,  et  même  des  esprits  distingués,  des  libéraux,  con- 
fondent avec  elle,  quoique  ce  soit  l'inégalité  la  plus  tyrannique  et  la 
plus  monstrueuse  ).  Les  uns  et  les  autres  se  trouvent  fatalement  d'ac- 
cord sur  ce  point,  que  les  deux  principes  se  repoussent  et  s'excluent. 
C'est  une  opinion  reçue,  qui  semble  indélébile  dans  nos  cervelles  : 
c'est  devenu  un  article  de  foi  qu'on  ne  conteste  plus.  On  est  pour 
l'égalité  ou  pour  la  consécration  politique  du  sentiment  de  la  famille, 
on  n'est  pas  pour  les  deux  à  la  fois;  et ,  comme  la  société  ne  saurait  à 
l'avenir  se  passer  de  l'égalité  non  plus  que  de  la  famille,  il  résulte 
de  ces  prétentions  exclusives  une  liascu'e  interminable,  une  suite  de 
combats  sans  issue.  Nous  tournons  dans  un  cercle  vicieux,  allant  de 
Charj  bde  en  Scylla  et  de  Scylla  en  Charybde,  chassés  d'anarchie  en 
absolutisme  et  d'absolutisme  en  anarchie,  de  révolution  en  révolu- 
tion. On  dirait  que  cette  idée  de  l'incompatibilité  absolue  de  l'esprit  de 
famille  et  de  l'égalité  a  été  jetc'e  par  un  génie  malfaisant  au  milieu 
de  ;  Occidentaux ,  comme  une  semence  d'éternelle  discorde,  atln  qu'ils 
s'entredétruisent  ;  et  on  serait  tenté  de  croire  qu'elle  atteindra  ce 
but  infernal,  si  i'on  ne  songeait  que  cette  croyance  est  une  nouvelle 
venue  sur  la  terre,  qu'elle  ne  date  que  d'un  demi-siècle,  et  que,  ac- 
créditée seulement  à  la  faveur  des  passions  d'une  lutte  terrible,  elle 
doit,  si  ces  passions  s'apaisent,  s<^  réformer  par  degrés,  et  disparaître 
de  même  que  se  sont  évanouis  tant  d'autres  préjugés  considérés  dans 
leur  temps  comme  des  panacées  suprêmes  ou  comme  d'incurables 
maladies  de  l'esprit  humain. 

Les  Chinois,  au  contraire,  ont  su  concilier  les  deux  principes,  non 
par  une  transaction  bâtarde  et  boiteuse,  mais  par  une  conciliation 


l'europe  et  la  chine.  215 

parfaite;  et,  fait  curieux,  qui  montre  à  quel  point  leur  nature  et  leur 
histoire  diffèrent  de  la  nôtre,  cette  conciliation  a  eu  lieu  naturelle- 
ment, sans  combats,  sans  efforts. 

Le  principe  d'égalité  est  installé  chez  eux  sans  réserve.  Leur  con- 
stitution ne  reconnaît  d'autre  titre  que  le  mérite  personnel,  et  elle 
met  tout  en  œuvre  pour  que  le  mérite  surgisse  et  prenne  son  rang 
dans  l'état.  Tout  y  est  au  plus  digne,  tout,  à  l'exception  de  la  cou- 
ronne; encore  n'est-ce  pas  la  loi  de  primogéniture  qui  règle  l'ordre 
de  succession  :  l'empereur  choisit  parmi  ses  fils  celui  qui  doit  le  rem- 
placer. C'est  l'orgain'sation  démocrati(pie  la  plus  réelle  qu'il  y  ait  sur 
la  terre.  Avec  un  peu  de  bonne  volonté,  on  pourrait  dire  qu'elle  est  la 
seule  dont  la  valeur  ait  été  parfaitement  constatée  et  sanctionnée  par 
l'expérience;  car  les  anciennes  démocraties  occidentales  n'ont  été,  à 
vrai  dire,  que  des  oligarchies  ou  des  aristocraties.  Les  opinions  qui  se 
propagent  aujourd'hui  chez  nous  sous  le  nom  de  démocratiques  sont 
des  idées  non  d'égalité,  mais  de  nivellement  odieux  et  de  promiscuité 
brutale,  non  populaires,  mnis  populaciéres.  Et  la  démocratie  améri- 
caine, à  qui  l'on  peut  à  bon  droit  adresser  ces  reproches  de  promis- 
cuité et  de  populacerie,  n'est  encore  qu'à  l'état  d'essai;  ce  serait  un 
jugement  précipité  que  de  lui  décerner  dès  à  présent  les  honneurs 
dus  à  un  système  étabh',  solidement  assis,  ayant  pignon  sur  rue. 
Elle  a  clos  à  peine  son  premier  demi-siècle,  et  déjà  elle  a  cessé  d'offrir, 
dans  le  jeu  de  ses  mécanismes,  cette  régularité  simple  et  majestueuse 
qui  la  rendait  l'envie  des  nations  de  l'Europe  et  l'effroi  des  tètes 
couronnées. 

De  même  la  famille  est  le  pivot  de  leur  société.  L'unité  sociale 
qui  chez  nous,  aujourd'hui,  est  l'individu,  est  chez  eux  la  famille. 
Ils  vivent  de  la  vie  de  famille,  groupés  par  nombreux  ménages,  frères 
avec  frères,  parens  et  enfens  réunis,  ce  qui  renforce  et  resserre  les 
liens  du  sang,  élargit  l'existence  et  lui  donne  du  charme,  et  présente 
tous  les  avantages  économiques  qu'amène  avec  elle  l'association.  En 
Chine,  le  sentiment  de  famille  est  le  régulateur  supr.^me  des  actes 
publics  ou  privés  de  chacun ,  la  base  des  peines  et  des  récompenses.  Il 
joue  le  plus  grand  rôle  dans  la  politique  comme  dans  la  vie  intime, 
par  l'assimilation  complète  et  parfaite  de  l'état  à  une  famille.  Cette 
assimilation  n'est  pas  une  fiction  admise  seulement  dans  les  livres,  et 
n'ayant  d'existence  que  sur  le  papier;  c'est  la  religion  politique  du 
pays,  religion  qui  n'a  pas  de  dissidens;  ce  n'est  pas  une  vaine  for- 
mule, une  convention  sans  consé(iucnce,  c'est  un  fait  positif;  car  qu'y 
a-t-il  de  plus  positif  et  de  plus  réel  qu'un  sentiment  gravé  dans  tous 


21G  UEVrE  DES  DEUX  MONDES. 

les  cœurs  et  dirigeant  à  chaque  instant  la  pensée  et  les  actes  de  tous 
les  hommes?  Le  sentiment  de  famille  a  la  i)lus  substantielle  incarna- 
tion dans  le  gouvernement  de  la  CJiine,  du  moment  où  depuis  quel- 
ques milliers  de  siècles  la  Chine  entière  est  convaincue  que  l'état  est 
une  famille,  (>t  que,  dans  les  idées  comme  dans  le  dictionnaire  des 
Chinois,  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  le  prince  et  le  père.  Les  Chi- 
nois ont  môme  résolu  avec  bonheur  un  problème  qui  nous  semble 
insoluble,  celui  d'associer  harmonieusement  les  distinctions  hérédi- 
taires avec  l'esprit  d'égalité,  en  substituant  l'hérédité  ascendante  à 
l'hérédité  descendante,  en  anoblissant  les  ancêtres  à  cause  des  ser- 
vices du  nis ,  au  lieu  d'accorder  des  privilèges  au  fds  à  cause  des  faits 
et  gestes  du  père. 

Cela  est  fort  surprenant,  mais  cela  est.  Avec  ce  dédain  que  nous 
affichons  pour  tout  ce  qui  ne  nous  ressemble  pas,  nous  pouvons 
traiter  cela  d'étrange  et  de  bizarre,  et  en  rire  comme  d'un  préjugé 
grossier;  mais,  avant  de  taxer  le  système  chinois  d'étrangeté  et  de 
bizarrerie,  demandons-nous  si  nos  systèmes  politiques  ne  méritent  pas 
des  qualifications  plus  sévères.  Nos  théories  érigent  en  principe  la 
méfiance  contre  le  gouvernement;  elles  légitiment  contre  lui  les  plus 
injurieux  soupçons,  les  accusations  les  plus  déshonorantes;  elles  dé- 
peignent comme  citoyen  modèle  celui  qui  passe  sa  vie  à  l'entraver, 
à  le  défier,  à  l'insulter.  Celles  des  Chinois  sont  diamétralement  en 
sens  inverse.  Tout  préjugé  révolutionnaire  à  part,  n'est-ce  pas  plus 
conforme  aux  règles  du  bon  sens,  du  bon  ordre  et  de  la  saine  jus- 
tice distributlve?  La  main  sur  le  cœur,  lequel  est  le  plus  honorable, 
le  plus  beau,  le  plus  digne  d'hommes  intelligens,  libres  et  coura- 
geux, de  respecter  et  de  chérir  à  l'égal  d'un  père  le  prince,  en 
qui  se  personnifie  l'unité  nationale,  ou  de  lui  prodiguer,  avec  la 
certitude  de  l'impunité,  des  outrages  que  le  Spartiate  le  plus  arro- 
gant n'eût  pas  adressés  à  l'ilote  qu'il  tenait  sous  ses  pieds,  de  le 
poursuivre  dans  ses  plus  chères  affections,  dans  ses  fils  que  tous  les 
rois  lui  envient,  et  dont  seraient  jaloux  l'orgueil  de  tous  les  pères,  la 
tendresse  de  toutes  les  mères?  Sommes-nous  en  droit  de  nous  préva- 
loir de  l'excellence  de  nos  conceptions  politiques,  nous  chez  qui  l'ordre 
public,  la  forme  du  gouvernement,  l'indépendance  nationale,  sont 
à  la  merci  du  premier  événement?  Avant  de  rire  de  ces  peuples  éloi- 
gnés, tàtons-nous  le  pouls,  et  examinons  de  sang-froid  si  nous  devons 
exciter  le  sourire  ou  la  compassion ,  nous  dont  tous  les  essais  avortent 
misérablement  après  quelques  années  d'expérience,  nous  qui  ne 
savons  rien  fonder,  nous  dont  nul  ne  saurait  dire  avec  quelque  cou- 


l'europe  et  la  chine.  217 

fiance  ce  que  sera  la  patrie,  ce  qu'il  sera  lui-même  dans  un  délai  de 
dix  ans ,  de  dix  mois  peut-être? 

Autrefois  nous  avions  à  pleines  mains  des  illusions  à  la  chinoise; 
mais  nous  nous  en  sommes  guéris,  nous  sommes  devenus  des  esprits 
forts.  Malheureusement,  nous  pouvons  le  dire,  car  c'est  entre  nous, 
il  n'y  a  pas  de  Chinois  qui  écoute  à  la  porte,  nous  n'en  sommes 
devenus  jusqu'à  présent  ni  meilleurs  ni  plus  heureux.  Puis,  sommes- 
nous  hien  sûrs  de  nous  être  dépouillés  de  toute  illusion  et  de  tout  mys- 
ticisme? L'amour  de  nos  rois,  qui  se  confondait  jadis  avec  l'amour  de 
la  patrie,  c'était  un  préjugé,  soit;  et  il  ne  nous  en  reste  plus  un  atome. 
Mais,  si  nous  ne  nous  inclinons  plus  avec  un  respect  fdial  (j'allais  dire 
chinois)  devant  le  trône  de  nos  princes,  eu  retour  nous  nous  sommes 
mis  à  adorer  profondément  des  abstractions  métaphysiques.  Y  eut-il 
jamais  au  monde  mystère  qui  fût  plus  mystifiant  que  le  dogme  par- 
lementaire de  la  pondération  des  pouvoirs,  lequel  donne  pour  sym- 
bole à  la  perfection  des  gouvernemoi'.s  ce  quadrige  sculpté  sur  la 
façade  du  Louvre,  que  deux  vigoureux  attelages  tirent  de  toutes 
leurs  forces  en  deux  sens  opposés  sans  le  faire  bouger?  En  fait  de 
mystère,  pour  des  gens  de  progrès,  nous  pouvions  plus  heureusement 
choisir. 

Des  esprits  éminens,  et  en  dernier  lieu  Benjamin  Constant,  ont 
pensé  et  dit  que,  politiquement  et  socialement,  l'Europe  marchait 
vers  le  système  de  la  Chine  !  Était-ce  de  leur  part  du  pessimisme  ou 
de  l'optimisme,  un  regret  ou  un  espoir? 

II.  — DE    LA   TE>DA>CE    DE    L'0CC!DE>"T   A   SE   RAPPROCIIEK   DE 
e'extrème  OKIENT. 

Dans  les  temps  d'instabilité  extrême  où  nous  vivons,  les  hommes 
qui  tiennent  les  rênes  de  l'état  chez  la  plupart  des  nations  euro- 
péennes et  particulièrement  en  France,  ne  prennent  aucun  souci  de 
ce  qui  se  passe  dans  cet  Orient  reculé  :  ils  ne  s'inquiètent  pas  de  la 
convenance  qu'il  peut  y  avoir  à  préparer  des  relations  avec  lui,  et  l'on 
serait  mal  venu,  probablement,  à  signaler  ce  sujet  à  leur  attention. 
Cela  ne  prouve  point  que  le  sujet  doive  être  relégué  parmi  ceux  dont 
se  bercent  les  visionnaires,  et  qu'il  soit  indigne  d'un  homme  positif 
de  s'en  préoccuper.  Cela  pourrait  bien  attester  seulement  ce  qui  mal- 
heureusement n'est  plus  à  démontrer,  que  les  intérêts  de  l'avenir 
n'ont  plus  de  place  dans  la  pensée  des  gouvernails.  Ministres  diri- 
geans  ou  ministres  subalternes,  les  hommes  politiques  sont  absorbés 


5^8  REVCB  DES  DEUX   MONDES. 

par  les  nécessités  de  leur  existence  éphémère.  Comment  auraient-ils^ 
le  loisir  et  la  faculté  de  plonger  dans  l'avenir?  L'homme  songe  à 
l'avenir  de  son  pays  quand  il  s'en  croit  un  à  lui-même.  Les  gouver- 
nans,  pour  s'inquiéter  de  ce  qui  importe  aux  races  futures,  ont  be- 
soin de  voir  un  futur  quelconque  devant  eux.  L'avenir  maintenant, 
c'est  la  séance  de  demain  ou  de  ce  soir.  Il  faut  avoir  un  coup  d'oeil 
d'aigle  pour  étendre  son  regard  jusqu'à  la  session  prochaine.  Les  mi- 
nistres de  notre  temps  savent  (jifauiun  orateur  incommode  ne  les 
interpellera  sur  le  céleste  empire,  qu'aucun  journal  de  mauvaise 
humeur  ne  les  sommera  de  s'expliquer  sur  le  Japon.  Dès-lors  ces 
nations  lointaines  doivent  être  pour  eux  comme  si  elles  n'existaient 
pas.  Nés  de  petites  causes,  cernés  de  petites  rivalités  et  de  petites 
intrigues,  destinés  à  mourir  d'un  incident  gros  ou  microscopique, 
à  l'improviste,  entre  deux  portes,  pour  me  servir  d'un  mot  posthume 
d'un  des  plus  spirituels  de  ces  défunts,  ils  ne  sauraient  se  livrer  à  de 
grandes  pensées,  quelque  talent  qu'ils  aient,  et  certes  nous  avons  eu 
aux  affaires  des  hommes  qui  en  étaient  richement  pourvus;  car  en 
un  pays  où  l'on  a  vu  presque  toujours  depuis  dix  ans  au  ministère, 
séparément  ou  deux  à  deux,  des  hommes  de  la  trempe  de  M^L  Mole, 
Guizot  et  ïliiers,  on  ne  saurait  prétendre  que  le  royaume  de  la 
politique  est  aux  pauvres  d'esprit.  Obligés,  pour  veiller  à  leur  con- 
servation, d'avoir  l'œil  fixé  sur  un  étroit  rayon  autour  d'eux,  ils  ne 
peuvent  en  conscience  braquer  leur  lunette  sur  ce  qui  se  passe  au 
loin  ;  primi)  vivere.  Ainsi  de  rindilïérenceplus  ou  moins  dédaigneuse 
que  rencontrerait  sur  le  terrain  de  la  politique,  si  on  l'y  jetait,  la 
pens.'e  de  relations  nouvelles  entre  l'Europe  et  l'Orient  le  plus  reculé, 
il  ne  faut  point  conclure  que  la  question  soit  inopportune  ou  oiseuse. 
Il  n'y  a  de  conclusion  à  tirer  que  contre  la  politique  actuelle,  ou 
plutôt  contre  la  f;uisse  direction  depuis  long-temps  imprimée  aux 
intelligences.  Quelles  que  soient  à  cet  égard  les  dispositions  des 
hommes  politiques,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'étiiblissement  de 
rapjorts  réguliers,  étroits  et  animés  entre  l'Europe  et  l'extr/mité 
orientale  du  vieux  continent  serait  un  événement  d'une  portée  incal- 
culable, immense;  il  n'en  demeure  pas  moins  certain  qu'en  ce  moment 
les  Anglais  rompent  la  glace  et  hâtent  l'époque  où  ces  deux  puis- 
sans  foyers  de  civilisation,  de  lumière  et  de  richesses,  situés  aux 
deux  bouts  de  l'ancien  monde,  se  renverront  mutuellement  leurs 
rayons,  redoubleront  d'éclat  et  de  fécondité  l'un  par  l'autre,  l'un 
pour  l'autre.  Si  aujourd'hui  la  politique  fait  fi  de  la  question  et  la 
laisse  au  coin  de  la  borne,  il  convient  qu'elle  soit  relevée  par  d'autres 


l'europe  et  la  chine.  219 

mains.  Puisse-t-elle  exciter  la  sollicitude  des  penseurs  amis  de  l'huma- 
nité, qui  ne  diffèrent  de  l'homme  d'état  digne  de  ce  nom  qu'en  ce 
que,  leur  montre  avançant  sur  la  sienne,  au  lieu  de  le  suivre,  ils  lui 
ouvrent  le  chemin  ! 

Remarquons  cependant  que  la  politique  moderne,  là  même  où  elle 
est  désordonnée,  vacillante,  à  courte  vue,  rend  un  éclatant  hom- 
mage, sans  précisément  en  bien  avoir  conscience,  à  cet  Orient 
lointain.  C'est  un  legs  des  âges  passés  qui  bon  gré  mal  gré  s'im- 
pose à  elle,  une  irrésistible  tradition,  un  courant  qu'elle  n'est  pas  la 
maîtresse  de  ne  pas  suivre,  parce  (pie  c'est  le  courant  des  siècles. 
Le  grand  débat  des  cabinets,  de  ceux  qui  durent  comme  de  ceux 
qui  se  succèdent  à  la  façon  des  étoiles  fdantes,  de  ceux  qui  déroulent 
graduellement  des  plans  tracés  de  longue  main  et  qui  ont  des  idées 
fixes  comme  de  ceux  qui  manquent  d'idée  et  de  plan  ;  ce  qui ,  i)lus 
que  toute  autre  cause,  bien  plus  que  la  crainte  de  la  propagande, 
maintient  l'Europe  à  l'état  d'observation  armée,  c'est  la  question  du 
Levant.  Or,  ce  qui  donne  tant  de  prix  aux  dépouilles  de  l'islamisme, 
c'est  qu'il  avait  planté  ses  tentes  entre  l'Europe  et  l'Orient  reculé.  Ce 
qui  faisait  et  fait  plus  que  jamais  le  prix  du  Bosphore  et  de  l'Egypte, 
ce  qui  détermina  Alexandre  à  marquer  de  son  sceau,  de  son  nom, 
l'isthme  de  Suez,  Constantin  à  transporter  dans  Byzance  les  pénates 
de  l'empire  romain,  quand  la  ville  de  llomulus  ne  leur  offrit  ])lus  un 
sur  asile,  les  califes  à  établir  à  Bagdad  la  capitale  de  leurs  domaines, 
les  Jures  à  redoubler  d'efforts  jusqu'à  ce  que  le  croissant  fut  arboré 
sur  Sainte-Sophie;  ce  qui  inspira  au  génie  de  Leibnitz  son  mémoire 
à  Louis  XIV  sur  la  conquête  de  l'Egypte;  ce  qui  attira  le  général 
Bonaparte  sur  la  terre  des  Pharaons;  la  cause  pour  laquelle,  de  nos 
jours,  Alexandrie  et  (^onstantinople  alkiment  la  convoitise,  disons 
mieux ,  l'ambition  avouée  et  hautement  avouable  de  l'Angleterre  et  de 
la  Bussie;  ce  qui  explique  pourquoi  les  Russes  sacrifient  tantd'hommes 
et  d'argent  dans  des  expéditions,  stériles  en  apparence,  contre  Khiva 
ou  contre  des  tnbus  de  pauvres  Tcherkesses;  pourquoi  l'Angleterre 
promène  sans  relâche  ses  habiles  agens,  ses  intrépides  officiers,  ses 
citadelles  flottantes,  ses  intrigues  et  son  or,  du  golfe  Arabique  au 
golfe  Persique,  du  ^il  à  l'Euphrate,  d'Aden  à  Bender-Bushir;  ce  qui, 
au  fond,  motive  (je  ne  dis  pas  légitime)  l'opposition  tenace  de  cha- 
cune de  ces  puissances  aux  projets  de  l'autre,  et  de  la  France  aux 
vœux  de  toutes  deux,  ce  n'est  pas  le  site  enchanté  où  se  déploie  (^on- 
stantinople,  ce  n'est  point  la  fertilité  de  la  vallée  du  Nil,  ou  le  charme 
de  celle  de  l'Euphrate;  ce  sont  encore  moins  les  plages,  arides  ou 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noyées,  qui  bordent  la  mer  Rouge  ou  qui  longent  le  golfe  Persique, 
ou  les  quelques  millions  de  populations  misérables  qui  ont  vécu  ou 
qui  végètent  dans  les  diverses  dépendances  du  ci-devant  empire  otto- 
man :  c'est  que  le  Rospbore  et  les  rives  de  la  mer  Noire  et  de  la  Cas- 
pienne, —  l'istbme  de  Suez,  la  mer  Rouge  et  Aden,  —  l'Euphrate, 
Bagdad ,  le  golfe  Persique  et  Bender-Rusbir,  —  sont  les  trois  grands 
chemins  entre  l'Europe  et  la  vieille  Asie;  c'est  que  le  Levant  est  le 
vestibule  de  l'Asie  lointaine,  de  l'Inde  et  de 

La  Chine,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom. 

Deux  forces  puissantes  poussent  les  peuples  de  l'Europe  à  atteindre 
ceux  de  l'extrême  Orient.  L'une,  mystérieuse,  instinctive,  irrésistible, 
semble  être  due  à  l'action  de  la  Providence  elle-même  qui  nous  mène 
par  la  main  à  notre  insu;  l'autre  résulte  du  tempérament  actif,  ambi- 
tieux, remuant,  insatiable,  qui  a  été  transmis  aux  nations  européennes 
par  les  peuples  anciens  dont  elles  sont  les  héritières. 

Depuis  l'origine  des  siècles,  depuis  que  Prométhée,  dérobant 
aux  dieux  le  feu  sacré,  eut  embrasé  l'ame  de  nos  premiers  pères, 
jusqu'alors  engourdis  et  passifs,  la  civilisation  à  laquelle  nous  ap- 
partenons s'est  mise  en  mouvement  d'Orient  en  Occident,  d'un  pas 
mesuré  et  par  stations  successives,  depuis  le  plateau  qui  domine 
rindus  et  le  Gange.  Se  régénérant  à  chaque  station  par  l'infusion 
d'un  sang  nouveau,  elle  s'est  avancée  par  un  majestueux  pèlerinage, 
coupant  tour  à  tour  les  déserts,  les  fleuves,  les  montagnes,  les  détroits 
et  les  bras  de  la  ^Méditerranée,  qui  était  pour  elle  alors  une  mer  gigan- 
tesque, marc  iriyem,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  trouvât  en  ligne  sur  le 
littoral  de  l'Atlantique,  du  fond  de  la  Péninsule  espagnole  jusqu'à  la 
pointe  des  îles  britanniques  et  de  la  presqu'île  Scandinave.  Alors, 
après  une  pause  nouvelle  où  elle  a  excité  ses  forces  en  exerçant  ses 
enfans  les  uns  contre  les  autres,  elle  a  traversé  l'Océan,  dont  le  nom 
jadis  était  un  sujet  d'effroi;  elle  a  envahi  le  ?^'ouveau-Monde ,  l'a 
franchi  d'un  bond  audacieux,  et  bientôt,  du  sommet  de  la  Cordillère, 
du  cap  Ilorn  au  mont  Saint-Élie,  elle  a  pu ,  comme  d'un  observatoire 
de  deux  mille  cinq  cents  lieues  de  long,  contempler  le  dernier  espace 
qui  la  séparait  du  versant  oriental  de  l'ancien  continent. 

Une  autre  civilisation ,  marchant  au  rebours  de  la  nôtre,  a  cheminé 
d'Occident  en  Orient,  en  partant  du  même  foyer.  C'est  celle  de 
l'Orient  extrême,  de  l'Orient  véritable,  du  grand  Orient,  qui  avant 
peu  sera  l'Orient  uni(iue,  car  l'Europe  absorbe  et  s'assimile  les  régions 
et  les  peuples  qui  jusqu'ici  ont  formé  ce  que  nous  appelions  l'Orient 


L'EUROPE  ET  LA   CHINE.  221 

par  excellence,  parce  qu'il  était  le  plus  proche,  le  seul  proche,  et 
qu'il  nous  révélait  son  existence  en  luttant  hardiment  contre  nous. 
Mais  cette  seconde  civilisation,  moins  remuante,  moins  audacieuse 
que  la  nôtre,  s'est  arrêtée  en  Chine,  et,  après  avoir  envoyé  une  garde 
avancée  au  Japon,  elle  s'est  fixée  à  demeure  sur  la  terre  ferme,  crai- 
gnant d'affronter  la  terrible  mer.  C'est  à  peine  si,  exaltés  par  le  mys- 
ticisme religieux,  quelques-uns  de  ses  fils  ont  pu  s'aventurer  sur 
la  surface  redoutée  de  l'Océan,  comme  dans  l'expédition  qui,  deux 
siècles  avant  notre  ère,  parcourut  la  mer  de  l'est  «  pour  chercher  un 
remède  qui  procure  l'immortalité  de  l'ame.  « 

En  môme  temps  que,  par  un  mouvement  général  et  providentiel 
semblable  aux  révolutions  planétaires,  et  dont  elle  ne  se  rendait  pas 
compte,  notre  civilisation,  ainsi  entraînée  de  l'est  à  l'ouest,  s'avan- 
çait, en  fîiisant  le  tour  du  globe,  vers  sa  sœur  de  l'Orient,  elle  la 
recherchait  par  une  autre  voie,  sous  l'influence  d'un  autre  mobile 
«ssentiellement  humain.  Cédant  à  la  soif  des  richesses  et  des  con- 
quêtes, aux  instincts  du  sensualisme  et  de  l'ambition,  elle  se  retour- 
nait en  arrière,  dans  sa  marche  régulière  vers  l'ouest,  tantôt  pour 
eombattre,  tantôt  pour  trafiquer.  De  là  les  Argonautes,  non  moins 
avides  qu'ils  ne  furent  vaillans;  de  là  les  luttes  de  Troie  et  les  cam- 
pagnes d'Alexandre;  de  là  les  croisades,  de  là  les  comptoirs  des  Lom- 
bards, des  Génois,  des  Vénitiens;  de  là  les  héroïques  entreprises  des 
Albuquerque  et  des  Vasco  de  Gama;  de  là  les  tentatives  un  moment 
heureuses  des  Français  sous  Louis  XIV;  de  là  enfin  la  compagnie 
des  Indes  et  l'empire  des  Anglais  en  Asie. 

De  tout  temps  les  peuples  de  l'Europe  ont  été  persuadés  que 
l'Orient  le  plus  reculé  renfermait  des  richesses  inouies.  Toujours 
l'homme  a  supposé  que  les  régions  lointaines  recelaient  des  mer- 
veilles et  des  trésors.  Suivant  les  premiers  poètes  et  les  philosophes 
de  l'école  ionienne.  Thaïes  et  Anaximène ,  la  terre  était  un  disque 
que  l'Océan  entourait  comme  une  ceinture,  et  l'on  plaçait  vers  ses 
bords  l'Elysée,  les  îles  des  Bien-IIeureux,  les  Hyperboréens  et  le 
peuple  juste  des  Éthiopiens.  La  fertilité  du  sol,  la  douceur  du 
climat,  la  force  physique  des  hommes,  l'innocence  des  mœurs,  tous 
les  biens  appartenaient  aux  extrémités  du  disque  terrestre.  Plus 
tard,  lorsque  la  cosmographie  chrétienne,  effaçant  l'idée  de  la  roton- 
dité de  la  terre,  eut  de  nouveau  converti  notre  planète  en  une  sur- 
face plane,  non  en  forme  de  disque  comme  au  temps  de  Thaïes,  mais 
en  parallélogramme,  on  enseigna  qu'au-delà  de  l'Océan,  des  quatre 
fôtés  du  continent  intérieur  ({ui  représente  Varca  du  tabernacle  de 


2^2  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Moïse,  est  placée  une  autre  terre  renfermant  le  paradis,  et  que  les 
hommes  ont  habitée  jusqu'à  l'époque  du  déluge  (1).  »  Hérodote,  tidèle 
interprète  de  la  science  et  des  préjugés  de  son  temps,  pose  en  prin- 
cipe que  les  extrémités  du  monde  ont  obtenu  dans  le  partage  des  biens 
de  la  terre  les  plus  belles  productions.  Cette  opinion,  comme  le  fait 
remarquer  M.  de  Ilumboldt,  n'exprimait  pas  uni(|ucment  l'idée  mé- 
lancolique et  naturelle  à  l'homme  que  le  bonheur  est  loin  de  nous; 
elle  se  fondait  aussi  sur  l'éloignement  des  lieux  d'où  les  Hellènes 
recevaient  l'électrum  et  l'étain ,  l'or  et  les  aromates.  Là ,  selon  les 
premiers  historiens,  et  selon  Ptolémée,  la  Chersonnèse  d'or  dévekp- 
pait  ses  rivages  allongés;  là  était  l'Ophir  de  Salomon.  La  croyance  que 
l'extrême  Orient  est  un  dorado  se  retrouve  chez  les  nations  sémitiques. 
Les  géographes  arabes  Édrisi  et  Bakoui  indiquent,  aux  limites  orien- 
tales du  monde  connu,  l'île  aux  sables  d'argent,  Sahabet,  et  les  îles 
aurifères  Ouac-Ouacet  Sada,  dont  les  chiens  et  les  singes  portent, 
disent-ils,  des  colliers  d'or. 


III.  —  LE  DESIR  D  ATTEINDRE    L  EXTREMITE  DE  L  OKIEIST   A  ETE    LA  CAUSE    DE  LA 
DÉCOUVERTE  DE  l'AMÉRIQUE.  —  CHRISTOPHE  COLOMB. 

La  passion  des  Occidentaux  pour  la  richesse  ou  pour  la  domination 
politique  et  religieuse,  qui  les  précipitait  vers  les  terres  d'Orient, 
sanctionnant  ainsi  un  mystérieux  décret  de  la  Providence,  a  produit 
les  plus  grands  évènemens  sur  l'espace  que  notre  civilisation  occupe; 
car  où  en  serions-nous  sans  l'expédition  d'Alexandre  et  sans  les  croi- 
sades par  exemple? 

C'est  pareillement  au  désir  d'atteindre  l'Orient  qu'est  dû  un  fait 
qui  a  changé  la  face  du  monde,  la  découverte  de  l'Amérique  par 
Christophe  Colomb.  L'historiographe  du  grand  navigateur,  M.  Irving, 
et  plus  encore  l'homme  à  qui  l'on  doit  pour  ainsi  dire  une  seconde 
découverte  du  nouveau  continent,  M.  de  Humboldt  (2) ,  puisant  l'un  et 

(1)  Christianorum  opinio  de  Mundo  (ou  topographie  chrétienne),  ouvrage  attri- 
bué à  un  marchand  d'Alexandrie,  Cosnias,  qui  se  lit  moine  sous  l'empereur  Jus- 
tinien. 

(2)  Voyez  VHistoire  de  la  Géographie  du  nouveau  continent.  C'est  dans  ce  livre 
que  nous  avons  puisé  la  plupart  des  faits  consignés  ici  au  sujet  de  Colonii).  Nous 
lui  avons  même  fait  ipielques  onii)runts  tout  littéraires.  Ce  n'est  pas  notre  faute  si 
M.  de  Humboldt  écrit  le  français  aussi  purement  et  avec  autant  d'aisance  que  si 
c'était  sa  langue  naturelle;  ne  pouvant  dire  autrement  aussi  bien,  nous  lui  avons, 
en  désespoir  de  cause,  dérobé  quelquefois  ses  propres  expressions. 


l'europe  et  la  chine.  223 

l'autre  dans  les  archives  espagnoles,  ou  se  servant  des  nombreux  docu- 
mens  publiés  par  deux  savans  historiens  espagnols,  MM.  Navarreteet 
Munos,  ont  démontré  que  le  but  de  l'amiral  était  d'atteindre,  en  cher- 
chant le  levant  par  le  couchant  [el  lexmnte  por  el  poniente)  les  régions 
de  l'Asie,  fertiles  en  épiceries,  riches  en  diamans  et  en  métaux  pré- 
cieux. 

Au  XV''  siècle,  les  intelligences  étaient  travaillées  du  besoin  de  se 
rapprocher  de  l'Asie.  Les  progrès  du  luxe  et  de  la  civilisation  dans  le 
midi  de  l'Europe  y  faisaient  avidement  rechercher  les  productions  de 
l'Inde;  mais  ces  appétits  de  la  bétc,  comme  dit  Xavier  de  Maistre, 
n'étaient ,  si  vivaces  qu'ils  fussent ,  qu'au  second  rang  parmi  les  causes 
qui  poussaient  les  esprits  vers  le  monde  oriental.  Dès  le  xiu*  siècle, 
les  expéditions  et  les  conquêtes  des  Mongols  sous  Gengis-Khan  et  ses 
fils,  près  desquelles  celles  d'Alexandre,  le  maître  des  conquérans 
occidentaux,  sont  des  échauffourées,  avaient  attiré  sur  l'Orient  ex- 
trême l'attention  des  chefs  des  peuples  européens.  Ces  mêmes  Mon- 
gols qui  atteignaient  la  mer  Jaune,  à  l'est  de  la  Chine,  étaient  venus 
à  l'ouest  régner  sur  la  mer  Noire  et  sur  la  Baltique,  et  faire  boire 
leurs  chevaux  au  centre  de  l'Allemagne,  jusque  dans  les  fleuves  de 
la  Silésie.  Le  nom  du  grand  Khan  rendait  soucieux  les  monarques  de 
l'Europe,  et  leur  supérieur,  le  souverain  pontife.  On  lui  avait  adressé 
des  ambassades,  et  il  avait  daigné  en  envoyer  à  son  tour.  Les  savans 
grecs  qui  s'étaient  enfuis  de  Constantinople  après  la  destruction  de 
l'empire  bysantin ,  avaient  semé  en  Europe  des  notions  sur  l'Asie,  et 
avaient  appris  à  la  considérer  comme  une  terre  moins  excentrique, 
plus  prochaine.  La  religion  conspirait  avec  la  politique  et  le  com- 
merce pour  nouer  des  rapports  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Des 
voyages  provoqués  ou  encouragés  par  la  ferveur  catholique  avaient 
étendu  l'horizon  géographique  et  inspiré  le  désir  de  l'agrandir  en- 
core. Les  têtes  avaient  été  échauffées  par  les  récits  de  simples  moines 
pleins  de  résolution,  tels  que  Kubruquis ,  Plan  Carpin,  Simon  de 
Saint-Quentin,  Ascelin  et  Bartholomée  de  Florence,  qui  avaient 
déployé  le  courage  et  la  persévérance  justement  admirés  par  l'Eu- 
rope moderne  dans  Burnes,  leur  successeur,  et  la  sagacité  qu'un 
autre  de  leurs  continuateurs,  l'infortuné  Jacquemont ,  alliait  avec 
une  philosophie  si  charmante  et  un  esprit  si  fin.  Les  rapports  de 
voyageurs  laïcs,  tels  que  Mandeville  et  surtout  Marco  l'olo,  redou- 
blaient, au  lieu  de  les  satisfaire,  la  curiosité  qui  s'attachait  au  grand 
Orient  et  le  besoin  qu'on  éprouvait  de  s'en  rapprocher.  Le  prosély- 
tisme, excité  par  les  triomphes  des  Espagnols  sur  les  Maures,  ré- 


224  lîEVLE    DES   DEUX   MONDES. 

clamait  un  nouvel  aliment.  Un  ébranlement  intellectuel,  prélude  de 
la  réforme,  tenait  les  cerveaux  en  émoi.  Novateurs  inspirés,  les  grands 
hommes  de  l'Italie  répandaient  autour  d'eux  des  flots  d'une  lumière 
éblouissante  qui  était  accueillie  avec  transport.  La  science  se  déga- 
geait de  l'enveloppe  de  la  scolastique  et  des  erreurs  du  moyen-àge; 
elle  restituait  à  l'esprit  humain  les  trésors  de  l'antiquité.  Indiquant 
des  issues  inconnues  jusqu'alors,  elle  les  montrait  sous  cette  forme 
vague  qui  fascine  les  imaginations  ardentes  et  qui  les  féconde,  et  elle 
fournissait  des  moyens  de  réalisation  que  le  passé  n'avait  pas  pos- 
sédés. 

En  réhabilitant  l'opinion  de  la  rotondité  de  la  terre,  parfaitement 
admise  et  démontrée  par  les  pythagoriciens  et  par  Aristote,  par  l'école 
des  philosophes  d'Alexandrie,  par  Strabon,  et  avérée  chez  les  Ro- 
mains, elle  faisait  naître  la  pensée  d'entreprises  infinies  en  nombre  et 
grandioses  de  proportioii.  Chez  les  anciens,  cette  croyance  était  restée 
stérile  à  cause  de  l'imperfection  extrême  de  la  navigation.  Au  x  V  siècle, 
l'art  nautique,  grossier  encore,  avait  cependant  fait  assez  de  progrès 
pour  qu'il  fût  enfin  possible  à  des  hommes  doués  d'un  corps  de  fer  et 
d'une  ame  de  bronze  d'explorer  et  de  sillonner  notre  planète  arron- 
die. L'usage  plus  fréquent  et  mieux  entendu  de  la  boussole,  que 
l'Europe  avait  reçue  des  Arabes,  (iui  la  tenaient  de  la  Chine  par 
l'înde ,  impliquait  toute  une  révolution  maritime.  Se  joignant  à 
la  boussole,  l'invention  de  l'astrolabe  et  du  quart  de  cercle,  et  le 
calcul  des  hauteurs  du  soleil ,  au  moyen  de  tables  telles  que  celles  de 
Regiomontanus,  achevaient  de  dépouiller  l'Océan  du  titre  que  lui 
donnaient  les  géographes,  de  mer  ténébreuse,  et  en  promettaient 
l'empire  à  l'homme. 

Buvant  à  la  coupe  qu'on  leur  présentait,  les  peuples  s'initiaient  à 
des  désirs  sans  limites  et  à  des  espérances  sans  fin.  La  vue  des  hommes 
s'allongeait,  les  poitrines  se  dilataient;  on  eût  dit  que  tous  les  sens 
redoublaient  de  vivacité  et  d'énergie.  L'intellect  s'épanouissait,  les 
appétits  grandissaient,  une  vie  nouvelle  entrait  par  tous  les  pores, 
avec  ses  chances  tant  mauvaises  ([ue  bonnes,  avec  son  surcroît  de 
sensations  douces  et  pénibles,  ses  nouveaux  besoins,  ses  tumultueuses 
exigences,  son  nouveau  faix  de  responsabilité  et  de  soucis,  et  débor- 
dait comme  un  torrent.  Les  chefs  des  peuples  devaient  se  dire  ces 
paroles  inquiètes  des  disciples  au  Christ  :  Comment,  avec  trois  pains 
et  deux  poissons,  rassasierons-nous  celte  multitude? 

C'était  une  situation  pareille  à  celle  qui  se  déroule  sous  nos  yeux. 

Ainsi  tout  faisait  à  l'Europe  chrétienne  une  loi  de  trouver  quelque 


l'europe  et  la  chine.  225 

source  nouvelle  de  satisractions  matérielles,  intellectuelles  et  morales, 
de  grandes  sensations  religieuses  et  politiques;  tout  en  elle  était 
mûr  pour  l'ouverture  de  la  campagne  où  elle  devait  gagner  la  domi- 
nation du  monde  :  car  c'est  seulement  depuis  le  xv"  siècle  tiue  nos 
nations  se  sont  assuré  la  suprématie.  Jusque-là  l'islamisme  leur  tenait 
tête  en  Europe,  et  leur  nom  était  ignoré  dans  l'Asie  lointaine  (1). 

L'Europe  donc  se  sentait  attirée  vers  l'Asie  reculée;  les  rois  espé- 
raient y  trouver  des  trésors ,  des  tributaires  et  des  alliés  ;  les  hommes 
religieux  comptaient  y  recueillir  une  abondante  moisson  d'ames;  les 
commerçans  enfin  pensaient  y  amasser  des  fortunes  qui  fissent  pâlir 
l'opulence  des  Génois  et  des  Vénitiens. 

Pendant  la  jeunesse  de  Colomb,  le  Portugal  était  à  la  tète  de  ce  projet 
de  croisade  asiatique,  dans  la  personne  du  prince  Henri.  Malgré  l'au- 
torité d'Hipparqueetde  Ptolémée,  qui  représentaient  l'Afrique ccmm.e 
un  continent  étendu  indéfiniment  vers  le  pôle  austral,  et  rejoignant 
l'Asie  au-delà  du  Gange  en  cernant  la  mer  des  Indes ,  transformée  ainsi 
par  eux  en  une  autre  Méditerranée,  ce  prince,  homme  lettré  et  érudit, 


(1)  «L'influence,  dit  M.  de  Ihiniholdt,  que  ces  peuples  (de  l'Europe  occidentale) 
exercent  sur  tous  les  points  du  globe  où  leur  présence  se  fait  sentir  siniultanenient, 
la  prépondérance  universelle  qui  en  est  la  suite,  ne  datent  que  de  la  découverte  de 
l'Amérique  et  du  voy^'ge  de  Garaa.  Les  évènemens  qui  appartiennent  à  un  petit 
groupe  de  six  années  (Colomb  s'est  embarqué  à  Paies,  le  3  août  li92,  et  a  vu  la 
terre  le  11  octobre  de  la  même  année;  Vasco  de  Gama  est  parti  le  8  juillet  li97,  a 
doublé  !e  cap  de  Bonne-Espérance  le  20  novembre,  et  est  arrivé  à  Calecut  le  20  mai 
1  iOS  )  ont  déterminé  pour  ainsi  dire  le  partage  du  pouvoir  sur  la  terre.  Dès-lors  le 
pouvoir  de  l'intelligence,  géographiipiement  limité,  restreint  dans  des  bornes 
étroites,  a  pu  prendre  un  libre  essor;  il  a  trouvé  un  moyen  rapide  d'étendre,  d'en- 
tretenir, de  perpétuer  son  action.  Les  migrations  des  peuples,  les  expéditions  guer- 
rières dans  l'intérieur  d'un  continent,  les  communications  par  caravanes  sur  des 
routes  invariablement  suivies  depuis  des  siècles,  n'avaient  produit  que  des  effets 
partiels  et  généralement  moins  durables.  Les  expéditions  les  plus  lointaines  avaient 
été  dévastatrices,  et  l'impulsion  avait  été  donnée  par  ceux  qui  n'avaient  rien  à  ajouter 
aux  trésors  de  l'intelligence  déjà  accumulés.  Au  contraire,  les  évènemens  de  la  fin 
du  xve  siècle,  qui  ne  sont  séparés  (pie  par  un  intervalle  de  six  ans,  ont  été  longue- 
ment préparés  dans  le  moyen-âge,  qui,  à  son  tour,  avait  été  fécondé  par  les  idées 
des  siècles  antérieurs,  excité  par  les  dogmes  et  les  rêveries  de  la  géographie  systé- 
matique des  Hellènes.  C'est  seulement  depuis  l'époque  que  nous  venons  de  signaler 
que  l'unité  homérique  de  l'Océan  s'est  fait  sentir  dans  son  heureuse  influence  sur  la 
civilisation  du  genre"  humain.  L'élément  mobile  qui  baigne  toutes  les  côtes  en  est 
devenu  le  lien  moral  et  politique,  et  les  peuples  de  l'Occident,  dont  l'intelligence 
active  a  créé  ce  lien,  et  qui  ont  compris  son  importance,  se  sont  élevés  à  une  uni- 
versalité d'action  qui  détermine  la  prépondérance  du  pouvoir  sur  le  globe.  »  [His- 
toire de  la  Géographie  du  nouveau  continent,  lom.  IV,  pag.  21.) 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frappé  d(3  la  tradition  d'une  expédition  carthaginoise  autour  de  la 
péninsule  alricaine,  soutenait  que  la  mer  des  Indes  n'était  pas  close, 
qu'un  navire  pouvait  tourner  autour  de  l'Afrique  depuis  Gibraltar 
jusqu'à  la  mer  Rouge,  et  par  conséquent  qu'il  était  possible  à  des 
marins  de  se  rendre  de  Lisbonne  au  pays  des  épices,  quelque  terreur 
qu'inspirât  alors  le  cap  >on ,  situé  à  moins  de  cent  cinquante  lieues  du 
détroit  de  Gibraltar,  et  que  les  plus  habiles  navigateurs  considéraient 
comme  l'extrémité  du  monde.  Cette  pensée  du  prince  Henri,  pour- 
suivie par  lui  avec  dévouement  et  intelligence,  donna  lieu  après  sa 
mort  au  voyage  de  Vasco  de  Gama,  à  la  découverte  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  et  au  déploiement  d'héroïsme  dont  le  Portugal  a  conservé, 
comme  un  souvenir,  Macao  et  Goa.  Colomb,  qui  vécut  long-temps 
en  Portugal,  savoura  ce  projet,  puis,  novateur  audacieux,  lui  donna 
une  autre  forme.  Malgré  son  profond  respect  pour  l'autorité  reli- 
gieuse, il  était  convaincu  de  la  rotondité  de  la  terre.  11  en  concluait 
naturellement  qu'on  pouvait  se  rendre  d'Europe  au  fond  de  l'Asie, 
en  cheminant  de  l'est  à  l'ouest,  aussi  bien  qu'en  allant  de  l'ouest 
à  l'est  comme  on  l'avait  fait  jusqu'alors.  Entre  ces  deux  routes  oppo- 
sées conduisant  au  môme  but,  de  bienheureuses  erreurs  dont  nous 
allons  dire  un  mot,  et  qui  étaient  sanctionnées  par  la  science  la 
plus  avancée  de  l'époque,  le  déterminaient  à  donner  le  choix  à  celle 
qui  se  dirige  de  l'est  à  l'ouest.  C'était  au  surplus  une  idée  exprimée 
autrefois,  comme  une  possibilité  seulement  et  non  comme  un  con- 
seil, par  l'antique  Eratoslhène,  et  recueillie  par  Strabon.  Il  est  même 
curieux  que,  dans  cet  exposé  spéculatif,  Eratosthène  eût  expressé- 
ment désigné  pour  point  de  départ  la  péninsule  ibérique. 

Du  cap  Saint-Vincent,  qui  termine  cette  péninsule  au  sud-ouest  et 
lui  sert  de  tête  de  pont  sur  l'Océan,  jusqu'aux  côtes  de  la  Chine,  la 
distance,  dans  la  direction  de  l'est  à  l'ouest,  que  préférait  Colomb, 
est  de  230"  de  longitude  (le  tour  de  la  terre  étant  de  360"!,  c'est-à- 
dire  des  deux  tiers  de  la  circonférence.  Par  un  remarquable  hasard ,  le 
plus  ancien  des  observateurs,  Eratosthène,  estimant  juste  à  10°  près, 
•avait  évalué  l'intervalle  à  2i0".  Cette  opinion  avait  été  reproduite 
par  le  célèbre  géographe  d'Amasée,  Strabon,  dont  Colomb  con- 
naissait quelques  fragmens  par  intermédiaire,  et  qu'il  api)elait  Extra- 
bon.  Mais  plus  tard,  un  autre  géographe  dont  Colomb  avait  pareille- 
ment lu  des  extraits  dans  le  traité  du  cardinal  Pierre  d'Ailly,  Marin  de 
Tyr,  par  d'assez  mauvaises  raisons,  et  dans  l'ignorance  des  travaux 
des  navigateurs  phéniciens,  diminua  l'espace  à  franchir  au  travers  de 
l'Atlantique;  il  le  réduisit,  des  îles  Canaries  à  la  Chine,  à  135°.  Il  se 


L'EUROPE  ET  LA  CHL\E.  227 

trompait  de  86°,  et  plaçait  ainsi  la  Chine  aux  îles  Sandwich.  Ptolé- 
mée,  venant  après  Marin  de  ïyr,  rectilia  son  calcul,  mais  il  se  méprit 
encore  de  il".  Il  mettait  le  littoral  des  Sères,  ou  Chinois,  dans  les 
parages  des  Carolines  orientales.  Colomb,  par  aventure,  ou  plutôt  par 
une  de  ces  inspirations  que  Dieu  envoie  à  ses  élus,  se  persuada  que, 
de  toutes  ces  cvaluations,  celle  de  Marin  de  Tyr,  la  plus  inexacte 
précisément,  était  la  plus  vraie.  A  force  de  conjectures,  il  rétrécit 
encore  l'intervalle  maritime  des  deux  extrémités  du  continent,  et 
supputa  que  des  îles  du  Cap-Vert  au  Cathay,  comme  on  appelait 
alors  la  Chine  septentrionale,  il  ne  devait  y  avoir  que  120",  ou  le  tiers 
du  tour  de  la  terre.  Ce  n'est  pas  tout  :  dans  l'opinion  accréditée  alors 
l)armi  les  hommes  les  mieux  informés ,  par  suite  des  récits  de  Marco 
Polo,  bien  avant  le  Cathay,  du  côté  de  l'Europe,  sur  le  chemin  de 
l'Espagne  à  la  Chine  par  la  direction  de  l'est  à  l'ouest,  se  trouvait,  au 
milieu  d'un  archipel  innombrable,  une  île  grande  et  florissante  où 
l'or  et  les  pierreries  abondaient,  celle  de  Zipango  ou  Cipango  (c'est 
l'île  japonaise  de  Niphon).  La  présence  de  cette  île  ramenait  la  tra- 
versée, dans  la  pensée  de  Colomb,  à  des  proportions  presque  ordi- 
naires, car  il  résulte  du  journal  de  son  premier  voyage  qu'il  avait 
compté  la  rencontrer  à  sept  cent  cinquante  lieues  des  Canaries. 

Deux  autres  erreurs  inspiraient  à  Colomb  une  grande  confiance 
dans  la  réussite  d'une  expédition  maritime  dirigée  droit  à  l'ouest. 
Sur  la  foi  ou  plutôt  sur  une  mauvaise  interprétation  d'un  livre  apo- 
cryphe, appelé  jadis  dans  l'église  grecque  l'Apocalypse  d'Esdras, 
il  admettait  que  les  continens  et  les  îles  occupaient  sur  la  surface 
de  la  terre  un  bien  plus  grand  espace  que  celui  qui  leur  appar- 
tient. Il  était  persuadé  que  six  parties  de  la  surface  du  globe  étaient 
à  sec ,  et  que  seulement  la  septième  était  couverte  d'eau.  De  cette 
incorrecte  notion  de  géographie  physique,  il  concluait  que,  dans 
quelque  direction  qu'on  s'aventurât,  l'on  devait  trouver  des  terres 
après  un  assez  court  voyage.  La  méprise  était  forte,  car  le  rapport 
réel  de  la  superficie  des  terres  à  celle  des  eaux  est  de  1  à  2  7/10,  au 
heu  de  6  à  1 ,  c'est-à-dire  seize  fois  moindre.  Enfin  l'amiral  suppo- 
sait notre  planète  moindre  qu'elle  n'est.  Sur  l'autorité  de  l'auleur 
arabe  Alfragan,  il  pensait  dès  l'origine  et  il  a  répété  plusieurs  fois, 
dans  ses  rapports  à  Ferdinand  et  à  Isabelle,  que  le  monde  était  peu 
étendu  {('Ivumdo  rs  poco).  Confondant  les  auteurs  anciens  entre  eux, 
il  a  dit,  dans  une  lettre  écrite  d'Haïti  à  Isabelle  :  a  Aristote  nous  ap- 
prend que  le  monde  est  petit  et  que  facilement  on  peut  aller  de 
l'Espagne  dans  l'Inde.  Ceci  se  trouve  confirmé  par  Avi^nruiz  (Aver- 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roès)  et  par  le  cardinal  Pedro  de  AUiaco  (Pierre  d'Ailly),  qui  se 
fonde  sur  l'autorité  de  Sénèque ,  tout  en  disant  qu'Aristote  pouvait 
savoir  beaucoup  de  secrets  par  Alexandre,  et  Sénèque  par  César 
Néron.  )>  11  y  a  effectivement  dans  les  Questions  Naturelles  de  Sé- 
nèque ces  mots,  fort  nets  en  apparence,  qu'on  pourrait  aller  en  peu 
de  jours,  avec  un  vent  favorable,  de  l'Espagne  dans  l'Inde.  C'est 
tout  simplement  que  Sénèque,  avec  ce  dédain  pour  les  choses  de 
ce  monde  qui  caractérisait  l'école  stoïque,  après  avoir  contemplé 
l'immensité  des  orbes  planétaires,  juge  fort  exigu  par  comparaison 
le  domicile  de  l'humanité.  Pierre  d'Ailly  et  Colomb  avaient  pris  au 
sérieux,  comme  une  supputation  mathématique,  cette  figure  de  la 
rhétorique  stoïcienne. 

Colomb  avait  été  encouragé  à  considérer  comme  facile  la  traversée 
d'Espagne  en  Chine,  en  se  dirigeant  de  l'est  à  l'ouest,  par  la  cor- 
respondance qu'il  entretenait  avec  un  des  hommes  les  plus  éclairés 
de  l'Europe,  l'astronome  Paul  Toscanelli,  de  Florence.  Toscanelli, 
dans  son  cabinet,  poursuivait  les  mêmes  rêves  d'Orient  long-temps 
avant  que  Colomb  mît  à  la  voile,  et  il  serait  difficile  de  décider 
qui ,  du  Génois  ou  du  Florentin ,  eut  le  premier  l'idée  d'un  voyage 
par  mer  dans  la  direction  de  l'est  à  l'ouest.  Plusieurs  années  avant 
d'avoir  des  rapports  avec  Colomb ,  il  écrivait  au  chanoine  portugais 
Fernando  Martinez,  qui  l'avait  consulté,  au  nom  du  roi  de  Portugal, 
sur  la  meilleure  route  de  l'Inde,  qu'il  fallait  passer  par  l'ouest, 
que  c'était  le  plus  court  chemin  [brevissimo  vamino)  pour  arriver 
à  ces  régions  si  fertiles  et  si  abondantes  en  épiceries  et  en  pierres 
précieuses.  Il  entra  en  relation  avec  Colomb  à  ce  sujet  dès  1474, 
c'est-à-dire  dix-huit  ans  avant  le  départ  de  l'amiral.  En  lui  envoyant 
copie  de  sa  lettre  à  Martinez,  et  de  la  carte  qu'il  avait  dressée  pour 
le  roi  de  Portugal ,  il  lui  dit  :  «  Votre  voyage  sera  moins  long  qu'on 
ne  le  pense.  ))  Toscanelli,  plein  des  récits  de  Marco  Polo,  citait  à 
Colomb  les  merveilles  qui  s'offriraient  à  lui  en  Asie  et  lui  traçait  un 
itinéraire  d'où  il  résultait  que  l'île  de  Cipango  était  dans  les  parages 
où  l'amiral  trouva  Haïti. 

L'idée  de  son  voyage  vint  à  Colomb  en  1470,  selon  M.  Navarrete. 
Il  mit  à  la  voile  le  3  août  1492.  Il  ne  saurait  y  avoir  d'incertitude  sur 
l'objet  qu'il  se  proposait,  car  il  l'a  consigné  en  tête  de  son  journal, 
qui  a  été  conservé,  et  dans  plusieurs  lettres  dont  l'original  lui  a  sur- 
vécu :  c'était  de  passer,  par  la  voie  de  l'Occident,  à  la  terre  où  naissent 
les  épiceries  [pasar  a  donde  nacen  las  cspecerias  navegando  al  occi- 
dente).  Mais  dans  sa  noble  imagination,  dans  son  cœur  brûlant,  dans 


l'eUROPE  et  la  CHINE.  229 

son  ame  chrétienne,  il  ne  s'agissait  pas  seulement  d'une  exploration 
géographique  ou  d'une  tentative  mercantile;  il  s'était  fait  un  pro- 
gramme de  la  plus  magnifique  grandeur,  dont  les  amis  de  l'huma- 
nité et  de  la  chrétienté  devaient  s'applaudir.  11  allait  «  trouver  le 
grand  Khan,  le  roi  des  rois  (l'empereur  chinois  qui  descendait  de 
Gengis-Khan],  dont  les  peuples  étaient  plongés  dans  l'idolâtrie  et 
dont  les  prédécesseurs  avaient  envoyé  maintes  fois  à  Rome  pour  de- 
mander des  docteurs  de  notre  sainte  foi  qui  pussent  les  instruire  des 
vérités  de  l'Évangile.  »  Il  avait  des  lettres  de  leurs  majestés  catho- 
liques pour  le  grand  Khan.  Il  était  chargé  d'étudier  le  pays  et  les 
habitans,  d'examiner  la  nature  et  le  caractère  de  tous,  ainsi  que  les 
moyens  à  prendre  pour  leur  conversion.  Enfin  l'Inde,  où  tout  était 
d'or  et  de  diamans,  devait  fournir  des  ressources  au  trésor  castillan , 
épuisé  par  la  guerre,  afin  de  délivrer  Jérusalem  et  d'affranchir  le 
tombeau  du  Christ  de  la  domination  des  infidèles. 

Dans  la  conviction  profonde  qu'il  chemine  vers  l'Asie,  une  fois 
embarqué  il  compare  ce  qu'il  observe  aux  renseignemcns  que  lui  a 
donnés  son  savant  ami  Toscanelli.  Dans  une  conférence  avec  son  lieu- 
tenant, Martin  Alonzo  Pinzon,  commandant  d'un  de  ses  trois  na- 
vires, la  Pmta,  qui  le  pressait  d'obliquer  vers  le  sud,  Colomb  per- 
siste à  aller  droit  à  l'ouest  par  le  motif  qu'il  convient  «  d'aller  d'abord 
à  la  terre  ferme  d'Asie  pour  revenir  ensuite  vers  les  îles,  parmi  les- 
quelles se  trouve  Cipango.  «  A  la  distance  de  sept  cent  cinquante 
lieues  des  Canaries ,  il  s'étonne  cependant  de  ne  pas  avoir  rencontré 
ce  Cipango  tant  célébré,  car  ses  calculs  hypothétiques,  auxquels  il 
croyait  d'une  foi  profonde,  lui  avaient  dit  qu'il  le  trouverait  à  cette 
distance.  Supposant  alors  qu'il  se  sera  trompé  dans  l'estimation  quo- 
tidienne des  latitudes,  il  fait  à  Pinzon  la  concession  de  dévier  un  peu 
vers  le  midi  et  de  tourner  le  cap  du  navire  à  l'ouest  sud-ouest.  C'était 
le  7  octobre.  Dans  la  soirée  du  11,  l'expédition  aperçut  l'île  de  Gua- 
nahani. 

L'idée  qu'il  allait  aux  Indes  par  l'ouest  n'a  pas  quitté  Colomb  quand 
la  découverte  a  été  accomplie.  Les  hommes  qu'il  rencontre,  il  les 
appelle  des  Indiens,  et  ce  nom  est  resté  aux  indigènes  du  nouveau 
continent,  tant  dans  l'Amérique  anglaise  que  dans  l'Amérique  espa- 
gnole. Quand  il  s'approche  de  l'île  Isabelle  (aujourd'hui  Exumeta), 
il  croit  remarquer  dans  l'air  cette  odeur  d'épices  qu'on  disait  s'exhaler 
des  îles  de  la  mer  des  Indes.  L'esprit  plein  des  termes  de  Marco  Polo 
<iue  lui  a  transmis  Toscanelli,  il  cherche  les  villes  et  les  provinces  du 
voyageur  vénitien.  Après  avoir  touché  successivement  à  Guanahani,  à 

TOME  XXIII.  15 


2S0  REVrE   DES   DEUX   iMONDES. 

laConr('j)tiori,  à  l'île  Fernandina  et  à  Isal-clle,  tenant  pour  certain 
qu'il  étiiit  dans  l'arcliipel  infini  qu'on  croyait  exister  en  avant  de  la 
Chine,  il  entend  parler  d'une  grande  île  :  il  ne  doute  pas  que  ce  ne 
soit  le  Cii)ango  de  Marco  Polo,  et  il  fait  voile  pour  s'y  rendre,  afin 
((  de  se  diriger  ensuite,  dit-il  dans  son  journal ,  vers  la  terre  ferme 
et  la  ville  de  Guisay  (Ouinsaï  ou  Hangtcheoufou,  que  Marco  Polo 
avait  beaucoup  vantéel,  et  donner  les  lettres  de  vos  altesses  au  grand 
Khan,  lui  demander  réponse  et  la  rapporter  tout  de  suite.  «  Le 
Cipango,  vers  lequel  il  faisait  voile,  c'était  l'île  de  Cuba,  appelée 
Colba  par  les  naturels,  a  A  minuit,  dit-il.  je  levai  l'ancre  pour  cher- 
cher l'îie  de  Cuba,  où  il  y  a  de  l'or,  des  épices  et  de  grands  navires 
propres  h  en  être  chargés.  »  En  chemin ,  ayant  stationné  à  un  mouil- 
lage qu'il  nomma  le  Puerto  de  San-Salvador  (port  de  Nipe  selon 
M.  iNavarrete),  il  s'imagine  entendre  de  la  bouche  des  indigènes  que 
les  vaissraux  du  r/rand  Khan  venaient  y  commercer. 

Quand  il  part  pour  son  second  voyage  (en  1V93),  l'Espagne  entière 
partage  sa  croyance.  Des  hidalgos  de  haut  rang,  de  nobles  cavaliers 
d'Andalousie,  desofficiersdc  la  maison  royale,  briguent  l'honneur  d'un 
poste  dans  l'expédition.  Ils  se  représentaient  des  îles  étendues,  produi- 
sant en  quantité  indéfinie  des  épices  et  des  parfums,  aux  montagnes 
pleines  de  filons  d'or,  aux  cotes  semées  de  perles.  Là  ils  devaient,  après 
des  prouesses  dignes  du  siège  de  Grenade,  planter  l'étendard  de  la 
croix  sur  les  murs  d'opulentes  cités  qui  deviendraient  leurs  fiefs.  De 
là  ils  n'auraient  plus  qu'une  traversée  de  quelques  jours  pour  atteindre 
les  provinces  chinoises  de  Mangi  et  de  Cathay,  convertir  ou  soumettre 
le  grand  Khan,  faire  abondante  provision  de  gloire  et  de  richesses. 
Colomb,  d'un  enthousiasme  moins  intéressé  et  plus  religieux,  mais 
non  moins  exalté ,  songeait  à  la  délivrance  du  saint  sépulcre.  Il  pro- 
mettait au  roi  et  à  la  reine  «  d'entretenir,  pour  cette  sainte  entreprise 
(du  produit  de  ses  découvertes),  pendant  sept  ans,  cinquante  mille 
fantassins  et  cinq  mille  cavaliers,  et  le  même  nombre  pendant  cinq 
autres  années.  »  S'il  s'occupe  de  l'or  qu'on  devait  ramasser  par  bois- 
seaux dans  ces  terres  de  promission,  si  dans  une  lettre  à  Isabelle  il 
dit  que  l'or  est  une  chose  excellente  (  el  oro  es  eicelentissimo],  c'est 
un  peu  parce  qu'avec  cet  or  on  tire,  dit-il,  les  âmes  du  purgatoire; 
c'est  surtout  parce  que  l'accomplissement  de  son  projet  politico-reli- 
gieux d'affranchir  la  Ïerre-Sainte  dépend  des  trésors  qu'il  rapportera. 

Dans  cette  seconde  expédition,  l'aspert  des  lieux  et  des  hommes 
ne  détrom})e  ni  l'amiral  ni  ses  compagnons.  Cette  fois,  ayant  touché 
la  côte  allongée  de  Cuba  en  un  point  où  elle  se  dirige  à  peu  près  du 


l'europe  et  la  chine.  231 

nord  au  sud ,  il  est  persuadé  qu'il  a  mis  le  pied  sur  le  continent  asia- 
tique, dans  la  Chersonèse  d'Or,  parce  que,  dans  ses  idées  de  géographie, 
le  littoral  de  cette  €hersonèse  a  la  même  direction  ;  et  le  12  juin  li9i 
il  fait  prêter  serment  à  chacun  des  hommes  de  l'escadrille  qu'ils  ont 
découvert  la  terre  ferme  d'Asie  (1).  Bien  plus,  dans  son  impertur- 
bable confiance,  il  regrette  (c'est  son  tils  don  Fernando  et  son  ami 
intime  Bernaldez,  curé  de  los  Palacios,  qui  nous  l'apprennent)  de 
ne  pas  avoir  assez  de  vivres  pour  retourner  en  Espagne  par  l'Orient, 
c'est-à-dire  en  achevant  le  tour  du  globe,  tant  il  tient  pour  certain 
qu'il  est  au  cœur  de  la  mer  des  Indes.  «  Il  aurait,  dit  Bernaldez, 
doublé  la  Chersonesus  Aurea,  traversé  le  golfe  du  (îange  et  cherché 
une  nouvelle  route,  soit  autour  de  l'Afrique,  soit  en  allant  par  terre 
à  Joppé  (Jaffa)  et  à  Jérusalem.  » 

Cette  croyance  n'a  jamais  été  ébranlée  en  lui.  Avec  une  naïve  cré- 
dulité, Colomb  retrouve  constamment  dans  le  Nouveau-Monde  tout 
ce  que  sa  mémoire  lui  rappelle  de  l'Asie  orientale.  Semblable  à  quel- 
ques voyageurs  modernes  dont  les  prétendues  observations  ne  sont 
dues  qu'à  la  réminiscence  des  lectures  par  lesquelles  ils  se  sont  pré- 
parés en  quittant  le  sol  natal,  il  recueille  avec  avidité  les  noms  qui 
ressemblent  à  ceux  qu'il  a  puisés  dans  les  lettres  de  ïoscanelli,  ou 
dans  le  récit  de  Mandeville.  Ainsi  le  nom  de  la  province  chinoise  de 
Mango  (  Mangi  )  le  frappe  plusieurs  fois;  il  croit  tantôt  qu'il  y  a  pris 
terre,  tantôt  qu'il  est  au  moment  d'y  aborder.  Une  fois,  pendant  un 
mouillage,  un  matelot,  revenant  de  la  chasse,  rapporte  qu'il  a  rencontré 
des  hommes  vêtus  de  blanc,  semblables  à  des  religieux  de  la  Merci. 
Ces  longues  figures,  au  nombre  de  trente,  étaient ,  disait-il ,  armées  de 
lances.  Selon  toute  apparence,  c'étaient,  comme  l'a  pensé  M.  Irving, 
une  bande  de  grues  et  de  hérons  des  tropiques ,  hauts  sur  jambes 
comme  le  flamant.  Aujourd'hui  ces  oiseaux  sont  appelés  soldados 
par  les  colons  espagnols,  parce  que,  vus  contre  le  ciel,  ils  ressemblent 
à  des  hommes  postés  en  sentinelle.  La  poétique  imagination  de  l'amiral 

(1)  Dans  celte  pièce,  ki  direction  de  la  côte  est  citée  quatorze  fois  comme  une 
preuve  décisive.  —  Voici  quelques  détails  que  donne  M.  de  Humboldt  sur  cet  acte 
de  l'amiral:  «  Fernand  Ferez  de  Luna,  escribano  publko  de  la  ville  d'Isabella 
(d'Haïti),  reçut  l'ordre  de  l'amiral,  le  12  juin  li9i.,  de  se  transporter  à  bord  des 
trois  caravelles,  pour  demander  à  chaque  homme  de  l'équipage,  devant  témoins, 
s'il  leur  restait  le  moindre  doute  que  cette  terre  (  Cuba  )  ne  fût  la  terre  ferme  au 
commencement  des  Imles  el  à  la  fin,  d'où  Von  pouvait  venir  d'Espagne  par  terre. 
Vescribano  déclarait  de  plus  que,  si  quelque  incertitude  restait  à  l'équipage,  ou 
s'engai^eait  à  dissiper  les  doutes  et  à  faire  voir  qu'il  était  certain  que  c'était  la 
terre  ferme.  » 

4  K 


232  lŒVrE   DES   DEDX   MONDES. 

prit  le  récit  du  matelot  pour  une  preuve  qu'on  était  dans  le  voisinage 
du  Prêtre-Jean,  pontife-roi  dont  Plan  Carpin  avait  entretenu  les  Occi- 
dentaux, et  sur  lequel  on  avait  répandu  en  Europe  beaucoup  de  contes. 
Rempli  de  souvenirs  bibliques  et  de  fragmens  de  Ptolémée  que  le 
cardinal  d'Ailly  lui  avait  appris,  il  fait  intervenir  sans  cesse  dans  ses 
lettres  l'île  d'Opbir  qu'il  qualifie  de  mont  Sopora),  et  VAitrea  ou 
Chersonèse  d'Or,  tantôt  les  confondant  et  tantôt  les  distinguant  l'une 
de  l'autre.  Dans  son  quatrième  et  dernier  voyage,  il  aflirme  ({ue  la  terre 
de  Veragua  (au  N.-O.  de  l'isthme  de  Panama)  est  cette  Aurca  des 
Indes.  Toujours  l'Asie.  M.  Navarrete  a  trouvé  dans  les  archives  du  duc 
deVeragua,  descendant  et  héritier  de  Colomb,  la  copie  de  la  main  de 
don  Fernando,  fils  de  l'amiral ,  d'une  lettre  de  son  père  à  AlexandreVI, 
écrite  quatre  ans  avant  sa  mort;  il  y  est  dit  :  «  .Te  découvris  et  pris  pos- 
session de  quatorze  cents  îles  (1)  et  de  trois  cent  trente  lieues  de  la 
terre  ferme  d'Asie.  »  Plus  tard,  lorsque  rebuté  par  le  roi  Ferdinand, 
prince  sans  cœur,  ce  grand  homme  réduit  à  la  misère,  et  nourrissant 
encore,  malgré  son  Age  avancé,  le  projet  de  travaux  dignes  de  ses  hauts 
faits  antérieurs,  se  plaint  de  ce  que  les  terres  par  lui  découvertes  «  sont 
inabordables  pour  celui  qui  les  avait  refusées  à  la  France,  à  l'Angle- 
terre et  au  Portugal,  «  il  les  nomme  les  Indes.  A  la  fin  de  la  dernière 
expédition,  le  7  juin  1503,  écrivant  de  la  Jamaïque,  il  répétait  la 
même  idée  que  dans  son  second  voyage  il  avait  fait  certifier  par  le  ser- 
ment de  ses  compagnons:  que  l'île  de  Cuba  était  une  terre  ferme  du 
commencement  des  Indes,  et  que  de  là  on  pouvait  retourner  en  Es- 
pagne/;ar  terre.  Un  an  après,  vingt-deux  mois  avant  sa  mort,  il  parlait 
comme  un  homme  qui  revient  de  la  Chine.  «  J'arrivai  le  13  mai  dans 
la  province  de  ^lago  (pour  Mango  ou  Mangi,  nom  donné  par  ^larco- 
Polo  à  la  Chine  méridionale  ) ,  qui  est  limitrophe  de  celle  de  Catayo 
(pour  Cathay  ou  Kathaï,  Chine  septentrionale).  De  Ciguare,  dans  la 
terre  deVeragua,  il  n'y  a  que  di.v  journées  de  chemin  à  la  rivière  du 
Gange.»  Il  est  donc  mort,  comme  l'a  dit  M.  de  llumboldt,  dans  la 
persuasion  qu'il  avait  noué  le  lien  entre  l'Europe  et  le  vaste  empire 
de  la  vieille  Asie. 


(1)  Dans  la  hoja  suelta,  qui  existe  de  la  niaiu  de  Tamiral,  et  qui  a  été  écrite  à 
la  (in  de  l'année  1500,  lorsqu'il  rentra  à  Cadix  chargé  de  fers,  ces  1,100  îles  sont 
portées  à  1,700.  «  C'est ,  dit  M.  de  Huniboldt,  une  vague  évaluation  de  Y  Archipel  du 
roi  et  de  la  reine,  au  sud  de  Cuba ,  évaluation  qu'on  pourrait  croire  tenir  à  un  sou- 
venir des  1,3G8  îles  cpie  Ptolémée  place  près  de  Taprobane,  et  que,  dans  la  première 
expédition,  le  li  novembre  li02,  l'amiral  crut  déjà  voir  vis-à-vis  de  la  côte  septen- 
trionale du  Cuba,  en  fin  dcl  oriente,  n 


L'EUROPE   ET  LA   CHINE.  233 

Loin  de  moi  la  pensée  sacrilège  de  rabaisser  Colomb  en  insistant 
sur  les  détails  qui  montrent  que  son  but  avait  été  d'aller  en  Asie,  et 
qu'il  resta  persuadé  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  qu'en  effet  il  avait 
atteint  le  revers  oriental  de  l'ancien  continent.  Dieu  me  garde  de  faire 
de  l'analyse  historique  à  la  façon  de  ces  esprits  jaloux,  tlétris  par 
M.  W.  Irving,  qui,  sous  le  prétexte  de  savantes  recherches,  vont 
furetant  l'histoire  pour  ronger  ses  monumens  et  marquer  d'une  souil- 
lure pareille  à  la  trace  que  laissent  après  eux  des  insectes  impurs,  les 
plus  beaux  trophées  du  génie  de  l'homme. 

En  se  plaçant  sur  le  terrain  de  la  scieiK-e  moderne  et  de  l'art  nau- 
tique tel  qu'il  est  aujourd'hui,  on  pourrait  dire  que  le  voyage  de  Co- 
lomb n'avait  rien  de  miraculeux;  que  c'était  une  exploration  sem- 
blable à  celles  qui,  de  nos  jours,  ont  été  entreprises  par  MJM.  Parry, 
Ross,  Franklin  et  Bcechey,  et  même  moins  périlleuse;  qu'il  essayait 
un  passage  aux  Indes  par  l'ouest  tout  comme  ces  braves  officiers  ont 
tenté  des  passages  par  le  nord-ouest.  Mais  l'astronomie  et  la  naviga- 
tion du  temps  de  Colomb  ne  ressemblaient  pas  à  celles  de  nos  jours; 
elles  n'ont  atteint  leur  perfection  actuelle  que  par  suite  de  la  décou- 
verte du  glorieux  Génois.  Avant  Colomb,  la  rotondité  de  la  terre  avait 
été  écrite  dans  des  livres,  enseignée  par  des  philosophes,  mais  c'était 
une  vérité  toute  de  théorie,  qui  n'était  pas  passée  dans  la  pratique. 
Princes  et  peuples,  savans  et  ignorans,  braves  et  poltrons,  gens  cloués 
sur  la  terre  ferme  et  navigateurs,  le  genre  humain  tout  entier  sans 
exception  était  de  fait  comme  s'il  n'y  croyait  pas,  car  nul  encore 
n'avait  agi  comme  s'il  y  croyait.  Colomb  le  premier  fit  ce  solennel 
acte  de  foi.  Lui,  chrétien  fervent,  il  préféra  sur  ce  point  l'autorité  de 
Ptolémée  à  celle  de  Chrysostôme,  les  conseils  de  Toscanelli  aux  répri- 
mandes d'un  synode  d'évêques  et  aux  admonestations  des  docteurs 
de  Salamanquc.  Colomb  a  pratiquement  découvert  la  rotondité  de  la 
planète. 

Son  départ  ne  fut  pas  un  coup  de  tète,  ce  fut  toute  une  création, 
préparée  par  de  longues  études,  mûrie  par  la  méditation. 

Colomb  ne  fut  pas  seulement  un  homme  au  génie  créateur  et 
inventif;  il  fut  plus  grand  encore  à  exécuter  son  œuvre  qu'à  la  con- 
cevoir ou  à  la  préparer.  Il  se  montra  alors  aussi  prudent  qu'il  avait 
été  hardi  dans  ses  projets.  Quoique  à  un  âge  où  les  autres  hommes 
songent  au  repos  (  il  avait  près  de  cinquante  ans  lors  de  son  premier 
voyage),  à  bord  on  le  voyait  toujours  sur  pied,  toujours  alerte.  Il 
prenait  sa  part  des  fatigues  plus  qu'un  simple  matelot.  Il  passait  les 
nuits  sur  le  pont,  attentif  aux  signes  du  ciel  et  des  flots,  veillant  pour 


23i  REVUE   DES   DEUX  MO\I)ES. 

tous  sur  ce  navire  qui  portait  une  plus  imposante  fortune  que  celle 
de  César,  Et  c'est  ainsi  qu'il  vit  le  premier  la  terre,  et  gagna,  outre  la 
vice-royauté  et  l'amiralat,  la  pension  de  trente  couronnes  (1)  promise 
par  les  souverains  à  celui  qui  l'apercevrait. 

Il  se  croyait  guidé  par  la  main  de  la  Providence;  mais  ce  n'était 
point  de  cette  foi  aveugle,  sœur  d'un  fatalisme  hébété  qui  s'en  remet 
à  Dieu  pour  toute  chose  et  croit  hors  de  propos  de  prévoir.  Il  avait 
songé  à  tout,  il  savait  parer  à  tout,  et  il  montra  dans  l'affaire  de 
l'éclipsé  à  quel  point  il  était  fécond  en  expédiens  et  comment  il  savait 
les  manier. 

Colomb  était  nourri  d'une  théologie  scolastique,  et  cependant 
très  apte  au  maniement  des  affaires.  Il  était  instruit  autant  qu'on 
pouvait  l'être  alors,  quoique,  en  géométrie,  il  associât  volontiers  la 
vérité  et  l'erreur.  On  le  regardait  en  Espagne  comme  a  gran  teorico 
y  mirabilmcnte  platico.  »  M.  de  Humboldt,  à  qui  personne  ne  con- 
testera le  droit  de  prononcer  des  arrêts  pour  tout  ce  qui  est  du  do- 
maine des  sciences  naturelles,  admire  «  la  pénétration  et  la  finesse 
extrêmes  avec  lesquelles  il  saisissait  les  phénomènes  du  monde  exté- 
rieur. ))  «Colomb,  ajoute-t-il,  est  aussi  remarquable  comme  observa- 
teur de  la  nature,  que  comme  intrépide  navigateur.  »  Suivant  cette 
autorité  illustre ,  la  découverte  importante  de  la  déclinaison  magné- 
tique et  celle  plus  difficile  encore  des  variations  que  subit  cette  décli- 
naison quand  ou  passe  d'un  lieu  à  un  autre,  lui  appartiennent  (2) 
à  n'rn  pas  douter,  et  il  en  tira  des  déductions  hardies  d'une  grande 
portée  et  d'une  exactitude  parfaite.  Il  connaissait  avant  Pigafetta  le 
moyen  de  trouver  la  longitude  par  les  différences  d'ascension  droite 
des  astres  (3). 

(1)  Ou  39  piastres  d'or,  équivalant  à  lt7  piastres  (  625.  francs  )  de  nos  jours. 

(2)  Colomb  fut  au  moins  le  premier  Européen  qui  s'aperçut  de  cette  déclinaison, 
la  constata  et  l'étudia;  car,  comme  renseignement  sur  la  Chine  à  l'appui  de  ce  que 
nous  avons  dit,  il  n'est  peut-être  pas  inopportun  de  rappeler  ici  que,  quatre  siècles 
au  moins  avant  Colomb,  les  Chinois  avaient  découvert  de  leur  côté  la  déclinaison 
de  l'aiguille  aimantée,  c'est-à-dire  sa  déviation  de  la  direction  du  pôle  terrestre. 
Les  belles  recherches  que  M.  Klaprolh  a  faites  à  la  demande  de  M.  de  Humboldt 
ont  parfaitement  établi  ce  point  do  l'histoire  des  sciences.  Les  termes  de  l'autenr 
chinois,  cité  par  M.  Klaproth,  indiquent  même  la  connaissance  des  variations  de 
cette  déclinaison. 

(3)  Voici  un  extrait  de  V Histoire  de  la  Géographie  du  nouveau  continent ,  qui 
donnera  une  idée  des  titres  scienliliques  de  Colomb  : 

«  Arrivé  sous  un  nouveau  ciel  et  dans  un  monde  nouveau,  ainsi  qu'il  l'écrit  à  la 
nourrice  de  l'infant  don  Juan,  la  configuration  des  terres,  l'aspect  de  la  véi;étation  , 
les  mœurs  des  animaux,  la  distribution  de  la  chaleur,  selon  l'influence  de  la  lougi- 


l'europe  et  la  chine.  235 

En  même  temps,  il  était  habile  à  lire  dans  le  livre  le  plus  diflicile 
à  déchiffrer,  dans  les  replis  du  cœur  humain ,  comme  dans  la  marche 
des  corps  célestes  et  dans  les  phénomènes  de  la  nature  terrestre. 

Plein  à  la  fois  d'enthousiasme  et  de  réserve  (l'historien  Oviedo 
fait  remarquer  qu'il  était  cauto  ) ,  d'ardeur  et  de  patience ,  calme 
dans  le  succès,  courageux  et  tranquille  dans  l'adversité,  il  porta 
avec  une  égale  noblesse  les  fers  dont  l'infâme  Bobadilla  chargea  ses 
mains  augustes,  et  les  insignes  de  grand-amiral  ou  la  pompe  des 
vice-rois.  Il  est  beau  à  contempler,  le  12  octobre  1V92,  lorsqu'il  des- 
cend dnns  sa  chaloupe,  revêtu  d'un  riche  costume  écariate,  et  que, 
tenant  l'étendard  royal,  ayant  à  ses  côtés  les  deux  frères  Pinzon,  il 
va  baiser  la  terre  de  Guanahani  et  recevoir  sur  ce  domaine  le  serment 
d'obéissance  de  ses  compagnons.  Mais  je  l'admire  plus  encore  lors- 
qu'on liSi,  à  son  arrivée  du  Portugal  en  Espagne,  allant  pauvre- 
ment à  pied  et  tenant  par  la  main  un  jeune  garçon ,  il  s'arrête  à  la 

tude,  les  courans  pélagiques,  les  variations  du  magnétisme  terrestre  ,  rien  n'échap- 
pait à  sa  sagacité.  Recherchant  avec  ardeur  les  épiceries  de  l'Inde  et  la  rhubarbe, 
rendue  célèbre  par  les  médecins  arabes,  par  Rnbruquis  elles  voyageurs  italiens,  il 
examine  minutieusement  les  fruits  et  le  feuillage  des  plantes.  Dans  les  conifères,  il 
distingue  les  vrais  pins,  semblables  à  ceux  d'Espagne,  et  les  pins  à  fruit  monocarpe  : 
c'est  reconnaître  avant  L'Héritier  le  genre  Podocarpus. 

«  Colomb  ne  se  home  pas  à  recueillir  des  faits  isolés;  il  les  combine,  il  cherche 
leur  rapport  mutuel ,  il  s'élève  quelquelois  avec  hardiesse  à  la  découverte  des  lois 
générales  qui  régissent  le  monde  physique.  Cette  tendance  à  généraliser  les  faits 
d'observation  est  d'autant  plus  digne  d'attention,  qu'avant  la  lin  du  xv  siècle,  je 
dirais  presque  avant  le  père  Acosta ,  nous  n'en  voyons  pas  d'antre  essai.  Dans  ses 
raisonnemens  de  géographie  physique,  dont  je  vais  offrir  ici  un  fragment  très 
remarquable,  le  grand  navigateur,  contre  sa  coutume,  ne  se  laisse  pas  guider  par 
des  réminiscences  de  la  philosophie  scolastique;  il  lie  par  des  théories  qui  lui  sont 
propres  ce  qu'il  vient  d'observer.  La  simultanéité  des  phénomènes  lui  paraît  prou- 
ver qu'ils  ont  une  même  cause.  Pour  éviter  le  soupçon  de  substituer  des  idées  de 
la  physique  moderne  aux  aperçus  de  Colomb ,  je  vais  traduire  bien  littéralement  un 
passage  de  la  lettre  du  mois  d'octobre  1498,  datée  d'Haïti  :  «  «  Chaque  fois  que  je 
«  naviguai  d'Espagne  aux  Indes,  je  trouvai,  dès  que  j'étais  arrivé  à  cent  lieues  à 
«  l'ouest  des  Iles  Açores,  un  changement  extraordinaire  dans  le  ciel  (dans  les  moii- 
«  vemens  célestes)  et  dans  les  étoiles,  dans  la  température  de  l'air  et  dans  les  eaux 
«  de  la  mer.  Ces  changemens,  je  les  ai  observés  avec  un  soin  particulier;  je  remar- 
«  quai  que  les  boussoles,  qui  jusque-là  variaient  au  nord-est,  se  dirigeaient  un  quart 
«  de  vent  (probablement  le  quart  des  huit  vents  de  la  boussole  ou  11»  1/i)  au  nord- 
«  ouest,  et  traversant  cette  bande  comme  une  côte  (le  penchant  d'une  chaîne  de 
"  montagnes,  como  quien  traspone  una  cuesta),  je  trouvai  la  mer  tellement  cou- 
«  veite  d'une  herbe  qui  ressemblait  «à  de  petites  branches  de  pin  chargées  de  fruits 
i(  de  pistachier,  ([ue  nous  pensions,  à  cause  de  l'épaisseur  de  l'algue,  que  nous  étions 
«  sur  \in  bas-fond,  et  que  les  navires  allaient  toucher  par  manque  d'eau.  Cepen- 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porte  du  couvent  de  Santa-Maria  de  Rabida,  avec  le  calme  et  la  tran- 
quillité de  l'homme  supérieur  à  sa  fortune ,  qui  ne  doute  jamais  de 
sa  haute  mission ,  et  qu'il  demande  au  portier  un  peu  de  pain  et  d'eau 
pour  son  enfant,  lui  qui  apportait  un  monde  au  souverain  de  Castille, 
et  qui  venait  expressément  pour  l'offrir. 

Son  attitude  était  empreinte  de  la  majesté  à  laquelle  le  poète  dit 
qu'on  reconnaît  les  habitans  de  l'Olympe.  Sa  physionomie  offrait 
cette  sérénité  qui  signale  leurs  chefs  aux  simples  mortels.  TS'é  pour 
le  commandement,  il  avait  dans  l'esprit  les  ressources  qui  le  ren- 
dent léger  à  qui  l'exerce,  dans  le  cœur  cette  crainte  de  Dieu  et  cet 
amour  des  hommes  qui  le  font  chérir  de  ceux  sur  qui  il  est  exercé. 
Il  y  a  de  lui  un  mot  qu'oublièrent  trop  souvent  les  conquistadores , 
que  l'héroïque  Isabelle  eut  constamment  présent,  dont  les  leyes  de 
las  Indias  ont  porté  profondément  l'empreinte,  malgré  ce  qu'ont  pu 
dire  les  détracteurs  de  l'Espagne  :  il  recommandait  qu'on  ménageât 
les  indigènes,  parce  que,  disait-il,  «  c'est  la  richesse  de  l'Inde.  » 

«  dant,  avant  d'atteindre  la  bande  {raya)  que  je  viens  d'indiquer,  nous  ne  rencon- 
«  trames  pas  une  tige  d'herbe.  A  celte  niÈme  limite  (cent  lieues  à  l'ouest  des  Açores), 
«  la  mer  devint  unie  et  calme,  puisqu'aucun  vent  de  quelque  force  ne  l'agite.  — 
«  Quand  je  vins  (dans  mon  troisième  voyage)  d'Espagne  à  l'île  de  Madère,  et  de  là 
«  aux  Canaries,  et  des  Canaries  aux  îles  du  Cap- Vert,  je  me  dirigeai  vers  le  sud 
.<(  jusqu'à  la  ligne  è(iuinoxiale  (lelils  de  Colomb  dit(ju'onn'avanra  que  jusqu'au  5ode 
«  latitude  boréale).  Me  trouvant  sous  le  parallèle  qui  passe  par  la  Sierra-Leoa  (sans 
«  doute  Sierra-Leone),  j'eus  à  souffrir  une  si  horrible  chaleur,  (pie  le  vaisseau  parais- 
«  sait  brûlant;  mais  ayant  franchi  vers  l'ouest  la  bande  qije  j'ai  indiquée,  on  changea 
<(  de  climat;  l'air  devint  tempéré,  et  celte  fraîcheur  augmenta  à  mesure  que  nous 
«  allions  en  avant.  » 

«  Ce  long  p;issage,  dans  lequel  j'ai  conservé  le  caractère  du  style  franc  et  simple, 
mais  diffus,  de  Colomb,  renferme  le  germe  de  grandes  vues  sur  la  géographie  phy- 
sique. En  y  ajoutant  ce  qui  est  indiqué  dans  d'autres  écrits  du  même  navigateur, 
.ces  vues  embrassent  :  1"  l'influence  qu'exerce  la  longitude  sur  la  déclinaison  de 
l'aiguille;  2»  l'inflexion  qu'éprouvent  les  lignes  isothermes  en  poursuivant  le  tracé 
^àes  courbes  depuis  les  côtes  occidentales  d'Europe  jusqu'aux  côtes  orientales  d'Amé- 
rique; 3°  la  position  du  grand  banc  de  Sargasso  dans  le  bassin  de  l'Océan  atlantique, 
et  les  rapports  ciu'offre  cette  position  avec  le  climat  de  la  portion  de  l'atmosphère 
qui  repose  sur  l'Océan;  1°  la  direction  du  courant  général  des  mers  tropicales;  5»  la 
configuration  des  îles  et  les  causes  géologiques  qui  paraissent  avoir  influé  sur  cette 
configuration  dans  la  mer  des  Antilles. 

«  Mais  l'amiral  n'eut  pas  seulement  le  mérite  de  trouver  la  ligne  sans  variation 
dans  l'Atlantique,  il  Ot  dès-lors  aussi  la  remarque  ingénieuse  que  la  déclinaison 
magnétique  pouvait  servir  à  obtenir  (entre  de  certaines  limites)  la  longitude  du 
vaisseau ,  etc.  »  (  Histoire  de  la  Géographie  du  nouveau  continent,  tome  III ,  pas~ 
£im,  de  la  page  21  à  la  page  39.  ) 


l'europe  et  la  chine.  237 

C'était  un  grand  esprit,  une  belle  ame,  un  cœur  généreux  et  bon. 

Colomb  est  une  de  ces  figures  rares  dans  l'histoire,  à  l'aspect  radieux 
et  noble,  qu'on  aime  autant  qu'on  les  admire,  qui  consolent  et  rassu- 
rent autant  qu'elles  inspirent  le  respect  et  qu'elles  frappent  par  la 
grandeur  de  leurs  proportions;  une  de  celles  qui  sont  le  plus  parti- 
culièrement dignes  du  culte  des  peuples  modernes.  Partagés  entre  leur 
antipathie  contre  le  passé  et  la  terreur  d'autres  cataclysmes,  préoccupés 
de  l'attente  d'immenses  évènemens  dont  les  signes  sont  dans  l'air, 
agités  d'infaillibles  instincts  qui  leur  annoncent  un  novus  ordo,  mais 
lassés  de  perturbations  et  repoussant  la  violence,  qu'on  leur  avait 
recommandée  et  qu'ils  avaient  acceptée  comme  le  plus  sûr  moyen  de 
hâter  la  venue  de  cet  ordre  nouveau  qu'ils  désirent,  dégoûtés  d'une 
philosophie  qui  enseigne  la  haine  et  sème  la  défiance  et  la  guerre,  les 
peuples  maintenant  ont  besoin  de  reposer  leurs  regards  sur  des  types 
à  la  fois  puissans  et  bons,  réparateurs  et  rénovateurs. 

Comme  l'a  très  bien  senti  f historien  de  Colomb,  M.  AV.  Irving, 
c'est  diminuer  l'expression  d'un  éloge  que  de  l'exagérer.  Disons-le 
donc  sans  détour,  Colomb  reflétait  eu  lui  les  bizarreries  du  moyen-ûge 
avec  tout  ce  que  cette  époque  avait  de  plus  beau  et  de  plus  pur.  Son 
imagination  était  parfois  déréglée,  mais  c'est  à  cette  imagination  qu'il 
dut  sa  force.  L'imagination  donne  la  foi,  et  Colomb  en  eut  besoin 
dans  son  œuvre  colossale.  C'est  elle  qui  fait  éclore  les  grandes  pensées 
et  les  grandes  actions.  Au  service  d'une  ame  vulgaire  ou  d'un  cœur 
pusillanime,  l'imagination  est  un  don  funeste  à  celui  qui  l'a  reçue, 
plus  fiital  encore  à  ceux  qui  l'entourent.  Unie  à  une  intelligence 
élevée  et  clairvoyante,  à  un  cœur  magnanime,  elle  enfante  les  plus 
nobles  passions,  et  il  n'y  a  que  des  hommes  passionnés  qui  fassent 
du  sublime;  la  faculté  de  souffler  autour  d'eux  l'enthousiasme  et  la 
conviction  a  été  réservée  pour  eux  seuls.  L'imagination  est  l'attribut 
le  plus  distinctif  de  cette  race  privilégiée  que  le  peuple  prédestiné 
appelait  prophètes,  que  le  peuple-roi  qualifiait  de  rates,  c'est-à-dire 
de  poètes  par  excellence.  Elle  perçoit  dans  les  objets  de  la  création, 
dans  les  phénomènes  du  monde  physique  et  dans  les  évènemens  de 
l'histoire,  dans  l'esprit  et  dans  la  matière,  des  rapports  trop  déliés 
pour  être  perçus  par  un  autre  sens.  Elle  devine  l'homme  "et  la  nature; 
elle  montre  des  chemins  au  bout  desquels  sont  de  brillantes  décou- 
vertes dont  elle-même  n'a  qu'à  demi  le  secret,  parce  qu'elle  les  a 
seulement  entrevues  à  la  lueur  d'un  fugitif  éclair  que  Dieu  a  lancé 
dans  l'atmosphère  pour  elle  seule.  L'imagination,  a  dit  un  habile 


238  lîEVUE   DES  DEDX  MONDES. 

crilique  (1),  «  est  la  colonne  demi-obscure  et  demi-lumineuse  qui 
guide  la  caravane  humaine  dans  les  déserts  de  l'intellifïence;  »  nous 
ajouterons  :  et  dans  les  défilés  escarpés  et«tortueux  de  la  civilisation. 
C'est  en  vain  que  médisent  de  l'imagination  ceux  qui  n'en  ont  que 
pour  nouer  d'égoïstes  intrigues.  De  tous  les  tn'sors  dont  dispose  la 
Providence,  c'est  le  plus  précieux  peut-être  et  le  plus  éclatant  à  couj) 
sur;  mais  aussi  c'est  le  plus  lourd  à  porter,  celui  qui  fait  trébucher 
le  plus  infailliblement  les  mandataires  à  (pii  Dieu  avait  fait  la  grâce 
de  le  confier,  s'ils  cessent  d'étr*>  sur  leurs  gardes,  si  leur  esprit  s'en- 
dort, si  leurs  généreuses  sympathies  s'amollissent.  C'est  celui  qui 
attire  les  traits  les  plus  acérés  de  l'envie,  qui  lui  fait  distiller  ses  poi- 
sons les  plus  subtils.  C'est  celui  que  par  instans  la  foule  se  plaît  le 
plus  à  outrager.  Nul  autre  n'a  produit  pour  le  genre  humain ,  par 
l'intermédiaire  des  hommes  d'élite  (pii  l'ont  eu  en  partage,  autant 
de  gloire  et  de  bonheur,  et  pour  eux-mêmes  autant  de  souffrances 
et  d'angoisses;  car  cette  flamme  qu'ils  ont  au  front  et  dont  le  vulgaire 
ne  peut  leur  pardonner  l'éclat,  ne  la  leur  enviez  pas  :  elle  est  l'indice 
d'un  feu  intérieur  qui  les  dévore  ! 

Si  Colomb  fût  parti  pour  découvrir  un  nouveau  continent  dont 
aucun  indice  ne  révélait  l'existence  aux  peuples  chez  lesquels  il  avait 
passé  sa  laborieuse  vie  (2),  il  n'eût  été  qu'un  heureux  aventurier. 
Colomb  poursuivait,  avec  une  persévérance  qu'on  ne  saurait  trop 
admirer,  une  confiance  qui  émeut,  une  vigueur  qui,  dans  l'antiquité, 
l'aurait  fait  classer  parmi  les  demi-dieux ,  une  pensée  qui  lui  apparais- 

(1)  M.  Magiiio  ,  lïevue  des  Deux  Mondes  du  î^^f  juin  1840,  [uig.  737. 

(2)  11  est  inconleslable  aujourd'hui  que  d'autres  Européens  avaient  vu  et  touché 
'Amérique  avant  Colomb.  Dès  le  x^  siècle,  des  avenluriers  Scandinaves  avaient 
ïélé  poussés  par  les  vents,  par  l'aïnour  du  péril,  par  l'esprit  de  conquête,  dans 
le  Groenland,  qui  appartient  au  nouveau  continent,  et  que  M.  de  Huniboldt 
appelle  la  Scartdinavie  insulaire  de  l'Amérique.  La  distance  du  Groenland  au 
nord  de  l'Ecosse  n'est  que  de  269  lieues  marines  de  15  au  deyre;  par  un  veiit  Irais 
de  nord-ouest,  ce  sérail  un  voyage  de  quatre  jours.  Les  expéditions  des  mission- 
naires se  joignant  à  celles  des  guerriers,  plusieurs  étahlissemens  furent  fondés 
dans  le  Groi'uland  ;  l'Islande  servait  de  station  intermédiaire  pour  s'y  rendre.  De  là, 
en  985,  l'Islandais  Biaru  Herjolfson,  qui  allait  dans  le  Groenland  rejoindre  son 
père,  fut  chassé,  par  un  vent  violent  de  nord-est,  sur  le  continent  américain.  De 
retour  chez  son  père,  Biarn  exécuta  avec  quelques  compagnons  une  expédition 
lointaine,  dans  laquelle  ils  touchèrent,  l'an  1001  ou  1005,  successivement  dans 
diverses  parties  de  l'Amérique  dulNord,  qu'ils  apindèrcnt  ILiUyland,  Markland 
et  Vinland.  Ce  dernier  pays  fut  ainsi  nommé  à  cause  de  l'abondance  des  rai- 
sins^sauvages  qui  s'y  trouvèrent.  En  examinant  attentiveinent  les  indicatioBs  de  fa 


l'ecrope  et  la  chine.  2^ 

sait  justement  comme  devant  exercer  l'influence  la  plus  bienfaisante 
et  la  plus  étendue  sur  les  destinées  du  genre  humain,  celle  de  la 
jonction,  de  l'association,  de  la  fusion,  sous  une  même  loi  et  une 
même  foi,  des  deux  massifs  de  la  famille  humaine,  qui,  alors  comme 
de  nos  jours,  siégeaient,  en  se  tournant  le  dos,  aux  deux  extrémités  de 
l'ancien  continent,  séparés  par  un  immense  espace,  par  des  déserts, 
par  des  peuples  barbares,  et  dont  l'un  occupe  de  plus  aujourd'hui  un 
nouveau  monde  que  Colomb  lui  a  donné.  Cette  pensée  était  si  vaste, 
si  difficile  à  réaliser,  que,  trois  siècles  et  demi  après  lui,  elle  reste 
encore  à  accomplir,  et  qu'elle  n'est  même  pas  tout-à-fait  sortie  du 
domaine  de  la  politique  purement  contemplative.  En  supposant  que 
jamais  elle  se  réalise  pleinement  et  sans  réserve,  jusque-là  elle  suffira 
encore  à  la  gloire  de  plus  d'une  pléiade  de  grands  hommes.  Elle  est 
de  notre  temps,  et  sera,  bien  après  que  nous  tous,  qui  vivons  main- 
tenant, serons  oubliés,  la  plus  gigantesque  qui  puisse  être  caressée 
par  les  rêves  d'un  homme  d'état  comme  par  l'ambition  d'un  conqué- 
rant, par  l'ame  de  l'homme  religieux  comme  par  la  pensée  du  pbilo- 
sophe,  par  l'esprit  du  savant  comme  par  les  calculs  de  l'industriel, 
par  les  espérances  du  novateur  le  plus  audacieux  comme  par  la  solli- 
citude prudente  et  conservatrice  des  amis  de  l'ordre  universel. 

La  mesure  la  plus  exacte  de  l'importance  des  évènemens  humains 
est  celle  que  donnent  le  nombre  et  la  valeur  des  hommes  dont  ils 
embrassent  l'existence.  De  ce  point  de  vue,  l'association  de  la  civi- 
lisation occidentale  avec  l'Orient  extrême  serait  le  plus  grand  (ait  qui 
se  fût  jamais  passé  sur  la  terre. 

longueur  du  jour  dans  les  différentes  sagas,  on  en  a  conclu  que  les  contrées  visitées 
alors  par  les  Normands  étaient  situées  entre  les  parallèles  de  il»  et  50",  ce  qui  cor- 
respond à  la  côte  qui  s'étend  de  New-York  à  Terre-Neuve,  côte  sur  laquelle  vivent 
plus  de  sept  espèces  de  vigne.  Il  paraît  même  que  ces  vaillans  hommes  du  Nord 
s'avancèrent  beaucoup  plus  loin  au  midi.  Quelques  postes,  quelques  villages  peut- 
être  furent  construits  jiar  eux,  au  moins  dans  le  Vinland.  On  a  retrouvé  récemment 
des  inscriptions  ruiiiciues  qui  constatent  leur  passage  et  leur  séjoiir  sur  divers 
points  du  continent  américain.  Mais  vers  le  milieu  du  xiF  siècle,  tout  souvenir  du 
Vinland  disparaît  de  l'histoire;  plus  tard,  les  élahlissemens  du  Groenland  eux- 
mêmes  furent  ruinés  et  ahandonnés.  Quoique  Colomb  eût  navigué  au  nurd ,  dans 
les  parages  de  l'Islande,  rieu  ne  porte  à  croire  qu'il  y  ait  recueilli  des  données 
propres  à  le  guider  ou  à  l'encourager  dans  son  entreprise.  Il  y  a  lieu  de  penser  que, 
grâce  aux  efforts  des  savans  du  Danemark,  notre  époque  est  infiniment  mieux  in- 
formée sur  cette  découverte  anticipée  du  Nouveau-Monde  qu'on  ne  l'était  du  temps 
de  Colomb,  non-seulement  dans  la  péninsule  ibéri(iue,  où  l'on  n'en  savait  pas  un 
mot,  mais  même  dans  la  près  |u' île  Scandinave  et  ses  dépendances,  où  il  parait 
que  dès-lors  elle  était  oubliée. 


2V0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV.  —  COMMENT  LA  MÊME   PENSÉE  SE  PRÉSENTE  AIMOURD'hUI  AVEC  DE  PCISSANS 
MOYENS    d'exécution. 

La  pensée  qui  animait  Colomb  revient  aujourd'imi  s'offrir  de  nou- 
veau à  l'Europe  :  je  devrais  dire  s'imposer. 

Si  l'on  compare  l'Europe  moderne  à  celle  d'il  y  a  trois  cent  cin- 
quante ans,  on  reconnaîtra  sans  peine  que  l'état  de  crise  est  aujour- 
d'hui plus  caractérisé  encore;  que  nous  sommes,  plus  que  les  con- 
temporains de  Colomb,  en  pleine  eau  de  rénovation;  que  le  travail 
moral,  intellectuel  et  matériel  auquel  la  société  est  en  proie,  est  plus 
violent,  plus  actif,  plus  général  qu'alors.  L'espace  sur  lequel  ce  tra- 
vail s'opère  est  plus  vaste,  car  l'Europe  entière  y  participe,  et 
l'Amérique  en  est  tourmentée  d'un  pôle  à  l'autre.  Au  soin  de  chaque 
pays  isolément,  la  quantité  de  mouvement,  pour  me  servir  de  l'ex- 
pression consacrée  par  la  mécanique  ratioiuielle,  est  beaucoup  plus 
considérable;  il  n'y  a  pas  uîie  molécule  sociale  qui  n'y  ajoute 
son  moment,  parce  que  l'évolution  est  éminemment  démocratique, 
et  elle  ne  l'était  pas  il  y  a  trois  siècles.  Chez  chaque  individu,  l'agi- 
tation, les  passions,  les  espérances,  les  appétits,  sont  ce  qu'ils 
étaient  alors  chez  quelques-uns  seulement.  Si,  pour  offrir  aux  peu- 
ples une  occupation  digne  d'eux  et  proportionnée  à  leur  élan,  à  leur 
énergie,  il  fallut  alors  leur  livrer  un  nouveau  monde  où,  à  vrai  dire, 
il  n'y  avait  rien  à  vaincre  qu'une  nature  inanimée,  rien  à  transformer 
que  le  monde  physique,  sera-ce  trop,  sera-ce  assez  pour  l'Europe 
moderne  qu'une  arène  où  son  activité  pourra  s'exercer  sur  des  popu- 
lations plus  nom!)reuses  que  les  siennes  propres?  Un  nouveau  con- 
tinent presque  désert  suflit  (1)  à  absorber  la  vie  débordante  de  nos 
pères.  Il  faut  plus  aux  peuples  modernes;  si  le  but  tant  souhaité  par 
eux,  l'extrême  Orient  venait  à  nous  écheoir,  nous  y  trouverions  non- 
seulement  de  nouvelles  terres  (carde  quels  archipels  l'ancien  conti- 
nent n'est-il  pas  entouré  du  côté  de  l'est?)  mais  une  nouvelle  huma- 
nité, c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicat  à  manier  et  de  plus 
difficile  à  pétrir,  quand  on  répudie  les  traditions  brutales  avec  les- 
quelles en  effet  l'Europe  a  définitivement  rompu;  tout  ce  qu'il  y  a 
a  de  plus  glorieux  à  perfectionner,  tout  ce  qui  paie  avec  le  plus 
d'usure  les  soins  qu'on  y  donne. 

(1)  Il  serait  peut-être  plus  exact  de  dire  qu'il  n'y  suffit  pas  complètement,  puisque 
cette  découverte  ne  lit  pas  cesser  les  guerres  en  Europe. 


l'eUROPE  et  la  CHINE.  241 

En  vérité ,  on  ne  voit  pas  quel  autre  objet  répondrait  complète- 
ment à  l'attente  de  grands  évènemens  qui  tient  les  têtes  en  ébuUi- 
tion ,  à  l'étendue  des  forces  qui  sont  là ,  frémissant  de  l'impatience 
d'être  mises  en  œuvre. 

Cela  peut  être  traité  d'utopie  et  de  rêve.  Rêve,  soit.  Tout  songe 
est  un  mensonge,  mais  tout  rêve  n'est  pas  songe,  et  celui-ci  n'est  pas 
bûti  en  l'air,  dans  les  nuages;  il  repose  sur  les  traditions  du  genre 
humain,  sur  ses  tendances  révélées  par  l'histoire,  sur  ses  besoins 
présens. 

L'Europe  ne  manquera  pas  de  donneurs  d'avis  parfaitement  inten- 
tionnés, pleins  de  philanthropie  et  de  lumières,  qui  seront  empressés 
à  lui  représenter  qu'elle  a  mieux  à  faire  de  son  temps,  de  sa  peine 
ainsi  que  de  son  sang,  car  on  n'abaissera  pas  sans  un  choc  sanglant 
les  hairières  qui  nous  séparent  des  peuples  de  l'Orient  extrême.  Ils 
lui  peindront  les  douceurs  d'une  vie  paisible,  honnête  et  rangée,  le 
calme  du  mouvement  social  et  les  jouissances  du  bonheur  domestique, 
chez  une  nation  régulièreinent  ordonnée  qui  renonce  à  courir  les 
aventures  et  à  poursuivre  au  loin  des  projets  ambitieux,  pour  se 
vouer  au  soin  de  se  perfectionner  et  de  se  polir.  «  Chacun  chez  soi, 
diront-ils;  concentrons  nos  efforts  sur  nous-mêmes;  n'avons-nous  pas 
carrière  suffisante  entre  nos  frontières?  quelle  ample  moisson  de 
bien-être,  d'opulence,  de  gloire  peu  flamboyante  peut-être,  mais 
solide  et  durable,  s'offre  sur  notre  sol,  à  nos  pieds!  11  n'y  a  qu'à  se 
baisser  pour  la  cueillir  :  hors  de  là  tout  est  fumée  et  déception.  «  Ils 
conseilleront  aux  gouvernemens  de  se  vouer  exclusivement  à  favoriser 
les  entreprises  matérielles,  à  multiplier  les  travaux  publics,  à  insti- 
tuer ici  des  banques,  là  des  écoles;  à  encourager  l'industrie  sous  sa 
triple  forme,  agricole,  manufacturière  et  commerciale,  à  organiser 
le  travail  afin  de  doimer  de  la  sécurité  aux  travailleurs  et  de  leur 
inspirer  de  la  dignité.  Ils  remontreront  qu'à  ce  prix  l'exaltation  des 
populations  se  tempérerait,  l'ordre  de  plus  en  plus  ébranlé  irait  se 
raffermissant,  la  moralité  publique  déplus  en  plus  compromise  se 
restaurerait,  et  que  bientôt  on  verrait  se  dissiper  les  nuages  qui 
assombrissent  l'horizon  européen. 

Il  y  a  sur  ce  thème  de  bons  et  utiles  enseignemens  à  adresser  à 
l'Europe;  on  ne  les  lui  épargnera  pas  :  elle  les  trouvera  parfaitement 
judicieux,  elle  y  applaudira;  mais  si  elle  les  suit,  et  j'espère  bien 
qu'elle  ne  les  dédaignera  point,  ce  ne  sera  qu'à  demi.  Lorsque  Cy- 
néas,  beau  diseur,  profond  philosophe  et  ami  sincère,  exhorta  Pyr- 
rhus à  mettre  fin  à  ses  courses  téméraires  et  à  savourer  sans  plus  de 


2i2  REVUE  DES  DEBX  MONDES. 

délai  le  repos  dont  il  se  proposait  de  jouir  au  terme  de  ses  conquêtes, 
le  roi  trouva,  j'en  suis  convaincu,  que  son  conseiller  s'exprimait  en 
homme  du  plus  grand  sens;  mais  il  le  laissa  dire  et  fit  comme  devant. 
L'Europe  est  moins  inaccessible  aux  sages  avis.  Elle  réalisera  donc 
chez  elle  plusieurs  des  améliorations  qui  lui  seront  recommandées, 
lorsque  la  convenance  et  l'efficacité  lui  en  auront  été  prouvées;  mais 
elle  ne  saurait  consentir  à  s'enclore  dans  son  territoire.  Nous  ne 
sommes  pas  gens  à  bâtir  autour  de  nous  des  murailles  de  la  Chine;  loin 
de  là,  nous  ne  voulons  pas  permettre  que  les  autres  en  bâtissent,  et 
nous  prétendons  démolir  celles  qu'ils  auraient  érigées.  Se  mêler  des 
affaires  d'autrui,  intervenir  chez  le  prochain,  régenter  le  monde  par  la 
parole  et  par  la  force,  tantôt  par  des  actes  individuels,  tantôt  par  des 
démonstrations  des  gouvernemens,  ici  par  des  négociations  diploma- 
tiques, ailleurs  à  coups  de  canon,  c'est  pour  la  nature  européenne  un 
besoin  impérieux  auquel  elle  n'est  pas  libre  de  ne  pas  céder,  car  les 
peuples  comme  les  individus  luttent  en  vain  contre  leur  tempérament. 
Peut-être  serions-nous  plus  heureux  si  nous  étions  autres  :  cela  peut  se 
soutenir  par  de  bonnes  raisons.  L'homme  qui  sait  le  mieux  se  conte- 
nir est  aussi  celui  qui  sait  le  mieux  se  contenter.  Celui  dont  les  pen- 
sées et  les  désirs  ne  connaissent  pas  de  limites  a  aussi  des  passions  sans 
frein;  il  est  livré  aux  mômes  labeurs,  aux  mêmes  soucis  que  le  navi- 
gateur qui  doit  gouverner  un  frêle  navire  sur  une  mer  où  les  courans 
se  croisent  impétueux,  où  les  vents  se  heurtent  avec  violence.  Mais 
telles  sont  les  nations  européennes,  tels  furent  les  peuples  anciens 
dont  nous  dérivons  et  dont  nous  continuons  la  tâche  sur  la  terre, 
tels  nous  devons  être  long-temps;  car,  sans  méconnaître  la  bonté 
suprême  de  la  Providence,  on  peut  penser  que  c'est  son  aiguillon  qui 
nous  pousse  en  avant,  et  qu'il  ne  cessera  de  nous  mener  haletans  d'es- 
calade en  escalade,  de  précipice  en  précipice,  de  climats  en  climats, 
ùd  continent  en  continent,  que  lorsque  nous  serons  au  bout  de  l'œuvre 
qui  nous  a  été  assignée,  celle  de  dérouler  et  de  sceller  tout  autour 
de  la  planète,  à  travers  les  plus  formidables  obstacles,  les  anneaux 
d'un  cercle  d'harmonie  et  de  fraternité  universelle,  et  de  souder  à 
jamais  l'un  à  l'autre  les  deux  extrêmes,  l'alpha  et  l'oméga,  l'Orient 
et  l'Occident. 

On  ne  décidera  pas  l'Européen  à  se  dore  dans  le  foyer  domes- 
tique, ou  même  dans  le  foyer  de  la  patrie.  11  lui  faut  une  vie  pu- 
blique autant  qu'une  vie  privée;  il  doit  se  sentir  acteur,  père  noble, 
jeune  premier,  ou  comparse,  dans  un  drame,  et  il  faut  que  dans  ce 
drame  soient  en  jea  les  destinées  de  la  patrie,  du  genre  humain.  Efe 


l'europe  et  la  chine.  2i3 

qu'est-ce  donc,  sinon  la  preuve  que  l'Europe  est  la  dépositaire  des 
destins  de  l'humanité? 

Je  ne  veux  certes  point  décrier  ce  que  ma  faible  voix  a  vanté  autant 
qu'il  lui  était  possible.  Je  ne  veux  point  médire  des  chemins  de  fer, 
des  canaux  et  autres  travaux  publics ,  des  améliorations  matérielles  et 
positives  en  général  :  ce  que  j'ai  adoré,  je  ne  le  brûle  pas,  je  l'adore 
encore.  Chez  nous ,  le  gouvernement  de  18.30  a  fait  de  ces  perfection- 
nemens  beaucoup  plus  que  ceux  qui  l'avaient  précédé.  11  n'en  a  point 
fait  assez  cependant.  11  ne  leur  a  pas  imprimé  ce  cachet  de  généralité 
et  de  grandeur  que  le  Français  affectionne.  11  n'a  pas  su  les  coordonner, 
les  conduire  avec  unité  et  ensemble.  En  somme,  à  cet  égard,  son 
entreprise  dirigée  à  bâtons  rompus  par  des  ministèfes  constamment 
menacés  de  mort,  sous  les  auspices  de  chambres  trop  disposées  à 
confondre  l'épargne  avec  l'économie,  à  travers  mille  soucis,  mille 
exigences  des  partis,  a  été  incomplète  et  quelquefois  mesquine. 
Cependant  elle  n'a  été  sans  fruit  ni  pour  le  pays  ni  pour  le  prince. 
Elle  a  augmenté  la  prospérité  nationale,  elle  a  valu  au  gouverne- 
ment les  suffrages  et  l'adhésion  sincère  des  classes  commerçantes 
et  industrielles.  Continuée  sur  des  proportions  plus  larges  et  avec 
plus  de  perfection,  unie  à  un  vaste  plan  d'organisation  du  travail 
et  des  travailleurs  de  tous  les  ordres,  elle  procurera  au  pouvoir  un 
peu  de  cette  stabilité  qu'il  cherche  avec  anxiJté  et  qu'il  ne  trouve 
pas.  La  politique  des  intérêts  matériels  assurera  aux  classes  pauvres 
le  bien-être  qu'elles  désirent,  qu'elles  méritent,  qu'elles  se  savent 
fondées  à  revendiquer  en  échange  de  leurs  sueurs  qu'elles  pro- 
diguent. Elle  seule  fermera  la  bouche  aux  adversaires  du  régime  mo- 
narchiiiue,  qui  promettent  aux  masses  populaires  des  satisfactions 
devenues  chères  à  tous,  et  qui,  à  l'appui  du  système  républicain, 
tracent  le  brillant  tableau  de  l'aisance  dont  jouissent  l'ouvrier  et  le 
paysan  dans  les  états  de  l'Union  américaine.  Chez  nous,  qui  avons 
une  dynastie  nouvelle,  assise  sur  un  trône  dressé  par  le  bras  popu- 
laire, elle  est  plus  qu'ailleurs  une  nécessité  et  un  devoir. 

Ceci  est  donc  bien  entendu,  tout  Européen  doit  vouloir  les  amé- 
liorations positives.  C'est  de  la  politique  telle  qu'il  est  indispensable 
d'en  faire,  de  celle  à  laquelle  doivent  prêter  leur  concours  dévoué 
tous  ceux  qui  aiment  l'humanité,  tous  ceux  qui  veulent  que  le  sen- 
timent de  fraternité  gravé  lentement  dans  les  cœurs  par  le  christia- 
nisme, et  maintenant  en  train  de  s'introduire  partout  dans  les  lois 
sous  le  titre  d'égalité,  devienne  un  gage  de  bonheur  privé  et  de  pros- 
périté publique,  et  non  le  provocateur  de  bouleversemens  affreux. 


W*  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Ne  nous  exagérons  pourtant  pas  la  portée  de  la  politique  des  inté- 
rêts positifs,  à  l'égard  de  la  crise  qui  tourmente  et  ébranle  jusque 
dans  ses  fondcmens  la  société  européenne  en  général  et  particulière- 
ment la  France.  L'élément  passionnel  (qu'on  me  passe  ce  barbarisme) 
est  extrêmement  développé  en  Europe.  A  ces  passions  il  faut  un  ali- 
ment; or,  jamais  vous  ne  passionnerez  l'Europe  pour  les  travaux  pu- 
blics, celle  de  toutes  les  améliorations  positives  qui  est  le  plus  en 
évidence  et  qui  frappe  le  plus  le  sens  vulgaire,  ni  pour  l'industrie  en 
général.  .Jamais,  en  Europe,  la  tendance  industrielle  ne  deviendra, 
pour  un  long  intervalle  au  moins,  entbonsiaste  et  fébrile.  Et  cepen- 
dant il  faut  à  l'Europe,  à  la  France  spécialement,  de  l'entliousiasme; 
elle  ne  saurait  s'en  passer  non  plus  que  du  pain  quotidien.  Il  lui 
faut  même,  en  vérité,  quelques  accès  de  fièvre. 

C'est  un  mal,  dira-t-on.  —  Cela  se  peut ,  quoique,  fièvre  à  part,  je 
croie  le  contraire;  mais  c'est  un  fait  que  vous  ne  cbangerez  pas  et 
qu'il  faut  accepter.  Vous  ne  sauriez  faire  que  l'amour  du  bien-être 
matériel  suffise  à  la  tête  et  au  cœur  des  nations  de  l'Europe.  Elles 
sont  d'une  trop  noble  essence  pour  que  l'acquisition  de  la  richesse 
ou  l'épicuréisme,  fùt-il  relevé  par  l'éclat  des  arts,  excite  en  elles  de 
longs  ravisseniens,  leur  inspire  de  vives  sympathies  autrement  que 
pour  un  instant  passager.  Elles  font  cas  des  améliorations  matérielles, 
parce  que,  voulant  le  progrès  de  la  civilisation,  elles  en  doivent  vou- 
loir le  matériel,  sans  lequel  ce  progrès  serait  une  fiction,  une  ombre 
sans  substance;  mais  le  souci  de  ce  matériel  ne  saurait  absorber  leurs 
facultés,  si  ce  n'est  pendant  des  entr'actes.  Les  classes  auxquelles  la 
matière  fait  le  plus  défaut,  les  pauvres,  entendent  moins  que  les 
autres  peut-être  y  consacrer  leur  existence  entière.  Le  cuUe  absolu  de 
la  matière,  l'apothéose  exclusive  de  l'industrie,  auraient  pour  les  peu- 
ples de  l'Europe  mille  dangers.  Malheur  aux  natures  puissantes  qui 
sont  réduites  à  une  tâche  trop  au-dessous  de  leurs  forces,  et  à  une 
pensée  qui  ne  saurait  s'étendre  sur  tous  les  lobes  de  leur  cerveau  ! 
Au  bras  d'un  vigoureux  athlète  donnez  un  disque  pesant,  sinon  le 
disque,  au  heu  de  frapper  le  but,  ira  s'égarer  et  se  perdre  au  loin.  Si 
l'on  réussissait  à  emprisonner  les  peuples  de  l'Europe  dans  le  cercle 
des  intérêts  positifs,  s'ils  essayaient  d'en  faire  l'objet  unique  de  leur 
forte  intelligence  et  de  leurs  énergiques  passions,  vous  les  verriez 
convertir  le  bien-être  en  d'immenses  orgies  et  les  affaires  en  un  co- 
lossal agiotage,  se  vautrer  dans  le  bourbier  d'un  sensualisme  effréné, 
se  dégrader  par  une  cupidité  monstrueuse.  On  sait  ce  qui  arriva  aux 
Romains  lorsqu'ils  eurent  fermé  sur  eux  les  portes  de  l'empire. 


l'europe  et  la  chine.  245 

Sans  doute,  la  politique  industrielle,  quoique  elle  mette  la  matière 
en  jeu,  ne  saurait,  sans  injustice,  être  absolument  taxée  de  matéria- 
lisme, car  elle  se  lie  étroitement  aux  intérêts  moraux  du  genre  hu- 
main. Dans  l'industrie  organisée,  comme  elle  tend  à  l'être  en  se 
dérobant  aux  habitudes  anarchiques  qu'elle  a  dû  momentanément 
subir  sous  le  régime  de  la  concurrence  illimitée ,  le  travail  doit  être 
éminemment  propre  à  moraliser  l'homme,  et  c'est,  en  vérité, *le  seul 
agent  de  moralisation  auquel  il  semble  possible  de  s'adresser  avec 
quelque  chance  de  succès  dans  le  moment  présent.  Pour  les  classes  les 
plus  nombreuses,  auxquelles  il  serait  insensé  de  ne  pas  faire  une  large 
part  désormais  dans  tous  les  programmes  de  gouvernement,  le  bien- 
être  que  l'industrie  procure  est  la  sanction  nécessaire  de  la  liberté. 
Tant  que  les  ouvriers  des  champs  et  des  villes  seront  enchaînés  à 
la  misère,  leur  émancipation  sonnera  creux;  la  souveraineté  dont 
on  les  affuble  sera  une  dérision  amère.  Au  sein  de  chaque  pays,  le 
perfectionnement  moral  et  intellectuel  de  l'immense  majorité  des 
hommes,  aussi  bien  que  l'adoucissement  de  leur  condition  physique, 
exige  absolument  le  progrès  de  l'industrie  agricole ,  manufacturière 
et  commerciale.  Un  peuple  qui  se  clorait  chez  lui,  pour  n'être  point 
dérangé  dans  ses  entreprises  d'améliorations  positives ,  se  trouverait 
donc,  lui  aussi,  servir  la  cause  de  l'intelligence  et  de  la  morahté  hu- 
maine, et  celle  de  la  liberté.  Ce  n'est  pourtant  pas  une  raison  pour 
que  l'Europe  demeure  chez  elle;  car,  si  elle  essayait  de  s'y  tenir,  elle 
n'y  serait  ni  satisfaite  ni  tranquille.  Pour  elle,  il  n'y  a  désormais  de 
tranquillité  intérieure  ni  de  satisfaction  possible  qu'à  la  condition  de 
répandre  au  dehors  les  flots  qui  grondent  entre  ses  frontières. 

Les  Européens,  peuples  et  individus,  vivent  au  moins  à  moitié  en 
dehors.  Leur  moi,  répétons-le,  ne  peut  se  replier  sur  lui-même.  11 
ne  saurait  se  dispenser  d'une  action  sur  le  non-moi,  et  cette  action 
a  presque  toujours  pour  accompagnement  ou  pour  mobile  un  senti- 
ment de  lutte  ou  de  rivalité,  qui,  dans  le  passé,  s'est  révélé  quelquefois 
sous  la  forme  d'émulation ,  qui,  dans  l'avenir,  il  faut  l'espérer,  aura 
le  plus  souvent  ce  caractère ,  mais  qui ,  depuis  l'origine  des  temps 
jusqu'à  nous,  s'est  presque  toujours  manifesté  sous  l'aspect  d'une 
haine  violente  et  sanguinaire.  Le  besoin  d'agir  sur  le  non-moi  et  celui 
de  jouter  jouent  le  plus  grand  rôle  dans  leur  organisme  et  dans  leur 
existence,  et  sont  parmi  les  traits  principaux  de  leur  physionomie  et 
de  leur  tempérament.  C'est  leur  faible,  comme  diraient  des  mora- 
listes timorés.  C'est  leur  fort,  diraient  d'autres  plus  osés,  plus  intelli- 
gens  de  la  nature  humaine,  plus  confians  dans  la  sagesse  divine.  C'est 

TOME  XXIII.  16 


2i6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  là  que  la  Providence  les  saisit  pour  les  pousser  en  avant  et  pour 
brasser  ens«îmble  toutes  les  fractions  de  l'humanité,  préparant  ainsi, 
par  les  mains  de  l'homme,  l'unitr  harmonieuse  de  la  civiUsation.  C'est 
par  là  que  leurs  chefs  les  mènent.  Souvent  c'est,  avant  tout,  pour 
assurer  leur  suprématie  au  dehors,  pour  atteindre  et  dépasser  leurs 
rivaux,  ou  pour  frapper  un  coup  décisif  sur  l'étranger,  qu'ils  n'ali- 
sent  des  améliorations  dans  leur  sein.  Us  vivent  tant  d'une  vie  exté- 
rieure, que  quelquefois  c'est  simplement  le  désir  de  gagner  les  applau- 
dissemens  du  dehors  qui  règle  leurs  actes  de  politique  intérieure  et 
d'administration  intime,  car  nous  sommes  bien  de  la  même  souche; 
qu'Alexandre  qui,  au  plus  fort  de  ses  victoires,  s'écriait  •.  Que  ne  fait- 
on  pas,  ô  Athéniens,  pour  mériter  vos  éloges!  Nous,  Frnnçnis,  nous 
n'avons  réalisé  nos  plus  beaux  perfectionnemens  administratifs  que 
lorsque  nous  nous  sommes  sentis  stimulés  par  l'aiguillon  de  la  guerre. 
C'est  à  un  sentiment  guerrier  que  nous  devons  notre  centralisation , 
par  exemple.  Ces  jours-ci,  les  chambres  ont  voté  deux  lois  impor- 
tantes, l'une  en  faveur  des  chemins  de  fer,  l'autre  pour  la  création 
de  paquebots  à  vapeur  transatlantiques.  Ouel  a  été  l'argument  le  plus 
décisif,  celui  qui  a  fait  tomber  dans  l'urne  les  boules  blanches?  Dans 
un  cas,  le  développement  qu'ont  acquis  les  chemins  de  fer  chez  les 
peuples  voisins  et  la  crainte  d'être  montrés  au  doigt  comme  une  na- 
tion arriérée;  daqs  l'autre,  la  volonté  de  faire  concurrence  à  l'Angle 
terre  sur  les  plages  du  Nouveau-Monde,  et,  en  cas  de  guerre  mari- 
time, de  lui  montrer  qu'elle  se  dit  en  vain  la  maîtresse  des  mers. 

L'industrie  est  un  combat  contre  la  matière  brute,  combat  toujours 
honorable  pour  l'espèce  humaine,  audacieux  et  imposant  quelquefois. 
Par  elle,  l'homme  triomphe  du  monde  physique,  asservit  la  nature 
et  la  ploie  à  son  usage  comme  un  docile  esclave ,  instrument  de  son 
bien-être.  Mais  ce  ne  serait  point  assez  pour  satisfaire  le  besoin  de 
hitter  qui  est  dans  le  cœur  des  Européens,  pour  assouvir  leur  soif  de 
domination.  Il  leur  faut  un  adversaire,  un  obstacle,  un  sujet  d'acti- 
vité qui  se  présente  sous  la  forme  humaine.  S'il  était  vrai  des  nations 
européennes  que  désormais  l'industrie  put  capter  tout  leur  bien- 
être,  et  si  en  conséquence  elles  se  bornaient  au  soin  du  chez  soi, 
c'est  que  la  primauté  passerait  à  d'autres,  et  qu'elles-mêmes,  dépo- 
sant le  mandat  qui  leur  avait  été  confié,  donneraient  leur  démission  ; 
c'est  (ju'elles  auraient  dégénéré.  La  civilisation  à  laquelle  nous  ap- 
partenons est  tenue  à  s'épandre  et  à  agir  autour  d'elle.  Ses  coryphées» 
ne  sauraient  s'arrêter  pour  se  consacrer  à  parer  leur  demeure  et  pour 
faire  leur  lit.  Le  mot  d'ordre,  marche!  marche;!  a  été  dît  pour  eux. 


l'europe  et  la  chine.  2i7 

Nous  donnons  dans  l'Algérie  une  preuve  péremptoire  de  la  né(  es- 
sité  absolue  de  fournir  de  l'aliment,  tant  bien  que  mal,  au  besoin 
d'action  extérieure  qui  nous  tourmente  de  même  que  les  autres 
nations  de  l'Europe.  On  ne  peut  raisonnablement  s'expliquer  que 
par  là  notre  persévérance  à  retenir  Alger  au  prix  de  tant  d'argent  et 
de  tant  de  sang.  Ce  serait  la  pins  insigne  des  folies  que  d'avoir  con- 
sacré à  l'Algérie  de  pareilles  sommes  et  un  sang  si  précieux,  s'il  ne 
s'agissait  que  de  nous  approprier  et  de  mettre  en  culture  la  lisière, 
de  valeur  assez  douteuse,  au  dire  de  bons  juges,  qui  est  comprise 
entre  le  pied  de  l'Atlas  et  la  mer.  Nous  avons  dans  notre  Corse  trop 
oubliée,  dans  les  Landes,  dans  la  Sologne,  dans  la  presqu'île  de  la 
Camargue,  et  sur  d'autres  points  de  l'antique  sol  français,  de  vastes 
espaces  qui,  à  dix  fois  moins  de  frais,  eussent  rendu  des  produits 
plus  beaux  que  tout  ce  que  paraît  devoir  de  long-temps  rapporter  la 
ci-devant  Régence.  Comme  affaire  d'intérêt  matériel,  du  point  de 
vue  du  doit  et  avoir,  notre  entreprise  au  nord  de  l'Afrique  est  insou- 
tenable. Considérée  comme  ayant  pour  but  d'accorder  une  certaine 
satisfaction  à  un  sentiment  très  vif  dans  le  pays,  celui  de  révéler 
extérieurement  notre  existence  dans  le  monde,  elle  se  conçoit,  elle 
se  motive,  elle  se  justifie. 

Le  besoin  d'action  extérieure  qui  anime  chacun  des  peuples  de 
l'Europe  s'est  témoigné  par  de  vastes  entreprises  lointaines  :  telle 
fut  l'éruption  des  croisades  qui  dura  deux  siècles,  tel  a  été  l'enva- 
hissement de  l'Amérique;  mais  le  plus  souvent  il  s'est  déployé  dans 
des  déchiremens  européens.  Aujourd'hui  un  heureux  changement 
■s'opère;  une  révolution  éminemment  favorable  à  la  paix  intérieure 
est  en  train  de  s'accomplir  dans  la  politique  européemie.  La  commu- 
nauté des  idées  et  des  sentimens,  la  solidarité  des  intérêts,  la  facilité 
croissante  des  relations  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  ont  fait  des 
nations  qui  l'habitent  une  grande  famille.  Peut-être  serons-nous  encore 
témoins,  en  Europe,  de  quelque  choc  affreux;  mais  certainement,  si 
la  guerre  éclatait,  elle  serait  de  très  courte  durée.  Elle  pourrait  être 
sanglante,  grave  dans  ses  conséquences;  mais  elle  passerait  avec  rapi- 
dité. Les  rapports  des  gouvernemens  entre  eux  laissent  beaucoup  à 
désirer  encore;  ils  ne  sont  pas  en  harmonie  avec  les  instincts  des 
populations  à  beaucoup  près,  mais  ils  y  seront  bientôt,  parce  que  la 
réaction  desgouvernans  sur  les  gouvernés,  cette  véritable  souveraineté 
populaire,  n'a  jamais  été  aussi  puissante.  Après  le  maintien  de  la 
paix,  en  1830,  qui  pourrait  douter  de  la  prépondérance  des  intérêts 
pacifiques  dans  la  politique  européenne? 

16. 


2i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi,  sauf  la  chance  de  quelques  collisions  qui  pourraient  être 
cruelles,  mais  qui  au  moins,  par  le  bref  intervalle  de  temps  qu'elles 
occuperaient,  ressembleraient  à  de  sinij)les  accidens,  on  peut  regar- 
der la  cause  de  la  paix  européenne  conmie  définitivement  gagnée. 
Et  comme  il  faut  être  juste  envers  tout  le  monde,  même  envers  les 
rois,  disons  hautement  ici  que  ce  triomphe  de  la  paix  au  sein  de 
l'Europe  est  dû  à  la  sagesse  du  roi  Louis-Philippe.  C'est  à  lui  qu'appar- 
tient l'initiative  de  cette  belle  et  salutaire  pensée  qui  devrait  former  la 
devise  de  la  dynastie  d'Orléans,  et  qui  lui  portera  bonheur.  Si  d'autres 
princes,  à  commencer  par  le  vieux  monarque  qui  vient  d'être  ravi  à 
la  vénération  de  la  Prusse,  et  des  hommes  d'état  tels  que  M.  de  Met- 
ternich ,  lord  Wellington  et  lord  Grey,  peuvent  revendiquer  une  part 
dans  l'honneur  du  succès,  c'est  encore  au  roi  des  Français  qu'en 
revient  le  principal  mérite;  car  lorsque  la  tempête  allait  éclater,  lors- 
que le  Nord  et  le  Midi  déchaînés  semblaient  au  moment  de  se  préci- 
piter l'un  contre  l'autre,  il  a  eu  à  contenir  et  il  a  contenu  le  plus  fou- 
gueux des  autans. 

C'est  précisément  pour  consolider  cette  paix  européenne  qu'il  faudra 
qu'on  permette  aux  peuples  européens  de  se  répandre  au  dehors. 
L'Europe,  je  le  redis  encore,  a  le  tempérament  belliqueux,  lut- 
teur, jouteur;  elle  aime  à  brandir  son  épée,  et  malgré  la  prophétie 
d'Isaïe,  malgré  l'adoucissement  des  mœurs,  elle  n'est  pas  au  moment 
de  convertir  les  fers  des  lances  en  socs  de  charrue.  Mais  les  glaives 
que  dirigeaient  autrefois  l'amour  du  pillage,  l'esprit  d'oppression ,  des 
haines  féroces  ou  de  hideuses  jalousies,  se  mettront  et  se  mettent  déjà 
au  service  des  principes  civilisateurs.  Au  nom  du  ciel,  que  la  civili- 
sation accepte! 

On  s'y  est  pourtant  refusé  jusqu'à  présent.  L'esprit  guerrier,  à  qui 
on  demandait  des  concessions  sans  retour,  n'a  donc  pas  cédé  sans  une 
vive  résistance  le  terrain  qu'il  a  perdu  depuis  1830.  L'hostilité  a  été 
bannie  du  monde  des  faits,  en  ce  sens  que  l'on  n'a  pas  promené  les 
bataillons  à  travers  champs,  ou  que  du  moins  on  ne  les  a  pas  poussés 
les  uns  contre  les  autres;  mais  elle  est  restée  dans  les  sentimens.  On 
ne  s'est  pas  égorgé,  mais  on  ne  s'est  pas  moins  cordialement  détesté. 
Les  congrès  et  les  conférences  ont  pris  la  place  des  batailles,  con- 
quête immense  du  génie  de  la  paix  européenne  !  Mais,  pendant  qu'on 
imposait  silence  au  canon ,  que  de  fois  les  dagues  ont  été  tirées  sous 
la  table!  On  a  juré  la  paix  en  se  prodiguant  les  uns  aux  autres  les. 
démonstrations  d'une  antipathie  tracassière,  brutale  même  entre 
adversaires,  d'une  méfiance  insultante,  d'une  envie  sans  dignité 


L'EUROPE  ET  LA  CHINE.  249 

entre  amis  et  alliés.  Les  crocs-en-jambes  diplomatiques  ont  joué  avec 
une  activité  égale  à  celle  de  la  meilleure  artillerie.  On  a  vu  se  dérouler 
les  incertitudes,  les  anxiétés,  les  inconséquences,  les  contradictions, 
les  embarras,  les  bévues,  parlons  franchement,  les  manques  de  foi  et 
les  lâchetés  qui  sont  inséparables  des  transitions  mal  ménagées  ou 
non  ménagées  et  des  positions  fausses. 

Du  moment  où  l'on  reconnaissait  ciu'on  ne  devait  plus  guerroyer 
en  Europe,  il  convenait  de  rechercher  les  bases  d'un  accord  durable 
entre  les  puissances.  Puisque  la  guerre  européenne  était  proscrite,  il 
était  tout  simple  de  détruire  en  Europe  les  causes  de  guerre  en  don- 
nant satisfaction  à  tous  les  grands  intérêts  européens,  par  l'organisa- 
tion d'une  association  des  puissances  qui  permît  à  chacune  de  se 
développer  suivant  ses  tendances  naturelles.  Au  nom  de  la  paix,  de 
l'harmonie  et  du  progrès,  on  s'est  cramponné  à  une  politique  har- 
gneuse, envieuse,  immobile,  qui  ne  profite  à  personne  et  qui  nuit  à 
tous,  qui  torture  tous  les  peuples  en  les  refoulant  sur  eux-mêmes. 
Ainsi  que  l'a  dit  un  illustre  orateur  dans  l'un  de  ses  plus  admirables 
discours,  à  l'occasion  de  la  question  du  Levant,  «on  s'est  attaché  à 
une  politique  d'exclusion  et  on  a  chicané  là  où  il  fallait  une  politique 
de  magnanimité  et  de  compensation  (1).  »  On  a  nié  la  guerre,  mais 
on  n'a  pas  constitué  la  paix.  On  a  voulu  la  bonne  harmonie  de  l'Eu- 
rope, on  en  a  repoussé  les  moyens ,  quoiqu'ils  fussent  parfaitement 
honorables,  éminemment  propices  aux  tendances  évidentes  de  l'hu- 
manité, au  resserrement  des  hens  de  la  grande  famille  humaine. 

Nous-mêmes,  Français,  qui  avons  l'habitude  de  nous  distinguer  par 
les  généreux  penclians  de  notre  politique  extérieure,  nous  qui  étions 
les  plus  intéressés  à  la  paix  et  qui  la  voulions  le  plus  fermement,  tout 
comme  les  autres  nous  avons  fait  et  nous  faisons  de  l'exclusion  et  de 
la  jalousie.  Nous  nous  sommes  mis  en  travers  des  tendances  les  plus 
naturelles  de  notre  prochain.  Celle  des  Russes  est  de  prédominer  à 
Constantinople,  celle  des  Anglais  à  Suez  et  en  Syrie.  Nous  nous  oppo- 
sons aux  Anglais  en  Syrie  et  à  Suez,  aux  Russes  à  Constantinople. 
Par  là  nous  travaillons,  sans  nous  en  apercevoir,  à  ce  qu'au  lieu 
d'une  prédominance  dont  les  uns  et  les  autres  se  seraient  contentés, 
ils  aient  une  domination,  au  lieu  d'une  tutelle  et  d'un  protectorat,  la 
maîtrise. 

Mais,  je  le  répète,  ces  fausses  manœuvres  sont  de  celles  qui  accom- 
pagnent nécessairement  les  transitions  brusques.  L'Europe  ne  pouvait 

f  (.1)  Discours  de  M.  de  Lamartine  du  II  janvier  1840. 


250  REVUE  DES  DEl'X  MONDES. 

faire  en  nn  clin  d'œil  le  grand  changement  de  front  de  la  gnerre  à  la 
paix  européenne,  d(;  l'hostilité  à  l'association ,  sans  qu'il  y  eût  du  dés- 
ordre. L'intérêt  bien  entendu  de  toutes  les  puissances  est  qu'elles  se 
rendent  à  la  raison ,  et  elles  s'y  rendront.  Ce  doit  en  être  fait  de  la 
politique  des  temps  passés,  inspirée  par  le  misérable  instinct  qui 
porte  les  hommes  à  abaisser  leurs  sendjlables  à  tout  prix,  même  en 
faisant  le  sacrifice  de  leur  élévation  propre.  Les  hommes  éminens  qui 
gouvernent  l'Europe  sentent  entre  leurs  poignets  les  rudes  vibra- 
tions d'un  ressort  qui  causerait  des  bouleversemens  si  l'on  conti- 
nuait à  le  presser  sur  lui-même.  Ils  savent  le  parti  qu'on  en  pour- 
rait tirer  si  on  lui  permettait  de  se  détendre  au  dehors  sous  l'influence 
d'une  pensée  civilisatrice.  Par  crainte  des  perturbations,  ou  plutôt  par 
amour  de  leur  patrie  et  de  l'humanité,  ils  s'accorderont  à  ouvrir  une 
carrière  à  ces  générations  dont  l'ardeur  fermente.  Ils  voudront  que 
notre  Kurope,  ce  petit  coin  du  globe  où  est  concentrée  une  masse 
extraordinaire  de  lumières  et  d'énergie,  où  les  hommes  s'entassent, 
où  les  imaginations  s'échauffent,  où  les  ambitions  individuelles  et  col- 
lectives, les  peuples  et  les  rois,  les  intérêts  et  les  idées  se  froissent 
et  se  heurtent,  verse  à  l'extérieur  sa  force  vitale  en  excès,  qu'ils  ont 
tant  de  peine  à  retenir.  Us  le  voudront  bientôt,  on  doit  le  croire.  S'ils 
ne  le  voulaient  pas,  elle  déborderait  malgré  eux.  Tout  fait  une  loi  de 
cette  nouvelle  ère  d'expansion  ;  tout  est  prêt  pour  elle:  le  matériel  de 
la  campagne  est  déjà  réuni.  Et  quel  pourrait  en  être,  je  ne  dis  pas 
l'unique  but,  mais  le  but  principal,  le  but  le  plus  glorieux,  le  plus 
digne  d'exciter  l'ambition  des  grandes  âmes  et  des  âmes  remuantes, 
le  plus  attrayant  pour  l'humeur  envahissante  et  dominatrice  de  l'Eu- 
rope, sinon  l'extrémité  orientale  du  cotstinent  d'Asie?  Un  violent 
instinct  ne  pousse-t-il  pas  déjà  l'Europe  vers  ces  parages?  Qu'est-ce 
donc  qu'y  vont  faire  en  ce  moment  les  Anglais? 

Le  grand  pas  que  fit  la  civilisation  occidentale  vers  le  terme  de  son 
pèlerinage  autour  du  globe,  en  portant  ses  avant-postes  de  l'autre 
côté  de  l'Atlantique  dans  le  nouveau  continent,  avait  été  précédé, 
comme  on  l'a  vu,  de  perfectionnemens  signalés  dans  l'art  de  la  navi- 
gation. De  même,  de  nos  jours,  elle  a  acquis  des  moyens  puissans 
de  viabilité  qui  réellement  autorisent  à  répéter,  en  le  prenant  cette 
fois  au  sérieux  et  à  la  lettre,  le  mot  de  Colomb  à  Isabelle  :  El  niondo 
es  poco.  Voici  venir  la  vapeur,  qui ,  de  nos  jours,  paraît  devoir  exercer 
Sur  les  destinées  du  genre  humain  une  influence  comparable  à  celle 
qu'eut,  il  y  a  trois  ou  quatre  siècles,  la  découverte  de  l'imprimerie. 
Des  véhicules  inconnus  de  nos  pères,  inespérés  de  nous-mêmes  au 


L'EUROPE  Et  LA   CHTNE.  251 

commencement  du  siècle,  anéantissent  maintenant  l'espace  sur  les 
continens  comme  sur  la  meT.  C'est  la  vapeur  qui  les  anime.  Avec  les 
chemins  de  fer  et  les  bateaux  à  vapeur,  le  fond  de  l'Asie  cesse  d'être 
une  terre  lointaine.  Paris  et  Londres  ne  sont  déjà  plus  qu'à  deux  mois 
de  Canton.  Dans  quelques  années,  lorsque  la  navigation  maritime  à 
vapeur,  encore  an  berceau,  se  sera  développée,  et  que  des  centres 
complètement  européens  auront  été  constitués  sous  les  auspices  du 
pacha  et  du  sultan  qui  essaient  de  s'européaniser,  ou  sou*  ceux  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie  ou  de  tierces  puissances,  à  Smyrne,  à 
Alexandrie,  à  Constantinople,  quelle  ne  sera  pas  la  proximité  des 
deux  civilisations  orientale  et  occidentale! 

Ainsi ,  lors  même  que  l'Europe  resterait  à  sa  place,  ou  au  moins  ne 
s'écarterait  pas  du  bassin  de  la  Méditerranée,  le  grand  Orient  cesserait 
d'être  inaccessible  pour  elle ,  et  elle  serait  en  mesure  de  voisin<}r  avec 
lui  de  gré  ou  de  force.  Mais  cette  Europe  est  aujourd'hui  partout.  En 
même  temps  qu'elle  a  amoindri  les  distances  par  la  rapidité  qu'elle 
met  à  les  franchir,  elle  a  supprimé  sur  la  carte  les  trois  quarts  de  l'in- 
tervalle qui  la  séparait  de  l'empire  chinois.  Elle  s'est  installée  littéra- 
lement sur  sa  frontière.  La  plus  grande  partie  de  l'Asie  est  aujourd'hui 
la  propriété  de  l'Europe.  L'Angleterre  compte  dans  l'Inde  actuelle- 
ment quatre-vingt-trois  millions  de  sujets  et  cinquante  millions  de 
vassaux  et  de  tributaires.  Pendant  que  les  Anglais  cernent  le  céleste 
empire  du  côté  du  midi,  les  Russes  le  pressent  du  côté  du  nord.  La 
Russie  occupe  tout  le  revers  septentrional  de  l'ancien  continent, 
jusqu'au  Kamchatka ,  jusqu'à  la  mer  de  Bering.  Elle  gagne  du  ter- 
rain tant  qu'elle  peut  de  ce  côté  comme  du  nôtre.  Elle  capte  ou  assu- 
jétit  chaque  jour  de  nouvelles  steppes  et  d'autres  tribus.  Ses  posses- 
sions limitrophes  de  la  Chine  vont  jusqu'à  50",  et  même  jusqu'à  iS** 
de  latitude.  Par  conséquent,  c'est  un  pays  tout-à-fait  habitable,  quoi- 
qu'il s'appelle  la  Sibérie ,  et  il  est  facile  de  s'y  préparer  des  ressources, 
d'y  réunir  des  approvisionnemens  et  une  armée. 

Bien  plus,  l'armée  y  est  déjà,  et  c'est  une  armée  qui  sait  par  tradi- 
tion comment  on  conquiert  le  céleste  empire.  Cette  région  qui  s'or- 
ganise par  les  soins  des  czars  est  celle  qui  depuis  l'origine  des  temps 
a  été  la  demeure  des  peuples  nomades  et  belliqueux ,  sortes  de  Cen- 
taures, qui  ont  joué  un  rôle  de  premier  ordre  dans  l'histoire,  en 
apparaissant  d'espace  en  espace,  tantôt  à  l'Orient,  tantôt  à  l'Occident, 
comme  des  fléaux  de  Dieu,  guidés  par  l'ange  exterminateur  des  natio- 
naUtés  et  des  empires  (1). 

(1)  L'un  des  plus  grands  mystères  des  annales  du  genre  huma'in ,  c'est  que  ces 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Russie  accomplit  dans  cette  contrée  une  œuvre  dont  les  Euro- 
péens, occupés  de  ses  agrandissemens  en  Europe,  n'ont  pas  soigneu- 
sement mesuré  la  portée.  Elle  hùt  passer  les  tribus  tartares  de  la  vie 
nomade  à  la  vie  stationnaire.  Mais  tout  en  les  initiant  à  la  civilisation , 
elle  développe  en  eux  les  instincts  belliqueux  plutôt  qu'elle  ne  les 
amortit.  Elle  les  enrégimente,  elle  les  discipline,  elle  les  accoutume 
à  manier  avec  dextérité  les  machines  de  guerre  qu'a  perfectionnées 
la  science  occidentale.  Ainsi ,  parmi  cette  race  d'hommes  dont  le  nom 
est  invasion,  tout  comme  celui  du  démon  dépossédé  par  le  Sauveur 
était  légion,  elle  se  crée  un  instrument  qui  pourrait  devenir  dange- 
reux pour  l'Europe,  mais  déjà  redoutable  pour  l'empire  chinois. 

Par  mer,  la  Chine  est  observée  aussi,  menacée,  harcelée  par  les 
contrebandiers  qui  sont  les  avant-coureurs  des  conquérans  ou  au 
moins  du  commerce  régulier.  Les  navires  anglais  partis  de  l'Inde 
assaillent  son  long  littoral.  Déjà  les  intrépides  marins  des  États-Unis 
se  joignent  à  eux;  que  sera-ce  lors([ue  les  pionniers  de  l'Union  améri- 
caine auront  pullulé  sur  le  versant  occidental  des  Montagnes-Rocheuses 
dans  le  district  de  l'Orégon ,  ou  lorsque  les  redoutables  carabines  de 


populalions  sans  lien  d'attache  avec  le  sol ,  sans  religion  ou  vouées  à  un  cuite  gros- 
sier et  rudimentaire,  sans  littérature  et  sans  science,  sans  monumens  d'art,  sans 
industrie,  faibles  de  nombre,  aient  pu  peser  d'un  aussi  grand  poids  dans  la  balance 
de  ses  destinées.  Dans  cette  masse  pour  ainsi  dire  fluide,  les  ébranlemens  se  com- 
muniquaient de  proche  en  proche ,  tout  comme  une  vague  va  sans  se  lasser  d'une 
extrémité  à  l'autre  de  l'hori/.on.  Il  suffisait  qu'un  de  ces  flots  tumultueux  de  no- 
mades fût  poussé  par  un  autre  flot  pour  que,  les  tribus  se  refoulant  les  unes  les 
autres,  une  effroyable  invasion  vînt  porter  la  dévastation  et  le  carnage  à  des 
distances  infinies  chez  les  peuples  civilisés.  Les  tempêtes  survenues  dans  ces  arides 
espaces  de  l'Asie  moyenne,  se  propageant  ainsi  au  loin,  ont  causé  les  grandes  révo- 
lutions qui  ont  eu  pour  théâtre,  à  l'Occident  notre  Europe,  à  l'Orient  la  Chine  et  les 
pays  qui  l'avoisinent.  C'est  de  là  que  sont  sortis,  comme  des  ouragans  furieux,  les 
Celtes  et  les  Pélasges,  les  Germains  et  les  Scythes,  les  Alains,  les  Avares  et  les  Huns, 
tous  les  barbares  enfin,  les  Slaves  et  les  Turcs.  De  là  sont  pareillement  venus  les 
Mongols  de  Gengis-Khan,  conquérans  de  la  Chine;  avant  les  Mongols,  les  Hioung- 
Nou,  qui  comme  eux  s'étaient  portés  à  l'Orient,  et  même,  au  dire  de  quelques  écri- 
vains, auraient  pénétré  dans  l'Amérique  du  Nord,  chassant  devant  eux  des  essaims 
de  peaux-rouges;  après  les  Mongols.,  les  Mandchoux,  (lui  de  même  se  sont  emparés 
de  l'empire  chinois,  où  ils  régnent  aujourd'hui. 

Un  des  plus  curieux  livres  d'iiistoire  qui  aient  été  publiés  depuis  quelques 
années,  est  certainement  celui  de  M.  A.  Jardot  sur  les  Révolutions  des  peuples  de 
l'Asie  moyenne.  L'auteur  a  clairement  montré  quelle  avait  été  l'influence  des  migra- 
tions de  ces  peuples  sur  l'état  social  et  politique  de  l'Europe,  et  même  de  l'Orient.^ 
Il  a  jeté  ainsi  beaucoup  de  lumières  sur  les  causes  premières  des  grandes  transfor- 
mations que  l'Europe  a  subies. 


l'europe  et  la  chine.  253 

la  vallée  du  Mississipi  auront  poussé  jusqu'en  Californie  (1)  la  con- 
quête vaillamment  commencée  au  Texas?  Que  sera-ce  lorsque  les 
nombreux  archipels  de  la  Polynésie,  qui  s'échelonnent  des  Philip- 
pines aux  îles  Sandwich,  et  de  celles-ci  à  la  Nouvelle-Hollande,  fécon- 
dés par  le  bateau  à  vapeur  maritime  qui  semble  avoir  été  créé  pour 
leur  usage,  auront  été  un  peu  plus  complètement  colonisés  par  les 
entreprenans  essaims  que  la  race  anglaise  expédie  partout  du  fond 
de  la  Grande-Bretagne  ou  des  rivages  de  l'Amérique  du  Nord? 

On  se  préoccupe  beaucoup  de  l'imminence  d'une  collision  au  cœur 
de  l'Asie,  entre  l'Angleterre  et  la  Russie.  L'esprit  de  lutte  qui  anime 
les  Européens  pourra  occasionner  en  effet  un  choc  entre  ces  deux 
puissances;  mais  je  ne  puis  croire  qu'elles  s'acharnent  l'une  après 
l'autre  et  se  déchirent  long-temps.  Je  dirais  qu'elles  doivent  s'en- 
tendre en  Asie  par  la  raison  qui  fait  que  les  larrons  s'entendent,  si  l'on 
pouvait  qualifier  de  larcin  les  empiétemens  qui  servent  la  cause  de 
la  civilisation.  Il  y  a  place  au  soleil  de  l'Asie  pour  toutes  les  deux;  il 
y  a  une  suffisante  proie  pour  les  rassasier,  pour  les  gorger  l'une  et 
l'autre.  N'est-il  pas  probabli»,  au  contraire,  qu'après  s'être  observées, 
mesurées  un  instant  peut-être,  au  lieu  de  s'entredétruire,  elles  se 
réconcilieront  en  faisant  payer  à  l'empereur  du  Milieu  (1)  les  frais  du 
traité  de  paix? 

On  sait  quelle  sensation  a  excitée  chez  les  cabinets  de  l'Europe 
occidentale  la  mission  de  M.  de  Brunow,  tendant  à  raccommoder  Lon- 
dres avec  Pétersbourg,  en  coupant  en  deux,  comme  la  tunique  d'un 
mort,  le  ci-devant  empire  ottoman,  et  en  allouant  aux  deux  nations 
rivales  Alexandrie  et  Constantinople,  qui  en  effet  leur  siéraient  bien. 
Il  y  a  beaucoup  de  motifs  pour  que  cette  transaction  soit  déplaisante 
à  d'autres  nations  de  l'Europe,  et  notamment  à  la  France  et  à  l'Au- 
triche; de  ce  jour-là  en  effet,  si  les  autres  puissances  n'obtenaient  pas 
chacune  un  lot  semblable,  quelque  habile  que  soit  le  cabinet  de  Vienne, 
quelque  vaillans  soldats  que  soient  les  Français,  il  n'y  aurait  plus  en 
Europe  que  deux  puissances;  la  France  serait  l'humble  suivante  et 
servante  de  la  Grande-Bretagne  ;  l'Autriche  serait  la  vassale  des  Mos- 
covites. Mais  le  pacte  doit  être  tout-à-fait  du  goût  des  deux  hautes 
parties  contractantes,  quoiqu'on  assure  que  l'Angleterre  n'en  veuille 

(1)  On  assure  qu'il  y  a  déjà  en  Californie  des  villages  peuplés  par  des  éinigrans 
venus  des  Étals-Unis,  par  l'état  de  Missouri  ou  celui  d'Arkansas.  Des  caravanes 
régulières  font  le  commerce  entre  les  provinces  septentrionales  du  Mexique  et 
l'Union  américaine. 

(1)  L'empire  du  Milieu  est  l'un  des  noms  de  l'empire  chinois. 


'§514  REVU-E   DES  i)EV%  MONflES. 

^as  entendre  parler.  Bien  des  conditions  sont  requises  |K)ur  qu'il  ne 
soit  pas  signé  et  mis  à  exécution  l'un  de  ces  jours,  à  la  barbe  des 
tiers,  sans  que  ceux-ci  s'agrandissent  d'un  pouce,  dans  le  cas  où,  se 
rçnferwjiant  ^ans  la  politique  négative  ou  exclusive,  ils  ne  proclame- 
raient pas  la  politique  de  compensation  et  d'expansion,  et  ne  la 
feraient  pas  prévaloir  à  leur  prollt  comme  à  celui  des  deux  géans 
de  jla  terre  ferme  et  de  la  mer.  Premièrement,  il  faut  que  l'Autriche 
et  la  France  se  tiennent  bien  serrées  l'une  contre  l'autre,  nonobstant 
l'Italie,  qui  fait  plus  que  les  séparer,  car  elle  les  divise  et  doit  con- 
tinuer à  les  diviser  tant  qu'elles  s'en  tiendront  à  la  politique  d'exclu- 
sion ;  secondement ,  que  la  France  soit  bien  unie ,  bien  ordonnée  et 
bien  calme  chez  elle;  troisièmement,  que  la  haute  prudence  de  l'Au- 
tricbe  s'accommode  d'une  attitude  guerrière  et  de  la  possibilité  d'une 
conflagration  européenne;  quatrièmement,  que  l'islamisme  soit  de 
force  à  jouer  le  rôle  d'intermédiaire  obligé  entre  l'Asie  et  l'Europe, 
en  dépit  de  la  préijence  des  Anglais  dans  l'Inde,  des  Russes  tout  au- 
tour de  la  mer  iNoire,  des  uns  et  des  autres  sur  le  plateau  central  de 
l'Asie  et  autour  de  la  Perse,  et  qu'il  ne  meure  pas  de  sa  belle  mort, 
en  tant  qu'empire,  entre  les  bras  de  ceux  qui  prétendent  l'opposer  à 
deux  colosses  semblables  à  la  Russie  et  à  l'Angleterre.  Le  programme 
de  ces  conditions,  toutes  pourtant  sine  qua  non,  n'est  pas  aisé  à  rem- 
plir. Il  y  a  donc  de  fortes  chances  pour  que  la  proposition  Brunow, 
après  avoir  été  repoussée  une  fois,  deux  fois,  dix  fois,  soit  reproduite 
une  onzième  et  acceptée ,  puis  réalisée ,  et  pour  que  nous  assistions 
ainsi  à  une  seconde  représentation  d'une  Pologne  mise  en  pièces,  au 
profit  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre. 

Or,  ce  qui  peut  se  faire  en  Europe  aux  dépens  de  la  Turcjuie  peut 
s'effectuer  aussi  bien  en  Asie  aux  dépens  de  la  Chine.  Le  céleste 
empire,  m.algré  son  innombrable  ])opulation,  paraît  médiocrement 
capable  de  tenir  tète  à  la  tactique  européenne,  et  il  n'a  pas  près  de  lui 
des  tiers  en  mesure  de  l'aider,  comme  en  Europe  l'Autriche  et  la  France 
pourraient  servir  de  puissans  auxiliaires  au  sultan  et  à  Méhémet-Ali. 
Les  Tartares  connaissent  te  chemin  de  Pékin  :  ils  peuvent  y  revenir 
avec  le  drapeau  russe,  tout  comme  ils  y  sont  allés  avec  l'étendard 
mongol  ou  mandchou  ;  il  n'y  aurait  de  changé  que  le  nom  de  la  horde 
et  son  degré  de  culture,  ainsi  que  la  perfection  de  ses  moyens  mili- 
taires. Les  flottes  anglaises  prendraient  Canton  entre  un  lever  et  un 
coucher  du  soleil.  Considérée  comme  objet  d'une  conquête  ou  d'une 
tutelle  intéressée,  la  moitié  de  la  Chine  vaut  infiniment  mieux  que 
tous  les  domaines  des  Osmanlis  ensemble.  Conçoit-on  l'incomparable 


l'edrope  et  la  chine.  255 

clientelle  que  formeraient  pour  les  manufactures  de  Manchester,  de 
Leeds,  de  Sheffield  et  de  Birmingham ,  3G0  millions  d'hommes  indus- 
trieux, amateurs  du  bien-être  et  même  du  luxe?  Je  laisse  au  lecteur 
le  soin  de  décider  si  ce  n'est  pas  une  de  ces  tentations  auxquelles  ne 
peuvent  résister  long-temps  les  Anglais,  eux  qui  en  sont  maintenant 
à  chercher  des  débouchijs  pour  leurs  fabriques  jusqu'aux  sources  du 
Niger. 

La  prévision  du  rapprochement  étroit  des  deux  civilisations  ou  de 
leur  fusion  en  une  seule  inspire  cependant  un  souci  profond.  On  ne 
voit  pas  le  rôle  qu'y  pourra  directement  jouer  notre  patrie.  Dans  ce 
drame  qui  s'accomplira  plus  ou  moins  tard,  plus  ou  moins  tôt,  mais 
qui  ne  peut  beaucoup  être  ajourné,  car  le  prologue  est  commencé 
déjà;  dans  cette  épopée  qui  effacera  par  ses  proportions  tout  ce 
qui  s'est  opéré  sur  la  terre,  et  qui  sera  plus  extraordinaire  encore 
par  l'échelle  de  ses  bien  faisans  résultats,  il  y  aura  une  place  sur  le 
premier  plan  pour  une  puissance  continentale;  mais  sera-ce  pour 
nous?  Il  fut  un  temps  où  l'on  pouvait  croire  que  la  Méditerranée 
allait  devenir  un  lac  français.  L'homme  qui  lui  avait  donné  ce  nom , 
après  avoir,  de  ses  mains  ou  de  celles  de  ses  lieutenans,  planté  le 
drapeau  tricolore  à  Malte,  à  Corfou,  à  Alexandrie,  conçut  l'audacieuse 
pensée  d'attaquer  l'empire  ottoman  au  cœur;  et,  il  a  eu  raison  de  le 
dire,  si  on  ne  lui  avait  barré  le  chemin  à  Saint-Jean-d'Acre,  il  ne  se 
fût  arrêté  qu'à  Stamboul  ;  l'empire  franc  fondé  par  les  croisés  sur  les 
rives  du  Bosphore  eût  été  ressuscité.  Maîtresse  d'Alexandrie,  de 
Constantinople  et  du  golfe  Persique,  la  France,  du  fond  de  l'Occident, 
aurait  tenu  les  trois  clés  de  l'Orient  le  plus  reculé.  Elle  eût  été  non- 
seulement  la  reine  de  la  Méditerranée,  mais  celle  du  monde.  Ces 
clés  ont  toutes  échappé  à  nos  mains.  Notre  étoile  a  pâli ,  et  une  autre 
s'est  levée.  Le  prince  puissant  dont  l'un  des  bras  est  au  fond  de  la 
Baltique ,  l'autre  aux  portes  de  Constantinople ,  à  qui  appartiennent 
la  mer  Noire  et  la  mer  Caspienne,  et  dont  l'étendard  flotte  d'une 
extrémité  à  l'autre  de  l'Asie  septentrionale,  celui-là  semble  être  le  seul 
homme  continental  qui  ait  à  dire  un  mot  décisif  dans  cette  suprême 
question  du  grand  Orient.  Astre  brillant  de  la  France,  pourquoi  es-tu 
tombé  du  ciel,  et  comment  pourrais-tu  y  remonter? 

Michel  Chevalier. 


LA   PEINTURE 


ET  LA   SCULPTURE 


EN    ITALIE. 


De  curieux  calculs  ont  établi  que,  depuis  les  premiers  temps  de  la 
renaissance,  l'Italie  avait  dépensé  à  bàîir  et  à  décorer  ses  é<^lises 
une  somme  égale  à  celle  que  produirait  la  vente  de  sa  superficie 
tout  entière.  Il  n'est  donc  pas  surprenant  que,  pendant  près  de 
trois  siècles,  ce  pays  ait  été  le  sol  classique  des  beaux-arts.  Les 
germes  qu'une  latitude  heureuse  y  avait  déposés  s'y  trouvaient  fé- 
condés par  la  superstition  des  peuples  et  l'intelligent  despotisme  de 
souverains  viagers  qui  ne  voulaient  pas  mourir  tout  entiers;  la  piété 
des  uns,  la  politique  des  autres,  la  vanité  du  plus  grand  nombre, 
contribuèrent  à  la  fois  au  rapide  développement  de  l'art,  qui  leur 
dut  bientôt  uns  splendeur  sans  égale. 

Les  deux  tiers  des  richesses  d'un  pays  se  trouvent  d'ordinaire 
entre  les  mains  des  vieillarils.  En  Italie,  à  Rome  surtout,  ces  riches 
vieillards  formaient  l'aristocratie  de  la  nation.  Beaucoup  étaient  dans 
les  ordres;  la  plupart  croyaient  sincèrement.  Habitans  d'un  pays  où 
l'homme  est  naturellement  passionné,  et  vivant  à  une  époque  de 


LA  PEINTURE  ET  LA  SCULPTURE  EN  ITALIE.       257 

relâchement  singulier,  tous  avaient  beaucoup  péché  dans  leur  jeu- 
nesse, et  avaient,  sinon  des  crimes,  du  moins  des  fautes  à  se  faire 
pardonner.  Ils  bâtissaient  donc  des  chapelles  et  des  églises  qu'ils 
ornaient  magnifiquement.  Ces  fondations  remplaçaient  chez  les  chré- 
tiens les  sacrifices  expiatoires  du  paganisme.  Les  gens  riches  de  la 
bourgeoisie  imitèrent  l'exemple  des  patriciens  et  des  dignitaires  de 
l'église.  Au  lieu  d'immoler  cent  bœufs  noirs  sur  l'autel  des  dieux  in- 
fernaux, ils  commandaient  de  belles  statues  ou  de  précieux  tableaux 
qu'ils  plaçaient  dans  l'église  nouvellement  bâtie.  Les  motifs  et  le  but 
étaient  semblables,  le  résultat  fut  différent.  Le  crime  et  ses  expia- 
tions profitèrent  surtout  à  l'art,  et  de  ces  sacrifices  d'un  nouveau 
genre  il  resta  autre  chose  que  la  cendre  des  bûchers  et  les  ossemens 
des  victimes. 

Les  profanes  et  les  incrédules,  car  il  y  en  eut  de  tout  temps,  se- 
condaient d'une  autre  manière  ce  mouvement  de  fécondation.  Chez 
eux,  la  vanité  remplaçait  la  foi.  Un  banquier  qui  avait  fait  fortune 
élevait  un  palais  qu'il  décorait  avec  une  magnificence  royale.  C'est 
à  cette  époque  qu'Agostino  Chigi  fait  construire  le  joli  casin  de  la 
Farnésine  et  choisit  Raphaël  pour  le  décorer.  Ainsi  le  vaniteux  ca- 
price d'un  banquier  nous  a  légué  les  charmantes  fresques  de  Psyché 
et  de  la  Galatliéc 

De  nos  jours,  il  y  a  peut-être  autant  de  bons  croyans  en  Italie  que 
du  temps  de  Raphaël;  mais  la  plupart  de  ceux  qui  croient  sont  pau- 
vres, et  les  riches  n'ont  pas  trop  de  leur  superflu  pour  empêcher  les 
autres  de  mourir  de  faim.  L'époque  est  aussi  plus  raisonnable.  On 
l'a  dit  depuis  long-temps,  Luther  a  tué  les  arts  en  tuant  les  abus.  On 
ne  fait  plus  que  de  rares  folies  :  les  classes  supérieures  de  la  société 
s'observent,  sont  rangées,  et  au  lieu  des  crimes  et  des  gros  péchés 
d'autrefois,  elles  n'ont  que  des  peccadilles  à  expier.  Il  n'y  a  plus  en 
effet  que  les  pauvres  diables  qui  empoisonnent  ou  qui  tuent;  le 
crime  a  perdu  sa  grandeur,  a  dérogé  et  s'est  fait  peuple. 

D'un  autre  côté,  si  la  vanité  a  toujours  son  empire,  elle  est  impuis- 
sante à  créer  les  mêmes  prodiges.  Il  y  a  bien  encore  dans  Rome 
quelque  riche  Agostino  Chigi  qui  bâtit  des  palais  et  dépense  fort 
libéralement  son  immense  fortune;  mais  le  faste,  plutôt  qu'un  goût 
délicat,  préside  à  la  décoration  de  ces  édifices.  Est-ce  la  faute  du 
fondateur?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  une  triste  nécessité  de  l'époque? 
Où  trouver  un  Raphaël  pour  les  orner  de  ses  chefs-d'œuvre  ? 

La  peinture,  en  effet,  est  à  peu  près  morte  en  Italie;  Caninccini 
à  Rome,  BcxiTcnuU  à  Florence,  Appiani,  Bossi  et  Sabatelli  à  Milan, 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  les  derniers  peintres  de  ce  pays  qui  aient  obtenu  une  certaine 
vofïue.  [/Europe  a  entendu  prononcer  leur  nom;  les  Italiens  les  re- 
gardent comme  de  grands  artistes.  Benvenuti  et  Camuccini  ont  fait 
école ,  et  comme  ils  étaient  à  peu  près  seuls ,  ils  ont  facilement 
trouve  moyen  de  s'enrichir;  iriais  leur  réputation  et  leur  fortune  ne 
prouvent  qu'une  seule  chose  :  la  décadence  de  l'art  et  le  mauvais: 
goût  du  public.  Appiani  et  Bossi,  le  copiste  du  Cénacle  de  Léonard 
de  Vinci ,  ne  se  sont  pas  non  plus  élevés  au-dessus  du  médiocre; 
Sabatelli ,  mort  il  y  a  quelques  années,  est  le  seul  des  trois  Milanais 
chez  qui  on  ait  remarqué  des  éclairs  de  génie. 

Quant  aux  peintres  que  l'on  a[)pelîe  en  Italie  de  second  ordre,  nous 
ne  savons  vraiment  à  quel  rang  les  classer;  ils  occupent  ces  espaces 
ternes  qui  s'étendent  du  médiocre  au  pire.  A  Milan ,  le  nombre  de  ces 
peintres  est  considérable,  et  la  plupart  en  sont  encore  à  copier  David 
et  Girodet.  MM.  Hayez ,  Carlo  Arrienti ,  Luigi  Bisi  et  Fermini  se  sont 
cependant  séparés  du  gros  de  la  troupe,  et  depuis  quelques  années 
imitent  la  nouvelle  école  française.  MM.  Hayez  et  Carlo  Arrienti  pei- 
gnent l'histoire  et  le  genre,  MM.  Bisi  et  Fermini  le  paysage   et 
l'architecture.  MM.  Hayez  et  Arrienti,  que  leurs  nombreux  admira- 
teurs placent  en  tète  d'une  nouvelle  école  lombarde  et  proclament 
les  restaurateurs  de  la  peinture  milanaise,  ne  sont  que  de  pâles  imi- 
tateurs de  la  manière  de  MM,  Scheffer,  Delaroche  et  autres.  Ils  pei- 
gnent comme  eux  des  sujets  dramatiques  empruntés  à  l'histoire  du 
moyen-âge,  mais  ils  sont  loin  d'avoir  le  même  talent  d'exécution. 
Les  deux  Foscari  de  M.  Hayez  et  VAz:-o  et  la  Parisina  de  M.  Carlo 
Arrienti  ont  eu  cette  [année  les  honneurs  du  musée  Bréra;  ces 
tableaux ,  exposés  au  Louvre,  se  seraient  perdus  dans  la  foule  et  n'au- 
raient valu  à  leurs  auteurs  ni  u:;  éloge  ni  une  critique.  MM.  Hesse, 
Scheffer  et  Devéria  sont  de  beaucoup  supérieurs  à  ces  peintres  du 
moyen-ûge  à  Milan;  ils  ont  en  outre  le  mérite  d'être  venus  les  pre- 
miers. Ce  que  nous  venons  de  dire  des  peintres  d'histoire  et  de  genre 
peut  s'appliquer  aux  paysagistes  et  aux  peintres  d'architecture;  si  les 
premiers  ont  oublié  Léonard  de  Vinci,  Luini  et  Corrège,  ces  der- 
niers se  souviennent  peu  du  Mantègna  et  de  Ganaletto,  et  certaine- 
menS;,  au  lieu  de  se  traîner  à  la  remorque  de  l'école  française  mo- 
derne et  d'en  suivre  les  capricieuses  évolutions,  ils  eussent  mieux 
fait  d'imiter  ces  chefs  de  la  vieille  et  magnifique  école  lombarde. 
Bologne  a  ses  peintres  comme  Milan.  M.  Pietro  Farucelli  est  le 
plus  renommé  de  ces  artistes.  C'est  un  homme  d'une  merveilleuse 
facilité  qui  peint  dans  la  manière  de  Tiépolo;  disons-le,  c'est  plutôt 


LA   PEINTURE   ET   LA   SCULPTURE   EN   ITALIE.  259 

un  grand  décorateur  qu'un  véritable  peintre  d'histoire.  Bologne  a  de 
plus  un  grand  nombre  d'ouvriers  de  talent,  car  nous  ne  pouvons  pas 
donner  le  nom  d'artistes  à  ces  peintres  que  M.  Guizardi,  l'étonnant 
pasticheur,  a  enrôlés  sous  sa  bannière.  L'art,  pour  eux,  n'est  pas  môme 
une  honnête  industrie;  c'est  un  métier  de  faussaire,  où  le  plus  habile 
est  celui  qui  trompe  le  mieux.  Non  contens  de  pasticher  les  vieux 
maîtres ,  ils  copient  littéralement  leurs  compositions  ignorées  sur  des 
toiles  e:i  lambeaux  ou  des  panneaux  vermoulus;  puis,  quand  ils  ont 
soigneusement  sali  leur  ouvrage,  ils  profitent  de  l'ignorance  des  con- 
naisseurs de  passage,  russes  ou  anglais,  pour  vendre  ces  copies  comme 
de  précieux  originaux.  Beaucoup  de  ces  étrangers  sont  dupes,  mais 
beaucoup  aussi  ne  sont  trompés  que  parce  qu'ils  veulent  bien  l'être. 
N'est-ce  pas  une  véritable  bonne  fortune  que  de  pouvoir  enrichir  sa 
galerie  de  Saint-Pétersbourg  ou  de  Londres  de  tableaux  du  Corrège, 
de  Raphaël  ou  du  Garofalo ,  qu'on  a  eus  pour  rien? 

A  Florence ,  du  moins,  le  culte  de  l'art  est  plus  pur,  et  il  n'y  a  de 
procès  à  faire  qu'à  la  médiocrité  des  artistes.  Benvenuti,  le  lourd  et 
triste  décorateur  de  la  coupole  de  Médicis  à  San-Lorenzo,  a  été 
enseveli  dans  son  triomphe;  il  se  repose  sur  ses  lauriers  et  fait  bien. 
Bezzuoli  a  d'abord  timidement  imité  Gérard;  maintenant  il  cherche 
la  manière  précise,  ornée,  mais  un  peu  vulgaire,  de  M.  Delaroche, 
auquel  il  semble  avoir  dérobé  ses  derniers  tableaux,  mais  surtout  sa 
3lort  de  StrozzL  MM.  Benvetmti  et  Bezzuoli  sont  tous  deux  à  la  mode 
depuis  un  quart  de  siècle;  leurs  admirateurs  et  leurs  élèves  sont  nom- 
breux, mais  l'espoir  de  la  peinture  n'est  pas  là,  et  si  Florence  est 
peut-être  la  seule  ville  de  l'Italie  où  cet  art  semble  appelé  à  de  nou- 
velles destinées,  ce  sera  moins  à  ces  artistes  qu'à  cette  jeune  école 
de  dessinateurs  qui  remontent  sévèrement  aux  grands  et  éternels 
principes  de  l'art,  et  qui  s'inspirent  à  la  fois  de  Masaccio,  de  Fra 
Angelico  et  de  la  nature,  qu'elle  devra  sa  résurrection.  L'amour  de  la 
nouveauté  les  ramène  au  simple  et  au  vrai ,  et  déjà ,  parmi  ces  jeunes 
gens,  on  compte  de  grands  dessinateurs,  en  tête  desquels  nous  pla- 
cerons M.  Carlo  délia  Porta.  Qu'ils  deviennent  aussi  habiles  coloristes 
qu'ils  sont  bons  dessinateurs ,  et  l'école  florentine  n'aura  pas  déchu. 

Ces  jeunes  artistes,  un  peu  intolérans  comme  la  plupart  des  nova- 
teurs qui  débutent,  poussent  sans  doute  le  rigorisme  trop  loin.  Il  en 
est  parmi  eux  qui  regardent  un  voyage  à  Rome  comme  la  plus  péril- 
leuse des  épreuves,  cette  ville  passant  à  Florence  pour  la  corruptrice 
du  goût.  «  Nous  nous  y  perdrions,  »  disent-ils  naïvement.  Si  le  Bernin 
et  son  école,  qui,  dans  le  courant  du  dernier  siècle,  ont  gAté  la  plu- 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

part  des  monumens  de  Rome,  motivaient  seuls  ces  craintes ,  nous 
les  regarderions  comme  fondées;  mais  il  est  tels  de  ces  messieurs 
qui  font  remonter  la  décadence  à  Raphaël  et  à  Michel-Ange,  et  qui 
redoutent  jusqu'à  l'influence  des  ouvrages  de  ces  sublimes  corrup- 
teurs du  goût,  de  CCS  chefs  de  l'école  maù'rinliste,  comme  ils  disent. 
Libre  à  eux  de  spiritualiser  l'art;  souhaitons  néanmoins  qu'ils  le  tien- 
nent toujours  à  la  portée  des  sens,  car  nous  croyons  fermement  que 
la  peinture,  tout  en  plaisant  à  l'esprit,  doit,  avant  tout,  satisfaire  les 
yeux;  souhaitons  aussi  que  des  artistes  d'un  vrai  talent  renon- 
cent à  ce  fatal  système  d'exclusion  qui  rendrait  inféconds  de  beaux 
germes  que  le  souffle  vivifiant  de  la  liberté  peut  seul  développer  : 
qu'ils  songent  bien  qu'ils  tiennent  entre  leurs  mains  l'avenir  de  la 
peinture  en  Italie,  et  qu'ils  se  hâtent  de  se  départir  d'un  rigorisme 
mesquin  qui,  au  lieu  des  restaurateurs  de  l'art,  ne  ferait  d'eux  que 
les  cruscante  de  la  peinture. 

Les  novateurs  florentins  se  sont  donc  éloignés  de  Rome  avec  le 
même  empressement  que  d'autres  mettent  à  s'en  rapprocher;  la 
dégradation  qui  afflige  l'art  de  la  peinture  dans  cette  ville,  où  jadis 
il  était  si  florissant,  pourrait  seule  leur  servir  d'excuse.  Cette  dégra- 
dation est  inimaginable,  et  l'on  ne  peut  s'en  former  une  juste  idée 
qu'en  parcourant  les  salles  nouvelles  du  Vatican,  en  voyant  à  quels 
hommes  il  a  été  donné  de  continuer  l'œuvre  de  Raphaël.  Les  salles 
de  la  bibliothèque  sont  le  monument  le  plus  curieux  de  ce  genre. 

Ces  salles  sont  décorées  d'arabesques,  et  de  peintures  à  fresque 
représentant  les  principaux  évènemens  qui  ont  signalé  la  vie  si  agitée 
du  pape  Pie  VIL  Le  sujet,  comme  on  voit,  ne  manquait  ni  d'intérêt 
ni  de  grandeur;  l'artiste  chargé  de  ce  travail  n'a  trouvé  là  qu'une 
occasion  de  couvrir  les  murailles  d'une  suite  de  ridicules  compo- 
sitions bonnes  tout  au  plus  à  servir  d'enseignes  au  spectacle  de  Cas- 
sandrino.  Ordonnance,  dessin,  coloris,  tout  est  à  l'avenant,  et  les 
allures  de  ces  petits  personnages  d'un  pied  ou  deux  de  haut  sont 
tellement  comiques,  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  éclater  de  rire 
devant  les  scènes  les  plus  sérieuses  d'un  drame  où  un  pape  joue  le 
premier  rôle.  Le  très  faible  plafond  de  Raphaël  Mengs,  qui  orne  une 
de  ces  salles,  gagne  tellement  à  ce  voisinage,  qu'on  le  prendrait  pour 
un  chef-d'œuvre. 

Les  fréquentes  expositions  de  peintures  modernes  qui  ont  eu  lieu 
dans  cette  métropole  des  arts  offrent  un  spectacle  d'un  autre  genre, 
mais  non  moins  singulier.  L'hiver  dernier,  par  exemple,  nous  vîmes 
à  la  porte  du  Peuple  l'une  de  ces  expositions  payantes,  au  profit 


LA  PEINTURE  ET  LA  SCULPTURE  EN  ITALIE.  261 

des  indigens  de  la  ville.  Russes,  Saxons,  Suédois,  Anglais,  Suisses, 
Prussiens,  Hongrois,  Italiens,  s'étaient  empressés  d'y  envoyer  leurs 
ouvrages,  et,  disons-le  en  passant,  parmi  ces  tableaux  venus  en 
quelque  sorte  des  quatre  coins  de  l'Europe,  il  eût  fallu  chercher 
long-tempspour  trouver,  je  ne  dirais  pas  un  chef-d'œuvre,  mais  une 
œuvre  supportable.  Quant  aux  Romains,  on  ne  se  figurerait  jamais 
par  qui  ils  étaient  représentés  dans  ce  congrès  de  tous  les  peuples  : 
par  deux  ou  trois  mauvais  peintres  de  paysage  et  d'intérieur,  et  par 
trois  femmes  qui  font  des  copies  sur  porcelaine,  d'après  Raphaël  et 
le  Corrège  (1).  MM.  Camuccini  et  Agricola  ne  laisseront  donc  pas 
d'héritiers. 

M.  Camuccini  jouit  toujours  à  Rome  de  la  même  célébrité  que 
M.  Renvenuti  à  Florence;  c'est  le  Raphaël  du  siècle,  disent  ses  conci- 
toyens; nous  le  nommerions,  nous,  le  David  de  l'Italie.  M.  Camuc- 
cini n'a  été  en  effet  que  la  doublure  affaiblie  du  peintre  de  Bnitiis 
et  des  Horaces,  dont  il  a  naturalisé  l'école  par-delà  les  Alpes.  En 
France,  il  se  serait  placé  naturellement  à  la  suite  des  Guérin,  des 
Lethierc,  des  Meynier  et  des  Menjaud;  à  Rome,  par  ce  temps  de 
décadence  et  de  pauvretés,  il  s'est  trouvé  au  premier  rang.  M.  Camuc- 
cini n'est,  à  proprement  parler,  qu'un  artiste  habile  qui  travaille 
raisonnablement  ses  ouvrages  et  vivement  ses  succès,  et  qui  a  eu 
autant  de  savoir-faire  dans  ses  salons  que  dans  son  atelier.  M.  Ca- 
muccini est  l'analogue  de  notre  Gérard;  homme  de  goût  avant  tout, 
si  son  talent  a  paru  contestable,  les  grâces  de  son  esprit  et  le  charme 
de  ses  manières  l'ont  fait  ranger  au  nombre  des  plus  aimables  Ro- 
mains. Un  homme  d'esprit ,  doué  d'une  certaine  dose  de  talent,  passe 
passe  aisément  auprès  du  vulgaire  pour  un  homme  de  génie;  il  n'est 

(t)  Voici  la  curieuse  statistique  de  cette  exposition:  quinze  on  vingt  AllenianJs, 
Saxons,  Suédois,  Prussiens,  Suisses  ou  Hongrois,  parmi  lesquels  le  portraitiste  sué- 
dois Soderniali,  Taquarelliste  Majer  et  l'Allemand  Schubert ,  auteur  du  Bon  Riche. 
méritentseulsune  mention  particulière;  troisAnglais;  un  Français  inconnu,  les  artistes 
français  de  quelque  valeur  qui  habitent  Rome  s'étanl  abstenus;  une  vingtaine  d'Ita- 
liens des  provinces,  Piémontais,  Padouans,  Toscans,  Bolonais,  Génois  et  Napolitains, 
imitant  les  peintres  de  genre  Léopold  Robert  et  Horace  Vernet,  les  peintres  de  por- 
trait Kinson  ou  Dubufe,  les  peintres  de  paysage  Gaspard  Poussin  ou  Claude  Lorrain , 
le  plus  grand  nombre  dénués  de  toute  valeur  et  n'imitant  personne;  entin,  les  Ro- 
mains Facetti  et  Castelli,qui  en  sont  encore  à  pasticher  Michallon;  Porcelli,  qui 
voudrait  imiter  Granet ,  et  M""*"*  Clelia  Valeri ,  Bianca  Festa  et  Enrichetti  Narducci , 
qui  toutes  trois  font  des  copies  sur  porcelaine.  Je  demandai  pourquoi  les  peintres 
d'histoire  romains  n'avaient  rien  envoyé  à  cette  exposition.  —  «  Par  une  raison  bieu 
simple,  me  répondit-on;  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  peintres  d'histoire  à  Rome.  Landi 
ot  Camuccini  ont  enterré  la  synagogue.  » 

TOME  XXIII.  17 


^62  KËVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donc  pas  surprenant  que  les  nombreux  amis  de  M.  Camuccini  l'aient 
proclamé  le  premier  des  peintres  de  l'époque.  A  notre  avis,  cette 
réputation  est  quelque  peu  usurpée. 

M.  Camuccini,  praticien  exercé,  dessinateur  précis,  et  qui  entend 
à  merveille  la  partie  matérielle  de  l'art,  a  débuté  par  faire  d'excel- 
lentes copies  des  grands  maîtres  de  l'école  romaine.  On  cite  de  lui, 
dans  ce  genre,  un  véritable  tour  de  force.  La  fameuse  Déposition  de 
croix  de  Michel-Ange  de  Caravage  était  au  nombre  des  tableaux  que 
la  victoire  avait  mis  entre  les  mains  des  Français  et  allait  être  envoyée 
à  Paris.  M.  Camuccini  en  fit  la  copie  en  vingt-sept  jours,  et  celte 
copie,  d'une  fort  belle  exécution,  rappelait  d'une  manière  frappante 
l'énergique  grandeur  et  l'expression  passionnée  de  l'original.  M.  Ca- 
muccini reproduisit  avec  un  égal  botdieur  plusieurs  des  tableaux  les 
plus  renommés  de  Raphaël  ;  mais  lorsqu'il  puisadans  son  propre  fonds, 
il  fut  moins  heureux,  etses  grandes  compositions,  si  vantées,  sont  de 
très  médiocres  ouvrages.  La  Mort  de  César,  la  Mort  de  Virginie,  Cor- 
netie,  mère  des  Gracques,  le  Banquet  des  dieux  au  palais  Torlonia,  et 
sept  ou  huit  autres  grandes  pages  de  plusieurs  centaines  de  pieds  car- 
rés, nous  reportent,  pour  la  manière  et  le  choix  des  sujets,  aux  beaux 
temps  de  l'école  de  David.  La  Mort  de  Ccsar  est  le  meilleur  de  ces 
tableaux,  que  te  Brutus  condamnant  ses  fils,  de  Lethiere,  semble  avoir 
tous  inspirés.  L'exactitude  historique  est  à  peu  près  le  seul  mérite  de 
cette  composition  dont  l'ordonnance  est  trop  compassée.  Rien  de  plus 
froid  en  effet  que  ce  groupe  des  conjurés  à  l'œuvre;  rien  de  moins 
naturel  que  cette  figure  de  César  qui  tombe  en  étendant  les  bras.  Ce 
sont  des  acteurs  qui  répètent  leur  rôle  derrière  la  rampe  d'un  théâtre, 
et  l'on  s'atterid  à  ce  que  tout  à  l'heure  de  pompeux  alexandrins  sor- 
tiront de  leur  bouche.  Le  seul  de  ces  personnages  qui  laisse  un  sou- 
venir, c'est  le  faible  Cicéron ,  ce  type  de  l'irrésolution  politique; 
tandis  qu'on  frappe  le  dictateur,  il  reste  assis  dans  sa  chaise  curule, 
n'osant  s'opposer  ni  du  geste  ni  de  la  voix  à  un  assassinat  qu'il  dé- 
plore et  dont  il  calcule  déjà  toutes  les  conséquences ,  mais  surtout 
les  conséquences  qui  peuvent  le  toucher. 

La  Mort  de  Virginie,  Cornélie  ^  mère  des  Gracques,  la  Continence 
de  Sci^jion,  le  Banquet  des  Dieux,  sont  de  ces  œuvres  d'une  médio- 
crité transcendante  dans  lesquelles  on  trouve  peu  à  reprendre  et 
encore  moins  à  louer.  Ce  sont  des  scènes  des  tragédies  de  Campistron 
ou  de  La  Harpe  transportées  sur  la  toile.  L'ordonnance  est  conve- 
nable, le  dessin  correct,  l'exécution  irréprochable;  il  n'y  manque 
qu'une  seule  chose  :  la  vie  que  le  génie  seul  peut  donner. 


LA  PEINTURE  ET   LA   SCULPTURE  EN  ITALIE.  263 

M.  Agrlcola ,  l'un  des  élèves  de  ce  vieux  et  fantasque  Battoni,  qui 
donnait  des  leçons  de  goût  au  cardinal  de  Bernis,  et  qui  tit  tant  de 
bruit  à  Rome  vers  la  fin  du  dernier  siècle,  a  été  le  modeste  rival  de 
M.  Camuccini,  M.  Agricola  a  commencé,  comme  son  maître,  par 
peindre  des  portraits,  puis  il  se  mit  sagement  à  la  suite  de  Raphaël 
et  d'André  del  Sarto,  et  se  fit  le  peintre  des  madonnes  du  xix"  siècle. 
Ces  vierges,  de  M.  Agricola,  sont  beaucoup  trop  mondaines;  ce  sont 
de  terrestres  et  coquettes  beautés  dans  lesquelles  il  n'est  pas  possible 
de  retrouver  la  mère  d'un  Dieu  fait  homme.  M.  Agricola  est  à  Raphaël, 
peintre  des  madonnes  de  Foligno  et  du  Baldaquin ,  ce  que  M.  Camuc- 
cini est  à  Raphaël,  peintre  du  châtiment  d'Héliodore,  d'Attila,  ou 
de  la  bataille  de  Constantin  contre  Maxence.  C'est  un  écho  faible  et 
(Jétourné  qui  ne  répète  qu'un  mot  d'un  discours. 

A  Milan ,  à  Venise,  à  Florence  et  à  Rome,  j'ai  consulté  beaucoup 
d'hommes  de  goùl  au  sujet  de  cette  profonde  décadence  de  l'art.  Les 
Milanais  me  répondaient  :  Comment  voulez-vous  que,  sous  le  gou- 
vernement de  proconsuls  avares,  méthodiques  et  froids,  les  arts  fas- 
sent aucun  progrès?  Les  gens  qui  lésinent  sur  fout,  qui  font  venir 
de  Vienne  leurs  épingles  et  leurs  boutons  d'habits,  n'ont  jzuère  de 
florins  à  dépenser  pour  acheter  des  tableaux.  — La  peinture,  c'est 
du  superflu,  me  disait  un  Vénitien,  et  c'est  tout  au  plus  si  nos 
familles  nobles  ont  le  nécessaire.  La  grande  affaire  pour  elles,  c'est 
de  ne  pas  mourir  de  faim .  d'empêcher  leurs  palais  de  s'écrouler 
dans  les  canaux;  les  maçons  et  les  boulangers  emportent  la  meil- 
leure partie  de  leurs  revenus.  —  Rendez-nous  la  liberté  et  les  pas- 
sions fortes,  et  nous  aurons  encore  de  grands  artistes,  vous  disent 
les  Bolonais.  —  Que  nos  grands  seigneurs  et  nos  banquiers  soient 
moins  avares,  et  nos  académiciens  moins  intolérans;  qu'ils  fassent 
un  plus  noble  usage  de  leur  amour-propre  et  de  leur  science;  que 
les  uns  préfèrent  les  jouissances  de  l'esprit  et  du  goût  à  la  satisfac- 
tion de  paraître;  que  les  autres  ouvrent  la  porte  un  peu  plus  grande 
à  l'intelligence,  et  vous  verrez  renaître  une  nouvelle  génération  de 
peintres  de  génie,  vous  répètent  les  Florentins.  Les  Romains  accu- 
sent leur  gouvernement  égoïste  et  leur  pauvreté;  les  Napolitains,  le 
matérialisme  des  gens  riches  et  la  trop  grande  vivacité  intellectuelle 
de  leurs  artistes,  qui  exclut  la  patience,  vertu  sans  laquelle  le  génie 
ne  peut  prendre  son  entier  développement.  A  toutes  ces  causes  de 
misère  et  de  stérilité,  il  faut  en  ajouter  d'autres  qui  les  dominent  et 
qui  ne  sont  pas  moins  réelles,  l'espèce  de  décadence  morale  des 
divers  peuples  itaUens,  leur  prostration  chaque  jour  croissant,  et  la 

17. 


•26V  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

perte  de  leur  liberté.  —  Si  nous  n'avons  plus  de  grands  peintres, 
disent  tristement  quelques  amateurs  fatalistes,  c'est  que  ce  n'est 
plus  la  saison.  —  Ce  mot  résume  tout,  et  en  le  prononçant,  on  voit 
qu'ils  comptent  sur  l'avenir,  et  qu'ils  espèrent  que  \a  saison  reviendra. 

Les  artistes  qu'un  amour-propre  ridicule  n'aveugle  pas,  et  qui, 
pour  avoir  couvert  quelques  pieds  carrés  de  toile,  ne  se  croient  pas 
des  Michel-Ange  ou  des  Raphaël ,  sont  presque  tous  du  même  avis;  ils 
avouent  franchement  leur  infériorité,  et  ils  l'attribuent  tout  naturel- 
lement au  manque  d'emploi  de  leur  talent.  —  On  n'aime  plus  la 
peinture,  disent-ils;  faut-il  faire  tant  d'efforts  pour  contenter  des  in- 
différens? —  La  désespérante  supériorité  de  ceux  qui  les  ont  précédés 
dans  la  carrière,  la  comparaison  écrasante  des  chefs-d'œuvre  consa- 
crés qui  remplissent  leurs  galeries,  les  jettent  aussi  dans  une  sorte  de 
découragement  atonique  qui  tend  encore  à  accroître  cette  paresse 
naturelle  aux  peuples  méridionaux.  L'entraînement  du  climat,  la  trop 
grande  facilité  de  la  vie,  qui  ne  leur  permet  pas  de  connaître  le  prix 
du  temps,  le  manque  absolu  d'émulation ,  le  défaut  d'amour  pour 
leur  art,  qui  pour  eux  n'est  plus  qu'un  misérable  gagne-pain,  con- 
damnent bientôt  à  la  médiocrité  ceux  qu'un  premier  succès,  un 
accident  heureux  avait  un  moment  fait  sortir  de  ligne;  ils  songent 
moins  à  se  satisfaire  qu'à  plaire  à  la  foule,  dont  ils  étudient  les  ca- 
prices et  les  grossiers  instincts.  Si  chaque  jour  l'art  de  la  peinture 
dégénère  et  se  corrompt,  si  l'indifférence  des  gens  riches  et  puis- 
sans,  si  le  mépris  des  gens  de  goût  ont  pris  la  place  des  encQurage- 
mens  et  des  éloges  d'autrefois,  les  artistes  doivent  s'en  prendre 
plutôt  à  eux-mêmes  qu'au  système  de  gouvernement  et  au  plus  ou 
moins  de  libéralité  et  de  goût  de  leurs  patrons.  Leur  art,  qu'ils  n'ai- 
ment pas,  les  trahit;  le  public,  qu'ils  méprisent,  les  abandonne. 

Ce  qui  vient  à  l'appui  de  ces  considérations,  c'est  que  l'Italie,  qui 
n'a  plus  de  peintres,  a  encore  des  architectes  et  des  statuaires; 
ceux-ci  ont  pris  leur  art  au  sérieux  et  l'ont  aimé  avec  passion  ;  Tart  a 
répondu  à  leurs  avances  et  leur  a  été  Gdèle.  Ces  architectes  et  ces 
statuaires  sont  de  beaucoup  supérieurs  aux  peintres,  et  parmi  les 
statuaires  il  est  des  hommes  d'un  rare  talent,  nous  dirions  presque 
des  hommes  de  génie. 

Si  nous  nous  occupons  d'abord  des  architectes,  nous  conviendrons 
que  les  hommes  qui  ont  bàli  les  théâtres  de  Gênes  et  de  Naples,  qui 
ont  achevé  le  dôme  de  Milan,  restauré  la  cathédrale  de  Pise,  et  qui 
à  Rome  relèvent  de  ses  ruines  l'église  de  Saint-l\iul-hors-des-Murs, 
satisfont  à  certaines  conditions  de  l'art.  Ils  ne  manquent  ni  de  fécon- 


LA  PEINTURE  ET  LA   SCULPTURE  EN  ITALIE.  265 

dite,  ni  de  science;  la  connaissance  approfondie  des  ressources  et  des 
secrets  du  métier  leur  a  été  transmise  traditionnellement,  et  cepen- 
dant ce  sont  plutôt  des  ouvriers  savans  que  des  génies  supérieurs. 
S'ils  plaisent,  c'est  moins  à  la  sublimité  de  leurs  conceptions  qu'à 
d'ingénieuses  combinaisons  et  à  d'heureux  tours  d'adresse  qu'il  faut 
attribuer  leur  succès. 

Prenons  pour  exemple  la  restauration  ou  plutôt  la  reconstruction 
de  Saint-Paul-hors-des-Murs:  c'est  l'ouvrage  capital  du  moment. 

On  sait  que  cette  vieille  basilique,  dont  Constantin  avait  jeté  les 
fondemens  et  qu'Honorius  avait  achevée,  fut  détruite  par  un  incen- 
die, le  25  juillet  1823,  la  veille  de  la  mort  du  pape  Pie  VII.  Cent 
trente-deux  colonnes  soutenaient,  non  pas  la  voûte,  mais  la  char- 
pente de  cèdre  qui  portait  le  toit  de  l'église.  Quatre  rangées  de  vingt 
colonnes  chacune  divisaient  la  basilique  en  cinq  nefs;  les  quarante 
colonnes  de  la  nef  centrale  étaient  les  plus  précieuses.  Vingt-quatre 
de  ces  colonnes  provenaient  du  mausolée  d'Adrien ,  aujourd'hui  châ- 
teau Saint-Ange;  chacune  d'elles  était  formée  d'un  seul  bloc  de 
marbre  violet  d'Afrique.  Le  malheur  a  voulu  que  la  charpente  en- 
flammée de  la  toiture,  en  s'abîmant,  ait  justement  rempli  cette  nef 
du  milieu  et  une  partie  des  nefs  latérales.  L'ardeur  d'un  pareil  foyer 
calcina  et  fît  éclater  ces  belles  colonnes.  Celles  qui  décoraient  les 
nefs  latérales  souffrirent  également;  la  plupart,  quoique  fendues  du 
haut  en  bas,  étaient  restées  debout  comme  par  miracle;  l'église 
ne  présentait  plus  qu'une  masse  de  ruines,  mais  l'ensemble  de  ces 
ruines  était  des  plus  imposans.  On  eût  pu  déblayer  l'édifice  des 
cendres  et  des  débris  de  charpente  qui  l'encombraient,  laisser  de- 
bout ces  colonnes  à  demi  rompues  à  travers  lesquelles  on  entre- 
voyait des  pans  de  murs  démantelés  et  toute  la  tribune  revêtue 
de  mosaïques  gigantesques  que  l'incendie  avait  respectées.  On  aurait 
eu  ainsi  une  ruine  chrétienne  de  l'effet  le  plus  sévère  et  le  plus 
grandiose,  une  digne  rivale  des  ruines  païennes  de  la  vieille  Rome; 
on  a  mieux  aimé  tout  abattre  pour  tout  reconstruire,  la  tribune  seule 
est  restée  dans  son  état  primitif.  Cette  réédification  d'une  église 
tout-à-fait  inutile  et  située  dans  une  plaine  empestée  par  le  mau- 
vais air  n'est  pas  heureuse  (1).  Les  vénérables  mosaïques  de  la 
tribune  (elles  dataient  de  440),  légèrement  altérées  par  la  flamme, 
ont  été  remises  entièrement  à  neuf,  et  ont  pris  une  fraîcheur  et  une 

(1)  Pendant  l'oti',  on  n'y  laisse  qu'un  seul  moine  pour  gardien;  cet  lioninie  com- 
munie et  se  confesse  comme  un  condamné  à  mort.  Rarement  il  passe  la  saison. 


^66  REVÇE  DES  DEUlt  MONDES. 

sorte  de  vernis  moderne  qui  suffiraient  seuls  pour  détruire  l'ancienne 
harmonie  de  l'édifice  et  pour  lui  ôter  cette  physionomie  austère  et 
chrétienne  qui  le  distinguait.  Les  cent  trente-deux  colonnes  de 
marbre  antique  sont  remplacées  par  autant  de  colonnes  de  granit  de 
Lombardie.  Cinquante  ou  soixante  de  ces  colonnes  sont  déjà  debout, 
entre  autres  les  colonnes  maîtresses  à  chapiteaux  doriques  de  la  nef 
centrale.  Ces  colonnes  occupent,  il  est  vrai,  la  place  des  belles  colonnes 
de  l'ancienne  basilique,  mais  elles  ne  les  remplacent  pas  Le  fût,  d'un 
gris  bleuâtre  et  poli  de  la  veille ,  les  chapiteaux  en  marbre  blanc,  d'un 
travail  un  peu  sec,  n'auront  ni  l'élégance,  ni  la  légèreté,  ni  le  fini 
des  marbres  antiques;  nous  doutons  même  que  leurs  proportions 
soient  parfaitement  semblables,  et  pourtant  chacune  de  ces  colonnes 
coûte  des  sommes  énormes.  Les  voûtes  en  plein  cintre  qu'elles  sup- 
portent sont  construites  de  grands  blocs  de  marbre  blanc,  comme 
dans  l'ancien  édifice.  Ces  voûtes,  courant  de  chapiteaux  en  chapiteaux, 
étaient  une  innovation  dans  les  premiers  temps  du  christianisme  où 
cette  basilique  fut  construite,  et  sans  doute  une  innovation  reli- 
gieuse. L'arc  remplaçait  la  ligne  droite  de  l'entablement  des  temples 
grecs;  c'était  un  premier  acheminement  vers  l'ogive.  Lorsque  l'on 
débattit  devant  le  pape  Léon  XII  le  projet  de  reconstruction  de  la  ba- 
silique, il  fut  question  de  remplacer  ces  arcs  par  un  entablement  fort 
simple,  qui  eût  été  moins  dispendieux;  mais  les  architectes  tinrent 
bon,  et  ils  eurent  raison. 

Pourquoi  n'ont-ils  pas  montré  une  égale  fermeté  lorsqu'on  a  ré- 
solu de  recouvrir,  par  des  plafonds  ornés  de  rosaces  et  de  dorures, 
les  cinq  nefs  de  la  basilique'?  Si  l'on  voulait  absolument  masquer  la 
nudité  des  énormes  poutres  qui  supportaient  la  toiture  ,  et  qui  don- 
naient à  l'ancien  édifice  quelque  chose  de  si  austère  et  de  si  reli- 
gieusement sombre ,  pourquoi  n'ont-ils  pas  insisté  pour  que  ces  pla- 
fonds fussent  voûtés?  Ces  lambris  tout  plats  ,  ornés  de  rosaces  et  de 
caissons  dorés,  diminueront  singulièrement  la  grandeur.de  l'édifice 
et  lui  donneront  l'aspect  coquet  et  mondain  des  églises  des  Jésuites 
et  de  Sainte-Marie-Majeure;  on  peut  déjà  juger  de  cet  effet  parle 
plafond  de  la  tribune,  qui  est  achevé.  Cette  faute  est  capitale ,  un 
architecte  de  génie  ne  l'eût  pas  commise;  un  architecte  de  génie 
n'eût  pas,  du  reste,  voulu  copier  un  monument;  il  en  eût  construit 
un  autre  d'après  ses  plans. 

11  n'est  pas  moins  vrai  que  cette  église  moitié  ruine,  moitié  neuve, 
est  aujourd'hui  l'un  des  monumens  les  plus  curieux  de  l'Italie. 
Comme  on  travaille  ici  de  tradition,  et  que  la  partie  technique  de 


LA  PEINTURE  ET  LA  SCLXPTUB*:  BN  ITALIE.  ^^7 

J'art,  que  ses  moyens,  en  un  reiot,  sont  les  mêmes  qu'il  y  a  trois  siè- 
cles, on  peut  se  figurer  qu'on  assiste  à  la  construction  de  quelqu'une 
de  ces  magnifiques  églises  de  Rome,  de  Saint-Pierre,  d'Ara-Cœli,  ou 
de  Saint-Jean-dc-Latran.  Voici  de  ce  côté  les  ateliers  des  charpen- 
tiers et  des  menuisiers  où  l'on  travaille  les  énormes  pou'res  de 
sapin  qui  doivent  soutenir  la  toiture  et  les  bois  sculptés  des  plafonds; 
sous  ces  hangards,  les  mouleurs  et  les  marbriers  sont  à  l'ouvrage; 
dans  l'un,  on  scie  les  marbres  et  les  granits  échappés  au  feu,  on 
sépare  les  parties  calcinées  et  cariées  des  parties  saines  qui  servi- 
ront à  lambrisser  les  autels  ou  à  orner  les  murailles  de  pilastres 
et  de  colonnettes;  dans  un  autre,  on  polit  les  marbres  sciés  ou  les 
colonnes  nouvellement  débarquées  :  ces  colonnes  de  granit  d'un  seul 
morceau  sont  extraites  des  carrières  de  Baveno  sur  le  lac  Majeur, 
non  loin  des  îles  Borromées.  Du  lac,  elles  passent  sur  le  Naviglio- 
Grande,  et  du  Naviglio-Grande  dans  l'Adriatique;  elles  font  ensuite 
le  tour  de  l'Itahe  méridionale,  et  remontent  le  Tibre,  sur  les  rives 
duquel  on  les  débarque  à  deux  cents  pas  de  l'église  en  construction. 
Ces  colonnes,  revêtues  de  cordes  pour  éviter  les  avaries  et  transpor- 
tées sur  des  rouleaux ,  remplissent  des  hangards  où  l'on  s'occupe  à 
les  polir.  Il  faut  près  de  trois  mois  pour  polir  une  seule  colonne,  et 
malheureusement,  comme  nous  l'avons  dit  tout  à  l'heure,  le  ton  de 
ces  granits  est  d'un  gris-bleu  un  peu  cru  que  le  vernis  du  temps 
pourra  seul  adoucir. 

L'atelier  des  sculpteurs  n'est  pas  le  moins  curieux  ;  on  y  termine 
plusieurs  colosses  en  marbre  blanc  de  vingt-cinq  à  trente  pieds  de 
haut,  et  qui  n'ont  guère  que  le  mérite  de  la  masse.  Là  nous  avons 
été  témoins  d'un  spectacle  tout-à-fait  propre  à  l'Italie  :  des  ijalériens 
travaillaient  le  marbre  sous  la  direction  d'un  maître  sculpteur,  et  le 
travaillaient  avec  talent;  mais  néanmoins  ce  n'était  là  que  de  la  sculp- 
ture de  décoration.  Le  gouvernement  romain  ne  peut  entreprendre 
de  si  grands  travaux  qu'en  embrigadant  un  grand  nombre  de  ces 
forçats  avec  les  autres  ouvriers,  qui  les  accueillent  sans  répugnance. 
Grâce  à  ce  concours,  le  prix  de  la  main-d'œuvre  devient  presque  nul. 
Lors  de  ma  visite  à  Saint-Paul-hors-des-Murs,  il  y  a  quelques  mois, 
trois  cents  ouvriers  environ  y  étaient  employés,  et  cependant  cette 
restauration,  commencée  il  y  a  quinze  ans,  marche  fort  lentement; 
avant  d'être  achevée,  cette  église  aura  vu  passer  bien  des  papes. 

Quelqu'imparfaits  que  soient  ces  travaux ,  ils  ne  sont  possibles 
qu'en  Italie,  et  peut-être  à  Rome  seulement,  parce  qu'à  Rome  seu- 
lement ils  peuvent  être  en  quelque  sorte  exécutés  gratuitement.  Ces 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

colonnes,  en  effet,  sont  données  par  un  souverain  (1) ,  ces  marbres 
par  un  autre.  Ceux  qui  ne  peuvent  faire  don  de  matériaux  si  pré- 
cieux contribuent  par  des  envois  d'argent,  de  sorte  que  cet  édifice, 
qui,  achevé,  représentera  peut-être  une  valeur  de  près  de  trente 
millions,  n'en  aura  pas  coûté  cinq  au  gouvernement  romain,  et  ces 
cinq  millions,  il  aura  mis  cinquante  ans  à  les  dépenser.  Ajoutons  en- 
core qu'on  ne  trouve  qu'à  Rome  des  forçats  qui  sachent  travailler  le 
marbre,  et  des  sculpteurs  etdesarchitectesqui  veuillentbien  employer 
ces  forçats,  et  vivre  en  quelque  sorte  fraternellement  avec  eux.  Re- 
marquons enfin  que  par-delà  les  Alpes  seulement  on  est  encore  assez 
artiste  pour  faire  une  splendide  folie  de  ce  genre,  et  préférer  les 
plaisirs  du  goût  au  raisonnable  et  à  futile. 

En  Italie,  on  est  architecte  par  tradition ,  et  c'est  aussi  d'après  cer- 
taines règles  traditionnelles  qu'on  y  taille  le  marbre.  Comparés  aux 
chapiteaux  des  colonnes  antiques,  les  chapiteaux  des  modernes  co- 
lonnes de  Saint-Paul-hors-des-Murs  paraissent  secs;  les  arêtes  en 
sont  aigres  et  dures,  et  l'ensemble  des  ornemens  manque  de  moelleux 
et  de  largeur.  Comparés  aux  ouvrages  de  nos  marbriers,  ces  chapi- 
teaux seraient  des  chefs-d'œuvre,  et  l'exécution  en  paraîtrait  savante 
et  irréprochable.  Plus  heureux  que  les  peintres  qui  paraissent  avoir 
oubUé  jusqu'aux  procédés  matériels  de  l'art,  et  dont  la  touche  est 
aussi  pauvre  et  le  coloris  aussi  terne  que  l'imagination  est  stérile  et 
la  conception  misérable,  les  statuaires  et  les  sculpteurs  italiens  ont 
du  moins  gardé  la  main;  ils  modèlent  le  marbre  comme  d'autres  la 
cire  et  l'argile. 

Cette  habileté  pratique,  cette  adresse  à  tailler  le  marbre  a  trompé 
beaucoup  d'ouvriers  de  talent  qui ,  du  moment  qu'ils  savaient  copier 
une  statue,  se  croyaient  statuaires.  Ces  copistes,  fussent-ils  excellens, 
eussent-ils  môme  égalé  l'original,  n'ont  droit  qu'à  une  place  tout- 
a-fait  secondaire.—  Tout  homme  qui  en  suit  un  autre  ne  peut  passer 
devant,  disait  Michel-Ange  à  Baccio  Bandinelli,  ce  présomptueux 
copiste  du  Laocoon ,  qui  se  posait  comme  son  rival. 

Michel-Ange,  esprit  supérieur  et  caustique,  s'amusa  plus  d'une 
fois  des  prétentions  de  ces  habiles  tailleurs  de  marbre.   Un  jour, 

(1)  Il  n'est  pas  jusqu'à  Mohémel-Ali ,  pacha  d'Egypte,  qui  n'ait  voulu  contribuer 
pour  sa  part  a  la  reédilication  de  la  basilique  chrétienne;  les  dernières  nouvelles  de 
Rome  nous  apprennent  que  le  pacha  vient  de  faire  présent  au  pape  de  quatre  belles 
colonnes  de  marbre  blanc  égyptien ,  destinées  à  l'un  des  autels  de  Saiut-Paul-hor- 
des-Murs. 


LA  PEINTURE  ET  LA  SCULPTURE  EN  ITALIE.  269 

tandis  qu'il  travaillait  au  tombeau  du  pape  Jules  II,  il  entendit  ses 
ouvriers  qui  se  moquaient  d'un  de  leurs  compagnons.  Celui-ci ,  en 
achevant  d'équarrir  un  bloc  de  marbre  et  tout  satisfait  de  la  facilité 
avec  laquelle  il  en  faisait  voler  les  éclats,  prétendait  qu'avec  un  peu 
de  patience  il  serait  tout  aussi  grand  sculpteur  qu'un  autre,  que  le 
seigneur  Buonarotti  peut-être.  Quelques-uns  de  ses  camarades 
riaient  de  ses  prétentions,  d'autres  s'en  indignaient,  regardant  ses 
paroles  comme  autant  de  blasphèmes, 

«  Cet  homme  a  raison,  dit  Michel-Ange  d'un  air  fort  grave,  en 
s'approchant  de  l'ouvrier  :  je  reconnais  à  sa  manière  de  tailler  le 
marbre,  qu'il  peut  être  aussi  habile  statuaire  que  moi;  il  a  besoin 
seulement  de  quelques  conseils,  et  je  vais  les  lui  donner.  » 

En  effet,  tout  en  remontant  sur  ses  échafauds  et  en  se  remettant 
à  l'ouvrage,  il  crie  à  l'ouvrier  d'enlever  tel  morceau  du  bloc  de  marbre 
qu'il  a  entre  les  mains,  de  pousser  de  ce  côté  le  ciseau  à  telle  profon- 
deur, d'arrondir  et  de  creuser  telle  partie,  de  laisser  telle  autre  sail- 
lante. L'ouvrier  fut  conseillé  ainsi  tout  le  jour,  et  le  soir,  il  arriva 
que  notre  manœuvre  avait  achevé  une  très  belle  ébauche. 

«  Eh  bien!  vous  voyez  que  cet  homme  avait  raison,  dit  Michel- 
Ange  à  ses  ouvriers  émerveillés  :  quelques  indications  ont  suffi  pour 
développer  son  talent  naturel;  maintenant,  il  peut  faire  son  che- 
min. »  L'ouvrier  se  jeta  aux  pieds  du  maître,  en  s'écriant  :  «  Quelles 
obligations  ne  vous  ai-jepas!  me  voilà  donc  sculpteur!  »  Le  lende- 
main, il  essaya  de  travailler  seul,  et  il  fut  bien  surpris  de  voir  qu'il 
était  resté  tailleur  de  pierre  comme  auparavant. 

En  Italie,  de  nos  jours,  beaucoup  de  ces  tailleurs  de  marbre  qui 
se  croient  de  grands  sculpteurs ,  n'ont  pas  môme  reçu  les  conseils 
d'un  homme  de  génie;  ceux  qui  sortent  de  ligne  et  qui,  à  tort  ou  à 
raison ,  paraissent  plus  sûrs  de  leur  fait,  ont  étudié  sousïhorwaldsen 
ou  Canova,  qui,  l'un  et  l'autre,  ont  fait  école,  mais  qui,  en  général, 
n'ont  laissé  que  de  médiocres  élèves.  L'école  de  Canova  cherche  le 
gracieux,  celle  de  ïhorwaldsen  l'énergie.  Pompeo  Marchesi  à  Milan, 
Bartolini  à  Florence  et  Tenerani  à  Rome,  sont  les  héritiers  les  plus 
directs  du  talent  de  ces  deux  premiers  sculpteurs  de  l'époque.  Finelli, 
l'auteur  d'un  fort  joli  groupe  de  X Amour  et  de  Psyehé,  et  d'une  statue 
de  XArchaïirje  Gabriel,  le  Florentin  Ricci  et  Baruzzi,  de  Bologne,  le 
gracieux  sculpteur  de  Salmacis,  ne  viennent  qu'après  eux. 

Pompeo  Marchesi,  le  contemporain  et  l'imitateur  de  Canova,  vit 
aujourd'hui  sur  son  passé.  Accablé  d'honneurs,  de  commissions  et 
de  travaux  de  toute  espèce,  il  en  prend  fort  à  son  aise,  ne  travaille 


2T0  REVUE   lîES  DEFX   MONDES. 

qu'à  ses'  heures  et  paraît  plus  glorieux  de  ses  élèves  que  de  ses  oir- 
vnages.  Fraccaroli,  de  Vérone,  et  Ferrari,  de  Venise,  sont  les  plus 
disliriiiués  de  ces  jeunes  sculpteurs;  ce  sont  eux  qui  chaque  année 
peuplent  les  salles  du  musée  Bréra.  Fraccaroli,  l'auteur  (ï Achille 
ôlessr,  de  (U.ifiie,  de  Ci/pnrisse  et  d'une  fort  belle  statue  d'Ère,  promet 
de  devenir  un  statuaire  fort  remarquable,  et,  tout  jeune  qu'il  est, 
se  montre  peut-être  supérieur  au  vieux  Pompeo.  En  lui  et  en  son 
émule  Ferrari  repose  l'espoir  de  la  sculpture  en  Italie,  c'est  du  moins 
ce  que  répètent  tous  ceux  qui' s'occupent  d'art  de  Venise  à  Milan. 

IJartoliiii  est  de  cette  vieille  race  de  sculpteurs  italiens  dont  le 
ciseau  fécond  a  créé  des  armées  de  statues,  lise  distingue  en  cela 
des  sculpteurs  de  l'école  florentine,  toujours  si  sobre  et  si  sévère, 
Jean  de  Bologne  excepté.  Son  atelier  est  un  véritable  musée;  les 
projets  de  monumens,  les  bas-reliefs,  les  groupes  et  les  statues  à 
l'état  d'ébauches,  les  bas-reliefs,  les  groupes  et  les  statues  achevés  j 
sont  en  grand  nombre,  et  les  bustes  s'y  comptent  par  centaines.  Toutes 
les  célébrités  européennes  de  l'époque  semblent  s'y  être  donné 
rendez-vous;  l'Allemagne,  l'Angleterre,  la  Russie  et  la  France  y  ont 
d'illustres  représentans.  Lors  de  la  visite  que  nous  lui  fîmes,  Rartolini 
terminait  en  marbre  les  bustes  du  maréchal  Maison,  de  la  princesse 
Mathilde,  fille  du  roi  Jérôme,  de  M""'  Thiers,  du  duc  de  Sutherland 
et  de  plusieurs  autres  personnages  de  l'aristocratie  anglaise,  et  il 
achevait  les  ébauches  de  Liszt  et  de  M"'^  d'Agout,  déjà  frappantes  de 
ressemblance. 

Bartolini  excelle  à  représenter  des  affections  morales;  il  fait  sur- 
tout vivre  ses  personnages  par  la  pensée.  H  s'attache  aux  moindres 
particularités  qui  peuvent  lui  faire  connaître  à  fond  le  caractère  de 
l'homme  qui  va  poser  devant  lui ,  et  il  ne  se  met  à  l'ouvrage  que  lors- 
qu'il a  achevé  cette  première  étude  morale  qu'il  regarde  comme 
indispensable.  J'e  l'ai  vu  entrera  ce  sujet  dans  des  détails  singuliers, 
en  apparence  fort  minutieux,  et  dont  lui  seul  pouvait  comprendre 
l'importance.  L'exécution  des  bustes  de  Bartolini  est  large,  facile  et 
parfaitement  vraie.  Il  sait  faire  la  chair,  ce  que  Pampaloni,  son  rival 
de  Florence  dans  la  sculpture  des  bustes,  paraît  absolument  ignorer. 
Ilya  cent  palmes  de  différence  entre  Bartolini  et  Benvenuti,  et  c'est 
en  comparant  leurs  productions  que  l'on  voit  sur-le-champ  de  com- 
bien la  sculpture  l'emporte  en  Italie  sur  la  peinture.  La  jeune  école 
pourra  seule  remettre  les  choses  sur  le  pied  d'égalité  quand  elleattra 
produit  et  se  sera  fait  accepter. 

Quelquesrunes  des  nombreuses  statues  de  Bartolini  sont  deveniBes 


LA   PEINTURE  ET   LA   SCULPTCKE  EN   ITALIE.  271 

populaires.  L'une  d'elles,  rEspérance  en  Dieu,  a  été  copiée  mille 
fois  en  marbre  et  en  bronze,  et,  reproduite  par  le  moule,  on  la  ren- 
contre dans  toute  l'Europe,  L' Espérance  en  Dieu  de  Bartolini  est 
figurée  par  une  jeune  fille  à  genoux,  les  mains  jointes  et  les  yeux 
levés  au  ciel.  L'idée,  comme  on  voit,  n'a  ri^n  que  de  fort  ordinaire; 
mais  l'artiste  a  rendu  avec  un  singulier  bonheur,  dans  chacune  des 
parties  de  cette  jolie  statue,  le  passage  de  l'enfance  à  l'adolescence. 
La  pose  d'ailleurs  a  un  grand  charme  dans  sa  parfaite  simplicité,  et 
l'expression  du  visage  est  tout-à-fait  angélique;  on  dirait  une  statue 
de  Canova,  mais  les  formes  en  sont  moins  rondes  et  en  même  temps 
moins  grêles. 

On  peut  voir  à  Paris,  dans  la  charmante  collection  de  M.  Portalès, 
une  autre  statue  de  Bartolini ,  qui  serait  la  meilleure  et  la  plus  gra- 
cieuse de  ses  productions,  si  les  jambes  étaient  plus  correctes  :  c'est 
la  statue  d'un  jeune  vendangeur.  Bartolini  a  bien  senti  les  défauts 
de  cette  statue,  car  il  en  achève  une  copie  dans  laquelle  il  s'est  ef- 
forcé de  les  corriger.  «  Je  donnerais  tout  au  monde  pour  que  celle-là 
fût  plus  parfaite  que  celle  de  Paris,  nous  dit-il. —  Et  pourquoi?  — 
Pour  faire  niche  à  M.  Portalès,  dont  je  ne  suis  pas  content.  »  Qui  a 
pu  causer  ce  mécontentement  de  l'artiste?  Bartolini  nous  l'a  laissé 
ignorer. 

Sa  statue  de  la  Jimon,  destinée  à  servir  de  pendant  à  cette  ado- 
rable statue  de  /a  princesse  Pauline,  «  faite  par  un  temps  chaud ,  » 
comme  le  disait  ingénuement  l'aimable  princesse  quand  on  s'éton- 
nait de  sa  complète  nudité,  est  une  œuvre  à  peu  près  manquée.  Cette 
statue  est  couchée  sur  l'un  des  côtés,  comme  celle  de  Canova;  mais 
l'ensemble  en  est  médiocre  et  prétentieux  :  le  bras  levé  est  détes- 
table, le  ventre  est  pauvre,  flasque  et  d'une  vérité  par  trop  vulgaire  ; 
c'est  une  femme  qu'une  couche  a  maigrie  et  déformée,  et  qui  semble 
avoir  fait  le  pari  de  tenir  le  plus  long-temps  possible  le  bras  levé,  le 
reste  du  corps  étant  couché. 

Les  biographes  du  Barroche  nous  racontent  que  ce  [;einlre  ne 
manquait  jamais  de  demander  au  modèle  qui  posait  devant  lui  s'il 
se  trouvait  bien  à  son  aise,  l'aisance  lui  paraissant  inséparable  de  la 
grâce.  Je  doute  fort  que  Bartolini  ait  jamais  fait  pareille  question  au 
modèle  de  la  Junon ,  qui  n'aurait  pas  manqué  de  lui  répondre  :  «  Cette 
hanche  sur  laquelle  tout  le  corps  pose  me  fait  un  mal  horrible,  et, 
s'il  faut  que  je  tienne  une  miimte  de  plus  mon  bras  levé  et  tendu  de 
cette  façon,  je  vais  m'évanouir.  » 

Bartolini  terminait,  en  même  temps  que  \a  Junon,  un  grand  tom- 


t272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beau  dont  le  bas-rolicf  nous  a  paru  compliqué  et  peu  frappant.  Ce- 
pendant la  tète  de  l'enfant  souffrant,  aux  lèvres  duquel  une  femme 
présentait  une  coupe,  sans  doute  la  coupe  de  la  santé,  est  à  elle 
seule  un  petit  chef-d'œuvre.  Bartolini  excelle  dans  ces  détails  ex- 
pressifs. Son  exécution  est  puissante,  sa  pensée  énergique,  et  cepen- 
dant nous  ne  voyons  pas  qu'il  ait  rien  produit  d'un  style  bien  relevé. 

La  statue  colossale  de  Napoléon  pourrait  faire  exception  parmi  les 
œuvres  de  l'artiste;  mais  ce  n'est  là  qu'un  projet  :  Bartolini  attendait 
la  décision  des  autorités  de  la  ville  d'xVjaccio  pour  savoir  s'il  le  met- 
trait à  exécution.  Si  cette  décision  est  favorable,  qu'il  n'oublie  pas 
d'étudier  d'une  manière  plus  sévère  les  draperies  et  de  dégrossir  les 
extrémités  inférieures  de  cette  statue,  beaucoup  trop  carrée  par  la 
hase,  pour  nous  servir  de  l'une  des  expressions  favorites  du  héros. 

Le  style  de  Bartolini  est  à  la  fois  gracieux  et  sévère,  mais  peut-être 
un  peu  lourd.  L'artiste  a  trop  souvent  oublié  cette  belle  loi  des  deux 
forces  que  les  grands  sculpteurs  grecs  ont  si  heureusement  appliquée 
à  l'ensemble  du  corps  liumain  et  à  chacune  de  ses  parties  :  la  loi  de 
la  force  active,  en  vertu  de  laquelle  ces  parties  agissent  et  se  meu- 
vent, et  la  loi  de  solidité,  qu'aujourd'hui  nous  appellerions  de  gra- 
vité, en  vertu  de  laquelle  ces  parties  posent  et  sont  soutenues.  La 
première  de  ces  lois  conduit  à  l'élégance  et  à  la  légèreté,  la  seconde 
à  la  force  et  à  la  grandeur.  Bartolini ,  quoique  cherchant  la  grâce,  ne 
semble  guère  préoccupé  que  de  la  loi  de  solidité;  il  l'exagère  trop 
souvent  et  arrive  à  la  lourdeur,  comme  dans  son  .\upolron,  dans  sa 
Junon  et  même  dans  son  Jeune  vcnduiujcur,  dont  les  jambes  parais- 
sent trop  fortes,  et  dont  l'attitude  n'a  pas  cette  légèreté  pétulante  et 
joyeuse  qui  accompagne  le  commencement  de  l'ivresse.  Plusieurs  de 
ses  bustes  nous  ont  aussi  paru  taillés  trop  en  force;  celui  de  la  prin- 
cesse Mathilde,  fille  du  roi  Jérôme,  par  exemple.  L'ampleur  et  la 
liberté  du  travail  nuisent  à  la  parfaite  correction  des  formes  un  peu 
vulgarisées ,  et  qui  ne  rappellent  que  d'une  manière  fort  éloignée  la 
gracieuse  élégance  du  modèle.  VEspérance  en  Dieu  est  peut-être  la 
seule  statue  de  Bartolini  qui  nous  paraisse  irréprochable;  néanmoins 
ce  n'est  pas  encore  là  du  grand  style  (1). 

On  a  dit  que  les  artistes  se  peignaient  dans  leurs  ouvrages;  appli- 
quée à  Bartolini ,  cette  remarque  ne  manquerait  pas  de  justesse. 

(1)  La  rt'duction  du  tombeau  do  M.  N.  de  Demidoff,  que  Bartolini  a  envoyée  cette 
année  à  rexposition  du  Louvre,  est  un  ouvrage  d'une  exécution  précieuse,  mais  qui 
ne  donne  qu'une  idée  fort  imparfaite  du  talent  et  de  la  manière  du  statuaire  flo- 
rentin 


LA  PEINTURE  ET  LA   SCULPTURE  EX  ITALIE.  273 

Bartolini  est  un  gros  petit  homme  d'une  nature  forte  et  trapue; 
ses  cheveux  rudes  commencent  à  grisonner,  et  il  doit  avoir  dépassé 
la  cinquantaine.  Sa  physionomie,  comme  tout  l'ensemble  de  sa  per- 
sonne, a  plus  d'expression  que  de  distinction.  Son  œil  est  vif  et 
plein  de  feu,  ses  geste?,  sont  brusques  et  énergiques,  et  sa  tenue 
nous  a  paru  singulièrement  négligée.  A  voir  dans  son  atelier  ce  petit 
homme  en  blouse  bleue,  le  marteau  et  le  ciseau  à  la  main,  s'escri- 
mant  contre  un  bloc  de  marbre  dont  il  détache  de  larges  éclats,  et 
cela  tout  en  causant  avec  une  certaine  bonhomie  brusque  et  parfois 
mordante,  se  plaignant  de  l'avarice  de  l'un,  de  l'insolence  de  l'autre, 
de  la  sottise  du  plus  grand  nombre,  vous  diriez  un  ouvrier  spirituel, 
et  vraiment  le  sculpteur  llorentin  n'est  souvent  pas  autre  chose.  Deux 
ou  trois  fois  cependant  il  a  été  un  statuaire  de  génie. 

Tenerani,  l'élève  le  plus  distingué  de  Thorwaldsen ,  a  égalé  son 
maître  s'il  ne  l'a  pas  surpassé.  Le  style  de  ses  faciles  et  gracieuses 
productions  se  rapproche  plutôt  de  la  manière  de  Canova  que  de 
celle  du  sculpteur  suédois.  C'est  un  artiste  sans  furie;  mais  s'il  n'a  pas 
la  fougue  de  Bartolini ,  il  en  a  l'abondance  et  la  merveilleuse  adresse. 
Tenerani  n'a  pas  non  plus  les  rudes  dehors  du  Florentin.  C'est  un 
homme  d'une  cinquantaine  d'années,  d'une  taille  élevée,  de  ma- 
nières douces,  timides  même,  et  à  la  tenue  virgilienne.  Il  y  a  du  reste, 
dans  ses  compositions ,  quelque  chose  du  feu  contenu  et  de  la  sage 
abondance  qui  distinguent  les  ouvrages  de  ce  prince  des  poètes  ro- 
mains. Ses  conceptions  sont  ingénieuses  et  variées,  ses  personnages 
noblement  et  naturellement  dessinés;  leurs  altitudes  se  distinguent 
par  la  vérité  et  l'animation;  les  draperies  qui  les  recouvrent  sont 
d'un  grand  style  et  bien  jetées.  L'été  dernier,  lorsque  nous  visitâmes 
ses  ateliers  de  la  place  Barberini ,  Tenerani  achevait  un  charmant 
bas-relief  d'Eudore  et  de  Cymodocée,  commandé  par  M.  de  Chateau- 
briand lors  de  sa  prospérité,  et  dont  l'illustre  écrivain  se  proposait, 
je  crois ,  de  faire  hommage  h  M""'  Uécamier.  Le  sculpteur  a  choisi  le 
moment  où  les  deux  victimes  amenées  dans  l'arène  vont  être  livrées 
aux  lions.  Leur  pose  est  pleine  d'abandon,  de  résignation  sainte  et 
d'exaltation  sans  emphase.  Tout  en  s'élevant  à  la  haute  et  virginale 
pureté  de  son  sujet,  l'artiste  a  su  donner  humainement  et  avec  un 
rare  bonheur,  par  l'angélique  suavité  des  formes,  par  l'étreinte 
ardente  et  dernière  de  ces  victimes  purifiées,  par  l'entrelacement 
quelque  peu  profane  de  leurs  beaux  corps  à  demi  nus,  une  sorte  de 
sublime  avant-goût  des  voluptés  célestes  auxquelles  ces  amans  mar- 
tyrs sont  réservés.  Dans  l'un  des  angles  du  bas-relief,  un  bourreau 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lève  la  {grille  de  la  cage  dans  laquelle  rugissent  des  lions  prêts  à 
s'élancer  sur  les  victimes.  Le  torse  de  ce  bourreau  eût  (ait  honneur 
à  Canova. 

Puisque  nous  venons  de  prononcer  encore  une  fois  le  nom  de  ce 
roi  des  statuaires  modernes,  nous  nous  permettrons  de  dire  ici  que 
son  inlluence  se  fait  beaucoup  trop  sentir  chez  tous  les  sculpteurs 
italiens  de  l'époque  actuelle,  même  chez  ceux  qui  se  placent  au  pre- 
mier rang.  Bartolini  etTenerani  ont  tous  deux  un  talent  prodigieux, 
tous  deux  paraissent  avoir  fait  cotmaissance  avec  la  nature;  mais  ce 
n'est  pas  toujours  chez  elle,  c'est  plutôt  en  visite  dans  l'atelier  de 
Canova,  qu'ils  semblent  l'avoir  rencontrée. 

On  nous  a  montré,  dans  l'une  des  salles  du  musée  de  sculpture  de 
la  villa  Médicis,  un  admirable  torse,  provenant  du  fronton  du  Parthé- 
non  et  attribué  à  Phidias,  que  M.  Ingres  a  fait  mouler.  La  chair  de  ce 
torse  est  palpitante;  les  muscles,  modelés  par  grands  méplats,  parais- 
sent mobiles  et  se  relient  aux  attaches  avec  une  grandeur  et  une 
souplesse  infinies.  Près  de  ce  fragment,  nous  avons  vu  la  statue  à  demi 
drapée  d'une  femme  couchée,  moulée  comme  ce  torse  sur  le  marbre 
enlevé  au  même  fronton.  Quelle  r/iorbidesse  singulière  dans  ces 
chairs  souples  et  ondoyantes!  quelle  admirable  vérité  dans  ce  sein 
qui  se  rassied  !  quelle  précision  et  en  même  temps  quelle  largeur 
dans  ces  plis  de  la  robe  si  achevés  et  qui  cependant  ne  devaient  être 
TUS  que  d'une  distance  de  cinquante  pieds!  Ce  sont  ces  précieux  mor- 
ceaux et  les  marbres  grecs,  statues  et  bas-reliefs,  de  la  villa  Albani 
que  l'école  sculpturale  moderne  devrait  surtout  étudier.  M.  Bartolini 
et  Tenerani  sortent  de  ligne,  il  est  vrai,  mais  ils  ne  paraissent  pas 
cependant  s'être  assez  pénétrés  de  ces  chefs-d'œuvre,  d'une  bien 
autre  excellence  que  les  productions  de  la  statuaire  moderne.  Les 
succès  récens  et  la  gloire  encore  présente  de  Canova  ont  trop  d'in- 
fluence sur  leur  manière  de  sentir  et  d'exprimer,  trop  d'empire  sur 
leur  volonté.  C'est  un  joug  qu'ils  auront  peut-être  peine  à  secouer, 
car,  pour  l'un  et  l'autre,  il  est  déjà  un  peu  tard. 

Ces  réflexions  sont  surtout  applicables  aux  grands  ouvrages  de 
Tenerani.  Le  Saint  Jean  colossal  qu'il  achève  pour  une  église  de 
Naples  {!]  n'est-il  pas  d'un  style  trop  calme?  Et  quoique  l'ensemble 
de  la  statue  ne  manque  pas  de  noblesse,  cette  majesté  n'est-elle  pas 

(I)  L'église  de  Sainl-François-de-Paiilc,  cotte  misérable  imitation  de  Saint-Pierre 
de  Rome,  que  le  feu  roi  a  fait  construire  sur  la  place  du  palais.  C'est  là ,  dit-on ,  que 
sont  placées  les  meilleures  statues  napolitaines  modernes,  et  cet  échantillon  donne 


LA  PEINTURE  ET  LA   SCULPTURE  EN  ITALIE.  2f75 

un  peu  bourgeoise  et  par  trop  débonnaire?  Le  yn^cain  est  ptus  ér^er- 
gique  :  c'est  une  statue  sentie,  et  ce[>emlant  l'artiste  a  peut-être  été 
encore  trop  préoccupé  de  la  grâce;  à  force  de  caresser  son  marbre 
et  d'en  abattre  ïes  angles,  il  a  enlevé  à  son  œuvre  quelque  chose  de, 
cette  rudesse  qui  convient  au  dieu  boi-teux  des  forgerons.  En  re- 
vanche, sa  grande  Descente  de  Croix  est  un  morceau  de  premier 
ordre  et  le  plus  énergique  peut-être  qui  soit  sorti  de  son  atelier.  On 
diraitun  groupe  de  Jean  de  Bologne,  mais  étudié,  sévère  et  touchant. 

Cette  horreur  que  l'école  deCanova,  et  en  général  l'école  moderne, 
montre  pour  les  angles,  part  d'un  principe  raisonnable;  mais,  poussée 
à  l'extrême,  elle  conduit  aux  formes  rondes,  gracieusement  affec- 
tées, et  à  la  mollesse. 

Canova  a  été  un  statuaire  du  premier  ordre,  arrivant  surtout  à  la 
suite  de  la  détestable  école  du  Bernin,  Sa  Vénus  an  palais  Pitti,  son 
Persée,  ses  Lutteurs  et  son  Lychas ?,ont  d'admirables  morceaux.  L'idée 
du  Lychas  est  ingénieuse  :  le  malheureux  envoyé  de  Déjanire  s'at- 
tache au  marbre  de  l'autel ,  mais  il  est  dans  les  bras  d'Hercule,  et  ces 
bras  offrent  un  si  prodigieux  développement  de  vigueur,  et  l'infor- 
.tuné  qu'ils  étreignent  est  d'une  beauté  si  frêle,  qu'on  le  voit  déjà 
tourbillonner  sur  l'abîme.  Thésée  vainqueur  du  centaure  est  le  chef- 
d'œuvre  du  statuaire  vénitien  (1).  Ce  chef-d'œuvre  n'est  cependant 
pas  complet.  La  figure  du  Thésée  manque  de  puissatice  et  d'énergie; 
on  a  peine  à  comprendre  que  ce  combattant  vulgaire  triomphe  d'un 
si  terrible  adversaire.  En  revanche,  le  centaure  est  superbe.  Il  est  à 
demi  renversé,  son  ventre  touche  la  terre,  sa  tête  tombe  en  arrière, 
ses  pieds  s'agitent  convulsivement,  et  le  poison  de  la  douleur  court 
dans  chacun  des  muscles  et  dans  chacun  des  nerfs  de  sa  croupe  fré- 
missante. C'est  le  centaure  vaincu  d'André  Chénier  : 

L'insolent  quadrupède  en  vain  s'écrie ,  il  tombe, 
Et  son  pied  bat  le  sol  qui  doit  être  sa  tombe. 

On  assure  que  Canova,  voulant  exprimer  toutes  les  nuances  et  les 
dégradations  de  l'agonie  et  prendre  sur  le  fait  ce  passage  de  la  vie  à 
la  mort,  fit  expirer  lentement  sous  ses  yeux  un  beau  cheval.  La  per- 
fection de  celte  magnifique  et  singuUère  statue  rend  cette  anecdote 

use  bien  tprsle  idée  du  reste.  La  statue  de  saint  Augustin  tenant  en  main  son  traité 
de  la  Cité  de  Dieu  et  disputant  contre  les  donatistes,  de  M.  Tonimaso  Arnajid  fait 
seule  exception. 

(t)  Ce  groupe  est  placé  aujourd'hui  dans  le  Jardin  du  Peuple,  à  Vienne. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vraisemblable.  Ce  centaure  est  bien  supérieur  aux  lions  si  vantés  du 
tombeau  de  Clément  XIII  (Rezzonico.) 

Canova ,  dans  ces  compositions  si  diverses ,  brille  surtout  comme 
poète,  comme  homme  de  délicate  et  puissante  imagination;  mais, 
considéré  sous  un  autre  point  de  vue  et  comme  réformateur,  Canova, 
malgré  son  immense  talent,  n'a  peut-être  pas  mérité  toute  l'impor- 
tance qu'on  a  voulu  lui  donner.  Il  a  pu ,  il  est  vrai,  accomplir  dans  la 
sculpture  cette  révolution  que  Raphaël  iMengs,  beaucoup  trop  décrié 
aujourd'hui,  avait  tentée  dans  la  peinture.  11  a  refait  l'antique,  mais 
sans  grandeur  et  beaucoup  trop  joli;  aussi,  nous  l'avouerons,  nous 
avons  peine  à  distinguer  ses  Vénus,  ses  Nymphes,  ses  Génies  et  ses 
Grâces  mignonnes,  des  froides  et  coquettes  divinités  du  Parnasse  de 
Mengs. 

Rartolini  et  ïenerani  sont  de  l'école  de  Canova,  en  ce  sens  qu'ils 
ont  suivi  tous  deux  l'exemple  de  ce  maître ,  qu'ils  se  sont  rapprochés 
de  l'antique,  et  qu'ils  ont  fait  l'un  et  l'autre  une  étude  particulière 
des  formes  nues.  On  peut  dire  que  ces  deux  premiers  statuaires  de 
l'Italie  moderne  ont  déshabillé  les  statues  que  l'Algarde,  le  Rossi  et 
le  Rernin  avaient  couvertes  de  draperies  écrasantes,  de  lourds  vcte- 
mens  d'airain  contourné  ou  de  marbre  volant.  Ils  ont  aussi  simplifié 
l'altitude  et  rejeté  ces  poses  forcées  que  désavoue  la  nature,  et  que 
le  génie  seul  de  Michel- Ange  a  pu  faire  absoudre.  Ils  ont,  de  plus, 
renoncé  généralement  à  faire  du  bas-relief  un  tableau  avec  clair- 
obscur,  perspective  fuyante,  saillie  exagérée  et  agrandissement  cal- 
culé de  certaines  parties  destinées  à  accroître  ce  qu'on  appelle 
l'effet.  En  un  mot,  ils  sont  sagement  rentrés  dans  les  limites  de  la 
sculpture,  qui  a  pour  objet  de  reproduire  les  belles  formes  de  la  nature 
en  les  simplifiant  pour  les  idéaliser,  et  non  pas  d'imiter  seulement 
l'aspect  des  objets,  ce  qui  est  surtout  du  domaine  de  la  peinture  (1); 
le  peintre,  en  effet,  ne  peut  représenter  que  l'apparence  de  la 
forme,  tandis  que  le  sculpteur  reproduit  la  forme  elle-même.  Enfin, 
Rartolini  et  ïenerani  sont  tous  deux  revenus  à  la  simplicité  des 
moyens,  ce  grand  art  des  statuaires  antiques. 

(1)  Un  sculpteur  qui  veut  rendre  la  couleur  et  l'effet  commet  le  même  contre-sens 
que  ce  peintre  (Giorgione)  qui  voulait  rendre  la  forme  sous  tous  les  aspects  possi- 
bles à  l'aide  d'un  seul  personnage. 

Il  peignit  un  homme  nu,  vu  de  dos;  une  nappe  d'eau  limpide  s'étendait  devant 
lui  et  relléchissait  le  devant  de  la  figure;  une  cuirasse  d'acier  poli  en  faisait  voir  le 
côté  gauche,  et  un  miroir  le  côté  droit. 

«  Très  belle  imagination ,  s'écrie  Vasari ,  et  qui  prouve  que  la  peinture  a  plus  de 


LA  PEINTURE  ET  LA   SCULPTURE  EX  ITALIE.  277 

Leurs  ouvrages,  cependant,  ne  sont  pas  toujours  dégagés  de  cer- 
taines recherches  dont  Canova  ne  leur  avait  jamais  donné  l'exemple, 
et  qu'on  pourrait  regarder  comme  des  tentatives  de  retour  vers 
l'école  du  siècle  précédent;  ces  tentatives,  que  nous  ne  regardons 
toutefois  que  comme  des  caprices,  sont  surtout  sensibles  dans  leur 
façon  de  faire  serpenter  la  ligne  et  flamboyer  le  contour.  Il  est 
tel  de  leurs  bas-reliefs  qui  n'est  pas  non  plus  exempt  de  ce  goût  pré- 
tentieux, et  l'on  y  retrouve  quelquefois  de  ces  recherches  d'effet 
et  de  perspective  que  nous  condam.nioKS  tout  à  l'heure.  Nous  nous 
rappelons  particulièrement  de  grandes  fabriques,  vues  d'angle,  que 
Tenerani  a  placées  dans  l'une  de  ses  compositions  les  plus  consi- 
dérables (non  pas  le  bas-relief  d'Eiidorc,  qui,  sous  ce  rapport,  est 
irréprochable).  Les  lignes  de  ces  fabriques  qui  fuient  sont,  sans 
nul  doute,  habilement  dégradées,  et  cependant  elles  ne  s'enfoncent 
pas  au  centre  de  la  composition  comme  l'auteur  l'aurait  voulu.  La 
dégradation  des  couleurs  peut  seule  exprimer  parfaitement  cet  effet, 
et  c'est  dans  ces  parties  de  l'art  que  la  peinture  a  le  pas  sur  la 
sculpture.  Cette  remarque  confirme  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut,  et  prouve  que  toute  recherche  d'effet,  de  perspective  ou  de 
clair-obscur,  sur  une  surface  plane  et  de  même  couleur,  ne  peut 
aboutir  qu'à  des  résultats  incomplets.  La  perspective  aérienne  ne  ve- 
nant point  en  aide  à  la  perspective  linéaire  comme  dans  la  peinture, 
l'artiste  se  trouve  avoir  fait  tout  au  plus  une  démonstration  de  per- 
spective et  nullement  avoir  fait  de  la  perspective.  Il  faut  donc  laisser 
la  sculpture  du  bas-relief  en  perspective  au  Bernin  et  à  son  école, 
qui  essaya  même  de  l'architecture  en  perspective,  comme  on  peut  le 
voir  dans  les  singulières  fenêtres  de  l'escalier  du  Vatican. 

MM.  Bartolini  et  Tenerani  ont  tous  deux  un  assez  beau  talent  pour 
avoir  fait  école;  nous  avons  vu  un  grand  nombre  d'ouvrages  sortis  de 
l'atelier  de  leurs  élèves,  mais,  il  faut  le  dire,  la  plupart  de  ces  ou- 
vrages nous  ont  paru  d'une  rare  et  désespérante  médiocrité,  et,  ce 
qui  est  pis,  d'une  médiocrité  léchée.  On  pourrait  répéter  à  ces  mes- 
sieurs ce  que  Michel-Ange  disait  à  Jean  de  Bologne  :  —  Avant  de 

moyens  que  la  sculpture  pour  montrer  tous  les  aspects  de  la  nature  dans  une  seule 
vue!  »  (Vasari ,  Vie  de  Giorgione.) 

Très  ridicule  imagination,  dirons-nous,  et  qui  ne  peut  avoir  pour  résultat  qu'un 
très  désagréable  tableau.  Le  peintre,  d'ailleurs,  n'avait  nullement  atteint  son  but, 
car  il  ne  nous  avait  montré  que  (piatre  des  aspects  de  la  nature,  et  non  pas  tous  ses 
aspects.  Un  tableau  ne  peut  avoir  qu'un  seul  point  de  vue,  une  statue  a  autant  de 
points  de  vue  qu'il  y  a  de  points  dans  l'espace. 

TOME   XXIII.  18 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chercher  à  finir,  apprends  à  ébaucher.—  La  réphque  du  grand  artiste 
àVasari,  qui  se  vantait,  en  lui  montrant  un  de  ses  tableaux,  d'y 
avoir  mis  peu  de  temps,  s'appliquerait  avec  un  égal  à  propos,  aux 
prétentions  de  quelques-uns  de  ces  ouvriers  faciles.  —  Cela  se  voit! 
pourrions-nous  dire  comme  lui  ;  en  effet ,  cela  se  voit  beaucoup  trop. 

En  France,  la  décadence  de  la  statuaire  s'annonce,  comme  chez 
les  Romains  et  les  Grecs,  par  l'invasion  du  grotesque;  l'apparition 
d'une  armée  de  statuettes,  où  l'incorrection  le  dispute  au  ridicule  et 
au  mauvais  goût,  a  perverti  l'art  en  le  popularisant.  En  Italie,  cette 
décadence  est  amenée  par  l'abus  de  la  facilité  gracieuse  et  par  le 
lâché  habile.  On  adopte  certaines  formes  de  beauté  conventionnelle, 
et  pour  simplifier  les  lentes  études  du  modelé,  on  met  de  côté  la  na- 
ture, et  l'on  donne  à  toutes  les  formes  quelque  chose  de  souple  et 
d'arrondi  qui  séduit  le  vulgaire,  mais  qui  s'éloigne  autant  de  l'idéal 
que  de  la  vérité.  Enfin  on  néglige  absolument  les  détails,  qui  sont 
laissés  et  non  cherchés,  et  qui ,  selon  que  l'artiste  veut  être  gracieux 
ou  énergique,  semblent  faits  au  moule  ou  à  l'emporte-pièce. 

Apelles  disait  qu'il  avait  un  grand  avantage  sur  Protogène,  celui 
de  savoir  le  moment  où  il  fallait  quitter  son  ouvrage.  Les  statuaires 
italiens,  qui  travaillent  le  marbre  avec  une  si  merveilleuse  facilité,  ne 
nous  paraissent,  eux,  préoccupés  que  d'une  seule  idée  :  c'est  de 
quitter  leur  ouvrage  non  pas  quand  il  le  faudrait,  mais  le  plus  vite 
qu'ils  peuvent. 

Frédéric  Mercey. 


WALTER  RALEIGH. 


Il  eslimait  la  gloire  plus  que  sa  conscience. 
Be7<-Jonso>. 

Si  VOUS  parcourez  la  magnifique  collection  de  portraits  de  Lodge , 
vous  y  trouverez,  parmi  les  têtes  du  xvi"  siècle,  une  physionomie 
qu'il  est  impossible  d'oublier  :  elle  efTace  toutes  les  autres  par  la  sin- 
gularité, l'énergie  rusée  et  la  violence  de  l'expression.  Le  nez  est  fin 
et  recourbé,  le  front  étroit  et  démesurément  haut,  l'œil  ardent,  sa- 
gace,  conquérant  et  inquiet,  la  bouche  dédaigneuse,  impétueuse, 
mais  non  sensuelle.  L'attitude  du  personnage  répond  à  l'originalité 
de  ses  traits;  cet  homme  semble  provoquer  le  monde,  et  vous  diriez 
qu'il  méprise  d'avance  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  va  faire. 

C'est  en  etfet  l'image  corporelle  et  le  type  extérieur  de  l'ame  la 
plus  excessive  dont  les  annales  modernes  aient  conservé  la  trace. 
Walter  Raleigh  a  tout  osé,  tout  envahi,  tout  manqué.  Les  trente 
biographes  qui  se  sont  emparés  de  cette  matière  brûlante  ont  voulu 
la  réduire  aux  proportions  ordinaires,  effort  inutile  :  la  bizarre  créa- 
tion de  Dieu  leur  échappe;  une  vie  de  contradictions  gigantesques, 
lutte  de  Titan  contre  le  possible  et  l'impossible,  désaccord  entre  la 
force  humaine  et  la  force  des  choses  ;  Campbell,  Ty  tler,  Birch,  Cayley, 
Shirley,  Naunton,  même  le  docteur  Southey,  sans  compter  Prince, 
Fuller,  Wood,  Aubery,  et  l'allemand  Totze,  n'ont  point  fiiit  com- 

18. 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  Raleigh;  eux-mêmes  ne  FavaicMit  pas  compris.  In  article 
récent  de  la  Revue  dl-Àllmbouig,  dont  l'auteur  a  discuté  avec  la  con- 
science d'un  juge  plusieurs  circonstances  relatives  à  la  vie  de  Rak'igh , 
ne  nous  satisfait  pas  davantage.  C'est  donc  un  sujet  neuf,  plein  de 
fécondité,  que  l'étude  de  cet  homme.  11  renferme  tout  un  siècle.  Chez 
lui,  Icspenchansde  ce  siècle  bouillonnent,  s'exagèrent,  s'extravasent 
et  débordent,  sans  jiUîiais  se  régler  ou  s'accorder.  Ame  confuse,  comme 
l'a  très  bien  dit  Hume,  et  confusément  grande. 

iS'ous  ne  répéterons  rien  de  ce  que  les  biographes  antérieurs  ont 
avancé  sur  Walter  Kaieigh,  et  nous  contredirons  souvent  le  plus 
habile  de  ces  biographes,  l'écrivain  de  la  Ik-me  d' Edirnbourn .  Walter 
Raleigh  a  tant  \oyagé,  écrit,  agi,  convoité,  combattu,  intrigué,  con- 
spiré, il  a  cherché  la  gloire  par  tant  de  voies,  demandé  la  puissance 
et  la  domination  à  tant  d'entreprises,  tenté  la  fortune  par  tant  de 
diverses  trames,  que  tout  peut  se  dire  sur  soîi  compte.  Tytler  le 
montre  martyr,  Totze  le  fait  escroc,  Southcy  le  prétend  fou.  Le  ré- 
sultat de  nos  recherches  nous  a  fourni  cent  soixante-cinq  volumes, 
une  bibliothèque,  absorbée  par  la  seule  discussion  des  actes  et  des 
écrits  de  Raleigh,  en  y  comprenant  ses  propres  ouvrages  et  les  livres 
hollandais  et  italiens  consacrés  à  ses  entreprises  maritimes.  Nous 
essaierons,  les  premiers  après  tant  d'analystes,  de  contempler  dans 
sa  source  et  dans  l'intimité  de  son  propre  fonds  cette  grandiose  iiîquié- 
tude  d'un  cœur  qui  bondit  au-delà  des  bornes  possibles,  et  d'un 
esprit  qui  s'élance  vers  mille  conquêtes  à  la  fois. 

Les  passions  du  xvr  siècle  sont  marquées  vivement  chez  Raleigh. 
C'est  ce  qui  le  rend  si  intéressant  pour  nous.  Il  réunit  l'esprit  d'aven- 
ture, le  génie  de  l'intrigue,  le  courage  guerrier,  la  liberté  du  style, 
la  ferveur  protestante,  l'animosité  politique,  le  luxe  italien,  l'avidité 
britannique,  et  la  violence  comme  l'audace  gasconnes;  ame  singu- 
lière, au  sein  de  laquelle  luttent  les  vices  et  les  grandeurs  nés  de  ces 
sources  diverses,  mensonge,  fierté,  bassesse,  magnanimité,  cruauté, 
fourberie,  héroïsme.  L'antithèse  des  rhéteurs  est  impuissante  à  dire 
les  contrastes  d'une  telle  vie  :  elle  a  pour  caractère  l'excès  dans  toutes 
les  directions;  sublimité  dans  le  péril,  avilissement  dans  le  succès; 
rien  de  modéré,  rien  d'égal;  aujourd'hui  le  r(Me  d'un  martyr  et 
demain  celui  d'un  laquais.  On  ne  peut  l'expliquer  que  par  la  logique 
des  passions,  non  par  celle  de  la  raison. 

L'histoire  moderne,  qui  s'occupe  beaucoup  des  évènemens  et  quel- 
quefois des  intérêts,  laisse  de  côté  les  passions.  Elles  ont  cependant 


WALTEK   IIALEIGH.  281 

leur  histoire.  Elles  changent,  elles  ont  leurs  causes,  elles  entraînent 
les  faits.  Cette  erreur,  dont  les  anciens  étaient  si  éloignés,  a  desséché 
et  réduit  à  rien  les  annales  des  peuples  européens.  Elle  nous  empêche 
de  comprendre  les  caractères  qui  s'y  jouent  et  de  démêler  les  mobiles 
qui  leur  ont  servi  de  ressort.  Qu'est-ce  que  la  Saint-Bnrthélem\ ,  si  vous 
ignorez  la  fièvre  catholique  et  municipale,  léguée  par  le  moyen-àge  à 
la  bourgeoisie  parisienne?  Vous  retrouvez  à  peine  et  demi-effacée, 
chez  Auguste  de  Thou ,  la  trace  des  émotions  qui  animaient  et  embra- 
saient tout  son  siècle.  Voltaire  ne  s'en  doute  plus.  Elles  apparaissent 
vivantes  chez  les  sermonaires  et  les  libellistes,  dans  les  pamphlets  et 
les  caricatures,  chez  les  poètes  et  les  satiriques,  surtout  dans  les  écrits 
laissés  par  les  hommes  d'action.  11  faut  lire  attentivement  les  poèmes 
de  Tliéodore  Agrippa  d'Aubigné  pour  comprendre  les  émotions  reli- 
gieuses de  cette  époque,  et  voir,  de  1520  à  1600,  les  deux  armées  du 
catholicisme  et  du  protestantisme  se  grouper  à  travers  l'Europe.  Plus 
de  Français,  d'Anglais,  d'Italiens.  Quiconque  préfère  la  Bible  à  Home 
a  pour  ennemi  mortel  quiconque  préfère  Rome  à  la  Bible.  Les  Tra- 
fiques de  d'Aubigné,  œuvre  hors  de  ligne,  sont  plus  historiques  que 
son  histoire.  Ce  poème,  à  peine  écrit  en  français,  brise  sans  cesse 
l'idiome,  qui ,  battu  et  tenaillé  comme  un  fer  chaud,  s'élève  au-dessus, 
s'élance  au-delà,  retombe  au-dessous  de  ses  limites  naturelles.  Pas  de 
production  moderne  où  les  convenances  et  les  nécessités  de  notre 
langue  se  soient  assouplies  plus  violemment ,  contraintes  et  domptées 
par  l'énergie  et  la  fureur  de  la  pensée.  Dans  le  chant  intitulé  les 
Feux,  on  voit  tous  les  martyrs  protestans  de  l'Europe,  sanglantes 
ombres,  défiler  devant  le  poète  qui  les  convoque,  et  former  une 
seule  nation.  Raleigh  fut  un  des  chefs  les  plus  ardensde  cette  nation. 
Avant  tout,  nous  le  trouverons  donc,  comme  l'Angleterre  du 
xvi'^  siècle,  protestant  et  ennemi  de  l'Espagne.  ]\îais  nous  verrons 
aussi  combien  de  passions  subsidiaires  vinrent  se  joindre  à  celle-là, 
de  quelles  imperturbables  ruses  il  s'arma  pour  dominer  les  esprits, 
combien  de  succès  sans  estime  et  de  triomphes  diffamés  il  arracha 
péniblement  à  la  fortune;  enfin ,  ce  que  coûta  dans  le  présent  et  dans 
l'avenir  au  grand  homme  aventurier  la  (jluiie,  estimée  au-dessus  de  la 
conscience. 


RAI.EIGH    A    LA   COIK   D  ELISABETU. 


L'éducation  de  Raleigh,  cette  éducation  de  l'ame  et  de  la  volonté 
qui  décide  de  la  vie ,  qui  commence  à  seize  ans ,  qui  finit  à  vingt- 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quatre,  eut  lieu  en  France.  C'était  un  pandemonium  quand  il  y 
vint. 

Quel  pays  !  Un  poète  de  son  temps  l'a  dit  avant  moi ,  non  pas  un 
des  poètes  pédantesques,  gens  qui  ne  reproduisent  que  les  émotions 
greco-latines  de  la  rue  du  Fouarre  et  de  Montaigu;  mais  un  de  ces 
poètes  bien  plus  précieux ,  qui  disent  en  vers  ce  que  leur  siècle  a 
senti.  11  montre,  dans  une  de  ses  pièces,  le  diable  demandant  à  Dieu 
permission  de  venir  brouiller  la  France,  et  d'y  lâcher  son  escadron  de 
démons  secondaires.  Voilà  ce  que  Ualeigh  y  vit,  lorsqu'à  vingt  ans, 
soldat  de  fortune,  il  quitta  le  promontoire  battu  des  flots  marins 
qu'habitait  sa  famille,  et  vint  guerroyer  en  France  et  en  Flandre 
pour  les  protestans.  Il  était  né  en  1552 ,  à  Hayes ,  en  face  de 
l'Océan. 

Les  étendards  de  Coligny,  de  Henri  IV  et  de  Nassau  flottèrent  sur 
cette  jeune  tète.  11  se  mêla  en  aventurier  à  tous  les  aventuriers  gas- 
cons, si  fiers,  si  braves,  si  hardis,  si  spirituels,  dont  Henri  de  Navarre 
résuma  les  meilleures  qualités,  laissant  de  côté  les  plus  mauvaises.  Un 
caractère  de  gasconnade  aventureuse,  transporté  sur  le  sol  demi- 
saxon  ,  demi-normand  de  la  nationalité  anglaise,  fit  de  lui  désormais 
un  être  douteux  et  redoutable ,  objet  d'étonnement  et  d'antipathie 
pour  ses  concitoyens. 

OÈlevé  à  cette  école,  il  adora  le  succès,  et  apprit  à  l'enlever  violem- 
ment plutôt  qu'à  le  mériter.  Souvent  il  joignit  le  charlatanisme  à  la 
gloire.  Ce  (jui  était  saillie  légère  et  caprice  facétieux  chez  nos  braves 
enfans  du  Midi,  devint  un  grave  calcul  chez  le  fils  des  Saxons.  Ces 
vives  et  pétulantes  boutades  qui  étincèlent  dans  la  causerie,  qui 
donnent  tant  de  relief  à  la  guerre  et  à  l'amour,  et  qui,  dans  la  mêlée 
sanglante,  apparaissent  comme  les  lueurs  des  glaives  qui  se  heurtent, 
ont  besoin,  pour  être  aimées  ou  pardonnécs,  d'une  légrreté  presque 
enfantine  et  d'une  grâce  insouciante.  Raleighpritau  sérieux  l'humeur 
gasconne;  il  en  fit  le  poème  épique  de  sa  vie.  Dans  les  grandes  entre- 
prises, dans  les  sombres  conjurations,  dans  les  longues  traversées  et 
les  colonisations  périlleuses,  il  fut  iMascarille  ou  Scapin.  Bariolant  de 
traits  sublimes  ce  charlatanisme  gigantesque,  nul  homme  (quoi  qu'en 
ait  dit  la  llcvne  (V Edimbourg)  n'a  mieux  menti,  n'a  plus  souvent, 
n'a  plus  témérairement  menti. 

La  France  offrait  alors  une  mauvaise  discipline  et  un  fatal  exemple. 
Trois  grandes  ([ualités  lui  restaient,  l'audace,  le  courage  et  l'adresse. 
Mais,  du  reste,  jamais  esprits  infernaux  ne  se  sont  déchaînés  avec 
plus  de  folie,  et  n'ont  mêlé  plus  de  sang  à  plus  de  débauche.  Le 


WALTER  RALEIGH.  283 

jeune  homme  était  à  Paris  lorsque  la  cloche  de  la  Saint-Barthélémy 
sonna  ;  il  vit  face  à  face  celui  que  les  protestans  nommaient 

Notre  Sardanapale, 

Braquant  sur  ses  sujets  l'arquebuse  infernale. 

Il  parvint  à  se  soustraire  au  massacre,  lorsque 

Les  prisons,  les  palais, les  châteaux,  les  logis, 
Les  cabinets  sacrés,  les  chambres  et  les  lits 
Furent  marqués  du  sceau  de  la  tuerie  extrême;... 

Il  entendit  ce  qu'un  catholique  de  la  môme  époque  nomme 

les  sons  piteux  de  la  grand'  boucherie. 

Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  si  de  retour  en  Angleterre  en  1579,  et 
devenu  capitaine  des  troupes  anglaises  envoyées  contre  les  Irlandais, 
sous  lord  Grey,  il  débuta  par  l'imitation  de  ces  beaux  exemples.  Sa 
première  action,  c'est  le  massacre,  exécuté  de  sang-froid,  d'une  gar- 
nison catholique  qui  s'était  rendue  à  merci.  Spencer,  le  grand  poète, 
affirme  que  «  l'on  ne  pouvait  se  débarrasser  autrement  de  ces  misé- 
rables. »  Tout  ce  que  l'on  peut  dire  en  faveur  de  Spencer,  de  Grey, 
du  jeune  Raleigh,  des  autres  capitaines  qui  ont  trempé  dans  ce 
meurtre,  c'est  que  l'Europe  entière  avait  la  fièvre  et  la  rage;  que 
Raleigh  venait  de  France,  où  il  avait  vu  les  protestans  poursuivis  et 
traqués  comme  des  bêtes  fauves;  c'est  que,  dans  les  dernières  solitudes 
du  j\ouveau-Monde ,  les  arbres  des  forêts  vierges  portaient  alors ,  en 
guise  de  fruits,  des  cadavres,  avec  ces  inscriptions  :  Pendu  comme 
Jiérétique,  non  comme  Anglais;  et  la  réponse  :  Pendu  comme  calho- 
lique,  non  comme  Espagnol;  enfin,  c'est  que  le  vaste  mouvement  et 
la  guerre  de  deux  siècles  entre  la  critique  et  la  foi ,  entre  la  liberté 
et  l'autorité ,  s'annonçait  avec  une  violence  digne  de  son  avenir. 

L'aventurier  avait  vingt-deux  ans.  Il  voulait  arriver;  les  moyens 
lui  importaietlt  peu;  il  souffrait  beaucoup  dans  cette  Irlande,  que 
l'une  de  ses  lettres  appelle  énergiquement  \n  communavté  de  com- 
mune misère  [the  common  ivealtli  oj common  tcoe).  l^e  seul  désir  d'être 
remarqué  un  jour  lui  faisait  subir  les  ennuis  d'une  situation  inférieure 
et  d'un  grade  obscur,  dans  une  guerre  de  barbares,  a  J'aimerais  mieux 
garder  le  bétail,  »  écrit-il  à  Leicester;  il  avait  déjà  su  se  mettre  en 
relation  avec  le  favori.  Mais  comment  briser  le  talisman  de  sa  pre- 
mière obscurité?  Une  occasion  se  prépare,  ou  plutôt  il  la  fait  éclore. 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Grey,  son  chef  militaire,  le  réprimande,  on  ne  sait  sur  quel  sujet; 
il  en  écrit  à  Leicestcr.  Une  fois  brouillé  avec  son  capitaine,  il  sait  que 
la  chose  ira  plus  loin  et  plus  haut,  et  que  la  reine  voudra  être  juge  du 
différend.  11  ne  se  trompait  pas.  Le  cabinet  royal  s'ouvrit  à  lui  et  à 
son  antagoniste.  Le  moment  était  décisif.  Il  avait  médité  sa  défense, 
qui  ménageait  avec  habileté  l'homme  même  qu'il  attaquait,  et  flat- 
tait démesurément  Forguoil  de  la  reine  vieillissante.  Sa  fortune  fut 
faite. 

La  scène,  dont  les  contemporains  ont  seulement  indiqué  l'esquisse, 
et  laissé  les  matériaux  épars,  dut  être  pleine  d'intérêt.  Elle  se  passait 
au  conseil  d'état,  devant  celte  souveraine  à  l'œil  perçant  et  au  nez 
crochu,  proclamée  Vénus  par  les  courtisans  et  les  poètes,  vierge 
d'après  ses  propres  médailles,  bien  qu'à  la  coimaissance  de  l'Eu- 
rope entière  elle  eût  changé  d'amans  avec  une  facilité  et  une  rapidité 
excessives,  et  dont  le  progrès  de  l'Age  ne  faisait  qu'augmenter  la 
licence.  Devant  cette  femme  déjà  ridée,  couverte  de  perles  et  de  dia- 
mans,  le  cou  environné  d'une  immense  fraise  empesée,  les  joues 
sillonnées  de  rides  et  de  fiird,  voici  le  jeune  homme  debout,  le  front 
singulièrement  haut,  l'œil  vif  et  fler,  d'une  taille  supérieure  à  la  taille 
commune,  robuste,  développant,  avec  une  éloquence  fleurie  mêlée 
d'éloges  pour  la  souveraine,  ses  observations  militaires  sur  l'Irlande 
bien  plutôt  que  ses  griefs  contre  son  chef,  u  La  reine  fut  séduite ,  « 
dit  Aaunton  ;  the  qiieen's  car  ivas  tahen. 

Une  seconde  phase  de  sa  vie  commence  ici.  Le  soldat  de  fortune, 
déployant  devant  le  conseil  privé  sa  bonne  grâce  et  sa  faconde,  reste 
à  la  cour  comme  amant  de  la  reine;  titre  qu'il  partage  d'ailleurs  avec 
sir  Charles  Blount  et  le  comte  d'Essex.  Il  est  difficile  de  se  laisser 
convaincre  par  la  confiance  philosophique  de  la  Revue  (VÉdhnbourg, 
qui  transforme  doucement  en  platonisme  éthéré  les  passions  de  (Jueen- 
Bess,  de  la  reine  Elisabeth.  Je  sais  que  la  vénération  protestante  la 
couvre  et  la  protège  encore  aujourd'hui  d'une  faveur  apologétique; 
mais  l'histoire  est  plus  sévère.  Vraie  hlle  de  Henri  VIII,  pape  et  sul- 
tan à  la  fois,  la  ricrç/e  des  îles  occidentales,  comme  elle  se  nommait 
elle-même,  prouve  qu'un  souverain  se  fait  tout  pardonner,  s'il  favo- 
rise les  ambitions  de  son  peuple.  Elisabeth  ressemblait  fort  à  Cathe- 
rine-la-Grande.  Les  rapports  des  ambassadeurs  étrangers  auprès  de  sa 
cour  sont  loin  d'attester  cette  virginale  réserve ,  à  laquelle  la  posté- 
rité protestante  tait  semblant  d'ajouter  foi.  Ils  parlent  fort  librement, 
dans  leur  correspondance  particulière,  de  ses  faiblesses,  que  le  com- 
plaisant chancelier  Bacon  appelait  /(er  softnesses  (ses  atlendrissemens), 


WALTER  RALEIGH.  285 

des  querelles,  des  raccommodemens,  des  douleurs,  des  fureurs,  des 
violences,  des  coups,  des  larmes,  auxquels  ces  émotions  orageuses 
donnaient  lieu  ;  de  la  chambre  à  coucher  voisine  de  la  sienne,  qu'elle 
assigna,  pour  la  santé  de  Dudley,  à  ce  jeune  homme  délicat,  et  de 
son  extraordinaire  irritation  toutes  les  fois  qu'une  de  ses  demoiselles 
d'honneur  marchait  sur  ses  brisées  et  lui  enlevait  un  favori.  L'am- 
bassadeur espagnol  raconte  qu'elle  le  conduisit  un  jour  à  la  chambre 
occupée  par  Dudley,  «  lui  foisant  remarquer  qu'il  était  d'une  santé 
faible,  qu'il  avait  besoin  d'être  soigné;  que  d'ailleurs  cet  appartement 
se  trouvait  au  rez-de-chaussée  et  n'avait  aucune  communication  avec 
le  sien.  »  L'ambassadeur  ajoute  que  huit  jours  ne  furent  pas  écoulés 
avant  que  ce  jeune  homme  d'une  santé  faible  prît  possession  de  la 
chambre  la  plus  voisine  de  celle  qu'habitait  la  reine.  Tous  ces  détails 
de  vie  privée,  ces  médisances  contre  la  chasteté  prétendue  d'Eli- 
sabeth, que  la  maligne  Marie  Stuart  communiquait  à  sa  bonne  sœur ^ 
dans  une  lettre  perhde ,  ont  été  récemment  appuyés  par  les  recher- 
ches curieuses  de  Raumer,  de  Tytier  et  de  plusieurs  autres. 

Quoiqu'il  en  soit  des  soflnesscs  de  la  reine  Elisabeth,  le  jeune 
homme  admis  à  sa  cour  y  fit  une  fortune  rapide ,  qui  était  justifiée 
.par  l'éclat  de  sa  conversation,  l'élégance  de  ses  manières  et  de  celle 
son  costume.  On  le  voyait  tous  les  jours,  dit  Aubery,  son  contem- 
porain, en  pourpoint  de  satin  blanc  brodé  de  perles,  et  portant  au 
cou  une  chaîne  de  perles  de  la  plus  belle  eau  et  de  la  première  gros- 
seur. ÎVul  chroniqueur  n'a  mis  en  oubli  l'anecdote  de  ce  manteau 
pourpre  brodé  d'or,  que  Raleigh  étendit  sous  les  pas  de  la  reine  au 
moment  où  elle  devait  traverser  à  pied  un  endroit  trempé  de  pluie. 
Toutes  les  cours  du  monde  ont  été  témoins  de  quelque  trait  ana- 
logue à  celui  de  llaleigh ,  et  l'on  doit  s'étonner  que  la  plupart  des 
historiens  anglais  aient  voulu  dater  de  cette  époque  et  de  ce  man- 
teau la  faveur  de  Raleigh.  Depuis  plusieurs  mois  il  se  trouvait  en 
pied  à  la  cour;  Elisabeth  l'avait  distingué;  l'œuvre  de  sa  fortune 
remonte  plus  haut;  il  l'avait  fixée  dès  le  premier  jour,  lorsque,  de- 
vant le  conseil  d'état  et  la  reine,  il  avait  fait  briller  avec  tant  d'adresse 
les  ressources  de  son  esprit,  son  audace,  sa  bonne  mine,  sa  grande 
taille  et  son  beau  langage. 

AValter  Raleigh  comprit  sa  position  et  la  conserva.  Au  lieu  de 
perdre  son  temps,  comme  Essex,  isottingham  et  Rlount,  en  rivalités 
inutiles  et  en  prétentions  exclusives;  au  lieu  de  vouloir  dominer 
seul  le  cœur  d'une  reine  que  ces  querelles  amusaient  sans  la  vaincre, 
l'aventurier  se  contenta  des  marques  de  faveur  qu'elle  lui  donnait 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  qui  bientôt  le  placèrent  au  premier  rang,  11  fut  nommé  chevalier, 
sénéchal  du  comté  de  Cornouailles,  grand-écuyer  et  capitaine  des 
gardes.  Ses  attentions  ne  se  relûchnient  pas;  il  éclipsait  par  la  splen- 
deur de  ses  habits  et  la  grâce  de  sa  tournure  tous  les  courtisans  qui 
l'environnaient,  et  passait  pour  le  plus  complet  gentilhomme,  the 
compleatest  gentleman,  dit  llakluyt,  de  cette  époque  brillante.  Les 
regards  du  peuple  s'arrêtaient  émerveillés  sur  sa  cuirasse  d'argent 
ciselé ,  sur  ses  brassards  et  ses  cuissards  d'argent  damasquinés,  qui 
étincelaient  auprès  de  la  reine,  lorsqu'il  l'escortait  en  qualité  de  capi- 
taine des  gardes.  Il  était  pauvre.  Elisabeth  lui  donna  douze  mille 
acres  de  terre  confisquées  sur  les  ducs  de  Nesmond,  et  le  monopole 
des  vins;  c'était  l'élever  à  l'opulence. 

Toutes  les  carrières  de  l'ambition  étaient  ouvertes  à  llaleigh,  et, 
par  une  rare  coïncidence,  il  avait  la  capacité  comme  l'ardeur  des  succès 
les  plus  divers.  Nous  venons  de  voir  jusqu'où  l'avait  conduit  cette 
témérité  persévérante  qui  marqua  le  cours  de  sa  vie.  Il  peut  devenir 
homme  d'état,  guerrier,  marin,  orateur.  Il  sera  tout  cela. 

Il  sera  plus  encore.  Fonder  un  empire,  trouver  un  monde,  ne 
serait-ce  pas  mieux?  Éclipser  Christophe  Colomb,  l'emporter  sur 
Fernand  Cortez  et  Pizarre,  à  la  cour  augmenter  sa  faveur,  auprès  du 
peuple  accroître  son  crédit,  redire  ses  prouesses  à  la  postérité,  à 
l'exemple  de  César,  quelle  perspective  !  Tous  les  jours  on  entendait 
parler  de  Drake,  de  Cavendish,  de  Forbisher.  Les  navires  déployaient 
chaque  jour  leurs  voiles,  et  revenaient  chargés  de  trésors  ou  riches  de 
découvertes.  C'était  le  moment,  toujours  magnifique  dans  la  vie  des 
nations,  où  le  sang  bouillant  de  l'adolescence  gonfle  leurs  veines, 
où  le  penchant  de  leur  grandeur  spéciale  se  révèle  par  une  sorte 
d'ivresse,  et  annonce  leur  destinée.  Elisabeth,  que  nous  avons  mon- 
trée tout  à  l'heure  aussi  faible  que  la  dernière  de  ses  sujettes,  et  à 
laquelle  nous  avons  arraché  son  masque  historique,  fut  un  loi  de 
génie  (pii  sympathisa  hautement,  noblement,  activement,  avec  ce 
mouvement  civilisateur,  père  de  trois  cents  ans  de  gloire. 

Ainsi  que  Gromwell,  elle  le  précipita  par  tous  les  actes  de  son 
règne.  Elle  attachait  de  sa  main  l'or  et  les  perles  à  la  poitrine  de 
ses  marins;  elle  les  comblait  de  titres,  d'honneurs,  de  richesses, 
d'éloges.  Elle  donnait  même,  elle  si  avare,  un  peu  d'argent  de  sa 
bourse  royale  pour  les  encourager  à  ces  entreprises.  Aussi  l'élan 
maritime  de  cette  époque  a-t-il  quelque  chose  de  romanesque,  de 
poétique  et  d'idéal  qui  séduit  et  entraîne  la  pensée.  Un  seul  vaisseau 
anglais  attaque  huit  vaisseaux  ennemis.  Une  petite  troupe  de  deux 


WALTER  R\LEIGH,  28?" 

cents  hommes  va  ruiner  et  réduire  en  cendres  une  ville  de  douze 
mille  âmes.  Un  vaisseau  anglais,  ayant  fait  une  riche  capture,  re~ 
gagne  le  port  voiles  déployées,  et  ces  voiles  sont  de  soie  pourpre,  les 
cordages  de  fil  d'argent,  les  menus  agrès  de  fil  d'or.  Un  frère  utérin 
de  Raleigh,  Humphrey  Gilbert,  avait  depuis  long-temps  rêvé  l'une 
des  plus  belles  entreprises  que  l'on  pût  alors  concevoir,  la  colonisa- 
tion de  la  Virginie,  qui  ne  portait  pas  alors  ce  nom.  Idée  à  la  fois 
grande,  praticable  et  féconde,  qui  nous  a  donné  la  pomme  de  terre 
et  le  tabac;  elle  appartient  à  ce  frère  utérin,  «omme  l'avouent  et 
M.  Tytler  et  la  lieinie  d'Edimbourg,  si  ardens  toutefois  à  faire  passer 
sur  la  tête  de  Walter  Raleigh  l'honneur  des  entreprises  contem- 
poraines. Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  faute  de  ressources,  le  pre- 
mier plan  de  sir  Humplirey  avait  échoué ,  qu'il  voulut  mettre  à  profit 
la  faveur  nouvelle  et  inattendue  de  son  frère  Walter,  et  que  ce  der- 
nier, non  content  de  lui  prêter  secours,  s'empara  du  crétht  et  de  la 
renommée  dus  à  Humphrey  Gilbert.  Ajoutons  qu'il  resta  paisible 
à  la  cour  pendant  que  son  frère,  armé  d'une  patente  de  la  reine, 
concédée  à  sir  Walter,  courait  les  mers,  essayait  de  transplanter  dans 
les  savanes  de  l'Amérique  une  colonie  rebelle,  et  luttait  à  la  fois 
contre  les  sauvages  indigènes  et  contre  son  propre  équipage.  Ce  brave" 
homme  mourut  à  la  peine.  Son  frère  Walter  vendit  sa  patente  à  une 
compagnie  de  négocians,  qui  laissa  languir  pendant  le  reste  du  règne 
d'Elisabeth  la  colonisation  virginienne. 

La  Revue  d'Edimbourg  prouve  que  Raleigh  essaya  de  secourir  et 
de  sauver  les  débris  de  ces  malheureux  colons,  jetés  cruellement 
par  leurs  concitoyens  au  miheu  des  anthropophages,  et  qui  finirent 
par  être  massacrés.  Mais  ce  n'était  point  assez  de  leur  prêter  secours. 
Raleigh ,  colonisateur,  devait  un  autre  genre  de  sacrifice  à  la  gloire 
qu'il  alfectait.  L'abandon  violent  du  projet,  auquel  tenait  la  vie 
des  colons ,  prouvait  une  légèreté  féroce  et  égoïste ,  dont  la  Revue 
d'Edimbourg  essaie  en  vain  de  faire  un  héroïsme  éclatant.  Quoi  ! 
Walter  Raleigh  commence  par  dérober  à  son  frère,  victime  de 
l'expédition ,  l'honneur  de  ce  projet  ;  il  ne  court  aucun  risque  lui- 
même;  il  excite  Gilbert  à  l'accomplissement  d'un  exploit  difficile, 
dont  lui,  homme  de  cour,  va  recueillir  les  fruits  les  plus  lucratifs; 
il  passe  dans  le  monde  et  dans  l'avenir  pour  le  créateur  de  l'en- 
treprise; il  se  contente  d'obtenir  de  la  reine  sa  maîtresse  «  une  petite 
ancre  d'or  »  pour  son  frère  Gilbert;  il  lui  donne  cette  petite  ancre 
d'or,  que  le  pauvre  Gilbert  suspend  à  son  cou,  et  lorsque  Gilbert 
est  mort,  dévoré  par  la  tempête,  lorsqu'on  lui  apprend  que  deux. 


288  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  trois  rents  Anglais  vont  mourir  de  faim  ou  sous  le  tomahawk  à 
cause  de  son  lïùrc  et  de  lui ,  il  vend  sa  patente  et  ne  s'en  occupe  plus  ! 
A  quoi  est  bonne  l'histoire,  si  elle  protège  et  propage  tous  les  esca- 
motages de  la  gloire?  Où  l'honnètoté  des  victimes  trouvera-t-elle  un 
refuge  contre  l'habileté  des  faiseurs  de  dupes? 

La  Revue  d'Edimbourg  dit  que  Raleigh  fut  toujours  peu  estimé. 
L'ingénieux  et  savant  biographe  ne  doit  pas  chercher  ailleurs  les 
causes  du  discrédit  qui  plana  sur  lui  jusqu'à  sa  mort;  le  peuple, 
plus  sagace  (jue  la  cour  et  la  reine,  avait  deviné  le  charlatan  dans 
le  héros.  Soit  qu'on  le  vît  resplendir  sous  son  armure  d'argent  ou 
publier  les  incroyables  récits  des  richesses  réservées  aux  colons  qui 
voudraient  le  suivre,  on  lui  témoignait  une  juste  méliance.  Cette 
méfiance  ne  cessa  plus  tard  que  devant  deux  preuves  de  véritable 
grandeur  que  le  sort  lui  offrit  et  dont  il  sut  profiter,  l'emploi  des 
heures  de  sa  prison  et  sa  mort.  Son  livre  et  sa  mort  ont  balancé  les 
mensonges  de'sa  vie  par  une  réalité  de  talent  et  de  courage  qui  ont 
forcé  l'admiration. 

La  capacité  déployée  par  Walter  Raleigh ,  jusqu'à  son  emprison- 
nement, est  celle  qui  exploite  le  talent  d'autrui  et  réussit  à  sa  place. 
•  A^eut-on  lui  compter  comme  une  grande  action  la  présentation  du 
poète  Speitcer  à  la  cour?  Spencer  était  le  premier  poète  épique  et 
élégiaquc  de  rAngieterre  et  de  l'époijue;  il  avait  été  secrétaire  par- 
ticulier du  vice-roi  d'îriande,  on  ijossède  encore  de  lui  un  essai  de  la 
plus  haute  portée  et  du  plus  beau  style  sur  la  situation  du  pays. 
Walter  Raleigh,  au  lieu  de  présenter  fastueusement  Spencer  à  la 
reine,  eût  mieux  fait  de  mettre  à  l'abri  du  malheur  le  poète  qui 
n'avait  pas  de  quoi  vivre.  Rien  de  plus  facile,  si  Walter  l'avait  voulu. 
Mais  quand  les  hommes  du  pouvoir  ont  souri  à  l'homme  de  talent, 
ils  croient  lui  avoir  fait  une  magnifique  aumône;  et,  tout  occupé  de 
ses  travaux,  le  talent  se  venge  rarement.  Je  regrette,  au  nom  de  la 
justice  et  de  la  vengeance  historiques,  (lue  Cervantes  n'ait  pas  dit  au 
monde  ce  qu'était  le  duc  de  Lerme;  Spencer,  ce  que  valait  Walter 
Raleigh;  et  Milton,  ce  qu'il  faut  penser  deFairfax.  Walter  recueillait 
tous  les  jours  le  fruit  splendide  des  expéditions  navales  qu'il  dirigeait 
comme  armateur  contre  les  possessions  espagnoles,  et  dont  il  disputait 
les  dépouilles  à  sa  souveraine  amante,  ainsi  que  le  prouvent  les  comptes 
qui  se  trouvent  au  Musée  britannique.  11  était  riche;  une  seule  prise 
lui  avait  rapporté  plus  de  cinquante  mille  livres  sterling.  Tout  en 
vendant  sa  patente  sur  la  Virginie,  il  s'était  attribué  le  cinquième 
des  gains  éventuels  de  la  colonie.  Habitué  à  se  réserver  ainsi  la  part 


WALTER   RALEIGH.  28î^ 

du  lion,  il  usurpa  le  nouveau  titre  d'ami  de  SjDencer  et  l'honneur 
factice  de  se  montrer  son  protecteur.  Spencer  mourut  sans  avoir  de 
pain. 

Sa  vieille  haine  contre  l'Espagne  trouva  moyen  de  se  satisfaire, 
lorsque  la  reiîie  lui  confia  un  poste  éminent  dans  l'expédition  an- 
glaise qui  soutenait  les  droits  du  prieur  de  Crato  au  trône  de  Portugal. 
Il  était  brave  et  donna  dans  cette  occasion  plus  d'une  preuve  de  son 
courage.  Son  esprit,  son  adresse  et  son  éloquence  brillèrent  à  la  fois 
au  parlement,  dont  il  se  fit  nommer  membre,  et  dans  le  premier  des 
Uvrcs  qu'il  publia.  Pour  la  première  fois,  la  prose  anglaise  rejetait 
les  entraves  de  scientifique  pédantisme  et  de  citation  bavarde  dont 
l'avaient  chargée  les  écoles  et  le  moyeii-âge.  C'était  un  récit  grave, 
animé,  tragique  dans  sa  nudité  mule,  du  combat  soutenu  i)ar  l'ami- 
ral Grenvillc,  ou  plutôt  (ireenville,  monté  sur  son  unique  navire, 
contre  cinquante- ciii([  vaisseaux  espagnols.  Deux  cents  hommes 
avaient  lutté  contre  dix  mille,  un  seul  vaisseau  contre  cinquante- 
cinq.  Enfermé  dans  un  cercle  de  voiles  ennemies,  l'amiral  du  vais- 
seau désemparé,  couvert  de  sang  et  de  blessures,  entouré  de  morts, 
n'ayant  plus  de  munitions,  ordonne  au  maître  canonnier  de  faire 
sauter  le  navire,  «  pour  ne  laisser  à  l'Espagnol,  dit  Raleigh,  pas 
même  un  débris  de  gloire,  et  pas  un  fragment  de  triomphe.  »  Le  reste 
de  l'équipage  s'oppose  à  cette  résolution;  et  Greenville,  mutilé,  est 
porté  à  bord  du  vaisseau  amiral  espagnol  ;  il  y  meurt  trois  jours  après. 
On  ne  trouve  dans  le  récit  que  Raleigh  a  consacré  à  cet  exploit 
aucune  trace  d'affectation,  d'exagération  et  de  fausse  poésie.  D'un 
bout  à  l'autre,  c'est  une  simplicité  merveilleuse,  une  émotion  virile, 
un  mépris  magnifique  de  l'épithète  et  de  la  métaphore,  une  puissance 
de  style  que  Philippe  Sidney  compare  au  retentissement  du  clairon. 
A  la  même  époque,  sir  Edouard  Coke,  voulant  faire  de  l'éloquence, 
citait  Ovide,  Plutarque,  leTalmud  et  Boccace,  dans  une  seule  phrase, 
à  propos  d'un  procès  dont  il  soutenait  l'accusation.  Quand  on  étudie 
l'histoire  Httéraire,  il  faut  soigneusement  distinguer  ceux  qui  vivent 
pour  ainsi  dire  au  cœur  de  leur  siècle,  qui  se  nourrissent  du  sang  des  • 
veines  populaires,  qui  ont  pour  inspiration  la  flamme  émanée  des 
idées  les  plus  fortes  et  les  plus  fécondes,  de  ceux  qui  restent  en  dehors 
du  mouvement  vital,  occupés  d'allier  des  mots  et  de  broder  des  épi- 
thètes.  C'est  la  distinction  du  pédant  et  du  penseur,  à  laquelle  nos 
ancêtres  attachaient  avec  raison  tant  d'importance.  Quand  la  fiévreuse 
activité  de  Raleigh  lui  permettait  de  prendre  la  plume,  et  lorsqu'il 
ne  mentait  pas,  ce  ([ui  était  rare,  il  atteignait  tout  à  coup  cette 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandeur  de  Vnction  écrite,  cette  force  et  cette  fermeté  de  style  qui 
ont  sii^nalé  (A'sar,  Mîichiavel,  Bonaparte,  Calvin.  Belle  place  dans 
l'histoire  littéraire  d'un  pays.  Bacon  lui-même,  si  brillant  de  poésie 
et  de  finesse,  n'a  pas  repoussé  avec  autant  de  sévérité  que  Walter 
Raleigh  la  broderie  frivole  et  lourde  dont  le  style  savant  et  acadé- 
mique était  alors  surchargé.  Bacon  a  ses  pédantismes,  ses  afféteries, 
ses  quaintnesses;  Raleigh  y  est  étranger.  11  veut,  dit-il,  rendre  ses 
pensées  lisibles  :  «  I  wish  to  make  my  thought  legible.  »  On  n'a  pas 
donné  de  plus  naïve,  de  plus  complète  et  de  plus  grande  définition 
du  style.  Mais  nous  reviendrons  plus  tard  sur  ce  mérite  et  cette  gloire 
de  Raleigh.  11  faut  le  suivre  à  travers  une  vie  bien  plus  mêlée  que  son 
style  et  toute  chargée  des  prétentions ,  des  vices  et  des  mensonges 
que  sa  plume  virile  a  rejetés. 


II.  —  RALEIGH   Eiy   DISGRACE. 

C'était  l'homme  le  plus  brillant  de  toute  la  cour;  et,  bien  qu'il  eût 
pour  rivaux  Dudley,  Hatton,  Oxford,  Blount,  Essex,  sans  compter 
Simier  et  le  duc  d'Anjou ,  il  conservait  sa  position  de  favori  avec  d'au- 
tant plus  de  certitude  et  d'adresse,  qu'il  ne  prétendait  point  en  étendre 
les  droits  et  les  rendre  exclusifs.  Peut-être  isnagina-t-il  que  cette 
facilité  lui  assurait  la  même  tolérance  de  la  part  d'Elisabeth  :  c'était 
une  erreur.  Le  sang  de  Henri  VIII  coulait  dans  les  veines  de  la  reine, 
despotique  dans  le  sérail  de  ses  amours  comme  l'avait  été  son  père. 
Quand  elle  apprit  que  la  jeune  et  jolie  Elisabeth  ïhrockmorton ,  l'une 
de  ses  filles  d'honneur,  passait  pour  être  sensible  aux  assiduités  de 
Raleigh ,  elle  entra  dans  une  de  ces  colères  qui  trahissaient  à  tous  les 
yeux  les  déportemens  de  la  vierge-reine.  Elle  envoya  le  coupable  à  la 
Tour  de  Londres ,  et  partit  pour  la  tournée  solennelle  que  les  souve- 
rains anglais  nommaient  le  progress.  Sir  George  Carew  était  chargé 
de  la  garde  et  de  la  surveillance  de  Raleigh.  Le  prisonnier,  qui  voyait 
son  avenir  compromis  par  cette  faute  de  conduite,  se  mit  alors  à  jouer 
la  comédie,  talent  qu'il  possédait  au  plus  haut  degré,  et  que  nous  le 
verrons  déployer  avec  une  souplesse  et  une  désinvolture  digne  des 
plus  célèbres  acteurs.  De  sa  chambre  dans  la  Tour  il  entendit  le  bruit 
des  clairons  qui  annonçaient  le  départ  de  la  reine;  il  la  vit  monter 
dans  la  barque  royale.  A  cet  aspect,  le  délire  sembla  le  prendre.  Il 
voulait  se  jeter  de  la  fenêtre  dans  la  Tamise,  se  noyer,  disait-il,  ou 
revoir  la  maîtresse  de  son  cœur,  Elisabeth,  envers  laquelle  il  s'était 


WALTER   RALEIGH.  291 

montré  si  coupable;  il  voulait  du  moins  périr  à  ses  yeux.  Elisabeth 
avait  à  cette  époque  un  peu  plus  de  soixante  ans,  et,  selon  le  voya- 
geur Hentzner,  on  n'apercevait  dans  sa  figure  qu'un  bec  crochu  au 
miheu  de  quelques  rides  rongea  très.  Carew  fut  dupe  de  cette  étrange 
comédie.  Il  se  précipita  sur  Raleigh,  qu'il  empêcha  de  se  jeter  à 
l'eau.  «Laissez-moi  (lui  criait  le  capitaine  des  gardes)!  Je  la  vois; 
j'éprouve  le  supplice  de  Tantale  !  »  Mais  Carew  s'obstinait  à  garder 
son  prisonnier;  on  se  prit  au  corps  et  aux  cheveux.  Les  deux  perru- 
ques tombèrent  dans  la  Tamise,  et  déjà  les  poignards  étaient  tirés 
lorsque  des  subalternes  mirent  fin  à  ce  combat,  dont  le  sujet  ridicule 
est  un  trait  caractéristique  de  l'audace  gasconne  à  laquelle  Raleigh  a 
dû  tant  de  succès  misérables.  La  reine  était  partie  sans  écouter  l'infi- 
dèle. Il  continua  sa  comédie.  Renfermé  plus  étroitement  dans  une 
chambre  de  la  Tour,  il  écrivit  à  Robert  Cecil,  ministre  de  la  reine,  une 
lettre  qui  ne  pouvait  manquer  de  lui  être  montrée  et  de  produire 
son  effet.  En  voici  des  fragmens  qui  démontreront  jusqu'à  l'évidence 
la  justesse  de  nos  observations  sur  le  caractère  moral  de  Raleigh  : 
«  0  mon  ami  !  jamais  mon  cœur  n'éprouva  tant  d'angoisses  qu'au- 
jourd'hui! J'apprends  que  la  reine  va  s'éloigner,  elle  qui,  pendant 
un  si  grand  nombre  d'années,  a  été  l'objet  de  mon  ardent  amour; 
elle,  cause  de  ma  vive  affliction,  et  qui  maintenant  me  laisse  seul 
dans  l'obscurité  d'une  prison  !  Lorsqu'elle  était  plus  rapprochée,  et 
que  tous  les  deux  ou  trois  jours  j'entendais  parler  d'elle,  mon  cha- 
grin était  plus  supportable;  mais  maintenant  mon  cœur  se  serre,  op- 
pressé par  les  regrets.  Moi,  qui  avais  l'habitude  de  la  voir  à  cheval, 
comme  Alexandre,  ou  chassant  comme  Diane,  ou  déployant  dans  sa 
démarche  les  grâces  de  Vénus,  lorsque  le  souffle  de  l'ouest  faisait 
voltiger  ses  cheveux  sur  ses  joues,  fraîches  comme  celles  d'une 
nymphe,  ou  assise  sous  la  feuillée  ombreuse,  semblable  à  une  déesse, 
et  chantant  comme  un  ange  en  modulant  comme  Orphée  !...  Faut-il, 
hélas!  qu'une  seule  faute  m'ait  ravi  tant  de  bonheur!  Oh!  félicité 
magnifique,  que  l'on  ne  comprend  que  dans  l'adversité,  qu'es-tu 
devenue?  Toutes  les  plaies  se  cicatrisent ,  la  blessure  du  cœur  saigne 
toujours.  Toutes  les  passions  s'affaiblissent,  mais  ce  que  l'on  a  res- 
senti pour  une  telle  femme  ne  s'efface  jamais.  Où  trouver  une  épreuve 
de  l'affection  aussi  certaine  que  le  malheur?  Quelle  plus  belle  occa- 
sion d'exercer  la  clémence  que  l'offense?  A  quoi  bon  la  divinité,  si 
elle  n'exerçait  pas  la  miséricorde?  car  la  vengeance  est  le  propre  des 
mortels.  Tant  d'heures  douloureuses  et  de  tendres  soupirs  ne  peu- 
vent-ils pas  balancer  un  seul  moment  d'erreur?  Une  seule  goutte 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'amertume  p.c  peut-elle  disparaître  parmi  tant  de  douceurs?  Faut- 
il  donc  faire  cette  triste  réflexion  :  Spes  et  fortima  valete?  Elle  est 
partie,  elle  est  partie,  celle  en  qui  j'espérais,  et  pas  une  pensée  ne 
me  rappelle  à  son  souvenir,  plus  un  seul  coup-d'œil  sur  le  passé.  Eh 
bien!  qu'il  m'arrive  ce  qu'il  voudra,  je  suis  las  de  la  vie!  D'autres 
attendent  ma  mort  avec  impatience.  Si  j'avais  pu  mourir  pour  elle, 
qui  maintenant  me  fait  mourir,  mon  bonheur  eût  été  parfait  !  » 

C'est  ainsi  que  parlait  d'une  reine  jalouse  cet  homme,  coupable 
d'avoir  offert  ses  hommages  à  une  jeune  fdle  dont  il  était  épris,  et 
puni  pour  cette  seule  action  par  Elisabeth.  L'écrivain  d'Edimbourg, 
habile  à  toujours  atténuer  les  bassesses  de  son  héros,  prétend  que 
tout  le  monde  s'exprimait  ainsi  sur  le  compte  de  la  reine,  et  l'excuse 
par  l'exemple  de  Henri  IV,  au(iuel  le  portrait  d'Elisabeth  arracha, 
dit-on,  des  exclamations  de  tendresse  et  d'admiration.  Mais  ce  der- 
nier fait  n'a  pas  d'autre  garant  que  la  seule  véracité  d'un  ambassa- 
deur, intéressé  à  la  flatter  par  un  récit  de  ce  genre.  Quant  à  nous, 
que  les  historiens  instruisent  des  nombreuses  fraudes  pratiquées  par 
les  flatteurs  de  la  reine,  nous  n'hésitons  pas  à  le  rejeter  comme  un 
conte,  tandis  que  la  lettre  absurde  de  Raleigh  subsiste  toute  entière, 
exposée  au  mépris  et  au  sarcasme  de  la  postérité. 

La  lettre  porta  coup.  Elisabeth  lui  fit  rendre  la  liberté,  sans  lui 
permettre  de  revenir  à  la  cour  et  àvt  revoir  «  ces  belles  joues,  ces 
beaux  cheveux ,  ce  port  de  nymphe,  »  et  ces  attraits  supposés  qui 
valaient  au  jeune  gentilhomme  sa  grâce  tant  désirée.  Il  redoubla 
d'efforts  pour  reconquérir  ce  qu'il  avait  perdu.  Au  parlement,  dont  il 
était  membre,  on  le  vit  appuyer  avec  ardeur  l'autorité  absolue  de  sa 
maîtresse  et  les  demandes  de  subsides  qu'elle  réclamait  sans  cesse. 
Le  domaine  et  le  château  de  Sherborne,  ancienne  et  magnifupie  pro- 
priété ecclésiastique,  furent  aliénés  par  la  reine,  qui  les  lui  donna, 
sans  doute  comme  récompense  de  ses  efforts  et  de  ses  travaux  parle- 
mentaires. Tant  de  flexibilité  dans  une  catastrophe  qui  devait  le  perdre 
et  qui  le  laissait  reparaître  sur  la  scène  publique  avec  un  éclat  mena- 
çant, si  peu  de  scrupules  et  tant  d'audace,  n'échappaient  point  à  l'opi- 
nion publique  :  il  était  un  de  ces  hommes  que  l'on  redoute  en  les 
méprisant.  Un  contemporain,  cité  par  Birch  dans  ses  Mémoires 
d'Elisabeth,  s'exprime  ainsi  sur  son  compte  :  «  Les  gens  honnêtes 
tremblent  que  sir  Walter  Raleigh  ne  rentre  incessamment  en  faveur. 
On  s'y  oppose  beaucoup.  Puisse  cette  opposition  réussir  et  le  mettre 
à  la  place  qu'il  mérite!  «  Que  ce  soient  les  paroles  d'un  ennemi,  nous 
sommes  loin  de  le  nier  ;  mais  si  l'on  compare  à  la  mauvaise  réputation 


WALTER  RALEIGH.  293 

de  Raleigh  les  diverses  actions  que  nous  avons  rapportées  plus  haut , 
sans  partialité  comme  sans  exagération ,  l'on  avouera  que  cette  mé- 
fiance publique  était  tout  au  plus  sévère. 

Il  comprenait  d'ailleurs  que  son  mariage  avec  Elisabeth  Throck- 
morton  tarissait  la  principale  source  de  sa  faveur  auprès  d'Elisabeth,  et 
que  cette  nouvelle  récompense ,  le  don  de  la  terre  et  du  manoir  de 
Sherborne,  pourrait  bien  être  le  dernier  fleuron  de  sa  couronne  poli- 
tique. 11  fallait  se  relever  tout  à  coup  par  une  entreprise  tellement 
hardie  et  par  une  si  éclatante  prouesse,  que  le  monde  entier  fixât  les 
yeux  sur  lui.  Continuer  les  plans  utiles  et  faisables  de  colonisation 
virginieimc  auxquels  son  frère  utérin  s'était  sacrifié,  entreprise  trop 
modeste  pour  lui  plaire!  Il  savait  par  expérience  quels  sont  les  résul- 
tats des  exploits  honnêtes,  auxquels  le  mensonge  a  peu  de  part.  La 
grandeur,  la  vérité,  l'utilité  de  cette  première  entreprise,  n'avaient 
point  réussi  ;  l'audace  d'une  flatterie  sans  honte  venait  de  lui  rendre 
la  faveur.  Cette  leçon  ne  fut  point  perdue  pour  Raleigh.  Il  inventa 
l'Eldorado,  promit  à  ses  contemporains  la  conquête  du  paradis  dans 
l'Amérique  méridionale,  et  les  entraîna  sur  ses  pas. 


III.  —  l'eldokaoo. 

C'est  ici  que  les  défenseurs  de  Raleigh,  et  surtout  le  rédacteur 
de  la  Revue  cV Edimbourg,  ont  accumulé  les  preuves  de  l'érudition 
la  plus  ingénieuse  pour  excuser  aux  yeux  de  l'histoire  cette  immense 
hâblerie.  Fonder  une  colonie  sur  un  sol  vierge  et  inexploré,  aspirer 
à  la  double  gloire  de  Colomb  et  de  Pizarre,  devenir  monarque 
€n  restant  homme  de  cour,  enrichir  son  pays  et  le  monde  d'une 
civilisation  nouvelle,  c'était  un  beau  projet,  que  sir  Humphrey  Gilbert 
avait  conçu;  mais  courir  follement  à  la  découverte  d'une  ville  d'or,  y 
croire  et  y  faire  croire  son  siècle,  sacrifier  des  milliers  de  vies  hu- 
maines, des  trésors  et  des  efforts  sans  nombre  à  cette  entreprise 
insensée;  consacrer  ou  plutôt  perdre  ainsi  une  éloquence,  une  habileté 
et  une  persévérance  inouïes:  telle  fut  l'ambition,  tels  furent  les  résul- 
tats de  Raleigh.  Sans  doute  Y  Eldorado,  le  pays  de  l'or  et  des  diamans, 
avait  trouvé,  parmi  les  Espagnols,  plus  d'un  esprit  crédule;  et  jusque 
dans  ces  derniers  temps  les  imaginations  ardentes  et  avides  ont  été 
sinon  séduites,  du  moins  émues,  par  cette  fable  populaire.  Il  a  fallu 
que  le  voyageur  Humboldt  en  expliquât  la  chimère ,  par  la  nature 
même  du  sol  et  des  rochers  qui  entourent  ou  parsèment  le  lac  Pa- 

TOME  XXIII.  19 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rima,  eatre  le  Rio  Essequibo  et  le  Rio  Branco.  «Ce  sont,  dit  ce 
grand  voyageur,  des  roches  d'ardoise  micacée  et  de  talc  étincelant, 
qui  resplendissent  au  milieu  d'une  nappe  d'eau  miroitante  sous  les 
faux  du  soleil  des  tropiques.  »  La  poésie  de  la  cupidité  s'en  empara, 
et  les  dômes  d'or  massif  et  les  obélisques  d'argent  s'élevèrent  au  sein 
d'une  cité  composée  de  métaux  précieux.  Ce  fantôme  doré  troubla 
toute  la  vie  de  Raleigh  ;  n'est-ce  pas  déjà  une  faute  grave  qu'une 
telle  hallucination?  Son  plus  habile  défenseur  avoue  qu'au  moment 
où  il  mit  à  la  voile  pour  découvrir  cette  terre  chargée  d'or,  une 
grande  clameur  d'incrédulité  s'éleva  contre  lui.  On  ne  croyait  pas  à 
ses  promesses ,  on  se  déliait  de  ses  exagérations,  on  craignait  les 
résultats  d'une  expédition  dirigée  par  un  esprit  aussi  hasardeux  et 
d'une  moralité  si  équivoque.  Ses  ennemis  avaient  raison  contre  lui; 
les  plus  sages  de  ses  contemporains  ne  partageaient  pas  son  illusion 
ou  ne  croyaient  pas  à  ses  paroles. 

Il  donna  une  année  aux  préparatifs  de  l'expédition.  Après  avoir 
dépêché  le  capitaine  Whiddon  vers  l'embouchure  de  l'Orénoque,  et 
n'avoir  reçu  de  ce  marin  habile  et  ûdèle  que  des  renseignemcns  in- 
complets et  défavorables  à  l'entreprise,  Raleigh  partit  de  Plymouth 
le  9  février  1595,  commandant  une  petite  flotte  de  cinq  vaisseaux 
et  cent  soldats,  sans  compter  les  marins,  les  officiers  et  les  volon- 
taires. 11  entraînait  cette  colonie  à  la  recherche  de  son  fantôme.  Le  9, 
la  flotte  se  trouvait  à  la  hauteur  des  côtes  d'Espagne;  le  17,  il  arriva 
à  Fuerta-Ventura ,  une  des  îles  Canaries,  où  l'on  prit  du  bois,  de 
l'eau  fraîche,  des  vivres,  et  où  l'on  s'arrêta  quatre  jours;  de  là  on  se 
dirigea  vers  la  grande  île  de  Canarie  et  l'île  de  Ténériffe.  Le  capi" 
taine  Brereton  et  son  navire  devaient  se  réunir  à  sir  Walter.  Ce  der- 
nier, ayant  inutilement  attendu  pendant  huit  jours,  se  vit  forcé  de 
partir  seul  pour  la  Trinité.  Une  frégate,  partie  avec  lui  de  Plymouth, 
avait  donné  contre  un  écueil  et  s'était  brisée.  Le  23,  ils  étaient 
arrivés  à  la  Trinité,  et  ancraient  à  la  pointe  Curiapan  (Punta  da  Callo), 
où  ils  restèrent  quatre  à  cinq  jours.  Raleigh  descendit  seul  à  terre. 

Il  continua  sa  route  dans  la  direction  nord-ouest  vers  Curiapan, 
pour  gagner  la  hauteur  de  la  Puerta  de  los  Ilispanioles.  Il  visita 
ensuite  Puzico,  Piche,  jeta  l'ancre  près  d'Anna  Périma,  et  se  rendit  à 
Rio-Carone.  Les  Espagnols  qui  gardaient  la  côte  invitèrent  les  Anglais 
à  s'approcher.  Le  capitaine  Whiddon  leur  fut  dépêché.  «  Les  Espa- 
gnols, ignorant  les  forces  des  nouveaux  venus,  ne  jugèrent  pas  (dit 
Raleigh)  le  moment  favorable  pour  engager  le  combat.  Deux  Indiens 
(jui  vinrent  à  bord  sur  de  petites  chaloupes  donnèrent  aux  Anglais 


WALTER   RALETGII.  295 

des  renseignemens  sur  l'état  de  la  Trinidad  et  sur  le  principal  éta- 
blissement des  Espagnols,  Saint-Joseph.  Plusieurs  marchands  de  la 
ville  vinrent  également,  sous  le  prétexte  de  négocier;  leur  but  était 
de  compter  le  nombre  des  Anglais.  Raleigh,  qui  soupçonna  leur 
intention,  et  qui  désirait  obtenir  des  renseignemens,  leur  fit  distri- 
buer du  vin ,  dont  ils  n'avaient  pas  bu  depuis  long-temps,  et  qui  les 
enivra.  Ils  lui  donnèrent  toutes  les  explications  qu'il  désirait  sur  le 
sol  et  les  ressources  de  la  Guiane.  Il  leur  cacha  le  but  de  son  voyage.  » 

Cependant  il  tramait  un  complot  dont  Berreo,  gouverneur  de  l'île, 
devait  être  victime.  L'année  précédente,  Berreo  avait  enlevé  huit 
hommes  à  Whiddon.  Un  cacique  des  parties  septentrionales  de  la 
Trinité  avertit  Raleigh  que  le  gouverneur  venait  de  faire  une  levée 
de  troupes  à  Margarila  et  à  (Aimana,  pour  détruire  d'un,  seul  coup  les 
Anglais  nouveaux  venus.  Kaleigh,  voulant  rester  maître  de  ce  secret, 
défendit  aux  Indiens,  sous  peine  de  mort,  d'avoir  aucune  relation  avec 
ses  ennemis.  Il  emprisonna  les  caciques  dont  il  se  défiait,  et  fit  égor- 
ger ceux  qu'on  lui  signala  comme  dévoués  à  l'Espagne.  Le  récit  des 
tortures  subies  par  ces  malheureux  in(!igènes  fait  frémir  d'horreur  : 
on  versait  dans  leurs  blessures  de  l'huile  bouillante  et  du  plomb  fondu. 
Pendant  la  nuit,  on  donna  l'assaut  à  la  petite  ville  de  Saint- Joseph , 
et  Berreo,  prisonnier,  fut  placé  à  bord  du  vaisseau  de  Raleigh.  Tel 
fut  le  premier  acte  de  ce  drame  singulier,  auquel  la  perfidie  et  la 
cruauté  servaient  d'introduction,  et  dont  le  dénouement  fut  la  perte 
de  Raleigh. 

Berreo,  si  facilement  dupe,  était  un  homme  faible  et  crédule,  qui 
ne  doutait  pas  de  l'existence  du  pays  d'or  que  l'aventurier  anglais 
venait  conquérir.  Il  acheva  d'enflammer  par  ses  récits  et  par  la  sym- 
pathie de  sa  crédulité  l'avidité  de  Raleigh.  Empressé  de  réaliser  sa 
conquête,  Raleigh  envoya  son  sous-amiral  (îiffort  et  son  capitaine 
Calfied,  avec  un  certain  nombre  d'hommes,  pour  examiner  l'embou- 
chure du  Capuri.  Giffort  et  Calfied  trouvèrent  que  l'eau  avait  cinq 
pieds  de  profondeur  après  le  reflux.  Raleigh  fit  fabriquer  des  rames. 
On  reconnut  que  quatre  entrées  commodes  permettraient  aux  embar- 
cations de  pénétrer  dans  la  baie  de  Capuri.  Lue  grosse  galère  avec 
trois  chaloupes  fut  préparée  et  pourvue  de  vivres  pour  un  mois. 
Raleigh  s'embarqua  lui-même  avec  une  centaine  d'hommes.  Il  avait 
pour  guide  un  Indien  qui  s'engagea  à  conduire  les  Anglais  dans 
i'Orénoque;  mais  le  nombre  infini  de  petits  fleuves  et  de  lacs  qui  se 
croisent  à  cette  embouchure  leur  offrait  un  labyrinthe  inextricable. 
Raleigh ,  s'y  engageant ,  rencontra  miUe  petites  îles  couvertes  d'ar- 

19. 


296  REVUE  DES  DEUX  »IOi\DES. 

bres  nombreux  et  de  feuillages  touffus.  Il  donna  à  l'une  de  ces 
pointes  le  nom  de  lîed-Cross  (Croix-Rouge),  et  rencontra  bientôt 
un  canot  chargé  d'indigènes,  qui  essayèrent  vainement  de  fuir. 
Leurs  compatriotes  de  la  rive,  ayant  remarqué  que  les  Anglais  ne 
faisaient  pas  de  mal  à  leurs  frères,  approchèrent  avec  confiance,  et 
commencèrent  à  flnre  des  échanges.  Un  seul  cacique  ne  partageait 
pas  ces  sentimens  hospitaliers.  Furieux  contre  celui  de  ses  compa- 
triotes qui  avait  amené  les  Anglais,  il  voulait  le  tuer;  il  le  regardait 
avec  raison  comme  ayant  apporté  le  malheur  dans  son  pays.  Ici  nous 
emploierons  le  récit  de  Kaleigh  lui-même  : 

«  J'entrai,  dit-il,  dans  le  grand  bassin  de  l'Orénoque,  que  je  me 
proposai  de  remonter.  J'échouai,  vers  le  soir,  dans  un  endroit  fort 
dangereux.  Soixante  personnes,  occupées  à  jeter  le  lest  de  la  galère, 
avaient  failli  périr  victimes  de  leurs  efforts;  après  être  parvenu  heu- 
reusement à  me  remettre  à  flot,  je  continuai  pendant  trois  jours  mes 
recherches  sans  aucun  accident.  J'entrai  alors  dans  le  fleuve  Amana, 
qu'on  ne  put  remonter  qu'à  force  de  rames  ;  ces  travaux  affaiblirent 
extrêmement  mon  équipage  :  à  cela,  il  faut  ajouter  encore  le  manque 
de  vivres.  J'eus  besoin  d'employer  toute  mon  autorité  pour  que  l'équi- 
page ne  s'abandonnât  pas  au  désespoir.  Je  représentai  à  mes  gens  qu'il 
était  plus  dangereux  de  retourner  que  d'avancer,  et  que  l'on  pourrait 
partout  se  procurer  sur  les  rives  du  fleuve  ce  qui  viendrait  à  manquer  : 
en  effet,  on  apercevait  sur  le  rivage  des  fruits,  des  oiseaux,  des  ani- 
maux ,  même  des  fleurs  et  des  plantes  dans  les  champs.  Le  vieux 
cacique  de  la  Trinité  partageait  cette  opinion.  Plusieurs  Indiens,  qui 
voyaient  mon  inquiétude  secrète,  me  conseillaient  d'envoyer  des 
chaloupes  dans  une  petite  rivière  à  droite,  me  donnant  à  entendre 
que  j'atteindrais  bientôt  des  habitations  où  l'on  pourrait  se  procurer 
des  vivres,  de  manière  à  revenir  le  soir  à  la  galère  mise  à  l'ancre. 
On  avait  déjà  ramé  pendant  trois  heures  sans  voir  d'habitations; 
les  Anglais  commençaient  à  se  défier  de  leurs  compagnons  les  In- 
diens, pensant  qu'ils  étaient  trahis;  déjà  même  ils  se  préparaient 
à  se  venger.  Je  parvins  à  leur  faire  sentir  qu'ils  avaient  tort,  et  que, 
dans  le  cas  même  où  il  en  serait  ainsi ,  cette  vengeance  ne  rendrait 
point  leur  position  meilleure.  Vers  minuit  enftn,  on  aperçut  du  feu, 
et  nous  vîmes  une  seule  hutte  où  nous  trouvâmes  quelques  sau- 
vages. Le  cacique  était  parti  pour  se  rendre  vers  l'embouchure  de 
l'Orénoque,  et  avait  emmené  avec  lui  la  plupart  des  habitans.  Nous 
chargeâmes  nos  barques  de  vivres.  A  notre  retour,  nous  fûmes  sur- 
pris de  la  beauté  et  de  l'aspect  florissant  du  rivage.  Devant  nous 


WALTER  RALEIGH.  297 

s'ouvrait  une  magnifique  vallée  d'environ  vingt  milles  de  longueur, 
pleine  de  fruits,  de  plantes  et  d'animaux  de  toute  espèce.  Des  ser- 
pens  d'une  taille  monstrueuse  nous  effrayèrent  d'autant  plus  qu'un 
nègre,  qui  voulut  nager  vers  le  rivage ,  fut  tout  à  coup  englouti  par 
un  de  ces  reptiles. 

«Le  lendemain,  quatre  canots  descendaient  devant  nous  le  même 
fleuve  que  nous  remontions.  J'ordonnai  que  l'on  approchât  d'eux  : 
alors  deux  de  ces  canots  se  dirigèrent  vers  la  rive,  et  les  autres  des- 
cendirent le  fleuve  avec  une  telle  rapidité,  qu'il  fut  impossible  de  les 
atteindre.  On  s'empara  des  deux  canots  laissés  au  rivage  et  l'on  y 
trouva  diverses  provisions.  Plusieurs  des  indigènes  qui  avaient  pris 
la  fuite  furent  atteints.  C'étaient  des  Aracu,  et  l'on  apprit  qu'ils 
avaient  servi  de  guides  aux  Espagnols  qui  étaient  allés  à  la  recherche 
des  mines  d'or;  en  vain  essaya-t-on  de  retrouver  les  Espagnols.  Je 
gardai  un  de  ces  Aracu  :  sous  sa  conduite,  nous  continuâmes  notre 
route  sans  autre  danger  que  celui  de  donner  sur  des  bancs  de  sable. 
Treize  jours  après,  nous  nous  trouvâmes  à  l'est  du  pays  de  Carapana, 
occupé  par  les  Espagnols.  Nous  rencontrâmes  trois  canots  d'indigènes. 
Après  qu'à  l'aide  de  l'interprète  on  leur  eut  persuadé  que  les  étran- 
gers n'étaient  point  des  Espagnols,  ils  s'approchèrent  et  promirent 
de  revenir  le  lendemain  avec  leur  cacique.  En  effet,  le  jour  suivant, 
le  cacique  parut  avec  à  peu  près  quarante  de  ses  gens.  Ils  m'appor- 
taient une  grande  quantité  de  vivres.  Je  demandai  au  cacique  le  che- 
min le  plus  sûr  et  le  plus  court  pour  aller  à  la  Guyane.  Celui-ci  me 
promit  de  m'aider  de  son  mieux,  et  il  invita  les  Anglais  à  visiter  son 
village,  où  il  leur  procurerait  un  secours  qu'un  heureux  hasard  leur 
avait  réservé  tout  exprès.  On  nous  présenta  d'abord  une  boisson, 
faite  avec  du  poivre  et  un  grand  nombre  d'herbes  aromatiques,  que 
l'on  préparait  dans  de  grands  vases.  Les  Anglais  ne  tardèrent  pas  à 
s'enivrer.  Quant  au  secours  plus  réel  qu'il  avait  promis,  il  consistait 
en  un  vieux  Indien  qui  connaissait  fort  bien  ces  parages,  le  cours  de 
rOrénoque,  ses  bancs  de  sable  et  ses  rochers. 

«  Cet  homme  me  conseilla  de  me  servir  du  vent  d'est,  qui  évite- 
rait à  mes  gens  la  peine  de  ramer.  En  effet,  l'Orénoque,  à  partir  de 
son  embouchure,  a  presque  toujours  une  direction  de  l'est  vers 
l'ouest.  Je  jetai  l'ancre  près  de  Putéma  et  de  Putapayma.  L'équipage 
s'amusa  à  recueillir  des  œufs  de  tortue.  Le  jour  suivant,  on  se  dirigea 
vers  l'ouest,  et  l'on  éprouva  moins  de  difficultés  à  remonter  le  Heuve. 
Le  pays  était  plat  sur  les  deux  côtés,  et  une  couleur  pourpre  très 
brillante  en  dessinait  les  rives.  Les  hommes  qui  furent  envoyés 


298  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

n'aperçurent  aucune  montagne.  On  apprit  par  les  indigènes  que  ce 
beau  pays  s'appelait  Saymas,  et  qu'il  s'étendait  jusqu'à  Cumanaw 
Quatre  peuples  puissans  et  braves  habitaient  ce  pays. 

«  Le  troisième  jour  de  mon  nouveau  voyage,  je  jetai  l'ancre  sur  la 
rive  giiuche  du  fleuve ,  erdre  deux  montagnes  nommées  Avami  et 
Orio;  j'y  restai  jusqu'à  minuit.  Je  passai  alors  devant  une  grande  île, 
Mauripano,  d'où  partit,  vers  ma  flottille,  un  canot  pour  m'inviter 
à  venir  m'y  reposer.  Le  cinquième  jour,  on  se  trouva  dans  la  province 
d'Arroniaja;  le  sixième,  dans  le  port  Mosquito,  où  je  restai  assez 
long-temps  pour  m'approvisionner  de  nouveau.  In  vieux  cacique 
de  cent  dix  ans  (dit  Raleigh),  qui  cependant  pouvait  faire  encore  dix 
milles  par  jour  à  pied,  vint  nous  visiter;  il  apporta  un  grand  nombre 
de  vivres  et  de  ralraîchissemens;  j'eus  avec  lui  une  conversation  très 
intéressante.  » 

Raleigh,  qui  semble  avoir  rempli  jusqu'ici  le  rôle  d'un  narrateur 
fidèle,  place  dans  la  bouche  de  son  cacique  de  cent  dix  ans  les  in- 
croyables récits  au  moyen  desquels  il  dupa  son  époque.  Aux  des- 
criptions les  plus  vives  des  beautés  naturelles  de  l'Orénoque  et  de 
ses  bords,  il  joint  l'éclat  lointain  des  pierres  précieuses ,  et  des  mines 
dont  ces  régions  sont  semées.  «  Là,  dit-il ,  point  d'hiver;  un  sol  sec  et 
fertile;  du  gibier  et  des  oiseaux  de  toute  espèce  en  abondance;  ces 
oiseaux  remplissaient  l'air  de  chants  inconnus:  c'était  pour  nous  un 
véritable  concert.  Mon  capitaine,  envoyé  à  la  recherche  des  mines, 
aperçut  des  veines  d'or  et  d'argent;  mais^  com.me  il  n'avait  que  son 
épee  pour  instrument,  il  ne  put  détacher  ces  métaux  pour  les  examiner 
en  détail;  il  en  emporta  cependant  plusieurs  morceaux,  qu'il  se  réser- 
vait d'examiner  plus  tard.  Un  Espagnol  de  Caracas  appela  cette  mine 
madré  del  oro  (la  mère  de  l'or).  On  pensera  peut-être  qu'une  fausse 
et  trompeuse  illusion  m'a  joué;  mais  pourquoi  aurais-je  entrepris  un 
Toyage  aussi  pénible ,  si  je  n'avais  pas  eu  la  conviction  que ,  sur  toute 
la  terre,  il  n'y  avait  pas  un  pays  plus  riche  en  or  que  la  Guyane? 
Whiddon  et  Milechappe ,  notre  chirurgien ,  rapportèrent  plusieurs 
pierres  qui  ressemblaient  beaucoup  aux  saphirs.  Je  montrai  ces  pierres 
à  plusieurs  habitans  de  l'Orénoque,  qui  m'ont  assuré  qu'il  existait 
une  montagne  construite  de  ces  pierres.  » 

Raleigli  entre  ensuite  dans  de  grands  détails  sur  les  peuples  voisins; 
il  se  livre  à  toute  la  verve  de  son  invention;  il  parle  d'indigènes  trois 
fois  aussi  grands  qu'un  homme  ordinaire,  de  cyclopes  qui  avaient 
les  yeux  sur  l'épaule ,  la  bouche  sur  la  poitrine ,  et  la  chevelure  au 
milieu  du  dos.  Moyens  d'exciter  et  d'attirer  l'attention  contemporaine 


WALTER   RALEIGH.  299 

dont  personne  jamais  n'a  usé  avec  une  témérité  aussi  extravagante. 
Ce />«// gigantesque,  dont  la  Revue  cV Edimbourg  a  essayé  l'apologie, 
éclipse  et  réduit  à  l'insignifiance  toutes  les  créations  du  charlatanisme 
moderne. 

La  crue  des  eaux  de  l'Orénoque  annonçait  la  prochaine  inondation  ; 
l'équipage  manifesta  le  désir  de  reprendre  la  direction  de  l'est.  Ra- 
leigh,  satisfait  (à  fort  bon  compte)  des  résultats  obtenus,  et  espé- 
rant en  tirer  profit  dans  un  second  voyage,  donna  l'ordre  du  retour. 
Après  avoir  quitté  l'embouchure  de  ce  fleuve,  il  s'arrêta  encore  une 
fois  dans  le  port  de  Mosquito.  Là,  seul  avec  son  vieil  Indien ,  il  reçut 
des  renseignemens  nouveaux  de  ce  cacique,  nommé  Topiauri.  L'objet 
de  leur  conversation  fut  la  grande  ville  d'or,  but  du  voyage.  «  Le 
vieux  cacique,  dit-il,  me  vanta  la  puissance  formidable  de  l'empereur 
de  Manoa,  et  me  prouva  que  nos  forces  étaient  insuffisantes.  Il  me 
dépeignit  ces  peuples  comme  très  civilisés,  portant  des  halùts,  pos- 
sédant de  grandes  richesses,  notamment  en  plaques  d'or,  comme  on 
en  voit  déjà  chez  les  Indiens  qui  habitent  le  rivage.  Ces  plaques  d'or 
sont  fabriquées  à  Maccureguary.  Plus  loin,  vers  l'intérieur,  ces  tra- 
vaux se  perfectionnent,  et  l'on  trouve  des  idoles  et  des  temples  en  or 
pur.  Le  cacique  m'assura  que  si  je  revenais  avec  plus  de  troupes,  je 
pouvais  compter  sur  le  secours  des  indigènes.  Il  me  proposa  de 
laisser,  en  attendant,  un  certain  nombre  d'hommes  de  mon  écjuipage, 
me  promettant  d'avoir  le  plus  grand  soin  d'eux.  Gifford,  Calfied  et 
plusieurs  autres  se  montraient  disposés  à  rester;  cependant  la  crainte 
de  l'avenir  l'emporta.  Je  ne  voulais  pas  me  priver  de  poudre  et  de 
munitions  de  guerre.  D'un  autre  côté,  il  était  impossible  de  déter- 
miner le  cacique  à  employer  ses  Indiens  dans  une  expédition  dont  le 
succès  lui  paraissait  douteux,  et  qui  le  menaçait,  après  le  départ  des 
Anglais,  de  vengeances  sanglantes.  » 

Qui  ne  voit ,  dans  cet  habile  récit ,  l'intention  de  Raleigh ,  espérant 
enflammer,  chez  ses  concitoyens,  la  cupidité  et  l'ambition  ?  Qui  n'ad- 
mirerait, en  les  blâmant,  cette  disposition  de  faits  et  cet  enchaîne- 
ment d'espérances,  ces  narrations  liibuleuses  et  magiques,  prêtées 
aux  chefs  indigènes,  dont  Raleigh  ne  comprenait  pas  l'idiome,  et  qui, 
s'ils  avaient  menti,  le  plaçaient  lui-même  à  l'abri  de  tout  reproche? 
Il  voulut,  dit-il,  approcher  du  moins  de  cette  montagne  d'or  pur, 
dont  le  cacique  lui  avait  parlé.  Malheureusement  elle  était  à  demi 
submergée.  «  Elle  avait  la  forme  d'une  tour,  et  me  parut  plutôt 
blanche  ([ue  jaune.  Un  torrent  qui  s'en  précipitait,  encore  gonflé  par 
les  pluies,  faisait  un  bruit  formidable  qu'on  entendait  de  plusieurs 


fi 
300  REVUE   DES  DECX  MONDES. 

lieues  et  qui  assourdissait  notre  monde.  Je  me  rappelai  la  descrip- 
tion que  Berreo  avait  faite  de  l'éclat  du  diamant  et  des  autres  pierres 
précieuses  disséminées  dans  les  différentes  parties  du  pays.  J'avais 
bien  quelque  doute  sur  la  valeur  de  ces  pierres;  cependant  leur  blan- 
cheur extraordinaire  me  surprit.  Après  un  moment  de  repos  sur  les 
bords  du  Vinicapara,  et  une  visite  au  village  du  cacique,  ce  dernier 
me  promit  de  me  conduire  au  pied  de  la  montagne  par  un  détour; 
mais,  à  la  vue  des  nombreuses  difiicultés  qui  se  présentaient,  je  pré- 
férai retourner  à  l'embouchure  du  Gumana ,  où  les  caciques  des  en- 
virons venaient  d'apporter  divers  présens  consistant  en  productions 
rares  du  pays.  » 

N'est-ce  pas  chose  misérable  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  que 
cette  belle  navigation ,  cette  entreprise  soutenue  avec  tant  d'audace 
et  d'habileté,  n'ayant  pour  résultat  et  pour  fruit  qu'un  grand  conte 
de  fée ,  et  la  création  fantastique  de  cette  cité  de  Manoa  et  de  cette 
montagne  d'or  et  de  perles?  A  son  retour,  Raleigh  publia  sa  rela- 
tion, remplie  d'amazones,  d'hommes  sans  tête,  et  d'autres  inven- 
tions, exposées  dans  ce  style  simple,  énergique,  facile  et  grandiose, 
dont  il  avait  le  secret.  Nous  pensons,  avec  la  Revue  d'Edimbourg, 
qu'il  croyait  à  l'existence  des  mines  d'or  qu'il  cherchait;  nous  regar- 
dons la  chimérique  poésie  dont  il  a  recouvert  sans  scrupule  cette 
création  miraculeuse,  comme  un  appât  livré  aux  imaginations  de  ses 
contemporains  et  à  leur  cupidité.  Il  va  jusqu'à  inventer  une  pro- 
phétie qui  promet,  dit-il,  aux  Anglais  la  possession  de  la  Guyane; 
et ,  pour  mettre  dans  ses  intérêts  la  reine  dont  il  connaît  les  faiblesses, 
il  raconte,  à  l'instar  de  l'ambassadeur  que  nous  avons  cité,  l'extase 
admirative  d'un  cacique  auquel  le  portrait  d'Elisabeth  «  arracha, 
dit-il,  des  cris  d'enthousiasme  et  d'amour.  « 

La  seule  conquête  réelle  que  cette  expédition  ait  value  à  Walter 
Raleigh  fut  littéraire.  Son  récit,  mêlé  de  fables,  n'est  pas  seulement 
élégant,  comme  le  dit  Camden,  il  est  éloquent  et  persuasif.  Toujours 
plus  attentif  à  convaincre  et  à  entrauier,  comme  chef  d'entreprise, 
qu'à  briller  comme  écrivain,  il  continuait  à  pousser,  dans  cette  belle 
route  de  simplicité  nerveuse  et  de  facilité  énergique,  la  prose  an- 
glaise qui  n'a  pas  eu  de  plus  grand  artiste  que  lui.  La  gloire  ne  lui 
manquait  pas;  Shakspeare  reproduisait  dans  ses  vers  quelques-unes 
des  merveilles  dont  Raleigh  avait  entretenu  le  public;  il  était,  à  tous 
les  yeux,  un  homme  extraordinaire;  mais  la  confiance  et  l'estime  le 
fuyaient;  Elisabeth,  qui  n'avait  d'extravagance  que  dans  ses  pas- 
sions, pesant  dans  la  balance  du  bon  sens  et  de  l'expéïîieQGe  les  dé- 


WALTER  RALEIGH.  301 

couvertes  et  les  prouesses  de  son  dievalier,  refusait  de  leur  prêter 
de  nouveau  son  appui. 

Elle  jugeait  sainement  une  entreprise  qui  finissait  par  une  décep- 
tion, après  avoir  commencé  par  une  lâche  barbarie,  le  sac  de  la  ville 
de  Saint-Joseph.  «  J'aurais  été  un  âne  [venj  much  of  the  ass],  dit 
Raleigh  pour  s'excuser,  si  j'avais  laissé  derrière  moi  une  garnison 
espagnole.  »  Pour  ne  pas  être  un  Ane,  il  assassina  traîtreusement  cette 
garnison  pacifique.  Le  même  procédé  de  séduction  et  d'adresse  a 
dicté  sa  relation ,  publiée  après  son  retour,  sous  ce  titre  pompeux  : 
Découverte  du  vaste,  riche  et  bel  empire  de  la  Guyane  et  de  la  grande 
ville  d'or  de  FUanoa,  etc.  «Que  mes  concitoyens  m'écoutent,  dit-il 
dans  cet  ouvrage.  Le  soldat,  au  lieu  d'aller  se  battre  pour  une  pièce 
de  cuivre,  garnira  sa  poche  d'or  massif;  il  se  paiera  lui-môme  avec 
des  plaques  d'or  d'un  demi-pied  de  diamètre.  Les  commandans  et 
capitaines,  avides  d'honneur  et  de  luxe,  trouveront  des  cités  plus 
riches  et  plus  belles ,  plus  de  temples  aux  idoles  d'or,  plus  de  tom- 
beaux remplis  de  trésors  que  Fernand  Cortez  n'en  découvrit  au 
Mexique  ou  Pizarre  au  Pérou  !  » 

Les  esprits  faibles  lui  donnèrent  croyance;  Elisabeth  resta  sourde. 
Il  ne  se  rebuta  pas.  Après  avoir  été  marin,  amiral,  écrivain,  homme 
de  plume,  il  redevint  guerrier. 


IV.  —  ESSEK,    CECIL   ET  RALEIGH. 

Nommé  amiral  de  l'arrièrc-garde  sous  les  ordres  du  comte  d'Essex , 
en  1598  et  en  1597,  il  balança,  souvent  même  il  éclipsa  son  rival  et 
son  chef.  Cadix  pris,  la  flotte  espagnole  détruite,  Fayal  mis  en  cendres, 
appartieiuient  à  Raleigh  plus  encore  qu'à  Essex.  Comme  homme  de 
guerre,  Raleigh,  s'il  se  fut  livré  exclusivement  à  ce  métier,  aurait 
trouvé  peu  de  rivaux.  Cette  intrépidité,  cet  élan,  cette  férocité  et  cet 
acharnement  au  succès,  ce  coup  d'œil  prompt  et  vif  et  cette  résolu- 
tion soudaine  que  l'on  a  vus  briller  dans  tous  ses  actes,  emportaient 
la  victoire  d'assaut.  Ne  tentons  pas  d'enlever  à  cet  homme  étonnant 
la  réaUté  des  talons  et  des  vertus  qui  sont  à  lui. 

La  scène  sur  laquelle  Raleigh  va  paraître  change  au  moment 
où  nous  sommes,  en  1597,  après  la  prise  de  Fayal;  lui-même  change 
de  costume  et  de  conduite.  Elisabeth  lui  a  rendu  son  titre  do  capi- 
taine des  gardes:  «  il  entre  dans  le  boudoir,  dit  un  contemporain, 
aussi  hardiment  qu'autrefois.  »  Mais  il  a  quarante-cinq  ans;  il  ne  peut 


302  REVUE  DES  DEtJX  MONDES. 

espi'r(M-  reconquérir  l'amour  de  la  vieille  reine,  toute  entière  à  sa  ten- 
dresse pour  Elssex.  Alors,  cet  homme  cjui  vient  du  bout  du  rtlnnde, 
et  qui  a  espéré  l'Eldorado,  se  plonge  sans  réserve  dans  les  intrigues 
dont  la  reine  est  environnée.  Ligué  avec  Cobliam  et  Cecil,  Raleigh 
ounlil  lentement  la  chute  du  favori,  dont  l'imprudence  et  l'ardeur 
juvénile  l'exposaient  sans  c<»sse  à  leurs  coups.  La  Bévue  (VÉdimbrnirg 
atténue  encore  ici  les  machinations  odieuses  de  Raleigh.  Malheureu-^ 
sèment,  comme  il  écrivait  admirablement  bien ,  il  les  a  toutes  écrites 
etdévelopp'es;  elles  existent,  consignées  dans  une  lettre  de  sir  Walter 
à  son  confédéré  Cecil,  lettre  que  Murdin  a  publiée.  C'est  là  qu'il  faut 
lire  les  conseils  machiav'liques  de  Raleigh,  sur  le  danger  de  souffrir 
à  la  cour  un  adversaire  jeune ,  entreprenant  et  aimé,  sur  les  moyens 
de  diminuer  son  crédit  et  de  miner  sa  faveur,  sur  les  pièges  qu'on  peut 
lui  tendre,  en  le  livrant  à  ses  propres  défauts,  et  sur  l'excellence  d'urt 
plan  qui  ruine  l'ennemi  par  l'excès  de  sa  faveur  m'me,  et  le  ruine 
à  jamais.  La  jalousie  que  le  jeune  Essex  avait  inspirée  à  Walteif 
Raleigh,  datait  de  loin.  «  Moi,  dit-il  en  parlant  de  là  prise  de  Cadix, 
à  laquelle  Essex  et  lui  avaient  pris  part,  je  n'y  ai  gagné  qu'une  bles- 
sure et  une  jambe  paralysée.  D'autres  ont  recueilli  tous  les  avantages 
de  la  journée;  je  venais  trop  tard ,  la  moisson  «tait  faite ,  et  je  n'eus 
pour  moi  que  la  pauvreté  et  les  douleurs.  »  Il  faut  avouer  qu'Essex, 
dans  son  arrogance  et  sa  violence,  se  montra  plus  généreux  que 
Raleigh:  «  Je  pourrais  l'accuser  devant  un  conseil  de  guerre  (disait 
Essex),  pour  m'avoir  désobéi  et  avoir  pris  Fayal  sans  mon  ordre; 
mais  il  est  mon  ennemi  déclaré,  je  ne  le  ferai  pas.  » 

La  mort  d'Essex,  décapité  sur  l'échafaud,  fut  le  triomphe  de  Ra- 
leigh; et  le  peuple,  en  voyant,  le  jour  de  l'exécution,  auprès  du 
jeune  comte  et  du  bourreau,  la  cuirasse  d'argent  du  capitaine  des 
gardes,  son  ennemi  mortel,  fit  retentir  un  si  menaçant  murmure  de 
haine  contre  ce  dernier,  et  de  pitié  pour  la  victime,  que  Raleigh, 
averti  par  le  cri  populaire,  descendit  de  cheval ,  prit  un  bateau ,  et  se 
retira.  Le  batelier  le  ramenait  h  sa  demeure,  pendant  que  lui,  couché 
dans  le  bateau,  méditait  sur  cette  tète  de  favori  qui  tombait,  sut 
l'autre  favori  Cecilqui  vivait,  et  sur  sa  position  auprès  de  Cecil,  naguère 
son  allié,  maintenant  son  seul  rival.  «Une  pensée,  dit  Osborne, 
rapide  comme  l'éclair,  le  frappa.  Cecil,  devenu  tout-puisant ,  pouvait 
le  perdre.  »  Cecil  le  perdit. 

Il  méritait  de  tomber  à  son  tour,  quels  que  fussent  la  supériorité  de 
son  intelligence,  son  talent  d'écrivain  et  sa  juste  gloire  d'homme  dé 
guerre.  Essex  mort,  il  s'occupa  de  vendre  aux  partisans  d'Essex  son 


WALTER  RALEIGH.  303 

crédit  auprès  de  la  reine,  et  tira  bon  parti  de  ce  commerce.  Le  véri- 
table Eldorado  se  trouvait  pour  lui  dans  le  cadavre  du  jeune  liomme 
imprudent,  immolé  par  ses  intrigues.  Son  intercession  fut  chèrement 
•payée  par  sir  Edward  Baynham,  auquel  il  sauva  la  vie  à  prix  d'argent. 
Littleton,  son  ami,  lui  écrivit  une  lettre  touchante  et  digne,  que 
Birch  a  conservée ,  et  que  l'évéque  Hurd  a  raison  de  citer  comme  un 
modèle  de  nobles  sentimens  et  de  hautes  pensées.  Sir  AValter  con- 
sentit à  solliciter  le  pardon  de  son  ami,  moyennant  dix  mille  livres 
sterling.  Que  de  bassesses  dans  cette  fière  vie!  que  d'ignobles 
actions  dans  cette  carrière  d'orgueil!  que  de  honte  dans  cette  gloire! 
%u  vain  l'écrivain  d'Edimbourg  rapproche-t-il  de  ces  lâches  transac- 
tions, qu'il  essaie  de  pallier,  d'autres  laits  contemporains;  il  vou- 
drait faire  penser  que  telle  était  la  coutume.  11  cite  spécialement 
une  bourse  d'or,  reçue  par  notre  Sully,  pendant  le  sac  d'une  ville, 
des  mains  d'un  homme  qu'il  protégeait  contre  le  glaive  du  soldat.  Il 
ne  s'agit  point  ici  d'une  mêlée  sanglante  et  d'un  pillage  de  guerre, 
mais  d'une  boutique  ouverte  en  pleine  paix,  pour  trafiquer  de  lo  vie 
et  du  sang;  il  s'agit  du  premier  personnage  de  l'état,  altéré  de  gloire 
et  d'honneur,  vendant  la  vie  à  ces  mêmes  hommes  qui  avaient  con- 
spiré contre  l'état,  et  qu'il  devait  abandonner  à  leur  destinée,  si  la 
condamnation  portée  contre  Essex  était  juste,  et  si  Raleigh,  en  pour- 
suivant cette  condamnation,  avait  réellement  servi  la  reine.  Il  est 
'Vrai  que  la  rapacité  de  Walter  Raleigh  n'avait  point  de  bornes,  et 
■que,  sachant  concilier  l'économie  de  sa  maîtresse  avec  son  propre 
désir  d'acquérir,  il  lui  demandait  sans  cesse  de  nouveaux  privilèges 
et  de  nouveaux  monopoles ,  qui  ne  coûtaient  rien  à  cette  dernière, 
€t  qu'elle  lui  accordait. 

Le  guerrier,  l'aventurier,  le  colonisateur,  l'amant  de  la  reine,  l'écri- 
vain admirable,  le  navigateur  hardi,  va  se  métamorphoser  encore  une 
fois,  et  ce  ne  sera  pas  la  dernière.  Elisabetii,  qui  se  servait  de  tout, 
avait  su  employer  Raleigh.  Elle  l'avait  soutenu  et  protégé  contre  celui 
qu'elle  aimait,  contre  Essex;  elle  l'avait  comblé  de  richesses,  sans 
céder  à  ses  instances  et  sans  tomber  dans  les  pièges  de  ses  merveil- 
leux mensonges.  La  grande  intelligence  de  cette  femme  n'avait 
fait  de  Raleigh  ni  un  ministre  d'état,  ni  un  mécontent;  elle  avait 
échappé  à  ce  double  danger.  Elle  meurt,  et  un  homme  ridicuhï, 
plus  femme  par  ses  faiblesses  qu'elle  n'avait  été  homme  par  sa  volonté, 
lui  succède.  Cecil,  qui  veut  régner  sous  Jacques  I",  ou  plutôt  sur 
Jac(jues  I'%  s'empresse  de  détruire  le  crédit  futur  de  ce  rival,  autrefois 
son  allié.  Jacques  craignait  les  braves;  la  hardiesse  de  la  pensée  ne 


30'*  REVIE   DES  DEUX  MONDES. 

lui  était  pas  moins  odieuse  que  la  valeur  guerrière.  Cecil  eut  peu  de 
peine  à  ruiner  d'avance  un  favori  dont  les  qualités  et  les  vices  étaient 
antipathiques  au  monarque  nouveau.  Du  rè^ne  de  Jacques  I"  date 
la  disj;race  de  Ralei{.!;li,  de  cette  disf^race  son  complot,  et  de  ce  com- 
plot sa  perte ,  mais  aussi  sa  gloire ,  le  déploiement  libre  de  son  talent 
dans  une  prison  d'état  et  la  grandeur  héroïque  de  sa  mort. 

Avant  de  toucher  à  cet  échafaud  sublime,  nous  avons  à  traverser 
cent  mensonges  et  cent  bassesses.  Dans  cette  vie,  comme  sur  un 
manteau  de  mauvais  théâtre,  il  n'y  a  que  de  l'or  et  des  taches.  Avant 
môme  que  Jacques  I"  soit  arrivé  d'Ecosse,  on  trouve  le  prévoyant 
Raleigh  à  la  tête  des  opposans.  Aubery,  chroniqueur  contemporain, 
fort  crédule,  il  est  vrai,  le  moiitre,  au  milieu  d'une  assemblée  des 
seigneurs  réunis  à  Whitehall,  attaquant  non-seulement  Jacques  1", 
mais  le  trône  même  :  «  Gardons  pour  nous  le  sceptre,  et  ne  laissons 
pas  une  nation  de  mendians  affamés  (les  Écossais  )  dominer  l'Angle- 
terre. »  Telles  sont  les  paroles  qu'Aubery  lui  attribue;  il  ajoute  que 
l'intention  de  Raleigh  était  de  profiter  de  la  circonstance  et  de  fonder 
une  république;  to  set  up  a  commonircallh.  On  a  vu  jusqu'où  pou- 
vait aller  la  chimérique  hardiesse  de  Walter  Raleigh  et  la  témérité  de 
ses  plans;  au  moment  où  le  lils  de  la  catholique  ^Marie  Stuart,  détesté 
comme  Écossais,  méprisé  comme  homme,  allait  s'emparer  du  dia- 
dème, une  telle  idée  pouvait  bien  venir  au  chercheur  de  l'Eldorado. 
Mais  si  l'on  repousse,  avec  l'écrivain  d'Edimbourg,  ce  fait,  allégué 
par  Aubery,  le  témoignage  de  tous  les  historiens  est  là  pour  attester 
que  Raleigh ,  d'accord  avec  beaucoup  de  seigneurs  et  de  citoyens , 
voulait  opposer  dès-lors  une  barrière  à  ce  que  l'on  appelait  l'enva- 
hissement des  Écossais.  Sully,  qui  le  voyait  beaucoup  à  Londres,  le 
place  au  premier  rang  des  mécontens  prêts  <à  conspirer  contre  un 
monarque  qu'ils  dédaignaient  plus  encore  qu'ils  ne  le  redoutaient. 
Dans  ce  moment  même,  Walter  Raleigh  prodiguait  au  roi  pédant  les 
mêmes  flatteries  qu'il  avait  administrées  à  la  reine  Elisabeth,  et  qui 
l'avaient  toujours  soutenu  contre  l'animadversion  générale.  Peu  de 
temps  après  l'arrivée  de  Jacques,  il  lui  écrit  :  «  Combien  je  désirais  voir 
enfin  votre  majesté!  sachant  qu'il  y  a  toujours  quelque  chose  de  bon 
à  apprendre  d'elle,  et  avide  d'augmenter  et  d'améliorer  mes  connais- 
sances par  votre  discours!  »  Malgré  cette  adulation  qui  avait  changé 
de  note  et  qui  s'adressait,  non  plus  à  la  beauté  d'une  femme  décré- 
pite, mais  à  la  faiblesse  spéciale  du  monarque,  un  des  premiers  actes 
de  Jacques  fut  de  destituer  Raleigh.  Le  capitaine  des  gardes  céda  sa 
place  à  un  Écossais.  Raleigh  protesta  inutilement,  dans  un  mémoire 


WALTER   RALEIGII.  305 

particulier,  «  de  son  attachement  au  roi,  de  son  cœur  fidèle,  auquel 
sa  majesté  ne  peut  arracher  d'aucune  manière  l'amour  de  sa  royale 
personne;  »  il  prit,  sans  succès,  «  le  grand  Dieu  de  la  terre  et  du  ciel  à 
témoin  qu'il  n'était  point  mécontent  [thc  reverse  of  discontentecl).y> 
On  le  laissa  mentir  à  sa  conscience,  sans  alléger  sa  disgrâce;  aucune 
voix  ne  s'éleva  en  sa  faveur. 

Il  était  détesté.  Tout  le  monde  se  réjouissait  de  sa  chute.  Ses  défen- 
seurs les  plus  ardcns  confessent  cette  joie  et  la  profonde  impopu- 
larité dans  laquelle  il  était  tombé.  Ils  s'en  étonnent,  mais  à  tort. 
L'ambassadeur  français,  De  Beaumont  rapporte  que  ce  motif  déter- 
mina la  volonté  incertaine  de  Jacques  I".  «On  applaudira,  disait 
Cecil,  à  la  chute  d'un  homme  universellement  haï.  )>  Northumber- 
land,  son  ami,  dans  une  lettre  que  miss  Aikin  a  conservée,  avoue 
que  sa  réputation  a  beaucoup  souffert  d'une  trop  longue  et  trop 
intime  liaison  avec  Kalcigh.  Comment  cela  n'aurait-il  pas  été?  Pou- 
vait-on oublier  les  degn's  toujours  rapides,  souvent  ignobles  de  cette 
fortune  aventurière?  Pouvait-on  fermer  les  yeux  sur  cet  assemblage 
extraordinaire  de  violence,  de  fourbe,  de  cruauté,  de  flatterie,  de  dé- 
f;eplion,  d'intrigue  et  de  mensonge?  La  mort  d'Essex,  qui  lui  était 
attribuée,  achevait  de  révolter  le  sentiment  public;  la  conquête  chi- 
mérique de  l'Eldorado  avait  laissé  de  vives  traces.  Enfin,  Ben-Jonson, 
observateur  profond,  né  pour  être  historien  et  qui  se  fit  dramaturge, 
résumait,  en  une  phrase  admirable,  les  causes  de  cette  haine  :  «  c'est 
que  Raleigh  estimait  la  gloire  plus  que  sa  eonseience.  » 


V.  —  RAI.EIGH  CONSPIRATEUR. 

A-t-il  conspiré  contre  Jacques  L'?  Des  volumes  ont  été  écrits  sur 
cette  question.  La  Umie  cV Edimbourg  se  tire  d'embarras  en  affirmant 
qu'il  ne  fut  ni  tout-à-fait  innocent,  ni  tout-à-fait  coupable.  L'ambas- 
sadeur Beaumont,  la  plus  puissante  autorité  en  cette  matière,  mande 
à  son  maître  que  le  crime  moral  est  réel,  mais  que  les  preuves  maté- 
rielles mancpient.  Selon  l'évèque  Goodman  et  Aubery,  il  avait  tramé 
le  complot  pour  le  dénoncer  au  roi,  perdre  Cobham  et  rentrer  en 
faveur.  Tytler  prétend  que  cette  trame  chimérique,  inventée  par 
Cecil,  n'avait  pour  but  que  la  ruine  de  Raleigh.  Southey  est  d'avis 
que  Raleigh  a  réellement  conspiré.  Hume  et  Lingard  sont  de  la 
même  opinion.  Tous  les  historiens  accusent  Raleigh ,  tous  ses  bio- 
graphes le  défendent.  Si  nous  comparons  et  que  nous  pesions  avec 


REVUE  DES  DE€X  MONDES. 

soin  les  détails  nombreux  allégués  par  ces  autorités  si  diverses,  et  que 
BOUS  les  rapprochions  d{;s  circoustauces,  du  temps,  du  caractère,  de 
la  positiot»  et  des  désirs  de  Kaleijih,  il  ue  sera  pas  difficile  de  par- 
venir à  la  coiuiaissance  de  la  vérité.  De  nombreux  complots  enve- 
loppaient h;  trône  de  Jacques,  les  uns  tramés  par  des  catholiques 
obscurs,  les  autres  par  des  agens  espagnols,  un  enfin  par  des  sei- 
gneurs mécontens.  Raleigh ,  dont  le  (caractère  a  plus  d'un  rapport  avec 
celui  du  célèbre  lord  Shaftesbury,  connut,  de  ces  complots,  deux  seu- 
lement, celui  que  tramaient  les  Espagnols,  et  celui  dont  lord  Cob- 
ham,  son  ami,  avait  pris  la  direction.  Qu'il  ait  conspiré  avec  les 
Espagnols  en  laveur  de  l'Espagne,  objet  de  sa  haine  constante,  c'est 
ce  que  l'on  ne  peut  admettre  ;  qu'il  ait  été  instruit  des  projets  de 
Cobhani ,  lui-même  l'avoue  :  «  .le  suis  perdu  ,  dit-il ,  pour  avoir  écouté 
un  homme  léger  [I  Listened  io  a  vain  m  an.)  »  Malheureusement  cet 
homme  léger  lui  proposait  une  forte  pension  de  l'Espagne,  et  le  fait 
fut  prouvé  au  procès.  Sans  confiance  dans  la  capacité  de  Cobbam, 
mais  désirant,  comme  on  ne  peut  en  douter,  la  réussite  des  plans 
qui  le  délivreraient  de  Jacques  \"  et  de  Cecil,  il  ne  semble  pas  avoir 
trempé  activement  et  personnellement  dans  le  complot,  mais  s'être 
réservé  un  rôle  plus  habile,  conseillé  par  sa  ruse  et  par  sa  vengeance, 
celui  d'instigateur  et  de  moteur  secret,  attendant  l'événement  pour 
recueillir  plus  tard  les  fruits  d'une  conspiration  aux  dangers  de  lacpielle 
il  échappait.  ^  oilà  ce  qu'espérait  le  prudent  Raleigh.  Il  se  fiait  si 
bien  à  sa  ruse,  qu'il  se  porta  lui-même  dénonciateur  de  Cobham, 
lorsque  Cecil,  averti  de  la  conjuration,  les  fit  arrêter  l'un  et  l'autre. 
Cobham,  furieux  de  cette  dénonciation,  rejeta  aussitôt  le  poids  de 
la  conjuration  sur  Raleigh  ;  puis,  se  souvenant  qu'il  n'avait  aucune 
preuve  matérielle  contre  ce  dernier,  dont  la  participation  avait  été 
indirecte  et  oblique,  il  se  rétracta  lâchement,  revint  sur  sa  rétrac- 
tation, la  renouvela,  l'anéantit,  et  finit,  sur  l'échafaud  môme,  par 
déclarer  Walter  Raleigh  son  complice.  On  dirait  que  Cobham,  d'une 
intelligence  aussi  bornée  que  confuse,  guidé  dans  ces  voies  périlleuses 
par  un  génie  plus  fort  et  plus  habile,  ignorait  lui-môme  s'il  lui  était 
permis  d'accuser  Raleigh ,  et  si  l'assentiment  tacite  de  ce  dernier,  son 
instigation  sourde  et  cachée,  pouvaient  être  allégués  comme  preuves. 
C'était  l'habitude  de  Raleigh  de  mener  à  son  but  ceux  qui  l'environ- 
naient. «  11  prétend,  dit  son  ami  Northumberland,  dominer  et  faire 
mouvoir  toutes  les  pensées  et  toutes  les  conduites.  »  (-elte  domina- 
tion des  pensées  et  des  conduites,  qui  se  représentait  vivement  au 
faible  cerveau  de  Cobham,  lui  arrachant  tour  à  tour  des  inculpations 


WALTER  RALEICH.  30T 

amères  et  des  excuses  pour  Raleigh ,  nous  semble  la  véritable  dé  de 
l'énigme.  A  couvert  scms  l'abri  de  sa  prudence,  Raleigh  n'avait  rien 
écrit,  rien  livré,  rien  doimé  au  hasard;  il  n'avait  point  vu  l'ambassa- 
deur étranger,  il  n'avait  point  reçu  chez  lui  les  conspirateurs;  il  lais- 
sait Cobham  marcher  seul ,  et  ce  dernier,  tout  enflammé  de  vagues 
discours  et  de  provocations  indirectes ,  pouvait  se  perdre  sans  ruiner 
son  ami.  Raleigh  le  croyait;  il  comptait  sur  ses  habiles  précautions. 
Arrêté,  il  espéra  se  tirer  d'affoire  en  dénonçant  Cobham.  Lâcheté 
audacieuse  qui  le  perdit.  Elle  leva  les  scrupules  de  Cobham,  qui 
s'écria  :  a  Traître!  infâme  !  monstre  !  »  et  le  chargea  à  son  tour. 

La  moralité  d'une  telle  conduite  est  d'une  appréciation  facile.  Elle 
imprime  à  ce  nom  fameux  une  flétrissure  plus  profonde  que  le  crime 
ou  le  malheur  d'un  complot  avéré,  dont  Raleigh  eût  espéré  les  béné- 
fices et  couru  les  chances.  Ainsi  jugeaient  les  contemporains  et  le 
public.  Les  Anglais,  qui  avaient  eu  tant  de  pitié  d'Essex ,  ne  trou- 
vaient que  mépris  et  haine  pour  Raleigh.  Il  pouvait  entendre,  de  sa 
chambre  dans  la  Tour,  les  malédictions  populaires.  Désespéré,  il 
tenta  de  se  suicider,  «  car  je  ne  pourrais  (dit-il  dans  une  magnifique 
lettre  à  sa  femme  )  subir  les  amères  railleries  de  mes  ennemis,  leur 
attente  féroce,  les  cruelles  paroles  des  avocats  et  des  juges,  les 
infâmes  sarcasmes  du  vulgaire,  tout  ce  qui  fait  de  moi  un  spectacle  et 
un  jouet  d'horreur.  »  ^on  ennemi  Cecil,  qui  poursuivait  sa  mort  avec 
une  persévérance  froide,  vint  l'examiner  après  le  suicide;  il  le  trouva 
«  incapable  de  soutenir  son  malheur,  protestant  de  son  innocence, 
insouciant  de  la  vie.  »  La  blessure  fut  guérie,  et  on  le  transféra  de  la 
Tour  de  Londres  à  Winchester,  où  il  fut  jugé.  Le  carrosse  de  Ra- 
leigh ,  que  l'on  avait  confié  à  la  garde  de  sir  Robert  Mansel ,  sortait  de 
Londres  au  milieu  des  imprécations  universelles.  «  11  est  extraordi- 
naire, dit  un  contemporain ,  nommé  Hicks,  dans  sa  lettre  à  Shrews- 
bury,  combien  cet  homme  est  détesté  ;  sur  toute  la  route,  les  pas- 
sans  vomissaient  contre  lui  les  paroles  les  plus  amères.  J'avoue  que 
s'il  me  fallait  affronter  une  haine  aussi  générale,  j'aimerais  mieux 
mourir.  Pour  lui,  il  disait  :  C'est  de  fa  canaille;  je  lu  méprise  et  n'y 
pense  pas.  » 

Voici  venir  pour  Raleigh  une  nouvelle  époque.  La  marque  parti- 
culière de  cette  vie,  c'est  une  parfaite  lâcheté  dans  la  bonne  fortune 
et  une  sublimité  inattendue  dans  l'extrême  péril.  Ame  excessive,  qui 
avait  besoin  d'une  catastrophe  pour  s'y  déployer  et  y  apparaître;  sur 
les  bords  de  l'Orénoque,  à  Fayal,  à  Cadix,  dans  la  poudre  et  la 
mêlée,  dans  le  naufrage  et  la  tempête,  au  milieu  de  peuples  sau- 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vages  et  de  marins  rebelles,  il  y  a  un  grand  homme,  qui  se  nomme 
Raleigh.  Auprès  de  l'échafaud  d'Essex  et  de  la  coquette  Elisabeth, 
entre  l'imbécile  Cobham  et  les  acheteurs  de  grâces,  vous  ne  trouvez 
plus  (ju'un  courtisan  vùnal,  inventeur  de  mensonges  lucratifs  et 
fabricant  de  noires  intrigues.  L'Angleterre  le  voyait  sous  ce  dernier 
aspect,  lorsque  ses  ennemis  se  réunirent  pour  le  juger,  c'est-à-dire 
pour  l'accabler.  «  J'aurais  fait,  dit  un  contemporain,  cent  milles  à 
pied  pour  le  voir  pendre!  »  —  a  L'extrême  haine  qu'on  lui  portait, 
dit  un  autre,  faisait  de  son  procès  criminel  et  de  sa  mort  espérée  une 
allégresse  universelle.  )> 

En  une  demi-journée  tout  changea.  Raleigh  retrouva  en  lui  le  grand 
homme,  usa  de  son  éloquence,  ménagea  ses  ressources,  déploya  son 
sang-froid,  et  se  montra  si  grand,  que  la  sympathie,  l'admiration  et 
l'enthousiasme  entourèrent  le  condamné.  «  L'extrême  pitié,  dit  le 
même  contemporain,  vint  tout  à  coup  remplacer  l'excès  de  la  haine.  » 
«  C'est  le  plus  heureux  jour  de  Raleigh,  dit  sir  Dudley  Carleton,  tant 
cet  homme,  dont  la  mort  est  décidée,  a  fait  preuve  d'esprit,  de  modéra- 
tion, de  savoir,  de  courage  et  de  force.  »  Le  messager  que  Jacques  I" 
avait  chargé  de  venir  lui  rendre  compte  des  résultats  du  procès  s'ex- 
prima ainsi  :  «  Jamais,  dans, le  passé,  nul  ne  fut  aussi  éloquent;  nul 
ne  le  sera  jamais  autant.  J'aurais  fait  hier  cent  milles  pour  le  voir 
pendre;  j'en  ferais  aujourd'hui  mille  pour  le  sauver.  »  Cook  et  Po- 
pliam,  l'avocat-général  et  le  grand-juge,  l'avaient  interrompu  par  des 
invectives;  Cecil,  présent  au  procès,  l'avait  insulté  par  sa  commisé- 
ration hypocrite.  Il  ne  s'était  pas  démenti  un  instant,  calme,  simple, 
froid,  répondant  à  tout,  repoussant  les  insultes  par  la  dignité,  les 
accusations  par  la  logique,  opposant  la  fermeté  à  la  colère  et  le  sou- 
rire à  l'invective.  «  Vous  êtes  un  infâme  !  disait  Cook.  —  Vos  phrases 
ne  sont  pas  des  preuves,  disait  Raleigh.  —  Traître!  vipère!  monstre 
infernal!  criait  l'accusateur.  —  Ce  sont  des  mots!  —  Je  manque  d'ex- 
pressions pour  dire  ce  que  vous  êtes  !  —  Il  paraît  que  les  expressions 
vous  man(|uent;  vous  vous  répétez  beaucoup!  —  Votre  instigation  a 
tout  fait,  homme  abominable,  serpent  d'enfer!  —  Ces  paroles  ne 
conviennent  pas  à  un  homme  de  votre  qualité  et  de  votre  mérite. 
Mais  je  m'en  console;  vous  n'avez  contre  moi  que  ces  argumens.  — 
Ah  !  vous  êtes  en  colère  !  —  Je  n'ai  point  de  motif  de  colère.  —  Vous 
êtes  un  homme  adroit.  —  Toutes  les  preuves  qui  militent  contre  moi 
sont-elles  de  l'adresse?  toutes  les  accusations  portées  contre  moi 
sont-elles  probables?  »  Déclaré  coupable  par  le  jury,  quoique  les 
preuves  manquassent,  et  que  le  témoignage  unique  de  Cobham  ne 


WALTER   RALEIGH.  309 

fût  pas  suffisant  selon  la  loi  anglaise,  il  conserva  jusqu'au  bout  sa 
dignité  dénuée  d'orgueil  et  cette  simplicité  héroïque ,  admirée  de  ses 
nombreux  ennemis.  Jacques  I",  aussi  bizarre  dans  ses  bonnes  actions 
que  dans  ses  mauvaises ,  fit  monter  sur  l'échafaud  tous  les  conspira- 
teurs, excepté  Raleigh ,  qui  contemplait  ce  spectacle  d'une  fenêtre  et 
qui  riait,  dit  l'ambassadeur  de  Beaumont.  Le  shériff,  au  moment  où 
Cobham,  Grey  et  Markham  allaient  être  décapités  par  le  bourreau , 
annonça  au  peuple  et  aux  condamnés  que  le  roi  faisait  grâce  aux  cou- 
pables. Raleigh  continuait  à  rire;  ce  qui  prouve,  dit  Beaumont,  qu'il 
était  instruit  de  la  singulière  comédie  que  Jacques  I"  avait  inventée. 
Quant  à  lui ,  pendant  treize  années  entières,  il  fut  détenu  dans  l'inté- 
rieur de  la  Tour  de  Londres,  conservant  la  liberté  de  ses  actions,  se 
livrant  à  son  goût  pour  les  expériences  de  chimie  et  de  physique, 
recevant  ses  amis,  communiquant  ses  observations  aux  gens  de  lettres 
et  aux  savans  de  l'époque ,  et  s'occupant  à  rendre,  comme  il  le  dit 
avec  tant  d'énergie,  sa  pensée  visible. 

C'était  chose  curieuse  de  voir  le  brillant  gentilhomme,  le  courtisan , 
le  soldat ,  revêtir  le  tablier  du  pharmacien ,  transformer  en  labora- 
toire un  poulailler  du  jardin  de  la  Tour ,  et  a  passer,  comme  le  dit  sir 
William  Wade,  gouverneur  de  cette  prison  (dans  une  lettre  à  Cecil), 
toute  la  journée  au  milieu  des  alambics.  »  Mais,  s'il  n'avait  été  que 
distillateur  et  inventeur  d'un  nouveau  cordial,  cet  amusement  aurait 
médiocrement  protégé  sa  gloire.  Il  occupa  mieux  son  temps.  Que  la 
retraite  et  la  méditation  aient  réformé ,  ainsi  que  le  prétend  l'évoque 
Hall ,  les  défauts  originels  de  sa  nature ,  nous  ne  le  pensons  pas,  et  le 
reste  de  sa  vie  prouvera  bientôt  que  l'expérience,  en  le  frappant  de 
coups  redoutables,  ne  l'avait  point  corrigé.  Si  son  caractère  resta  le 
même,  sa  pensée,  agrandie  par  la  méditation  et  la  retraite,  refoulée 
et  concentrée  sur  elle-même,  loin  des  intrigues  du  palais  et  du  bruit 
de  la  mêlée,  sentit  pour  la  première  fois  son  empire  et  sa  puissance. 
Combien  de  souvenirs  impérieux  et  de  réflexions  fécondes  durent  se 
presser  dans  le  cerveau  de  ce  captif,  qui  pouvait  dire  comme  notre 
poète  : 

Dieu ,  le  grand  Dieu ,  me  jetant  sur  la  mer, 

Plusieurs  fois  m'abysma,  sans  du  tout  m'abysmer. 
J'ai  veu  des  creux  enfers  la  caverne  profonde; 
J'ai  esté  balancé  des  orages  du  monde. 
Aux  tourbillons  venteux  des  guerres  et  des  cours 
Insolent,  j'ai  usé  ma  jeunesse  et  mes  jours. 

Je  me  suis  pieu  au  fer 

TOME  xxni.  20 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  rame  toujours  vive, 

J'ai  guerroyé! (I). 

Jamais  la  création  littéraire  ne  fut  sollicitée  par  des  aiguillons  aussi 
poignans.  II  avait  couru  les  mers,  les  champs  de  bataille  et  les  deux 
mondes,  exploré  des  régions  nouvelles,  vu  les  cours,  les  prisons  et 
la  mort  présente.  Tout  ce  qu'il  savait,  tout  ce  qu'il  avait  souffert, 
tout  ce  qu'il  avait  pensé  demandait  une  expression  et  un  déploie- 
ment. Si  cet  homme  eût  écrit  avec  quelque  véracité  les  mémoires  de 
sa  vie,  le  livre  eût  pris  rang  à  la  tête  des  monumens  historiques  de 
tous  les  âges;  mais  cette  vie  avait  et';  si  équivoque,  si  peu  vraie,  si 
souvent  odieuse  dans  sa  gloire,  si  étrangement  coin''use,  si  bizarre- 
ment remplie  de  lumières  et  d'ombres,  de  mensonge  et  de  grandeur, 
qu'il  n'osait  sans  doute  la  regarder  en  face.  D'ailleurs  il  espérait  la 
liberté,  et  c'était  un  danger  et  une  imprudence  pour  lui  de  toucher 
au  règne  de  Jacques,  à  celui  d'Éhsabeth,  aux  intrigues  d'une  époque 
dont  il  avait  parcouru  tous  les  souterrains.  11  résolut,  selon  sa  dex- 
térité habituelle,  d'échapper  à  ce  péril,  et  d'écrire  Y  Histoire  du 
monde.  Appelant  à  lui  le  secours  des  hommes  lettrés,  de  Ben-Jon- 
son  et  de  plusieurs  autres,  s'appuyant  sur  leur  érudition,  disposant 
les  matériaux  qu'on  lui  apportait,  il  trouva  moyen  de  mêler  à  ce 
récit  ses  propres  résultats  sous  forme  de  digressions  et  de  réflexions 
accessoires  ;  ces  fragmens  de  méditation ,  d'expérience  et  de  philo- 
sophie politique  dont  sa  pensée  était  surchargée,  composent  la  partie 
capitale  de  l'œuvre.  C'est  le  procédé  de  Montesquieu,  de  Machiavel, 
de  Montaigne  et  de  Vico.  Tous  les  esprits  puissans  qui  préfèrent  le 
fonds  à  la  forme  et  le  poids  de  l'or  à  l'habileté  de  la  dorure  ont 
cédé  à  cette  prédilection  pour  la  pensée.  Eut-il  des  collaborateurs? 
La  Revue  d'Edimbourg  repousse  avec  indignation  une  telle  hypo- 
thèse. Mais  Ben-Jonson  affirme  que  «  les  meilleurs  esprits  de 
l'Angleterre  lui  apportèrent  leur  secours.  »  Algernon  Sidney  ré- 
pète cette  assertion.  Lingard,  Hume  et  Southey  la  confirment. 
Elle  nous  semble  vraie  sous  un  seul  rapport.  Les  faits,  la  chronologie, 
les  citations,  l'érudition ,  la  partie  faible  et  pédantesque  de  l'œuvre, 
appartiennent,  nous  n'en  doutons  pas,  aux  savans  collaborateurs 
qui  donnèrent  à  Raleigh  tout  ce  que  le  siècle  pouvait  fournir,  tout 
ce  que  lui-même  n'avait  pu  acquérir,  tout  ce  que  la  postérité  voit 
sans  estime,  un  savoir  mal  digéré,  dénué  de  critique  et  rempli  d'cr- 

(1)  Théodore  Agrippa  d-Aubigné,  ks  fengeances. 


WALTER  RALEIGH.  311 

reurs.  Mais  ce  qu'il  ne  faut  attribuer  qu'à  lui ,  c'est  le  coup-d'œil 
qu'il  a  jeté  avant  Bossuet  sur  la  marche  providentielle  des  empires , 
cette  mâle  et  poétique  unité  du  développement  historique,  cette 
liberté  d'observations,  cette  simplicité  de  ton,  cette  richesse  de  résul- 
tats pratiques ,  ces  images  simples  et  nerveuses ,  cette  originalité  qui 
rappelle  Montaigne ,  et  cette  fermeté  grandiose  qui  n'est  pas  sans 
rapport  avec  l'aigle  de  Meaux.  Voilà  sa  gloire.  Il  est  pour  la  prose 
anglaise  ce  que  Calvin  est  pour  notre  prose.  Il  occupe  un  trône  dans 
la  littérature  anglaise.  Plus  pur  et  plus  net  que  Bacon,  il  échappe 
au  défaut  des  écrivains  contemporains  et  antérieurs,  au  pédantisme. 
Comme  Cervantes ,  qui  était  aussi  un  homme  d'action ,  Raleigh  a  le 
premier  introduit  en  Angleterre  l'éloquence  des  choses  et  celle  des 
idées.  Se  débarrassant  de  la  citation  et  de  la  métaphore,  il  a  em- 
ployé la  phrase  nue,  sortant,  comme  Minerve,  franche  et  forte  du 
sein  de  la  pensée. 

Quand  Cecil  et  Somerset ,  l'un  son  ennemi ,  l'autre  enrichi  par  la 
confiscation  de  ses  biens,  eurent  quitté  la  scène,  l'un  enlevé  par  la 
mort,  l'autre  par  la  disgrâce,  Raleigh,  qui  avait  reconquis  l'estime 
par  la  fermeté  de  sa  conduite  pendant  les  débats  de  son  procès,  et  la 
gloire  par  la  publication  de  son  livre,  acheta  sa  liberté  de  la  famille 
Buckingham ,  qui  reçut  quinze  cents  livres  sterling  du  prisonnier  et 
obtint  sa  grâce.  Cette  gloire  et  cette  estime,  il  va  se  hâter  de  les 
perdre. 

VI.  —  DERMÈRES  SCÈNES. 

Libre,  il  promit  au  roi  une  mine  d'or,  à  ceux  qui  voudraient  l'accom- 
pagner l'^/t/orafZo.  Jacques,  toujours  timide,  averti  par  l'ambassadeur 
espagnol  que  les  intentions  de  Raleigh  sont  d'aller  faire  la  guerre  aux 
possessions  espagnoles,  ne  signe  point  de  lettres  de  grâce,  n'accorde 
pas  à  Raleigh  son  pardon ,  «  le  laisse  traîner  après  lui ,  comme  dit 
éloquemment  Raleigh ,  la  chaîne  de  son  supplice,  »  et  insère  dans  la 
patente  qu'il  lui  accorde  une  clause  expresse  portant  défense  d'atta- 
quer les  Espagnols.  Il  part.  Son  premier  acte  est  de  mettre  à  feu  et  à 
sang  la  ville  espagnole  de  Saint-Thomas.  Son  équipage ,  qu'il  veut 
engager  à  courir  les  mers,  comme  pirates,  s'y  refuse,  se  révolte,  et 
le  ramène  à  Plymouth.  Là  commence  un  nouveau  drame  que  nous 
laisserons  à  un  chroniqueur  contemporain  le  soin  de  raconter.  Ce 
récit,  dénué  d'élégance  et  même  de  clarté,  a  du  moins  l'avantage 
d'une  eMCtitude  minutieuse. 

20. 


31-2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Peu  de  temps,  dit-il,  après  le  débarquement  de  Raleigh  à  Ply- 
mouth,  sir  Lewis  Stuckley,  son  parent ,  amiral  du  comté  de  Devon, 
reçut  Tordre  de  s'emparer  de  sir  Walter,  et  de  le  transporter  à  petites 
journées,  à  cause  de  la  faiblesse  de  sa  santé,  à  Londres.  Sir  Stuckley, 
proche  parent  du  chevalier,  se  liAta  d'obéir.  Raleigh ,  déjà  en  négo- 
ciation avec  le  patron  d'une  barque  française  pour  passer  en  France, 
s'était  mis  en  route  pour  aller  rejoindre  la  barque,  mais  quelques 
réflexions  tardives  le  firent  hésiter,  et  il  attendit.  Stuckley  eut  donc  le 
temps  de  s'assurer  de  sa  personne.  Il  se  dit  malade,  et  gagna  le  mé- 
decin Manouri,  Français  de  naissance;  ce  Manouri,  par  des  vésica- 
toires,  des  potions  et  des  préparations  chimiques ,  fit  naître  une  foule 
de  cloches  et  de  pustules  sur  le  front,  les  joues,  la  poitrine,  les  bras, 
les  jambes  de  Raleigh.  Alors  il  contrefit  l'insensé,  frappant  la  terre 
des  pieds  et  des  mains,  s'arrachant  les  cheveux,  jurant  et  criant 
continuellement  :  «  Merveille  de  Dieu  !  est-il  possible  que  le  mal- 
heur me  retombe  ainsi  sur  la  tête?  »  Le  médecin  rapporta  tout  cela  à 
M.  Stuckley,  qui  eut  pitié  de  l'état  du  prisonnier » 

Raleigh  contrefait  l'aveugle  et  finsensé,  se  traîne  à  quatre  pattes 
dans  sa  chambre,  prend  des  vomitifs,  et  semble  se  réjouir  beaucoup 
de  cette  farce  digne  d'Arlequin , 

(( Lorsque  Manouri,  sur  la  prière  du  domestique,  entra  seul 

dans  le  cabinet ,  il  trouva  le  chevalier  au  lit  ;  et ,  lui  ayant  demandé  ce 
qui  lui  manquait ,  Raleigh  répondit  :  «  Il  ne  me  manque  rien  ;  j'ai  fait 
cela  pour  m'amuser.  »  Raleigh  demanda  alors  le  vomitif  promis.  Sir 
Stuckley  étant  entré,  Raleigh  recommença  sa  comédie;  il  simula  des 
convulsions  et  des  attaques  de  nerfs;  il  contracta  ses  bras  et  ses 
jambes;  l'amiral  et  la  personne  qui  l'accompagnait  eurent  toutes  les 
peines  du  monde  à  le  mettre  en  repos.  Sir  Lewis  lui  fit  frotter  tout  le 
corps  avec  des  linges  chauds,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  en  sueur.  Raleigh 
avait  grand'peinc  à  ne  pas  rire.  Seul  avec  Manouri,  il  lui  disait  : 
((  (rest  un  grand  médecin  que  Stuckley.  » 

«  Les  pustules  causées  par  les  vésicatoires  étaient  devenues  si 
nombreuses  et  si  horribles,  que  Stuckley  et  les  conseillers  royaux, 
chargés  d'interroger  le  chevalier,  ne  pouvaient  vaincre  leur  répu- 
gnance. Manouri,  à  qui  famiral  avait  demandé  conseil,  ne  lui  don- 
nait que  des  renseignemens  superficiels  et  peu  satisfaisans;  l'amiral  se 
mit  à  réfléchir  et  fit  part  de  la  circonstance  à  l'évoque  d'Ély.  Celui-ci 
conseilla  d'appeler  encore  deux  autres  médecins.  Ces  médecins,  en 
examinant  le  patient,  ne  surent  que  penser.  11  défendirent  de  l'exposer 


WALTER  RALEIGH.  313 

à  l'air,  ce  qui ,  dirent-ils,  pourrait  lui  coûter  la  vie.  Ils  écrivirent  leur 
déclaration,  que  Manouri  signa  avec  eux 

« Un  jour,  Raleigh,  se  trouvant  seul  dans  son  cabinet  avec 

Manouri  et  se  promenant  en  chemise  de  long  en  large,  se  mit  à  se 
regarder  dans  la  glace,  et  lui  dit  tout  bas  :  «  Comme  nous  rirons 
un  jour  de  nous  être  si  bien  moqués  du  roi,  du  conseil,  des  docteurs 
et  des  Espagnols  !  » 

«  Le  1"  août,  le  roi  arriva  à  Salisbury.  Raleigh,  qui  s'attendait  à 
être  bientôt  conduit  à  Londres,  avait  de  son  lit,  par  l'intermédiaire 
de  Manouri,  écrit  différentes  lettres  et  pris  des  mesures  pour  sa  fuite. 
Comme  il  pensait  que  son  chirurgien  lui  était  dévoué,  il  n'hésita  pas 
de  se  découvrir  entièrement  à  lui,  et  lui  fit  de  nouvelles  promesses, 
s'il  voulait  continuer  à  le  servir.  Manouri ,  qui  craignait  les  suites  de 
la  fuite  du  chevalier,  feignit  d'entrer  dans  ses  vues.  Celui-ci  lui  confia 
alors  les  détails  de  ses  préparatifs.  Le  capitaine  King  était  chargé  de 
tenir  à  sa  disposition,  près  de  Gravesend,  une  barque  louée,  et  de 
venir  le  chercher  dans  un  petit  bateau.  Pour  cela,  il  était  nécessaire 
que  Raleigh  changeât  de  logement  ;  il  désirait  être  transféré  dans  sa 
propre  maison.  De  là,  il  pensait  pouvoir  facilement  échapper  par  une 
porte  secrète  à  la  vigilance  de  Stuckley.  Manouri  promit  de  le  secon- 
der. Il  ajouta  qu'il  pensait  que  l'apologie  que  le  chevalier  avait  en- 
voyée au  roi  et  au  parlement  suffirait  pour  le  mettre  à  l'abri  des  pour- 
suites. A  cela,  sir  Walter  répliqua  :  «  Ne  m'en  parlez  pas  ;  un  homme 
qui  tremble  pour  sa  vie  n'est  jamais  tranquille.  » 

«  La  demande  de  Raleigh ,  qui  désirait  se  faire  soigner  dans  sa 
propre  maison,  lui  fut  accordée,  à  la  sollicitation  de  quelques  amis. 
Manouri,  en  l'apprenant,  chercha  à  le  tranquilliser,  et  lui  dit  :  «  Le 
«  roi ,  qui  vous  a  fait  cette  grâce,  a  clairement  montré  par-là  qu'il  ne 
«  veut  pas  votre  ruine.  »  Mais  le  chevalier,  secouant  la  tête ,  répon- 
dit :  c(  Je  n'ai  pas  de  confiance.  On  a  tout  employé  pour  attirer  le  duc 
«  de  Biron  à  la  cour,  et  une  fois  là,  sa  tête  est  tombée.  Je  suis  certain 
«  qu'ils  sont  convenus  qu'il  serait  plus  utile  pour  l'intérêt  de  l'état 
«  de  faire  mourir  un  seul  homme  que  de  détruire  les  rapports  com- 
«  merciaux  et  les  traités  avec  l'Espagne,  rompus  par  cet  homme.  Le 
«  sang  d'un  homme  ferait  marcher  le  commerce » 

L'audace  de  Raleigh,  ses  ruses,  ses  menaces,  commencèrent  à 
effrayer  Manouri.  Quand  Raleigh  vit  son  confident  ébranlé,  il  résolut 
de  se  fier  à  Stuckley.  Ce  dernier  fit  semblant  de  se  laisser  corrompre, 
et  Raleigh  fut  perdu. 


311p  kevce  des  deux  mondes. 

« On  partit  pour  Londres,  et  sir  Waller  fut  transporté  dans  sa 

maison.  A  peine  son  arrivée  lut-elle  connue,  que  M.  de  La  Chesnay, 
agent  de  Leclerc,  ambassadeur  de  France,  se  présenta  chez  lui,  de  la 
part  de  son  maître,  désirant  l'entretenir  de  choses  importantes  et  qui 
concernaient  le  chevalier  lui-même.  M.  de  La  Chesnay  lui  offrit  une 
barque  française  et  des  lettres  de  recommandation  pour  le  gouverneur 
de  Calais;  il  lui  dit  qu'un  seigneur  était  parti  pour  aller  l'attendre 
dans  cette  dernière  ville ,  chargé  de  tout  préparer  pour  la  continua- 
tion du  voyage,  llaleigh  refusa  la  barque  (  parce  qu'il  avait  plus  de 
confiance  dans  la  barque  anglaise  déjà  louée),  mais  il  accepta  avec 
reconnaissance  les  lettres  de  recommandation,  tous  les  amis  qu'il 
avait  en  France  étant  morts.  Le  désir  ardent  de  retrouver  sa  liberté 
peut  seul  expliquer  l'imprudence  avec  laquelle  le  chevalier  se  fia  à  un 
étranger  qu'il  n'avait  jamais  vu,  comme  il  le  dit  lui-même.  Cette  pré- 
tendue protection  française  n'était  qu'un  piège  dans  lequel  ses  enne- 
mis, toujours  vigilans,  voulaient  le  faire  tomber.  Ils  laissèrent  la  chose 
mûrir.  Stuckley  avait  voulu  se  rendre  maître  d'une  preuve  positive  de 
la  liaison  de  Raleigh  avec  la  France;  chaque  jour  il  envoyait  au  con- 
seil intime  le  rapport  de  ce  qui  s'était  passé  chez  le  prisonnier,  et  de 
ce  qu'il  avait  pu  entendre  dire  par  lui-même  et  sur  lui.  Le  troisième 
jour  après  son  arrivée  à  Londres,  Raleigh  quitta  secrètement  sa  mai- 
son ;  accompagné  de  King,  de  Stuckley  et  de  son  fds,  il  monta  dans  la 
barque  dont  nous  avons  parlé  pour  descendre  la  rivière  vers  Gravesend. 
Un  petit  bateau  qui  les  suivait  de  près  donna  de  l'inquiétude  au  che- 
vaUer.  Comme  le  flux  n'arrivait  pas,  ils  furent  obhgés  de  mettre  pied 
à  terre  près  de  Greenwich.  Là,  Stuckley,  changeant  tout  à  coup  de 
ton,  s'empara  de  King,  pendant  que  les  personnes  qui  étaient  dans 
l'autre  bateau,  et  qui  n'étaient  que  des  agens  de  police,  débarquaient 
également.  Raleigh  fut  transporté  dans  une  auberge,  et  le  lendemain 
enfermé  dans  la  Tour.  » 

Tel  est  le  récit  du  contemporain.  On  voit,  dans  ces  misérables  ten- 
tatives ,  apparaître  le  délit  originel  de  Raleigh ,  ce  malheur  dont  il  n'a 
jamais  pu  se  défaire,  et  qui  s'est  mêlé  à  ses  qualités,  à  ses  triomphes, 
comme  à  ses  catastrophes;  c'est  la  préférence  absolue  donnée  au 
succès,  le  besoin  de  réussir  par  tous  les  moyens  possibles.  Il  avait 
reçu  cette  triste  leçon  au  milieu  des  guerres  civiles  de  la  France.  Une 
race  dont  la  vivacité  va  droit  au  fait,  dont  le  génie  est  pratique,  dont 
la  pensée  rapide  aperçoit  toujours  le  résultat  d'une  action  sans  s'ar- 
rêter dans  les  lenteurs  de  la  théorie  et  dans  les  nuages  du  rêve ,  a 


WALTER  RALEIGH.  315 

prononcé  la  première  ce  mot  terrible  :  Vœ  vidis!  malheur  aux  vaincus  ! 
C'est  la  prédominance  du  fait  sur  le  droit,  l'action  absorbant  la  mora- 
lité. Un  peuple  ainsi  convaincu  se  donne  à  lui-même  une  impulsion 
irrésistible;  mais  il  se  soumet  aussi  à  des  conséquences  dangereuses  : 
il  admet  le  règne  de  l'apparence  et  iliit  trôner  l'illusion.  S'il  suffit 
d'être  vaincu  pour  sembler  coupable,  on  est  coupable  dès  qu'on  paraît 
vaincu ,  victorieux  et  dominateur  dès  que  l'on  s'attribue  les  semblans 
du  succès  ;  on  succombe  à  la  chimère  et  l'on  triomphe  par  elle.  Cette 
confusion  des  réalités  et  des  apparences,  des  vérités  et  des  mensonges, 
favorisant  le  règne  de  la  fraude ,  de  la  violence  et  de  l'iniquité ,  en- 
traîne dans  les  temps  de  troubles  des  crimes  effroyables.  Elle  encou- 
rage les  dupeurs  d'ames  et  plaît  aux  escrocs  de  la  gloire.  Voilà  ce 
que  disait,  du  temps  de  Walter  Raleigh,  un  homme  de  l'esprit  le 
plus  pénétrant  et  le  plus  hardi,  celui  que  j'ai  souvent  cité,  parce 
qu'il  offre  sous  son  aspect  généreux  et  honorable  la  contre-partie  du 
caractère  mêlé  de  Raleigh,  d'Aubigné,  qui  enveloppait  son  attaque 
d'une  allégorie  ingénieuse,  de  peur  sans  doute  de  blesser  au  vif  ses 
contemporains.  Le  baron  de  Fœneste  (1)  n'est  autre  chose  que  le  baron 
de  r Apparence.  Raleigh,  élevé  à  l'école  des  Guise  et  de  leurs  adver- 
saires, disait  lui-même  au  grand-chancelier:  «  Le  succès  n'admet 
pas  de  critique.  On  n'est  point  pirate  quand  on  prend  des  millions.  » 
C'est  le  fonds  de  la  moralité  de  Raleigh. 

J'ai  dit  la  dernière  scène  honteuse  du  grand  drame  de  Raleigh; 
j'ai  laissé  un  chroniqueur  vous  exposer  ce  douloureux  spectacle,  le 
conquérant  de  Fayal,  le  héros  de  Cadix,  descendant  à  de  ridicules 
farces  pour  sauver  quelques  jours  d'une  vie  souvent  et  noblement 
exposée.  Livré  au  bourreau  par  Jacques  I",  qui  avait  laissé  peser  sur 
lui  la  sentence  de  mort,  et  que  l'ambassadeur  d'Espagne  sollicitait 
avec  instance,  il  se  releva  tout  à  coup.  Ses  derniers  jours  furent  dignes 
de  celui  qui  avait  écrit  le  vers  cornélien  : 

f^Fho  oft  doth  think,  must  needs  die  well. 
L'homme  qui  sait  penser  ne  peut  que  bien  mourir. 

Du  moment  où  il  se  vit  captif,  il  se  vit  mort,  et  toute  safortitude 

(1)  Roman  comique  de  Th.-Agrippa  d'Aiibigiié,  dont  la  pensée  philosophique  n'a 
pas  été  complètement  appréciée.  Fœneste,  c'est  l'homme  qui  paraît,  phaïnestai, 
D'Aubigné,  érudit  et  homme  d'esprit,  a  emprunté  au  grec,  selon  l'habitude  du 
xYi^  siècle,  le  nom  satirique  de  son  héros.  U  oppose  au  baron  de  l'Apparence 
{Fœneste)  l'homme  des  réalités,  M.  Éné  [  einai  ) ,  celui  qui  est  véritablement  cou- 
rageux ,  noble  et  fort. 


316  REVUE   DES   JJEUX  MONDES. 

se  déploya  de  nouveau.  Ses  juges  le  traitèrent  avec  un  respect 
qui  touchait  à  l'étonnement.  «  Allez,  lui  dit  le  grand-juge,  homme 
plein  de  calamités,  je  n'ajouterai  pas  des  afflictions  nouvelles  à  vos 
afflictions.  Vous  qui  avez  été  général,  grand  capitaine  et  d'un  mâle 
courage,  jetez-vous  dans  la  mort,  comme  vous  vous  jetiez  dans  la 
mêlée.  Mors  me  expectat  et  ego  mortem  expectabo.  » 

Il  remercia  le  grand-juge  de  sa  bonne  opinion,  et  passa  la  nuit  à 
mettre  ordre  à  ses  affaires.  Sa  dernière  lettre  à  Élizabeth  Throckmor- 
ton,  sa  femme,  qui  l'avait  tendrement  aimé,  est  à  la  fois  un  beau 
fragment  dans  l'histoire  du  cœur  humain  et  un  exemple  mémorable 
de  cette  éloquence  nerveuse  qui  n'a  pas  d'autre  ornement  que  sa 
force;  nous  avons  un  double  intérêt  à  la  citer. 

<c  Vous  recevrez,  ma  chère  femme,  mes  paroles  suprêmes  dans  ces 
dernières  lignes.  Mon  amour,  je  vous  l'envoie  pour  que  vous  en  gar- 
diez la  souvenance  après  ma  mort;  et  mes  conseils,  pour  vous  diriger 
quand  je  ne  serai  plus.  Je  ne  veux  point  vous  dire  mes  peines,  chère 
Élizabeth  ;  qu'elles  descendent  au  sépulcre  avec  moi,  et  qu'elles  s'en- 
sevehssent  sous  ma  cendre.  Puisque  la  volonté  de  Dieu  n'est  pas  que 
je  vous  revoie,  soutenez  ma  perte  patiemment  et  avec  un  cœur  digne 
de  vous. 

<(  Recevez  tous  les  remerciemens  que  peut  concevoir  une  ame,  que 
des  paroles  peuvent  exprimer,  pour  les  soins  et  les  fatigues  que  je 
vous  ai  causés.  S'ils  n'ont  pas  eu  le  succès  que  vous  désiriez,  ma  dette 
n'est  pas  moindre;  mais  l'acquitter  dans  ce  monde  est  impossible. 

c(  Je  vous  supplie,  au  nom  de  l'amour  que  vous  m'avez  porté 
vivant,  de  ne  pas  vous  condamner  à  une  longue  retraite,  mais  de 
réparer,  autant  que  possible ,  ma  fortune  détruite  et  celle  de  votre 
pauvre  enfant.  Votre  deuil  ne  peut  m'être  utile,  à  moi  qui  ne  suis 
que  cendre. 

((  J'espère  que  mon  sang  éteindra  le  mauvais  vouloir  de  ceux  qui 
désiraient  ma  ruine,  et  qu'ils  ne  voudront  pas  tuer  vous  et  les  vôtres 
par  l'excès  de  la  misère.  A  quel  ami  vous  adresserais-je?  Je  ne  sais; 
tous  les  miens  m'ont  abandonné  au  moment  de  l'épreuve.  Je  suis  bien 
affligé  de  ne  pas  vous  laisser  un  patrimoine  plus  considérable,  étant 
ainsi  surpris  par  la  mort;  et  Dieu,  le  grand  Dieu  qui  fait  tout,  ayant 
prévenu  mes  desseins.  Si  vous  pouvez  vivre  exempte  de  besoins,  ne 
désirez  pas  davantage.  Le  reste  n'est  que  vanité.  Aimez  Dieu;  vous 
trouverez  en  lui  la  grande  et  durable  consolation....  Apprenez  à  votre 


WALÏER  KALËIGH.  317 

fils  à  l'aimer  de  bonne  lieure;  Dieu  sera  pour  vous  un  époux ,  pour  lui 
un  père...  époux  et  père  qu'on  ne  vous  enlèvera  pas. 

« Quand  je  serai  mort,  sans  nul  doute  vous  serez  fort  recher- 
chée, car  le  monde  pense  que  j'étais  fort  riche.  Prenez  garde  aux 
faux-semblans.  Nul  plus  grand  malheur  ne  peut  vous  arriver,  que  de 
devenir  la  proie  du  monde  et  d'être  ensuite  méprisée  de  lui.  Je  ne 
parle  pas  ainsi  (Dieu  le  sait!)  pour  vous  déconseiller  le  mariage;  c'est 
le  parti  le  meilleur  pour  vous,  devant  Dieu  et  devant  le  monde.  Quant 
à  moi,  je  ne  suis  plus  vôtre,  vous  n'êtes  plus  mienne.  Dieu  nous  a 
séparés.  Dieu  m'a  retranché  du  monde  et  m'a  séparé  de  vous.  Souve- 
nez-vous de  votre  pauvre  enfant,  pour  l'amour  de  son  père,  qui  vous 
aima  dans  sa  meilleure  fortune.  Si  j'ai  désiré  vivre,  Dieu  sait  que  je 
l'ai  désiré  pour  vous  et  votre  enfant  :  mais  sachez,  chère  femme,  que 
votre  fils  est  le  fils  d'un  homme  digne  du  nom  d'homme,  qui  méprise, 
quant  à  lui,  la  mort  sous  ses  plus  odieuses  formes.  Je  ne  puis  en  écrire 
bien  long.  Dieu  sait  que  je  n'ai  pas  beaucoup  de  loisir,  et  que  j'ai 
peine  à  dérober  quelques  heures  de  la  nuit,  pendant  que  tout  le 
monde  dort  :  il  est  aussi  temps  que  je  détache  mes  pensées  de  la  terre. 
Réclamez  mon  corps  et  déposez-le,  ce  corps  que  l'on  n'a  pas  voulu 
vous  rendre  vivant,  près  de  mon  père  et  de  ma  mère.  Je  ne  puis  en 

dire  davantage.  Le  temps  et  la  mort  m'appellent 

c(  Celui  qui  fut  à  vous  et  qui  n'est  plus  à  lui , 

ce  Walter  Raleigh.  » 

Après  avoir  écrit  la  nuit,  dans  son  cachot,  cette  naïve  et  forte 
épître,  dans  laquelle  respire  tant  de  grandeur,  il  s'aperçut  que  la 
lumière  qui  l'éclairait  avait  besoin  d'être  mouchée,  et  se  rappelant 
son  ancien  métier  d'homme  d'esprit,  il  improvisa  des  vers  dont  voici 
la  traduction  exacte  : 

A  quoi  bon  conserver  cette  mèche  obscurcie. 
Un  reste  de  lumière,  un  hunignon  fumeux? 
Le  lâche  craint  la  mort;  l'homme  brave  aime  mieux 
Éteindre  d'un  seul  coup  sa  splendeur  et  sa  vie. 

Puis  il  éteignit  la  lumière  et  se  coucha. 
Nous  laissons  le  même  contemporain  raconter  ses  derniers  momens  : 

K  Transon  (doyen  de  Westminster,  plus  tard  évêque  de  Salis- 
bury),  dit  que  Raleigh  fut  grand,  résolu  et  ferme,  quoique  humble 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(Lit  religieux,  a  Lorsque  je  commençai  à  le  préparer  à  la  mort,  dit  ce 
prêtre,  il  se  montra  si  tranquille  sur  ce  point,  que  j'en  fus  étonné. 
Lui  ayant  dit  que  des  serviteurs  de  Dieu,  dans  une  meilleure  cause, 
avaient  tremblé,  il  m'avoua  que,  lui  aussi,  mourait  ave  répugnance, 
mais  que,  Dieu  merci,  il  ne  craignait  pas  la  mort;  car,  ajoutait-il, 
cela  ne  dépend  que  de  l'imagination.  J'aime  mieux  mourir  comme 
cela  que  d'une  lièvre  chaude.  » 

Cette  résignation ,  Raleigh  la  conserva  jusqu'au  dernier  moment. 
Le  peuple ,  devenu  son  ami ,  l'accueillit  avec  des  applaudissemens  ; 
ses  aventures,  ses  travaux,  ses  ouvrages  se  représentèrent  vivement 
à  la  pensée  de  la  foule.  La  beauté  de  sa  tournure,  que  l'Age  n'avait 
point  effacée,  sa  démarche  fière  et  assurée,  ses  yeux  vifs,  brillans  et 
perçans,  dont  les  malheurs  avaient  à  peine  affaibli  le  feu,  excitaient 
sur  son  passage  la  pitié  et  l'admiration  ;  il  invita  un  grand  nombre  de 
hauts  personnages  à  assister  à  son  exécution,  et  écrivit  lui-même  les 
lettres,  comme  s'il  les  eût  priés  de  venir  prendre  part  à  une  fête;  tous 
s'empressèrent  de  s'y  rendre.  Le  29  octobre  1G18,  cet  acte  sanglant 
eut  lieu  dans  le  vieux  palais  de  Westminster,  en  face  de  la  salle  du 
parlement;  sir  Walter  était  conduit  par  les  juges  du  comté  de  Mid- 
dlesex.  Il  parut  sur  le  théâtre  de  la  mort  avec  le  même  calme  qu'il 
avait  montré  depuis  le  prononcé  du  jugement.  Il  salua  ses  amis  à 
droite  et  à  gauche.  11  portait  un  pourpoint  de  satin  brun,  un  gilet  de 
soie  noir  broché  d'argent,  des  bas  de  soie  gris-perle,  et  un  manteau  de 
velours  noir  broché  d'argent.  Son  ancienne  élégance  reparaissait  dans 
la  sévérité  même  de  ce  funèbre  costume.  Quand  le  shérif  eut  crié 
silence,  il  dit,  s'adressant  au  public: 

«Je  désire  que  l'on  m'écoute,  quoique  je  parle  très  bas:  j'ai  la 
fièvre  tierce,  et  c'est  aujourd'hui  le  jour  et  l'heure  de  ma  maladie;  si 
je  montre  quelque  faiblesse ,  qu'elle  soit  attribuée  à  ma  maladie  !  » 

Apercevant  lord  Arundel  et  lord  Doncaster  à  une  fenêtre  : 

a  Je  remercie  Dieu,  dit-il  en  les  regardant,  de  ce  qu'il  me  permet 
de  mourir,  non  dans  les  ténèbres ,  mais  en  présence  de  cette  assem- 
blée de  gens  honorables...  Je  hausserai  la  voix ,  gentilshommes ,  dans 
l'espoir  d'être  entendu  de  vos  seigneuries!  » 

—  Nous  descendrons  sur  l'échafaud,  interrompit  Arundel. 

«  En  effet,  les  gentilshommes  descendirent,  remontèrent  la  petite 
échelle  de  la  charpente  et  l'entourèrent.  Il  leur  serra  la  main,  con- 
tinua, et  s'excusa  noblement  des  imputations  qui  lui  étaient  faites, 


WALTER  RALEIGH.  319 

prenant  Amndel  à  témoin  de  la  promesse  qu'il  lui  avait  donnée  de 
revenir  en  Angleterre,  quelle  que  fût  l'issue  de  son  entreprise.  Ce 
fait  fut  solennellement  attesté  par  le  comte ,  qui  se  trouvait  près  de 
lui.  Il  parut  péniblement  affecté  du  reproche  qui  lui  avait  été  souvent 
adressé,  d'avoir  ri  pendant  l'exécution  du  comte  d'Essex;  «au  con- 
traire, dit-il,  j'ai  versé  des  larmes  amèrcs  en  voyant  l'échafaud  du 
comte ,  cela  m'a  fait  prévoir  mon  propre  sort.  Tous  ceux  qui  m'avaient 
aimé  du  vivant  d'Essex  se  sont  détournés  de  moi  après  sa  mort.  »  Il 
avoua  que  sa  maladie  était  une  feinte,  qu'il  avait  trompé  ainsi  ses 
gardiens ,  et  que  son  but  avait  été  d'exciter  la  commisération ,  et  de 
gagner  du  temps  pour  se  sauver.  Il  reconnut  que  cette  ruse  était 
une  faute ,  et  il  en  demanda  pardon  ;  mais  il  s'écria  d'une  voix  ferme 
que  sa  mort  était  l'ouvrage  de  l'Espagne. 

«  De  là,  il  passa  à  des  considérations  plus  sévères;  il  pria  avec  fer- 
veur, puis  déclara  à  tous  les  assistans  que  ses  péchés  étaient  grands 
et  nombreux.  «  J'ai  marché  dans  la  route  de  l'orgueil,  ayant  été  suc- 
ce  cessivement,  et  souvent  à  la  fois,  homme  de  cour,  soldat,  capitaine, 
«  amiral,  général  et  marin,  tous  états  où  les  vices  abondent. 

II  finit  par  ces  mots:  «  Je  prends  congé  de  vous,  faisant  ma  paix 
avec  Dieu.  »  Puis,  il  saisit  la  hache ,  en  examina  le  tranchant,  et  dit  : 
«  Le  remède  est  sévère ,  mais  il  guérit  tous  les  maux.  »  Et  alors  il 
salua  amicalement  le  bourreau,  lui  pardonna,  et  le  pria  de  frapper,  à 
un  signal  donné,  vite  et  juste. 

«  Après  avoir  levé  une  dernière  fois  vers  le  ciel  un  regard  humble, 
mais  serein,  il  pria  de  nouveau,  ce  qui  émut  au  dernier  point  les 
spectateurs,  et  recommanda  son  ame  à  Dieu.  Comme  il  avait  déjà 
posé  le  cou  sur  le  billot ,  un  des  assistans  demanda  qu'on  plaçât  son 
corps  de  manière  à  ce  qu'il  regardât  l'est.  Raleigh,  que  même  dans 
ce  moment  son  humeur  gasconne  n'avait  pas  abandonné,  releva  la 
tête  et  dit  à  cet  homme  :  «Mon  ami,  mon  ame  fera  le  voyage,  que 
mon  corps  soit  placé  vers  l'est  ou  vers  l'ouest.  ))  Cependant  il  se  con- 
forma à  ce  désir.  Lorsque  la  tête  fut  tombée,  le  bourreau  la  montra 
au  peuple,  en  se  taisant  contre  les  usages,  et  sans  dire  :  «  Dieu  con- 
serve le  roi  !  ))  —  Le  bourreau  était  muet.  — 

Tel  fut  le  dénouement  de  cette  vie  extraordinaire  qui  a  embarrassé 
les  biographes.  Raleigh  a  été  aussi  loin  dans  la  route  de  la  grandeur 
humaine,  que  l'audace,  la  souplesse  et  le  génie  peuvent  porter  un 
homme  qui  préfère  la  gloire  aux  principes. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  était  né  dans  un  temps  qui  fomentait  l'ardeur  vague  de  l'ambition, 
laissant  tout  espérer  à  la  témérité,  et  enivrant  de  magnifiques  pro- 
messes les  âmes  violentes.  Nous  savons  aujourd'hui,  fds  du  xix^  siècle, 
ce  qu'une  époque  peut  contenir  de  désirs  immodérés,  d'espérances 
sans  terme  et  de  désirs  insatiables,  llaleigli  désira  être  et  fut  tout  ; 
plus  d'une  fois  il  atteignit  le  succès,  et  sa  renommée  incomplète  de- 
meura comme  suspendue  entre  tous  ces  genres  de  gloire.  On  l'a  vu 
tout  commencer,  ne  rien  accomplir;  de  succès  en  succès  n'aboutir  qu'à 
des  avortemens,  et  devoir  son  véritable  triomphe  à  sa  prison,  lorsque 
cette  ardeur  fixée  se  concentra  dans  des  pensées  sévères,  et  valut  à 
Raleigh  la  gloire  littéraire,  celle  qui  protège  encore  avec  le  plus  de 
certitude  et  de  magnificence  une  renommée  équivoque. 

A  cette  leçon  curieuse  rien  ne  manque,  ni  les  incidens  romanes- 
ques d'un  drame  lointain,  ni  les  péripéties  sanglantes  ou  fatales,  ni 
les  bigarrures  de  la  comédie.  Si  magnanime  de  temps  à  autre  que 
certains  ne  veulent  pas  croire  à  ses  faiblesses,  si  dédaigneux  de  la 
vérité  et  delà  morale  que  certains  ne  veulent  pas  croire  à  son  héroïsme; 
sans  arrêt ,  sans  repos,  sans  scrupule;  ame  qui  désire  tout ,  ambition  qui 
prétend  à  tout,  générosité  qui  veut  tout  donner,  avidité  qui  veut  tout 
prendre,  ardeur  d'admiration  qui  embrasse  mille  espèces  de  gran- 
deur ;  enthousiasme  qui  ne  s'arrête  à  rien ,  et  qui  cherche  les  objets 
de  la  convoitise  la  plus  diverse;  intrigant,  vénal,  sans  pitié;  puis 
sublime;  —  devant  une  dépense  si  vaste  de  qualités  annulées  ou  per- 
dues, l'historien  reste  comme  épouvanté.  La  vie  de  Raleigh  ne  serait- 
elle  pas  un  enseignement  énergique ,  digne  de  fixer  l'attention  des 
temps  nouveaux? 

PHIL ARÊTE  CHASLES. 


THÉÂTRE  ESPAGNOL. 


LE  DRAME  RELIGIEUX.  i 


Le  fanatisme  religieux,  l'un  des  traits  distinctifs  des  temps  d'ignorance  et  de 
barbarie,  s'affaiblit  d'ordinaire  à  l'approche  de  la  civilisation  et  disparaît  tout- 
à-fait  au  milieu  de  l'éclat  qu'elle  répand  lorsqu'elle  a  achevé  de  se  développer. 
En  cela,  comme  en  bien  d'autres  choses,  l'Espagne  a  fait  exception  aux  lois 
générales  de  l'humanité.  Pendant  le  moyen-age,  lorsque  l'Europe  entière  était 
li\Tée  aux  ténèbres  d'une  superstition  cruelle  et  grossière,  un  esprit  de  tolé- 
rance au  moins  relative  régnait  dans  la  Péninsule.  Les  chrétiens,  placés  en 
présence  des  Maures  contre  lesquels  ils  luttaient  depuis  des  siècles  avec  des 
succès  divers  pour  reconquérir  leur  indépendance  et  leur  territoire,  avaient 
sans  doute  puisé  dans  cette  lutte  prolongée  le  principe  d'un  attachement 
vif  et  ardent  pour  des  croyances  devenues  le  symbole  de  leur  nationalité; 
mais  d'un  autre  côté  ils  se  trouvaient  en  contact  continuel  avec  une  population 
dans  laquelle  ils  ne  pouvaient  méconnaître,  malgré  la  différence  de  sa  foi ,  des 
lumières  supérieures,  le  goût  des  arts,  une  riche  imagination,  un  caractère 
chevaleresque  et  même  une  grande  douceur  de  mœurs.  Ce  contact  était  évidem- 
ment incompatible  avec  les  préjugés  absurdes,  avec  les  haines  furieuses  qui 
partout  ailleurs,  chez  les  nations  chrétiennes,  s'associaient  à  l'idée  de  la 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  mars  et  l«'  nini. 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moindre  dissidence  religieuse.  Les  vicissitudes  de  la  guerre,  en  faisant  succes- 
sivement dans  chaque  province,  dans  chaque  ville,  passer  les  chrétiens  sous  le 
pouvoir  des  mahométans  et  ces  derniers  sous  le  pouvoir  des  chrétiens,  en 
renouvelant  même  à  plusieurs  reprises  ces  alternatives,  avaient  habitué  les 
esprits  à  comprendre  la  nécessité  d'user  avec  modération  des  faveurs  de  la  for- 
tune pour  ne  pas  s'exposer  à  de  cruelles  représailles.  Il  était,  d'ailleurs,  dans  la 
nature  d'une  lutte  soutenue  avec  des  forces  à  peu  près  égales  de  donner  lieu 
fréquemment  à  des  transactions  qui  faisaient  de  ces  ménagemens  un  devoir 
absolu.  Le  plus  souvent ,  les  villes  assiégées  ne  se  rendaient  au  vainqueur  qu'à 
la  condition  de  conserver  la  liberté  et  même  la  publicité  de  leur  culte.  La  diver- 
sité des  religions  était  donc  un  fait  patent,  reconnu  ;  c'était  en  vertu  d'un  droit 
formel  qu'elles  existaient  à  cùté  l'une  de  l'autre.  On  s'exagérerait  beaucoup 
pourtant  cette  situation  si  l'on  voulait  en  conclure  que  la  liberté  de  con- 
science existait  alors  en  Espagne.  11  était  permis,  il  est  vrai,  d'y  professer  la 
croyance  mahométane  lorsqu'on  l'avait  héritée  de  ses  pères,  on  pouvait  y  rester 
fidèle  à  la  loi  de  Moïse  qui  n'interdisait  même  pas  toujours  l'accès  des  emplois 
publics  et  des  dignités;  mais,  dans  le  sein  de  la  société  chrétienne,  l'apostasie, 
l'hérésie,  le  schisme  le  plus  léger,  étaient  dès-lors  frappés  de  peines  terribles. 
Néanmoins,  il  est  facile  de  comprendre  qu'une  intolérance  ainsi  circonscrite, 
devenue  en  quelque  sorte  conventionnelle  et  soumise  aux  nécessités  politiques 
comme  aux  lois  de  l'état,  ne  pouvait  avoir,  même  dans  le  cercle  où  elle  s'exer- 
çait, l'apreté,  l'énergie  cruelle  qu'elle  eût  puisées  dans  le  sentiment  d'un  droit 
absolu  et  illimité. 

Cet  état  de  choses  explique  la  vive  résistance  qui  se  manifesta  dans  la  nation 
espagnole,  lorsque,  vers  la  fin  du  xv*^^  siècle,  Ferdinand-le-Catholique,  cédant 
plutôt  à  des  considérations  politiques  qu'aux  inspirations  d'une  piété  exagérée, 
se  détermina  à  créer  le  tribunal  permanent  de  l'inquisition.  Bien  que  ce  tri- 
bunal ne  filt  pas  encore  à  beaucoup  près  ce  qu'il  devint  plus  tard,  le  nom  seul 
souleva  dès-lors  une  répugnance  qui  alla  sur  quelques  points  jusqu'à  la  révolte 
ouverte.  Il  est  vrai  que  la  persévérance  du  roi  et  l'indomptable  fermeté  de  son 
ministre  Ximenez  eurent  bientôt  triomphé  de  ces  obstacles,  et  que  le  saint- 
office  ne  tarda  pas  à  dépasser  toutes  les  espérances  de  ses  fondateurs.  C'est 
sous  le  règne  de  Philippe  II  que  cette  effroyable  institution  atteignit  son  apogée. 
Il  n'y  avait  pas  encore  un  siècle  qu'elle  existait,  et  dans  ce  court  intervalle  elle 
avait  fait  disparaître  de  la  Péninsule  les  derniers  vestiges  du  mahométisme  et 
du  judaïsme,  elle  avait  étouffé  les  germes  nombreux  que  le  protestantisme 
naissant  y  avait  déjà  jetés.  En  présence  de  l'Europe  livrée  aux  discordes  reli- 
gieuses ,  l'Espagne  seule  présentait  le  spectacle  d'une  complète  unité  de  foi , 
d'abord  plus  apparente  que  réelle  sans  aucun  doute,  qui  n'était  que  la  mani- 
festation de  la  terreur  produite  par  tant  de  supplices,  mais  qui  avec  le  temps 
devait  devenir  sincère  et  se  maintenir  pendant  des  siècles. 

Un  tel  succès  constituerait  un  déplorable  argument  à  l'appui  de  l'efficacité 
des  moyens  de  terreur  pour  faire  triompher  un  système  ou  une  idée,  et  il 
fournirait  ù  tous  les  genres  de  t'anatisme  Tarme  dangereuse  d'une  spécieuse 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.    '*  323 

logique,  si,  pour  réfuter  les  conséquences  qu'on  en  peut  tirer,  il  ne  suffisait  de 
rappeler  ce  qu'il  a  coûté  à  la  malheureuse  Espagne.  Pour  quiconque  étudiera 
sérieusement  l'histoire  de  ce  pays  pendant  les  trois  derniers  siècles,  pour  qui- 
conque recherchera ,  avec  un  désir  sincère  de  trouver  la  vérité ,  les  causes  qui 
ont  fait  succéder  tant  de  faiblesse,  de  misère  et  de  ténèbres  si  profondes,  à  la 
force,  à  la  puissance,  au  génie  dont  l'Espagne  brillait  il  y  a  moins  de  trois  cents 
ans,  il  sera  démontré  que  l'inquisition  est,  sinon  l'unique,  du  moins  la 
grande,  la  principale  cause  de  cette  décadence,  celle  à  laquelle  toutes  les  autres 
se  rattacheiit  plus  ou  moins  étroitenient. 

C'est  en  effet  à  l'inquisition,  c'est  à  la  terrible  compression  qu'elle  exerça 
sur  les  esprits,  aux  barrières  absolues  qu'elle  éleva  entre  l'Espagne  et  le  resté 
de  l'Europe,  qu'il  faut  attribuer  l'état  stationnaire,  et  bientôt  la  marche  rétro- 
grade dont  le  résultat  fut  de  laisser  si  loin  en  arrière  de  tous  les  autres  peuples 
celui  qui  naguère  avait  marché  à  leur  tête.  C'est  par  l'effet  des  détestables 
maximes  sur  lesquelles  reposait  l'établissement  du  saint-office,  que  la  religion, 
complètement  et  profondément  dénaturée,  devint  en  quelque  sorte  l'adversaire 
systématique  de  la  civilisation  et  de  la  morale. 

Le  mal  fut  à  son  comble  lorsque  le  pays  même  qui  en  était  victime  en  eut 
perdu  le  sentiment,  lorsqu'il  se  fut  assez  habitué  au  joug  qvi'on  lui  avait  imposé 
pour  s'en  glorifier  et  pour  repousser  avec  horreur  la  pensée  de  l'alléger,  lors- 
qu'enfin  l'isolement  moral  auquel  on  l'avait  condamné,  par  un  effet  analogue 
à  celui  que  la  solitude  prolongée  produit  trop  souvent  sur  les  individus,  lui 
eut  inspiré  un  opiniâtre  et  invincible  attachement  pour  des  idées  étranges, 
bizarres ,  contraires  à  toute  vérité  comme  à  toute  sociabilité.  '  '    •     '•- 

Ce  serait  une  belle  histoire  que  celle  qui  exposerait  en  détail  le  principe,  les 
progrès  de  cette  transformation  et  les  inévitables  conséquences  qui  ne  tardè- 
rent pas  à  en  découler.  Malheureusement  cette  histoire  n'a  pas  été  écrite,  et  les 
matériaux  d'après  lesquels  elle  pourrait  l'être,  ne  sont  rien  moins  que  faciles 
à  réunir.  A  défaut  de  mémoires  contemporains  oîi  l'on  puisse  chercher  l'ex- 
pression naïve  et  spontanée  des  sentimens,  des  opinions  qui  animaient  alors  les 
esprits,  c'est  seulement  par  l'étude  intelligente  et  approfondie  de  la  littérature 
espagnole  de  cette  époque  qu'il  est  possible  d'arriver  à  s'en  former  une  juste 
idée.  Il  est  vrai  que  cette  littérature,  par  son  éclat,  son  abondance  et  son  origi- 
nalité, offre  pour  une  semblable  étude  de  bien  précieuses  ressources;  il  est  vrai 
encore  que  les  compositions  dramatiques  qui  constituent  sa  richesse  principale 
sont  précisément ,  de  toutes  les  branches  de  la  poésie,  celle  qui  reproduit  le 
mieux  le  mouvement  moral  des  peuples  et  qui  permet  d'apprécier  avec  le  plus 
de  justesse  les  tendances  auxquelles  ils  obéissent  à  des  époques  déterminées. 

Nous  ne  pouvons  avoir  la  prétention  de  nous  livrer  ici  à  un  semblable  tra- 
vail dans  toute  l'étendue  qu'il  comporte.  Notre  seul  but  est  de  faire  entrevoir 
tout  ce  qu'un  historien  philosophe,  cherchant  à  se  rendre  compte  des  révolu- 
tions intellectuelles  qui  ont  amené  l'Espagne  au  point  où  elle  en  est  aujour- 
d'hui ,  trouverait  de  secours  et  de  lumières  dans  l'immense  répertoire  du 
théâtre  espagnol. 


324^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  particulièrement  sur  les  drames  religieux  qu'il  devrait  concentrer  son 
attention,  non  pas  qu'ils  soient,  malgré  les  incontestables  beautés  qu'offrent 
quelques-uns  d'entre  eux ,  les  plus  remarquables  sous  le  rapport  de  l'art,  mais 
parce  qu'il  n'en  est  pas  de  plus  caractéristiques,  de  plus  complètement  origi- 
naux, parce  que  leur  nature  même  rentre  spécialement  dans  le  point  de  vue  où 
il  faut  se  placer,  comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  pour  se  rendre  compte 
des  véritables  causes  de  la  décadence  de  l'Espagne. 

Ces  drames  sont  très  nombreux.  L'Ancien  Testament  en  fournit  parfois  le 
sujet.  Plus  habituellement,  ils  retracent  des  circonstances  tirées  de  la  vie  des 
saints,  particulièrement  des  saints  espagnols,  des  fondateurs  d'ordres  reli- 
gieux ,  et  reproduisent  sous  la  forme  du  dialogue  les  détails  transmis  par  la 
tradition,  en  y  ajoutant  les  développemens  nécessaires  pour  donner  à  la  légende 
la  forme  et  la  consistance  de  la  comédie. 

Il  est  une  observation  que  suggèrent  d'abord  ces  compositions  singulières  et 
dont  on  ne  peut  manquer  d'être  frappé  en  les  lisant.  Évidemment,  le  public 
devant  lequel  on  les  représentait  avait  une  connaissance  intime  de  l'histoire 
ecclésiastique.  Tout  ce  qui  se  rapporte  aux  ordres  monastiques,  à  leurs  règles, 
au  but  de  leur  institution,  à  l'intérieur  même  de  la  vie  des  couvens,  lui  était 
familier,  et  loin  d'être  choqué  de  la  bizarrerie  des  habitudes  monacales,  il  y 
trouvait  le  principe  d'un  surcroît  d'admiration  et  de  respect  pour  les  institu- 
tions dont  elles  étaient  à  ses  yeux  le  symbole.  S'il  en  eût  été  autrement,  si  les 
poètes  eussent  pu  craindre  que  le  tableau  exact  et  naïf  de  la  réalité  ne  jetât  sur 
les  saints  personnages  dont  ils  voulaient  célébrer  la  gloire  une  teinte  de  ridi- 
cule ,  ils  eussent  certainement  essayé  d'écarter  un  tel  danger  en  idéalisant  cette 
réalité  et  en  remplaçant  par  des  traits  généraux  l'exactitude  un  peu  triviale  de 
certains  détails.  C'est  ce  qu'on  ne  voit  pas  qu'ils  aient  jamais  fait.  Tout  au 
contraire,  il  semble  en  les  lisant  que  dans  ce  siècle  d'ardentes  croyances  le  froc 
et  ses  accessoires  donnassent  un  caractère  de  noblesse  et  de  grandeur  à  toutes 
les  idées  qu'on  y  rattachait,  et  ces  tableaux  de  la  vie  religieuse  étaient  si  loin 
d'exciter  dans  les  esprits  une  impression  analogue  à  celle  qu'ils  éveilleraient 
aujourd'hui ,  ils  étaient  si  loin  de  prêter  à  la  dérision,  que  les  auteurs  de  ces 
drames,  composés  dans  une  intention  évidente  de  piété,  ne  craignaient  pas  d'y 
mêler,  suivant  le  goût  du  temps,  des  scènes  de  bouffonnerie  dont  nul  alors 
n'était  scandalisé;  personne,  en  effet,  ne  supposait  qu'on  pût  voir,  dans  l'en- 
semble du  tableau  au  milieu  duquel  ces  scènes  étaient  jetées,  autre  chose 
qu'un  objet  de  respectueuse  admiration. 

Ces  œuvres  étranges  où  la  superstition  s'exprime  souvent  d'une  manière  si 
naïve,  disons  mieux ,  si  grossière  et  si  burlesque,  qu'on  les  croirait  datées  du 
moyen-âge,  avaient  pourtant  les  mêmes  auteurs,  étaient  représentées  sur  les 
mêmes  théâtres,  devant  le  même  public,  avec  le  même  succès  que  tant  d'autres 
drames,  véritables  chefs-d'œuvre  de  génie,  de  goût,  d'esprit  iin  et  exquis. 
C'était  Lope,  c'était  Moreto,  c'était  Calderon  lui-même,  bien  que  dans  une 
forme  ordinairement  plus  poétique,  qui  offraient  ces  incroyables  spectacles  à 
la  cour  brillante  et  raffinée  de  Philippe  IV,  Une  telle  anomalie  est  certes  une 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  325 

des  plus  frappantes  que  présente  Pliistoire  de  l'Espagne,  et  elle  suffirait  pour 
imprimer  à  cette  époque  le  caractère  d'une  incontestable  originalité. 

Il  est,  d'ailleurs,  un  contraste  bien  plus  surprenant  encore  :  c'est  celui  que 
présente,  avec  la  hauteeivilisation  du  siècle  où  parurent  ces  comédies  religieuses, 
l'absurde  et  odieuse  morale  qui  en  fait  la  base.  Ne  perdons  pas  de  vue  que, 
malgré  les  scènes  bouffonnes  dont  elles  sont  semées,  elles  étaient  composées 
dans  une  pensée  d'édification,  et  qu'à  l'accent  de  bonne  foi,  de  conviction 
profonde  qui  y  règne  constamment,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
qu'elles  exprimaient  les  opinions  généralement  admises  alors.  C'est  par  ce  côté 
qu'elles  méritent  surtout  de  fixer  l'attention  de  l'observateur  ;  c'est  sous  ce 
point  de  vue,  nous  l'avons  déjà  dit,  que  nous  nous  proposons  de  les  examiner. 

L'idée  qui  se  trouve  le  plus  souvent  reproduite  dans  ces  drames  étranges, 
c'est  celle  de  la  toute  puissance  de  la  foi.  Sur  un  pareil  terrain ,  l'imagination 
peut  s'ouvrir  une  large  carrière.  C'est  une  belle  et  grande  pensée,  inséparable 
d'ailleurs  de  toute  religion  positive,  que  celle  qui  fait,  de  la  plénitude  de  la 
croyance  religieuse,  sinon  le  principe  de  toutes  les  v.ertus,  du  moins  le  com- 
plément nécessaire  pour  les  épurer,  pour  les  rendre  complètement  méritoires 
aux  yeux  de  la  Divinité,  et  l'unique  appui  dans  lequel  l'iionmie  puisse  trouver 
la  force  suffisante,  soit  pour  résister  à  l'entraînement  des  passions,  soit  pour 
s'arracher  à  leur  joug  lorsqu'il  a  eu  le  malheur  de  le  subir.  Il  y  a  certes  dans  un 
pareil  thème  une  source  d'inspirationsd'autant  plus  puissantes  qu'elles  peuvent 
seconcilieravec  une  haute  raison.  L'exaltation  passionnée  des  poètes  espagnols, 
d'accofd  avec  l'esprit  de  leur  temps,  n'a  pas  su  se  renfermer  dans  ces  limites. 
On  dirait  qu'en  se  bornant  à  nous  présenter  l'admirable  alliance  de  la  piété 
et  de  la  vertu  s'appuyant  et  se  fortifiant  l'une  par  l'autre ,  ils  auraient  craint 
de  ne  pas  rendre  à  la  foi  un  hommage  suffisant.  Pour  nous  la  faire  voir  dans 
toute  sa  gloire,  ils  nous  la  montrent  complètement  isolée  et  brillante  de  sa 
seule  beauté.  Par  une  abstraction  inq)Ossible,  absurde,  contradictoiie  jusque 
dans  ses  termes,  ils  la  supposent  associée  aux  vices  les  plus  monstrueux,  tolé- 
rant pendant  toute  la  durée  de  l'existence  humaine  les  erreurs  des  passions 
les  plus  criminelles,  et  au  dernier  moment  opérant  dans  l'ame  du  coupable, 
par  l'effet  d'une  grâce  miraculeuse,  une  conversi>  n  qui  suffit  pour  assurer  son 
salut.  Quelquefois  même,  leur  imagination  ne  s'arrête  pas  là  :  éludant  har- 
diment, pour  la  plus  grande  gloire  de  la  religion,  un  de  ses  dogmes  fonda- 
mentaux, ils  arrachent  aux  chatimens  éternels  le  pécheur  surpris  par  la  mort 
au  milieu  du  crime.  S'ils  n'osent  pas  dire  précisément  que  la  foi,  à  elle  seule, 
suffit  pour  mériter  au  criminel  non  repentant  l'éternité  bien  heureuse,  ils  arri- 
vent par  une  voie  détournée  au  même  résultat;  ils  font  intervenir  la  toute- 
puissance  divine  qui ,  bouleversant  toutes  les  lois  de  la  nature,  ressuscite  le 
croyant  mort  dans  l'impénitence  pour  lui  donner  la  possibilité  de  mériter  cette 
éternité. 

Dans  le  développement  de  ces  conceptions  monstrueuses,  une  seule  crainte 
paraît  préoccuper  les  poètes ,  celle  de  ne  pas  donner  une  idée  assez  complète 
de  la  puissance  de  la  foi  en  ne  peignant  pas  sous  d'assez  noires  couleurs  la 

TOME   XXIII.    —  SUPPLÉMENT.  21 


326  lŒVlE   DES  DEUX   MONDES. 

scélératesse  de  l'homme  à  qui  elle  ouvre  les  portes  du  ciel.  II  semblerait  qu'à 
leur  gré  ils  ne  Tout  jamais  rendu  assez  odieux,  assez  effroyable.  Ils  met- 
tent dans  sa  bouche,  avec  une  naïveté  qui  rappelle  l'enfance  de  l'art,  l'aveu 
emphati(iue  de  ses  forfaits  et  de  sa  perversité  mêlé  à  la  proclamation  de  ses 
sentimens  religieux.  Tout  cela  compose  un  ensemble  tellement  extraordinaire, 
qu'il  serait  impossible  d'en  donner  l'idée  au  moyen  de  simples  indications. 
Nous  y  réussirons  mieux  par  l'analyse  détaillée  d'une  comédie  de  Calderon , 
qui,  assez  médiocre  en  elle-même,  mérite  pourtant  d'être  signalée  comme  le 
type  le  plus  complet  peut-être  de  ces  prodigieuses  extravagances  INous  voulons 
parler  du  Purgatoire  de  saint  Patrice ,  dont  la  fable  est  empruntée  à  une  des 
légendes  les  plus  bizarres  qu'ait  inventées  la  crédulité  du  moyen-âge. 

Deux  honniies  sont  jetés  par  la  tempête  sur  la  côte  d'Irlande.  Le  roi,  qui  se 
trouve  là  pour  les  recevoir,  leur  demande  qui  ils  sont  et  quel  motif  les 
amène  dans  son  pays.  Il  les  avertit,  en  même  temps,  pour  qu'ils  sachent  à  qui 
ils  ont  à  faire,  que  son  nom  est  Égérius,  qu'il  est  le  souverain  de  l'île,  que  s'il 
est  vêtu  de  peaux  d'animaux,  c'est  parce  qu'il  se  glorifie  d'être  un  barbare  et 
qu'il  voudrait  ressembler  à  une  bête  sauvage;  enfin  ,  qu'il  n'adore  aucun  dieu , 
et  qu'il  ne  connaît  que  la  naissance  et  la  mort. — A  ce  discours  étrange,  l'undes 
deux  naufragés,  Patrice,  répond  qu'il  est  chrétien,  et  qu'il  s'est  consacré  dès 
son  enfance  aux  études  et  aux  pratiques  du  christianisme;  il  raconte  plusieurs 
miracles  que  Dieu  a  déjà  opérés  en  sa  faveur,  et  qui  sendjlent  prouver  qu'il  est 
destiné  à  de  grandes  choses;  il  annonce  d'un  ton  prophétique  qu'il  va  prêcher 
à  l'Irlande  la  doctrine  sacrée  de  l'Évangile,  et  que  la  famille  même  du  roi  sera 
bientôt  convertie.  L'autre  naufragé  prend  ensuite  la  parole.  Son  langage  est 
assez  curieux  pour  que  nous  le  reproduisions  textuellement  : 
■  «  Grand  Égérius,  je  suis  Ludovic  Ennius,  chrétien  aussi ,  c'est  le  seul  trait 
de  ressemblance  que  j'aie  avec  Patrice;  encore,  différons-nous,  même  en  cela, 
de  toute  la  distance  qu'il  y  a  d'un  bon  à  un  mauvais  chrétien.  Et  cependant,  pour 
la  défense  de  ma  foi,  pour  ce  Dieu  que  j'adore  et  en  qui  je  crois,  je  donnerais, 
s'il  le  fallait,  mille  et  mille  vies,  tant  cette  croyance  m'est  précieuse.  Je  n'ai 
point,  d'ailleurs,  comme  Patrice,  à  te  raconter  des  actes  de  piété  ou  des  mi- 
racles du  ciel  opérés  en  ma  faveur,  mais  des  vols,  des  meurtres,  des  sacrilèges, 
des  trahi.sons,  des  perfidies  de  toute  espèce.  C'est  là  ce  dont  je  tire  gloire.  Je 
«uis  né  dans  une  des  îles  de  l'Irlande,  et  je  pense  que  toutes  les  planètes  ont 
combiné  leurs  plus  funestes  influences  pour  en  composer  ma  destinée.  La 
lune  m'a  donné  l'inconstance.  Mercure  l'esprit  de  ruse  et  de  tromperie,  Vénus 
!e  goût  effréné  des  plaisirs,  Mars  la  cruauté  (([ue  peut-on  attendre  autre  chose 
de  Mars  et  de  Vénus!);  le  soleil  ma  inspiré  des  sentimens  généreux,  mais 
n'ayant  pas  les  moyens  de  les  satisfaire,  j'ai  recours,  pour  y  suppléer,  au  larcin 
et  au  brigandage;  Jupiter  m'a  rendu  altier  et  superbe,  Saturne  irritable,  em- 
porté et  enclin  à  la  trahison.  iMes  actes  ont  répondu  a  de  telles  dispositions... 
J'avais  suivi  à  Perpignan,  en  PLspagne,  mon  père,  exilé  de  sa  patrie  pour  des 
motifs  que  je  m'abstiendrai  de  rappeler.  Resté  orphelin  dès  ma  plus  tendre 
jeunesse,  l'amour  des  fynmes  et  le  jeu  ont  été  ks  mobiles  constans  de  ma 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  327 

conduite...  II  serait  trop  long  de  te  raconter  toute  ma  vie,  je  me  bornerai  à 
t'en  tracer  une  légère  esquisse.  Pour  enlever  une  jeune  fille,  j'ai  égorgé  son 
père,  un  noble  vieillard;  j'ai  tué  dans  son  lit  un  honnête  gentilhomme  dont, 
j'ai  ensuite  déshonoré  la  femme...  Dieu  veuille  avoir  l'ame  de  ces  deux  martyrs 
de  l'honneur!  Force  de  me  réfugier  en  France  pour  échapper  au  châtiment 
de  ce  double  meurtre,  j'ai  pris  part  aux  guerres  que  le  roi  Etienne  soutenait 
alors  contre  les  Anglais,  et  je  lui  ai  rendu,  dans  un  combat,  d'assez  grands , 
services,  pour  qu'il  ait  cru  devoir  m'accorder  en  récompense  le  commande- 
ment d'une  compagnie,  .le  ne  te  dirai  pas  coiriment  je  lui  ai  prouvé  ma  recon- 
naissance. Qu'il  te  suffise  de  savoir  que  bientôt  après ,  de  retour  à  Per[iignan , 
jouant  avec  des  soldats  dans  un  corps  de  garde,  je  me  suis  pris  de  querelle 
avec  eux ,  j'ai  donné  un  soufflet  à  un  sergent ,  tué  un  capitaine  et  blessé  trois 
ou  quatre  de  leurs  camarades.  La  justice  ayant  voulu  m'arrêter  au  moment  où 
je  me  réfugiais  dans  une  église,  j'ai  frappé  à  mort  un  des  alguazils  qui  me 
poursuivaient,  seul  acte  méritoire  au  milieu  de  tant  de  crimes!  Une  de  mes 
parentes,  religieuse  dans  un  couvent  du  voisinage,  eut  la  bonté  de  m'y  donner 
asile,  et  de  sauver  ainsi  ma  vie.  Pour  prix  de  son  bienfait,  j'ai  osé  (j'ai  à  peine 
la  force  de  le  dire,  ce  crime  est  si  affreux,  que  je  crois  vraiment  me  repentir 
de  l'avoir  commis) ,  j'ai  osé ,  pendant  l'obscurité  delà  nuit,  pénétrer  avec  deux 
de  mes  amis  jusque  dans  sa  cellule.  En  m'apercevant,  la  terreur  l'a  fait  tomber 
évanouie,  et  lorsqu'elle  est  revenue  à  elle,  je  l'avais  emportée  dans  un  lieu 
inhabité,  oii  sans  doute  il  n'a  i)as  plu  au  ciel  de  venir  à  son  secours.  Les 
femmes  pardonnent  facilement  les  excès  qu'elles  peuvent  attribuer  à  l'amour. 
Bientôt  je  suis  parvenu  à  sécher  ses  larmes;  inceste ,  adultère ,  sacrilège ,  elle  a 
tout  oublié.  jMontés  sur  deux  chevaux  rapides,  nous  sommes  promptement 
arrivés  à  Valence,  où  je  l'ai  fait  passer  pour  ma  femme,  et  où  nous  avons  vécu 
pendant  quelque  temps  assez  tranquillement.  Mais  lorsque  le  peu  d'argent 
que  j'avais  emporté  a  été  dissipé,  me  trouvant  sons  amis,  sans  ressource, 
j'ai  voulu  trafiquer  de  la  beauté  de  ma  prétendue  femme.  Si  je  pouvais  avoir 
honte  de  quelque  chose ,  ce  serait  sans  doute  d'une  telle  infamie,  .l'ai  eu  l'im- 
pudeur de  lui  en  faire  la  proposition ,  elle  a  feint  prudemment  d'y  consentir; 
mais  à  peine  m'étais-je  éloigné,  qu'elle  s'est  réfugiée  dans  un  monastère,  où  un 
saint  religieux  l'a  réconciliée  avec  Dieu.  Elle  y  est  morte  après  avoir  égalé  sa 
faute  par  sa  pénitence.  Dieu  veuille  avoir  son  ame!  C'est  alors  que,  trouvant 
(|ue  le  monde  devenait  trop  étroit  pour  mes  crimes,  je  me  suis  décidé  à  revenir 
dans  ma  patrie,  où  je  pensais  être  plus  en  sûreté  contre  mes  ennemis...  Tu 
sais  le  reste  de  mon  histoire...  Maintenant,  je  ne  demande  pas  la  vie,  je  ne  te 
demande  aucune  pitié;  fais-moi  mourir,  au  contraire,  mets  fin  à  l'existence 
d'un  homme  tellement  pervers,  qu'il  ne  lui  est  guère  possible  de  revenir  à  la 
vertu.  » 

Sur  ce  bel  exposé,  le  roi,  charmé  de  trouver  dans  Ludovic  une  ame  aussi 
féroce  et  aussi  sauvage  que  la  sienne,  lui  déclare  qu'il  lui  pardonne  d'être 
chrétien  ,  qu'il  veut  l'avoir  pour  ami  et  qu'il  le  traitera  désormais  connue  son 
plus  cher  favori.  Patrice,  au  contraire,  est  accablé  d'outrages,  réduit  en  escla- 

21. 


328  «EVIE  DES  DEUX   MONDES. 

vage  et  condamné  à  garder  les  troupeaux.  «  Nous  verrons,  lui  dit  le  roi,  si 
ton  Dieu  saura  te  délivrer  pour  que  tu  ailles  prêcher  sa  loi.  >  Avant  de  s'éloi- 
gner, Patrice,  qui  ne  peut  se  défendre  d"une  inexplicable  tendresse  pour 
Ludovic,  le  conjure  de  ne  pas  oublier  sa  foi.  Il  obtient  de  lui  la  promesse  que, 
mran.s  ou  morts,  ils  se  reverront  encore  dans  ce  monde. 

A  peine  Patrice  est-il  arrivé  au  lieu  de  son  exil,  qu'un  ange  descend  du  ciel 
pour  le  délivrer;  il  le  transporte  successivement  en  France,  où  saint  (lermain 
lui  donne  l'habit  religieux,  et  à  Rome,  où  le  pape  Célestin  le  sacre  évêque 
d'Irlande  pour  qu'il  puisse  travailler  à  la  conversion  des  Irlandais. 

Cependant  Ludovic,  par  un  digne  retour  des  faveurs  insensées  dont  il  a  été 
l'objet,  vient  de  se  livrer  à  de  nouvelles  violences.  Il  a  tué  plusieurs  soldats 
«hargés  de  l'arrêter.  Le  roi  furieux  le  condamne  à  mort,  en  ajoutant,  il  est 
vrai,  que  c'est  moins  comme  meurtrier  que  comme  chrétien.  Ludovic,  dans 
sa  prison  ,  attendant  son  supplice,  se  réjouit  à  l'idée  de  mourir  en  martyr.  Un 
moment,  il  est  vrai ,  le  condamné  pense  à  se  dérober  à  la  main  du  bourreau 
an  se  frappant  lui-même,  mais  il  se  rappelle  qu'il  est  chrétien ,  il  repousse  une 
idée  qu'il  regarde  comme  une  tentation  de  l'enfer,  il  ne  veut  ni  perdre  son 
ame,  ni  déshonorer  par  cet  acte  de  désespoir  la  religion  qu'il  professe  au  milieu 
d'un  peuple  qui  ne  la  connaît  pas  encore. 

Ces  saintes  pensées  ne  se  soutiennent  pas  long-temps.  Une  des  filles  du  roi, 
dont  il  a  su  gagner  le  cœur,  la  princesse  Polonia,  réussit  à  corrompre  les 
gardes  de  la  prison;  il  est  libre.  Elle  lui  propose  de  l'accompagner.  A  peine 
arrivés  dans  un  bois  écarté,  il  la  dépouille  de  ses  diamans  et  la  tue  pour  qu'elle 
ne  retarde  passa  fuite.  INe  pouvant  plus  retrouver  son  chemin,  il  entre  la 
nuit  dans  la  cabane  d'un  paysan  et  le  force,  le  poignard  sur  la  gorge,  à  lui 
servir  de  guide,  se  promettant  bien  de  se  débarrasser  aussi  de  ce  malheureux 
dos  qu'il  aura  cessé  de  lui  être  utile.  Il  passe  enfin  la  mer  et  continue  le  cours 
de  ses  voyages. 

Sur  ces  entrefaites,  Patrice  est  revenu  en  Irlande,  où  il  a  commencé  l'exer- 
cice de  sa  mission  épiscopale,  parcourant  le  pays,  appelant  les  habitans  à  la 
pénitence,  accumulant  miracles  sur  miracles  et  multipliant  les  conversions. 
Égérius,  furieux  de  ses  succès,  engage  avec  lui  une  discussion  théologique 
d'autant  plus  étrange  qu'elle  s'ouvre  en  présence  du  cadavre  de  sa  malheureuse 
fille,  dans  le  bois  où  Ludovic  l'a  égorgée  et  où  l'on  vient  de  la  retrouver. 


Le  eoi.  —  Qui  te  porte  à  troubler  ainsi  mes  états  par  de  trompeuses  inno- 
vations? Je  te  l'ai  déjà  dit,  nous  ne  connaissons  ici  que  la  naissance  et  la 
mort.  C'est  la  seule  doctrine  que  nos  pères  nous  aient  transmise.  Quel  est  ce 
Dieu  que  tu  nous  enseignes,  qui ,  après  la  vie  temporelle,  donne,  dis-tu ,  la 
vie  éternelle.^  L'ame  peut-elle  donc  exister  séparée  du  corps  et  éprouver  de  la 
souffrance  et  du  bonheur.^ 

Patrice.  —  L'esprit,  en  se  dégageant  de  cette  enveloppe  terrestre  qui  n'est 
qu'un  peu  de  boue,  peut  s'élever  à  une  sphère  supérieure  qui  est  pour  lui  le 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  329 

lieu  de  repos,  s'il  meurt  dans  la  grâce  après  avoir  reçu  le  baptême  et  la  péni- 
tence. 

Le  roi.  —  Ainsi  cette  beauté,  que  nous  voyons  baignée  dans  son  sang, 
existe  encore  là-haut? 

Patrice.  —  Elle  existe. 

Le  roi.  —  Prouve-moi  que  tu  dis  vrai. 

A  la  prière  de  Patrice,  un  miracle  s'opère,  Polonia  ressuscite.  Saisie  d'ef- 
froi au  souvenir  de  tout  ce  qu'elle  a  vu  dans  l'autre  monde,  elle  demande  à 
grands  cris  le  baptême.  Tous  les  spectateurs  s'écrient  que  le  Clirist  est  le  vrai 
Dieu.  La  colère  du  roi  ne  fait  que  s'accroître. 

Le  roi.  —  Ce  n'est  qu'un  tour  de  sorcellerie.  Peuple  insensé,  est-il  possible 
que  tu  ne  t'aperçoives  pas  qu'on  t'abuse  par  de  vaines  apparences!  Pour  moi , 
je  ne  croirai  que  si  Patrice  vient  à  bout  de  convaincre  ma  raison  par  ses  argu- 
mens.  Écoutez  tous,  notre  dispute  va  commencer.  Si  l'ame  était  immortelle, 
elle  ne  pourrait  cesser  un  seul  moment  d'être  active. 

Patrice.  —  Cela  est  vrai,  et  nos  songes  le  prouvent,  puisque  les  images 
qu'ils  nous  présentent  ne  sont  autre  chose  que  les  conceptions  qu'elle  enfante 
alors  qu'elle  veille  pendant  le  repos  du  corps,  conceptions  imparfaites,  con- 
fuses, désordonnées,  parce  que  dans  ces  momens  l'action  des  sens  est  incom- 
plète. 

Le  roi.  —  Soit.  IMais  ma  fille  élait  morte  ou  ne  l'était  pas.  Si  elle  avait 
seulement  perdu  connaissance,  où  est  le  miracle?  Si  elle  était  morte,  cette 
ame  dont  tu  parles  était  nécessairement  dans  le  ciel  ou  dans  l'enfer,  c'est  toi 
qui  le  dis.  Si  elle  était  dans  le  ciel ,  la  bonté  divine  n'aurait  pas  permis  qu'une 
fois  entrée  dans  ce  lieu  de  grâce  et  de  repos,  elle  en  sortît  pour  revenir,  au 
milieu  des  dangers  du  monde,  s'exposer  à  encourir  une  éternelle  damna- 
tion. Était-elle  au  contraire  dans  l'enfer?  Ma's  la  justice  n'admet  pas  ceux  qui 
ont  été  damnés  à  concourir  de  nouveau  pour  mériter  la  grâce  divine,  et 
la  justice,  en  Dieu ,  est  inséparable  de  la  bonté  ,  c'est  la  même  chose.  Oij  était 
donc  cette  ame? 

Patrice.  —  Voici  ma  réponse  :  en  supposant  que  pour  une  orne  purifiée 
par  le  baptême,  il  ne  fût  après  la  mort  d'autre  destinée  que  la  gloire  du  ciel 
ou  les  souffrances  de  l'enfer,  je  reconnais  qu'en  vertu  des  lois  ordinaires  de 
la  Providence,  une  fois  entrée  dans  une  de  ces  demeures  dernières,  elle  ne 
pourrait  plus  en  sortir,  b:en  qu'en  parlant  d'une  manière  absolue.  Dieu  eut 
toujours  la  puissance  de  la  tirer  de  l'enfer;  mais  ce  n'est  pas  là  la  question. 
L'ame  n'est  admise  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  demeures  que  lorsque,  par  la 
volonté  céleste,  elle  a  pris  congé  du  corps  pour  ne  plus  se  réunir  à  lui.  Si  au 
contraire  elle  doit  plus  tard  être  jointe  au  corps  de  nouveau  ,  elle  reste  comme 
en  voyage,  suspendue  dans  l'univers  dont  elle  fait  partie,  sans  y  occuper  une 
place  déterminée.  La  puissance  suprême,  qui  d'un  seul  coup  d'œil  embrasse 
tout  l'avenir,  au  moment  oîi  elle  a  réalisé  l'idée  de  ce  monde  conçue  en  elle  de 
toute  éternité,  avait  prévu  ce  qui  vient  d'arriver;  certaine  de  la  résurrection 
de  ta  lille,  elle  avait  décidé  que  son  ame  resterait  ainsi  suspendue  tout  à  la 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  dans  l'espace  et  hors  de  l'espace...  Apprends  d'ailleurs  que  ces  séjours 
de  gloire  et  de  souffrance  ne  sont  pas  les  seuls,  comme  tu  le  crois;  il  en  est 
encore  un  autre,  c'est  le  purciatoire,  on  les  anies  de  ceux  qui  sont  morts  dans 
la  grâce  expient  les  fautes  connnises  dans  ce  monde,  car  nul  ne  peut  entrer 
au  ciel ,  nul  ne  peut  se  présenter  devant  la  Divinité  qu'après  avoir  été  complè- 
tement purifié. 

Le  roi  demande  encore  à  Patrice  de  lui  prouver  par  un  miracle  la  vérité  de 
ses  paroles.  Patrice  se  met  en  prière.  Un  ani^e  vient  lui  révéler  qu'il  existe, 
en  Irlande  même,  dans  un  lieu  (lu'il  lui  désigne,  une  caverne  obscure  et  pro- 
fonde où  Dieu  permet  aux  coupables  repentans  de  chercher,  pendant  qu'ils  vivent 
encore,  l'expiation  de  leurs  péchés.  Il  faut  pour  cela  qu'avant  d'y  pénétrer  ils 
les  aient  confessés  avec  ime  entière  contrition  et  qu'ils  n'y  soient  conduits  par 
aucune  pensée  mondaine;  à  cette  condition ,  il  leur  sera  permis  d'y  faire  ainsi 
d'avance  leur  purgatoire;  ils  y  verront  les  supplices  des  malheureux  livrés 
aux  flammes  éternelles,  ils  y  verront  aussi  la  gloire  des  élus.  i\iais  si  une  vaine 
curiosité  les  conduisait  seule  dans  ce  lieu  d'épreuve,  malheur  à  eux  !  Ils  y  res- 
teraient à  jamais,  condamnés  aux  tourmens  de  l'enfer. 

Patrice  s'empresse  de  faire  connaître  au  roi  la  révélation  divine  qu'il  vient  de 
recevoir;  le  roi  veut  à  l'instant  même  descer.dre  dans  la  caverne.  Vainement 
Patrice  s'efforce  de  l'arrêter  en  lui  signalant  le  danger  auquel  il  s'expose. 
Égérius  pénètre  dans  l'abîme  en  s'écriant  qu'il  ne  redoute  ni  le  Dieu  des  chré- 
tiens, ni  les  enchantemens  par  lesquels  on  essaie  de  l'épouvanter.  A  l'instant 
même,  la  foudre  éclate,  et  il  est  englouti  dans  le  feu  éternel  aux  yeux  de  ses 
sujets  épouvantés. 

Des  années  s'écoulent,  Patrice  est  mort  après  avoir  achevé  la  conversion 
de  l'Irlande.  Avant  de  mourir,  un  envoyé  céleste  lui  a  appris  que  ce  Ludovic 
qu'il  aime  toujours  malgré  ses  crimes  trouvera  grâce  devant  Dieu.  Ludovic 
revient  enOn  de  ses  longs  voyages.  ISi  le  temps,  ni  le  malheur  n'ont  pu  le 
dompter.  La  pensée  qui  le  ramène  en  Irlande,  c'est  celle  de  se  venger  d'un 
homme  qui  l'a  autrefois  offensé.  Trois  jours  de  suite,  il  l'attend,  la  nuit, 
pour  lui  donner  la  mort;  mais  toujours,  au  moment  où  il  va  le  joindre,  un 
inconnu ,  enveloppé  dans  un  large  manteau ,  se  présente  à  l'improviste,  et  s'in- 
terposant  entre  eux ,  l'empêche  d'accomplir  sa  vengeance.  Il  veut  se  débarrasser 
de  cet  obstacle,  il  se  précipite  l'énée  à  la  main  sur  l'importim  qui  semble  se 
plaire  à  lasser  sa  patience.  Ses  coups  se  perdent  dans  l'air,  finconnu  jette  son 
manteau,  et  Ludovic  ne  voit  plus  qu'un  squelette.  Il  recule  épouvanté.— As-tu 
peur  de  toi-même.?  lui  dit  une  voix  ;  ne  te  reconnais-tu  pas?  Je  suis  ton  propre 
portrait,  je  suis  Ludovic  Ennius. 

A  cette  apparition  terrible,  Ludovic  tombe  évanoui.  Lorsqu'il  reprend  ses 
sens,  son  ame,  encore  sous  le  poids  de  l'image  effrayante  qu'il  a  eue  devant 
les  yeux  et  des  paroles  qu'il  vient  d'entendre,  est  entièrement  transformée.  Il 
n'a  plus  qu'un  désir,  c'est  d'aller  chercher  dans  le  purgatoire  de  Patrice 
l'expiation  anticipée  de  ses  forfaits.  11  se  jette  aux  pieds  de  févêque,  successeur 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  331 

de  Patrice,  qui ,  après  avoir  entendu  sa  confession ,  l'autorise  à  tenter  Tépreuve 
qu'il  sollicite  avec  tant  d'ardeur  et  lui  remet  une  lettre  par  laquelle  il  le  recom- 
mande au  prieur  d'un  chapitre  de  chanoines  réguliers,  préposés  en  quelque 
sorte  à  la  garde  du  purgatoire.  Le  bon  religieux,  loin  de  céder  aux  premières 
demandes  de  Ludovic,  le  supplie  de  ne  rien  précipiter,  de  réfléchir  mûrement 
à  ce  qu'il  se  propose,  de  ne  pas  s'exposer  témérairement  aux  supplices  de 
l'enfer;  il  lui  dit  que  de  tous  ceux  qui  sont  entrés  jusqu'à  présent  dans  la 
caverne  fatale,  on  n'en  a  vu  sortir  qu'un  bien  petit  nombre.  Ludovic  persiste, 
et  le  prieur,  cédant  enlin ,  lui  fait  ouvrir  la  porte  du  gouffre  qui  se  referme 
aussitôt  sur  lui. 

Au  jour  fixé  pour  le  terme  de  cette  redoutable  épreuve  et  où,  par  consé- 
quent, il  doit  revoir  la  lumière  .s'il  est  destiné  à  la  revoir  jamais,  les  chanoines, 
qui  n'ont  cessé  d'invoquer  le  ciel  en  sa  faveur,  l'attendent  à  l'entrée  du  pur 
gatoire.  La  reine,  fille  d'Égérius,  le  roi,  son  époux,  celui  même  à  qui  Ludovic 
voulait  naguère  donner  la  mort,  la  malheureuse  Polonia  qu'il  a  jadis  traitée 
avec  tant  de  cruauté,  l'attendent  aussi.  Le  prieur  ouvre  solennellement  la 
porte  de  la  caverne,  et  Ludovic  se  présente  à  leurs  yeux.  Après  avoir  remercié 
le  ciel  de  sa  délivrance,  il  leur  fait  un  long  récit  des  prodiges  dont  il  vient 
d'être  témoin ,  récit  assez  semblable  à  celui  de  don  Quichotte  sortant  de  l'antre 
de  Montesinos,  ou  à  une  scène  de  réception  maconique.  A  peine  entré  dans 
la  caverne,  il  s'est  vu  assailli  par  des  êtres  monstrueux  qui,  moitié  par  leurs 
menaces,  moitié  par  leurs  mauvais  traiteinens,  ont  essayé  de  l'effrayer  et  de 
le  décider  à  retourner  sur  ses  pas,  sans  pousser  plus  loin  l'aventure.  Il  lésa 
mis  en  fuite  en  invoquant  le  nom  de  Jésus.  Il  a  entendu  les  gémissemens  et  les 
blasphèmes  des  damnés,  il  les  a  vus,  au  milieu  des  flammes,  les  uns  percés 
de  flèches  ardentes,  les  autres  attachés  à  la  terre  par  des  clous  de  feu ,  d'aMtres 
encore  dont  des  serpens  de  feu  dévoraient  les  entrailles.  Plus  loin ,  des  dénions 
pansaient  leurs  plaies  en  y  versant  du  plomb  et  de  la  résine  bouillante.  Ci  lui 
a  montré  le  bain  des  délices,  où  les  femmes,  livrées  pendant  leur  \ie  aux 
recherches  de  la  volupté,  étaient  plongées  dans  un  lac  de  glace;  des  couleu- 
vres cachées  dans  l'eau  les  déchiraient.  Non  loin  de  là,  d'autres  malheureux 
sortaient  continuellement  du  sein  d'un  volcan  enflammé,  et  à  l'instant  on  les 
y  replongeait  comme  pour  raviver  leurs  tortures.  Passant  di-  l'enfer  dans  le 
purgatoire,  il  y  a  vu  des  souffrances  non  moins  grandes,  supportées  avec 
courage  et  même  avec  cette  espèce  de  joie  qui  s'attache  à  Tespérance;  là ,  au 
lieu  de  chercher  à  l'épouvanter,  on  lui  a  prodigué  de.i  paroles  d'encourage- 
ment et  de  consolation.  Un  fleuve  de  soufre,  dont  les  rives  étaient  ornées  de 
fleurs  de  feu ,  s'est  ensuite  offert  à  sa  vue.  Des  hydres  et  des  serpeiîs  en  cou- 
vraient les  flots.  Sur  ce  fleuve  s'élevait  un  pont  tellement  étroit,  q;:e  ceux  qui 
essayaient  de  le  traverser  ne  pouvaient  s'y  soutenir  et  tombaient  l'un  après 
l'autre  au  milieu  des  monstres  qui  les  mettaient  en  pièces.  Forcé  lui-même  de 
tenter  cette  terrible  entreprise,  c'est  encore  à  l'aide  du  nom  de  Jésus  qu'il  est 
parvenu  à  l'achever.  Arrivé  sur  l'autre  rive,  il  y  a  trouvé  les  délicieux  jar;!ins 
du  paradis,  des  bois  de  cèdres  et  de  lauriers,  la  terre  couverte  de  fleurs  bril- 


332  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

lantes,  le  chant  harmonieux  des  oiseaux  mêlé  au  murmure  de  mille  ruisseaux 
limpides,  et,  au  milieu  de  tout  cela,  une  ville  étincelante  de  lumière,  d'or,  de 
pierres  précieuses,  où  le  glorieux  saint  Patrice,  entouré  d'une  immense  multi- 
tude d'anges  et  de  saints,  l'a  félicité  de  son  courage  et  lui  a  ordonné  de 
retourner  sur  la  terre  pour  y  mériter  d'être  un  jour  admis  dans  la  cité  céleste. 
En  terminant  ce  récit,  Ludovic  demande  aux  religieux  de  le  recevoir  dans 
leur  communauté. 

Ainsi  finit  cet  étrange  ouvrage.  Si  nous  nous  y  sommes  arrêté  aussi  lon- 
guement, c'est  parce  qu'à  défaut  d'un  grand  mérite  littéraire,  il  a  une  valeur 
historique  très  réelle.  L'époque  où  de  tels  spectacles  pouvaient  être  avec  succès 
offerts  au  public  et  où  l'on  croyait  honorer  la  religion  en  la  présentant  comme 
une  vaine  abstraction  compatible  avec  tous  les  écarts  de  la  perversité  et  de  la 
cruauté,  cette  époque  est  suffisamment  caractérisée. 

Ce  n'est  pas  d'ailleurs  le  seul  drame  où  Cakieron  ait  développé  cette  mon- 
strueuse doctrine.  Elle  fait  encore  le  fonds  de  sa  célèbre  comédie  la  Dévotion 
de  la  Croix,  dans  laquelle  il  y  a  incontestablement  plus  d'art  et  de  poésie  que 
dans  le  Purgatoire  de  saiiil  Patrice,  mais  qui  cependant,  à  notre  avis,  a  été 
beaucoup  trop  exaltée  par  Guillaume  Sclilegel.  Le  héros  est  un  chef  de  bri- 
gands, non  pas,  comme  les  brigands  de  Schiller,  un  brigand  philosophique, 
un  systématique  adversaire  de  la  tyrannie  légale,  mais  un  véritable  bandit 
qui,  retiré  dans  des  montagnes  presque  inaccessibles,  répand  la  désolation 
et  la  terreur  dans  les  campagnes  voisines.  Cependant,  au  milieu  de  ses  innom- 
brables forfaits,  il  a  conservé  un  sentiment  profond  de  respect  pour  les  signes 
extérieurs  de  la  piété.  Après  avoir  blessé  mortellement  un  de  ses  ennemis,  il 
le  porte  lui-même  jusqu'à  l'entrée  d'un  couvent,  pour  qu'il  puisse  y  recevoir 
les  secours  religieux.  Sur  la  terre  dont  il  recouvre  les  cadavres  de  ses  nom- 
breuses victimes,  jamais  il  ne  manque  d'élever  une  croix.  Au  moment  d'ou- 
trager une  jeune  religieuse  qu'il  est  allé  enlever  jusque  dans  sa  cellule ,  il  s'en- 
fuit épouvanté  à  l'aspect  de  la  croix  dont  l'empreinte  est  marquée  sur  sa  poi- 
trine. Un  vieux  prêtre,  qu'il  rencontre  sur  un  grand  chemin  et  qu'il  veut 
d'abord  égorger,  devient  l'objet  des  égards  les  plus  empressés,  dès  que  son 
caractère  est  reconnu.  Tant  d'actes  méritoires  ne  restent  pas  sans  récompense. 
Le  brigand  finit  par  succomber  dans  ime  rencontre  avec  les  paysans  soulevés 
contre  lui;  mais  la  puissance  divine  le  ressuscite  pendant  quelques  inslans  pour 
qu'il  puisse  confesser  ses  péchés  et  gagner  ainsi  le  ciel. 

iXous  pourrions  citer  une  multitude  d'autres  drames,  tant  de  Calderon  que 
de  ses  émules,  où  se  trouve  reproduite  l'idée  fondamentale  des  deux  com- 
positions que  nous  venons  d'analyser.  Dans  l\hiii/ial  prophète  iie  Lope  de 
Vega,  Jésus-Christ  descend  du  ciel  pour  sauver  un  croyant  qui  a  tué  son  père 
et  sa  mère  et  projeté  l'assassinat  de  sa  fenmie.  Dans  le  Damné  par  faute  de 
Joi  de  Tirso  de  Molina  ,  un  brigand  ,  un  meurtrier,  mort  repentant  sur  l'écha- 
faud,  est  porté  au  ciel  par  les  anges,  tandis  qu'un  saint  ermite,  après  une  longue 
vie  de  sacrifices  et  de  piété,  est  précipité,  pour  un  seul  instant  de  doute,  dans 
le  crime,  et  de  là  dans  les  flammes  infernales.  C'est  toujours  le  même  principe  : 


THÉÂTRE   ESPAGNOL.  333 

la  foi  seule  est  essentielle,  la  vertu  n'en  est  qu'un  accessoire  dépourvu  par 
lui-même  de  toute  efficacité,  et  dont  un  rayon  de  repentir  peut  largement 
compenser  l'absence.  11  serait  plus  que  superflu  de  faire  ressortir  quelle  funeste 
influence  une  pareille  doctrine  devait  exercer  sur  la  morale  publique. 

Un  autre  principe  non  moins  universellement  admis  à  cette  époque  et  dont 
le  théâtre  espagnol  porte  également  témoignage,  principe  qui ,  au  surplus,  est 
en  quelque  sorte  le  corollaire  obligé  du  précédent,  c'est  que  l'hérésie  est  le 
plus  grand  des  crimes;  c'est  qu'il  n'est  pas  de  châtiment  trop  sévère  pour  la 
punir,  pas  de  précaution  trop  rigoureuse  pour  la  prévenir  ou  l'étouffer  à  sa 
naissance;  c'est  qu'en  vue  d'un  but  aussi  salutaire,  aussi  sacré,  toute  autre  con- 
sidération doit  s'effacer;  que  les  hérétiques,  les  ennemis  de  la  croyance  catho- 
lique, sont  placés  en  dehors  des  lois  de  l'humanité;  que  tout  est  permis,  soit 
pour  les  ramener  à  la  foi,  soit,  s'ils  s'y  refusent,  pour  les  anéantir,  et  que  les 
promesses  de  tolérance  ou  d'indulgence  qu'on  leur  aurait  faites  sont  nulles  de 
droit  comme  contraires  à  la  loi  de  Dieu. 

Ces  maximes  révoltantes  étant,  en  réalité,  celles  qui  servaient  de  base  à 
l'inquisition,  qui  dirigeaient  tous  ses  procédés  et  pouvaient  seules  les  justifier, 
il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  de  les  trouver  citées  dans  les  ouvrages  des  poètes 
espagnols  du  xvii"  siècle,  comme  autant  d'axiomes  incontestables  ou  plutôt 
comme  des  idées  parfaitement  naturelles,  comme  des  lieux  communs  dont  la 
négation  constituerait  un  inacceptable  paradoxe.  On  voit  parfaitement,  aux 
locutions  proverbiales  qu'emploient  ces  poètes,  aux  plaisanteries  même  qu'ils 
placent  à  tout  propos  dans  la  bouche  de  leurs  bouffons,  que  la  qualification 
d'hérétique  constituait  alors  la  plus  grossière  et  la  plus  cruelle  injure,  que  la 
pensée  de  l'hérésie  éveillait  immédiatement  et  inévitablement  dans  les  esprits 
celle  du  feu  et  du  bûcher,  que  le  meurtre  des  mécréans  passait  pour  un  acte 
aussi  glorieux  que  méritoire,  et  qu'on  croyait  fermement  pouvoir  tout  se 
permettre  à  leur  égard,  la  perfidie  comme  la  cruauté. 

Ici  encore,  en  parcourant  le  théâtre  espagnol  pour  y  chercher  des  exemples 
à  l'appui  de  cette  assertion ,  nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix.  Psous 
pourrions  citer  la  f'ierge  du  Sanctuaire,  où  Calderon  nous  montre  la  mère 
de  Dieu  glorifiant  la  violation  des  engagemens  pris  par  un  traité  formel  avec 
les  IMaures  de  Tolède,  pour  les  maintenir  dans  la  possession  de  leur  grande 
mosquée,  et  venant  tout  exprès  proclamer  qu'il  n'est  pas  de  plus  grand  péché 
que  de  garder  la  parole  donnée  aux  infidèles.  Tsous  nous  arrêterons  de  préfé- 
rence à  un  autre  drame  assez  peu  connu  du  même  auteur,  le  Schisme 
d'Angleterre,  dont  la  conception  nous  paraît  offrir  un  caractère  d'originalité 
tout-à-fait  particulier. 

Calderon  y  a  embrassé  un  bien  vaste  sujet,  la  lutte  d'Henri  VIII  contre  le 
protestantisme,  puis  ses  amours  avec  Anne  Boulen,  son  divorce,  sa  rupture 
avec  l'église  de  Rome  qui  en  fut  la  conséquence,  la  disgrâce  du  cardinal 
IVolsey,  premier  auteur  de  cette  révolution,  la  mort  sanglante  de  la  malheu- 
reuse Anne,  et  enfin,  après  tous  ces  évènemens  historiques  plus  ou  moins 
défigurés,  un  fait  purement  imaginuire,  le  repentir  de  Henri  VIII  et  sou 


^S\  REVUE   DES,   DEUX    MONDES. 

retour,  assez  vaguement  indiqué  d'ailleurs,  au  catholicisme.  Une  telle  série  de 
faits,  dont  un  seul  a  fourni  à  Shakespeare  les  élémens  d'un  de  ses  plus  beaux 
drames,  ne  pouvait  évidemment  être  développée  d'une  manière  satisfaisante 
dans  les  limites  étroites  que  comporte  une  représentation  dramatique.  Aussi, 
Calderon  n'en  a-t-il  tiré  qu'une  ébauche  assez  grossière  et  remarquable  seule- 
ment sous  le  rapport  historique,  parce  qu'elle  donne  une  idée  de  Topinion 
qu'on  se  formait  à  jMadrid  sur  la  révolution  encore  bien  récente  qui  avait 
changé  la  religion  de  l'Angleterre.  Ce  qui  est  vraiment  curieux,  c'est  que  Cal- 
deron, en  rejetant  sur  l'ambition  et  l'orgueil  de  AVolsey  et  d'Anne  Boulen 
tout  l'odieux  de  cette  révolution,  fait  de  Henri  VIII  un  assez  bon  homme,  un 
peu  vif,  un  peu  crédule,  mais  prompt  à  revenir,  facile  au  repentir,  et  dont  un 
conseiller  perfide  ne  réussit  qu'à  grand'peine  à  vaincre  un  moment  la  pro- 
fonde vénération  pour  le  pape,  qu'il  appelle  un  vice-Dieu,  un  Dieu  même, 
doué  sur  la  terre  de  la  toute-puissance. 

L'intérêt  de  cette  pièce  se  concentre  sur  la  reine  Catherine,  douce,  tendre, 
résignée,  généreuse,  et  particulièrement  sur  sa  fille,  celle  qui  épousa  depuis 
Philippe  II ,  qui  porta  sur  le  trône  un  zèle  si  outré  pour  le  catholicisme,  et  que 
les  Anglais  ont  flétrie  du  nom  de  la  sanglante  Marie.  Un  tel  personnage 
devait  plaire  à  Calderon.  Le  caractère  qu'il  lui  prête  est  d'une  bizarrerie  bien 
c'aractéristique,  et  amène  un  dénouement  aussi  singulier  qu'inattendu. 

Le  roi  a  ordonné  la  mort  d'Anne  Boulen,  qu'il  a  surprise  dans  un  entretien 
secret  avec  un  ancien  amant.  L'illusion  passionnée  qui  l'a  entraîné  à  commettre 
tant  d'erreurs  est  complètement  dissipée,  et  il  est  sur  le  point  de  rappeler  auprès 
de  lui  la  reine  Catherine,  lorsque  la  princesse  Marie,  vêtue  de  deuil,  vient  lui 
annoncer  que  sa  malheureuse  mère  a  succombé  à  ses  chagrins.  En  apprenant 
cette  douloureuse  nouvelle,  Henri  s'abandonne  à  l'expression  de  ses  remords 
et  de  ses  regrets;  il  prie  celle  dont  il  a  causé  les  souffrances  et  la  mort  d'inter- 
céder pour  lui  auprès  de  la  Divinité;  il  témoigne  le  désir  de  réparer  le  mal 
qu'il  a  fait  à  la  religion.  Dès  ce  moment  même,  afin  d'assurer  à  la  fille  de 
Catherine  la  succession  au  troue,  il  veut  que  le  parlement  soit  convoqué 
pour  la  reconnaître  en  qualité  d'héritière  et  lui  prêter  serment.  Vainement 
Marie  le  conjure  de  laisser  quelques  instans  à  sa  douleur.  Il  faut  que  la 
volonté  du  roi  s'accomplisse  sans  délai. 

Le  parlement  est  réuni  Le  roi  et  la  princesse  sont  assis  sur  un  trône,  et  à 
leurs  pieds  est  le  cadavre  d'Anne  Boulen,  recouvert  d'un  voile,  que  le  roi  fait 
enlever  en  présence  du  public-  Ici  commence  une  scène  étrange. 

Marie.  — Votre  majesté  m'a  dignement  vengée,  puisqu'elle  a  mis  à  mes 
pieds  celle  qui  voulait  s'élever  au-dessus  de  ma  tête.  Cet  heureux  commence- 
ment m'annonce,  j'ose  l'espérer,  un  avenir  aussi  glorieux  que  fortuné. 

Un  capitaine  des  gardes.  — Le  très  chrétien  Henri,  ce  monarque  si 
grand,  que  la  couronne  d'Angleterre,  malgré  l'éclat  dont  elle  brille,  est  au- 
dessous  de  son  mérite,  pour  dissiper  l'erreur  du  vulgaire  ignorant  qui  pour- 
rait croire  que  la  reine  Catherine  n'était  pas  sa  légitime  épouse,  veut  que  son 


THEATRE  ESPAGNOL.  33S 

unique  fille,  la  princesse  Marie,  soit  prorlamée  héritière  du  trône,  et  que, 
comme  telle,  on  lui  jure  fidélité.  C'est  pour  cela  qu'il  a  convoqué  à  Londres 
tous  les  grands  d'Angleterre.  En  vertu  de  sa  toute-puissance,  il  leur  ordonne 
de  prêter  le  serment.  Sont-ils  prêts  à  obéir.' 

Tous.  —  Nous  sommes  prêts. 

Le  capitaine.  —  Son  altesse  jurera  à  son  tour  d'accomplir  les  engagemens 
que  je  vais  énumérer.  Elle  consacrera  tous  ses  soins,  toutes  ses  forces,  elle  ne 
reculera  devant  aucun  sacrifice  pour  maintenir  ses  sujets  en  paix  :  c'est  le  pre- 
mier devoir  des  rois.  Elle  ne  contraindra  personne  à  renoncer  aux  innovations 
religieuses  qui  se  sont  introduites  dans  ce  pays.  Pour  éviter  de  fâcheuses  que- 
relles, elle  persistera  dans  la  politique  suivie  par  son  père  à  l'égard  du  pontife 
romain.  Elle  n'enlèvera  pas  aux  laïques  les  revenus  ecclésiastiques  qui  leur 
ont  été  distribués,  et  elle  ne  verra  pas  un  vol  dans  ce  changement  de  destina- 
tion. Si  votre  altesse  prête  ce  serment,  toute  la  noblesse  va  la  reconnaître 
pour  héritière. 

IMabie.  —  Je  ne  veux  pas  l'être  à  ce  prix.  Est-il  possible,  sire,  que  votre 
majesté  m'ordonne  de  prêter  ce  serment  ? 

Le  Roi.  —  Le  parlement  l'exige,  et  ce  n'est  pas  une  innovation  qu'il 
demande. 

Marte.  —  Si  le  parlement  croit  que  je  m'y  soumettrai ,  il  se  trompe;  la  pro- 
messe de  mille  couronnes  ne  me  l'arracherait  pas.  Puisque  votre  majesté  con- 
naît la  vérité,  je  la  conjure  de  ne  pas  permettre  que,  pour  un  intérêt  mondain , 
la  loi  de  Dieu  soit  foulée  aux  pieds.  Le  prince  qui  a  écrit  sur  les  sept  sacremens 
ce  livre  rempli  d'une  doctrine  si  merveilleuse,  que  les  plus  savans  théologiens 
en  parlent  avec  respect,  qui  a  condamné  la  désobéissance  au  pape  par  des 
argumens  telleinens  concluans,  qu'ils  imposent  silence  à  riiéréîique  le  pluS 
opiniâtre ,  qui  a  réfuté  si  victorieusement  tous  les  sophismes  de  Luther,  ce 
monstre  de  l'Allemagne,  peut-il  se  contredire  à  ce  point? 

Le  Roi.  — Tu  dis  vrai;  mais  il  faut  ménager  mon  honneur.  Infortuné 
Henri ,  que  de  malheurs  t'attendent!  IMarie,  vous  êtes  jeune,  vous  êtes  femme; 
c'est  votre  peu  d'expérience  qui  vous  fait  parler  ainsi.  Vous  reconnaîtrez  bien- 
tôt qu'il  vous  importe  de  faire  ce  qu'on  vous  demande. 

Marie.  —  Ce  qui  importe,  c'est  que  nous  rendions  à  l'église  une  humble 
obéissance;  pour  moi,  je  me  prosterne  devant  elle,  je  me  soumets  à  s?s  dé- 
crets, et  je  renonce  à  toutes  les  promesses  du  monde  plutôt  que  de  renier  la 
loi  divine. 

Le  Roi.  -  On  ne  vous  demande  pas  de  renier  cette  loi,  mais  de  laisser 
dormir  quelques-unes  de  ses  dispositions. 

Marie.  —  Manquer  ti  une  seule,  c'est  les  violer  toutes. 

Un  miïnistre.  —  Sire,  veuillez  engager  la  j)rincesse  à  ne  pas  résister  dasan- 
tage.  A  moins  qu'elle  ne  cède,  le  parlement  refusera  de  lui  jurer  fidéliié. 

Marie.  — Et  il  fera  très  bien,  car  je  ne  veux  pas  qu'il  ignore  que  si ,  moi 
régnant,  qui  que  ce  soit  osait  enfreindre  les  préceptes  de  ma  religion,  je  I0 
ferais  brûler  vif.  Le  plus  prompt  repentir  pourrait  seul  l'en  sauver. 


336  BEVUE   DES  DEUX  .MONDES. 

Le  Roi.  —  C'est  sa  jeunesse  qui  la  fait  parler  ainsi  ;  mais  elle  a  trop  d'intel- 
ligence pour  ne  pas  se  modérer  avec  le  temps.  Le  parlement  peut  lui  prêter 
serment.  Si ,  devenue  reine,  elle  ne  gouverne  pas  au  gré  de  la  nation  ,  la  nation 
la  déposera.  (  \  voix  basse.)  Dissimulez  et  taisez-vous,  IMarie;  un  jour  viendra 
où  vous  pourrez  sans  danger  vous  livrer  à  l'ardeur  de  votre  zèle,  et  où  cette 
étincelle  produira  un  incendie. 

Le  capitaine  des  gardes.  —  Le  parlement  veut-il  prêter  le  serment.^ 

Tous.  —  Oui,  puisque  le  roi  l'ordonne. 

Le  ministre.  —  Avec  les  conditions  exprimées. 

Marie  ,  à  part.  —  Je  n'accepte  pas  ces  conditions. 

Cette  scène,  qui  exprime  bien  évidemment  la  pensée  de  Calderon  et  de  son 
siècle,  vaut  toute  une  dissertation  historique.  On  ne  peut  pas  être  surpris  qu'un 
pays  où  l'on  concevait  ainsi  la  religion,  la  morale  et  la  politique,  soit  tombé 
dans  la  situation  déplorable  où  on  devait  le  voir  bientôt  après,  et  vers  laquelle 
il  marchait  dès-lors  à  grands  pas.  Cette  appréciation  serait  pourtant  incom- 
plète, et  par  conséquent  inexacte,  si  nous  n'ajoutions  qu'à  ce  qu'il  y  avait 
dans  un  pareil  ordre  d'idées  d'absurde,  de  révoltant,  de  cruel ,  se  mêlait  une 
certaine  grandeur,  qui ,  à  quelques  égards ,  en  tempérait  les  déplorables  effets. 
Nulle  part,  sans  doute,  l'exaltation  religieuse  n'a  pris  plus  qu'en  Espagne  le 
caractère  d'une  exagération  poussée  parfois  jusqu'à  la  déraison  la  plus  absolue, 
jusqu'à  la  férocité;  mais,  dans  d'autres  pays,  elle  a  dégénéré  en  superstitions 
ridicules  et  puériles  qui  ont  énervé  et  dégradé  complètement  le  caractère 
national.  En  Espagne,  il  n'en  a  pas  été  ainsi.  Quelque  chose  de  fier,  d'ardent, 
de  passionné,  y  a  constamment  plané  sur  les  démonstrations  extérieures  de  la 
piété.  Tandis  qu'ailleurs  la  religion  tout  entière  s'absorbait  dans  d'étroites  et 
mesquines  pratiques  de  dévotion,  elle  prenait  en  Espagne  le  caractère  d'une 
inspiration  puissante  et  élevée  jusque  dans  ses  écarts.  Le  fanatisme,  où  il  entre 
toujours  une  certaine  dose  d'énergie,  y  dominait  la  superstition,  principe 
infaillible  d'affaiblissement,  et  c'est  sans  doute  une  des  causes  auxquelles  le 
peuple  espagnol  doit  d'avoir  conservé,  jusque  dans  la  profonde  décadence  de 
son  gouvernement,  de  ses  institutions,  de  ses  classes  supérieures,  le  germe 
d'une  force  morale  qui,  sommeillant  en  quelque  sorte  dans  les  temps  ordi- 
naires, devait,  lorsque  de  grandes  circonstances  viendraient  la  stimuler,  se 
réveiller  avec  éclat,  au  profond  étonnement  de  l'Europe,  pour  faire  bientôt 
place,  il  est  vrai ,  à  un  nouvel  engourdissement. 

Ce  côté  favorable  de  l'exagération  du  principe  religieux,  qui  pendant  les 
trois  derniers  siècles  a  régné  au-delà  des  Pyrénées,  se  retrouve  jusque  dans 
les  drames  dont  nous  avons  signalé  les  innombrables  extravagances.  11  ressort 
bien  mieux  encore  dans  quelques  autres,  grâce  à  la  nature  plus  heureuse  du 
sujet.  Calderon  surtout ,  celui  de  tous  les  poètes  espagnols  qui  a  porté  le  plus 
de  grandeur  et  de  noblesse  dans  cette  branche  de  l'art  dramatique,  a  montré 
plus  d'une  fois  tout  le  parti  qu'un  génie  tel  que  le  sien  pouvait  tirer  de 
pareilles  idées.  Dans  le  Martyr  de  Portugal ,  dans  le  Magicien  prodi- 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  337 

gieux  et  dans  quelques  autres  ouvrages  encore,  il  a  su  exprimer  admira- 
blement la  puissance  du  sentiment  de  la  foi.  Il  y  a  d'ailleurs  dans  tout 
ce  qu'il  a  produit,  surtout  en  ce  genre,  une  verve  de  poésie  fantastique 
qui  lui  est  particulière  et  qu'on  ne  retrouve  au  même  degré  dans  aucun  de 
ses  contenq)orains.  On  risquerait  donc  de  se  tromper  si  l'on  voulait  cher- 
cher en  lui  l'exacte  mesure  de  son  siècle.  La  comédie  si  célèhre  en  Espagne  du 
Diable  prédicateur,  oeuvre  d'un  génie  moins  éminent,  quoique  bien  remar- 
quable encore ,  peut  être  considérée  comme  un  écho  plus  exact  des  impres- 
sions religieuses  du  temps  dans  ce  qu'elles  avaient  d'élevé,  de  puissant,  de 
vraiment  original. 

Le  Diable  prédicateur  appartient  à  la  classe  des  drames  anonymes,  si 
nombreux  dans  le  répertoire  espagnol  ;  les  opinions  qui  l'attribuent  soit  à 
Louis  de  Belmonte,  soit  à  tel  autre  poète  du  règne  de  Philippe  IV,  ont  en  effet 
trop  peu  de  consistance  pour  qu'on  puisse  s'y  arrêter  avec  quelque  apparence 
de  certitude. 

Pour  bien  apprécier  ce  singulier  ouvrage,  il  faut  d'abord  constater  l'esprit 
dans  lequel  il  a  été  composé.  Le  but  de  l'auteur  était  de  glorifier  l'ordre  reli- 
gieux des  franciscains,  d'exciter  en  sa  faveur  la  dévotion  et  la  munificence 
des  fidèles,  et  ce  but,  il  paraît  qu'il  l'avait  complètement  atteint.  Pendant 
bien  long-temps,  en  effet,  lorsque  ces  moines,  si  populaires  en  Espagne, 
croyaient  s'apercevoir  d'un  relfichement  dans  l'espèce  de  culte  dont  ils 
étaient  l'objet,  d'une  diminution  dans  la  sonuue  des  aumônes  qu'on  leur  pro- 
diguait, ils  demandaient  qu'on  remit  sur  la  scène  le  Diable  prédicateur  :  cet 
expédient  bizarre  était,  dit-on ,  d'un  effet  assuré.  On  comprend  ce  qu'offre  de 
curieux,  pour  l'étude  de  l'histoire  et  de  l'esprit  humain,  l'examen  du  drame 
qui  agissait  ainsi  sur  les  imaginations. 

L'action  se  passe  à  Lucques.  Le  prince  de  l'abîme,  Lucifer,  monté  sur  un 
dragon  ailé,  fait  en  ce  moment  un  voyage  autour  du  monde  pour  s'assurer 
par  lui-même  de  l'étendue  de  sa  puissance.  Il  appelle  Asmodée,  à  qui  il  a 
laissé  en  son  absence  le  gouvernement  de  l'empire  infernal.  Il  lui  raconte  ce 
qu'il  a  vu  et  les  projets  nouveaux  que  lui  ont  suggérés  ses  observations.  Il  a 
trouvé  les  neuf  dixièmes  de  la  terre  soumis  à  son  obéissance,  plongés  dans  les 
ténèbres  de  l'islamisme  ou  adorant  de  fausses  divinités.  A  peine  quelques  con- 
trées de  l'Europe  reconnaissent-elles  la  loi  du  vrai  Dieu.  Parmi  les  ordres  reli- 
gieux qui  y  sont  établis,  et  qui,  par  leurs  prières,  désarment  la  colère  du  ciel , 
irrité  de  tant  de  profanations  et  de  crimes,  il  en  est  un  qui  a  surtout  frappé 
Tattention  de  Lucifer,  et  dont  il  ne  parle  qu'avec  un  douloureux  emporte- 
ment, parce  qu'il  y  voit  le  principal  instrument  du  salut  des  âmes,  le  principal 
obstacle  au  succès  de  ses  efforts  :  c'est  l'ordre  des  franciscains.  Le  poète 
place  ici  dans  la  bouche  du  démon  un  résumé  des  légendes  et  des  traditions 
qui  ont  popularisé  dans  la  Péninsule  la  mémoire  de  saint  François;  il  rap- 
pelle, par  des  allusions  rapides  qui  prouvent  combien  ces  traditions  étaient 
alors  universellement  connues,  les  similitudes  que  la  faveur  céleste  avait 
voulu  établir  entre  la  vie  du  sauveur  des  hommes  et  celle  du  fondateur  des 


338  REVUE  DFS  DEUX  MONDES. 

moines  inendiitus,  l'un  et  Tautre  n-'s  dans  une  éîable,  l'iui  et  Tiiutre  assistés 
dans  leurs  travaux  par  douze  disciples,  tous  deux  flairel lés  jusqu'au  sang,  tous 
deux  percés  de  cinq  glorieuses  blessures.  A  cette  comparaison ,  que  nous  ne 
suivrons  pas  dans  ses  détails  minutieux ,  succède  un  magnifique  éloge  du  zèle 
'   et  de  la  piété  des  religieux  franciscains,  dont  les  efforts  conduisent  au  ciel 
plus  d'aines  (/i;e  tons  les  kérésiurf/ties  réunis  n'en  ont  jamais  précipité 
dans  les  enfers  et  que  FOcéan  ne  contient  de  grains  de  sable.  Lucifer  voit 
en  eux  ses  plus  redoutables  ennemis.  Son  orgueil  s'en  irrite  autant  que  son 
ambition  :  »  Il  ne  faut  pas  te  le  dissimuler,  Asmodée,  dit-il  à  son  conddent; 
si  je  ne  ine  hâte  d'y  pourvoir,  il  n'y  aura  bientôt  plus  un  spu!  lieu  où  ces  men- 
dians  déguenillés  n'aient  arboré  la  bannière  de  celui  qui,  par  son  héroïque 
•humilité,  a  mérité  d'être  appelé  le  grand  lieutenant  du  Christ  et  d'occuper 
la  place  que  m'a  fait  perdre  jadis  ma  téméraire  présomption.  Voici  l'entre- 
prise où  je  t'appelle;  certes  elle  n'est  pas  aisée;  mon  audace  n'en  a  pas  tenté 
de  plus  difiicile  depuis  celle  que  j'osai  diriger  contre  le  trône  céleste.  La  règle 
<îue  suivent  ces  hommes,  c'est,  tu  ne  l'ignores  pas,  la  vie  apostolique.  Cette 
règle  n'a  pas  été  établie  par  une  simple  inspiration  d'en  haut;  c'est  Dieu 
lui-même  qui ,  de  sa  propre  bouche,  l'a  dictée  à  François,  et  lorsque  François, 
ému  de  pitié  pour  ses  successeurs,  lui  demanda  où  des  êtres  soumis  aux  fai- 
blesses humaines  puiseraient  la  force  nécessaire  pour  observer  les  vingt-cinq 
préceptes  dont  elle  se  compose,  préceptes  si  rigoureux  qu'aucun  ne  peut  être 
enfreint  sans  péché  mortel  :  ]Ne  t'en  inquiète  pas,  lui  répondit  le  Seigneur,  je 
4ne  charge  de  susciter  ceux  qui  les  garderont.  —  Mais  il  n'a  pas  dit  que  tous  sans 
exception  y  seraient  fidèles;  s'il  l'ei'it  dit,  tous  nos  efforts  seraient  vains.  Pais 
•donc  pour  l'Espagne,  dirige-toi  sur  Tolède  qui  en  est  aujourd'hui  la  princi- 
pale cité,  jettes-y  les  germes  de  l'impiété  parmi  les  bommes  d'une  condition 
moyenne  et  dans  le  corps  des  marchands,  auxquels  ces  moines  doivent  princi- 
palement les  aumônes  qui  les  font  vivre;  empêche  que  la  dévotion  ne  prenne 
racine  dans  leurs  cœurs,  car  les  Espagnols  tiennent  fortement  aux  impressions 
qu'ils  ont  une  fois  reçues.  Quant  aux  riches,  ne  t'inquiète  pas  d'eux,  leurs 
désirs  immodérés  agiront  plus  efficacement  sur  leur  ame  que  toutes  tes  insi- 
nuations. Eussent-ils  sous  les  yeux  des  milliers  de  pauvres,  ils  n'y  feront 
■aucune  attention.  Comme  ils  n'ont  jamais  vu  de  près  le  besoin  ,  ils  ne  le  com- 
prennent pas  :  je  parle  du  plus  grand  nombre;  on  trouve  partout  des  excep- 
tions. Pour  moi ,  je  reste  dans  cette  ville  de  Lucques  où  je  travaille,  par  mes 
artifices,  à  empêcher  ces  moines  de  conserver  un  couvent  qu'ils  y  ont  fondé, 
.le  m'efforce  d'engager  les  habitans  à  changer  en  mauvais  traitemens  et  en 
injures  les  aumônes  qu'ils  leur  accordaient.  Déjà  je  les  ai  presque  amenés  à 
croire  qu'il  est  plus  méritoire  de  venir  au  secours  de  ceux  qui  vivent  dans  la 
misère  avec  une  famille  qu'ils  ont  peine  à  soutenir,  que  de  ces  religieux  men- 
dians  qui  ne  rendent  aucun  service  à  l'état...  Pars  donc  pour  l'Espagne.  Ces 
malheureux  ont  beau  implorer  la  protection  divine  :  je  ferai  si  bien  que  ce 
nouveau  vaisseau  de  l'église  échouera  contre  les  écueils  impies  et  les  cœurs 
rebelles.  Se  voyant  refuser  le  strict  nécessaire,  ils  auront  peine  à  se  défendr* 


THÉAÏilE   ESPAGNOL.  33t 

des  entroinemens  de  la  faiblesse  humaine.  Leur  confiance  sera  pour  le  moins 
ébranlée,  et  le  navire  qui  les  porte,  s'il  ne  se  perd  pas  tout-à-fait,  sera  au 
moins  maltraité  parla  tempête;  il  s'égarera  dans  les  bas-fonds,  s'il  ne  se  brise: 
complètement.  » 

Asmodée,  obéissant  aux  ordres  de  son  souverain,  s'éloigne  à  l'instant.- 
Depuis  ce  moment,  il  n'est  plus  question  de  lui  ni  de  sa  mission.  Toute  l'action 
du  drame  se  concentre  dans  l'attaque  que  Lucifer  lui-même  dirige  contre  les 
religieux  de  Lucques.  Le  plan  qu'il  vient  d'annoncer  s'exécute  de  point  en; 
point.  Les  bourgeois,  cédant  aux  suggestions  secrètes  du  démon,  deviennent' 
sourds  aux  prières  des  malheureux  religieux,  les  aumônes  cessent  complète- 
ment. Un  certain  Ludovic,  le  plus  riche,  mais  aussi  le  plus  impie  des  habitans 
de  Lucques,  se  distingue  surtout  par  la  brutalité  de  ses  refus.  Vainement  le 
père  gardien  s'efforce  de  ranimer  par  ses  exhortations  la  ferveur  des  lidèles. 
Son  insistance  ne  fait  qu'irriter  des  esprits  prévenus.  Poursuivi,  menacé,  il  se 
voit  forcé  de  rentrer  dans  son  couvent,  dont  les  portes,  se  refermant  à  l'instant  sur 
lui ,  peuvent  à  peine  le  soustraire,  lui  et  ses  moines,  aux  outrages  de  la  foule.' 
Le  gouverneur  lui-même,  s'associantà  la  haine  populaire,  essaie  d'abord  d'en- 
gager les  religieux  à  quitter  une  ville  où  on  ne  veut  plus  les  supporter,  et  bientôt 
il  prétend  les  y  obliger.  Privés  de  toutes  ressources ,  épuisés  par  la  faim  qui  les 
presse,  le  courage  des  religieux  faiblit.  Déjà  on  parle  de  vendre  les  vases  sacrés, 
d'aller  chercher  ailleurs  une  terre  plus  hospitalière.  Le  père  gardien,  dont  la 
pieuse  et  noble  fermeté  a  jusqu'à  ce  moment  résisté  aux  instances  de  ses  frères, 
commence  à  chanceler.  Lucifer  triomphe.  Il  se  croit  au  moment  d'atteindre  le" 
but  qu'il  s'était  proposé,  mais  sa  joie  est  de  courte  durée.  Tout  à  coup  une' 
clarté  éclatante  vient  l'éblouir.  L'Enfant-Jésus  lui  apparaît,  le  visage  couvert 
d'un  voile.  Auprès  de  lui  est  saint  Michel,  qui  apostrophe  ainsi  l'ange  déchu. 

Saint  Michel.  — Serpent  infernal,  j'humilierai  ton  orgueil. 

Lucifer.  —  Michel  ! 

Saint  Michel.  —  Comment,  connaissant  la  promesse  que  le  Créateur  a 
faite  à  François,  comment  as-tu  pu  croire  que  tes  fourberies  enlèveraient  à 
ces  religieux  leurs  moyens  d'existence? 

Lucifer.  —  JNul  ne  sait  mieux  que  moi  que  l'immense  parole  de  Dieu  ne 
peut  manquer  d'être  accomplie,  mais  la  confiance  qu'on  place  en  elle  peut 
tiillir,  et  déjà  il  est  bien  sûr  que,  si  ce  sentiment  n'est  pas  tout-à-fait  détruit 
chez  ces  moines,  il  est  au  moins  fort  ébranlé.  Il  n'est  pas  indispensable,  pour 
que  je  triomphe,  qu'ils  soient  privés  de  ce  qui  leur  est  nécessaire;  il  suffît  que 
j'aie  décidé  le  peuple  à  le  leur  refuser. 

Saint  Michel.  —  Eh  bien!  tu  déferas  toi-même  ton  ouvrage.  Pour  punir 
ta  faute,  tu  es  chargé  d'amener  Ludovic  à  se  repentir,  à  se  soumettre  à  la  loi 
sainte. 

Lucifer.  —  Moi!  lutter  contre  moi-même,  malheureux  que  je  suis! 

Saint  Michel.  —  Ce  n'est  pas  tout,  il  faut  encore  que  tu  construises  un 
autre  couvent  où  en  dépit  de  toi  François  comptera  d'autres  disciplesi. 


340  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lucifer.  —  Comment? 

Saint  Michel.  —  INe  réplique  pas.  Il  faut  que  tu  fasses  ce  que  ferait  Fran- 
çois. Entre  dans  son  couvent,  lleproelie  à  ses  moines  d'avoir  pu  penser  un 
instant  à  l'abandonner.  C'est  à  toi  qu'il  appartient  désormais  d'assurer  leur 
subsistance  et  en  outre  de  leur  fournir  des  moyens  de  secourir  un  certain 
nombre  de  pauvres,  comme  le  prescrit  la  règle  que  Dieu  leur  a  dictée.  Va  donc, 
etjusqu'à  ce  que  tu  reçoives  de  nouveaux  ordres,  exécute  scrupuleusement  ceux 
que  je  viens  de  te  donne. .  .  u  apprendras  ainsi  à  ne  plus  t'attaquer  à  François 
dans  ses  moines. 

Lucifer  reste  accablé.  Son  désespoir  s'exliale  en  plaintes  douloureuses  contre 
îa  partialité  du  Très-Haut,  qui,  non  content  d'avoir  donné  aux  hommes  tant 
de  moyens  de  résister  à  ses  attaques,  le  force  ainsi  à  se  combattre  lui-même. 
Cependant  il  faut  obéir.  Revêtu  d'un  froc  de  franciscain ,  il  se  présente  à  l'im- 
proviste  au  milieu  des  religieux  qui  déjà  se  préparent  à  quitter  leur  retraite  et 
à  s'éloij;ner. 

Lucifer.  —  Deograiias,  mes  frères.  (A  part.)  Quel  supplice! 

Le  père  gardien.  —  Dieu  me  soit  en  aide!  Qui  étes-vous,  mon  père.^ 
Comment  étes-vous  entré  ici.^ 

Frère  Nicolas.  —  U  n'a  pu  entrer  par  la  porte,  je  l'avais  fermée. 

Lucifer.  —  Aucune  porte  n'est  fermée  pour  la  puissance  divine.  C'est  elle 
qui ,  sans  que  je  pusse  m'y  refuser,  m'a  amené  ici  d'un  pays  tellement  éloigné, 
que  le  soleil  lui-même  ignore  son  existence  ou  dédaigne  de  le  visiter. 

Le  père  gardien.  —  Votre  nom? 

Lucifer.  —  Je  m'appelle  frère  Obéissant  forcé.  On  me  nonnnait  jadis 
Chérubin. 

Le  frère  Antolin  (  le  gracioso.)  —  C'est  sans  doute  un  Basque. 

Le  père  gardien.  —  Mon  père,  dites-nous  ce  qui  vous  amène. Vos  pa- 
roles, le  prodige  de  votre  entrée  dans  ce  couvent,  malgré  la  clôture  des  portes, 
nous  remplissent  de  trouble  et  d'inquiétude,  .le  crains  quelque  piège  de  notre 
grand  ennemi. 

Lucifer.  —  Ne  craignez  rien.  C'est  par  l'ordre  de  Dieu  que  je  viens,  c'est 
lui  qui  m'a  ciiargé  de  vous  reprocher  votre  peu  de  foi.  Les  soldats  enrôlés  sous 
la  bannière  du  grand  lieutenant  du  Christ  doivent-ils  abandonner  ainsi  lâche* 
ment  la  place  qu'il  leur  a  confiée?  U  n'y  a  pas  encore  deux  jours  que  l'ennemi 
vous  tient  assiégés,  et  déjà  votre  force,  votre  espérance,  se  sont  évanouies! 
Ceux  (jui  devaient  résister  comme  des  rocs  aux  attaques  de  l'impiété,  en  qui  la 
moindre  hésit<'ition  sera  .  déjà  coupable,  reculent  ainsi  à  la  simple  menace  du 
danger  !  Sachant  que  Dieu  a  promis  à  notre  père  que  le  nécessaire  ne  man- 
querait jamais  à  ses  enfans,  ils  ont  pu  se  rendre  coupables  au  point  de  douter 
de  l'accomplissement  d'une  promesse  divine!  (A  part.)  Est-il  bien  possible  que 
ce  soit  moi  qui  j  arle  ains'.  !  .Te  me  sens  tout  brûlant  de  ;c.!.  re.  (Haut.)  Croyez 
qu'alors  nr^'Of  tçi'.e  daiis  1  univers  entie.-  les  êtres  raisonnables  fermeraient, 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  341 

sans  exception ,  leur  cœur  à  la  pitié ,  les  anges  vous  apporteraient  la  nourriture 
qui  vous  a  été  promise ,  le  démon  lui-même  s'en  chargerait  au  besoin. 

Le  frère  Antoj.in.  —  Il  parle  avec  tant  de  chaleur,  que  la  flamme  sort 
par  ses  yeux. 

Le  père  gardien.  — ^Mon  père,  je  vois  bien  que  vous  êtes  un  envoyé  de 
Dieu  ;  je  le  reconnais  à  l'empire  que  vos  paroles  exercent  sur  nous.  Je  sens  que 
maintenant  j'expirerais  de  faim  mille  fois  plutôt  que  d'abandonner  la  maison 
de  mon  père  saint  Fronçois. 

Le  frère  Pierre.  —  Il  n'est  pas  un  de  ses  vrais  enfans  qui  ne  soit  prêt  à 
donner  sa  vie  pour  Dieu. 

Le  frère  Nicolas.  -  Et  ils  se  repentent  tous,  mon  père,  d"a\oir  pu  un 
seul  instant  penser  à  tourner  le  dos  au  danger. 

Lucifer  ,  à  part.  —  Ainsi  donc,  la  peur  naturelle  à  laquelle  ils  ont  un  mo- 
ment cédé  devient  pour  eux  une  occasion  de  s'acquérir  de  nouveaux  titres  à  la 
faveur  du  ciel!  Ceux  que  Dieu  protège  rentrent  bien  vite  dans  la  bonne  voie... 
(Haul.)  Mes  frères,  apaisez  par  des  sacrifices  le  juste  mécontentement  du  Créa- 
teur, qui  vous  porte  tant  de  tendresse.  Pour  moi ,  je  me  charge  de  pourvoir  à 
votre  subsistance;  je  serai  votre  aumônier. 

Le  frère  AisTOLiK.  —  Vous  espérez  trouver  des  aumônes  dans  cette  ville:' 
Vous  me  faites  rire. 

Lucifer.  — Vous  serez  bientôt  détrompé...  Père  gardien ,  ne  craignez  rien , 
faites  ouvrir  ces  portes. 

Le  père  gardien.  — C'est  un  ange,  il  faut  lui  obéir...  Mais  le  ciel  m'é- 
claire. Dieu  me  soit  en  aide...  Cachons  ce  prodige  à  mes  religieux. 

Lucifer.  —  Allez  tous  au  chœur,  et  cessez  de  craindre.  Tant  que  je  vous 
assisterai,  le  bercail  de  François  sera  à  l'abri  des  attaques  des  loups. 

Le  père  gardien.  —  Oui,  puisque  Dieu  a  changé  le  poison  en  contre- 
poison. 

Lucifer  se  met  à  l'œuvre,  et  tout  a  bientôt  changé  de  face.  Les  aumônes 
arrivent  de  toutes  parts  au  couvent,  les  moyens  ordinaires  ne  suffisent  plus 
pour  les  y  transporter.  Du  surplus  des  produits  de  la  charité  publique,  un 
autre  monastère  s'élève  avec  rapidité.  Le  prétendu  moine  se  multiplie.  On  le 
voit  partout  à  la  fois,  parcourant  la  ville  pour  stimuler  la  générosité  des  fidèles, 
dirigeant  la  construction  du  nouvel  édifice,  pressant  les  ouvriers,  faisant 
preuve  entons  lieux  d'une  activité,  d'une  adresse,  d'une  force  miraculeuse. 
Les  religieux,  frappés  de  ces  qualités  extraordinaires  auxquelles  se  mêle  dans 
l'inconnu  quelque  chose  d'étrange  et  de  mystérieux,  se  demandent  qui  il  peut 
être.  L'un  croit  voir  en  lui  un  être  étranger  à  l'humanité-,  l'autre,  à  son  ton 
d'autorité  et  à  une  certaine  âpreté  de  langage,  le  prend  pour  le  prophète  Élie. 
Le  père  gardien,  qu'une  révélation  divine  a  instruit  de  la  vérité,  conseille  à 
ses  frères  de  ne  pas  chercher  à  pénétrer  les  secrets  du  ciel ,  et  de  se  contenter 

TOME  XXIII.  22 


:ii-2  1«EME  DES  DEUX   MONDES. 

(robéir  aux  ordres  de  celui  en  qui  ils  ne  peuvent  méconnaître  un  envoyé  4e 
Dieu. 

Le  rôle  du  père  pirdien  est  d'une  grande  beauté.  La  simplicité,  Tabnéira- 
lion  (kl  moine  se  réunissent  en  lui  a  la  lérmelé  calme  et  prudente  sans  laquelle 
i!  n'est  pas  possible  de  diriger  utilement  d'autres  liommes.  11  y  a  entre  lui  et 
Lucifer  une  scène  remarquable. 

Le  pèke  gardien.  —  Père  Obéissant,  le  couvent  que  vous  construisez^ 
est-il  bien  avancé? 

Lucifer.  —  Il  est  achevé. 

Le  père  gardien.  Entièrement? 

Lucifer.  —  Il  ne  reste  plus  qiCh  le  blanchir. 

Le  père  gardien.  —  La  rapidité  de  cette  construction  me  surprend,  je 
l'avoue. 

Lucifer.  —  Il  y  a  pourtant  cinq  mois  qu'on  en  a  posé  la  première  pierre, 
et  ces  cinq  mois  m'onc  paru  cent  années.  Je  n'y  ai  contribué  que  par  nia  pré- 
sence assidue  aux  travaux,  en  cherchant  l'argent  nécessaire  et  en  traçant  le 
plan  de  l'édiflce;  mais,  si  le  Créateur  me  l'eut  permis,  j'eusse  fait  en  cinq  jours 
et  en  moins  peut-être  plus  que  cent  hommes  n'ont  fait  en  cinq  mois. 

Le  père  gardien,  à  pari.  —  Il  vaut  mieux  ne  pas  paraître  comprendre. 
(Haut.)  .Te  vous  crois;  mais  Dieu  ne  fait  pas  de  miracles  sans  nécessité. 

Lucifer.  —  Ce  miracle,  je  l'aurais  fait  à  moi  seul;  je  suis  assez  puissant 
pour  cela,  si  Dieu  ne  m'en  eut  empêché. 

Le  père  gardien.  —  Je  sais  qui  vous  êtes.  Vous  n'avez  pas  besoin  de  me 
le  faire  entendre. 

Lucifer.  — Je  ne  l'ignore  pas. 

Le  père  gardien.  —  Et  je  sais  aussi  que  votre  puissance  n'égale  pas  celle 
de  mon  père  saint  François. 

Lucifer.  —  Père  gardien,  la  faveur  dont  votre  père  jouit  auprès  du  roi 
du  ciel  fait  toute  sa  force,  et,  sous  ce  rapport,  elle  est  grande,  je  l'avoue; 
mais  ce  n'est  pas  une  puissance  véritable  que  celle  qui  a  besoin  de  recourir  à 
la  prière. 

Le  père  gardien.  —  Quelle  est  donc  la  puissance  qui  ne  procède  pas  de 
Dieu  ? 

Lucifer.  —  N'argumentons  pas,  soyez  humble;  auprès  de  moi,  le  plus 
savant  en  sait  bien  peu. 

Le  père  gardien.  —  Je  n'en  ai  jamais  douté;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai 
qu'avec  toute  sa  puissance,  avec  toute  sa  science,  celui  qui  me  parle  n'a  pu 
atteindre  l'objet  de  ses  vœux  les  plus  ardens. 

Lucifer.  —  Non?  Eh  bien!  mon  père,  pourquoi  pensez-vous  donc  que 
Dieu  me  punit? 

Le  père  gardien.  —  Pour  voti'e  intention. 

Llcifer.  — Père  gardien,  vous  êtes  un  bon  religieux,  mais  votre  intelii-' 


THÉÂTRE  ESÎ'AGNOL.  343 

geiice  est  faible.  Lorsque  je  suis  venu  vous  trouver,  vous  et  vos  moines,  n'étiez- 
vous  pas  résolus  à  abandonner  lâcbement  le  couvent?  En  ce  qui  vous  concerne, 
j'avais  donc  atteint  mon  but,  puisque  le  Créateur  ne  s'est  interposé  que  lors- 
qu'il vous  a  vus  vaincus.  Rendez- lui  donc  grâce  de  sa  miraculeuse  intervention  ; 
mais  croyez  que,  si  vous  aviez  eu  plus  de  courage,  mon  châtiment  serait 
moindre. 

Le  père  gardien.  —  C'est  en  toute  justice  que  vous  m'avez  humilié. 

Lucifer.  —  Je  suis  condamné  à  faire  ce  que  ferait  François,  s'il  vivait 
encore.  Jugez  s'il  était  possible  de  m'imposer  une  mortilication  plus  doulou- 
reuse, sans  compter  l'ignominie  d'être  contraint  à  me  couvrir  de  sa  bure. 

Le  père  gardiez.  —  Jamais  vous  n'avez  été  plus  honoré  depuis  que  vous 
êtes  tombé  du  ciel. 

Lucifer.  — L'orgueil  vous  aveugle  et  vous  fait  perdre  la  mémoire.  Oubliez- 
vous  donc  votre  origine.^  ignorez-vous  que  vous  êtes  sorti  de  la  boue  et  de  la 
poussière  ? 

Le  père  gardien.  —  Je  ne  l'oublie  pas  :  je  sais  que  Dieu  a  formé  le  pre- 
mier homme  de  ses  propres  mains,  avec  un  peu  de  terre;  îiiais  la  création  de 
l'ange  lui  a  coiUé  moins  encore,  puisque  d'une  seule  parole... 

Lucifer.  —  Laissons  cela;  de  telles  matières  ne  peuvent  être  traitées  entre 
uous  :  vous  les  ignorez,  et  il  ne  m'est  pas  permis  de  vous  répondre.  Quand 
voulez-vous  que  nous  commencions  la  fondation  nouvelle? 

Le  père  gardien.  —  Sur-le-champ,  si  vous  le  trouvez  bon. 

Lucifer.  —  C'est  ce  que  je  désire.  Quels  sont  ceux  des  frères  qui  y  tra- 
vailleront? 

Le  père  gardien.  —  Je  ne  puis  Ip_s  désigner;  c'est  à  vous  qu'il  appartient 
de  les  choisir  et  d'en  fixer  le  nombre.  Mon  devoir  est  seulement  d'exécuter  tout 
ce  que  vous  aurez  ordonné. 

Lucifer.  —  Quelle  hypocrite  humilité  !  .Mais  le  temps  viendra  bientôt  où  on 
le  verra  passer  d'un  extrême  à  l'autre. 

Le  père  gardien.  —  Dieu  permettra  que  vos  artifices  nous  fournissent 
de  nouvelles  occasions  de  mériter  sa  grâce. 

Lucifer.  —  Si  Dieu  y  intervient,  cela  sera  facile  sans  doute.  Autrement, 
je  sais  par  expérience  comment  vous  combattez. 

Le  père  gardien.  —  J'avoue  que  je  ne  suis  que  poussière. 

Lucifer.  —  Allez,  allez  faire  paître  vos  brebis.  Je  les  vois  qui  attendent 
leur  pasteur.  Prenez  garde  qu'il  ne  s'en  égare  quelqu'une,  elle  pourrait  se 
perdre. 

Le  père  gardien.  —  Ce  soin  serait  superdu  de  ma  part.  C'est  à  vous  de  les 
garder  s'il  survient  quelque  danger,  puisque  Dieu  ne  vous  a  envoyé  parmi 
nous  que  pour  être  le  chien  de  garde  de  son  troupeau.  (il  sort.) 

Lucifer.  — Il  le  faut  bien,  hélas!  puisqu'il  ne  m'est  permis  de  mordre 
aucune  de  ces  brebis.  Mais  un  jour  viendra  où ,  le  berger  et  moi ,  nous  nous 
verrons  d'une  autre  façon. 

•22. 


344.  KEVIE  DES  DEUX   MONDES. 

Il  y  a,  ce  me  semble,  quelque  chose  d'éminemment  dramatique  dans  cet 
étrange  dialogue,  où  le  ciel  et  l'enfer,  forcés,  pour  ainsi  dire,  d'exister  un 
moment  à  côté  l'un  de  l'autre,  de  suspendre  leurs  hostilités,  de  concourir  au 
même  but,  se  dédommagent  d'une  aussi  pénible  contrainte  par  un  assaut 
d'ironie  amère  si  profondément  empreint  de  leur  insurmontable  antipathie. 
C'est  une  très  belle  idée,  imparfaitement  esquissée,  il  est  vrai,  par  l'auteur 
espagnol,  que  de  montrer  la  simplicité  d'une  ame  ferme,  pure  et  religieuse,  lut- 
tant contre  toutes  les  ressources  du  génie  infernal  et  le  déconcertant  même 
quelquefois  par  la  seule  force  de  la  vertu  et  de  la  vérité.  Ce  qui ,  dans  le  texte , 
ajoute  encore  à  l'effet  de  cette  scène,  mais  ce  que  nous  n'avons  pu  transporter 
dans  la  traduction ,  c'est  que  les  deux  interlocuteurs  ne  se  parlent  qu'à  la  troi- 
sième personne.  Cette  forme,  autorisée  par  le  génie  de  la  langue  espagnole, 
donne  à  leur  entretien  une  teinte  vague  et  mystérieuse  parfaitement  appropriée 
au  sujet. 

Cependant  Lucifer,  en  raffermissant  le  courage  des  religieux,  en  leur  éle- 
vant un  nouveau  couvent,  en  réchauffant  la  ferveur  du  peuple  de  Lucques, 
n'a  accompli  qu'une  partie  de  sa  tâche.  Nous  avons  vu  que  saint  ]Michel  lui  a 
aussi  prescrit  de  travailler  à  convertir  le  mauvais  riche  Ludovic.  3Lais  ici  tous 
ses  efforts  échouent  contre  l'avarice  de  cet  homme  pervers,  contre  son  impiété, 
et  surtout  contre  la  haine  particulière  qu'il  porte  à  l'ordre  de  saint  François. 
L'éloquence  du  démon  réussit  bien  à  le  troubler,  à  l'effrayer,  à  le  remplir 
d'une  sorte  de  respect  dont  il  ne  sait  comment  se  rendre  compte;  mais  rien 
ne  peut  le  déterminer  à  se  départir  de  la  moindre  parcelle  de  son  immense 
fortune. 

Ludovic  vient  de  se  marier.  Sa  jeune  femme  Octavie,  douce,  charmante ^ 
pieuse,  forme  avec  lui  le  contraste  le  plus  parfait.  Avant  d'épouser  Ludovic, 
elle  avait  donné  son  cœur  à  un  homme  plus  digne  d'elle.  Forcée  de  renoncera 
son  amant,  elle  se  consacre  désormais  tout  entière  à  l'indigne  époux  que  ses 
parens  l'ont  forcée  d'accepter  ;  elle  ne  se  permet  ni  un  regret  ni  un  souvenir. 
Néanmoins,  la  jalousie  de  Ludovic  ne  tarde  pas  h  s'éveiller,  et  dans  son  empor- 
tement il  se  résout  à  donner  la  mort  à  la  malheureuse  Octavie.  Avertie  par 
plusieurs  indices  du  sort  qu'il  lui  prépare,  elle  se  refuse  à  fuir,  elle  croirait  se 
rendre  coupable.  Le  scélérat  l'attire  dans  un  lieu  écarté  où  il  espère  pouvoir 
cacher  son  crime.  Il  la  frappe  d'un  coup  de  poignard;  elle  tombe  en  invo- 
quant le  nom  de  la  Vierge.  Lucifer,  qui  avait  ordre  de  la  sauver,  mais  qui  n'a 
pu  y  parvenir,  est  auprès  d'elle;  il  reconnaît  bientôt  qu'un  prodige  va  s'opérer. 
•<  Elle  est  morte,  et  cependant,  dit-il ,  son  ame  n'est  ni  montée  au  ciel  ni  des- 
cendue dans  l'enfer,  et  elle  n'est  pas  non  plus  entrée  dans  le  purgatoire.  »  Tout 
à  coup,  au  son  d'une  musique  céleste,  la  Vierge  apparaît  au  milieu  d'un  chœur 
d'anges.  Elle  s'approche  d'Octavie  et  la  touche  de  ses  mains.  Le  seul  Lucifer 
a  aperçu  la  reine  des  cieux,  invisible  pour  les  yeux  mortels.  A  l'aspect  de  sa 
plus  puissante  ennemie ,  de  celle  qui  a  brisé  son  empire,  de  douloureux  souve- 
nirs s  agitent  en  lui,  iJ  sent  plus  vivement  les  angoisses  du  désespoir  éterne^^ 


THÉÂTRE  ESPAGNOL.  345 

et  pourtant,  subjugué  par  une  puissance  surnaturelle,  il  se  prosterne,  il 
gémit  de  ne  pouvoir  s'associer  au  culte  que  l'univers  rend  à  la  mère  de  Dieu , 
il  célèbre  comme  involontairement  ses  perfections  infinies,  sa  puissance  illi- 
mitée, les  récompenses  qu  elle  accorde  à  ceux|qui  lui  ont  voué  une  dévotion 
particulière.  Ses  transports,  le  tremblement  qui  l'agite,  le  feu  qui  sort  de  ses 
yeux,  les  paroles  entrecoupées  qui  s'échappent  de  sa  bouche,  étonnent  et 
épouvantent  un  moine  présent  à  cette  scène,  mais  pour  qui  l'apparition  céleste 
est  restée  non  avenue.  Le  miracle  est  enfin  accompli ,  la  Vierge  s'éloigne,  et 
Octavie  ressuscite. 

Irrité,  mais  non  persuadé  parce  miracle,  Ludovic  persiste  dans  son  impiété. 
Vainement  Lucifer  tente  un  dernier  effort  pour  le  convertir,  vainement  il  lui 
annonce  la  mort  qui  le  menace,  la  damnation  qui  doit  la  suivre  et  qu'une  au- 
mône faite  à  saint  François  peut  détourner.  Ludovic,  averti  qu'il  n'a  plus 
qu'un  moment  pour  se  repentir,  brave  encore  la  puissance  divine.  Au  signal 
enfin  donné  par  saint  Michel ,  Lucifer  s'empare  de  sa  proie,  et  Ludovic  dis- 
paraît au  milieu  des  flammes.  Le  démon  croit  avoir  accompli  toute  sa  mission, 
déjà  il  vient  rejeter  le  froc  qui  pèse  tant  à  son  orgueil;  mais  saint  Michel  lui 
déclare  qu'il  lui  reste  encore  à  faire  restituer  aux  pauvres  tout  ce  que  leur  a 
dérobé  le  scélérat  qui  vient  de  périr.  Pour  exécuter  ce  nouvel  ordre,  Lucifer 
appelle  Astaroth ,  un  de  ses  lieutenans.  Ce  dernier  prend  la  figure  de  Ludovic, 
fait  convoquer  tous  ceux  qui  ont  à  se  plaindre  de  ses  spoliations  et  leur  par- 
tage ses  richesses.  Lorsque  cette  œuvre  de  réparation  est  terminée,  Lucifer, 
dépouillant  enfin  le  costume  monacal,  raconte  en  peu  de  mots,  au  peuple 
accouru  de  toutes  parts  sur  le  bruit  de  la  prétendue  conversion  de  Ludovic, 
les  étranges  évènemens  qui  viennent  de  se  passer.  »  Demain,  dit-il,  le  père 
gardien,  qui  a  tout  vu,  à  qui  Dieu  a  tout  révélé,  vous  donnera,  dans  un 
sermon,  des  explications  plus  complètes.  Et  maintenant,  François,  la  trêve 
est  expirée  entre  tes  enfans  et  moi.  Je  redeviens  ton  plus  grand  ennemi.  Veille 
sur  eux.  Puisqu'il  ne  m'est  pas  permis  de  les  priver  de  leur  subsistance,  c'est 
en  attaquant  leur  vertu  que  je  satisferai  ma  haine.  » 

Ainsi  se  termine  le  Diable  prédicateur.  Nous  ne  donnerions  pas  de  cette 
comédie  une  idée  complète  si  nous  n'ajoutions  que  l'auteur,  fidèle  à  la  mode 
de  son  temps,  a  mis  au  nombre  des  personnages  un  gracioso  qui  occupe 
même  dans  la  pièce  une  place  très  considérable.  C'est  un  frère  lai,  poltron, 
menteur  et  surtout  gourmand ,  que  Lucifer  s'amuse  à  tourmenter  dans  ses 
momens  de  loisir.  La  grossière  et  joviale  sensualité  du  frère  Antolin,  son  igno- 
rance, l'impossibilité  où  il  est  de  s'élever  à  aucun  sentiment  exalté,  à  aucune 
pensée  de  dévouement  et  de  sacrifice,  forment  avec  la  nature  du  sujet  un  con- 
traste qui  n'est  pas  dépourvu  d'art,  et  qui  d'ailleurs  produit  des  effets  d'un 
très  bon  comique. 

En  faisant  la  part  des  idées  religieuses  du  temps,  reproduites  par  le  poète 
avec  une  force  de  vérité  qui  nous  transporte  en  quelque  sorte  au  milieu  de 
son  siècle,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  dans  l'ensemble  de  cette 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

composition  un  caractère  de  grandeur  et  d'originalité  qui  en  explique  le  long 
succès,  (rest  incontestablement  une  conception  neuve  et  forte  que  la  position 
de  Lucifer,  condamné  à  travailler  contre  lui-même,  à  faire  usage  pour  sauver 
les  hommes  des  puissantes  facultés  qu'il  emploie  d'ordinaire  à  les  perdre, 
gémissant  de  ses  propres  succès  et  y  trouvant  la  plus  cruelle  de  ses  tortures. 
INous  avons  déjà  dit  ce  que  nous  trouvions  d'imposant  dans  le  rôle  du  père 
gardien.  La  pureté  vraiment  céleste  de  la  malheureuse  épouse  de  Ludovic, 
l'angélique  douceur  de  sa  piété,  jettent  au  milieu  de  ces  sévères  créations  un 
charme  tout  particulier  et  d'une  nature  assez  rare  sur  la  scène  espagnole. 

Rien,  peut-être,  ne  prouve  mieux  le  changement  qui,  quoi  qu'on  ait  pu 
dire,  s'est  depuis  long-temps  déjà  effectué  dans  la  manière  de  penser  des 
Espagnols,  que  ce  qui  est  arrivé  au  Diable  prédicateur.  Cette  pièce  qui ,  au 
XVII'  siècle ,  et  pendant  une  grande  partie  du  xviii",  était  pour  les  lidèles 
une  œuvre  d'édilication,  un  moyen  de  ranimer  leur  dévotion,  qui,  lorsqu'on 
la  remettait  à  la  scène ,  tenait  lieu ,  pour  ainsi  dire,  d'un  sermon  en  faveur  de 
l'ordre  des  franciscains  et  d'un  panégyrique  de  leur  saint  fondateur,  avait 
fini  par  affecter  les  esprits  d'une  tout  autre  façon.  L'autorité,  s'apercevant 
qu'elle  jetait  du  ridicule  sur  les  ordres  religieux,  en  avait  défendu  la  repré- 
sentation, au  moins  dans  la  capitale.  Lorsque  la  révolution  de  1820  vint 
briser  l'autorité  de  la  censure  et  proclamer  la  liberté  absolue  du  théâtre,  je 
me  trouvais  à  Madrid;  je  vis  représenter  le  Diable  prédicateur  en  présence 
d'un  public  nombreux,  dont  les  démonstrations  n'étaient  pas  très  différentes 
de  ce  qu'eussent  été  celles  d'un  parterre  parisien  du  second  ou  du  troisième' 
ordre.  Évidemment  il  ne  saisissait  pas  le  côté  vraiment  dramatique  de  ce  qu'il 
avait  sous  les  yeux ,  il  ne  voyait  que  la  bizarrerie  des  préjugés  et  des  habi- 
tud:;>  de  la  vie  monacale,  il  en  riait;  le  véritable  héros  de  cette  comédie, 
c'était  pour  lui  le  frère  Anfolin,  et  elle  se  résumait  presque  à  ses  yeux  dans  la 
guerre  burlesque  déclarée  par  le  démon  à  la  gourmandise  de  ce  facétieux  per- 
sonnage. Nous  aimons  mieux,  à  tout  prendre,  le  publie  qui  dans  un  autre 
temps  s'associait  à  l'enthousiasme  du  poète  en  faveur  de  saint  François  et  de 
ses  disciples,  sympathisait  avec  le  père  gardien,  s'indignait  contre  la  dureté 
de  cœur  de  l'impie  Ludovic,  et  sortait  du  théâtre  l'ame  remplie  d'une  pieuse 
terrei:r.  11  pouvait  n'être  pas  plus  éclairé  que  le  public  d'aujourd'hui,  mais  iP 
y  avait  certainement  en  lui  plus  d'imagination,  plus  d'aptitude  aux  émotions 
fortes  et  élevées. 

11  est  presque  superllu  d'ajouter  que  le  discrédit  qui  avait  ainsi  frappé,  dès 
le  siècle  dernier,  le  Diable  prédicateur,  avait  atteint  plus  complètement  en- 
core, et  d'ailleurs  à  plus  juste  titre,  cette  multitude  de  drames  religieux  dans 
lesquels  des  extravagances  bien  autrement  choquantes  n'étaient  pas  toujours 
compensées  par  d'aussi  heureuses  inspirations.  Lors  même  que  l'affaiblisse- 
raenl  du  fanatisme,  ou,  si  l'on  veut,  les  premières  lueurs  de  l'esprit  philoso- 
phique, n'eussent  pas  banni  de  la  scène  ces  productions  jadis  si  admirées,  le 
changeaient  qui  s'était  opéré  dans  le  goût  littéraire  de  la  nation  eût  suffi  pour 


THÉÂTRE   ESPAGNOL.  3i7 

les  en  exclure.  Elles  ne  pouvaient  manquer  de  tomber  dans  l'obscurité  où  dis- 
parurent indistinctement  toutes  celles  des  anciennes  comédies  qui ,  jugées  par 
la  nouvelle  école  d'après  la  rigueur  des  règles  classiques,  ne  furent  pas  trouvées 
conformes  à  un  système  que  leurs  auteurs  n'avaient  pas  connu  ou  n'avaient 
pas  voulu  suivre.  Sur  ce  point  plus  que  sur  tous  les  autres,  la  réaction  fut 
rigoureuse  jusqu'à  l'injustice,  parce  que  les  Espagnols,  en  proscrivant  ces 
objets  de  la  pieuse  admiration  de  leurs  ancêtres,  ne  croyaient  pas  seuleiuent 
faire  preuve  d'un  goût  plus  pur,  mais  aussi  d'un  esprit  plus  éclairé,  d'une  raison 
dégagée  enfin  des  préjugés  superstitieux  du  moyen-âge.  Pour  être  en  mesure 
d'apprécier  avec  équité  ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  noble,  de  partiellement  vrai 
dans  certaines  erreurs,  pour  avoir  la  force  de  rendre  bommage  aux  bons  côtés 
d'un  système  justement  condamné  dans  son  ensemble,  il  faut  avoir  si  complè- 
tement dissipé  ces  erreurs,  si  radicalement  renversé  ce  système,  que  le  retour 
n'en  soit  plus  possible;  il  faut  même  que  depuis  la  victoire  il  se  soit  écoulé 
assez  de  temps  pour  calmer  l'irritation  de  la  lutte  et  pour  rendre  aux  esprits 
la  sécurité  et  le  calme,  indispensables  conditions  de  l'impartialité.  Ees  Espa- 
gnols de  la  fin  du  dernier  siècle  n'en  étaient  pas  encore  là,  à  beaucoup  près, 
en  ce  qui  se  rapporte  aux  principes  d'exagération  et  d'intolérance  refigieuses. 
Aujourd'hui  même,  malgré  les  pas  immenses  que  la  Péninsule  a  faits  depuis 
trente  années,  les  souvenirs  de  l'inquisition  ne  sont  pas  assez  affaiblis  pour  que 
les  honunes  qui ,  il  y  a  vingtans,  tremblaient  encore,  sinon  devantses  bûchers, 
du  moins  devant  ses  cachots,  puissent  entendre,  sans  une  irritation  à  laquelle 
se  mêle  peut-être  un  reste  d'effroi,  la  reproduction  même  la  plus  brillante  et 
la  plus  poétique  de  ses  odieuses  maximes  L'éclectisme  moderne,  qui  consiste 
à  chercher  dans  le  mal  le  peu  de  bien  qui  s'y  trouve  mêlé,  et  à  l'en  dégager  en 
l'exagérant  outre  mesure,  cette  qualité  ou  cette  maladie  des  intelligences  bla- 
sées, dont  l'Europe  presque  entière  est  aujourd'hui  plus  ou  moins  affectée, 
n'est  pas  encore,  on  le  comprend  sans  peine,  à  la  portée  de  l'Espagne.  Les 
passions  et  les  souffrances  y  sont  trop  vives  pour  se  prêter  à  de  pareils  jeux. 
JNous  ne  nous  étendrons  pas  plus  longuement  sur  une  idée  dont  les  dévelop-- 
pemens  nous  entraîneraient  trop  loin.  Il  nous  suffira,  pour  la  rattacher  au 
sujet  qui  nous  occupe,  de  faire  remarquer  qu'elle  explique  ce  qu'il  y  a  d'ex- 
cessif dans  [a  défaveur  où  sont  tombés,  en  Espagne,  ces  mêmes  drames  reli- 
gieux dont  la  méditative  et  paisible  Allemagne  se  plaît  à  exalter  la  sublimité 
parfois  imaginaire. 

Louis  de  Viel-C4stel. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  juillet  18i0. 

TSos  prévisions  se  sont  réalisées.  La  chambre  des  pairs  a  adopté  à  d'impo- 
santes majorités  tous  les  projets  de  loi  d'intérêt  matériel  que  le  gouvernemenl 
lui  avait  présentés.  Qu'on  ne  dise  pas  que  la  chambre  a  cédé  à  une  sorte  de 
contrainte;  la  discussion  du  projet  de  loi  sur  l'organisation  du  h-ibunal  de  la 
Seine  répond  à  tout,  et  rend  témoignage  de  l'indépendance  de  la  pairie  et  de 
sa  juste  confiance  dans  ses  forces  et  dans  son  droit.  A  une  époque  si  avancée 
de  la  session,  la  chambre,  composée  en  grande  partie  d'hommes  que  leurs 
fonctions,  leurs  occupations,  leurs  habitudes  ou  leurs  goûts  appelaient  hors  de 
Paris,  la  chambre,  dis-je,  a  discuté  ce  projet  de  loi  comme  elle  aurait  pu  le 
faire  les  premiers  jours  de  l'année.  Elle  a  mis  trois  séances  à  faire  ce  qu'une 
chambre  impatiente  et  ennuyée  aurait  accepté  ou  rejeté  au  bout  d'une  heure. 
Cette  belle  et  forte  discussion  n'a  pas,  malgré  quelques  répétitions  et  quel- 
ques longueurs  inévitables,  été  troublée  un  instant  par  des  marques  d'impa- 
tience et  d'inattention.  Cependant  la  question  était  une  de  ces  questions  qu'on 
appelle  spéciales,  un  débat  de  magistrats  et  de  publicistes.  Disons-le  :  il  est 
impossible  de  ne  pas  être  saisi  de  respect  en  voyant  ces  soldats,  ces  marins, 
ces  honunes  illustres,  accoutumés  aux  grandes  choses,  à  une  vie  d'action,  à  des 
résolutions  rapides,  décisives,  se  livrer  pendant  trois  jours,  au  milieu  de  l'été, 
avec  une  attention  religieuse,  à  l'examen  de  cette  question:  Y  aura-t-il  un 
noviciat  auprès  du  tribunal  de  la  Seine?  I>a  chambre  a  rejeté  et  le  projet  de  la 
commission  et  celui  du  gouvernement,  un  seul  article  excepté.  On  se  trompe- 
rait si  l'on  cherchait  à  voir  dans  ce  rejet  un  vote  politique.  La  question  était 
grave,  compliquée,  difficile.  La  chambre  a  pensé  que  la  mesure  n'était  pas 
urgente,  et  que  la  question  méritait  d'être  remise  à  l'étude  et  mieux  élaborée. 

Le  vote  de  la  loi  sur  les  paquebots  transatlantiques  a  été  remarquable  par 
l'absence  complète  de  boules  noires  dans  l'urne  du  scrutin.  Il  n'y  avait  pas 
même  les  quatre  ou  cinq  boules  noires  qui  paraissent  l'accompagnement  obligé 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  34-9 

de  toute  résolution  législative.  Il  ne  s'est  pas  trouvé  dans  la  chambre,  dans 
aucune  des  nuances  politiques  qui  s'y  dessinent,  un  membre  qui  ait  pu  ima- 
giner de  s'opposer  à  cette  grande  mesure.  C'est  qu'il  y  avait  au  fond  de  ce 
vote  une  question  de  puissance  et  d'avenir  pour  le  pays.  C'est  qu'en  établissant 
sur  une  grande  échelle  des  relations  régulières  avec  le  INouveau-Monde,  au 
moyen  de  la  vapeur,  la  France  prouvait  qu'elle  aussi  voulait  être  une  puis- 
sance maritime  et  commerciale  de  premier  ordre,  convaincue  que  dorénavant, 
à  mesure  que  les  comnumications  maritimes  rapprocheront  d'une  manière  de 
plus  en  plus  prodigieuse  les  diverses  parties  du  globe,  toute  nation  qui  ne 
pourrait  pas  partager  l'empire  des  mers  et  participer  par  les  richesses  de  son  sol 
et  les  produits  de  son  industrie  au  développement  de  l'échange  international, 
tomberait  infailliblement  au  second  rang. 

Aujourd'hui,  l'impulsion  est  donnée  sur  tous  les  points,  dans  nos  ports 
comme  dans  nos  ateliers,  pour  notre  commerce  intérieur  comme  pour  nos 
relations  étrangères.  Tandis  que  dans  nos  chantiers  se  préparent  à  la  hâte  ces 
vaisseaux  que  la  vapeur  transportera  rapidement  aux  parages  transatlantiques, 
nos  chemins  de  fer  s'étendront  sur  des  lignes  considérables;  ils  ne  s'associe- 
ront plus  seulement  aux  délassemens  et  aux  plaisirs  des  habitans  de  la  capitale 
et  de  la  banlieue;  ils  s'associeront  au  commerce  national,  et  ils  en  développeront 
la  puissance. 

Le  chemin  de  Paris  à  Orléans  commence  à  tisser  ce  grand  lien  qui  doit  rap- 
procher de  plus  en  plus  le  midi  et  le  nord  de  la  France,  les  pénétrer,  pour 
ainsi  dire,  l'un  de  l'autre.  Lorsque  nous  pourrons  atteindre  Bordeaux  dans 
vingt  heures,  et  Rayonne  dans  trente,  les  cimes  des  Pyrénées  s'abaisseront 
devant  notre  commerce  et  notre  politique  plus  qu'elles  ne  l'ont  fait  devant  le 
génie  de  Louis  XIV  et  les  armes  de  INapoléon. 

Les  lois  votées  ne  sont  que  le  commencement  d'un  grand  travail  national; 
elles  seraient  la  cause  d'une  dépense  hors  de  proportion  avec  le  résultat, 
si  elles  n'étaient  pas  suivies  d'autres  projets  et  d'entreprises  nouvelles.  Le 
chemin  d'Orléans  serait  connue  la  culée  d'un  pont  non  achevé,  et  ceux  de 
Rouen  ,  de  Lille,  de  Strasbourg,  pourraient,  s'ils  n'étaient  promptement  rat- 
tachés à  nos  ports  de  l'Océan,  devenir  funestes  à  notre  commerce  maritime  au 
profit  des  ports  de  l'Kscaut  et  de  la  Hollande. 

Le  Havre  et  Dunkerque  attendent  avec  une  juste  impatience  les  projets  que 
le  gouvernement  doit  élaborer  pour  compléter  le  système  de  nos  communica- 
tions à  vapeur,  système  où  ces  ports  doivent  figurer  comme  des  points  culmi- 
nans,  ou ,  à  mieux  dire,  connue  des  planètes  principales,  ralliées  au  point  cen- 
tral qui  est  Paris. 

Le  moment  est  d'autant  plus  opportun  que  les  capitaux  anglais ,  frappés  des 
avantages  que  nos  chemins  de  fer  peuvent  offrir,  se  montrent  disposés  à  fran- 
chir la  Manche  et  à  venir  en  aide  aux  capitalistes  français.  Ce  concours  nous 
mettra  à  même  d'entreprendre  de  grandes  choses  sans  détourner  une  portion 
de  notre  capital  des  emplois  qu'il  a  déjà  obtenus,  sans  rien  enlever  en  particu- 
lier à  l'agriculture,  qui  est  loin  d'avoir  trouvé  toutes  les  ressources  dont  elle 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aurait  besoin.  Ce  n'est  pas  un  des  moindres  services  qu'aura  rendus  à  son  pavs 
M.  Guizot  dans  la  haute  position  qu'il  occupe  à  Londres,  que  d'avoir  puissam- 
ment contribué  à  décider  le  concours  des  capitalistes  anglais  dans  nos  entre- 
prises de  chemins  de  fer. 

Nul  doute  pour  nous  que  le  ministère  va  mettre  à  profit  l'intervalle  des 
sessions  pour  achever  l'étude  de  ces  grandes  questions  d'intérêt  matériel  et 
préparer  les  projets  que  les  chambres  devront  discuter  à  la  prochaine  session. 
Lorsqu'on  songe  à  tout  ce  qu'il  a  fait  depuis  son  entrée  aux  affaires,  il  y  aurait 
parti  pris  et  mauvaise  grâce  à  vouloir  douter  de  l'activité  et  de  la  résolution 
du  cabinet  pour  tous  les  projets  (|ue  réclame  encore  l'intérêt  national. 

D'ailleurs,  la  présentation  de  ces  projets  est  la  meilleure  réponse  qu'il  puisse 
faire  à  toutes  les  attaques  dont  il  est  Tobjet.  Les  petites  passions,  qui  ne  ces- 
sent de  s'agiter,  se  calmeront  en  présence  du  pays  satisfait  et  des  chambres 
prompîement  saisies  et  tout  occupées  de  questions  si  importantes  pour  la  pros- 
périté générale  et  la  grandeur  de  la  France. 

Au  fond  il  n'y  a  aujourd'hui,  chez  les  hommes  qui  n'appartiennent  point 
aux  opinions  extrêmes,  ni  colères  sérieuses  ni  antipathies  profondes.  Tels  qui 
se  détestaient  hier  s'embrassent  aujourd'hui ,  le  contraire  .iirivera  peut-être 
demain.  Il  est  des  natures  élevées  qui  s'aftligent  de  ces  liaisons  comme  de 
ces  ininiitiés  improvisées.  La  vérité  est  que  toutes  hs  opinions  qui  sont  ou 
qui  aspirent  sérieusement  aux  affaires  sont  les  mêmes  au  fond;  il  serait  dif- 
ficile de  signaler,  nous  ne  disons  pas  les  différences,  mais  les  nuances  qui  les 
séparent.  On  change  d'amis  ou  d'adversaires  politiques  précisément  parce  que 
ces  changemens  n'impliquent  ni  changement  d'opinion  ni  changement  de 
parti.  Un  221  se  rapproche  du  1'''  mars  sans  rien  ahandoimerer  de  ses  idt^es,  et 
le  15  avril  pourrait  toucher  la  main  au  12  mai  sans  lui  imposer  d'abjuration. 
C'est  que  tous  veulent,  et  veulent  franchement,  la  monarchie,  la  dynastie, 
la  charte;  c'est  que  nul  ne  veut  des  reformes  précipitées,  exagérées,  révolu- 
tionnaires; c'est  que  nul  n'entend  mettre  un  veto  absolu  aux  améliorations 
prudentes,  successives,  proportionnées  à  l'état  réel  du  pays;  c'est,  en  un  mot, 
que  si  l'on  peut  différer  sur  quel  jue  moyen,  on  ne  diffère  point  sur  le  but; 
c'est  que  tout  se  réduit,  en  dernière  analyse,  à  une  question  d'habileté,  de 
bonne  fortune,  de  situai  ioii  politique,  et  nullement  à  une  question  (lepri!icipes. 

Les  questions  de  principes  donnent  seules  naissance  à  des  partis  opposés. 
Tant  que  des  hommes  politiques  n'ont  pas  une  formule  à  eux,  un  credo  pro- 
pre, clair,  explicite,  ils  ne  forment  pas  un  parti  séparé  :  ils  ne  sont  qu'une 
fraction,  une  nuance  d'un  autre  [)arti  ;  quelles  que  soient  leurs  querelles  per- 
sonnelles, ils  ne  peuvent  se  détacher  définitivement  du  tout  auquel  ils  appar- 
tiennent. Le  1.3  mars,  le  11  octobre,  c'est  là  un  drapeau  qu'on  n'abandonne  pas, 
quelle  ()ue  soit  la  main  qui  l'élève.  Seulement  le  nombre  de  ceux  qui  le  suivent 
doit  grossir,  aujourd'hui  que  d'heureuses  circonstances,  que  l'affermissement 
comme  la  modération  de  notre  monarchie  constitutionnelle  permettent  de 
faire  de  ce  drapeau  un  signe  de  réconciliation  et  de  paix,  plutôt  qu'un  éten- 
dart  de  combats,  aujourd'hui  que  même  les  amis  ombrageux  de  la  liberté 


REVUE— CHRONIQCE.  351 

garantie  par  la  charte  sont  convaincus  que  nul  ne  songe  à  lui  contester  ses 
droits,  et  que  les  mots  de  transaction,  de  conciliation,  de  conciliation  équitable, 
honorable,  n'expriment  pas  des  faits  impossibles. 

Deux  évènemens  ont  signalé  cette  quinzaine.  L'un  est  accompli,  l'autre  ne 
tardera  pas  à  l'être.  INous  voulons  parler  de  l'arrangement  conclu,  sous  la 
médiation  de  la  France,  entre  l'Angleterre  etlNaples,  et  de  la  pacification  de 
l'Espagne. 

IN'otre  intervention  dans  la  querelle  de  l'Angleterre  avec  IN'aples  est  un  évé- 
nement notable.  Non-seulement  il   témoigne  de  l'intimité  de  nos   liaisons 
politiques  avec  l'Angleterre,  et  de  l'importance  que  notre  allié  y  attache,  mais 
il  fait  sentir  l'influence  française,  et  honore  le  nom.  de  la  France  dans  la  pénin- 
sule italienne.  Il  doit  produire  des  effets  plus  durables  que  la  prise  d'Ancône, 
coup  de  main  hardi,  mais  dont  les  conséquences  politiques  s'affaiblissaient 
nécessairement  de  joiir  en  jour.  Dans  la  situation  politique  que  les  traités  de 
1815  avaient  faite  à  l'Europe,  la  médiation  entre  l'Angleterre  et  TSapKs  aurait 
été  dévolue  à  l'Autriche,  qui  évidemment  avait  voulu  se  réserver  la  haute- 
main  sur  toutes  les  parties  de  l'Italie  qu'elle  n'avait  pas  réunies  h  ses  états,  à 
l'Autriche,  qui  à  deux  reprises  n'avait  pas  hésité  à  envahir  ceux  des  états  ita- 
liens qui  avaient  tenté  de  se  reconstituer  selon  les  idées  modernes.  Notre 
royauté  de  juillet  a  su,  sans  se  départir  de  son  système,  sans  altérer  ses  rela- 
tions amicales  avec  les  autres  puissances,  reprendre  en  Italie  le  rôle  qui  lui 
appartient,  et  en  prévenant  une  lutte  entre  Naples  et  l'Angleterre,  une  lutte 
qui  pouvait  avoir  de  singulières  conséquences,  elle  a  montré  à  l'Europe  qu'elle 
sait  concilier  ce  qu'elle  doit  à  la  dignité,  à  la  grandeur  et  aux  intérêts  de  la 
France,  avec  le  respect  des  traités  et  le  maintien  de  la  paix  européenne.  Tout 
en  faisant  cesser  son  grave  différend  avec  l'Angleterre,  le  royaume  de  Kaples 
établira  des  relations  commerciales  plus  régulières  et  plus  intimes  avec  la 
France.  La  navigation  à  vapeur  rapprochera  de  plus  en  plus  le  golfe  de  Naples 
du  golfe  de  Lyon ,  et  un  commerce,  que  le  monopole  n'entravera  plus,  res- 
serrera les  liens  qui  unissent  les  deux  pays.  Naples,  par  ses  institutions,  ses 
lois,  son  administration,  est  l'image  vivante,  si  ce  n'est  de  la  France  d'au- 
jourd'hui, du  moins  de  la  France  impériale. 

Mais  si  les  résultats  de  la  médiation  sont  à  la  fois  utiles  et  également  hono- 
rables pour  l'Angleterre,  pour  le  royaume  de  Naples,  pour  la  France,  tou- 
jours est-il  que  ces  résultats  n'étaient  pas  faciles  à  obtenir.  Il  n'est  pas  facile 
d'être  médiateur  impartial,  équitable,  entre  deux  puissances  si  iiH-uaîfS,  entre 
le  fort  et  le  faible,  lorsque  le  premier  se  croit  profondément  blessé  dans  ses 
droits,  lorsque  le  second  a  le  juste  sentiment  que  sa  l'aiblesse  elle-même  doit 
le  rendre  d'autant  plus  délicat  sur  la  question  d'honneur  et  de  dignité,  que  sa 
condescendance  pourrait  être  interprétée  comme  un  acte  de  soumission. 

I\I.  Thiers  a  prouvé  qu'il  n'est  pas  moins  habile  dans  le  cabinet  qu'a  la  tri- 
bune. Tous  les  intérêts  légitimes  ont  été  conciliés,  toutes  les  convenances  ont 
été  respectées  dans  le  condusuni  accepté  par  les  plénipotentiaires  anglais  et 
napolitain. 


352  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Sans  entrer  dans  la  question  délicate  et  irritante  de  savoir  si,  par  l'établisse- 
ment du  monopole  des  soufres,  un  traité  avait  été  violé,  on  a  pu  reconnaître 
sans  inconvénient  pour  personne  que  le  monopole  n'avait  été  employé  par  la 
cour  de  INnples  que  comme  un  moyen  d'imposer  les  soufres  et  d'en  soumettre 
l'exploitation  à  certains  règlemens  de  police.  C'est  là  un  but  que  le  gouverne- 
ment de  IS'aples,  comme  toute  puissance  indépendante  et  souveraine,  a  le 
droit  d'atteindre.  ÎMais  le  monopole  n'est  ni  le  seul ,  ni  le  meilleur  moyen  qu'on 
puisse  employer  à  cet  effet.  Ainsi  le  gouvernement  de  Tsaples  peut  résilier  le 
contrat  passé  avec  la  compagnie  Taix  sans  diminuer  ses  droitsd'état  souverain  , 
et  l'Angleterre,  satisfaite  de  la  suppression  du  monopole  et  de  l'assurance 
qu'il  ne  sera  pas  rétabli  sous  d'autres  formes  et  d'autres  noms,  n'avait  plus 
d'intérêt  à  voir  qualifier  d'une  manière  quelconque  le  fait  du  gouvernement 
napolitain. 

Restait  une  question  non  moins  délicate  et  fort  grave  d'ailleurs  au  point  de 
vue  des  intérêts  matériels  :  c'était  la  question  des  réclamations  élevées  par 
ceux  des  sujets  anglais  qui  prétendaient  avoir  éprouvé  des  dommages  par 
suite  du  monopole. 

Il  y  avait  là  une  double  difficulté.  Quel  serait  lejuge  de  ces  réclamations?  Sur 
quelles  bases  établirait-il  son  jugement?  Il  est  facile  de  comprendre  que  si 
l'équité  la  plus  éclairée  et  la  plus  ferme  n'eût  pas  présidé  ;i  la  solution  de 
ces  deux  questions,  le  gouvernement  napolitain  eût  pu  se  trouver  exposé  à  des 
demandes  exorbitantes,  à  des  réclamations  sans  fin. 

L'intervention  de  la  France  a  coupé  court  à  ces  difficultés.  Le  médiateur  a 
proposé  un  arrangement  que  ne  pouvait  refuser  l'équité  bienveillante  du  roi 
de  rs'aples  envers  les  personnes  qui  avaient  souffert  du  monopole.  L'Angle- 
terre s'est  empressée  d'adliérer  aux  propositions,  de  la  France. 

Il  n'y  aura  lieu  à  indemnité  que  pour  ceux  des  sujets  anglais  qui  prouve-  , 
raient  qu'ayant  passé  des  marchés  à  livrer  avant  l'établissement  du  monopole, 
ils  ont  été  mis  liors  d'état  de  tenir  leurs  engageniens,  pour  ceux  qui,  étant 
propriétaires  et  fermiers  de  mines,  n'auraient  pu  extraire  ou  exporter  les  sou- 
fres que  le  montant  de  leur  capital  d'exploitatien  leur  permettait  d'obtenir; 
enfin,  pour  ceux  qui  prouveraient  avoir  souffert  des  pertes  appréciables  et 
certaines  pour  n'avoir  pu  exporter,  ou  pour  ne  l'avoir  pu  qu'à  des  conditions 
plus  onéreuses,  les  soufres  qu'ils  avaient  achetés  avant  le  monopole. 

Ces  trois  catégories  de  réclamations  seront  jugées  et  liquidées  par  une  com- 
mission ad  hoc,  siégeant  à  Kaples.  Elle  sera  composée  de  deux  commissaires 
anglais,  de  deux  commissaires  napolitains,  et  d'un  commissaire  français,  fai- 
sant fonctions  de  surarbitre  et  désigné  d'avance  par  le  gouvernement  français. 

Il  serait  difficile  d'imaginer  un  accommodement  plus  équitable  et  qui  pût 
davantage  rassurer  le  gouvernement  napolitain  contre  toute  demande  exa- 
gérée. 

L'insurrection  carliste  en  Espagne  est  aux  abois.  Privée  de  ses  chefs,  du 
comte  d'Espagne,  de  Segarra ,  de  Balmaseda ,  de  Cabrera ,  réduite  à  quelques 
bandes  de  Catalogne,  elle  dégénérera  bientôt  en  un  brigandage  local  qu'aucune 


REVUE  —  CHRONIQUE.  353 

pensée  politique  ne  relèvera ,  et  dont  la  répression  n'appartiendra  plus  qu'à  la 
maréchaussée  et  aux  tribunaux. 

Notre  gouvernement  n'a  pas  hésité  un  instant  sur  le  sort  des  chefs  carlistes 
qui  ont  cherché  un  asile  sur  le  territoire  français.  Quelles  que  soient  les  atro- 
cités qu'on  leur  reproche,  le  gouvernement  ne  devait  pas  livrer  des  hommes  que 
la  politique  avait  égarés,  mais  il  ne  pouvait  pas  non  plus  leur  laisser  une 
liberté  dont,  par  leurs  antécédens ,  ils  n'auraient  pas  tardé  à  abuser,  en  recom- 
mençant la  guerre  civile.  La  France  doit  leur  être  un  lieu  d'asile,  mais  non  un 
abri  pour  se  reformer  impunément  et  se  préparer  à  de  nouvelles  et  sanglantes 
attaques  contre  les  institutions  de  leur  pays,  la  sûreté  de  notre  allié,  les  inté- 
rêts de  notre  commerce  et  de  notre  politique. 

Kous  devons  les  regarder  comme  des  prisonniers  de  guerre  que  nous  ne 
consentirons  à  relâcher  que  le  jour  où  une  paix  bien  affermie  leur  aura  enlevé 
toute  chance  probable  d'agiter  l'Espagne  et  de  nous  exposer  à  de  nouvelles 
pertes  et  à  de  nouvelles  dépenses. 

Le  motif  de  la  révocation  de  l'amiral  Baudin,  que  le  gouvernement  n'a 
prononcée  qu'avec  un  grand  sentiment  de  peine,  est  complètement  étranger  à 
l'expédition  de  la  Plata.  Tout  ce  qu'on  a  dit  à  cet  égard  est  inexact. 

L'expédition  reste  ce  qu'elle  devait  être,  quant  à  son  but  et  quant  à  ses 
moyens.  Rien  n'est  changé;  nous  raflirmons.  C'est  avec  le  ministre  de  la 
marine,  avec  le  président  du  conseil  et  avec  l'amiral  Baudin  que  tous  les 
détails  de  l'expédition  ont  été  réglés;  ils  ont  été  ensuite  présentés  au  conseil 
et  approuvés. 

Il  avait  été  résolu  que  l'amiral  commandant  réunirait  les  pouvoirs  diploma- 
tiques et  militaires,  que  la  force  en  matelots  serait  près  du  double  de  celle 
qu'avait  eue  l'amiral  Leblanc,  que  le  matériel  serait  considérablement  accru, 
que  des  bâtimens  à  vapeur  seraient  ajoutés  aux  nombreux  batimens  à  voile 
dont  se  compose  la  Hotte  française;  qu'en  un  mot,  on  mettrait  le  nouveau  chef 
en  mesure  d"appuyer  les  négociations  par  une  force  imposante.  Si  les  négo- 
ciations ne  réussissaient  pas,  si  une  expédition  maritime  appuyant  nos  alliés 
américains  était  reconnue  insuffisante,  l'amiral  devait  s'en  expliquer  et  faire 
connaître  ses  vues  au  gouvernement. 

On  prétend  que  l'amiral  Baudin  a  demandé  des  troupes  de  débarquement 
qui  lui  ont  été  refusées  :  c'est  là  une  erreur. 

Un  moment  il  a  été  question  de  remplacer  quinze  cents  matelots  qui  étaient 
nécessaires  pour  compléter  l'armement  de  la  Plata  par  quinze  cents  soldats  de 
l'infanterie  de  marine.  C'est  le  ministre  de  la  marine  qui  avait  spontanément 
proposé  cela ,  parce  que  les  quinze  cents  soldats,  étant  tout  organisés,  devaient 
être  plus  tôt  prêts  que  les  quinze  cents  matelots.  Depuis  on  a  trouvé  le  moyen 
de  prendre  ces  quinze  cents  matelots  dans  l'escadre  de  réserve,  où  ils  seront 
remplacés  sous  deux  mois  par  l'inscription  maritime,  et  l'armement  est  resté 
ce  qu'il  devait  être. 

M.  Baudin  avait  accepté  tout  cela.  Il  était  parti  pour  Cherbourg;  il  avait 
arboré  son  pavillon  à  bord  de  la  frégate  la  Gloire. 


354  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Voici  ce  qui  s'est  passé  depuis,  et  ce  que  nous  racontons  à  rep;ret.  M.  Taniiral 
Baudin  avait  demandé  le  déplacement  d'un  consul  et  la  nomination  à  sa  place 
d'un  autre  consul,  tous  deux  résidant  dans  les  mers  du  Mexique,  et  par  con- 
séquent fort  étrangers  aux  affaires  de  la  Plata.  I.e  président  du  conseil  avait 
refusé  tout  ce  qui  pouvait  ressembler  à  des  conditions  imposées  an  «ïoiiverne- 
nient;  mais,  après  examen  des  faits,  il  avait  reconnu  que,  dans  l'intérêt  du 
service,  et  en  exécution  du  budaet  que  les  chambres  viennent  de  voter,  des 
nominations  et  des  mutations  dans  le  personnel  consulaire  pouvaient  et 
devaient  être  faites.  Il  attendait,  pour  exécuter  ces  mouvemens,  le  vote  du 
budget,  lorsqu'il  a  reçu  de  Cherbourg,  de  l'amiral  Baudin,  la  déclaration  que 
si,  sous  trois  jours,  tel  consul  n'était  pas  nommé,  tel  autre  révoqué,  l'amiral 
donnerait  sa  démission.  C'est  à  cette  singulière  sommation  que  le  gouverne- 
ment a  répondu  en  retirant  à  l'amiral  son  commandement.  Il  faut  ajouter 
qu'avant  cette  mesure  de  rigueur  il  avait  été  écrit  à  M.  Baudin  des  lettres  pour 
lui  faire  sentir  son  erreur  et  le  rappeler  à  la  subordination  de  laquelle  un  offi- 
cier ne  doit  jamais  sortir. 

Nous  racontons  ces  faits  uniquement  pour  réfuter  les  erreurs  répandues  par 
quelques  journaux.  L'amiral  Baudin  est  un  brave  officier  dont  les  services  sont 
regrettables.  Il  s'est  trompé,  il  le  reconnaîtra  lui-même.  Mais  il  ne  faut  pas 
que  le  tort  d'un  oflicier  soit  une  occasion  d'accusations  injustes  contre  le  gou- 
vernement. 

L'amiral  Makau,  qui  remplace  l'amiral  Baudin,  est  un  officier  plein  de 
capacité  et  d'énergie  qui  a  f.iit  ses  preuves  en  plus  d'une  occasion.  Il  est  digne 
en  tout  point  du  commandement  qui  lui  est  confié. 

—  L'Académie  des  Sciences  a  tenu  le  13  juillet  sa  séance  annuelle,  et,  cette 
fois,  nous  aimons  à  en  faire  la  remarque,  cette  solennité  a  eu  lieu  à  l'époque 
fixée  par  l'usage  et  les  règlemens.  Le  public  a  écouté  avec  un  intérêt  soutenu  et 
une  curiosité  particulière  une  notice  sur  31.  Frédéric  Cuvier,  lue  par  ]\I.  Flou- 
rens.  Cet  éloge  est  le  premier  que  le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des 
Sciences  ait  eu  occasion  de  prononcer  depuis  son  élection  à  l'Académie  Fran- 
çaise. C'était  donc  comme  un  premier  et  piquant  essai  de  son  prochain  dis- 
cours de  réception.  Pour  être  juste  envers  le  savant  naturaliste,  nous  devons 
dire  que  ce  morceau ,  bien  composé ,  est  écrit  dans  un  ton  et  dans  des  propor- 
tions parfaitement  convenables.  La  clarté,  la  précision,  la  finesse  du  style,  qui 
sont  les  véritables  qualités  du  genre,  attestent  un  écrivain  délicat  et  exercé. 
Plusieurs  morceaux  ingénieusement  pensés  et  écrits,  un  ,  entre  autres,  sur  les 
limites  de  l'instinct  et  de  l'intelligence  dans  les  animaux,  ont  captivé  à  un  haut 
degré  l'attention  de  l'auditoire.  M.  Becquerel  avait  commencé  la  séance  par  la 
lecture  d'un  mémoire  sur  plusieurs  applications  nouvelles  de  l'électricité  aux 
arts  et  à  Tindustrie,  particulièrement  sur  la  substitution  de  l'électricité  aux 
procédés  anciens  dans  l'exploitation  des  mines  et  la  séparation  des  métaux. 
M.  Becquerel  a  su  mettre  avec  beaucoup  d'art  ces  importans  résultats  de  la 
science,  dont  quelques-uns  lui  appartiennent,  à  la  portée  des  auditeurs.  En 


REVUE  —  CHRONIQUE.  355 

somme,  cette  séance,  grave  et  fort  courte,  ce  qui  est  aussi  \\t\  éloge,  soit  dit 
sans  épigramme,  nous  a  paru  répondre  à  ce  qu'on  est  en  droit  d'attendre  d'un 
corps  savant ,  dans  les  rares  occasions  où  il  se  met  en  communication  familière 
avec  le  public. 

Une  autre  section  de  l'Institut,  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
privée,  par  la  mort  de  M.  Dauiiou  ,  de  son  illustre  et  bien  regrettable  secrétaire 
perpétuel ,  travaille,  dit-on  ,  en  ce  moment,  à  lui  donner  un  successeur.  Nous 
ne  sommes,  ni  ne  voulons  être  initiés  aux  secrets  du  conclave.  Toutefois,  nous 
entendons  dire  que  l'enfantement  est  laborieux.  Nous  le  comprenons  :  ce  n'est 
pas  cbose  facile  que  de  trouver  une  main  capable  de  tenir  la  plume  si  exercée, 
si  sage  et  si  siire,  qui  traçait  naguère  l'éloge  du  grand  orientaliste  Sylvestre  de 
Sacy,  près  de  soixante  ans  après  avoir  écrit  l'éloge  de  Boileau.  L'Acadéinie 
des  inscriptions,  en  désignant  un  de  ses  membres  pour  lui  servir  d'organe 
habituel  auprès  du  public,  n'oubliera  pas,  sans  doute,  qu'au  dehors  on  ne 
juge  guère  les  sociétés  savantes  que  sur  le  mérite  de  leur  principal  interprète. 
Les  diverses  classes  de  l'Institut  l'ont  bien  senti.  Les  sciences  mathématiques 
et  physiques,  les  beaux-arts,  la  littérature,  les  sciences  morales,  se  sont  fait 
représenter  par  les  hommes  les  plus  éminens  qu'ils  pussent  choisir,  par 
MM.  Villemain,  Mignet,  Raoul-Rochette,  Arago,  Flourens.  Il  est  naturel  que 
l'Académie  des  Inscriptions  tache  de  ne  pas  rester  en  arrière  de  tels  choix ,  et 
veuille  se  personnifier  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  habile  au  milieu  d'elle.  Nous 
souhaitons  particulièrement  que,  puisqu'il  s'agit  surtout  d'écrire,  elle  songe 
qu'il  pourrait  être  bon  de  faire  choix  d'un  écrivain. 

—  La  Bévue  des  deux  Mondes  a  été,  depuis  quelque  temps,  l'objet  d'assez 
grossières  attaques,  auxquelles  nous  ne  voulons  pas  donner,  en  y  répondant, 
une  importance  qu'elles  n'ont  pas.  On  nous  accuse,  d'une  part,  de  nier  les 
talens  reconnus,  et,  d'autre  part,  d'étouffer  les  talens  naissans.  Ce  serait 
presque  odieux  si  c'était  moins  ridicule.  Ceux  qui  nous  accusent  savent  très 
bien  ce  qui  en  est,  et  combien  il  serait  facile  de  leur  donner,  sans  se  fâcher, 
une  leçon  sévère  qu'ils  méritent;  mais  ils  savent  aussi  qu'une  réponse  amène 
une  réplique,  et  cela  s'appellerait,  pour  eux,  une  polémique  de  journaux.  On  a 
donc  compté  sur  notre  silence,  et  l'on  ne  s'est  pas  trompé  tout-à-fait.  Il  est 
aisé  de  calculer  jusqu'à  quel  point  l'impunité  prévue  peut  inspirer  une  cer- 
taine audace.  Cependant,  comme  ces  attaques,  d'abord  obscures,  ont  été 
répétées  par  une  feuille  quotidienne,  il  est  juste  que  ceux  de  nos  lecteurs  à 
qui  cette  feuille  aura  pu  tomber  sous  la  main ,  sachent  quel  est  le  motif  de  ces 
accusations,  et  le  cas  qu'ils  en  doivent  faire. 

«  Vouloir  être  imprimé  dans  la  Revue,  et  ne  pas  l'être.  »  7'o  be  or  not  be, 
comme  dit  Hamiet,  voilà  toute  la  question.  De  là,  les  récriminations,  colères, 
injures,  etc. 

C'est  une  chose  assez  triste  à  dire,  et  un  homme  de  bon  sens  aura  peine  à 
croire  qu'une  pareille  folie  puisse  être  réelle;  elle  existe  pourtant ,  et  les  repro- 
ches qu'on  nous  fait  n'ont  pas  d'autre  cause.  Us  nous  sont  adressés  par  des 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gens  qui  voudraient  acquérir  un  nom  à  tout  prix,  et  qui  nous  posent,  pour 
ainsi  dire,  le  pistolet  sur  la  gorge,  en  nous  disant  :  la  bourse,  la  gloire,  ou  la 
vie  !  Aujourd'hui  que  la  presse  a  de  si  nombreux  organes,  et  que  les  moyens 
de  publication  sont  si  répandus,  il  semblerait  qu'on  ne  fit  pas  grand  tort  à 
un  auteur  en  lui  rendant  poliment  son  œuvre  et  en  lui  conseillant  d'aller  chez 
le  voisin;  mais  il  n'en  est  rien.  La  Revue  des  deux  Mondes  a  été  baptisée  du 
nom  di  arche  sainte,  et,  bon  gré  mal  gré,  on  veut  y  entrer.  L'ancien  cénacle, 
tant  envié,  a  été  attaqué  avec  plus  de  force,  mais  avec  moins  de  violence.  Il  y 
aurait  de  quoi  nous  rendre  liers,  si  les  assiégeans  étaient  plus  redoutables,  et 
si  tel  d'entre  nous  ne  se  souvenait  pas  que  le  gardien  de  la  citadelle,  au  mo- 
ment même  où  il  venait  de  fermer  sa  porte  à  \\i\  visiteur  presque  illustre, 
frappait  à  celle  d'un  poète  presque  inconnu,  qui,  en  quatre  ans,  avait  fait 
six  mille  vers  et  gagné  500  francs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  espérons  que  le  public,  en  lisant  les  articles  de  nos 
récens  adversaires ,  comprendra  facilement  les  raisons  qui  nous  empêchent 
d'insérer  tout  ce  qu'on  nous  présente.  jNous  espérons  aussi  que  cette  colère 
maladive  s'apaisera;  peut-être  cette  triste  chose  est-elle  plus  à  plaindre  encore 
qu'à  blâmer,  car  elle  naît  ou  de  la  pauvreté,  qui  est  respectable,  ou  de  l'am- 
bition, qui  veut  l'être.  On  cherche  un  peu  de  fortune  ou  un  peu  de  bruit;  on 
voudrait  bien  faire,  et  l'on  ne  sait  que  faire.  L'encre  et  le  papier  sont  les 
moins  coûteux  de  tous  les  outils;  on  se  fait  littérateur  aujourd'hui  comme 
autrefois  abbé  ou  chevalier,  à  sa  guise;  on  écrit  et  on  veut  être  lu,  et,  pour 
être  lu,  être  imprimé  :  tout  cela  n'a  rien  que  de  naturel,  mais  il  ne  faut  pas 
aller  trop  loin. 

■ —  Sous  le  titre  à' Etudes  sur  les  Réformateurs  contemporains,  ou  Socia- 
listes modernes,  M.  Louis  Reybaud  vient  de  publier  l'ensemble  de  ses  tra- 
vaux sur  5a«i^-5irao«,  Charles  Fourier  et  Robert  Owen,  travaux  dont  les 
lecteurs  de  la  Revue  ont  pu  apprécier  l'intérêt  et  la  portée.  Des  conclusions 
toutes  nouvelles  et  des  aperçus  érudits  sur  les  origines  et  la  filiation  de  ces 
utopies  complètent  le  livre  et  lui  donnent  un  bel  intérêt  d'ensemble.  Dans 
un  moment  où  ces  doctrines  aventureuses  cherchent  à  attirer  sur  elles  l'atten- 
tion du  public,  il  est  utile  de  savoir  comment  elles  ont  été  appréciées  par  une 
critique  sage  et  judicieuse.  INous  reviendrons  sur  cet  ouvrage,  qui  au  mérite 
de  l'exécution  unit  le  mérite  des  tendances. 


V.  DE  Maks. 


r  r 


FREDERIC-GUILLAUME  III. 


Frédéric-Guillaume  II,  en  se  mettant  à  la  tôte  de  la  ligue  de 
Pilnitz,  avait  abjuré  tous  les  principes  de  sa  maison ,  qui  n'avait  cessé 
jusqu'alors  de  regarder  la  France  comme  un  appui  naturel  qu'il  fal- 
lait ménager,  et  l'Autriche  comme  une  rivale  qu'il  fallait  contenir. 
La  politique  des  intérêts  d'équilibre  et  de  territoire  n'était  entrée 
pour  rien  dans  les  mobiles  qui  l'avaient  jeté  dans  la  coalition.  La  haine 
de  la  révolution ,  l'orgueil  de  devenir  le  libérateur  de  Louis  XVI  et 
le  vengeur  des  trônes,  le  mépris  de  nos  forces  et  une  foi  aveugle 
dans  le  succès  l'avaient  seuls  dirigé.  Mais  ses  alliés  n'avaient  pas 
apporté  dans  la  Hgue  les  mêmes  dispositions.  L'égoïsme  et  la  tiédeur 
des  uns,  les  vues  intéressées  des  autres  jetèrent  l'incertitude  et  le 
désaccord  dans  la  coalition  et  firent  échouer  ses  plans.  Cette  guerre 
tourna  à  la  confusion  de  la  Prusse  :  elle  y  compromit  ses  finances,  sa 
considération  militaire  et  ses  possessions  sur  la  rive  gauche  du  Rhin. 
Tandis  que  ses  armées  et  celles  de  l'Autriche  étaient  battues  par  les 
conscrits  de  la  révolution,  Catherine  II,  qui  avait  promis  à  ses  alliés 
le  concours  de  ses  forces  contre  la  France,  s'en  servait  pour  consom- 
mer la  ruine  de  la  Pologne.  Cette  œuvre  de  destruction  une  fois  ac- 
complie ,  elle  fit  sa  part ,  et  abusant  des  embarras  dans  lesquels  la 
lutte  avec  la  France  plaçait  l'Autriche  et  la  Prusse ,  elle  les  força  de 
devenir  ses  complices,  comme  elles  l'avaient  été  dans  le  premier  par- 
tage, en  leur  jetant  quelques  lambeaux  de  sa  proie. 

TOME   XXIII.—  1"   AOUT    1840.  23 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Découragé  par  ses  défaites  et  par  la  conduite  de  ses  alliés ,  forcé 
d'appliquer  son  attention  et  ses  forces  à  soumettre  et  pacifier  les  pro- 
vinces i)olonaises  qui  venaient  de  lui  échoir  en  partage,  sollicité 
enfin  par  ses  ministres,  par  sc's  maîtresses,  par  l'affaissement  de  sa 
santé  à  se  débarrasser  des  soucis  d'une  guerre  dans  laquelle  il  sem- 
blait se  battre  plutôt  pour  les  intérêts  de  l'Autriche  que  pour  les 
siens,  Frédéric-Guillaume  11  lit  sa  paix  avec  la  république  par  le 
traité  qui  fut  signé  à  Bàle  le  5  avril  1705,  et  embrassa  un  système 
d'impartiale  neutralité. 

Cette  grande  défection  rompit  le  faisceau  de  la  coalition.  Tous  les 
états  qui  y  étaient  entrés  à  contre-cœur  s'empressèrent  d'en  sortir. 
Ceux  qui  étaient  placés  dans  la  sphère  d'influence  de  la  Prusse  deman- 
dèrent à  partager  les  bénéfices  de  son  système.  Un  traité  signé  entre 
cette  puissance  et  la  France  garantit  la  neutralité  du  nord  de  l'Alle- 
magne et  en  détermina  les  limites.  A  dater  de  ce  moment,  le  cabinet 
de  Berlin  rentra  dans  sesanciep.s  erremens.  Non-seulement  on  cessa 
d'être  en  guerre  avec  la  France,  mais  on  lui  témoigna  les  plus  grands 
égards  :  on  prit  vis-à-vis  d'elle  une  attitude  amicale;  on  s'attacha 
à  lui  faire  oublier  les  torts  des  dernières  aimées  et  à  la  convaincre 
qu'on  faisait  des  vœux  ardens  pour  l'affermissement  de  son  pouvoir 
en  Europe  et  pour  l'affaiblissement  de  l'Autriche.  On  fit  plus  :  on 
sollicita  ses  faveurs;  on  lui  drnuuKlade  favoriser  et  de  garantir  l'ex- 
tension de  la  puissance  prussienne  dans  le  nord  de  l'Allemagne; 
on  alla  jusqu'à  se  montrer  jaloux  des  avantages  que  nous  pourrions 
faire  à  l'Autriche.  La  paix  de  Baie  n'avait  fait  (jue  mettre  un  terme  à 
la  guerre  entre  les  deux  étais.  En  vertu  d'une  convention  signée 
le  5  août  1796,  la  Prusse  reconnut  le  principe  des  sécularisations 
ecclésiastiques,  et  la  France  prit  l'engagement  formel  de  n'assurer  à 
l'Autriche  aucune  extension  de  territoire  en  Allemagne  ou  en  Italie, 
sans  en  assurer  l'équivalent  a  la  Prusse.  Les  communications  les 
plus  intimes  et  les  plus  secrètes  s'établirent  entre  les  deux  états;  ils 
disposèrent  éventuellement  des  dépouilles  du  clergé  allemand.  Invité 
par  le  directoire  à  préciser  ses  vœux,  le  cabinet  prussien  désigna  les 
évêchés  de  :\Iunster  et  de  Paderborn  com.me  formant  le  lot  le  plus 
convenable  pour  l'indemniser  de  ses  duchés  de  Clèves  et  de  .luliers. 
Lorsqu'il  eut  connaissance  du  traité  de  Campo-Formio,  il  ne  nous 
cacha  point  son  dépit  de  l'abandon  des  territoires  considérables  que 
nous  avions  cédés  à  l'Autriche,  et  il  dit  avec  aigreur  (pie  les  défaites 
de  cette  couronne  lui  étaient  plus  avantageuses  que  la  victoire  à 
d'autres. 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  359 

De  son  côté ,  le  directoire  se  montra  généreux  et  habile  à  l'égard 
de  la  Prusse  :  il  oublia  tous  ses  torts  et  lui  exprima  sa  volonté  d'éle- 
ver le  parti  protestant,  dont  elle  est  le  chef,  sur  les  ruines  du  parti 
catholique,  soutien  de  la  puissance  de  l'Autriche  en  Allemagne.  Mais 
pour  prix  de  cette  grandeur  qu'il  lui  offrait  en  partage,  il  lui  demanda 
de  concourir  loyalement  avec  la  France  à  la  pacification  de  l'Europe. 

Frédéric-Guillaume  II  était  alors  mourant,  son  ministère  divisé, 
ses  finances  délabrées.  Les  haines  qu'avait  soulevées  la  révolution 
étaient  vivaces  encore  dans  l'esprit  de  ce  prince.  En  abandonnant  la 
cause  de  la  coalition,  il  n'avait  eu  qu'une  pensée,  c'était  d'abriter  sa 
faiblesse  sous  la  garantie  d'une  neutralité  habile  et  circonspecte,  et 
il  ne  s'était  pas  retiré  du  champ  de  bataille  pour  y  rentrer  sous  les 
drapeaux  de  la  révolution.  Tous  les  elforts  du  directoire  pour  l'en- 
traîner furent  inutiles.  Telles  étaient  les  relations  de  la  Prusse  avec 
la  France,  lorsque  Frédéric-Gnillaunie  il  mourut  et  laissa  le  trône  à 
son  fds. 

Frédéric-Ciuillaume  III  avait  vingt-sept  ans  lorsque  les  droits  de  sa 
naissance  l'appelèrent  au  gouvernement  de  la  monarcbie  prussienne. 
Dans  l'état  où  se  trouvaient  les  affaires  générales  de  l'Europe  et  celles 
de  la  Prusse  en  particulier,  le  caractère  et  les  idées  du  nouveau  roi 
devaient  nécessairement  exercer  une  action  décisive  sur  la  politique 
de  son  cabinet  et  sur  les  destinées  de  l'Europe. 

Ce  Jeune  prince  avait  eu  une  éducation  négligée.  Son  père,  jaloux 
de  son  autorité,  et  plus  occupé  de  ses  maîtresses  que  de  mettre  son 
fils  en  état  d'occuper  dignement  le  trône,  n'avait  pris  aucun  soin  de 
le  former  aux  affaires.  Livré  à  son  indolence  naturelle,  Frédéric- 
Guillaume  Itl  avait  un  esprit  peu  cultivé.  Ses  connaissances  étaient 
superficielles,  son  aptitude  au  travail  médiocre;  mais  il  suppléait  à 
ce  que  l'étude  ne  lui  avait  point  donné  par  un  bon  sens  remarquable. 
Son  jugement  droit  et  sur  le  trompait  rarement,  et  ses  fautes  ne 
furent  jamais  des  erreurs  de  son  esprit,  mais  de  son  caractère.  Aucun 
prince  ne  porta  sur  le  trône  et  dans  les  affaires  une  ame  plus  sincère- 
ment éprise  du  bonheur  du  peuple,  ww^  conscience  plus  délicate,  une 
bonne  foi  plus  scrupuleuse.  Il  a  prouvé,  principalement  dans  la  jour- 
née d'Auërstaedt ,  qu'il  savait,  sur  un  champ  de  bataille,  affronter  le 
danger  comme  le  dernier  de  ses  soldats;  mais  dans  le  gou\eri!ement 
de  l'état,  il  manquait  de  nerf  et  de  décision.  Dans  les  occasions  graves 
qui  réclamaient  des  résolutions  promptes  et  vigoureuses,  il  ne  savait 
presque  jamais  saisir  le  moment  où  il  fallait  passer  de  l'immobilité  à 
l'action  :  non  toutefois  qu'il  manquât  précisément  de  fermeté,  mais 

23. 


^60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'était  une  fermeté  négative  qui  s'épuisait  surtout  à  combattre  les 
conseils  audacieux  et  à  l'aire  triompher  les  idées  de  prudence  et  de 
modération. 

Il  n'avait  point  été  élevé  dans  les  camps  :  né  dans  une  époque  de 
paix,  il  était  convaincu  que  la  meilleure  politique  pour  son  pays  était 
de  conserver  intact  l'héritage  du  grand  Frédéric  en  évitant  toute 
conflagration  qui  pourrait  le  compromettre.  C'était  avant  tout  un 
homme  de  mœurs  douces  et  pacifiques  qui  n'ambitionnait  rien  de  ce 
que  donne  la  guerre,  peut-être  parce  que,  ne  sachant  pas  la  faire,  il 
craignait  de  dépendre  de  ses  généraux.  Sa  passion  était  de  rester 
neutre  au  milieu  des  petits  états  groupés  autour  de  lui ,  et  si ,  dans 
l'innocent  exercice  de  ce  protectorat,  il  pouvait  réussir  à  gagner 
quelque  chose  par  des  opérations  de  cabinet,  sans  bruit  et  sans  mou- 
vement, il  était  bien  décidé  à  n'en  pas  laisser  échapper  l'occasion. 
Hors  de  là,  tout  l'effrayait.  Les  traditions  du  cabinet  lui  avaient  ap- 
pris à  regarder  la  France  comme  la  puissance  sur  laquelle  il  devait 
particulièrement  s'appuyer.  La  révokition  qui  s'était  faite  dans  ce 
pays  n'avait  soulevé  ni  ses  haines  ni  ses  craintes.  Il  la  jugeait  froide- 
ment, sans  préjugés,  avec  la  modération  et  l'impartialité  de  jugement 
qu'il  portait  en  toutes  choses,  gémissant  sur  ses  excès,  flétrissant  les 
crimes  commis  en  son  nom ,  mais  approuvant  une  grande  partie  des 
améliorations  qu'elle  avait  introduites  dans  l'état  civil  des  Français, 
et  disposé  à  en  faire  lui-même  l'application  à  la  Prusse.  «Vous  n'avez 
contre  vous  que  les  nobles,  disait  avec  un  peu  d'exagération  et  de 
flatterie  un  de  ses  ministres  au  représentant  de  la  république  fran- 
çaise, M.  Otto,  peu  de  mois  après  son  avènement  au  trône;  le  roi 
et  le  peuple  sont  ouvertement  pour  la  France.  La  révolution  que 
vous  avez  faite  de  bas  en  haut  se  fera  lentement  en  Prusse  de  haut 
en  bas.  Le  roi  est  démocrate  à  sa  manière  :  il  travaille  sans  relâche  à 
réduire  les  privilèges  de  la  noblesse.  Il  suivra  à  cet  égard  le  plan  de 
Joseph  II,  mais  par  des  moyens  lents.  Sous  peu  d'années,  il  n'y  aura 
plus  de  privilèges  féodaux  en  Prusse.  )> 

S'il  entrait  dans  ses  principes  de  vivre  en  bonne  harmonie  avec  la 
France,  sans  former  toutefois  avec  elle  des  liaisons,  trop  intimes,  il 
n'avait  pas  moins  à  cœur  d'éviter  tout  ce  qui  pouvait  blesser  la  Russie. 
La  Prusse,  monarchie  pour  ainsi  dire  toute  neuve,  n'a  pas  encore  eu 
le  temps  de  pourvoir,  sur  toute  sa  ligne  de  frontières,  à  la  sécurité  de 
son  territoire.  Ses  places  fortes  font  presque  toutes  face  à  l'Autriche. 
Son  système  de  défense  n'a  pas  été  poussé  plus  loin  sous  le  grand 
Frédéric ,  parce  que  le  plan  de  ce  prince  était  de  s'étendre  sur  la  Vis- 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  361 

tule.  Mais  lorsque  la  monarchie  eut  reçu  de  ce  côté  l'accroissement 
auquel  visait  son  ambition  et  qu'il  lui  fallut  défendre  toute  sa  nou- 
velle ligne  avec  la  seule  forteresse  de  (îraudentz,  elle  se  trouva  trop 
vulnérable  de  ce  côté  pour  ne  pas  ménager  jusqu'à  l'extrême  indul- 
gence le  formidable  voisin  qu'elle  s'est  donné;  juste  punition  qu'elle 
partage  avec  l'Autriche  de  sa  coupable  coopération  à  la  ruine  de  la 
Pologne.  Elles  ont  cru  ([u'elles  seraient  plus  puissantes  après  s'être 
partagé  ce  royaume,  et,  dans  la  réalité,  elles  se  sont  affaiblies,  car 
elles  ont  perdu  la  franchise  et  l'indépendance  de  leurs  allures.  A  Berlin 
comme  à  Vienne,  on  tremble  devant  la  Russie,  on  craint  de  l'irriter. 
Avant  de  prendre  un  parti,  on  l'observe,  on  la  consulte.  Frédéric- 
Guillaume  subissait  les  conséquences  de  cette  situation ,  et  la  peur 
de  déplaire  à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  était  encore  plus  forte 
chez  lui  que  le  désir  d'être  agréable  à  la  France. 

Ce  prince  était  donc,  par  ses  qualités  comme  par  ses  défauts,  l'ex- 
pression vivante  de  cette  politique  à  la  fois  passive  et  ambitieuse  que 
son  père  avait  adoptée  après  la  paix  de  Bàle.  Aussi  s'y  attacha-t-il 
avec  force  et  conviction,  comme  au  seul  système  qui  convenait  alors 
à  son  pays.  La  nouvelle  coalition  qui  se  forma  contre  la  France,  eu 
1799,  le  trouva  inébranlable  dans  ce  système.  11  résista  à  toutes  les 
influences  qui  tendaient  à  l'en  arracher,  aux  impulsions  violentes  de 
Paul  I"  et  cà  l'appût  des  subsides  anglais,  aussi  bien  qu'aux  instances 
du  directoire.  Nos  revers  en  Italie  et  l'imminence  d'une  invasion  de 
nos  provinces  de  l'est  et  du  midi  n'allumèrent  point  en  lui  le  désir 
d'abuser  de  notre  détresse  pour  nous  accabler.  Dans  cette  occasion, 
il  sut  triompher  des  tendances  cupides  du  comte  d'IIaugwitz,  qui, 
nous  croyant  perdus,  et  craignant  que  notre  ruine  n'entraînât,  pour 
la  Prusse,  la  perte,  sans  compensation,  de  ses  duchés  de  Clèves  et  de 
Juliers,  voulait  nous  en  déposséder  et  les  occuper  de  vive  force. 
«  L'Autriche  a  repris  le  Milanais,  disait  ce  ministre  à  M.  Otto;  il  est 
juste  que  nous  reprenions  ce  qui  nous  appartient.  Nous  ne  pouvons 
consentir  à  laisser  nos  provinces  exposées  aux  ravages  d'une  armée 
russe.  »  —  ((  La  république  n'y  consentira  pas  non  plus,  »  répondit  le 
représentant  du  directoire.  «  Eh  !  le  peut-elle?  s'écria  alors  le  comte 
d'Haugwitz.  Je  suis  fâché  de  vous  le  dire,  mais  vous  n'avez  plus  de 
ressources;  vous  n'avez  ni  troupes,  ni  argent,  ni  esprit  public. 
Croyez-moi ,  la  Hollande  ne  tiendra  pas  un  mois,  la  Belgique  sera 
bientôt  envahie,  et  le  roi  doit  à  ses  anciens  sujets  de  les  mettre  à 
l'abri  d'une  invasion.  »  Masséna  et  Brune  firent  mentir  le  ministre 
prussien;  ils  se  partagèrent  la  gloire  de  sauver  la  France,  l'un  à 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Zurich ,  l'autre  dans  la  \ord-]Iollande.  Le  coup  d'état  du  18  brumaire, 
qui  substitua  à  l'anarchie  et  à  la  corruption  du  diiectoire  la  dictature 
du  premier  consul  ;  la  défection  de  Paul  I",  qui  ruina  la  coalition; 
enfin  la  bataille  de  Marengo,  qui  ramena  la  victoire  sous  nos  dra- 
peaux et  l'Italie  sous  notre  domination ,  et  celle  de  Hohenhnden,  qui 
réduisit  l'Autriche  au  désespoir  et  l'obligea  à  signer  le  traité  de  Lu- 
néville,  tous  ces  faits,  dus,  les  uns  à  la  fortune,  les  autres  à  l'habileté 
de  nos  généraux  et  surtout  au  génie  de  l'homme  que  la  France  venait 
de  placera  sa  tète,  n'éveillèrent  dans  l'ame  de  Frédéric-Guillaume 
que  des  sentimens  de  satisfaction,  mêlés  cependant  de  quelque 
crainte  sur  l'abus  que  nous  serions  tentés  de  faire  de  notre  nouvelle 
grandeur. 

Aussitôt  après  s'être  emparé  des  affaires,  Bonaparte  avait  envoyé 
à  Berlin  son  aide-de-camp  et  son  ami  le  colonel  Duroc.  Le  but  de 
cette  mission  était  d'établir  des  rapports  de  confiance,  et,  s'il  était 
possible,  d'intimité  entre  le  nouveau  gouvernement  de  la  France  et 
la  Prusse.  Le  roi  fit  l'accueil  le  plus  amical  à  l'envoyé  du  premier 
consul.  Il  subissait,  comme  tous  les  hommes  que  n'aveuglaient  ni  la 
passion  ni  les  préjugés,  le  prestige  attaché  au  génie  et  à  la  gloire  de 
Bonaparte,  et  il  lui  témoigna  tout  d'abord  une  sympathie  qui  ne  fit 
que  s'accroître  sous  l'influence  de  ses  nouvelles  victoires  en  Italie. 
Mais  il  demeura  immuablement  attaché  à  son  système  de  neutralité, 
et  résista  aux  avances  du  premier  consul  comme  à  celles  du  directoire. 
Cependant  les  circoiistauces  le  forcèrent  bientôt  à  sortir  de  son  im- 
mobilité. 

Paul  I"  ne  savait  jamais  se  brouiller  ni  se  dévouer  à  demi  ;  son 
humeur  inconstante  et  fougueuse  avait  besoin  d'aimer  ou  de  haïr.  Il 
ne  s'était  placé  à  la  tête  de  la  seconde  coalition  que  pour  relever 
toutes  les  légitimités  détrônées,  pour  rétablir  la  maison  de  Savoie  à 
Turin  ,  l'ordre  de  Saint-Jean  à  Malte,  l'oligarchie  vénitienne  dans  son 
ancienne  indépendance,  la  maison  de  Bourbon  en  France.  Bientôt  il 
s'était  convaincu  que  ses  alliés  ne  portaient  point  dans  la  ligue  le 
même  désintéressement,  que  l'Autriche  ne  voulait  se  dessaisir  ni  de 
Venise,  ni  de  Milan,  ni  du  Piémont;  que  peut-être  les  Anglais  ne 
pressaient  si  vivement  le  siège  de  Malte  que  pour  s'en  emparer  et  la 
conserver;  qu'enfin  la  guerre,  pour  eux,  était  devenue  un  moyen, 
non  d'abattre  la  révolution,  mais  d'anéantir  le  commerce  de  tous  les 
neutres,  et  d'usurper  sur  la  mer  une  dictature  sans  contrôle.  Des 
querelles  de  généraux  accrurent  son  mécontentement.  Enfin,  la 
désastreuse  expédition  du  duc  d'York  dans  la  iNord-Hollande  acheva 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  363 

de  l'exaspérer  et  le  décida  à  sortir  d'une  coalition  où  il  ne  tenait  plus, 
disait-il,  le  rang  qui  convenait  à  sa  puissance.  Au  moment  où  Bona- 
parte prit  possession  du  fauteuil  consulaire,  le  czar  était  dans  un  tel 
état  d'exaspération  contre  ses  alliés,  qu'il  était  disposé,  pour  peu  que 
les  circonstances  l'y  poussassent,  à  tirer  l'épée  contre  eux.  De  graves 
démêlés  maritimes  venaient  de  s'élever  entre  l'Angleterre  et  les  cours 
de  Stockholm  et  de  Copenhague  :  la  première  voulait  obliger  les  deux 
autres  à  lui  prostituer  l'indépendance  de  leur  pavillon.  La  Suède  et 
le  Danemark  luttaient  noblement,  malgré  leur  faiblesse,  contre  les 
prétentions  dictatoriales  de  la  Grande-Bretagne,  et  lui  opposaient  les 
principes  de  la  liberté  des  mers,  proclamés  dans  l'acte  de  neutraliié 
armée  du  Nord  de  1780.  Elles  implorèrent  l'appui  de  l'empereur 
Paul,  et  ne  l'implorèrent  pas  en  vain.  Ce  prince  s'empara  de  leurs 
griefs  et  en  fit  les  siens  propres;  il  embrassa  leur  cause  avec  cette 
ardeur  chevaleresque  qu'il  portait  dans  toutes  ses  amitiés,  et  leur  pro- 
posa de  former  une  neutralité  maritime  d'après  les  principes  de  la 
neutralité  armée  fondée  par  sa  mère,  Catherine  II. 

Tandis  qu'il  prenait  ainsi  sous  sa  protection  l'honneur  et  l'inflé- 
pendance  du  pavillon  neutre,  le  premier  consul  proclamait  les  mêmes 
principes,  et  y  ramenait  les  États-l  !iis  d'Amérique,  qui  avaient  eu 
le  tort  impardoiHiable  de  les  avoir  un  moment  répudiés.  Amsi,  tous 
les  élémens  d'une  union  intime  entre  le  czar  et  le  chef  de  la  France 
existaient  dans  le  fond  môme  de  leur  situation.  Bonaparte,  en  humi- 
liant l'Autriche  à  Marengo,  flattait  les  passioiîs  vindicatives  de  Paul, 
qui  désirait  de  la  voir  chassée  de  l'Italio.  Bonaparte,  proclamant  dans 
un  traité  solennel  avec  les  États-Unis  le  principe  que  le  pavillon 
couvre  la  marchandise,  devenait  de  fait  l'allié  de  la  Russie,  aussi  ';ien 
que  de  la  Suède  et  du  Danemark.  La  nature  avait  donné  à  l'empe- 
reur Paul  une  imagination  forte  et  mobile  qu'impressionnait  tout  ce 
qui  était  noble  et  grand.  La  gloire  militaire  du  premier  consul,  l'ha- 
bileté profonde  avec  laquelle  il  avait  retrempé  le  porvoir  en  France, 
enchaîné  h's  factions,  rapproché  les  esprits,  rendu  aux  lois  et  à  la 
religion  la  majesté  qu'elles  avaient  perdue,  le  caractère  épique  de  la 
dernière  campagne  d'Italie,  toutes  ces  merveilk'S,  accomplies  en  si 
peu  de  temps,  avaient  excité  dans  l'an  e  de  l'empereur  un  irrésistible 
attrait  pour  ce  jeune  homme,  sur  lequel  se  portaient  les  yc.ix  et  Vixd- 
miration  du  monde.  Bonaparte  h  son  tour,  attentif  à  tous  les  mouve- 
mens  de  ce  prince,  sentit  de  quelle  importance  il  était  de  s'emparer 
de  lui  au  moment  où  il  échappait  aux  ennemis  de  la  France.  Il  s'at- 
tacha à  lui  plaire,  et,  par  un  ensemble  de  procédés  délicats,  il  réussit 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

facilement  à  le  captiver.  La  prise  de  Malle  par  les  Anglais  et  leur 
refus  (le  la  remettre  au  czar  comme  grand-maître  de  l'ordre  portèrent 
ce  prince  aux  résolutions  les  plus  violentes.  Il  mit  en  œuvre  tous  ses 
moyens  d'influence  et  de  force  pour  faire  partager  ses  ressentimcns 
à  Stockholm,  à  Copenhague  et  à  Berlin,  et  entraîner  ces  cours  dans 
une  lutte  ouverte  contre  l'Angleterre. 

La  passion  de  Frédéric-Guillaume  était  d'empêcher  la  guerre  de 
pénétrer  par  quelque  issue  dans  sa  sphère  d'action  ;  sa  seule  ambi- 
tion était  d'étendre  son  influence  dans  l'ombre  et  le  silence  de  sa 
neutralité  et  de  se  faire  l'intermédiaire  officieux  et  comme  le  régula- 
teur des  communications  entre  les  cours  de  Paris  et  de  Saint-Péters- 
bourg. Il  entrait  dans  sa  politique  expectante  et  timide  de  se  rendre 
nécessaire  à  l'une  et  à  l'autre  et  d'empêcher  qu'il  ne  se  format  entre 
elles  une  trop  vive  intimité;  mais  Paul  et  Bonaparte,  en  s'éprenant 
mutuellement  d'une  amitié  chaleureuse,  avaient  dérangé  tout  d'abord 
les  combinaisons  méticuleuses  de  la  Prusse.  Unis  ensemble  de  pensées 
comme  d'actions,  ils  pesaient  sur  elle  de  tout  le  poids  de  leur  puis- 
sance et  la  forçaient  de  dévier  de  sa  neutralité.  Il  fallut  qu'elle  entrât 
comme  partie  active  dans  l'alliance  du  Nord  qui  fut  signée  à  Saint- 
Pétersbourg,  les  16  et  18  décembre  1800,  entre  cette  puissance,  la 
Russie,  la  Suéde  et  le  Danemark.  Pour  que  le  plan  conçu  par  la  Russie 
contre  l'Angleterre  eut  un  plein  succès,  il  fiillait  préluder  par  lui  fermer 
les  embouchures  de  l'Elbe  et  du  Weser.  Or,  c'était  au  Danemark  et 
à  la  Prusse  qu'appartenait  l'exécution  de  cette  partie  du  plan.  La  cour 
de  Copenhague  ne  recula  point  devant  la  gravité  de  la  mesure;  mais 
Frédéric-Guillaume  eut  peur,  à  la  seule  pensée  de  s'emparer  du  Ha- 
novre :  non  qu'il  se  souciât  peu  de  cette  acquisition ,  il  la  désirait  au 
contraire  passionnément;  mais  il  n'osait  s'en  saisir,  dans  la  crainte 
de  se  mettre  en  guerre  avec  l'Angleterre.  Il  eût  voulu  concilier,  ce 
qui  était  impossible,  ses  ménagemens  pour  cette  redoutable  puis- 
sance, sa  cupidité  qui  l'appelait  dans  le  Hanovre,  et  son  rôle  d'ami  de 
la  Russie  et  de  la  France.  Le  czar  n'était  pas  d'humeur  à  se  contenter 
d'un  faux  semblant  d'alliance.  La  Prusse  était  entrée  dans  la  ligue 
maritime;  il  fallait  qu'elle  y  prît  sa  part  de  périls  comme  d'avantages. 
Il  la  somma  de  s'emparer  du  Hanovre,  la  menaçant,  si  elle  hésitait, 
de  le  faire  occuper  par  ses  propres  troupes.  Il  fallut  bien  que  le  roi 
se  résignAt  à  frapper  le  grand  coup  :  il  fit  entrer,  le  3  avril  1800,  un 
corps  d'armée  dans  l'électorat,  après  avoir  pris  soin  de  faire  com- 
prendre à  Londres  qu'il  ne  prenait  cette  possession  qu'en  dépôt  et 
pour  empêcher  les  Russes  et  les  Français  d'y  entrer.  Cette  coudes- 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  365 

cendance  du  roi  aux  volontés  des  deux  grands  états  qui  le  pressaient 
au  nord  et  au  midi  lui  devint  funeste;  elle  leur  livra  le  secret  de  sa 
faiblesse,  secret  fatal  dont  bientôt  ils  abusèrent  tour  à  tour. 

La  mort  de  Paul  I"  entraîna  la  dissolution  de  la  ligue  du  Nord,  et 
la  Prusse,  dégagée  de  la  pression  qu'exerçaient  sur  elle  la  Russie  et 
la  France,  rentra  avec  délices  dans  sa  neutralité.  Enfin,  la  conclusion 
du  traité  d'Amiens  lui  rendit  la  sécurité  qu'elle  ne  pouvait  trouver 
que  dans  la  paix  maritime  et  continentale. 

La  France,  en  exigeant  à  Léoben  et  à  Lunéville  la  barrière  du  Rhin, 
ne  voulait  point  attenter  à  l'indépendance  des  autres  états,  mais  ga- 
rantir la  sienne.  La  Russie,  l'Autriche,  la  Prusse  et  l'Angleterre 
s'étaient  prodigieusement  agrandies,  les  trois  premières ,  par  le  dé- 
membrement de  la  Pologne,  la  dernière  par  ses  conquêtes  dans  l'Inde. 
Tout  équilibre  était  rompu  entre  les  forces  relatives  de  ces  puissances 
et  celles  de  la  vieille  France.  En  se  partageant  la  Pologne,  les  grandes 
cours  du  Nord  avaient  répudié  les  principes  du  droit  des  gens  et  pris 
pour  règles  de  conduite  les  convenances  de  la  force  et  leur  cupidité. 
La  France,  qui  avait  vaincu  tous  ses  ennemis,  était  dans  son  droit  en 
ne  déposant  les  armes  qu'après  avoir  obtenu  les  agrandissemens  qui  lui 
étaient  indispensables  pour  remonter  au  même  rang  que  les  grandes 
monarchies.  Ces  agrandissemens  ne  pouvaient  être  que  la  Belgique  et 
la  rive  gauche  du  Rhin.  Mais  un  grand  nombre  de  princes  laïcs  pos- 
sédaient des  domaines  sur  cette  rive,  et  il  répugnait  à  la  France  de 
les  dépouiller  sans  les  indemniser.  Elle  exigea  donc,  par  les  traités 
de  Campo-Formio  et  de  Lunéville,  que  les  domaines  ecclésiastiques 
situés  en  Allemagne  fussent  sécularisés  pour  indemniser  les  princes 
laïcs  dépossédés  par  l'extension  de  son  territoire.  Une  telle  opération 
était  incontestablement  une  des  plus  épineuses  et  des  plus  graves , 
par  leurs  conséquences,  que  pût  entreprendre  la  politique. 

Le  protecteur  naturel  et  légal  des  princes  dépossédés  était  l'em- 
pereur d'Allemagne;  mais,  dans  cette  grande  question  des  indem- 
nités, il  avait  deux  intérêts  fort  distincts  et  même  opposés,  les  inté- 
rêts de  sa  maison  et  ceux  de  son  autorité  impériale.  Ses  intérêts  de 
famille  devaient  le  porter  à  assurer  promptement  au  grand-duc  de 
Toscane  et  au  duc  de  Modène  les  indemnités  qu'ils  devaient  recevoir 
en  Allemagne,  en  vertu  du  traité  de  Lunéville,  pour  la  perte  de  leurs 
duchés  italiens.  D'un  autre  côté,  l'opération  des  indemnités,  ne  pou- 
vant se  faire  qu'en  retranchant  du  corps  germanique  les  princes  ecclé- 
siastiques, devait  avoir  pour  inévitable  résultat  de  le  dépouiller  de 
.toute  l'influence  que  lui  assurait  dans  la  confédération  son  rôle  de 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

protecteur  du  parti  apostolique.  C'étaient  les  votes  ecclésiastiques 
qui,  depuis  deux  siècles,  assuraient  à  sa  maison  une  majorité  con- 
stante dans  le  sein  de  la  diète.  Livrer  les  dépouilles  du  clergé  aux 
princes  laïcs,  c'était  ruiner  de  ses  propres  mains  son  parti  en  Alle- 
magne et  exposer  sa  maison  à  la  honte  de  voir  la  couronne  impériale 
passer  un  jour  dans  celle  de  Brandebourg  et  orner  le  front  d'un 
hérétique.  L'Autriche  ne  pouvait  donc  se  résoudre  à  consommer 
des  changemens  qui  devaient  porter  un  coup  si  terrible  à  sa  supré- 
matie. Après  la  paix  de  Lunéville,  elle  n'eut  qu'une  pensée,  celle  de 
se  soustraire  à  l'exécution  de  ses  engagemens  et  de  gagner  du  temps. 
Elle  se  conduisit  comme  après  la  paix  de  Campo-Formio;  elle  chercha 
à  entraver,  par  mille  obstacles,  les  travaux  de  la  diète,  ne  se  jetant 
dans  le  dédale  des  prétentions  des  princes  dépossédés  que  pour  em- 
brouiller les  fils  qui  devaient  aider  à  en  sortir.  Ce  système  de  len- 
teurs et  d'ajourné  mens  était  bien  funeste  à  l'Allemagne.  Il  laissait 
planer  sur  toute  la  confédération  une  incertitude  qui  augmentait  les 
craintes  des  uns,  autorisait  les  prétentions  illimitées  des  autres,  ou- 
vrait un  champ  sans  bornes  aux  intrigues  de  tous ,  et  hâtait  la  décom- 
position du  corps  germanique.  Mais  l'état  d'angoisses  où  se  trouvait 
l'empire  entrait  dans  les  calculs  de  la  cour  de  Vienne.  Elle  se  flattait 
que,  le  désespoir  armant  toute  l'Allemagne,  les  états  qui  l'avaient 
momentanément  abandonnée  viendraient  se  grouper  de  nouveau  au- 
tour d'elle,  pour  nous  chasser  de  ce  pays.  En  raisonnant  ainsi ,  elle 
faisait  un  faux  calcul.  Comme  elle  semblait  abdiquer  sa  prééminence 
dans  l'opération  du  partage,  les  princes  dépossédés  se  trouvèrent 
livrés  à  toutes  les  impulsions  de  l'ambition ,  de  la  cupidité  et  de  l'in- 
trigue; le  faisceau  de  la  confédération  se  rompit;  l'esprit  d'égoïsme 
et  d'isolement  s'empara  de  tous  ses  membres;  n'ayant  plus  de  centre 
commun,  plus  de  chef,  ils  cherchèrent  dans  l'étranger  un  protecteur 
qu'ils  ne  trouvaient  plus  à  Vienne  :  les  uns  s'attachèrent  à  la  Prusse , 
d'autres  à  la  Russie ,  mais  le  plus  grand  nombre  se  tourna  vers  la 
France,  vers  la  France  qui  donnait  ou  ôtait  à  son  gré  les  couronnes. 
Napoléon  ne  se  faisait  point  illusion  sur  la  durée  de  la  paix  maritime 
et  continentale;  il  savait  bien  que  ni  l'Angleterre  ni  l'Autriche  n'avaient 
complètement  renoncé  à  nous  écarter,  la  première,  d'Anvers  et  de 
l'Escaut,  la  seconde,  de  l'Italie;  que  l'ordre  de  choses  établi  par  les 
traités  de  Lunéville  et  d'Amiens  n'était  que  provisoire,  et  que  tôt  ou 
tard  la  France  serait  obligée  de  reprendre  les  armes  pour  défendre  et 
compléter  son  ouvrage.  Dans  cette  prévision,  il  était  naturel  qu'il  cher- 
chât à  affaiblir  l'Autriche  en  Allemagne,  comme  il  l'avait  déjà  affaiblie 


FRÉDÉRIC-GCILLAUME   III.  367 

en  Italie,  et  qu'il  combinât  entre  les  puissances  de  première  classe 
un  nouvel  équilibre  qui  ne  laisserait  à  la  cour  impériale  qu'une 
influence  secondaire,  et  donnerait  à  la  France  la  suprématie.  Son 
plan  une  fois  arrêté ,  il  l'exécuta  avec  une  audace  et  une  dextérité 
merveilleuses.  Il  commença  par  s'assurer  du  concours  de  la  Russie, 
garante  de  la  paix  de  Teschen  ;  il  flatta  l'orgueil  d'Alexandre ,  en  lui 
proposant  de  concourir  avec  lui  à  la  nouvelle  organisation  qui  aflait 
être  donnée  à  l'Allemagne.  L'empereur  Alexandre  tenait  à  honneur 
de  faire  sentir  son  influence  sur  la  confédération;  il  ne  voulait  pas 
que  les  changemens  qui  aUaient  s'y  consommer  fussent  l'ouvrage 
seulement  de  la  France.  D'ailleurs  étroitement  uni  par  le  sang  aux 
maisons  de  Bavière ,  de  Bade  et  de  Wurtemberg,  il  leur  avait  promis 
d'appuyer  leurs  prétentions  dans  la  répartition  des  indemnités;  enfin  , 
il  n'était  pas  insensible  aux  avances  d'un  homme  qui  remplissait  l'Eu- 
rope de  l'éclat  de  ses  grandes  actions.  Il  accepta  donc  comme  une 
marque  de  haute  courtoisie  l'offre  que  lui  fit  le  premier  consul. 
,  C'était  surtout  à  Berlin  que  Bonaparte  avait  placé  son  point  d'appui , 
pour  assurer  le  succès  de  ces  combinaisons.  La  Prusse  était  la  pièce 
essentielle  du  nouveau  système  qu'il  méditait  de  fonder  au-delà  du 
Khin  ;  il  voulait  la  satisfaire  de  manière  à  la  rendre  redoutable  à  l'Au- 
triche ,  et  fortifier  le  nord  aux  dépens  du  midi.  Il  ne  faisait  que  suivre, 
en  procédant  ainsi ,  les  traditions  de  François  I",  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu et  de  Louis  XIV.  Frédéric-Guillaume  entra  avec  une  véritable 
passion  dans  les  vues  du  premier  consul.  Au  fond,  ce  que  la  Prusse 
avait  perdu  sur  la  rive  gauche  était  peu  de  chose;  c'étaient  les  duchés 
de  Gueldres  et  de  Juliers,  la  principauté  de  Mœurs  et  une  partie  du 
duché  de  Glèves.  La  population  de  ces  domaines  ne  s'élevait  pas  au- 
delà  de  cent  trente-sept  miUe  âmes,  et  leur  revenu  était  à  peine  de 
trois  millions.  S'il  ne  s'était  agi  pour  elle  que  de  recevoir  la  valeur 
exacte  de  ce  qu'elle  possédait  sur  la  rive  gauche,  elle  n'eût  pas  apporté 
dans  cette  affaire  l'ardeur  qu'elle  y  mettait;  mais  elle  avait  résolu  de 
profiter  de  l'amitié  de  la  France,  pour  se  faire  assigner  une  large  part 
dans  ces  indemnités.  Elle  mit  donc  en  œuvre  tout  ce  qu'elle  avait  de 
séduction  pour  captiver  le  premier  consul,  et  l'intéressera  son  sort 
aussi  bien  qu'à  celui  du  prince  de  Nassau,  beau-frère  du  roi.  Frédé- 
ric-Guillaume et  l'empereur  Alexandre  témoignèrent  mutuellement 
le  désir  de  se  connaître,  et  ils  convinrent  d'une  entrevue  qui  eut  Heu 
à  Memel,  dans  les  premiers  jours  de  juin  1802.  Les  deux  monarques 
s'inspirèrent  dans  cette  rencontre  une  mutuelle  affection  ;  ils  se  com- 
prirent, et  celte  harmonie  tourna  tout  entière  au  profit  de  la  France. 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  roi  de  Prusse  calma  les  défiances  qui  commençaient  à  s'emparer 
de  l'empereur  Alexandre  sur  les  vues  ambitieuses  du  premier  consul, 
et,  en  obtenant  son  concours  à  la  pacification  de  l'empire,  il  devint 
comme  le  lien  d'une  triple  alliance  dont  le  poids,  dans  l'affaire  des 
sécularisations,  fut  décisif. 

Par  une  convention  qui  fut  signée  le  13  mai  1802,  la  France  s'en- 
gagea à  assurer  à  la  Prusse,  en  dédommagement  de  ses  possessions 
sur  la  rive  gauche  du  Rhin ,  les  évéchés  de  Paderborn  et  d'Hildesheim , 
Eichsfeldt,  Erfurth,  Untergleichcn ,  la  ville  et  une  partie  de  l'évèché 
de  Munster,  et  d'autres  villes  et  abbayes.  Ces  acquisitions  étaient  hors 
de  toute  proportion  avec  ce  qu'elle  avait  perdu;  l'augmentation  en 
population  était  de  plus  de  quatre  cent  mille  âmes.  Par  cette  même 
convention ,  le  sort  du  prince  de  Nassau  fut  aussi  réglé  :  il  reçut  l'é- 
vèché et  l'abbaye  de  Fulde ,  les  abbayes  de  Corwen  et  de  Weingarten, 
et  il  fut  décidé  qu'en  cas  d'extinction  de  la  ligne  directe  du  prince 
actuel  de  Nassau,  la  maison  de  Prusse  hériterait  des  territoires  qui 
venaient  de  lui  être  dévolus.  En  retour  de  ces  avantages,  la  cour  de 
Berlin  reconnaissait  et  garantissait  (art.  13)  tous  les  arrangemens 
que  la  France  avait  pris  en  Italie.  Or,  cette  garantie  comprenait  l'in- 
corporation du  Piémont  au  territoire  français ,  qui  venait  d'être  rendue 
définitive.  En  même  temps  que  la  diplomatie  consulaire  augmentait 
le  territoire  de  la  Prusse,  elle  fortifiait  aussi,  par  de  larges  indemnités, 
la  Bavière,  le  Wurtemberg  et  le  grand  duché  de  Bade,  et  attachait 
ces  états,  par  l'intérêt  et  la  reconnaissance,  à  la  fortune  de  la 
France.  L'Autriche  lutta  long-temps,  mais  vainement,  contrôle  nouvel 
ordre  de  choses ,  que  le  premier  consul ,  secondé  par  la  Prusse  et  la 
Russie ,  réussit  à  fonder  en  Allemagne  :  elle  ne  ratifia  que  le  '2ï  mars 
le  recès  définitif  du  23  février,  qui  sécularisait  le  patrimoine  du  clergé 
allemand. 

Le  partage  des  indemnités  par  la  triple  intervention  de  la  France, 
de  la  Prusse  et  de  la  Russie ,  bouleversa  toute  l'économie  du  système 
germanique,  et  porta  un  coup  mortel  à  sa  vieille  constitution.  Elle 
subsista  de  nom  pendant  quelques  années  encore;  mais  tout  ce  qui 
faisait  sa  vie  disparut  pour  jamais.  En  vain  l'empereur  chercha  à 
faire,  dans  l'acte  du  2'p  mars,  des  réserves  pour  retenir  tous  les  con- 
fédérés dans  le  lien  fédératif;  en  vain  confirma-t-il  les  lois  fonda- 
mentales de  l'empire  :  l'empire  n'existait  plus.  Le  recès  du  25  février 
apprit  à  tous  les  princes  que  l'Allemagne  avait  changé  de  maître,  et 
que  ce  n'était  plus  à  Vienne,  mais  à  Paris,  que  se  faisaient  ses  des- 
tinées. 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  369 

Jusqu'à  ce  moment,  Frédéric-Guillaume  n'avait  obtenu  que  des 
avantages  du  système  qu'il  avait  embrassé.  11  y  avait  trouvé  ce  qu'il 
désirait  le  plus  ardemment,  un  accroissement  notable  de  pouvoir  et 
d'influence  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  par  les  simples  opérations 
d'une  politique  habile.  Objet  des  égards  empressés  de  l'empereur 
Alexandre  et  du  premier  consul,  il  se  flattait  de  tenir  toujours  la 
balance  entre  eux  et  de  leur  servir  d'intermédiaire  officieux  pour  leurs 
communications.  Il  espérait  enfin,  à  la  faveur  de  l'accord  qui  existait 
alors  entre  la  France,  la  Prusse  et  la  Russie,  contenir  l'Angleterre 
et  l'Autriche  et  garantir  le  maintien  de  la  paix  générale.  Il  s'abusait. 
La  paix  d'Amiens  n'avait  été  pour  l'Angleterre  qu'une  suspension 
d'hostilités,  et  une  année  s'était  à  peine  écoulée  depuis  qu'elle  l'avait 
signée,  qu'elle  la  foula  aux  pieds  et  nous  déclara  de  nouveau  la  guerre. 
Le  moment  dgs  pénib'es  épreuves  approchait  pour  la  Prusse. 

Lorsque  l'Angleterre  déchira  le  traité  d'Amiens,  elle  n'avait  point 
encore  d'allié  sur  le  continent;  elle  rouvrit  la  lice  d'une  main  hardie 
et  y  descendit  seule,  prouvant  ainsi  qu'elle  se  sentait  de  force  à  lutter 
corps  à  corps  avec  son  terrible  ennemi.  On  pouvait  être  assuré  tou- 
tefois qu'elle  ne  resterait  pas  long-temps  dans  cet  isolement  et  qu'elle 
ferait  jouer  tous  les  ressorts  de  sa  politique  pour  associer  de  nouveau 
à  sa  cause  les  monarchies  du  continent.  Au  désir  qu'elle  avait  d'abattre 
notre  suprématie  se  joignait  chez  elle  un  intérêt  plus  pressant  encore, 
celui  de  détourner  nos  forces  des  rivages  de  l'Océan  sur  les  champs 
de  bataille  du  continent ,  et  de  nous  ôter  le  pouvoir  de  venir  lui  dicter 
la  paix  dans  les  murs  de  Londres.  Dans  cette  situation ,  nous  n'avions 
pas  à  choisir  entre  plusieurs  systèmes.  Nous  devions  chercher  à 
rompre  la  trame  de  ses  intrigues,  et,  dans  le  cas  où  il  nous  serait 
impossible  d'empêcher  la  formation  d'une  nouvelle  ligue,  de  nous 
mettre  en  mesure  de  la  vaincre.  Dès  que  Napoléon  eut  acquis,  par  la 
pratique  du  pouvoir,  une  connaissance  approfondie  des  affaires  de 
l'Europe,  sa  sagacité  découvrit  bientôt  le  côté  vulnérable  de  la  France. 
Il  comprit  qu'au  milieu  de  sa  grandeur  et  de  sa  gloire ,  elle  était  faible 
parce  qu'elle  était  isolée,  qu'il  était  urgent  de  reconstruire  au  plus  tôt 
son  système  fédératif  tombé  en  ruines,  et  qu'elle  n'acquerrait  le 
degré  de  puissance  nécessaire  pour  tenir  tête  à  ses  ennemis  qu'en 
s'appuyant  sur  de  fortes  et  solides  alliances.  La  Hollande,  la  Suisse, 
l'Italie,  devenues  parties  intégrantes  de  son  système,  n'étaient  pas  des 
alliés  assez  puissans  pour  lui  donner  cette  attitude  maîtrisante  dont 
elle  avait  besoin  pour  prévenir  de  nouvelles  coalitions  et  en  triompher, 
si  elles  venaient  à  se  former.  Ce  qu'il  lui  fallait  enfin  et  ce  que  Napo- 


370  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

léon  désirait  avec  une  extr(^me  ardeur,  c'était  l'appui  d'une  des 
grandes  inonarchies  du  continent. 

L'Autriche  était  hors  de  la  question;  nous  l'avions  hlessée  trop  pro- 
fondément en  Italie  et  en  Allemagne  pour  que  nous  pussions  jamais 
nous  flatter  de  nous  la  rattacher.  Il  était  impossible  qu'elle  nous 
pardonnât  de  l'avoir  rejetée  sur  la  rive  droite  de  l'Adige,  et  de  lui 
avoir  enlevé  l'appui  des  votes  ecclésiastiques  à  la  diète  impériale. 
Elle  était  sur  le  continent  notre  ennemie  implacable,  comme  l'An- 
gleterre l'était  sur  mer.  Chez  l'une  comme  chez  l'autre,  il  y  avait 
une  résolution  arrêtée ,  c'était  de  ne  rentrer  dans  des  voies  réelle- 
ment pacifiques  que  lorsqu'elles  nous  auraient  chassés,  l'une  de  l'.ita- 
lie,  l'autre  d'Anvers.  Entre  nous  et  l'Autriche  il  y  avait  un  abîme. 
Mais  l'Autriche  était  une  puissance  timide,  ses  finances  étaient  dé- 
labrées, ses  peuples  découragés;  il  était  permis  de  croire  que,  si  la 
France  réussissait  à  s'attacher  la  Russie  ou  la  Prusse,  la  cour  de  Vienne 
serait  contenue  et  sa  haine  impuissante. 

Il  y  eut  un  moment  où  Napoléon  crut  trouver  dans  la  Russie  ce 
puissant  allié  qu'il  cherchait.  La  France  et  la  Russie  étaient  trop  éloi- 
gnées pour  se  Iroisser  ;  elks  avaient  l'une  et  l'autre  leur  sphère  dis- 
tincte d'influence  et  d'action,  où  elles  pouvaient  se  mouvoir  librement, 
sans  craindre  de  se  porter  ombrage.  Unies  ensemble,  elles  étaient 
assez  fortes  pour  gouverner  le  continent  et  empêcher  les  passions 
brouillonnes  d'en  troubler  le  repos.  La  mort  de  l'empereur  Paul 
enleva  au  premier  consul  un  ami  et  un  allié  qui,  s'il  avait  vécu,  eût 
probablemeiit  changé  le  cours  des  évènemens.  Alexandre,  au  début 
de  son  règne,  parnt  ne  s'écarter  que  faiblement  deserremens  de  son 
père.  Sans  entretenir  avec  iXapoléoii  des  relations  de  confiance  aussi 
intimes,  il  manifesta  un  vif  désir  de  vivre  avec  lui  dans  une  parfaite 
harmonie.  Doué  par  la  nature  d'un  esprit  fin,  délié,  pénétrant  et 
toutefois  mobile  et  exalté,  il  ne  pouvait  se  défendre  d'une  admiration 
secrète  pour  le  premier  consul.  Il  se  sentait  entraîné  par  un  attrait 
invincible  vers  cet  homme  supérieur.  Mais  il  ne  rencontrait  pas  autour 
de  lui  les  mômes  dispositions;  son  cabinet  et  sa  noblesse  étaient  jaloux 
de  la  grandeur  où  le  premier  consul  venait  d'élever  la  France.  Ils 
étaient  blessés  qu'au  fond  de  l'Occident  un  homme  nouveau,  d'abord 
soldat  heureux,  puis  devenu,  par  la  puissance  de  son  épée  et  l'au- 
torité de  ses  grandes  actions,  le  maître  de  la  France,  eût  l'insolente 
pensée  d'interdire  à  la  Russie  le  droit  de  peser  sur  les  affaires  d'Occi- 
dent. Alexandre  subissait  l'influence  de  sa  cour.  Le  rôle  secondaire 
qu'il  avait  joué  dans  l'opéralion  du  partage  des  indemnités  avait  ccm- 


FRÉDiÎRlC-GUILLAUME  III.  371 

mencé  à  l'aigrir  contre  nous,  il  se  croyait  dupe  de  notre  habileté,  et 
il  était  humilié  d'avoir  concouru  à  son  insu  à  fonder  notre  prcpoii- 
dérance  en  Allemagne,  tandis  qu'il  n'était  intervenu  dans  l'opération 
que  pour  la  diminuer  en  la  partageant. 

Aussitôt  après  la  rupture  de  la  paiv  d'Amiens,  Napoléon  avait  oc- 
cupé militairement  le  Hanovre  et  le  royaume  de  Naples  :  le  Hanovre, 
possession  du  roi  d'Angleterre,  où  affluaient  les  principaux  produits 
de  l'industrie  britannique  destinés  aux  marchés  de  l'Allemagne  ;  le 
royaume  de  Naples,  qui  était  soumis  sans  réserve  à  l'action  du  cabinet 
de  Londres.  Or,  la  Russie  avait  pris  Naples  et  le  Hanovre  sous  sa 
protection.  Elle  fut  blessée  que  nous  eussions  pris  possession  de  la 
rade  de  Tarente  et  de  l'électorat  sans  la  consulter,  et  sollicité  par  le 
premier  consul  de  prononcer  en  arbitre  suprême  dans  les  différends 
qui  mettaient  les  arriies  aux  mains  de  la  France  et  de  l'Angleterre , 
l'empereur  Alexandre  déclina  ce  rôle,  qui  eût  embarrassé  sa  délica- 
tesse, pour  s'en  tenir  à  celui  de  médiateur,  qui  laissait  plus  de  lati- 
tude à  ses  exigences.  Ses  décisions  furent  celles  non  d'un  juge  im- 
partial, mais  d'un  ami  passionné  de  l'Angleterre.  L'éclat  que  lit 
ensuite  ce  prince  à  la  mort  du  duc  d'Enghien,  et  les  explications 
amères  qui  euresit  lieu  à  cette  triste  occasion  entre  le  czar  et  le  chef 
de  la  France,  achevèrent  de  détruire  toute  harmonie  entre  eux. 

A  dater  de  ce  moment,  nous  perdîtoes  tout  espoir,  non-seulement 
de  nous  attacher  la  Russie,  mais  même  de  la  retenir  dans  une  ligne 
de  modération.  C'en  était  fait,  elle  avait  arboré  les  couleurs  de  nos 
ennemis.  La  guerre  n'était  point  encore  déclarée  sur  le  continent, 
mais  tout  équilibre  était  rompu  entre  les  cabinets.  Nous  étions  assu- 
rés d'avoir  à  combattre,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  prochain,  l'An- 
gleterre, l'Autriche  et  la  Russie,  à  moins  que  nous  ne  pussions  réussir 
à  les  contenir  par  le  frein  d'une  redoutable  alliance. 

Des  trois  grandes  monarchies  du  continent,  il  n'y  en  avait  plus 
qu'une  seule  disponible  pour  nos  vues  fédératives  :  c'était  la  Prusse. 
Cette  monarchie  pouvait  mettre  sur  pied  deux  cent  mille  hommes  ; 
par  elle,  nous  atteignions  l'Autriche  et  la  Russie.  Son  peuple  avait 
le  goût  et  le  sentiment  de  la  guerre  ;  sa  voix  était  écoutée  dans  les 
conseils  de  l'Europe.  Si  nous  parvenions  à  l'attacher  à  notre  fortune, 
l'équilibre  se  trouverait  aussitôt  rétabli  entre  les  cabinets  :  la  Russie 
et  l'Autriche  seraient  maîtrisées,  et  si  elles  voulaient  absolument 
combattre,  la  défaite  serait  le  prix  de  leur  témérité.  Si  au  contraire 
nos  ennemis  l'emportaient  à  Berlin  comme  ils  l'emportaient  déjà  a 
Sairît-Pétersbourg  et  à  Vienne,  ce  ne  serait  plos  avec  trois  puissances 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  nous  faudrait  lutter,  mais  avec  la  masse  réunie  des  grandes  mo- 
narchies de  l'Europe  et  de  tous  les  états  secondaires  placés  dans  leur 
sphère  d'action;  ce  ne  serait  plus  notre  suprématie  qui  serait  en 
péril,  mais  notre  existence  même.  L'alliance  de  la  Prusse  nous  était 
donc  nécessaire,  indispensable,  d'abord  pour  essayer  de  maintenir  la 
paix  sur  le  continent  et  pouvoir  disposer  de  toutes  nos  forces  contre 
l'Angleterre,  ensuite,  si  la  guerre  générale  se  rallumait,  pour  en 
sortir  vainqueurs. 

Telle  est  la  combinaison  simple  et  féconde  que  Napoléon  s'attacha 
à  réaliser  :  elle  devint  le  but  principal  de  ses  pensées,  et,  pour  réus- 
sir, il  usa  de  tous  les  moyens  que  peut  suggérer  l'habileté  la  plus 
consommée.  Résolu  de  s'emparera  tout  prix  de  Frédéric-Guillaume, 
il  agit  sur  lui  par  tous  les  genres  de  séduction.  11  le  saisit  pour  ainsi 
dire  par  toutes  ses  fibres  :  caresses,  promesses  brillantes,  perspective 
d'une  grandeur  indéfinie,  proposition  formelle  de  placer  sur  son 
front  la  couronne  impériale,  froideurs  affectées  suivies  bientôt  de 
nouvelles  avances  plus  empressées,  il  mit  tout  en  œuvre,  et  tout  fut 
inutile.  Plus  d'une  fois  il  se  crut  au  moment  de  l'entraîner,  et  tou- 
jours Frédéric-Guillaume  parvint  à  se  dégager  de  ses  fortes  étreintes. 
L'histoire  des  relations  de  ces  deux  hommes ,  l'un  si  ardent  dans  ses 
avancés,  l'autre  si  obstiné  dans  sa  résolution  de  rester  libre  et  de  ne 
se  livrer  à  personne,  pas  plus  à  la  France  qu'à  la  Russie,  prouve  com- 
bien Napoléon  avait  l'intelligence  de  sa  position,  et  quel  art  il  savait 
alors  déployer  dans  sa  politique.  Le  roi  se  flattait,  et  en  cela  il  s'abusait 
étrangement,  que  son  impartiale  neutralité  paralyserait  tous  les  mou- 
vemens  guerriers  à  Vienne  comme  à  Pétersbourg,  et  rendrait  impos- 
sible une  nouvelle  coalition.  La  duplicité  de  nos  ennemis  l'entrete- 
nait dans  sa  funeste  illusion.  L'empereur  Alexandre  ne  se  lassait  pas 
de  lui  écrire  pour  lui  protester  de  ses  sentimens  pacifiques,  et  la  cour 
de  Vienne  lui  prodiguait  les  mômes  assurances.  En  vain  Napoléon 
s'effcvçait-il  de  le  désabuser  et  de  le  convaincre  que  la  Russie  et 
l'Autriche  étaient  de  concert  avec  l'Angleterre  pour  nous  abattre  et 
nous  déposséder  de  l'Italie,  Frédéric-Guillaume  ne  voulait  point  le 
croire.  Comme  tous  les  hommes  dominés  par  une  seule  idée,  il  re- 
poussait tout  ce  qui  ne  rentrait  pas  dans  le  cadre  un  peu  étroit  de 
son  système.  L'ensemble  et  le  fond  des  choses  lui  échappaient.  Il 
croyait  faire  beaucoup  pour  le  maintien  de  la  paix  en  se  faisant  le 
messager  timide  et  doucereux  des  plaintes  et  des  vœux  de  tous  les 
cabinets;  il  avait  surtout  le  tort  de  laisser  voir  aux  deux  partis  qui  se 
Je  disputaient  combien  il  craignait  la  guerre,  et  de  ne  point  se  placer 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  373 

entre  la  France  et  ses  ennennis  en  véritable  médiateur.  Il  avait  le 
choix  entre  trois  systèmes  :  il  pouvait  s'allier  à  l'Angleterre,  à  l'Au- 
triche et  à  la  Russie  contre  la  France ,  à  la  France  contre  ces  trois 
couronnes,  enfln  se  jeter  entre  les  deux  partis  en  médiateur  armé,  et, 
s'il  ne  pouvait  réussir  à  les  réconcilier,  se  prononcer  alors  d'après 
les  conseils  de  l'équité  ou  de  l'ambition.  Chacun  de  ces  systèmes  lui 
offrait  des  chances  d'agrandissement.  Mais  Frédéric-Guillaume  avait 
une  répugnance  invincible  pour  tous  les  partis  décidés.  11  y  eut  un 
moment  où  il  fallait  passer  de  la  neutralité  à  l'action ,  et  ce  moment , 
il  n'eut  pas  le  courage  de  le  saisir.  Qu'à  la  place  de  ce  prince  faible  et 
incertain  on  suppose  le  grand  Frédéric  fermement  résolu  de  main- 
tenir la  paix,  levant  dans  ce  but  cent  mille  hommes,  parlant  à  Péters- 
bourg,  à  Vienne,  à  Paris,  un  langage  ferme  et  modéré  :  qui  doute 
qu'il  n'eût  conjuré  l'orage,  ou  que,  s'il  n'y  eût  pas  réussi ,  il  n'eût  du 
moins  évité  la  catastrophe  où  tombera  bientôt  son  successeur? 

Napoléon  se  dépitait  de  l'impuissance  de  ses  efforts  pour  engager 
le  roi.  Il  sentait  que  la  paix  continentale,  et,  avec  la  paix,  les  desti- 
nées de  l'Europe  dépendaient  du  parti  qu'embrasserait  ce  prince.  Aussi 
avait-il  décidé,  dans  le  secret  de  sa  pensée,  qu'il  lui  appartiendrait 
tôt  ou  tard,  dût-il,  pour  l'obtenir,  le  violenter.  Après  tout,  il  avait 
peine  à  s'expliquer  la  répugnance  du  roi  à  s'associer  à  sa  fortune.  Ne 
l'avait-il  pas  largement  rétribué  dans  le  partage  des  indemnités  ger- 
maniques? Il  pouvait  l'élever  encore.  Frédéric  II  avait  beaucoup 
fait  pour  la  grandeur  de  son  pays.  Napoléon ,  par  les  seuls  bienfaits 
de  son  alliance,  pouvait  compléter  l'œuvre  de  ce  grand  homme.  Que 
la  Prusse  s'attachât  sincèrement,  sans  réserve,  à  notre  fortune,  qu'elle 
s'associât  à  tous  nos  périls  comme  à  toutes  nos  gloires,  et  nous  récom- 
penserions largement  ses  services.  IN'était-ce  donc  pas  une  perspec- 
tive digne  de  séduire  et  de  passionner  un  peuple  ambitieux  et  guer- 
rier que  celle  de  ravir  à  l'Autriche  le  sceptre  impérial,  de  s'agrandir 
de  toutes  les  possessions  allemandes  de  la  maison  d'Hanovre,  de  de- 
venir le  chef  de  la  patrie  et  de  l'unité  germanique,  enfin  de  dicter, 
de  concert  avec  nous,  la  loi  à  l'Europe?  D'ailleurs,  une  alliance 
franche  et  sincère  de  la  Prusse  avec  la  France  était  la  combinaison  la 
plus  sûre  pour  contenir  l'ambition  de  Napoléon.  Un  allié  qui  dispose 
de  deux  cent  mille  hommes  a  le  droit  de  faire  ses  conditions;  il  n'est 
pas  un  instrument  passif  :  cette  union  eût  été  à  la  fois  pour  le  chef 
de  la  France  une  force  et  un  frein.  Mais  le  génie  hardi  et  entrepre- 
nant de  Napoléon,  qui  venait  de  ceindre  la  couronne  impériale, 

TOME  XXIII.  24 


37^  REVUE    DES   PEIX    MONDES. 

etïrayail  l'esprit  circonspect  et  mesuré  de  Frédéric-Guillaume.  11  lui 
faisait  (  raindrc  qu'une  fois  engagé  dans  ses  liens,  il  ne  fût  entraîné 
bien  au-delà  du  but  où  il  voulait  s'arrêter.  Au  fond,  si  l'on  y  réflécliit 
bien,  on  se  convaincra  ([u'il  était  impossible  que  ces  deux  hom- 
mes, en  tous  points  dissemblables,  pussent  se  comprendre  et  s'unir 
étroitement.  Le  roi  était  prudent  jusqu'à  la  timidilé;  l'audace  et  la 
grandeur  dans  la  pensée  et  dans  l'exécution  étaient  les  traits  dis- 
tiîu  tifs  du  génie  de  l'empereur.  Le  premier  avait  une  ambition  mo- 
deste qui  redoutait  l'éclat  et  le  bruit;  le  second,  devenu  maître  du 
premier  trône  du  monde  par  ses  grandes  actior.s,  ne  croyait  pas  avoir 
assez  fait  encore  pour  justilier  son  élévation.  L'un  redoutait  la  guerre 
comme  le  plus  affreux  des  maux ,  l'autre  l'aimait  comme  un  grand 
artiste  aime  son  art;  il  l'aimait  aussi  comme  la  source  de  sa  fortune 
et  de  la  puissance  de  son  pays.  Les  projets  de  Frédéric-Guillaume 
étaient  circonscrits  dans  une  sphère  un  peu  étjoite,  ceux  de  Napoléon 
embrassaient  le  monde.  Le  roi  de  Prusse  portait  dans  les  affaires  d'état 
les  délicatt^sses  de  la  morale  privée.  Aux  yeux  du  chef  de  la  France,  la 
moralité  d'un  souverain  était  dans  le  but  plutôt  que  dans  les  moyens. 
Aux  profondes  dissemblances  qui  séparaient  ces  deux  princes,  ajou- 
tons encore  les  préventions  de  la  noblesse  prussienne  et  l'inlluence 
personnelle  de  la  reine. 

A  Berlin ,  comme  dans  toutes  les  cours ,  Napoléon  avait  de  nom- 
breux ennemis  qui  ne  pouvaient  lui  pardonner  d'avoir  mis  son  épée 
et  son  génie  au  service  de  cette  terrible,  révolution  qui  avait  abattu 
le  trône  légitime  et  l'ancienne  noblesse,  fait  trembler  tous  les  rois  et 
les  castes  nobiliaires  de  la  vieille  Europe.  Quant  à  la  reine,  elle  avait 
sur  l'esprit  de  son  époux  tout  l'ascendant  que  donne  un  caractère  plein 
de  grâces  et  de  douceur,  uni  aux  cliarmes  d'une  beauté  touchante. 
Elle  craignait  de  le  voir  sortir  de  ses  habitudes  privées,  et  sans  se 
demander  si  sur  le  trône  un  monarque  peut  trouver  la  vie  paisible 
qui  n'est  que  le  partage  des  destinées  obscures,  elle  croyait  que  le  roi 
pouvait  concilier  ce  qu'il  se  devait  à  lui-même  et  à  ses  ancêtres  avec 
son  amour  pour  la  paix.  En  lui  conseillant  de  ne  point  se  livrer  à  la 
France,  elle  ne  songeait  pas  seidementà  le  fixer  près  d'elle;  elle  tra- 
vaillait aussi  en  secret  pour  les  intérêts  de  la  Russie;  elle  ne  restait 
point  étrangère  aux  intrigues  de  la  politique.  Dans  l'entrevue  de 
Memel,  la  reine  et  l'empereur  Alexandre  se  plurent  mutuellement, 
et  la  galanterie  du  czar  tourna  au  profit  de  sa  politique.  A  dater  de 
ce  mumeîit,  toutes  les  prédilections  de  la  reine  furent  pour  la  coiir  de 


FRÉDÉRIC-GUILLAIME   ÎSî.  375 

Saint-Pétersbourg.  Une  correspondam-e  suivie  s'établit  entre  les  sou- 
verains de  Prusse  et  de  Russie,  et  la  reine  y  prit  personnellement  une 
part  très  active. 

La  France  n'ayant  pu  réussir  à  former  une  solide  alliance  avec  la 
Prusse,  une  uouvelle  guerre  continentale  était  inévitable.  Elle  éclata 
au  mois  de  septembre  1805.  Il  n'est  pas  vrai  qu'elle  ait  été  provoquée 
par  la  réunion  de  Gènes,  de  Parme  et  de  Plaisance,  au  territoire  fran- 
çais. La  réunion  de  Gènes  eut  lieu  le  3  juin  1805,  et  le  11  avril  de 
la  même  aimée,  l'Angleterre,  la  Russie  et  l'Autriche  avaient  arrêté 
les  bases  de  la  troisième  coalition.  Le  but  avoué  de  la  ligue  était  de 
nous  déposséder  de  l'Italie;  le  but  réel  et  secret  était  de  nous  dé- 
pouiller de  toutes  nos  conquêtes,  de  celles  qui  pouvaient  être  impu- 
tées à  notre  ambition  aussi  bien  que  des  plus  légitimes,  de  nous  re- 
fouler enfin  dans  les  limites  de  l'ancienne  monarchie.  En  mettant  sur 
sa  tète  la  vieille  couronne  des  rois  lombards,  et  en  s'emparant  de 
Gênes ,  Napoléon  ne  fit  que  relever  le  gant  qui  lui  était  jeté  par  ses 
ennemis.  Au  moment  de  s'arracher  des  rivages  de  l'Océan  et  d'aller 
combattre  sur  le  Danube  les  Autrichiens,  il  voulut  teiiter  un  dernier 
effort  pour  entraîner  Frédéric-Guillaume  :  il  lui  proposa,  avec  son 
alliance,  la  cession  définitive  du  Hanovre. 

M.  dellardenberg,  qui  avait  un  esprit  élevé  et  iiardi,  accueillit  ce 
projet  comme  une  grande  et  Ibrte  pensée  dont  la  réalisation  complé- 
terait l'organisation  territoriale  de  la  Prusse;  mais  le  roi,  qui  désirait 
ardemment  le  Hanovre,  reculait  devant  les  scrupules  de  sa  conscience 
et  les  dangers  d'une  rupture  avec  l'Angleterre  et  la  Russie.  «  Puis-je, 
demanda-t-il  à  M.  de  Hardenberg,  sans  manquer  aux  règles  de  la 
morale,  sans  perdre  en  Europe  l'estime  de  gens  de  bien,  sans  être 
noté  dans  l'histoire  comme  un  prince  sans  foi,  me  départir,  pour 
avoir  le  Hanovre,  du  caractère  que  j'ai  maintenu  jusqu'ici?  »  Le  roi  se 
peint  tout  entier  dans  ces  paroles.  Son  ministre  lui  répondit  que  la 
morale  d'un  souverain  n'était  pas  celle  d'un  particulier,  qu'il  s'agis- 
sait là  de  l'opération  la  plus  propre  à  conserver  le  rang  de  sa  monar- 
chie. Le  roi,  à  demi  convaincu,  consentit  à  traiter  d'une  alliance  sur 
la  base  de  l'incorporation  du  Hanovre  à  la  Prusse.  Cette  fois  l'empe- 
reur croyait  l'avoir  enfin  engagé  sans  retour,  et  il  lui  avait  envoyé 
Duroc  pour  lui  dire  son  dernier  mot  et  signer  le  traité  (3  septembre). 
C'était  encore  une  illusion.  A  peine  le  roi  eut-il  fait  quelques  pas 
dans  les  voies  d'une  alliance,  que  la  peur  le  saisit  et  le  fit  reculer.  Il 
rompit  les  négociations  commencées  et  déclara  que  sa  résolution  était 
de  rester  neutre. 

2'k 


376  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Tandis  que  Napoléon  remuait  tous  les  ressorts  de  sa  politique 
pour  l'attirer  à  lui,  l'Angleterre  et  la  Russie  ne  se  donnaient  pas 
moins  de  mouvement  pour  l'associer  à  la  coalition.  Elles  lui  repro- 
chaient de  se  laisser  retenir,  pour  des  intérêts  mesquins,  dans  un 
système  d'immobilité  qui ,  disaient-elles,  discréditait  sa  puissance. 
Le  Nord  devait  s'arranger  pour  présenter  à  la  France  un  front  impé- 
nétrable. C'était  le  seul  moyen  de  contenir  dans  ses  bornes  cette  tur- 
bulente puissance;  autrement,  elle  les  franchirait  toutes  sous  le  chef 
audacieux  qu'elle  avait  mis  à  sa  tête.  La  Prusse,  la  première  dans 
l'ordre  des  envahissemens,  serait  aussi  la  première  entraînée  dans 
le  débordement  général.  Mais  les  m.êmes  motifs  qu'avait  Frédéric- 
Guillaume  pour  ne  pas  offenser  la  Russie,  il  les  avait  pour  ne  pas 
blesser  la  France.  Il  avait  le  faible  de  vouloir  être  l'ami  de  tout  le 
monde,  moyen  infaillible  de  ne  contenter  personne.  La  cour,  mue 
par  les  passions  de  la  reine,  avait  fait  son  choix  :  ses  sympathies  et 
ses  vœux  étaient  pour  la  Russie;  mais  l'armée  n'avait  point  encore  de 
préférence  décidée.  Un  sentiment  presque  unique  dominait  dans  ses 
rangs,  c'était  la  crainte  de  tomber  dans  le  mépris  de  l'Europe.  En- 
tourée de  tous  côtés  d'armées  belligérantes,  son  inactivité  lui  pesait. 
Elle  en  rougissait  comme  d'une  attitude  humiliante,  blùmait  le  sys- 
tème du  roi  et  voulait  se  battre,  moins  pour  faire  triompher  un  des 
deux  partis  que  pour  prendre  sur  les  champs  de  bataille  sa  part  de 
périls  et  de  gloire. 

Dans  l'état  de  fermentation  singulière  où  étaient  les  esprits ,  tout 
dépendait  du  moindre  incident.  La  violation  du  territoire  d'Anspach 
par  Rernadotte  décida  la  crise  et  la  décida  contre  nous.  \u  fond,  cette 
infraction  à  la  neutralité  du  margraviat  était  loin  d'avoir  un  caractère 
outrageant  pour  la  Prusse.  Isolé  au  milieu  du  vaste  champ  de  bataille 
dans  lequel  allaient  se  heurter  la  France ,  l'Autriche  et  la  Russie ,  il 
était  impossible  que  ce  petit  pays  put  se  soustraire  aux  incursions  de 
leurs  armées.  La  Prusse  en  avait  accordé  le  hbre  passage  en  1796  aux 
puissances  en  guerre.  iVvant  que  Rernadotte  le  traversât,  les  Bava- 
rois, dans  leur  retraite  de  Munich  sur  Wurtzbourg,  avaient  les  pre- 
miers forcé  le  passage,  et  ils  avaient  été  suivis  par  un  corps  autri- 
chien. C'était  donc  comme  un  pays  ouvert  à  tout  le  monde.  Lorsque 
l'ordre  avait  été  envoyé  au  prince  de  Pontc-Corvo  de  passer  par 
Anspach ,  l'empereur  négociait  son  alliance  avec  la  Prusse  et  croyait 
([u'elle  allait  être  signée.  Enfln,  il  faut  le  dire,  il  avait  pris  la  mesure 
du  roi  et  savait  tout  ce  qu'il  pouvait  oser.  Cependant  Frédéric-Guil- 
laume, en  apprenant  que  nos  troupes  avaient  violé  le  territoire  de 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  377 

son  margraviat,  entra  dans  un  violent  accès  de  colère.  Son  premier 
mouvement  fut  de  rompre  avec  la  France.  A  la  cour,  dans  l'armée, 
dans  les  salons  de  la  noblesse,  il  n'y  eut  qu'un  cri ,  cri  de  fureur  et  de 
guerre  contre  nous.  L'opinion,  qui,  la  veille  encore,  était  peu  favo- 
rable à  la  Russie,  prit  la  France  pour  objet  de  sa  haine.  On  ne  parlait 
que  de  se  venger  du  honteux  affront  que  nous  venions  d'infliger  à 
l'honneur  de  la  Prusse.  L'occasion  était  belle  pour  entraîner  le  roi, 
qui  ne  cessait  de  répéter  depuis  quelque  temps  qu'il  se  déclarerait 
contre  le  premier  qui  attenterait  à  sa  neutralité.  Les  ministres  d'An- 
gleterre, de  Russie  et  de  Vienne  s'agitent,  l'entourent  et  le  somment 
de  tenir  sa  parole.  La  reine  est  alors  à  la  tète  du  mouvement  guerrier. 
Des  exprès  sont  envoyés  en  toute  hâte  à  l'empereur  Alexandre,  qui 
avait  écrit  au  roi  pour  lui  demander  une  entrevue  et  qui  attendait  sa 
réponse  à  Pulawi.  On  l'instruit  de  l'incident  d'Anspach  ;  on  lui  dit  que 
le  moment  est  venu  de  s'emparer  de  Frédéric-Guillaume,  et  on  le 
presse  d'arriver  sans  délai  à  Berlin.  Alexandre  quitte  aussitôt  Pulawi 
et  tombe  à  l'improviste  au  milieu  de  la  famille  royale  de  Prusse.  Le 
roi,  pressé,  subjugué  par  les  passions  vraies  ou  factices  qui  s'agitent 
avec  fureur  pour  l'entraîner,  ne  peut  plus  résister  au  torrent  :  il  se 
laisse  arracher  la  convention  de  Potsdam  (3  octobre  1805).  Une  scène 
nocturne  et  théâtrale  est  préparée  à  dessein  dans  les  caveaux  de  Pots- 
dam, où  reposent  les  cendres  de  Frédéric  IL  L'empereur  de  Russie, 
le  roi  et  la  reine  s'y  rendent  dans  la  nuit  du  3  au  4  octobre  :  Alexandre, 
saisi  d'une  émotion  profonde,  baise  le  cercueil  du  grand  homme,  et 
les  souverains  se  séparent  après  s'être  juré  foi  et  amitié  sur  la  tombe 
de  Frédéric. 

Le  traité  de  Potsdam  n'était  point  une  alliance  proprement  dite, 
mais  une  simple  promesse  d'alliance  dont  l'exécution  dépendait  de 
l'acceptation  ou  du  refus  par  iNapoléon  des  bases  de  pacification  que 
devait  lui  soumettre  le  comte  d'Haugwitz.  Un  terme  de  rigueur,  le 
15  décembre  1805,  avait  été  fixé  pour  l'acceptation  ou  le  rejet  des 
propositions. 

Tout  porte  à  penser  que  les  conditions  dont  était  porteur  le  comte 
d'Haugwitz  n'avaient  point  la  précision  d'un  ultimatum,  qu'une  grande 
latitude  lui  avait  été  laissée  à  cet  égard,  et  que  ses  propositions  de- 
vaient varier  selon  que  la  fortune  de  l'empereur  aurait  grandi  ou 
baissé  dans  l'intervalle.  On  savait  à  Berlin  que  les  grands  coups  se- 
raient portés  avant  le  15  décembre.  Napoléon  serait  vainqueur  ou 
vaincu.  Dans  le  premier  cas,  le  comte  d'Haugwitz  irait  le  compli- 
menter; dans  le  second,  il  lui  dicterait  la  loi. 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'esprit  de  vertige  et  d'erreur  semblait  s'être  emparé  de  la  cour 
de  Berlin  et  la  pousser  dans  une  voie  de  perdition.  Comment  ses 
hommes  d'état  n'avaient-ils  pas  compris  qu'au  point  où  en  était 
arrivée  la  lutte  entre  la  France  et  les  grandes  monarchies  de  l'Eu- 
rope, Napoléon  ne  pouvait  pas  rester  dans  l'incertitude  sur  les  dispo- 
sitions de  la  Prusse,  qu'il  avait  déjà  trop  d'ennemis  pour  lui  permettre 
d'en  grossir  le  nombre,  qu'après  avoir  vainement  épuisé  pendant 
quatre  ans  toutes  les  ressources  de  sa  politique  pour  s'en  faire  un 
allié,  il  fallait  qu'au  moins  il  pût  être  assuré  qu'elle  resterait  neutre; 
que  si  elle  avait  le  malheur  de  tremper  dans  les  projets  de  la  coali- 
tion, il  ne  lui  laisserait  le  choix  qu'entre  ces  deux  partis,  expier  sa 
faute  en  se  livrant  à  lui  sans  partage,  ou  entrer  en  guerre.  La  con- 
vention de  Potsdam  était  une  énorme  faute,  parce  que,  lorsqu'elle  fut 
signée,  la  Prusse  avait  laissé  échapper  l'occasion  d'agir  avec  succès. 
Ulm  était  sur  le  point  de  capituler;  Vienne  allait  nous  ouvrir  ses 
portes  :  l'Autriche,  vaincue  et  découverte,  ne  pouvait  plus  être  sauvée 
que  par  les  Russes,  qui  arrivaient  à  marches  forcées  du  fond  de  la 
Moravie.  Cependant  tout  n'était  pas  encore  désespéré.  Le  fatal  traité 
de  Potsdam  une  fois  signé ,  il  ne  fallait  pas  perdre  un  jour,  un  mo- 
ment; il  fallait  marcher  sur  le  Danube,  forcer  l'empereur  à  lâcher  sa 
proie  et  à  se  retourner.  Le  salut  de  la  Prusse  était  dans  la  rapidité  de 
ses  coups.  En  un  cas  si  critique,  les  demi-mesures  ne  faisaient  qu'ag- 
grav  r  la  première  faute  et  la  rendre  irréparable.  Il  n'y  avait  plus 
à  £  '  aénager  des  voies  de  réconciliation  avec  iSapoléon  :  la  Prusse 
s'était  trop  compromise  pour  en  espérer  jamais  un  pardon  sincère. 
Au  lieu  d'adopter  cette  politique  forte  et  hardie ,  le  roi  aima  mieux 
temporiser,  et  se  jeta ,  par  ses  fausses  mesures,  dans  les  serres  de  son 
ennemi. 

Le  comte  d'IIaugwitz  arriva  dans  le  camp  de  l'empereur  trois  jours 
avant  la  bataille  d'Austerlitz.  D'après  les  instructions  de  sa  cour,  il 
eût  été  alors  mal  habile  à  lui  de  remplir  sa  mission,  comme  à  Napo- 
léon de  l'écouter.  D'un  commun  accord,  les  explications  furent  ajour- 
nées. Ce  qui  fait  que  la  victoire  d'Austerlitz  est  une  si  grande  page 
de  la  vie  de  l'empereur,  c'est  qu'il  mit  pour  enjeu,  sur  ce  champ  de 
bataille,  sa  fortune  et  celle  de  la  France.  S'il  avait  été  vaincu,  il  eût 
été  perdu  :  cent  mille  Prussiens  lui  fermaient  sa  retraite  sur  le  Rhin. 
En  triomphant  des  Russes  et  des  Autrichiens ,  il  triomphait  aussi  de 
la  Prusse,  qui  n'avait  plus  qu'à  se  faire  pardonner,  à  force  d'humilité, 
ses  dernières  fautes.  On  sait  le  mot  de  l'empereur  au  comte  d'Haug- 
witz,  qui  vint  mêler  ses  félicitations  à  celles  de  nos  aUiés  :  «  C'est  un 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  379 

compliment  dont  la  fortune  a  changé  l'adresse.  «  Le  traité  de  Pres- 
bourg  (20  décemiîre  1805),  qui  enleva  à  l'Autriche  Venise,  le  Tyrol 
et  les  îles  Illyriennes ,  fut  le  prix  de  la  victoire  d'Austerlitz. 

La  prudence  et  la  situation  commandaient  à  Napoléon  de  prendre, 
vis-à-vis  de  la  Prusse,  un  parti  décisif.  Son  ressentiment  contre  cette 
puissance  était  extrême ,  et  déjà  commençait  à  naître  dans  son  ame 
cette  haine  que  nous  verrons  bientôt  éclater  terrible  et  implacable. 
11  avait  désiré  avec  passion  son  alliance,  parce  que  cet(e  alliance  était 
la  seule  combinaison  capable  de  prévenir  entre  la  France  et  les  mo- 
narchies du  contineîit  une  lutte  qui  ne  pouvait  se  terminer  que  par 
la  ruine  de  la  première  ou  des  autres.  Au  lieu  de  cette  alliée  qu'il  eût 
voulu  trouver  en  elle,  il  rencontrait  un  ennemi  d'intention  en  atten- 
dant qu'elle  le  fût  de  fait.  Quelle  attitude  allait-il  prendre  vis-à-vis  de 
cette  cour  faible  et  passionnée,  qui  n'avait  su  embrasser  franchement 
aucun  parti,  pas  nîème  celui  de  la  neutralité?  Marcher  contre  elle  et 
la  subjuguer  était  une  résolution  extrême  dont  les  conséquences  poli- 
tiques l'effrayaient,  quoi  qu'en  aient  pu  dire  ses  ennemis.  Il  y  avait 
un  autre  parti  conseillé  par  une  politique  généreuse  et  habile  :  c'était 
de  lui  pardonner  tous  ses  torts  et  de  lui  offrir  de  nouveau  iiotre 
alliance.  Mais  le  roi,  qui  répugnait  à  tous  engagemens  décisifs,  le  roi, 
qui  était  poursuivi  par  les  obsessions  de  nos  ennemis  jusque  dans 
ses  plus  chères  intimités,  consentirait-il  à  former  ces  nœuds  dans 
lesquels  nous  avions  vainement  essayé  pendant  si  long-temps  de  l'en- 
gager? N'opposerait-il  pas  à  nos  instances  nouvelles  celte  force 
d'inertie  dont  il  ne  s'était  départi  qu'une  seule  fois  et  en  faveur  de  la 
coalition?  L'empereur  ne  vit  d'autre  moyen  de  l'obtenir  qu'en  s'em- 
parant  de  lui  violemment.  Le  152  décembre,  de  retour  à  Schœnbrunn, 
il  fait  venir  le  comte  d'Haiigwitz,  et  après  lui  avoir  reproché  en  lan- 
gage dur  et  amer  les  torts  et  l'ingratitude  de  sa  cour,  il  lui  donne  à 
choisir  entre  la  guerre  ou  l'alliance,  l'alliance  franche,  sans  réserve, 
cimentée  par  l'incorporation  du  Hanovre  à  la  monarchie  prussienne. 
Le  comte  d'Haugwitz  n'hésita  pas,  et  signa  l'alliance  le  15  décembre, 
le  jour  même  où  la  Prusse  avait  promis  à  la  Russie  et  à  rx\utriche  de 
se  déclarer  pour  elles.  En  vertu  de  ce  traité,  la  France  transportait 
tous  ses  droits  sur  le  Hanovre  à  la  Prusse,  qui,  en  retour,  cûlait  à  la 
France  le  margraviat  d'Anspach,  la  principauté  de  Neuchàtel,  ainsi 
(pie  Wesel,  la  principauté  de  Berg  et  le  duché  de  Clèves.  La  Bavière 
s'engagerait  à  donner  à  la  Prusse  un  territoire  de  vingt  mille  âmes 
pour  compenser  le  margraviat  d'Anspach.  Parles  cessions  exigées. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Prusse  perdait  quatre  cent  mille  sujets,  et  par  l'acquisition  du  Ha- 
novre, elle  en  recevait  un  million. 

Si  Frédéric-Guillaume  a  fait  une  faute  irréparable  en  signant  la 
convention  de  Potsdam ,  Napoléon  nous  semble  en  avoir  commis  une 
autre  presque  aussi  grave  en  lui  imposant  le  traité  du  15  décembre.  Le 
but  principal  qu'il  poursuivait  dans  ses  victoires  sur  le  continent  était 
le  rétablissement  de  la  paix  avec  l'Angleterre.  Or,  il  savait  bien  que 
la  première  condition  qu'elle  y  mettrait  serait  la  restitution  du  Ha- 
novre. Pourquoi,  dès-lors,  faire  de  l'incorporation  de  cet  électorat  à 
la  Prusse  une  base  d'alliance  qui  devait  disparaître  aux  premières 
négociations  sérieuses  qui  s'ouvriraient  entre  les  cabinets  de  Paris  et 
de  Londres?  Pourquoi,  surtout,  exiger  qu'en  retour  d'une  posses- 
sion d'un  prix  inestimable  sans  doute  pour  la  Prusse,  mais  dont  l'ac- 
quisition devait  rencontrer  des  obstacles  presque  insurmontables,  le 
roi  cédât  d'une  manière  définitive  des  pays  ([ui  lui  appartenaient  à 
des  titres  incontestables  et  reconnus  par  toute  l'Europe?  Pardonner 
à  un  ennemi  en  langage  superbe  et  menaçant  est  une  vengeance 
plus  qu'un  acte  de  clémence.  Il  n'y  a  que  les  partis  francs  et  complets 
qui  atteignent  leur  but.  L'empereur  voulait  se  montrer  généreux 
envers  la  Prusse;  il  ne  fallait  pas  l'être  à  demi,  et  lui  dire  :  Je  vous 
pardonne,  mais  je  vous  humilie. 

Si ,  au  lieu  de  lui  imposer  avec  l'alliance  des  sacrifices  qui  pouvaient 
rester  un  jour  sans  compensation,  l'empereur  eût  fermé  les  yeux  sur 
ses  torts  et  lui  eût  proposé,  dans  les  formes  les  plus  amicales,  sans 
coup  d'éclat,  de  s'unir  à  lui  et  d'accepter  purement  et  simplement  le 
Hanovre;  si,  prévoyant  le  cas  où  l'Angleterre  exigerait  absolument 
la  restitution  de  l'électorat,  il  eût  pris  l'engagement  formel  d'en  pro- 
curer à  son  allié  l'équivalent;  si,  enfin ,  il  n'avait  pas  insisté  pour  qu'il 
passât  brusquement ,  sans  les  transitions  que  lui  imposait  le  sentiment 
de  sa  dignité,  des  bras  de  la  Russie  dans  les  siens,  il  est  possible  que 
Frédéric-Guillaume,  dont  l'ame  était  noble  et  délicate,  eût  été  touché 
de  tant  d'égards  et  se  fût  attaché  sincèrement  à  sa  fortune.  L'al- 
liance qu'il  n'avait  osé  signer,  lorsque  l'Autriche  et  la  Russie  mar- 
chaient contre  nous,  il  l'eût  probablement  acceptée  comme  un  bien- 
fait du  vainqueur  d'Ulm  et  d'Austerlitz.  S'il  s'y  était  refusé,  il  valaR 
mieux  encore  lui  laisser  l'entière  responsabilité  de  ses  fautes  et  des 
malheurs  qu'elles  devaient  entraîner,  que  de  lui  montrer  le  joug  avant 
de  l'avoir  vaincu. 

Lorsque  le  traité  du  15  décembre  eut  été  rendu  public,  l'opinion 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  llî.  381 

se  déchaîna  de  nouveau  avec  fureur  contre  l'empereur  et  le  comte 
d'Haugwitz.  La  cour,  la  noblesse,  l'armée,  crièrent  que  la  Prusse, 
déjà  insultée  à  Anspach ,  était  aujourd'hui  immolée  aux  caprices  de 
la  France.  On  ne  voulut  point  considérer  le  mal  que  l'empereur  irrité 
aurait  pu  lui  faire;  on  ne  sentit  que  la  honte  d'une  alliance  dictée  à 
la  pointe  de  l'épée.  Quant  à  Frédéric-Guillaume,  il  avait  un  senti- 
ment très  délicat  de  sa  dignité,  et,  comme  tous  les  hommes  faibles, 
ce  qu'il  craignait  le  plus  au  monde ,  c'était  qu'on  eût  l'air  de  le  vio- 
lenter. Dans  cette  pénible  crise,  il  fit  cause  commune  avec  la  ceur  et 
l'armée,  et  par  cette  nouvelle  faute,  qui  cette  fois  n'était  que  trop 
motivée  par  les  exigences  hautaines  de  la  France,  il  se  perdit  sans 
retour.  Après  la  convention  de  Potsdam ,  la  victoire  d'Austerlitz  et  le 
traité  du  15  décembre,  il  n'y  avait  pour  Frédéric-Guillaume  que  deux 
partis  à  prendre  :  feindre  d'accepter  l'alliance  et  se  concerter  ensuite 
secrètement  avec  la  Russie  et  l'Angleterre  (c'était  le  système  du 
baron  de  Hardenberg),  ou  bien  rompre  franchement  avec  ces  deux 
puissances,  embrasser  hautement,  sans  arrière-pensée,  le  système 
français,  prendre  le  Hanovre  pour  ne  plus  s'en  dessaisir,  dévouer 
toutes  ses  forces  à  son  puissant  allié,  et  mériter,  par  son  ardeur  à  le 
servir,  l'oubli  de  ses  derniers  torts.  Ce  système  était  celui  du  comte 
d'Haugwitz.  La  conscience  délicate  et  timide  du  roi  reculait  égale- 
ment devant  ces  deux  extrémités. 

Il  commença  par  supprimer  dans  l'acte  du  15  décembre  l'article  1", 
qui  stipulait  l'alliance  offensive  et  défensive,  et  qui  était  en  quelque 
sorte  tout  le  traité.  Il  refusa  ensuite  d'échanger  les  domaines  hérédi- 
taires de  sa  maison  contre  une  possession  qui  appartenait  au  roi 
d'Angleterre,  et  demanda  que  la  France  commençât  par  obtenir  la 
renonciation  de  sa  majesté  britannique  à  l'électorat.  Le  comte  d'Haug- 
witz fut  encore  chargé  d'aller  défendre  à  Paris  les  changemens  qu'on 
voulait  faire  subir  au  traité  du  15  décembre. 

A  la  nouvelle  que  le  roi  avait  complètement  défiguré  son  ouvrage, 
Napoléon  ne  put  maîtriser  un  mouvement  de  dédain  et  de  colère. 
Sa  première  pensée  fut  de  renvoyer  sans  l'écouter  le  négociateur 
prussien.  Cependant,  sur  ses  instances,  il  consentit  à  renouer  les 
négociations;  mais,  à  dater  de  ce  moment,  tout  espoir  de  se  ratta- 
cher Frédéric-Guillaume  fut  détruit  dans  son  esprit,  et  il  le  regarda 
comme  un  ennemi  secret  qu'il  faudrait  tôt  ou  tard  abattre.  Toute 
confiance,  tous  ménagemens  cessèrent  de  sa  part;  il  avait  le  secret  de 
sa  faiblesse,  et  il  en  abusa. 

Le  roi  avait  demandé  que  la  convention  du  15  décembre  fût  an- 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuléc.  Ce  trailt'"  fut  remplacé  par  un  autre,  celui  du  15  février  1806, 
qui  consacrait  les  fuèmes  stipulations  ([ue  le  premier,  avec  un  accrois- 
seir.ent  de  charges  et  une  dinninution  d'avantages  pour  la  Prusse. 
Ainsi,  par  i'acte  du  15  déceinbre,  la  Bavière  devait  céder  à  la  Prusse 
vingt  mille  âmes  de  population  ;  cette  clause  fut  supprimée.  Par  l'ar- 
ticle 't  du  nouveau  traité,  le  roi  s'engagea  à  fermer  jusqu'à  la  paix, 
au  commerce  et  à  la  navigation  des  Anglais,  les  embouchures  de 
l'Elbe  et  du  Wese.-.  Le  traité  du  15  décembre  n'avait  pas  dit  un  mot 
de  cette  disposition.  Le  ministre  de  France  eut  ordre  de  déclarer  à 
Berlin  que  nos  troupes  n'évacueraient  l'Allemagrie  que  lorsque  le 
roi  aurait  ratifié  le  nouveau  traité.  Entouré  de  corps  français  qui 
menaçaient  d'(;nvahir  son  territoire,  Frédéric-Guillaume  fléchit  sous 
la  volonté  qui  l'accablait,  et  ratifia  le  traité  du  15  février. 

Ce  n'était  là  que  le  prélude  d'autres  humiliations.  Le  baron  de 
llardenberg,  ministre  des  affaires  étrangères,  était  devenu  dans  le 
cabinet  de  Berlin,  depuis  la  violation  du  territoire  d'Anspach,  le  chef 
du  parti  opposé  à  la  France.  L'empereur  exigea  qu'il  fût  éloigîié  des 
affaires.  La  république  batave  venait  d'être  formée  en  monarchie,  et 
ce  nouveau  trône  avait  été  donné  à  Louis  Boiiaparle.  L'empereur 
n'en  fit  l'objet  d'aucune  communication  confidentielle  à  Frédéric- 
Ciuillaume.  Il  en  était  de  morne  pour  les  affaires  d'Allemagne.  Le 
bruit  se  répandait  partout  que  la  France  était  au  moment  de  ren- 
verser fancienne  constitution  germanique,  et  le  roi  ne  fut  point  con- 
sulté, lui  la  seconde  persomie  de  l'empire,  sur  un  aussi  grand  chan- 
gement. En  vertu  du  traité  du  16  février,  la  Prusse  avait  cédé  à  la 
France  les  duchés  de  Clèves  et  de  Berg,  qui  avaient  été  érigés  en  prin- 
cipautés en  faveur  de  Murât.  Des  détachemens  français  occupèrent 
les  territoires  d'Elten,  d'Essen  et  de  Werden,  comme  s'ils  faisaient 
partie  du  duché  de  Clèves;  le  gouvernement  prussien  réclama  contre 
cette  occupation,  alléguant  que  ces  trois  abbayes  n'appartenaient 
point  au  duché  de  Cièves,  et  qu'elles  ne  lui  avaient  été  réunies  qu'ad- 
ministrativement.  L'empereur  ne  tint  nul  compte  de  ces  réclamations 
et  continua  de  retenir  ces  territoires. 

Ces  procédés  dédaigneux  et  violens  semblaient  calculés  pour 
pousser  le  roi  à  des  mesures  extrêmes  et  le  forcer  à  la  guerre.  11  était 
plongé  dans  la  douleur  et  l'abattement,  lorsqu'un  retour  inespéré 
de  confiance  et  d'amitié  de  la  part  de  la  France  vint  l'arracher  à  ses 
sombres  préoccupations.  ^Napoléon  s'effrayait  à  l'idée  de  détruire  la 
Prusse  ;  il  voulut  tenter  encore  un  effort  pour  se  la  rattacher  et  lui 
ouvrit  une  dernière  voie  de  salut.  Il  s'appliqua,  par  des  marques 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  383 

expressives  d'égards  et  d'amitié ,  à  effacer  les  traces  de  ses  dernières 
offenses.  En  lui  annonçant  la  dissolution  de  l'empire  germanique  et 
l'établissement  de  la  confédération  du  Rhin,  il  offrit  au  roi  de  rallier 
autour  de  lui  tous  les  états  qui  se  trouveraient  placés  dans  sa  sphère 
d'action ,  et  d'en  composer  une  nouvelle  fédération  dont  il  serait  le 
chef  (22  juillet).  Il  alla  même  jusqu'à  lui  proposer  de  faire  entrer  dans 
sa  maison  la  couronne  impériale.  Des  négociations  très  actives  étaient 
alors  ouvertes  entre  la  France  et  l'Angleterre.  M.  de  Laforèt,  notre 
ministre  à  Berlin ,  eut  ordre  de  confier  au  cabinet  prussien  (pie  proba- 
blement ces  négociations  seraient  rompues;  que  l'Angleterre  propo- 
sait, comme  condition  sine  quâ  non.  la  restitution  du  tîanovre;  que 
l'empereur  n'y  consentirait  jamais;  que  ce  n'était  que  par  une  guerre 
vigoureuse  que  l'Angleterre  pouvait  être  amenée  à  faire  des  proposi- 
tions plus  raisonnables;  que  la  Prusse  devait  donc  s'y  préparer  avec 
activité  et  énergie,  et,  dans  ce  but,  concerter  ses  opérations  avec  la 
France. 

Ces  procédés  bienveillans  comblèrent  de  joie  Frédéric-Guillaume. 
Il  se  crut  sauvé,  et,  dans  l'élaii  de  sa  joie,  il  exprima  sa  gratitude  en 
termes  trop  vifs  peut-être.  Il  s'occupa  sans  délai  d'organiser  en  fédé- 
ration tout  le  nord  de  l'Allemagne,  et  proposa  à  tous  lesprinci's  de  la 
maison  de  Saxe,  à  la  liesse,  au  Mecklenbourg,  au  Danemark  lui- 
même,  d'en  faire  partie.  La  confiance  semblait  rétablie  entre  la  Prusse 
et  la  France,  lorsque  l'ardeur  de  la  première  pour  la  confédération 
du  nord  se  refroidit  tout  à  coup.  Pressée  de  s'expliquer  sur  les  mesures 
qu'elle  devait  prendre  contre  l'Angleterre,  elle  eut  recours  à  des 
expédions  dilatoires.  Il  était  visible  que  le  roi  reculait  encore,  et  que, 
soit  par  crainte  de  se  mettre  en  guerre  ouverte  avec  l'Angleterre  et  la 
Russie,  soit  qu'il  eût  i)ris  des  engagemens  secrets  avec  l'empereur 
Alexandre,  il  avait  le  dessein  de  se  soustraire  aux  obligations  du 
traité  du  15  février.  De  toutes  parts  s'élevaient  des  voix  accusatrices  qui 
lui  reprochaient  la  prise  de  possession  du  Hanovre  comme  un  acte  de 
lâcheté  et  de  cupidité,  son  alliance  avec  la  France  comme  l'indice 
qu'il  était  d'accord  avec  Napoléon  pour  démolir  pièce  à  pièce  avec 
lui  tous  les  trônes  de  l'Europe.  L'Angleterre  ne  se  bornait  pas  à  des 
plaintes.  Aussitôt  qu'elle  avait  connu  l'adhésion  de  la  Prusse  au  traité 
du  15  février  et  leutrée  de  ses  troupes  dans  l'électorat,  elle  lui  avait 
déclaré  la  guerre  ;  elle  avait  mis  l'embargo  sur  ses  navires  et  jeté  la 
perturbation  et  la  ruine  dans  son  commerce  maritime. 

Quelque  connaissance  qu'eût  l'empereur  Napoléon  de  l'éloigne- 
ment  de  Frédéric-Guillaume  pour  toute  résolution  forte,  dans  celte 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cir<;onstiinro,  il  attribua  à  une  autre  cause  son  immobilité.  Il  crut 
qu'il  était  d'intelligence  avec  Alexandre  ,  et  que  la  partie  était  défini- 
tivement liée  entre  lesdcux  souverains.  Sous  l'influencedece  soupçon, 
il  résolut  de  se  mettre  en  mesure,  et  il  distribua  ses  corps  d'armée 
de  manière  à  ce  qu'au  premier  ordre  ils  lussent  prêts  à  fondre  sur  la 
Prusse  et  à  l'écraser.  C'est  aussi  ce  qui  le  détermina  à  proposer  à  la 
Saxe  et  à  lallesse,  qui  étaient  comprises  dans  la  circonscription  de  la 
Prusse,  de  ne  point  céder  à  ses  instances  et  de  se  rattacher  à  la  con- 
fédération du  Rhin.  En  apprenant  tous  ces  faits,  le  roi  retomba  dans 
ses  angoisses  habituelles;  ses  dernières  espérances  s'évanouirent,  et 
il  crut  que  l'empereur  était  décidé  à  lui  faire  la  guerre.  C'est  ainsi 
qu'égarées  par  de  mutuelles  défiances  et  par  un  inconcevable  enchaî- 
nement de  fautes ,  la  France  et  la  Prusse  allaient  fondre  l'une  sur 
l'autre,  quand  tous  leurs  intérêts  leur  conseillaient  de  rester  unies. 
Un  dernier  incident  détermina  la  rupture.  Le  cabinet  de  Paris  avait 
entamé  deux  négociations  séparées,  l'une  avec  la  Russie,  l'autre  avec 
l'Angleterre.  La  première  avait  abouti  au  traité  du  20  juillet,  signé 
par  M.  d'Oubrill  et  envoyé  aussitôt  à  l'empereur  Alexandre  pour  être 
ratifié.  La  seconde  n'avait  été  suivie  d'aucun  résultat  pacifique.  Au 
début  de  la  négociation,  l'Angleterre  avait  exigé,  comme  une  con- 
dition de  rigueur,  la  restitution  du  Hanovre.  L'empereur  devait  s'y 
attendre.  Comme  il  avait  un  extrême  désir  de  faire  la  paix,  il  céda, 
sauf  à  indemniser  la  Prusse.  Lorsque  le  gouvernement  anglais  eut 
perdu  l'espoir  de  faire  la  paix,  il  eut  la  lûcheté  de  livrer  au  cabinet 
de  Berlin  le  secret  des  négociations  sur  le  Hanovre.  En  apprenant 
que  l'empereur,  qui  l'avait  forcé  à  s'emparer  malgré  lui  de  l'élec- 
torat ,  voulait  le  lui  reprendre  pour  le  restituer  à  l'Angleterre,  sans 
s'être  préalablement  concerté  avec  lui,  le  roi  fut  saisi  d'une  vio- 
lente douleur,  et  n'écoutant  que  son  ressentiment,  il  se  prépara  à 
la  guerre.  Bientôt  la  fatale  nouvelle  fut  rendue  publique.  L'opinion 
s'exalta,  et  de  toutes  parts  on  courut  aux  armes. 

Les  marques  de  dédain  dont  Napoléon  avait  récemment  accablé  la 
Prusse  avaient  porté  jusqu'au  dernier  degré  d'irritation  l'esprit  de  l'ar- 
mée. Toute  remplie  des  souvenirs  glorieux  du  règne  de  Frédéric  II, 
elle  s'exagérait  sa  force;  elle  ne  parlait  qu'avec  mépris  des  armées  de 
l'Autriche  et  de  la  Russie;  elle  se  croyait  appelée  à  venger  les  défaites 
d'Ulm  et  d'Austerlitz,  et  à  humilier  l'orgueil  de  celui  qui  avait  abaissé 
tant  de  couronnes.  La  cour  et  la  jeune  noblesse  partageaient  l'ivresse 
de  cet  orgueil.  S'arrachant  à  ses  habitudes  féminines ,  la  reine  don- 
nait l'impulsion  aux  sentimens  guerriers,  et  poussait  le  roi  à  prévenir 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  385 

l'invasion  des  Français  en  se  jetant  audacieusement  au  milieu  de 
leurs  corps  épars  en  Franconic,  Cependant  la  Prusse,  n'ayant  pas 
saisi,  en  1805,  l'occasion  favorable  de  faire  la  guerre  à  la  France, 
la  prudence  lui  commandait  de  combiner  son  plan  d'opérations  avec 
les  Russes,  de  manière  à  éviter  la  ftmtc  qu'avait  faite  l'Autriclie  dans 
la  dernière  guerre,  et  à  ne  point  se  trouver  seule  aux  prises  avec  les 
armées  de  Napoléon.  Mais  le  roi ,  dominé  par  l'opinion ,  n'avait  pas  la 
force  d'en  modérer  l'impétueuse  ardeur  :  il  était  entraîné,  La  rup- 
ture des  négociations  entre  l'Angleterre  et  la  France  avait  déterminé 
l'empereur  Alexandre  à  refuser  sa  ratification  au  traité  du  20  juillet. 
Dans  cet  état  de  choses,  il  était  impossible  que  Napoléon  ne  posât  pas 
à  Frédéric-Guillaume  cette  double  alternative  :  l'alliance  complète, 
sans  réserve,  avec  le  libre  passage  de  son  territoire  pour  aller  com- 
battre les  Russes,  ou  la  guerre. 

La  Prusse  lui  épargna  l'embarras  de  lui  tenir  un  pareil  langage. 
Elle  prit  l'initiative  des  hostilités  (9  septembre  1806)  et  se  jeta  dans 
cette  lutte  inégale  avec  l'imprévoyance  de  la  présomption.  Au  premier 
choc,  elle  fut  vaincue  et  renversée.  Sa  belle  et  valeureuse  armée  vint 
se  briser  à  léna  contre  nos  redoutables  phalanges,  et  une  fois  dis- 
soute, elle  ne  put  se  rallier  nulle  part.  Tout  son  territoire  devint 
la  proie  du  vainqueur.  Napoléon,  maître  de  toute  la  monarchie 
prussienne,  pouvait  encore  se  montrer  généreux  et  clément.  La 
Prusse  était  à  terre,  vaincue,  anéantie;  il  pouvait  lui  tendre  la  main, 
la  relever,  lui  rendre  tous  ses  états,  y  ajouter  le  Hanovre  et  ne 
lui  demander,  pour  prix  de  tant  de  bienfaits,  que  son  alliance.  Un 
procédé  si  grand,  si  nouveau,  eût  touché  l'ame  de  Frédéric-Guil- 
laume. Il  est  certain  que  ce  parti  s'est  offert  à  l'empereur  comme  un 
des  systèmes  qu'il  pouvait  adopter  après  la  journée  d'Iéna  ;  mais  le 
caractère  timide  et  compassé  du  roi  ne  lui  inspirait  plus  de  confiance: 
il  désespérait  de  lui.  Il  était  convaincu  que  sa  reconnaissance  n'irait 
jamais  jusqu'à  lui  assurer  la  coopération  de  ses  armées.  Quant  à  la 
cour  et  à  l'armée,  il  s'en  défiait  plus  encore;  il  pensait  que  jamais 
elles  ne  nous  pardonneraient  l'affront  d'Iéna  et  qu'elles  subiraient 
notre  alliance,  non  comme  un  bienfait,  mais  comme  un  joug.  L'idée 
de  relever  la  monarchie  prussienne  fut  donc  écartée,  et  l'empereur 
marcha  sur  le  Niémen  avec  la  pensée  de  relever  la  Pologne  ou  de 
conquérir  l'alliance  de  la  Russie.  Le  rétablissement  de  la  Pologne 
était  une  œuvre  immense  qui  ne  pouvait  s'accomplir  dans  une  seule 
campagne.  Les  combats  de  Pulstuck  et  d'Eylau  nous  causèrent  des 
pertes  énormes.  L'Autriche  n'attendait  qu'un  revers  de  nos  armées 


386  REVrE   DES  DEUX   MONDES. 

pour  entrer  en  Silésie  et  nous  prendre  à  revers.  L'empereur  jugea 
prudent  d'ajourner  la  reslauration  de  la  Pologne  et  de  terminer  la 
guerre.  Il  ne  vainquit  à  Friedland  que  pour  obtenir  l'alliante  de  la 
Russie.  Elle  fut  signée  à  Tilsitt  le  7  juillet  1807.  Cette  alliance  était 
tout  à  la  lois  maritime  et  continenJale;  elle  avait  un  double  but  •  forcer 
l'Angleterre  à  la  paix  en  fermant  à  son  pavillon  et  à  ses  produits  tous 
l(^s  ports  et  tous  les  marchés  de  l'Europe,  et  empêcher  la  guerre 
d'éclater  de  nouveau  sur  le  conlinent.  Celte  alliance  ne  fut  point  un 
caprice  de  la  pensée  de  Napoléon ,  une  combinaison  fortuite  amenée 
par  la  victoire  de  Friedland  et  l'entrevue  des  deux  empereurs;  c'était, 
au  contraire,  la  réalisation  d'un  pian  profondément  médit''. 

La  Prusse  fut  la  grande  victime  immolée  à  ïilsitt.  Elle  perdit  tout  ce 
qu'elle  possédait  sur  la  rive  gauche  (ie  l'Elbe,  ainsi  que  les  provinces 
qui  avaient  appartenu  autrefois  à  la  Pologne,  et  qui,  érigées  en  duché 
de  Varsovie,  furent  cédées  au  roi  de  Saxe.  Ce  duché  devint  la  première 
base  d'une  nouvelle  Pologne.  Des  possessions  prussiennes  situées  en- 
deçà  de  l'Elbe,  l'empereur  fit  le  royaume  de  Westphnlie  qu'il  donna  à 
son  frère  Jérôme.  Avant  la  guerre  de  1806,  la  populniion  de  la  Prusse 
était  de  dix  millions  d'ames;  elle  fut  réduite,  par  le  traité  de  ïilsitt, 
à  six  millions.  L'empereur  ne  se  contenta  pas  de  désorganiser  sa  puis- 
sance territoriale;  il  l'écrasa  sous  le  poids  de  ses  contributions  de 
guerre.  Il  lui  interdit  la  faculté  d'avoirune  armée  de  plus  de  quarante- 
deux  mille  hommes;  il  l'engrena  dans  son  système  continental;  il  pro- 
longea l'occupation  militaire  de  son  territoire  et  de  ses  ])rincipales 
places  fortes;  enfin  il  disposa  de  ses  routes  pour  le  transport  de  ses 
magasins  et  de  ses  troupes. 

Ces  rigueurs  lui  ont  été  reprochées  comme  un  luxe  de  violences 
que  ne  justifiaient  ni  les  droits  de  la  victoire  ni  les  nécessités  de  sa 
politique.  Ces  reproches  nous  semblent  injustes.  Entre  le  parti  de 
rétablir  la  Prusse  dans  son  ancienne  splendeur  et  de  se  l'attacher  par 
la  reconnaissance,  et  celui  de  la  détruire  ou  du  moins  de  l'aifaiblir  si 
profondément  qu'elle  fût  hors  d'état  de  nous  isuire,  il  n'y  en  avait 
point  d'intermédiaire.  Si,  à  Tilsitt,  l'cmpeieur  s'était  contenté  d'écor- 
ner son  territoire  et  de  diminuer  de  quelques  centaines  de  mille  âmes 
sa  population,  elle  eût  agi  comme  l'Autriche  en  1709,  en  1805  et  en 
1809;  elle  eût  recomposé  en  silence  le  matériel  de  ses  armées,  et  serait 
entrée  avec  passion  dans  la  première  coalition.  Puisque  la  Prusse 
n'avait  point  voulu  devenir  notre  alliée,  il  fallait  qu'elle  fût  démembrée. 
C'était  là  une  des  affreuses  nécessités  de  la  situation  dans  laquelle 
nous  nous  trouvions  alors.  Aussi  Napoléon,  qui  mettait  autant  de 


FREDÉRIC-GL'ILLAIME  III.  387 

hardiesse  dans  ses  conceptions  politiques  que  dans  ses  entreprises 
guerrières,  et  qui  acceptait  audacieuscment  toutes  les  conséquences 
d'une  situation,  Napoléon  avait  juré  une  haine  mortelle  à  la  Prusse. 
Il  ne  voulait  pas  seulement  l'alfaiblir,  il  voulait  la  détruire.  Si  elle 
conserva,  après  le  traité  de  ïilsitt,  un  reste  de  puissance,  elle  le  dut 
uniquement  à  la  protection  de  la  Russie,  et,  il  faut  le  dire  aussi,  à 
Tinfluence  personnelle  de  la  reine,  qui  avait  sérieusement  touché  le 
cœur  d'Alexandre.  Plus  Napoléon  avait  fait  de  mal  à  cette  puissance, 
plus  il  voulait  lui  en  faire,  sentant  bien  qu'après  de  si  cruelles  injures 
il  n'y  avait  plus  de  réconciliation  possible,  et  qu'elle  serait  toujours 
pour  la  France  une  implacable  ennemie.  En  1808,  lorsque  ses  rela- 
tions avec  Alexandre  étaient  les  plus  intimes,  il  ne  cessait  de  lui  de- 
mander de  lui  livrer  les  destinées  de  la  Prusse.  Sa  pensée  était  de  lui 
enlever  la  Silésie  pour  la  donner  à  la  Saxe,  et  de  la  réduire  aux  pro- 
portions d'un  état  de  troisième  ordre.  Alexandre,  qui  avait  empêché 
sa  ruine  à  Tilsitt,  la  couvrit  encore  de  son  égide  en  1808. 

11  y  avait  alors  dans  le  conseil  du  roi  un  homme  d'une  imagination 
forte  et  d'un  patriotisme  ardent.  Le  baron  de  Stein,  ministre  de  l'in- 
térieur, conçut  le  premier  l'audacieuse  pensée  de  chercher  le  salut 
du  pays  en  dehors  de  la  sphère  d'un  gouvernement  régulier;  c'est 
dans  le  moral  des  masses ,  dans  leurs  passions  graduellement  excitées, 
qu'il  proposa  de  chercher  la  force  destinée  à  affranchir  un  jour  la 
Prusse  et  l'Allemagne  delà  domination  française.  Dans  ce  but,  il 
fonda  une  société  secrète  dont  tous  les  membres  devaient  s'unir  par 
un  même  serment,  celui  de  se  dévouer  à  la  délivrance  de  la  patrie 
commune.  C'est  de  cette  société  et  d'une  autre  fondée  par  le  duc  de 
Brunswick-Oôls ,  que  sortit  le  fameux  Turjend-liund.  Les  progrès  de 
cette  société  furent  rapides  :  elle  ne  tarda  pas  à  s'étendre  sur  toute 
l'Allemagne.  Tous  ceux  qui,  à  quelque  degré  que  (;e  fût,  avaient 
souffert  de  nos  armes,  s'empressèrent  d'y  entrer.  Elle  embrassait 
tous  les  rangs,  s'adressait  à  toutes  les  fortunes,  aux  plus  humbles 
comme  aux  plus  brillantes;  de  ses  sommités,  elle  touchait  presque 
au  trône,  tandis  que  ses  profondes  racines  s'enfonçaient  dans  les 
masses  obscures  mais  passionnées  des  populations.  Les  plus  hauts 
personnages  de  la  monarchie,  la  plupart  des  chefs  de  l'armée,  de  la 
magistrature  et  de  l'administration,  des  princes  du  sang  même, 
s'affdièrent  au  Tugend-Bund.  Entre  tous  se  distinguaient  le  comte  de 
Goltz  et  Scharnoost,  ministres,  l'un  des  affaires  étrangères,  l'autre 
de  la  guerre;  Bliicher,  commandant  de  la  Poméranie;  les  majors 
Grollmann,  Schill,  Lectocq  et  Chazot,  l'un  gouverneur,  l'autre  com- 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandant  militaire  de  Berlin;  Delbruck,  chargé  de  l'éducation  du 
prince  royal  ;  Krockberg,  Miirkel ,  Riidiger,  Gneisnau ,  tous  officiers- 
généraux  ou  conseillers  d'état.  Mais  Stcin  avait  compris  que,  pour 
passionner  les  masses  et  les  disposer  à  sacrifier  leur  vie ,  leur  fortune 
à  la  patrie,  il  ne  suffisait  pas  de  recourir  aux  excitations  mystiques 
des  sociétés  secrètes ,  qu'il  fallait  les  attacher  au  gouvernement  par 
le  lien  des  intérêts,  et  il  se  jeta  hardiment  dans  la  voie  des  grandes 
réformes.  Par  une  loi  du  0  octobre  1807,  il  abolit  le  vasselage  et  la 
glèbe,  et  en  général  toutes  les  juridictions  héréditaires.  Les  bour- 
geois et  les  paysans  eurent  le  droit,  jusqu'alors  réservé  aux  nobles, 
d'acquérir  des  biens-fonds;  ils  purent  acheter  les  terres  de  la  noblesse, 
qui  obtint  à  son  tour  la  faculté  de  se  livrer,  sans  déroger,  au  com- 
merce et  à  l'industrie.  Une  autre  loi,  datée  du  21  juillet  1808,  com- 
pléta l'émancipation  des  paysans,  en  assurant  leur  sort  :  tout  vassal 
héréditaire  devint  propriétaire  légal  des  deux  tiers  du  domaine 
exploité  par  lui  ;  le  dernier  tiers  forma  le  lot  du  seigneur.  Les  fer- 
miers à  vie  ou  à  bail  limité  n'eurent  que  la  moitié  ou  un  tiers  de  la 
propriété  qu'ils  cultivaient. 

Stein  fit  plus  encore;  il  établit  sur  une  base  large  et  libérale  le 
système  des  municipalités  électives.  Les  citoyens  des  villes,  sans 
distinction  de  naissance  et  de  religion ,  eurent  le  droit  d'élire  leurs 
magistrats. 

Le  grand  Frédéric  avait  divisé  la  nation  en  trois  classes  :  les  nobles, 
les  bourgeois  et  les  paysans  ;  les  places  d'officiers  dans  l'armée  étaient 
exclusivement  réservées  à  la  noblesse.  Stein  et  tous  les  hommes 
éclairés  attribuaient  à  ces  funestes  distinctions  de  classes  l'espèce 
d'indifférence  avec  laquelle  la  bourgeoisie  et  le  peuple  avaient  assisté, 
en  1806,  à  la  catastrophe  de  la  monarchie.  Toutes  ces  démarcations 
injurieuses,  débris  d'un  système  barbare  et  offensant  pour  les  droits 
de  l'humanité,  furent  effacées.  Une  loi  du  mois  d'août  1808,  et  une 
autre  de  1809,  ouvrirent  aux  bourgeois  et  aux  paysans  la  carrière  des 
honneurs  militaires  ;  tous  purent  arriver,  avec  du  courage  et  du  talent, 
aux  grades  les  plus  élevés.  L'organisation  de  l'armée  fut  entièrement 
refondue  :  le  ministre  de  la  guerre  Scharnoost  emprunta  à  la  France 
ses  principes  et  son  système  de  recrutement,  et  s'occupa  de  donner 
à  la  Prusse  une  armée  nationale;  un  ordre  secret  fut  envoyé  dans 
toutes  les  communes,  d'exercer  la  jeunesse  aux  manœuvres  mili- 
taires, en  la  laissant  dans  ses  foyers  jusqu'au  jour  où  le  gouverne- 
ment l'appellerait  sous  les  drapeaux.  Par  cette  combinaison  habile,  la 
Prusse  trouva  le  secret  d'éluder  la  stipulation  flétrissante  du  traité 


FRÉDÉRIC-GUILLAU3IE  III.  389 

de  Tilsitt ,  qui  limitait  sa  force  militaire  à  quarante-deux  mille  hommes. 
Les  punitions  infamantes  furent  supprimées  du  code  militaire. 

Stein  était  un  adversaire  trop  passionné  et  trop  dangereux  de  la 
France  pour  ne  pas  doimer  ombrage  à  Napoléon.  Un  ordre  veim  de 
Paris  enjoignit  au  roi  de  Prusse  d'écarter  de  son  gouvernement  le 
ministre  réformateur.  Stein  se  retira  en  Russie,  mais  n'en  continua 
pas  moins  de  préparer,  à  l'aide  des  sociétés  secrètes,  la  délivrance  de 
l'Allemagne. 

Les  nouvelles  réformes  étaient  une  véritable  révolution  dans  l'état 
civil  et  administratif  des  Prussiens.  Le  roi,  si  timide  dans  sa  politique 
extérieure,  s'identifia  tout  entier  avec  les  idées  hardies  du  baron  de 
Stein.  Ih'tait  dirigé  dans  S(;s  iiuiovations  par  un  mobile  qui  ne  l'aban- 
donna jamais,  l'amour  de  son  peuple  et  un  sentiment  profond  de  la 
justice  et  des  devoirs  de  la  royauté.  Quant  aux  sociétés  secrètes,  elles 
lui  inspiraient  une  sorte  de  terreur.  Il  s'effrayait  de  leur  tendance  et 
tremblait  qu'elles  ne  le  compromissent  avant  le  temps  vis-à-vis  de 
la  France  :  il  voyait  avec  jalousie  s'élever  à  côté  du  trône  une  puis- 
sance nouvelle  qui  semblait  l'éclipser.  Aussi  ne  voulut-il  jamais  ni 
encourager  le  Tugend-Bund  ni  lui  reconnaître  une  existence  légale. 

La  rigueur  avec  laquelle  Napoléon  avait  traité  la  Prusse,  la  violence 
exercée  sur  les  princes  d'Espagne,  et  la  crainte  de  devenir,  après  la 
soumission  de  la  Péninsule,  la  proie  de  la  France  et  de  la  Russie, 
déterminèrent  l'Autriche  à  reprendre  les  armes.  Elle  avait  fait, 
en  1805,  une  guerre  d'ambition  :  elle  fit,  en  1809,  une  guerre  de  dé- 
sespoir. Elle  savait  bien  qu'en  se  jetant  dans  cette  nouvelle  lutte,  elle 
renverserait  l'édifice  élevé  à  ïilsitt,  dût-elle  être  ensevelie  sous  ses 
ruines.  Elle  conjura  la  Prusse  d'unir  ses  efforts  aux  siens  pour  sauver 
l'Allemagne  et  l'Europe.  Ses  manœuvres  échouèrent  devant  la  volonté 
arrêtée  du  roi  de  ne  point  aventurer  sa  couronne  dans  une  nouvelle 
guerre  contre  la  France;  mais  lessectaires  duTugend-Bund  n'eurent  pas 
la  môme  modération.  A  la  nouvelle  que  les  Autrichiens  étaient  entrés 
en  Bavière,  tous  les  esprits  s'émurent;  les  chefs  militaires,  Blucher, 
Gneisnau,  Rudiger,  organisèrent,  malgré  les  ordres  exprès  du  roi,  le 
soulèvement  général  de  la  population.  Le  major  Schill,  qui,  le '29  avril, 
quitta  Berlin  à  la  tète  de  son  régiment  de  hussards,  donna  le  signal. 
L'enthousiasme  était  extrême  et  général  ;  le  roi  allait  être  de  nouveau 
entraîné  :  déjà  des  ordres  avaient  été  donnés  pour  le  rappel  des 
semestriers,  la  remonte  de  la  cavalerie  et  l'armement  des  places, 
lorsque  la  nouvelle  de  nos  victoires  d'Abersberg  et  d'Eckmiihl  arrêta 
le  mouvement.  Tous  les  complots  atteints  du  même  coup  avortèrent, 
TOME  xxiii.  25 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  tout  rentra  dans  le  silence  et  l'abattement.  A  la  cour  de  Kœnigs- 
berg,  la  consternation  fut  profonde  et  mêlée  de  terreur.  L'audace 
intempestive  des  sectaires  était  un  crime  que  peut-être,  dans  sa 
méfiance  et  sa  haine,  l'empereur  Napoléon  ne  pardonnerait  point. 
Afin  d'apaiser  ses  soupçons,  le  roi  séquestra  les  biens  du  duc  de 
Brunswick-Oëls,  ordonna  la  dissolution  du  Tugend-Bund  et  en  fit  saisir 
les  archives.  Schill,  le  grand  coupable,  fut  mis  au  ban  de  l'armée, 
déclaré  traître  à  son  pays  et  condamné  à  mort  ainsi  que  ses  com- 
plices. La  sentence,  comme  on  peut  le  croire,  ne  reçut  point  son 
exécution.  Schill,  d'ailleurs,  se  fit  tuer  les  armes  à  la  main. 

La  bataille  d'Essling,  présentée  par  nos  ennemis  comme  une  défaite 
complète  de  la  grande  armée,  ranima  les  espérances  et  l'activité  du 
Tugend-Bund.  Le  cri  de  guerre  retentit  de  nouveau  aux  oreilles  du 
roi ,  et  il  eut  besoin  de  toute  la  fermeté  que  la  nature  lui  avait  dé- 
partie pour  réprimer  les  passions  imprudentes  qui  grondaient  autour 
de  lui.  il  lui  fallut  lutter  contre  la  plupart  de  ses  ministres  qui  de- 
mandaient la  guerre.  «  Je  ne  veux  point  descendre  déshonoré  dans 
la  tombe,  lui  écrivait  le  général  Scharnoost,  et  je  le  serais  si  je  ne 
conseillais  à  votre  majesté  de  profiter  du  moment  actuel  pour  faire 
la  guerre  à  la  France.  Voulez-vous  que  l'Autriche  victorieuse  vous 
rende  vos  états  comme  une  aumône,  ou  que  Napoléon  désarme  vos 
soldats  comme  la  milice  d'une  murîicipalité?  »  Bliichor,  qui  semblait 
n'exister  que  pour  nous  chercher  des  ennemis,  type  énergique  des 
passions  populaires  de  l'Allemagne  à  cette  époque,  caressé  et  craint 
tout  à  la  fois  par  la  cour  qui  lui  pardoimait  sa  fougue  de  sectaire  à 
cause  de  son  dévouement,  Blùcher  écrivit  directement  au  roi  en 
termes  peu  mesurés,  pour  se  plaindre  de  l'occasion  perdue,  deman- 
dant son  congé,  et  aimant  mieux,  disait-il,  aller  mourir  sous  un  dra- 
peau étranger  que  de  rester  témoin  de  la  chute  du  trône. 

La  conduite  de  Frédéric-Guillaume,  pendant  la  guerre  de  1805, 
fut  pleine  de  timidité  et  d'irrésolution  ;  dans  celle  de  1809 ,  elle  ne 
fut  que  modérée  et  prudente.  En  1805,  sa  monarchie  était  intacte; 
il  disposait  de  toutes  ses  ressources  ;  la  Russie  et  l'Autriche  combat- 
taient sous  le  même  drapeau.  Son  adhésion  à  la  coalition  aurait  mo- 
difié certainement  le  cours  des  évènemens.  Dans  la  guerre  actuelle, 
au  contraire,  toutes  ses  ressources  étaient  épuisées,  toutes  ses  forces 
organisées  ne  dépassaient  pas  cinquante  mille  hommes;  son  matériel 
de  guerre  était  détruit.  Il  fallait  du  temps  pour  le  recréer  :  chevaux, 
artillerie,  tout  lui  manquait;  sa  population  était  réduite  de  moitié; 
enfin,  et  cette  circonstance  était  décisive,  la  Russie  était  l'alliée  de  la 


FRÊDÉRTC-GUILLAU3IE   111.  3ÎM 

France.  Sa  conduite,  en  1809,  est  donc  exempte  de  tout  reproche. 
La  victoire  remportée  par  Kapoléon  à  Wagram,  suivie  bientôt  de 
l'armistice  de  Znaïm  et  de  la  paix  deYieime  (14  octobre  1809),  expli- 
que et  justifie  sa  neutralité. 

Après  la  guerre  d'Autriche,  l'empereur  Napoléon  commença  à  se 
relâcher  de  ses  exigences  envers  la  Prusse.  Il  diminua  sa  contribu- 
tion de  guerre  et  consentit  à  ce  que  le  roi  replaçât  à  la  tète  de  son 
gouvernement  le  baron  de  Hardenberg.  Ce  ministre,  non  moins 
énergique,  mais  d'une  habileté  plus  pratique  que  le  baron  de  Stcin, 
poursuivit  l'œuvre  des  réformes  que  celui-ci  avait  commencée.  Aux 
taxes  partielles  et  inégales,  il  substitua  une  taxe  uniforme  et  propor- 
tionnelie  qui  pesa  sur  tout  le  royaume  sans  distinction  de  classes. 
La  noblesse,  qui  avait  été  jusqu'alors  exempte  d'impôts,  murmura  et 
voulut  résister;  mais  on  la  laissa  crier,  et  elle  se  soumit.  Les  corpo- 
rations et  les  monopoles  furent  abolis;  les  villes  et  les  villages  furent 
délivrés  de  toutes  les  entraves  qui  gênaient  autrefois  le  libre  exercice 
de  leur  industrie,  et  chaque  citoyen  eut  le  droit  de  se  livrer  à  toute 
espèce  de  commerce  et  de  fabrication. 

Par  ces  sages  mesures,  le  roi  acquérait  chaque  jour  de  nouveaux 
titres  à  l'amour  de  son  peuple,  et  enlevait  aux  démagogues  tout  pré- 
texte pour  déchaîner  les  masses  contre  l'autorité.  Le  crédit  se  raffer- 
missait, et  le 'pays  attendait  avec  une  résignation  triste  mais  calme 
les  évènemens  qui  devaient  fixer  définitivement  son  sort. 

Accablé  de  malheurs  politiques,  Frédéric-Guillaume  se  vit  frappé  en- 
core dans  les  plus  chères  affections  do  son  cœur.  La  reine,  objet  de  son 
culte,  lui  fut  enlevée  pendant  un  court  voyage  qu'elle  était  allée  faire 
au  miUeu  de  sa  famille,  dans  le  Mecklenbourg.  Elle  avait  une  beauté 
remar(iuable ,  une  grâce  incomparable,  et  un  désir  de  plaire  poussé 
quelquefois  jusqu'à  la  coquetterie,  qui  lui  donnait  une  séduction  irré- 
sistible. La  nation  aimait  en  elle  ses  qualités  personnelles  et  peut-être 
plus  encore  cette  fougue  présomptueuse  avec  laquelle  elle  avait  osé 
braver,  en  1806,  le  chef  de  la  France.  Le  spectacle  des  désastres  de 
son  pays,  désastres  dont  elle  était  un  des  auteurs,  l'avait  navrée  de 
chagrins  et  abrégea  ses  jours.  Sa  mort  causa  en  Prusse  un  deuil  uni- 
versel :  le  roi  en  fut  long-temps  inconsolable;  rien  ne  put  combler  le 
vide  que  fit  cette  perte  cruelle  dans  son  intimité,  et  depuis  aucune 
femme  n'a  occupé  dans  son  cœur  et  dans  sa  vie  la  place  de  la  belle 
reine  Louise. 

L'empereur  Napoléon  et  l'empereur  Alexandre  s'étaient  partagé  à 
Tilsitt  la  domination  du  continent.  Leurs  pouvoirs  se  faisaient  en 

25. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  sorte  équilibre.  La  mauvaise  foi  de  la  Russie  dans  la  guerre 
de  1809,  le  traité  dcA'ienne,  qui  enleva  à  rAulriche  trois  millions 
six  cent  mille  âmes  et  qui  accrut  de  deux  millions  le  duché  de  Var- 
sovie malgré  les  instances  de  l'empereur  Alexandre,  rompirent  toute 
harmonie  et  tout  équilibre  entre  les  deux  empires,  et  rendirent 
une  nouvelle  lutte  entre  eux  inévitable.  La  Prusse,  placée  entre  ces 
deux  colosses,  ne  pouvait  rester  neutre;  elle  n'avait  pas  non  plus  lii 
liberté  de  choisir  son  allié.  Elle  ne  s'appartenait  plus;  elle  était  la 
vassale  de  la  France,  qui  l'avait  subjuguée.  Si  elle  avait  hésité  un 
moment,  elle  était  perdue,  Napoléon  marchait  sur  elle  et  l'écrasait. 
Poursuivi  par  une  logique  impitoyable ,  il  fut  un  moment  tenté 
d'anéantir  cette  monarchie,  qui,  s'il  était  vaincu  dans  sa  lutie  contre 
le  iSord,  pourrait  lui  fermer  sa  retraite.  La  loyauté  du  roi,  l'abné- 
gation avec  laquelle  il  se  livra  à  lui  tout  entier,  le  désarmèrent, 
et  la  Prusse  fut  sauvée.  Vingt  mille  Prussiens  marchèrent  sous  nos 
drapeaux  contre  les  Russes,  et  se  conduisirent  sur  les  champs  de  ba- 
taille en  gens  d'honneur;  mais  lorsque  le  froid  et  la  disette  eurent 
détruit  la  plus  belle  armée  des  temps  modernes,  les  masques  tombè- 
rent, les  haines  contenues  se  déchaînèrent,  Prussiens  et  Français  se 
retrouvèrent  ennemis.  La  défection  du  général  York  (30  décem- 
bre 181-2)  devint  le  signal  du  soulèvement  de  toute  l'Allemagne.  La 
conduite  de  Frédéric-Guillaume  dans  ce  moment  critique  n'a  pas  été 
jugée  comme  elle  mérite  de  l'être.  Non-seulement  il  fut  étranger  à  la 
défection  du  général  York,  mais  son  premier  mouvement  fut  de  le 
désavouer  et  d'ordonner  sa  mise  en  jugement.  La  terreur  que  lui 
inspirait  encore  la  puissance  de  Napoléon  n'était  pas  la  seule  cause 
qui  le  retenait  dans  son  système;  il  était  lié  à  sa  politique  par  des 
traités,  et  sa  conscience  honnête  répugnait  à  passer  brusquement, 
sans  ménagemens,  du  camp  français  dans  celui  de  la  Russie.  11  se 
croyait  tenu  personnellement  à  des  égards  envers  l'empereur.  Si 
sa  monarchie  était  debout,  s'il  régnait  encore,  il  ne  le  devait  qu'à 
ses  protestations  réitérées  de  fidélité.  Ce  n'est  qu'en  portant  dans 
l'esprit  de  Napoléon  la  conviction  qu'il  avait  affaire  à  un  homme  loyal 
dont  le  malheur  n'avait  point  dégradé  l'ame,  que  le  chef  de  la  France 
s'était  décidé,  en  1812,  à  l'accepter  pour  allié  au  lieu  de  le  détrôner. 
Maintenant  que  la  fortune  avait  trahi  ses  armes,  et  que  la  main  de 
l'adversité  commençait  à  s'étendre  sur  lui,  fallait-il  l'abandonner  et 
le  faire  repentir  d'avoir  cru  aux  sermons  du  roi  de  Prusse?  11  y  avait 
dans  la  manière  de  sentir  de  Frédéric-Guillaume  une  délicatesse  qui 
ne  lui  permettait  pas  de  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement  de  l'Aile- 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  393 

magne,  et  il  était  de  bonne  foi,  lorsque,  après  la  défection  du  général 
York ,  il  envoya  le  prince  d'IIazfeldt  à  Napoléon  pour  protester  de  sa 
fidélité.  Si  ces  scrupules  n'étaient  pas  d'un  grand  politique,  ils  par- 
taient du  moins  d'un  honnête  homme.  Il  n'avait  pas,  lui,  donné  sa 
fille  à  l'empereur  comme  gage  de  son  dévouement  :  il  n'avait  donné 
que  sa  parole,  et  c'en  était  assez  pour  lui  interdire  une  défection. 

Mais  bientôt  l'impulsion  donnée  aux  populations  par  la  haine  du 
joug  étranger  et  les  excitations  du  Tugend-Bund  déconcerta  tous  les 
calculs  de  la  prudence;  le  soulèvement  devint  général.  La  Prusse 
entière  prit  les  armes  et  se  trouva  transformée  en  un  vaste  camp.  Le 
roi,  encore  incertain  et  effrayé  de  ce  torrent  déchaîné,  quitta  Berlin 
et  se  retira  à  Breslau.  Ses  scrupules  de  conscience  n'allaient  pas  jus- 
qu'à l'empêcher  de  tirer  avantage  des  chances  favorables  que  lui 
envoyait  la  fortune.  Son  projet  était  de  s'interposer  entre  la  France 
et  la  Russie  comme  médiateur  armé,  de  profiter  de  ce  rôle  pour  régu- 
lariser et  discipliner  le  mouvement  de  son  peuple ,  réorganiser  ses 
armées,  et  régler,  de  concert  avec  l'Autriche,  les  bases  de  la  pacifica- 
tion européenne.  S'il  avait  un  désir  ardent  de  secouer  le  joug  de  la 
France  et  de  recouvrer  ses  provinces  perdues,  il  n'attachait  pas  moins 
de  prix  à  écarter  de  l'Allemagne  le  voisinage  et  la  suprématie  de  la 
Russie.  Il  craignait,  et  cette  appréhension  était  plus  vive  peut-être 
encore  à  Vienne,  que  le  sceptre  continental  ne  passât  des  mains  de 
Napoléon  dans  celles  d'Alexandre,  et  que  la  Pologne  tout  entière  ne 
tombât  sous  les  lois  du  czar.  Il  sentait  la  nécessité  de  fortifier  sa  mo- 
narchie sur  la  Vistule  et  d'empêcher  la  Russie  de  franchir  ce  fleuve. 
Ces  combinaisons  d'un  esprit  éclairé  et  modérateur  furent  empor- 
tées dans  la  grande  tourmente  de  1813.  Ici  s'ouvre  pour  Frédéric- 
Guillaume  une  période  dans  laquelle  sa  personnalité  disparaît,  pour 
ainsi  dire,  sous  la  violence  des  évènemcns.  Nous  voyons  la  Prusse 
prendre  une  part  active  à  toutes  les  opérations  militaires  et  politiques 
dirigées  contre  la  France,  l'élite  de  son  peuple  combattre  héroïque- 
ment à  Lutzen,  à  Bautzen  et  à  Leipsick,  le  nom  de  son  souverain 
figurer  dans  toutes  les  grandes  transactions  de  l'Europe  à  côté  de 
ceux  des  empereurs  de  Russie  et  d'Autriche,  et  cependant  le  rôle 
politique  de  Frédéric-Guillaume  reste  subordonné  à  celui  de  ses  alliés. 
Il  est  visiblement  maîtrisé  par  les  passions  de  son  peuple  et  par  l'as- 
cendant de  la  Russie.  L'impulsion  qui  naguère  lui  venait  de  Paris 
lui  vient  aujourd'hui  de  Pétersbourg,  et  la  fatalité  des  circonstances 
est  telle,  qu'il  ne  peut  pas  plus  résister  à  celle-ci  qu'à  la  première. 
Le  1"  mars  1813  il  s'aUie  à  la  Russie  par  le  traité  de  Kalisch,  le  14  juin 


39i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  l'Angleterre  par  le  traité  de  Ueichenbach;  le  9  septembre,  il  conclut 
à  ïœplitz  une  triple  alliance  avec  la  Russie  et  l'Autriche,  qui  stipu- 
lent que  les  monarchies  autrichienne  et  prussienne  seront  recons- 
truites dans  les  proportions  qu'elles  avaient  avant  leurs  désastres; 
le  1"  mars  181i,  il  signe  encore  avec  l'Autriche,  l'Angleterre  et  la 
Russie  le  traité  de  Chaumont,  qui  pose  les  bases  de  la  nouvelle  orga- 
nisation de  l'Europe.  Napoléon  succombe  et  abdique,  et  les  souve- 
rains qui  l'ont  vaincu  s'assemblent  à  Vienne  pour  se  partager  ses 
dépouilles. 

Ce  que  Frédéric-Guillaume  et  M.  de  Metternich  avaient  redouté, 
et  ce  que,  dans  leurs  sages  pr  visions,  ils  eussent  voulu  prévenir,  ne 
s'était  que  trop  réalisé.  La  Russie  avait  exploité  à  son  profit  l'exalta- 
tion des  populations  germaniques  ;  elle  s'en  était  servie  comme  d'un 
levier,  non  pas  seulement  pour  abattre  iNapoléon ,  mais  pour  faire  la 
loi  à  ses  propres  alliés.  C'est  elle  qui,  au  congrès  de  Vienne,  présida 
en  arbitre  suprême  au  partage  des  territoires  devenus  la  proie  des 
vainqueurs. 

La  plus  importante  des  questions  qui  furent  agitées  à  ce  congrès 
fut  celle  de  la  reconstruction  de  la  Prusse.  Dans  le  projet  de  pacifi- 
cation générale  que  M.  de  Metternich  avait  remis  au  duc  de  Vicence,  à 
Prague  (août  1813),  et  que  l'empereur  Napoléon  eut  le  tort  d'accepter 
trop  tard,  le  grand  duché  de  Varsovie  était  partagé  entre  la  Russie, 
l'Autriche  et  la  Prusse  :  la  Vistule  devenait  la  limite  de  la  Russie  du 
côté  de  l'Allemagne.  Les  évènemens  ayant  donné  à  cette  dernière  puis- 
sance une  prépondérance  écrasante ,  elle  exigea  la  réunion  à  ses  états 
de  la  plus  grande  partie  du  duché  de  Varsovie,  qui  av>;it  formé  dans 
le  second  et  le  troisième  partage  de  la  Pologne  le  lot  de  la  Prusse ,  en 
sorte  que  cette  dernière  puissance  se  vit  obligée  de  duTcher  en  Alle- 
magne et  sur  le  Rhin  la  compensation  de  ce  qu'elle  perdait  sur  la 
Vistule.  Elle  demanda  que  la  Saxe  entière  fût  incorporée  à  son  ter- 
ritoire. C'est  alors  que  la  France  éleva  la  voix  pour  sauveur  une  maison 
dont  le  crime  était  de  lui  être  restée  fidèle  dans  ses  malheurs  comme 
dans  sa  prospérité.  Elle  rallia  à  son  opinion  l'Autriche  et  l'Angle- 
terre, et  conclut  avec  elles  le  traité  d'alliance  du  0  janvier  1815,  dont 
le  but  était  moins  encore  d'empêcher  la  spoliation  de  la  Saxe  que  de 
combattre  l'ascendant  funeste  de  la  Russie.  Les  ratifications  du  traité 
du  6  janvier  n'avaient  pas  encore  été  échangées  lorsque  la  nouvelle 
arriva  à  Vienne  que  Napoléon  avait  quitté  l'île  d'Elbe,  touché  terre 
au  golfe  Juan ,  et  qu'il  marchait  sur  Paris.  La  frayeur  fit  dans  cette 
occasion  ce  qu'elle  fait  toujours  ;  elle  mit  fin  aux  dissidences  et  rallia 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  395 

tous  les  partis.  On  ne  pensa  plus  qu'à  se  concerter  sur  les  moyens  de 
détruire  l'ennemi  que  la  fortune  ramenait  une  dernière  fois  sur  le 
champ  de  bataille.  L'Autriche  avait  proposé  de  couper  la  Saxe  en 
deux ,  d'en  donner  une  moitié  à  la  Prusse,  et  de  laisser  l'autre  à  Fré- 
déric-Auguste; la  proposition  fut  acceptée,  et  l'on  marcha  contre  la 
France. 

La  moitié  de  la  Saxe  n'ayant  pu  suffire  à  couvrir  la  Prusse  de  la 
perte  qu'elle  avait  faite  de  ses  provinces  polonaises,  on  lui  adjugea, 
pour  compléter  ses  indemnités,  le  grand-duché  du  Bas-Rhin.  Après 
la  chute  de'linitive  de  Napoléon,  le  second  traité  de  Paris  du  20  no- 
vembre 1815  réunit  encore  à  cette  monarchie  Sarrelouis  et  le  terri- 
toire voisin. 

Il  y  avait  sans  doute  de  la  noblesse  à  protéger  ce  vénérable  roi  de 
Saxe,  qui,  pendant  tant  d'années,  avait  honoré  le  trône  et  le  com- 
mandement; mais  il  est  bien  évident  que  le  zèle  de  l'Autriche,  de  la 
France  et  de  l'Angleterre  s'est  ici  mépris.  Puisqu'on  avait  résolu  de 
réorganiser  le  continent  sur  des  bases  solides  et  durables,  il  ne  fallait 
pas  s'arrêter  à  des  intérêts  secondaires.  Ce  n'est  point  pour  la  sûreté 
de  la  Prusse  seulement  qu'il  fallait  la  constituer  fortement,  mais  pour 
la  garantie  de  tout  l'Occident.  Au  lieu  d'épuiser  leur  énergie  à  dé- 
fendre la  Saxe,  les  trois  puissances  auraient  dû  avoir  le  courage  d'at- 
taquer de  front  les  prétentions  de  la  Russie  et  de  l'empêcher  de  passer 
la  Vistule.  Elles  auraient  eu  l'assentiment  de  tous  les  cabinets.  Du 
moment  qu'elles  lui  permettaient  de  franchir  le  fleuve  et  de  prendre 
poste  à  deux  pas  de  l'Oder,  il  valait  mieux  livrer  à  la  Prusse  la  Saxe 
entière  et  laisser  à  la  France  les  provinces  rhénanes.  Les  deux  puis- 
sances eussent  trouvé  dans  cette  double  combinaison ,  la  Prusse,  une 
force  de  concentration  qu'elle  n'a  pas,  et  la  France,  le  complément 
indispensable  de  son  territoire. 

La  Russie  se  trouve  en  état  d'offensive  contre  tous  les  pays  aux- 
ques  elle  confine,  contre  la  Prusse,  que  la  Wartha  ne  couvre  pas, 
contre  l'Autriche,  découverte  sur  toute  sa  ligne  du  nord,  enfin  contre 
la  confédération  germanique,  dont  elle  n'est  plus  séparée  que  par 
l'Oder.  11  fallait  que  la  Russie  eût  pris  sur  les  autres  puissances  un 
ascendant  bien  dominateur  pour  qu'elles  se  résignassent  à  livrer  ainsi 
sans  défense  l'Europe,  sa  civilisation  et  les  arts  qui  la  décorent  aux 
spéculations  ambitieuses  d'un  empire  dont  la  pensée  constante  est 
de  faire  sentir  à  l'Occident  sa  suprématie. 

La  population  de  la  Prusse  était,  en  1806,  de  dix  millions  d'ames. 
Elle  a  été  portée,  en  1815,  à  près  de  douze  millions;  elle  est  aujour- 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'hui  de  quatorze  millions.  Néanmoins  ces  accroissemens  ne  sauraient 
balancer  les  périls  auxquels  l'exposent  l'invasion  de  la  Russie  au  cœur 
de  l'Allemagne,  et  l'espèce  de  dépendance  dans  laquelle  se  trouve  ce 
royaume  par  sa  position  géographique. 

Ce  n'était  pas  seulement  au  nom  de  l'indépendance  germanique, 
mais  aussi  de  la  liberté ,  que  les  chefs  des  sociétés  secrètes  avaient 
soulevé  contre  la  France  les  populations  de  l'Allemagne.  Dans  l'en- 
traînement de  la  lutte,  les  souverains  avaient  promis  à  leurs  peuples 
des  institutions  représentatives,  et  Frédéric-Guillaume,  dominé  alors 
par  le  Tugend-Bund  et  le  génie  de  Stein ,  avait  été  l'un  des  premiers  à 
engager  sa  parole.  Mais  lorsque,  après  le  rétablissement  de  la  paix ,  le 
moment  fut  venu  pour  ce  prince  de  tenir  sa  promesse,  il  recula  devant 
les  difficultés  de  son  exécution.  La  Prusse  était  sortie  du  congrès  de 
Vienne  avec  une  organisation  défectueuse,  llabitans  catholiques  du 
duché  du  Bas-Khin,  Polonais  du  duché  de  Posen,  Saxons  violemment 
séparés  de  leur  souverain  légitime,  Prussiens  protestans  du  Brande- 
bourg, on  avait  attaché  au  même  sceptre  toutes  ces  populations 
diverses,  et  on  en  avait  formé  une  monarchie  bigarrée  qui ,  au  défaut 
d'ensemble  et  d'unité,  joignait  celui  d'être  projetée  sur  une  ligne  im- 
mense, sans  force  de  cohésion  ni  frontières  militaires  à  ses  deux 
extrémités.  Le  duché  du  Bas-Hliin,  dominé  par  les  idées  françaises, 
réclamait  la  conservation  du  code  Napoléon  et  du  jury  et  une  admi- 
nistration séparée;  la  noblesse  médiatisée,  le  rétablissement  de  ses 
anciens  privilèges;  les  vieilles  provinces  prussiennes,  des  assemblées 
provinciales  ;  les  paysans  de  la  Westphalie,  l'abolition  de  la  servitude 
et  de  la  glèbe;  la  bourgeoisie  enfin  et  le  peuple,  une  assemblée  natio- 
nale. Pour  que  tous  ces  élémens  discordans  pussent  s'ajuster  et  fonc- 
tionner ensemble,  peut-être  était-il  nécessaire  qu'une  volonté  unique» 
absolue,  intelligente,  les  dominAt  tous  de  sa  hauteur  et  les  gouvernât 
quelque  temps,  chacun  selon  sa  nature  et  ses  tendances. 

En  1815  et  dans  les  années  qui  suivirent,  les  dissemblances  étaient 
si  tranchées,  les  prétentions  si  impérieuses,  les  esprits  si  exaltés, 
que  l'on  s'explique,  sans  l'absoudre  complètement,  les  répugnances 
de  Frédéric-Guillaume  à  leur  ouvrir  la  grande  arène  parlementaire. 
Il  a  craint  sans  doute  qu'une  tribune  libre  ne  devînt  l'écho  passionné 
de  tous  les  regrets,  de  toutes  les  douleurs  qu'avaient  fait  naître  dans 
l'esprit  des  populations  de  la  Pologne,  de  la  Saxe  et  des  bords  du 
Rhin,  la  distribution  arbitraire  de  leurs  territoires  et  le  mépris  de 
leur  nationalité.  Sans  rétracter  sa  promesse,  il  résolut  d'en  ajourner 
l'accorapUssement.  Par  décret  du  22  mai  1815,  une  commission  devait 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  397 

être  formée  pour  organiser  d'abord  des  états  provinciaux,  et  bientôt 
après  une  assemblée  centrale  des  représentans  de  tout  le  royaume. 
Deux  années  s'écoulèrent  avant  que  cette  commission  fût  nommée, 
et  à  la  lenteur  de  ses  travaux  il  était  visible  qu'il  entrait  dans  les  cal- 
culs du  gouvernement  prussien  de  ne  point  accorder  les  institutions 
qu'il  avait  promises. 

Cependant  les  populations  s'irritaient  des  lenteurs  du  roi  à  s'ac- 
quitter de  sa  parole;  elles  croyaient  avoir  acheté  de  leur  sang,  dans 
les  champs  de  Lutzen  et  de  Leipsick,  l'indépendance  de  l'Allemagne 
et  la  liberté  politique.  Une  partie  des  princes  de  la  confédération,  les 
rois  de  Bavière,  de  Wurtemberg  et  de  Saxe,  les  ducs  de  Saxe-Weimar 
et  de  Bade,  fidèles  à  leurs  engagemens,  avaient  accordé  à  leurs  peu- 
ples des  constitutions.  Le  contraste  de  cette  conduite  avec  celle  de 
Frédéric-Guillaume  ajoutait  encore,  en  Prusse,  à  l'irritation  de  l'opi- 
nion. Exaltée  par  d'audacieux  novateurs,  enivrée  de  ses  exploits  mi- 
litaires ,  la  jeunesse  des  universités  s'agitait ,  complotait  et  s'affdiait  à 
de  nouvelles  sociétés  secrètes.  Au  Ïugend-Bund,  créé  en  haine  de 
l'étranger,  avaient  succédé  le  Burschenschafft  et  XArminia,  dirigés 
contre  les  gouvernemens  établis.  Dans  les  transports  de  leur  exalta- 
tion, d'ardens  sectaires  se  portèrent  à  d'affreux  excès.  Kotzebue, 
écrivain  aux  gages  de  la  Russie,  fut  désigné  comme  la  première  vic- 
time qu'il  fallait  immoler  :  Sand,  son  assassin,  appartenait  à  l'univer- 
sité d'Iéna. 

Tout  ce  qui  sortait  d'une  certaine  mesure  troublait  l'esprit  de  Fré- 
déric-Guillaume. A  la  vue  de  ce  débordement  de  passions  déchaî- 
nées contre  son  gouvernement,  accusé  publiquement  de  mauvaise 
foi  et  de  trahison ,  en  butte  à  des  conspirations  qui  menaçaient  Son 
trône  et  sa  vie,  ce  prince  mit  de  côté  toute  pensée  de  rivaUté,  et, 
se  jetant  sans  réserve  dans  les  bras  de  l'Autriche,  lui  offrit  de  la 
seconder  dans  toutes  les  mesures  qu'elle  croirait  devoir  adopter 
pour  combattre  et  réprimer  les  nouveaux  sectaires.  Les  deux  puis- 
sances, en  se  réunissant,  parvinrent  bientôt  à  dominer  toute  la  con- 
fédération. Les  mesures  répressives  arrêtées  dans  le  congrès  alle- 
mand de  Carlsbad  en  1819,  dans  les  conférences  de  Vienne  en  1820, 
et  transformées  ensuite  à  Francfort  en  résolutions  diétales,  enchaî- 
nèrent enfin  l'esprit  de  révolution ,  amenèrent  la  dissolution  de  la 
plupart  des  sociétés  secrètes,  et  rendirent  le  repos  à  l'Allemagne. 
Malheureusement,  les  droits  des  peuples  et  des  souverains  en  reçurent 
de  graves  atteintes.  L'indépendance  des  états  secondaires  a  été  étouffée 
«en  1819  et  1820  par  l'omnipotence  des  volontés  de  l'Autriche  et  de 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Prusse,  et  si  le  même  accord  devait  toujours  régner  entre  ces  deux 
puissances  dans  toutes  les  questions  germaniques,  les  princes  du 
second  ordre  ne  seraient  plus  que  leurs  préfets  héréditaires.  Les 
(•onséquences  d'un  tel  état  de  choses  seraient  incalculables. 

D'accord  avec  l'Autriche  pour  exercer  sur  la  confédération  une 
police  dictatoriale,  la  Prusse  s'est  de  même  associée  aux  décisions 
arrêtées  par  cette  puissance  et  la  Russie  dans  les  congrès  de  Troppau, 
de  Laybach  et  de  Vérone.  Dans  cette  phase  de  sa  vie,  Frédéric-Guil- 
laume n'a  rempli  qu'un  rôle  secondaire  et  effacé.  Sa  modération  et 
son  excellent  jugement  contrastaient  avec  les  procédés  violens  de  la 
sainte-alliance.  Il  dut  souvent  souffrir  d'être  entré  dans  un  système 
qui  n'était  pas  le  sien,  et  où  il  ne  tenait  point  un  rang  digne  de  sa 
puissance;  mais  il  se  trouvait  lié  aux  souverains  d'Autriche  et  de 
Russie  par  une  solidarité  de  position  et  d'intérêts  dont  il  lui  était 
difficile  de  s'affranchir.  Les  souverains  alliés  avaient  travaillé  tous  en 
('ommun  à  la  pacification  et  à  la  réorganisation  de  l'Europe.  L'œuvre 
qui  était  sortie  de  leurs  mains  était  loin  d'être  un  monument  de  sagesse 
et  d'équité.  Sous  l'influence  maîtrisante  du  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg ,  la  Prusse  et  l'Autriche  avaient  été  forcées  de  se  montrer  cu- 
pides et  spoliatrices.  Des  populations  dont  les  titres  et  les  droits  au- 
raient dû  être  respectés,  avaient  été  immolées  arix  calculs  de  l'égoïsme 
et  de  l'ambition.  De  là,  pour  les  trois  puissances,  la  nécessité  de  rester 
unies  pour  se  garantir  contre  de  légitimes  resscntimens.  La  Prusse 
avait  donc  nécessairement  sa  place  marquée  dans  la  sainte-alliance; 
mais  Frédéric-Guillaume,  intimidé  par  l'exaspération  des  démocrates 
allemands,  y  apporta  trop  d'abnégation.  Sans  rompre  avec  ses  alliés, 
il  pouvait  conserver  une  attitude  plus  ferme  et  plus  digne  de  ses 
lumières  et  de  l'élévation  de  son  jugement.  Du  reste,  il  ne  tarda  pas 
à  comprendre  qu'il  s'était  laissé  trop  engager  dans  cette  voie  rétro- 
grade. Aussitôt  que  la  situation  intérieure  de  la  Prusse  se  fut  amé- 
liorée, que  l'arrestation  et  le  jugement  des  conspirateurs,  les  restric- 
tions plus  sévères  imposées  au  régime  des  universités ,  la  dissolution 
des  sociétés  secrètes  eurent  ramené  le  calme  dans  les  esprits,  il  reprit 
sa  liberté  d'action  et  agit  en  souverain ,  décidé  à  répudier,  dans  le 
gouvernement  de  ses  peuples,  les  principes  exclusifs  et  violens  de 
ses  alliés. 

Le  5  juin  1823,  au  moment  où  succombait  la  révolution  espagnole 
et  où  les  idées  absolutistes  semblaient  avoir  pris  possession  de  tout 
le  continent,  Frédîric-Guillaume  donna  aux  provinces  de  sa  monar- 
chie une  organisation  d'états  provinciaux  conçue  sur  des  bases  assez 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  IIP.  390 

libérales.  Ce  n'était  point  encore  là  sans  doute  une  représentation 
nationale;  mais  ces  assemblées  locales  en  étaient  comme  le  premier 
degré.  Leur  effet  devait  être  de  préparer  graduellement  les  esprits  à 
une  liberté  plus  générale  et  plus  complète.  Une  série  de  mesures 
financières  et  administratives  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer  fer- 
mèrent peu  à  peu  les  plaies  que  la  guerre  avait  faites,  et  ouvrirent  à 
la  Prusse  une  nouvelle  voie  de  prospérités. 

Un  édit  du  25  septembre  1820  avait  complété  l'émancipation  des 
paysans  westphaliens,  aboli  les  corvées  et  la  glèbe,  et  réduit  les  droits 
seigneuriaux  à  des  redevances  annuelles. 

Les  lois  civiles  françaises ,  l'institution  du  jury  et  la  publicité  des 
débats  judiciaires  furent  maintenues  dans  les  provinces  rhénanes, 
non  cependant  sans  rencontrer  de  vives  résistances  dans  le  sein  du 
gouvernement. 

L'armée  reçut  son  organisation  définitive,  organisation  admirable 
qui,  en  temps  de  guerre,  transforme  la  Prusse  en  un  camp  et  fait  de 
chaque  citoyen  un  soldat,  et  qui,  dans  la  paix,  ne  retient  sous  les 
armes  que  le  nom.bre  de  troupes  réclamé  par  les  besoins  du  service. 

Un  large  système  d'éducation  publique  a  été  fondé  sur  la  triple 
base  des  sciences,  de  la  morale  et  de  la  religion.  En  Prusse,  le  gou- 
vernement ne  se  contente  pas  de  protéger  l'instruction  ;  il  en  fait 
une  loi  pour  tous  ses  sujets.  Tout  habitant  qui  ne  justifie  pas  d'une 
fortune  suffisante  pour  élever  chez  lui  ses  enfans  doit,  sous  peine 
d'amende,  les  envoyer  à  l'école.  Les  hautes  sciences  ont  toujours  été, 
comme  l'instruction  élémentaire,  l'objet  des  encouragemens  du  pou- 
voir. Les  universités  de  Berlin  et  de  Breslau  furent  fondées  dans  les 
années  qui  suivirent  la  catastrophe  de  1806,  et  comme  les  ressources 
de  l'état  étaient  épuisées,  le  roi  vendit  ses  bijoux  pour  payer  les  frais 
de  ces  établissemens.  L'université  de  Bonn  date  de  1814. 

Sous  l'habile  direction  du  comte  de  Bernstoff,  qui  prit  en  1822  la 
direction  des  affaires  étrangères,  la  politique  du  cabinet  de  Berlin 
reprit  un  caractère  de  fermet'-  et  d'indépendance  que  le  prince  de 
Hardenberg,  affiiibli  par  l'âge,  lui  avait  laissé  perdre;  elle  commença 
à  balancer  de  nouveau  en  Allemagne  l'inHuence  autrichienne. 

La  formation  de  la  grande  association  des  douanes  allemandes, 
négociée  avec  tant  de  suite  et  d'habileté,  a  couronné  dignement 
l'œuvre  de  cette  sage  politique.  Ce  système  n'a  point  été  inspiré  par 
une  pensée  d'ambition  et  de  suprématie.  La  Prusse,  en  l'établissant, 
n'a  fait  que  céder  aux  instances  du  commerce  allemand ,  qui  ne  pou- 


400  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

vait  se  développer  au  milieu  des  entraves,  des  tarifs  de  douanes  et 
des  péages  qui  coupaient  en  tout  sens,  comme  les  cases  d'un  vaste 
échiquier,  le  territoire  germanique.  L'Allemagne  comptait  jusqu'à 
trente-huit  tarifs  différens.  Chaque  états'enveloppant  dans  ses  lignes 
de  douanes,  il  n'y  avait  que  les  grandes  puissances  comme  l'Autriche 
et  la  Prusse  qui  trouvaient  dans  leurs  marchés  intérieurs  une  con- 
sommation suffisante  pour  alimenter  la  production  indigène.  Dans 
les  petits  états  où  la  consommation  était  extrêmement  limitée,  une 
foule  d'industries,  qui  exigent  de  grands  capitaux  pour  la  labri- 
cation  et  des  marchés  pour  écouler  leurs  produits,  ne  pouvaient  exis- 
ter. Aussi  toute  l'Allemagne  sentait  le  besoin  d'affranchir  son  com- 
merce intérieur  des  entraves  qui  l'étouffaient.  Les  petits  états  de- 
mandaient que  l'on  substituât  à  la  multiplicité  des  tarifs  une  vaste 
association  commerciale  qui  n'aurait  qu'un  seul  et  même  système  de 
douanes;  mais  les  embarras  financiers  des  grands  états,  la  crainte  de 
voir  diminuer  leurs  revenus,  et,  ce  qui  était  plus  grave,  de  compro- 
mettre des  industries  indigènes  en  ouvrant  leurs  frontières  à  des  pro- 
duits similaires  de  qualité  supérieure,  les  déterminèrent  pendant 
long-temps  à  repousser  les  doléances  du  commerce.  Enfin  les  plaintes 
devinrent  si  vives,  si  générales,  que  les  gouvernemens  prirent  le 
parti  de  s'entendre  avec  leurs  voisins  et  formèrent  ces  premières 
associations  qui  séparèrent  l'Allemagne  en  plusieurs  zones  commer- 
ciales. La  Prusse  jugea  qu'il  ne  lui  était  plus  possible,  à  moins  de 
soulever  les  reprociies  de  toute  la  confédération,  de  maintenir  la 
rigueur  de  ses  tarifs.  Elle  commença  aussi  à  mesurer  les  avantages 
politiques  qu'elle  trouverait  à  devenir  le  centre  d'un  vaste  système 
commercial  qui  embrasserait  tout  le  nord  de  l'Allemagne,  et  elle 
conclut  les  9  et  17  juin  1826,  avec  plusieurs  petits  états,  des  traités 
qui  servirent  de  base  à  tous  ceux  qu'elle  a  signés  depuis. 

La  révolution  de  1830  est  veimc  mettre  à  une  nouvelle  épreuve  la 
sagesse  de  Frédéric-Guillaume.  Jamais  peut-être,  à  aucune  époque 
de  son  règne,  ce  prince  n'eut  besoin  de  plus  de  sagacité  et  de  mo- 
dération pour  saisir  le  véritable  caractère  de  cette  révolution ,  calmer 
les  frayeurs  qu'elle  avait  partout  excitées,  et  contenir  les  passions 
qui  voulaient  la  combattre.  Tout  l'édifice  européen  fut  ébranlé  dans 
ses  fondemens  par  la  commotion  de  juillet.  Tous  les  peuples  qui 
avaient  été  frappés  dans  leur  nationalité  par  les  traités  de  1815,  com- 
primés dans  leurs  libertés  intérieures  par  la  sainte-alliance,  les  fJelges, 
les  Polonais,  les  Italiens,  les  Allemands  eux-mêmes,  tressaillirent  à 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  401 

ce  grand  événement  comme  à  un  signal  d'affranchissement.  Quant  à 
la  Prusse,  il  était  impossible  qu'elle  n'en  ressentît  pas  un  mouvement 
d'effroi. 

La  révolution  belge,  fdle  de  celle  de  juillet,  a  rompu  la  chaîne  des 
positions  qui  soutenaient  et  flanquaient  le  grand-duché  du  Bas-Rhin. 
Elle  a  frappé  dans  sa  puissance  et  sa  considération  la  maison  d'Orange, 
à  laquelle  le  roi  de  Prusse  était  attaché  par  les  liens  du  sang,  de 
l'amitié  et  des  intérêts  politiques.  Émue  au  spectacle  de  ces  deux  ré- 
volutions accomplies  si  prés  d'elle,  la  population  du  duché  du  Bas- 
Uhin  manifestait  des  dispositions  inquiétantes.  En  France,  un  parti 
redoutable,  exploitant  d'universels  regrets,  appelait  la  nation  aux 
armes,  et  demandait  la  guerre  pour  effacer  la  honte  des  traités 
de  1815,  reconquérir  nos  limites  et  révolutionner  l'Europe.  Sur  plu- 
sieurs points  de  l'Allemagne ,  en  Saxe ,  à  Francfort ,  en  Bavière , 
les  passions  politiques  se  réveillaient  et  menaçaient  de  nouveau  l'exis- 
tence des  gouvernemens.  L'insurrection  polonaise  entretenait  l'agi- 
tation dans  le  duché  de  Posen.  L'empereur  de  Russie  usait  de  tous 
les  moyens  d'influence  que  lui  donnaient  sur  Frédéric-GuiUaume  sa 
puissance  et  ses  liens  de  famille  pour  lui  communiquer  ses  ressenti- 
mens  et  le  pousser  à  des  actes  de  protection  déclarée  en  faveur  du 
roi  de  Hollande.  L'empereur  a  toujours  entouré  l'impératrice  de  soins 
et  d'égards,  et  il  avait  acquis  par  là  un  grand  ascendant  sur  le  cœur 
du  roi ,  qui  portait  à  sa  fdle  un  extrême  attachement.  Il  était  à  craindre 
(|u'il  n'abusât  de  cet  ascendant.  Enfin,  dans  le  sein  même  de  sa 
famille,  le  roi  trouvait  des  esprits  ardens  et  passionnés  qui  partageaient 
les  haines  de  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  contre  la  révolution ,  ses 
sympathies  pour  la  maison  d'Orange,  et  qui  demandaient  la  guerre. 
A  la  tète  de  la  faction  belliqueuse  était  le  prince  royal,  que  l'ûge, 
l'expérience,  les  conseils  de  son  père  ont  depuis  ramené  à  des  sen- 
timens  plus  modérés.  Le  roi  ne  se  laissa  point  effrayer  par  les  commo- 
tions dont  la  Belgique,  l'Allemagne  et  la  Pologne  furent  le  théâtre , 
ni  fasciner  par  toutes  les  influences  conjurées  pour  l'entraîner  hors 
des  voies  pacifiques.  Le  premier  des  souverains  étrangers,  il  comprit 
que  les  évènemens  de  juillet  n'étaient  point  une  nouvelle  phase  révo- 
lutionnaire, mais  le  terme,  au  contraire,  de  nos  longues  agitations.  Il 
s'assura  que,  sans  désirer  la  guerre,  nous  ne  la  craignions  pas,  que 
nous  étions  résolus  à  ne  point  prendre  l'offensive,  mais  que  si  l'Eu- 
rope nous  attaquait,  nous  étions  prêts  à  déchaîner  contre  elle  nos 
armées  et  nos  principes. 

Frédéric-Cluillaume  n'était  point  disposé  à  perdre  le  repos  de  ses 


402  REVUE   DES   DEUX   :\IONDES. 

vieux  jours  dans  une  nouvelle  lutte  contre  la  France.  Une  fois,  clans 
ses  jeunes  années,  il  avait  cédé  à  l'entraînement  des  passions  guer- 
rières, et  il  avait  compromis  son  trône  et  sa  monarchie;  le  souvenir 
de  cette  faute  et  de  ses  conséquences  était  toujours  présent  à  sa  pen- 
sée, et  fortifiait  ses  inclinations  naturellement  pacifiques.  Il  s'attacha 
au  système  de  paix,  comme  au  seul  qui  lut  capable  de  préserver  le 
continent  d'une  subversion  totale.  11  s'appliqua,  comme  toujours,  à 
tenir  la  balance  entre  les  deux  forces  qui  se  partagent  l'Europe.  Il 
resta  fidèle  aux  principes  de  l'alliance  qui  l'imissait  depuis  vingt-sept 
ans  à  l'Autriche  et  à  la  Russie.  Il  s'entendit  avec  la  première  pour 
dicter  de  nouveau  à  la  diète  des  résolutions  destinées  à  comprimer  en 
Allemagne  l'esprit  de  révolution.  Dans  la  guerre  de  Pologne,  il  servit 
la  cause  des  Russes  avec  un  dévouement  qui  eut,  il  faut  le  dire ,  tous 
les  caractères  d'une  coopération  matérielle.  Mais  en  môme  temps  on 
le  vit  annoncer,  proclamer  en  toute  occasion  sa  détermination  for- 
melle de  profiter  de  la  position  centrale  de  ses  états  pour  empêcher 
qu'on  n'attaqucU  la  France.  Plus  qu'aucun  des  souverains  du  conti- 
nent, il  contribua  à  faire  résoudre  d'une  manière  pacifique  la  ques- 
tion belge.  Lorsqu'au  mois  d'août  1832,  la  France  fit  le  siège  d'An- 
vers, il  en  ressentit  un  vif  déplaisir,  et  il  était  impossible  qu'il  en  fût 
autrement;  cependant  il  ne  dévia  pas  un  moment  de  la  ligne  qu'il 
avait  adoptée. 

Par  cette  politique  ferme,  il  a  déjoué  tous  les  projets  de  collision, 
de  quelque  part  qu'ils  vinssent,  et  assuré  la  paix  générale;  ce  système 
n'a  pas  cessé,  depuis  18.30,  de  dominer  toutes  les  modifications  de  son 
cabinet.  Le  roi  s'est  appliqué  avec  ce  zèle  de  conciliation ,  qui  a  tou- 
jours été  un  des  penchans  de  sa  politique ,  à  adoucir  l'amertume  des 
sentimens  qu'avait  fait  naître  dans  les  cours  de  Pétersbourg  et  de 
Vienne  notre  révolution,  n'usant  de  sa  haute  influence  sur  ses  alliés 
que  pour  les  modérer,  dissiper  leurs  préventions ,  et  les  disposer  à 
une  appréciation  plus  exacte  des  hommrs  et  des  choses. 

Lorsque  l'aifermissement  de  la  monarchie  de  juillet  eut  justifié  les 
prévisions  de  ce  prince,  il  prit  vis-à-vis  d'elle  une  attitude  pleine  de 
bienveillance  et  de  véritable  amitié.  Rien  loin  de  partager  les  mé- 
fiances de  la  Russie  contre  notre  alliance  avec  l'Angleterre,  il  l'a  vue 
se  consolider  avec  une  satisfaction  véritable,  comme  la  combinaison 
la  plus  propre  à  assurer  le  repos  du  monde.  Dans  une  occasion  récente, 
quand  de  graves  dissentimens,  envenimés  parla  Russie,  furent  sur  le 
point  de  dissoudre  cette  alliance ,  Frédéric-Guillaume  ne  dissimula 
ni  les  regrets  qu'il  en  ressentait,  ni  ses  vœux  pour  que  ces  nuages 


FRÉDÉRIC-GlfLLAUME   111.  WS 

disparussent  sans  retour.  Il  refusa  formellement  d'entrer  dans  le  plan 
d'arrangement  des  affaires  d'Orient,  apporté  à  Londres  par  M.  de 
Brunow.  Ce  plan  n'avait  point  à  ses  yeux  le  caractère  de  sagesse  et  de 
haute  impartialité  qui  convient  à  un  système  de  véritable  pacification; 
il  le  blâmait  hautement  comme  un  contrat  passé  entre  deux  puissances 
ambitieuses,  qui  ne  s'accordaient  qu'en  se  sacrifiant  mutuellement 
l'Egypte  et  la  Turquie.  Il  s'affligeait  sérieusement  des  tendances  de 
lord  Palmerston  à  se  séparer  du  cabinet  de  Paris  dans  la  question 
d'Orient,  convaincu  que  l'alliance  de  la  France  et  de  l'Angleterre 
était  la  plus  solide  garantie  de  la  conservation  de  l'empire  ottoman 
et  de  la  paix  générale. 

Les  dispositions  amicales  de  Frédéric-Guillaume  envers  notre  gou- 
vernement se  sont  particulièrement  manifestées  dans  l'accueil  qu'il 
fit  à  Berlin,  en  1836,  aux  princes  français,  et  dans  la  négociation  du 
mariage  du  duc  d'Orléans.  Il  reçut  ces  princes  avec  une  bonté  infinie 
dégagée  de  toutes  les  froideurs  de  l'étiquette.  Il  les  combla,  lui  et 
toute  sa  famille,  d'attentions  si  empressées,  si  délicates,  qu'il  était 
impossible  de  n'y  pas  voir  un  dessein  arrêté  d'être  agréable  à  la 
France.  On  sait  la  sensation  profonde  produite  à  Berlin  par  la  pré- 
sence des  deux  princes.  Aux  transports  avec  lesquels  la  i)opulation 
entière  les  applaudit,  il  était  visible  qu'elle  saluait  en  eux,  non  pas 
seulement  les  fils  du  roi  des  Français,  mais  les  jeunes  et  brillans 
reprôsentans  de  la  révolution  de  juillet. 

On  assure  que  les  penchans  militaires  du  duc  d'Orléans  effrayaient 
un  peu  l'esprit  pacifique  du  roi  de  Prusse,  et  qu'il  disait  souvent, 
sans  doute  avec  le  désir  secret  qu'une  telle  parole  fût  comprise  aux 
Tuileries  :  //  faut  marier  ce  jeune  homme  de  bonne  heure.  Il  avait 
pensé  d'abord  que  les  vues  de  la  famille  royale  se  portaient  sur  une 
archiduchesse  d'Autriche;  mais  le  chef  du  cabinet  français,  c'était  alors 
M.  ïhiers,  ayant  autorisé  M.  Bresson  à  déclarer  que  le  prince  n'était 
point  limité  dans  le  choix  de  son  épouse  à  la  maison  de  Lorraine ,  et 
qu'il  mettait  les  convenances  personnelles  bien  au-dessus  de  celles 
de  la  naissance ,  Frédéric-Guillaume  fit  savoir  à  Paris  que  si  le  duc 
d'Orléans  consentait  à  recevoir  une  épouse  de  sa  main ,  il  avait  à  lui 
oflVir  une  princesse  accomplie.  Cette  princesse  était  la  jeune  duchesse 
Hélène  de  Mecklenbourg.  La  proposition  toucha  profondément  la 
famille  royale  de  France;  elle  fut  acceptée,  et  Frédéric-Guillaume 
se  chargea,  avec  une  prédilection  toute  paternelle,  de  la  négociation 
du  mariage.  Cette  alliance  rencontrait  quelques  oppositions  dans  le 
soin  de  la  famille  de  Mecklenbourg;  il  réussit  à  les  vaincre,  et  le 


40V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mariage  fut  conclu.  Lorsque  la  duchesse  Hélène  passa  par  Berlin 
pour  aller  s'unir  en  France  à  riiéritier  du  trône,  le  roi  la  reçut  dans 
ses  bras  avec  une  extrême  émotion.  Sans  doute  la  vue  de  cette  jeune 
princesse  lui  rappela  de  douloureux  souvenirs  et  rouvrit  une  blessure 
mal  fermée.  Lui  aussi,  dans  ses  jeunes  années,  il  avait  demandé  une 
épouse  à  la  maison  de  Mecklenbourg,  et  il  avait  trouvé  dans  cette 
union,  brisée  trop  tôt,  un  bonheur  sans  nuages. 

Aucune  puissance  en  Europe  n'a  plus  habilement  profité  que  la 
Prusse  de  la  durée  de  la  paix  générale.  Ses  efforts  ont  eu  surtout  pour 
objet,  depuis  1830,  de  compléter  l'œuvre  commencée  de  l'association 
des  douanes  allemandes.  Sa  tâche  est  aujourd'hui  à  peu  près  accomplie; 
presque  tous  les  états  de  la  confédération,  les  deux  liesses,  la  Bavière, 
Bade,  le  Wurtemberg,  la  Saxe,  Francfort,  Nassau,  sont  entrés  dans 
cette  vaste  union,  dont  elle  est  le  chef  et  le  protecteur.  Son  influence 
morale  s'est  considérablement  étendue  et  fortifiée  à  la  faveur  de  ce 
système.  La  suprématie  que  les  margraves  de  Brandebourg  avaient 
cherché  à  obtenir  dans  une  partie  de  l'Allemagne  par  l'assimilation 
des  idées  religieuses ,  le  grand  Frédéric  par  l'autorité  de  son  génie  et 
de  ses  armes,  Frédéric-Guillaume  III  a  voulu  y  arriver,  dans  ses  der- 
nières années,  par  la  fusion  des  intérêts  commerciaux.  L'Autriche,  qui 
se  voit  rejetée  en  dehors  du  mouvement  matériel  et  moral  de  la  con- 
fédération, assiste  avec  une  jalousie  secrète  et  haineuse  aux  succès  de 
sa  rivale.  Sa  dignité  et  sa  considération  souffrent  de  cet  isolement,  et 
l'accord  qui  règne  entre  elle  et  la  Prusse  sur  les  questions  de  politique 
générale,  n'empêche  pas  que,  dans  les  affaires  d'Allemagne,  elles  ne 
se  livrent  une  guerre  sourde  et  incessante.  Frédéric-Guillaume  semble 
s'être  attaché  à  prouver  à  toutes  les  populations  qui  font  partie  de 
l'union  que  l'esprit  de  lumières  et  de  sages  réformes  n'était  point  in- 
compatible avec  une  autorité  absolue,  et  leur  avoir  montré  dans  la 
Prusse  non  pas  seulement  le  protecteur  de  leur  commerce  et  de  leur 
industrie,  mais  comme  le  centre  et  le  foyer  de  la  véritable  patrie  alle- 
mande. Il  ne  faut  pas  cependant  s'exagérer  les  avantages  qu'elle  peut 
retirer  de  son  patronage  commercial.  Quant  aux  profits  matériels,  elle 
est  plutôt  en  perte  qu'en  gain  :  ses  manufactures  soutiennent  diffi- 
cilement la  concurrence  avec  celles  de  la  Saxe,  et  dans  la  répartition , 
entre  tous  les  membres  de  la  ligue ,  des  revenus  de  la  douane ,  elle  a 
éprouvé  une  réduction  sensible  dans  ses  recettes,  tandis  que  d'autres 
états  ont  touché  une  part  proportionnelle  beaucoup  plus  forte  que  ce 
qu'ils  recevaient  autrefois.  Les  résultats  politiques  du  système  sont 
seuls  incontestables  ;  encore  sont-ils  limités  à  la  durée  de  la  paix. 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME  III.  405 

L'union  commerciale  allemande  est  une  combinaison  essentiellement 
pacifique  et  qui  ne  saurait  s'adaptera  un  état  de  guerre  générale.  La 
paix  continentale  une  fois  détruite,  tout  ce  merveilleux  mécanisme 
serait  bientôt  bouleversé;  ce  ne  seraient  plus  les  intérêts  paisibles  du 
commerce,  mais  les  exigences  et  les  passions  de  la  politique,  la  crainte, 
l'ambition,  la  similitude  et  la  dissemblance  des  principes  de  gouver- 
nement qui  détermineraient  les  inimitiés  ou  les  alliances  ;  tous  les 
états  qui,  par  leurs  conditions  géographiques,  ne  font  point  partie 
intégrante  du  système  politique  de  la  Prusse,  s'en  détacheraient  for- 
cément, et  elle  n'aurait  plus  autour  d'elle  que  les  états  que  la  nature 
a  placés  dans  sa  sphère  d'action. 

Tandis  que  cette  puissance  fondait  l'association  des  douanes  alle- 
mandes, elle  stimulait,  par  une  foule  de  créations  et  d'encouragemens, 
sa  prospérité  intérieure.  Elle  réduisait  sa  dette  de  600,000,000  thalers 
à  170,000,000.  Elle  couvrait  son  territoire  de  routes  et  de  canaux, 
rendait  ses  rivières  navigables,  creusait  des  ports,  défrichait  ses  landes, 
favorisait  l'établissement  de  nombreuses  manufactures  et  parvenait, 
par  ce  concours  d'efforts ,  à  transformer  en  terres  fertiles  les  sables 
arides  du  Brandebourg.  De  nombreux  traités  de  commerce  conclus  avec 
le  Danemark,  l'Angleterre,  la  Suède,  les  villes  anséatiques,  Ham- 
bourg, Brème  et  Lubeck,  le  Brésil,  les  États-Unis  d'Amérique  et  enfin 
la  Hollande,  ouvraient  à  l'activité  industrielle  et  aux  produits  de  la 
Prusse  et  de  tous  les  membres  de  l'association  de  nombreux  débouchés. 

11  est  fâcheux  qu'une  situation  si  honorable  et  si  prospère  ait  été 
altérée  par  les  querelles  religieuses  qui  ont  agité  les  dernières  années 
de  la  vie  du  feu  roi.  Ce  prince,  en  vieillissant,  était  tombé  dans  une 
dévotion  fervente  et  mystique.  Il  avait  une  pensée  fixe  et  ardente  : 
c'était  de  ramener  à  l'unité  du  culte,  de  fondre  dans  une  seule  et 
même  église  évangélique  toutes  les  sectes  dissidentes,  les  calvinistes, 
les  luthériens  et  les  catholiques.  Le  zèle  religieux  servait  ici  l'intérêt 
politique.  Le  roi  savait  que  l'identité  de  religion  entre  ses  provinces 
rhénanes  et  la  France  était  un  lien  puissant  qui  tendait  à  les  réunir 
un  jour,  et  ce  lien  il  voulait  le  rompre.  Cette  préoccupation  le  rendit 
injuste  et  persécuteur  ;  elle  le  porta  à  écarter  des  affaires  et  des  hautes 
fonctions  de  l'état  tous  les  catholiques,  et  à  ne  confier  qu'à  des  pro- 
testans  l'administration  militaire  et  civile  de  ses  provinces  catholiques. 
Ces  fonctionnaires ,  presque  tous  Prussiens  d'origine,  avaient  pour 
instructions  secrètes  d'étendre  et  de  propager  dans  la  population 
catholique  l'esprit  du  protestantisme  et  les  doctrines  évangéliques 
dont  le  roi  s'était  fait  le  fondateur  et  l'apôtre;  ils  étaient  en  quelque 

TOME  XXIII.  26 


i06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sorte  les  missionnaires  du  nouveau  culte.  Le  plus  puissant  moyen  dont 
se  servait  le  gouvernement  pour  opérer  la  fusion  des  idées  religieuses 
était  de  favoriser  les  mariages  entre  les  fonctionnaires  protestans  et  les 
femmes  catholiques.  De  là  ses  doctrines  sur  les  mariages  mixtes,  doc- 
trines qui  consacrent  le  principe  de  la  puissance  paternelle  en  matière 
de  religion ,  tandis  que  la  cour  de  Rome  exige  de  l'époux  catholique 
l'engagement  d'élever  ses  enfans  dans  sa  religion.  De  là  ses  querelles 
avec  l'archevêque  de  Cologne  et  les  rigueurs  exercées  contre  ce  prélat, 
qui  s'était  servi  des  doctrines  apostoliques  pour  arrêter  l'envahisse- 
ment du  protestantisme  au  sein  de  la  population  dont  il  était  le  pasteur. 
Le  jugement  si  droit  et  si  calme  que  Frédéric-Guillaume  portait  dans 
les  affoires  d'état  l'abandonnait  dans  les  questions  religieuses.  Ses 
arrêtés  contre  les  juifs,  marqués  d'un  cachet  de  bigotisme  étroit,  sem- 
blent inspirés  par  l'esprit  d'un  autre  âge.  Ses  fautes,  à  cet  égard, 
pouvaient  avoir  une  portée  incalculable.  Il  devait  savoir,  lui,  homme, 
de  foi  ardente,  combien  est  puissant  sur  les  âmes  religieuses  l'empire 
des  croyances.  Il  poussait,  à  son  insu,  dans  les  bras  de  la  France, 
les  catholiques  du  Khin  ;  il  déterminait  ces  nombreuses  émigrations 
de  luthériens  qui,  dans  les  dernières  années,  aimèrent  mieux  s'exiler 
volontairement  que  de  transiger  avec  le  culte  de  leurs  pères.  Par  la 
rigueur  de  ses  mesures  et  le  caractère  de  ses  innovations,  il  avait  fini 
par  devenir  l'adversaire  personnel  du  saint-si'ge.  Le  pape  en  était 
troublé  comme  d'une  épreuve  nouvelle  à  laquelle  était  condamné  le 
catholicisme,  et,  à  l'amertume  avec  laquelle  il  s'en  exprimait,  on  eût 
dit  qu'il  venait  de  surgir  en  Allemagne  un  nouveau  Luther.  Il  disait 
en  parlant  du  roi  de  Prusse  :  C'est  une  lutte  ouverte  entre  lui  et  moi. 
Nous  avons  essayé  d'indiquer  en  traits  rapides  le  caractère  poli- 
tique et  le  règne  de  Fr'déric-Guillaume  ;  il  nous  reste  peu  de  chose 
à  ajouter  pour  compléter  cette  esquisse.  Ennemi  du  faste  et  de  l'éti- 
quette, ce  prince  portait  dans  sa  vie  privée  cette  simplicité  pleine  de 
noblesse  et  de  bonhomie  qui  est  habituelle  aux  princes  allemands.  II 
avait  un  goût  très  vif  pour  les  spectacles ,  et  sa  plus  agréable  distrac- 
tion était  de  faire  jouer  des  pièces  sur  le  théâtre  de  la  cour  par  les 
personnes  de  son  intimité.  S'il  fallait  en  croire  les  réflexions  malignes 
de  la  cour  et  de  la  ville,  VOpcra  et  les  Variétés  de  Paris  auraient  été 
le  principal  {ittrait  du  voyage  qu'il  fit  dans  cette  capitale  en  1825.  Ce 
qu'il  préférait  à  tout,  c'étaient  les  charmes  de  l'intimité.  Afin  de  rem- 
plir le  vide  qu'avait  produit  dans  sa  vie  domestique  la  mort  de  la  reine 
Louise,  il  épousa  Je  9  novembre  182i,  par  un  mariage  morganatique, 
la  comtesse  Auguste  de  Harrach,  qu'il  éleva  à  la  dignité  de  princesse 


F.nÊDKRlC-Gim.LArME  111.  407 

de  Liegnitz  et  comtesse  de  IlohenzoUern.  C'était  une  jeune  et  belle 
personne,  d'une  douceur  iqfinie  et  d'une  complète  abnégation;  elle 
a  charmé  la  vieillesse  du  feu  roi ,  sans  toutefois  lui  faire  oublier  sa 
première  épouse. 

Il  n'a  jamais  eu  de  favoris  en  titre,  et  cependant  il  avait,  comme 
souverain  et  comme  homme,  des  prédilections  décidées.  Dans  la  pre- 
mière partie  de  son  règne,  M.  Lombard,  secrétaire  intime  de  son  ca- 
binet, possédait  toute  sa  confiance;  plus  tard,  il  l'a  donnée  sans  par- 
tage au  prince  de  Hardenberg,  et  enfin,  dans  les  dernières  aniiées 
de  sa  vie,  au  prince  de  Wittgenstein.  11  gouvernait  par  lui-même, 
dans  toute  l'étendue  de  ce  mot  ;  ses  ministres  ne  furent  jamais  (jue 
les  interprètes  plus  ou  moins  habiles  de  ses  volontés.  Dans  la  poli- 
tique étrangère  spécialement,  il  ne  souffrait  aucun  partage.  La  ter- 
rible leçon  d'iéna  lui  avait  appris  à  ne  suivre,  dans  la  gestion  de  ces 
hauts  intérêts,  que  les  inspirations  de  son  propre  jugement.  Le  peu 
de  goût  qu'il  avait  montré  dans  sa  jeunesse  pour  le  travail  et  les  af- 
faires avait  fait  place  à  une  application  forte  et  soutenue,  et  il  renî- 
plissait  avec  une  exactitude  et  un  zèle  scrupuleux  tous  les  devoirs 
de  la  royauté.  Aussi,  quoique  la  nature  ne  l'eût  pas  doué  de  facultés 
éminentes,  la  longue  pratique  des  affaires  en  avait  fait  un  des  hommes 
d'état  les  plus  éclairés  de  l'Europe,  et  sa  voix  était  toujours  écoutée 
avec  un  religieux  respect  dans  le  conseil  des  souverains. 

Sans  doute,  dans  sa  longue  et  orageuse  carrière,  il  a  commis  des 
fautes;  quel  homme,  si  sage  et  si  éclairé  qu'il  fût,  aurait  pu  se 
flatter  de  n'en  pas  faire  au  milieu  de  si  terribles  vicissitudes?  Comme 
tous  les  hommes,  il  a  failli  par  l'excès  de  ses  qualités,  montrant  de  la 
faiblesse  quand  il  ne  fallait  être  que  modéré ,  de  l'irrésolution  lors- 
qu'une décision  prompte  et  ferme  pouvait  seule  le  sauver,  une  con- 
science trop  scrupuleuse  dans  un  ordre  d'idées  et  de  faits  auquel  iie 
sauraient  s'appliquer  les  règles  de  la  morale  privée.  Malgré  ses  fautes, 
ou  peut-être  même  à  cause  de  ses  fîiutes,  Frédéric-Guillaimie  HT 
n'en  sera  pas  moins  classé  par  l'histoire  au  nombre  des  plus  excellons 
rois  qui  aient  honoré  le  trône.  La  Prusse  a  compté  parmi  ses  souve- 
rains des  hommes  d'un  génie  plus  grand  et  plus  hardi;  elle  n'en  a  pas 
eu  qui  ait  porté  aussi  loin  que  lui  l'amour  du  bien  et  de  la  justice. 
Aucun,  si  l'on  fait  la  part  des  circonstances  difficiles  dans  lesquelles 
l'ont  placé  ses  rapports  avec  la  Russie  et  l'Autriche,  aucun  n'a  plus 
fait  pour  le  bonheur  de  son  peuple,  pour  sa  véritable  civilisation ,  n'a 
porté  dans  la  direction  des  hautes  affaires,  sauf  les  questions  reli- 
gieuses, moins  de  préjugés  étroits.  Dès  qu'il  a  jugé  le  moment  venu 

2G. 


ÏOS  REVUE  DES  DEUX  MONDE§. 

d'améliorer  la  législation  civile  de  ses  peuples  et  leur  condition  sociale, 
il  est  entré  franchement,  sans  se  laisser  arrêter  par  les  murmures  de 
sa  noblesse,  dans  la  voie  du  progrès.  Le  but  auquel  tant  d'autres  pays 
ne  sont  arrivés  qu'à  travers  les  révolutions,  la  Prusse  l'a  atteint,  sans 
luttes  intestines,  en  peu  d'années,  par  la  seule  volonté  de  son  roi  et 
l'induence  de  ses  hommes  d'état.  La  révolution  est  aujourd'hui  à  peu 
près  consommée  dans  son  état  civil;  il  lui  reste  à  l'accomplir  dans 
son  état  politique.  Si  cette  monarchie  appartient  encore  par  les  formes 
extérieures  de  son  gouvernement  au  système  absolutiste,  elle  appar- 
tient à  la  nouvelle  Europe  par  les  lumières  de  son  peuple,  par  sa  civi- 
lisation avancée  et  par  son  état  social.  Des  trois  grandes  monarchies 
absolues  du  continent,  elle  est  évidemment  la  première  qui  abandon- 
nera les  vieux  erremens  et  viendra  se  rallier  aux  gouvernemens  libres. 
Puissent  ses  hommes  d'état  et  le  prince  qui  occupe  aujourd'hui  le 
trône  comprendre  les  nécessités  du  siècle,  et  acquitter  la  dette  du  sang 
versé  dans  les  champs  de  Lutzen  et  de  Leipsick  !  La  Prusse  aurait  un 
beau  et  noble  rôle  à  remplir,  celui  de  chef  du  parti  constitutionnel  en 
Allemagne,  ^'est-il  pas  naturel  que  la  maison  qui  a  concouru  avec 
tant  d'énergie,  au  xvi"  siècle,  au  triomphe  de  la  réforme  religieuse, 
prenne  sous  son  patronage  la  réforme  politique?  L'ascendant  moral 
qu'une  telle  position  lui  assurerait  sur  toutes  les  populations  ger- 
maniques serait  irrésistible.  Elle  y  puiserait  une  force  de  cohésion 
et  d'assimilation  bien  autrement  puissante  que  celle  qu'elle  espère 
trouver  dans  ses  alliances  commerciales.  Groupés  autour  de  cette 
monarchie  et  unis  par  la  conformité  de  leurs  institutions  et  de  leurs 
intérêts  matériels,  tous  les  états  constitutionnels  de  la  confédération 
ne  formeraient  plus  qu'un  seul  système  puissant  et  compact,  qui, 
prenant  ses  points  d'appui  dans  les  gouvernemens  représentatifs 
de  l'Europe,  opposerait  un  front  impénétrable  aux  envahissemens 
du  iNord.  La  France  doit  faire  des  vœux  ardens  pour  que  la  Prusse 
embrasse  hardiment  ce  système.  Ilapprochés  par  la  similitude  de 
leurs  gouvernemens,  ces  deux  grands  états  ne  tarderaient  pas  à 
former  entre  eux  une  alliance  intime  qui  leur  assurerait,  dans  les 
affaires  du  monde,  une  suprématie  décidée.  La  Prusse  est  un  monu- 
ment inachevé,  construit  sur  un  plan  vicieux.  Tant  qu'elle  n'aura  pas 
acquis,  par  une  meilleure  distribution  de  son  territoire,  une  force 
de  concentration  et  des  frontières  militaires  au  nord  et  au  midi,  dont 
elle  est  aujourd'hui  dépourvue,  elle  sera  mécontente,  inquiète,  am- 
bitieuse :  elle  sera  tôt  ou  tard  pour  l'Europe  un  élément  de  troubles. 
Parvenue  par  la  guerre  au  point  de  grandeur  incomplète  où  nous  la 


FRÉDÉRIC-GUILLAUME   III.  409 

voyons  aujourd'hui,  elle  cherchera  dans  la  guerre  les  moyens  de 
consolider  sa  puissance.  Elle  ne  se  reposera  que  lorsqu'elle  aura  obtenu 
toute  la  consistance  d'un  état  de  premier  ordre.  La  France  aussi  a 
une  organisation  territoriale  incomplète,  et,  comme  la  Prusse,  elle  ne 
sera  satisfaite  et  heureuse  que  lorsqu'elle  aura  atteint  le  but  de  sa 
légitime  ambition ,  c'est-à-dire  ses  limites  naturelles. 

La  France  et  la  Prusse  unies  ensemble  seraient  assez  fortes  soit 
pour  garantir  la  paix  du  continent,  tant  qu'elles  croiraient  de  leurs 
intérêts  de  la  maintenir,  soit  pour  redresser  en  commun ,  par  les 
opérations  de  la  politique  ou  de  la  guerre,  les  grandes  erreurs  du  con- 
grès de  Vienne.  Si  Frédéric-Guillaume  IV  méconnaissait  les  avan- 
tages d'une  telle  union ,  s'il  était  vrai  qu'infidèle  aux  traditions  de 
sagesse  et  de  modération  de  son  père ,  il  s'associAt  aux  combinaisons 
récemment  conçues  par  la  Russie  et  l'Angleterre,  non  pour  pacifier 
l'Orient,  mais  pour  y  dominer  sans  partage,  nous  aurions  peine  à 
nous  expliquer  une  si  étrange  politique,  car  enfin  la  Prusse  a  le 
même  intérêt  que  la  France  à  ce  que  la  Russie  soit  contenue  sur  le 
Danube;  elle  sait  que,  l'harmonie  une  fois  détruite  entre  les  grandes 
puissances  de  l'Occident,  Constantinople  cesse  d'être  garantie,  et  que 
la  paix  générale  est  de  nouveau  compromise.  Le  prince  qui  la  gou- 
verne ne  peut,  sans  s'affaiblir  dans  l'opinion  de  son  peuple,  être  dupe 
des  protestations  de  l'empereur  Nicolas  et  de  lord  Palmerston  en 
faveur  de  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  II  est  impossible  qu'il  ne 
rende  pas  justice  au  gouvernement  de  la  France ,  qui  défend  seul 
aujourd'hui,  avec  un  désintéressement  dont  on  ne  lui  tient  pas  assez 
compte,  l'équilibre  européen ,  qui  veut,  lui ,  loyalement,  sans  arrière- 
pensée,  la  conservation  et  l'indépendance  de  la  Turquie,  et  qui, 
dans  la  puissance  fondée  par  Méhémet-Ali,  voit  le  plus  solide  appui 
de  l'islamisme  et  de  la  Porte  contre  l'ambition  de  la  Russie.  C'était  le 
jugement  qu'en  portait  Frédéric-Guillaume  III.  Aussi  nous  plaisons- 
nous  à  croire  que  la  combinaison  à  laquelle  M.  de  Rrunow  a  attaché 
son  nom  avortera  encore  une  fois;  ni  le  roi  de  Prusse  ni  M.  de  Met- 
ternich  ne  voudront  entrer  plus  avant  dans  une  voie  fatale,  qui  pour- 
rait replonger  l'Europe  dans  les  calamités  de  la  guerre.  Si  au  con-r 
traire,  frappée  d'aveuglement,  la  Prusse  se  faisait  l'instrument  passif 
des  volontés  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg ,  il  ne  nous  resterait 
plus  qu'à  la  plaindre,  car,  dans  une  nouvelle  guerre  générale,  c'est 
elle  que  la  France  rencontrerait  la  première  sur  son  passage. 

Armand  Lefebvre. 


LETTRES  A  UN  AMERICAIN 


SUR  L  ETAT 


DES  SCIENCES  EN  FRANCE. 


III.' 

sa,    [?(DaaS(D5iî. 


La  mort  de  M.  Poisson,  que  mon  trouble  douloureux  m'avait  permis 
à  peine  de  vous  annoncer  dans  ma  lettre  précédente,  a  frappé  à  la 
fois  tous  les  premiers  corps  scientifiques  de  l'état.  Par  cette  perte 
graiide  et  prématurée,  l'Institut,  l'Université,  l'École  Polytechnique, 
le  Bureau  des  Longitudes,  l'École  de  Metz,  ont  vu  s'éteindre  une  de 
leurs  plus  éclatantes  lumières  ;  la  jeunesse  a  été  privée  d'un  maître 
zélé,  d'un  guide  qu'elle  pouvait  suivre  avec  confiance;  ses  amis  ont 
à  regretter  un  ami  dévoué,  dont  les  manières  simples  et  l'accueil 
bienveillant  les  charmaient  en  même  temps  que  sa  haute  raison  et 
son  génie  les  pénétraient  d'admiration  et  de  respect.  Enfin ,  comme 
l'a  dit  M.  Arago,  la  France  est  restée  veuve  d'un  de  ces  hommes  rares 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  15  mars  et  le^  mai. 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  411 

dont  les  noms  sortent  de  toutes  les  bouches  quand  les  nations  se  dis- 
putent la  'préhninence  intellectuelle.  Depuis  quarante  ans,  M.  Poisson 
n'a  cessé  de  contribuer  avec  une  infatigable  activité  aux  progrès  des 
sciences  mathématiques,  et  personne  n'a  songé  à  lui  contester  l'hé- 
ritage de  Laplace.  En  venant  aujourd'hui  vous  retracer  les  principales 
circonstances  de  la  vie  de  cet  homme  célèbre,  en  vous  rappelant  quel- 
ques-uns de  ses  travaux  les  plus  remarquables,  je  crois  satisfaire 
encore  à  votre  désir  de  connaître  chez  nous  la  marche  des  sciences, 
qui  certes  n'avaient  nulle  part  de  plus  ardent  promoteur  ni  de  plus 
digne  représentant. 

Siméon-Denis  Poisson  naquit  à  Pithiviers  (1),  le  21  juin  1781.  Sa 
famille  n'avait  pas  de  fortune.  Son  père,  qui  s'appelait  aussi  Siméon, 
avait  servi  dans  les  guerres  d'Allemagne  comme  simple  soldat;  rentré 
dans  ses  foyers,  il  acquit  une  petite  charge  de  greffier  et  devint  juge 
de  paix  à  la  révolution.  Siméon  Poisson  était  un  homme  simple  et 
bon,  dont  la  fermeté  et  la  droiture  avaient  laissé  une  profonde  impres- 
sion dans  le  cœur  de  son  fils,  qui  le  perdit  trop  tôt,  et  (jui  ne  cessa 
jamais  de  parler  de  lui  avec  vénération.  Le  géomètre  futur  ne  fut  con- 
servé à  la  science  que  par  une  espèce  de  miracle.  Dès  le  berceau,  il 
fut  atteint  d'une  indisposition  grave  :  son  père,  qui  avait  vu  disparaître 
tous  ses  enfans  au  même  âge,  le  crut  mort,  et,  ne  pouvant  s'expliquer 
ces  pertes  si  rapides,  se  rendit  chez  la  nourrice  accompagné  d'un  chi- 
rurgien afin  de  le  faire  ouvrir  et  de  connaître  les  causes  du  mal;  mais 
l'enfant  respirait  encore,  et  la  main  qui  devait  le  disséquer  le  guérit. 

Sa  première  éducation  fut  très  négligée.  Il  n'apprit  à  Pithiviers 
qu'un  peu  à  lire  et  à  écrire,  et  les  traitemens  barbares  qu'il  eut  à 
supporter  de  la  part  de  son  maître  laissèrent  dans  son  jeune  cœur  un 
souvenir  ineffaçable  qu'il  invoqua  souvent  plus  tard,  lorsqu'il  fut  en 
position  d'exercer  une  si  haute  influence  sur  l'enseignement.  Comme 
on  était  pressé  de  lui  faire  embrasser  un  état,  on  le  conduisit  de  bonne 
heure  à  Fontainebleau  auprès  d'un  de  ses  oncles  appelé  M.  Lenfant, 
(lui  était  chirurgien ,  et  qui  se  chargea  avec  une  affection  toute  pater- 
nelle de  l'initier  à  l'art  de  guérir. 

M.  Poisson  resta  plusieurs  années  chez  son  oncle,  qui  l'emmenait 

(1)  La  ville  de  Pithiviers,  qui  sent  vivement  l'honneur  d'avoir  donné  à  la  France 
M.  Poisson ,  a  décidé  qu'un  monument  serait  élevé  à  sa  mémoire,  et  elle  a  souscrit 
|)our  une  somme  égale  à  celle  ([ue  la  ville  de  Montbéliard  destina  au  monument  de 
Cuvier.  Cette  souscription ,  à  laquelle  l'Institut  et  l'École  Polytechnique  ont  déjà 
voulu  s'associer,  doit  exciter  les  sympathies  de  tous  ceux  qui  aiment  les  sciences  et 
la  gloire  nationale. 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

visiter  ses  malades  avec  lui ,  et  qui  ne  dut  pas  augurer  beaucoup  de 
son  élève,  lorsqu'il  s'aperçut  que  la  vue  de  l'opération  la  plus  simple 
le  faisait  tomber  en  défaillance.  Ce  fut  ainsi  que  l'étudiant  en  cbirurgie 
traversa  les  premières  années  de  la  révolution.  En  179G,  M.  Lenfant 
engagea  ses  élèves  à  suivre  les  cours  d'histoire  naturelle  institués  à 
l'École  Centrale  nouvellement  fondée  à  Fontainebleau.  Un  de  ces 
jeunes  gens,  nommé  Vanaud,  se  liàta  de  se  rendre  aux  cours;  mais 
les  leçons  d'histoire  naturelle  n'étaient  pas  commencées,  et  il  allait 
se  retirer,  lorsque  le  professeur  de  mathématiques,  M.  Billy,  qui 
n'avait  guère  d'élèves ,  accosta  ce  jeune  homme ,  et  s'efforça  de  lui 
persuader  que  les  mathématiques  étaient  indispensables  aux  chirur- 
giens. Vanaud  assista  à  la  leçon,  et,  sans  trop  comprendre,  il  écrivit 
sous  la  dictée  du  professeur  l'énoncé  de  quelques  questions  que  de- 
vaient résoudre  les  élèves  déjà  instruits  dans  les  premiers  élémens. 
En  sortant  du  cours,  il  fit  part  à  ses  camarades  de  ce  qui  lui  était 
arrivé,  et  il  leur  communiqua  les  questions  proposées.  Ce  fut  une 
espèce  de  révélation  pour  M.  Poisson.  Sans  s'être  jamais  arrêté  à  ce 
genre  de  considérations,  sans  connaître  ni  les  notations  ni  les  mé- 
thodes de  l'algèbre,  sans  avoir  jamais  fait  aucune  étude  préliminaire, 
il  les  résolut  de  lui-même,  et  dès  ce  jour  il  sentit  naître  en  lui  cet 
amour  des  mathématiques  qui  ne  devait  plus  le  quitter  et  qui  a  fait  sa 
gloire.  Il  serait  à  désirer  que  l'on  pût  toujours  constater  le  premier  pas 
fait  dans  une  carrière  quelconque  par  un  homme  éminent;  malheu- 
reusement, il  est  difficile  de  sajsir  le  premier  anneau  de  cette  chaîne, 
car  souvent  les  objets  qui  nous  entourent  et  les  personnes  avec  les- 
quelles nous  vivons  préparent  longuement  à  notre  insu  les  germes 
qui  doivent  se  développer  plus  tard.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  dans  les 
sciences  de  déduction ,  car  celui  qui  marche  sans  guide  est  forcé  de 
deviner  à  la  hûte  une  suite  de  vérités  qui  s'enchaînent  et  qui  doivent 
concourir  à  résoudre  une  question  ou  à  démontrer  une  proposition 
dont  la  place  est  invariablement  fixée,  et  qui  a  coûté  quelquefois  à 
l'humanité,  dans  son  enfance,  plusieurs  siècles  de  travaux.  Tout  le 
monde  a  entendu  raconter  comment  Pascal,  à  qui  son  père  avait  dé- 
fendu l'étude  de  la  géométrie,  sut  le  fléchir  en  devinant  à  douze  ans, 
par  la  force  de  son  génie,  les  premières  propositions  d'Euclide.  Ce 
fait  extraordinaire ,  rapporté  par  une  femme,  a  trouvé  bien  des  incré- 
dules, et  cependant  il  n'est  guère  plus  difficile  à  comprendre  que  la 
divination  du  jeune  élève  en  chirurgie,  surtout  si  l'on  veut  se  rappeler 
que  Pascal  entendait  continuellement  parler  de  géométrie,  et  que  le 
docteur  Lenfant  n'entretenait  pas  d'algèbre  ses  élèves. 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  413 

Une  des  questions  résolues  ce  jour-là  par  M.  Poisson  est  restée 
dans  le  souvenir  de  quelques  personnes  ;  en  voici  l'énoncé  : 

Quelqu'un  aycmt  un  vase  de  douze  pintes  plein  de  vin  en  veut 
faire  présent  de  la  moitié,  ou  de  six  pintes,  à  un  de  ses  amis;  mais  il 
n'a  pour  mesurer  ces  six  pintes  que  deux  autres  vases,  l'un  de  huit, 
l'autre  de  cinq  pintes.  Comment  doit-il  s'y  prendre  pour  mettre  six 
pintes  de  vin  dans  le  vase  de  huit? 

Ce  problème  ne  saurait  arrêter  un  instant  quiconque  a  la  plus 
légère  teinture  d'algèbre  ;  mais  ne  pensez-vous  pas ,  monsieur,  que 
même  des  hommes  instruits  et  d'un  âge  mûr,  s'ils  n'avaient  jamais 
appliqué  leur  esprit  à  ce  genre  de  considérations ,  pourraient  être 
embarrassés  par  la  question  que  le  neveu  de  M.  Lenl'ant  résolut 
avec  tant  de  facilité? 

Ne  croyez  pas  toutefois  que  je  veuille  inférer  de  ce  fait  que  tous  les 
enfans  qui,  sans  aucune  étude  préliminaire,  seraient  capables  de 
résoudre  ce  problème,  deviendraient  de  grands  géomètres;  car  ce 
n'est  là  qu'une  épreuve  isolée,  et  d'ailleurs  je  suis  convaincu  que, 
pour  se  distinguer  dans  une  carrière,  l'aptitude  et  le  talent  ne  suffl- 
sent  pas  s'ils  ne  sont  soutenus  par  une  grande  force  de  volonté.  Mais 
il  me  semble  que  l'exemple  d'un  jeune  homme  prenant  ainsi  un 
vol  qui  doit  s'élever  si  haut,  est  bien  digne  d'être  signalé,  surtout 
quand  on  remarque  cette  coïncidence  singulière  d'un  autre  enfant, 
pauvre  et  inconnu,  qui  à  la  même  époque  débutait  d'une  manière 
analogue  dans  un  petit  village  de  l'Allemagne,  et  qui  maintenant, 
sous  le  nom  de  Charles-Frédéric  Gauss,  excite  l'admiration  de  tous 
ceux  qui  cultivent  les  sciences. 

Cette  ferme  volonté ,  si  nécessaire  au  développement  du  génie,  ne 
manqua  pas  à  M.  Poisson.  Admis  bientôt  à  suivre  les  leçons  du  pro- 
fesseur Billy,  qui,  pour  vaincre  les  répugnances  de  la  famille,  se  porta 
garant  des  succès  de  son  élève,  il  s'appliqua  avec  une  telle  ardeur, 
qu'en  deux  ans  il  avait  terminé  un  cours  complet  de  mathématiques 
et  remporté  tous  les  prix  d'analyse,  de  physique  et  de  chimie  (1). 
Un  certificat  signé  par  tous  ses  professeurs,,  et  qui  existe  encore, 

(l)  Dans  une  de  ces  disUibii lions  de  prix,  celui  qui  la  présidait,  frappé  des  succès 
du  jeune  écolier,  prononça  ces  vers  de  La  Fontaine  : 

Petit  poisson  deviendra  grand , 
Pourvu  que  Dieu  lui  prête  vie. 

Cette  citation  a  été  attribuée  mal  à  propos  à  Laplace  :  le  goût  exquis  et  le  caractère 
grave  de  cet  illustre  géomètre  n'admettaient  point  ces  sortes  de  jeux  de  mots. 


Uî%  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prouve  qu'il  avait  en  outre  lu  seul  la  Géométrie  descriptive  de  Monge 
et  la  Théorie  des  Fonctions  analytiques  de  Lagrange.  De  si  étonnans 
progrès  lui  méritèrent  toute  l'aifèclion  de  M,  Billy,  qui  pendant  deux 
ans  fut  pi)ur  lui  comme  un  père,  et  qui  ne  cessa  jamais  de  lui  prodi- 
guer lis  marques  du  plus  vif  attachement.  Cette  amitié,  fondée  sur 
l'admiration  et  sur  la  reconnaissance,  ne  s'est  éteinte,  au  bout  de 
trente-cinq  ans,  qu'avec  la  vie  de  celui  à  qui  la  France  doit  M.  Poisson. 

Le  jeune  mathématicien  n'avait  obtenu  la  permission  de  quitter  la 
chirurgie  qu'à  la  condition  de  s'ouvrir  dans  les  sciences  une  carrière 
protitable,  et  il  paraît  qu'à  Pithiviers  on  n'avait  pas  une  foi  aveugle 
dans  les  promesses  de  M.  Billy.  Pour  convaincre  les  plus  incrédules, 
celui-ci  engagea  son  élève  à  se  présenter  à  l'examen  d'admission  de 
l'École  Polytechnique.  M.  Poisson,  âgé  de  dix-sept  ans,  vint  alors 
à  Paris,  où  il  fut  examiné  par  Labey,  et  se  retira  ensuite  chez  ses 
parens  pour  attendre  le  résultat  du  concours.  Le  busard  cacha  long- 
temps ce  résultat  à  la  juste  impatience  de  sa  famille.  En  effet,  la 
lettre  destinée  à  le  lui  apprendre  était  pliée  de  manière  qu'en 
l'ouvrant  on  enleva,  sans  qu'il  fût  possible  de  le  lire,  le  passage  qui 
dev.iit  faire  connaître  le  sort  du  candidat.  Ce  fut  encore  un  motif  de 
craintes  et  d'hésitations.  Enfin  la  nouvelle  arriva  par  d'autres  voies, 
et  l'on  sut  à  Pithiviers  que  l'élève  de  M.  Billy  avait  été  reçu  le  pre- 
mier et  hors  de  rang  dans  la  promotion  de  1798.  Alors  l'étonnement 
et  la  joie  succédèrent  à  la  défiance,  et  l'on  put  se  «onvaincre  que  les 
prédictions  du  professeur  commençaient  à  se  réaliser. 

A  cette  époque,  l'École  Polytechnique  renfermait  l'élite  des  savans 
de  la  France  et  de  l'Europe.  Lagrange,  Laplace,  Monge,  Prony,  Fou- 
rier,  Berthollet,  Fourcroy,  VauqueHn,  Guyton-.Morveau,  Chaptal, 
y  étaient  attachés  à  différens  titres,  et  leur  exemple  excitait  des 
élèves  qui  devaient  à  leur  tour  devenir  des  maîtres  célèbres.  Cette 
école  était  alors  fort  différente  de  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  Au  lieu 
d'être  casernes,  comme  ils  l'ont  toujours  été  depuis  1805 ,  et  de  payer 
comme  à  présent  une  pension,  les  élèves  recevaient  la  solde  de  ser- 
gens  d'artillerie  et  logeaient  dans  des  maisons  particulières,  sans  être 
soumis  aux  sévères  lois  de  la  discipline  militaire.  C'était  une  institu- 
tion toute  républicaine.  Je  ne  saurais  traiter  ici,  monsieur,  cette 
question  du  casernement,  qui  a  été  discutée  si  souvent  aux  cham- 
bres, et  sur  laquelle  les  meilleurs  esprits  sont  partagés.  Ne  croyez- 
vous  pas  cependant  qu'en  cela,  comme  en  toute  chose,  il  faut  s'efforcer 
de  mettre  les  moyens  en  harmonie  avec  le  but  que  l'on  se  propose 
d'atteindre?  Les  règlemens,  la  discipline  sévère,  les  études  uniformes 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  &16 

et  à  des  heures  fixes,  sont  des  choses  excellentes  pour  les  esprits 
paresseux  qui  ne  sauraient  marcher  sans  contrainte,  et  je  ne  refuse 
pas  de  croire  que  l'instruction  moyenne  des  élèves  ait  augmenté 
depuis  qu'on  les  fait  travailler  au  son  du  tambour;  mais,  d'autre  part, 
je  ne  me  persuaderai  jamais  que  des  esprits  vifs  et  pénétrans,  que  des 
hommes  énergiques,  privés  de  toute  liberté  et  astreints  à  marcher 
toujours  au  pas  de  leurs  camarades ,  puissent  se  développer  à  leur 
aise.  A  force  de  régularité,  l'enseignement  devient  parfois  une  espèce 
de  mécanisme  ingénieux  où  tous  les  mouvemens  sont  Hés  et  subor- 
donnés les  uns  aux  autres,  sans  qu'aucune  pièce  puisse  marcher  à  sa 
guise  ni  trop  rapidement;  et  ce  qui  me  frappe  surtout  dans  ce  sys- 
tème, c'est  que  l'instruction  y  devient  le  but  unique  de  l'éducation, 
qui  cependant  doit  se  proposer  une  fin  plus  noble  et  plus  grande,  et 
qui  doit  tendre  à  former  l'homme  et  le  citoyen  avant  le  chimiste  ou 
l'ingénieur.  Si  je  pouvais  m'arrôter  sur  ce  point,  je  vous  citerais  une 
foule  de  savans  illustres  sortis  de  l'École  Polytechnique  à  une  époque 
où  les  études  étaient  peut-être  moins  fortes,  mais  où  chaque  indi- 
vidu conservait  encore  une  certaine  liberté  d'action.  Pour  me  borner 
à  M.  Poisson,  il  est  fort  probable  que  le  jeune  géomètre  qui,  en 
perfectionnant  une  méthode  de  Lagrange  six  semaines  après  son 
admission  à  l'École,  avait  su  mériter  les  éloges  de  cet  immortel  ana- 
lyste, que  celui  qui  de  bonne  heure  put  fixer  l'attention  de  Laplace, 
et  que  ses  camarades  respectaient  comme  un  maître,  aurait  été  exclu 
de  l'école,  se  serait  vu  classé  dans  ce  qu'on  appelle  vulgairement  les 
fruits  secs,  si  le  règlement  avait  prescrit  dès-lors  impérieusement  les 
épures  et  les  dessins  ;  car  tout  le  monde  sait  que  cet  esprit  élevé,  cet 
homme  qui  devait  plus  tard  jeter  un  si  vif  éclat  sur  l'Institut,  était 
tout-à-fait  inapte  aux  travaux  graphiques,  et  ne  put  jamais  y  réussir. 
Heureusement  il  était  permis  alors  de  suppléer  aux  règlemens  par  le 
génie,  et,  après  deux  années  de  brillantes  études,  M.  Poisson,  sur  la 
proposition  de  M.  Hachette,  fut  unanimement  dispensé  des  examens 
nécessaires  pour  l'admission  dans  les  services  pubUcs,  et  nommé  répé- 
titeur-adjoint du  cours  d'analyse,  dont  le  professeur  titulaire,  Fou- 
rier,  était  alors  en  Egypte  avec  Bonaparte. 

Dans  cette  place  modeste,  il  put  respirer  un  peu ,  car  les  deux  annexes 
précédentes  avaient  été  rudes.  Les  élèves  recevaient  alors  98  centimes 
par  jour,  et  comme  on  avait  accordé  de  plus  à  M.  Poisson  une  petite 
indemnité  extraordinaire,  son  traitement  s'élevait  à  30  francs  par  mois, 
avec  lesquels  il  devait  se  loger,  se  nourrir,  se  chauffer,  pourvoir  en 
un  mot  à  toute  sa  dépense;  car  sa  famille  croyait  faire  un  grand  sacri- 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ficc  en  se  chargeant  de  son  blanchissage.  Dans  les  dernières  années 
de  sa  vie,  le  célèbre  géomètre  aimait  à  raconter  les  privations  qu'il 
avait  endurées  à  cette  époque.  On  conçoit  qu'un  jeune  homme  dé- 
voré par  l'amour  de  la  science,  et  tout  entier  aux  mathématiques, 
n'ait  pas  senti  le  froid  en  hiver  ni  la  chaleur  en  été;  mais  ce  que  l'on  a 
de  la  peine  à  comprendre,  c'est  que,  dans  sa  position,  il  consentît  à 
augmenter  encore  ses  privations,  à  rendre  sa  vie  plus  pénible,  pour 
entendre  les  chefs-d'œuvre  de  Racine  et  de  Molière.  Voici  comment 
les  choses  se  passaient  :  M.  Poisson  avait  à  Paris  un  parent  chez 
lequel  il  dînait  un  jour  par  décade;  un  autre  jour,  il  ne  mangeait  que 
du  pain  sec,  et,  avec  le  prix  de  ces  deux  dîners  qu'il  économisait,  il 
se  procurait  les  moyens  d'aller  tous  les  dix  jours  au  spectacle.  Le  sen- 
timent du  beau,  qui  se  développa  de  si  bonne  heure  en  lui,  est  un 
trait  caractéristique  dans  vm  géomètre.  C'est  par  la  délicatesse  de  ce 
sentiment  qu'il  a  pu  jusqu'à  un  certain  point  suppléer  au  défaut 
d'études  littéraires,  et  on  l'a  entendu  jusqu'à  ses  derniers  jours  réciter 
des  vers  qu'il  avait  entendus  au  théâtre ,  et  dont  il  avait  retenu  un 
nombre  prodigieux  dans  sa  mémoire.  Il  les  disait,  non  pas  pour  faire 
le  bel  esprit,  ni  pour  les  introduire  dans  les  discours  sérieux,  mais 
uniquement  pour  se  procurer  une  jouissance.  Son  goût  pour  le  spec- 
tacle le  porta  à  se  lier  de  bonne  heure  avec  des  artistes.  Tandis  que 
Lagrange  ouvrait  sa  maison  au  jeune  savant  qui  s'annonçait  d'une 
manière  si  brillante,  et  que  Laplace  l'accueillait  comme  un  fils,  les 
Talma  et  les  Gérard  recherchaient  avidement  la  société  d'un  géomètre 
si  aimable,  si  spirituel.  Les  personnes  qui  ne  l'ont  connu  que  tard  ne 
sauraient  s'imaginer  ce  qu'était  M.  Poisson  à  cette  époque;  mais  tous 
ses  anciens  amis  s'accordent  à  le  représenter  comme  le  plus  vif,  le 
plus  gai  de  ses  camarades,  auxquels  il  a  joué  plus  d'un  bon  tour;  et  il 
existe  encore  un  admirable  portrait  peint  par  Gérard  qui  nous  donne 
une  idée  de  l'expression  de  cette  physionomie  alors  si  mobile,  et  que 
la  méditation  et  les  souffrances  avaient  rendue  si  sérieuse  dans  les 
dernières  années.  Si  je  vous  parle,  monsieur,  de  ses  succès  de  société, 
c'est  surtout  pour  vous  montrer  combien  M.  Poisson  avait  de  force 
de  caractère  et  savait  maîtriser  ses  penchans  :  car  non-seulement  il  ne 
s'abandonna  jamais  à  la  dissipation  ;  mais  la  science  fut  toujours  son 
affaire  principale  et  son  unique  passion.  C'est  au  milieu  de  toutes  les 
séductions  de  la  jeunesse  qu'il  commença  la  série  de  ces  beaux  tra- 
vaux qu'il  ne  devait  interrompre  qu'à  son  dernier  jour. 

Je  vous  ai  dit  qu'à  peine  entré  à  l'École  Polytechnique,  M.  Poisson 
était  parvenu  à  compléter  et  perfectionner  une  démonstration  de 


LES  SCIENCES  EN   FRANCE.  417 

Lagrange.  Ce  premier  essai  avait  tellement  excité  l'attention  de  ce 
grand  géomètre,  qu'à  sa  mort,  arrivée  long-temps  après,  on  trouva 
dans  ses  papiers  la  note  originale  qui  lui  avait  été  remise  par  l'obscur 
élève  de  l'École  Polytechnique,  et  à  laquelle  il  avait  ajouté  une  apos- 
tille, comme  s'il  eût  voulu  prédire  ainsi  ce  que  l'auteur  deviendrait 
un  jour  (1).  Cette  note  n'est  pas  seulement  remarquable  comme  le 
premier  pas  dans  la  carrière  des  sciences  d'un  homme  qui  devait 
bientôt  la  parcourir  si  rapidement,  mais  surtout  parce  qu'elle  révèle 
déjà  la  méthode,  la  pénétration  de  M.  Poisson ,  et  surtout  le  cachet  de 
son  esprit,  qui  ne  montrait  jamais  plus  de  force  et  de  sagacité  que 
lorsqu'il  s'agissait  de  perfectionner  les  travaux  des  autres,  et  qui 
aimait  de  préférence  à  s'exercer  sur  les  difficultés  qui  avaient  arrêté 
ses  devanciers.  Le  jeune  géomètre  ne  pouvait  pas  en  rester  à  ce  début. 
Après  avoir  rédigé  en  commun  avec  M.  Hachette  une  addition  à  un 
mémoire  de  Monge  sur  la  géométrie  analytique,  il  présenta  à  l'Insti- 
tut, dans  la  séance  du  IG  frimaire  an  ix  (8  décembre  1800),  un  tra- 
vail relatif  au  nombre  d'intégrales  complètes  dont  les  équations  aux 
différences  finies  sont  susceptibles.  Dans  cet  écrit,  M.  Poisson  géné- 
ralisait les  méthodes  de  Monge  et  de  Charles ,  et  parvenait  à  de  nou- 
veaux résultats.  MM.  Lacroix  et  Legendre,  commissaires  nommés 
par  l'Académie,  déclarèrent  que  la  théorie  établie  par  ce  jeune  géo- 
mètre était  exacte  et  que  «  l'on  devait  regarder  comme  contribuant 
aux  progrès  de  la  science  l'éclaircissement  d'un  point  d'analyse  qui 
jusqu'alors  était  resté  dans  une  grande  obscurité.  »  Le  rapport  se 
terminait  en  demandant  pour  ce  mémoire  l'approbation  de  l'Institut 
et  l'impression  dans  le  recueil  des  Savans  étrangers.  C'est  le  seul 
exemple  d'un  tel  honneur  rendu  à  un  jeune  homme  de  dix-huit  ans. 
Ce  rapport  si  honorable  stimula  puissamment  l'ardeur  de  M.  Poisson. 
Aussi  le  vit-on  coup  sur  coup  présenter  à  l'Académie  un  grand 
nombre  de  mémoires  où  la  science  recevait  toujours  quelque  nouvel 
accroissement.  A  vingt-quatre  ans,  on  le  considérait  déjà  comme  un 
géomètre  consommé.  C'est  ce  que  prouvent  les  rapports  lus  à  l'Insti- 
tut, le  13  janvier  180G,  sur  deux  de  ses  mémoires,  rapports  dans 
lesquels  les  commissaires ,  qui  étaient  les  plus  illustres  mathémati- 
ciens de  l'Europe,  exprimaient  et  motivaient  hautement  leur  appro- 

(1)  Ce  papier  original  existe  encore;  il  est  intitulé  :  «  Note  sur  la  leçon  donnée  par 
le  C.  Lagrange,  le  5  pluviôse  an  vu.  »  M.  Poisson  y  démontre  que  le  coefficient  du 
second  terme  du  développement  du  binôme  de  Newton,  coefficient  qu'il  considère 
en  général  comme  une  fonction  de  l'exposant,  est  toujours  égal  à  cet  exposant, 
quelles  que  soient  la  nature  et  la  valeur  de  celui-ci. 


418  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

bation  (1).  Ces  succès  devaient  accroître  son  goût  pour  l'analyse,  à 
laquelle  il  consacrait  toutes  ses  méditations;  mais  une  circonstance 
particulière  ayant  dirigé  son  esprit  vers  les  questions  les  plus  difficiles 
de  philosophie  naturelle,  il  parvint  rapidement  à  des  résultats  de  la 
plus  haute  importance,  et  il  se  plaça  ainsi  au  premier  rang.  Permettez- 
moi,  monsieur,  de  m'arrèter  uri  instant  sur  ce  point. 

M.  Poisson  remplit  peiidant  deux  années  les  fonctions  de  répéti- 
teur-adjoint à  l'Ecole  Polytecîuii(jue  avec  le  traitement  fort  modique 
de  clœj  de  brUiade.  Mais  ses  talens  proclamés  par  Laplace  devaient 
rélever  à  une  brillante  position  sans  que  jamais  il  fût  obligé  de  rien 
demander.  Tantôt  c'était  une  gratilication  extraordinaire,  tantôt  une 
chaire  vacante  que  l'illustre  auteur  de  la  Mécanique  céleste  obtenait 
pour  lui.  Aux  remerciemens  réitérés  du  jeune  géomètre,  Laplace  se 
contentait  toujours  de  répondre  :  Y  entablement  (c'était  son  mot 
favori),  véritablement  cela  vous  était  dû.  C'est  ainsi  que  M.  Poisson 
devint  rapidement  suppléant,  et  puis  professeur  titulaire  à  l'Ecole 
Polytechnique,  où  il  remplaça  Fourier;  suppléant  au  Collège  de 
France,  géomètre-adjoint  au  Bureau  des  Longitudes,  professeur  à  la 
Faculté  des  Sciences  de  Paris,  et  enfin  membre  de  l'înstitut.  Pendant 
qu'il  suppléait  M.  Biot  au  Collège  de  France,  j\L  Poisson,  s'acharnant 
sur  une  difficulté  qui  avait  arrêté  Lagrange  et  Laplace ,  résolut  une 
question  astronomique  de  la  plus  haute  importance,  et  devint  ainsi 
l'émule  de  ces  maîtres  célèbres.  Cette  question,  qui  intéressait  vive- 
ment les  géomètres,  est  digne  aussi  des  méditations  des  philosophes 
et  de  l'attention  de  tous  les  hommes  instruits. 

Vous  savez,  monsieur,  que  rien  n'est  immuabL'  dans  l'univers. 

(1)  L'un  de  ces  mémoires  était  relatif  aux  é(|uaiions,  aux  flit'férencos  mêlées.  Le 
rapi)ort,  rédigé  par  MM.  Lacroix  et  Laplace,  se  lerniiue  ainsi  ; 

«  En  rapprochant  ce  qu'ont  appris  successivement  sur  les  différences  mêlées  les 
mémoires  de  MM.  Condurcet,  Laplace  et  Biot,  de  celui  dont  nous  devons  rendre 
compte,  il  nous  a  paru  que  M.  Poisson  a  le  premier  donné  des  notions  précises  sur 
la  nature  des  intégrales  de  ces  équations,  en  même  temps  qu'il  augmente  d'une 
manière  notable  le  nombre  de  celles  qu'on  sait  intégrer,  et  nous  pensons  en  consé- 
quence que  son  travail  mérite  l'approbation  de  la  classe  et  l'impression  dans  le 
recueil  des  Savons  étrangers.  » 

Dans  l(!  second  rapport,  MM.  Lagrange  et  Lacroix,  changés  d'examiner  un  mé- 
moire sur  les  solutions  particulières  des  équations  dift'én'nuelles,  s'exprimaient 
d'une  manière  non  moins  lionoral)le  : 

«Le  mémoire  (disaient-ils)  dont  nous  venons  de  rendre  compte  présentant  un 
assez  grand  nombre  de  résultats  nouveaux  sur  une  matière  très  iniportanle  et  ren- 
dant uniformes  les  solutions  des  questions  qu'elle  embrasse,  nous  a  paru  très  digne 
de  l'approbation  de  la  classe  et  de  l'impression  dans  le  recueil  des  Savans  étrangers.  » 


LES  SCIENCES  EN   FRANCE.  419 

Sur  la  terre,  on  a  vu  de  tout  temps  les  ténèbres  succéder  à  la  lumière, 
la  durée  des  jours  varier  avec  les  mois,  et  les  saisons  se  suivre  avec 
des  changemens  notables  dans  les  températures.  Dans  le  ciel,  les 
phases  de  la  lune,  les  éclipses,  la  différente  position  des  planètes, 
ont  été  observées  dès  la  plus  haute  antiquité.  Mais  on  s'est  aperçu 
de  bonne  heure  que  ces  divers  phénomènes  étaient  périodiques ,  et 
avant  qu'on  en  connût  la  théorie,  leur  retour  régulier  à  des  inter- 
valles déterminés  et  en  général  fort  courts  les  fit  considérer  comme 
constituant  l'état  normal  de  notre  système  planétaire.  Il  en  est  de 
môme  de  beaucoup  d'autres  phénomènes  qu'on  n'a  pu  suivre  et  étu- 
dier que  depuis  l'invention  du  télescope,  et  dont  la  périodicité  devient 
manifeste  après  une  série  plus  ou  moins  longue  d'observations.  Une 
telle  régularité  rassure  l'esprit  et  en  bannirait  toute  crainte  lors  même 
que  la  théorie  ne  viendrait  pas  démontrer  la  nécessité  de  ces  retours. 
Cependant  il  existe  certains  élémens  du  système  du  monde  dans  les- 
quels les  observations  nous  font  découvrir  des  variations  très  lentes, 
des  augmentations  ou  des  diminutions  continuelles,  sans  que  depuis 
plusieurs  milUers  d'années  on  ait  jamais  pu  apercevoir  aucune  pé- 
riode ,  ni  aucun  point  d'arrêt.  Ces  inhjalités  séculaires,  nom  qu'elles 
doivent  à  la  lenteur  avec  laquelle  leurs  effets  se  manifestent,  sont  les 
plus  difficiles  à  étudier,  surtout  parce  que  l'observation  se  borne  à 
en  faire  connaître  l'existence,  et  que  la  théorie  seule  peut  en  déter- 
miner les  lois.  Ainsi,  par  exemple,  lorsque  vers  le  milieu  du  xvr  siècle, 
en  comparant  les  anciennes  observations  avec  les  modernes,  Ignace 
Danti  (1)  découvrit  la  variation  de  l'inclinaison  de  l'écliptique  (2), 

(1)  Delambre  et  Montiicla  .itiribuent  cette  découverte  à  Tycho-Br;<lié ,  mais  elle 
se  trouve  inrliquée  à  la  paiçe  86  du  Trattato  de  l'Àstrolabio,  que  Danti  lit  paraître 
à  Florence  en  1569,  c'est-a-dire  quatre  ans  avant  la  publication  du  traité  De  Nova 
Stella,  qui  est  le  premier  ouvrage  du  grand  astronome  danois. 

(2)  L'écliptique  est,  comme  on  le  sait,  l'orbite  que  le  soleil  paraît  décrire  annuel- 
lement dans  le  ciel.  Le  plan  qui  passe  par  l'écliptique  coupe  le  plan  de  l'équateur 
terrestre,  et  l'angle  que  ces  deux  plans  forment  entre  eux  est  ce  qu'on  appelle 
l'inclinaison  de  VécUptique.  Cette  inclinaison  s'exprime  par  le  nombre  de  degrés, 
comptés  sur  le  méridien,  qui  sont  compris  entre  l'équateur  et  chacune  de  ces  lignes 
qu'on  a  nommées  tropiques.  C'est,  en  d'autres  termes,  la  latitude  des  tropiques 
telle  qu'on  la  trouve  marquée  sur  les  cartes  géographiques  et  sur  les  mappemondes. 
Depuis  long-temps  cette  latitude  diminue,  et  lestro[)iques  se  rapprochent  lentement 
de  l'équateur.  On  a  démontré  que  cette  diminution  ne  saurait  s'étendre  au-delà 
d'une  certaine  limite.  Si  une  telle  limite  n'exisUiit  pas,  les  tropiques  Uniraient  par 
se  confondre  avec  l'équateur,  et  alors  le  soleil  se  trouverait  toujours  dans  la  posi- 
tion qu'il  occupe  actuellement  le  jour  de  l'équinoxe  de  printemps  ou  de  celui  d'au- 
tomne. 


^*20  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

cette  découverte  pouvait  faire  supposer  que,  par  une  diminution 
continuelle  de  l'angle  qu'ils  font  entre  eux,  le  plan  de  l'écliptique  et 
celui  de  l'équateur  finiraient  par  se  confondre,  et  qu'une  telle  coïn- 
cidence amènerait  alors  un  cîiangemoiit  notable  dans  les  climats  et 
un  printemps  perpétuel.  L'observation  ne  pouvait  rien  faire  prévoir 
dans  des  mouvemens  aussi  lents,  mais  la  théorie  a  résolu  ce  problème, 
et  vous  savez  qu'Euler  a  démontré  que  la  variation  de  cette  inclinaison 
est  renfermée  dans  des  limites  fort  restreintes,  et  que  par  conséquent 
son  influence  sur  les  saisons  et  sur  les  conditions  physiques  du  globe 
ne  peut  être  considérable.  Cet  important  résultat  se  serait  fait  attendre 
long-temps,  s'il  avait  dû  être  le  fruit  de  l'observation  ;  car  le  com- 
mencement de  la  période  est  antérieur  aux  temps  historiques,  et  il 
se  passera  encore  plusieurs  siècles  avant  que  l'inclinaison  de  l'éclip- 
tique, qui  depuis  long-temps  diminue,  commence  à  augmenter. 
Parmi  les  inrf/alit'''s  séculaires,  il  en  est  d'autres  qui  méritent  encore 
plus  l'attention  du  philosophe,  car  elles  touchent  essentiellement 
à  la  stabilité  de  notre  système  planétaire.  Rien  n'est  plus  important 
en  effet  que  de  rechercher  si  le  monde  renferme  en  lui-même  des 
causes  permanentes  de  dissolution,  si,  en  d'autres  termes,  la  terre 
et  les  planètes  sont  destinées  à  périr  par  des  raisons  mécaniques, 
ainsi  que  le  genre  humain  et  tous  les  êtres  qu'elles  renferment,  ou 
bien  si  notre  système  planétaire  n'éprouve  que  des  changemens 
périodiques,  et  si  les  forces  dont  il  est  animé  lui  assurent  une  durée 
indéfinie.  Les  altérations  que  subissent  les  mouvemens  des  planètes 
et  des  satellites  sont  une  conséquence  nécessaire  des  actions  réci- 
proques que  les  astres  exercent  les  uns  sur  les  autres  en  vertu  de 
la  gravitation  universelle.  Si  les  effets  de  ces  actions  se  modifiaient 
toujours,  si  le  mouvement  des  planètes  et  les  dimensions  de  leurs 
orbites  variaient  continuellement  sans  que  ces  variations  fussent  sou- 
mises à  aucune  période,  notre  monde  serait  menacé  d'une  dissolution 
inévitable,  à  moins  que  de  temps  en  temps  ce  grand  mécanisme  ne 
fût  remonté.  Newton ,  qui  avait  compris  toute  la  gravité  d'une  telle 
question,  ne  croyait  pas  que  l'univers  se  trouvât  dans  les  conditions 
d'une  conservation  indéfinie,  et  il  avait  dit  qu'il  fallait  de  loin  en  loin 
la  main*de  Dieu  pour  arranger  ce  qui  était  dérangé. 

Cette  nécessité  de  l'intervention  de  Dieu ,  que  Newton  avait  ad- 
mise, a  été  écartée  par  les  travaux  de  ses  successeurs.  C'est  surtout  à 
Euler,  à  Lagrange  et  à  Laplace,  que  l'on  doit  la  résolution  de  ce  ma- 
gnifique problème  où  l'immortalité  du  genre  humain  et  l'éternité  de 
l'univers  étaient  en  question.  Ces  illustres  géomètres  ont  voulu  dé- 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  421 

montrer  que  les  principaux  élémens  de  notre  système  planétaire 
d'où  dépend  sa  stabilité,  et  qui  varient  par  suite  des  inégalités  sécu- 
laires, ne  sont  soumis  qu'à  des  espèces  d'oscillations  qui,  au  bout 
d'un  temps  quelquefois  très  long,  les  ramènent  à  leur  point  de  départ. 
Vous  savez,  monsieur,  que  les  planètes  tournent  autour  du  soleil 
en  décrivant  des  courbes  que  les  mathématiciens  appellent  ellipses, 
et  qui  ont  la  figure  d'un  ovale.  La  droite  qui  unit  les  deux  points 
les  plus  éloignés  parmi  ceux  qui  sont  situés  sur  le  contour  de  cette 
courbe,  est  ce  qu'on  termes  de. géométrie  on  nomme  le  yrand  axe 
de  l'ellipse;  c'est  la  longueur  de  l'ovale.  Si  le  grand  axe  des  orbites 
des  planètes  pouvait  varier,  et  si  cette  variation  avait  lieu  toujours 
dans  le  même  sens,  de  manière  que  ce  grand  axe  augmentât  con- 
tinuellement ou  diminuât  sans  cesse,  il  est  évident  que  la  planète 
s'éloignerait  dans  le  premier  cas  indéfiniment  du  soleil,  et  dans  le 
second  s'en  approcherait  de  plus  en  plus,  et  pourrait  même  finir  par 
y  être  précipitée.  La  variation  ou  l'invariabilité  des  grands  axes  est 
donc,  comme  on  le  voit,  une  des  questions  qui  se  lient  le  plus  inti- 
mement à  la  stabilité  de  notre  système  planétaire,  et  il  faut  se  hâter 
d'ajouter  que  c'est  une  des  plus  difficiles.  Laplace  s'est  occupé  le 
premier  de  ce  problème,  et  il  a  prouvé,  en  négligeant  certaines  cir- 
constances du  phénomène,  (lue  la  longueur  des  grands  axes  restait 
invariable;  mais  Lagrange  est  celui  qui  avait  le  plus  fait  à  cet  égard,  en 
démontrant  que  dans  tous  les  cas  l'expression  du  grand  axe  de  l'or- 
bite des  planètes  ne  contient  que  des  inégalités  périodiques,  c'est-à- 
dire  que  la  longueur  de  l'ovale  décrit  par  une  planète  ne  saurait 
jamais  augmenter  ni  diminuer  indéfiniment.  Ce  résultat  cependant 
n'était  qu'approximatif;  car,  pour  y  parvenir,  Lagrange  avait  été 
forcé  de  négliger  certaines  quantités  qui  pouvaient  influer  notable- 
ment sur  le  calcul.  Le  mémoire  de  Lagrange  est  de  1770,  et  bien 
que  depuis  l'on  se  fût  occupé  de  cette  question ,  on  n'avait  jamais 
pu  résoudre  la  difficulté  qui  avait  arrêté  le  grand  géomètre  de  Turin. 
Cet  honneur,  comme  je  vous  l'ai  dit,  monsieur,  était  réservé  à 
M.  Poisson,  qui  présenta  son  mémoire  à  l'Institut  le  20  juin  1808, 
jour  où  il  accomplissait  sa  vingt-septième  année. 

Ce  beau  travail  frappa  vivement  tous  les  géomètres,  car,  outre  la 
grande  question  cosmologique  à  laquelle  il  se  rattache,  il  avait  à  leurs 
yeux  le  mérite  de  servir  à  prouver  que  la  durée  moyenne  de  cette 
espèce  d'année  qu'on  appelle  sijdcrale,  est  constante;  proposition 
intimement  liée  à  la  première,  et  qu'il  était  nécessaire  d'établir  afin 
de  pouvoir  employer  toujours  avec  confiance  les  tables  astronomi- 
TOME  xxiii.  27 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ques.  M.  Poisson  n'a  pas  seulement  exécuté  dans  cette  vue  des  cal- 
culs immenses,  mais  il  a  dû  aussi  introduire  dans  son  analyse  des 
considérations  théoriques  très  élevées  lorsque  les  calculs  devenaient 
impraticables.  Son  principal  mérite  est  d'avoir  su  démontrer  à  priori 
que  tous  les  termes  non  périodiques  de  l'ordre  qu'il  a  considéré  doi- 
vent se  détruire,  d'où  il  a  déduit  avec  plus  d'exactitude  que  n'avait  pu 
le  faire  Lagrange  l'invariabilité  des  grands  axes  des  orbites  des  pla- 
nètes et  la  stabilité  (1)  de  notre  système  planétaire. 

M.  Poisson  obtint  à  cette  époque  les  suffrages  les  plus  flatteurs. 
Laplace,  qui  n'était  pas  prodigue  de  louanges,  a  dit,  dans  la  Méca- 
nique céleste,  que  ces  recherches  «  avaient  acquis  à  M.  Poisson  de 
justes  droits  à  la  reconnaissance  des  géomètres  et  des  astronomes.  » 
Et  malgré  son  caractère  réservé  et  froid,  il  ne  put  s'empêcher,  à  propos 
de  ce  travail ,  de  s'écrier  en  présence  de  plusieurs  personnes  (2)  : 
Poisson  est  un  beau  génie!  Toute  l'Europe  savante  fut  émue  par  ce 
grand  résultat;  mais  ce  qui  dut  surtout  flatter  le  jeune  analyste,  ce 
fut  de  voir  Lagrange,  âgé  de  soixante-douze  ans,  et  qui,  depuis  plu- 
sieurs années ,  semblait  avoir  négligé  la  mécanique  céleste  (3) ,  élec- 
trisé  par  le  mémoire  de  son  ancien  élève,  reprendre  ses  premiers  tra- 
vaux pour  y  rattacher  ces  brillantes  découvertes.  L'illustre  vieillard 
lut  alors  successivement  à  l'Institut  trois  mémoires,  qui  sont  à  la  fols 
un  de  ses  plus  beaux  titres  à  l'immortalité  et  le  plus  bel  hommage 
qu'on  ait  jamais  rendu  au  talent  de  M.  Poisson. 

(1)  Il  est  évident  que  l'invariabilité  des  grands  axes  ne  suffit  pas  pour  la  stabilité 
du  système  planétaire,  et  qu'il  faut  prouver  aussi  que  les  variations  séculaires  des 
excentricités  et  des  inclinaisons  des  orbites  seront  toujours  renfermées  dans  des 
limites  assez  restreintes.  Mais  cela  avait  été  déjà  démontré  par  Laplace  en  parlant 
de  rinvariabilité  des  grands  axes,  d'où  il  réiulle  que  cette  invariabilité  élablie 
par  M.  Poisson  prouve  complètement  li  stabilité  du  système  planétaire. 

(2)  Parmi  ces  personnes  se  trouvait  M.  Dinet,  inspecteur-général  de  l'Université, 
et  l'un  des  plus  anciens  amis  de  M.  Poi>son. 

(3)  On  a  dit  souvent  que  le  génie  de  Lagrange  s'était  endormi  et  que  ce  fut  M.  Pois- 
son qui  le  réveilla  ;  mais  cela  est  inexact ,  car,  sans  parler  des  Leçons  sur  la  Théorie 
des  fonctions,  qui  parurent  avec  des  additions  considérables  en  1806,  M.  Maurice, 
dans  son  excellente  notice  sur  Lagrange,  a  fait  ressortir  toute  l'importance  des  notes 
que  cet  illustre  géomètre  avait  ajoutées,  en  1808,  à  sa  Résolution  des  équations 
numériques,  et  qui  avaient  pour  but  de  rattacher  à  sa  théorie  générale  la  mémorable 
découverte  de  M.  Gauss  sur  la  résolution  des  équations  à  deux  termes.  Lagrange, 
eu  parlant  du  beau  travail  du  géomètre  de  Pitliiviers,  a  dit  ce  qui  suit:  «  Cette 
découverte  de  M.  Poisson  a  réveillé  mon  attention  sur  un  objet  qui  m'avait  autre- 
fois beaucoup  occupé,  et  que  j'avais  ensuite  totalement  perdu  de  vue.  »  Et  c'est  là 
la  vérité. 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  423 

Si  je  me  suis  arrêté  à  ces  recherches ,  ce  n'est  pas  seulement  à  cause 
de  leur  importance,  mais  aussi  parce  qu'elles  exercèrent  une  influence 
marquée  sur  la  direction  des  travaux  de  M.  Poisson.  Attiré  dans  une 
sphère  où,  dès  son  entrée,  il  avait  obtenu  de  si  beaux  succès,  encou- 
ragé par  l'exemple  et  les  conseils  de  Laplace,  qui  considérait  surtout 
l'analyse  comme  un  admirable  instrument  qu'on  devait  appliquer  à 
la  mesure  des  phénomènes  naturels  et  à  la  détermination  des  causes 
qui  les  produisent,  soutenu  par  les  plus  heureuses  dispositions, 
M.  Poisson,  depuis  cette  époque,  s'occupa  spécialement  de  mécanique 
céleste  et  de  physique  mathématique;  ses  premières  recherches  sur 
la  physique  datent  de  1812  (1),  et  sont  relatives  à  la  distribution  de 
l'électricité  à  la  surface  des  corps  conducteurs;  elles  ouvrirent  à 
M.  Poisson  les  portes  de  l'Académie  des  Sciences,  où  il  fut  appelé  à 
remplacer  Malus. 

On  s'est  quelquefois  étonné  dans  le  public  qu'un  tel  analyste  appar- 
tînt à  la  section  de  physique,  plutôt  qu'à  celle  de  géométrie;  mais  si 
l'on  considère  que  M.  Poisson  n'a  pas  cessé  de  s'occuper  pendant  trente 
ans  de  physique  mathématique,  qu'il  a  composé  un  grand  nombre  de 
mémoires  sur  les  questions  les  plus  ardues  de  cette  science,  sur  la 
théorie  des  surfaces  élastiques  et  sur  la  théorie  des  ondes,  sur  le  ma- 
gnétisme, sur  la  chaleur  et  sur  la  lumière;  qu'il  a  publié  des  traités 
spéciaux  sur  l'action  capillaire  et  la  théorie  de  la  chaleur,  et  qu'il  se 
proposait  de  traiter  dans  des  ouvrages  séparés  toutes  les  branches 
de  la  physique  qui  peuvent  être  soumises  au  calcul,  de  manière  à 
former  un  grand  traité  de  physique  mathématique  qui  aurait  eu  huit 
ou  dix  volumes,  on  ne  pourra  s'empêclier  de  reconnaître  (jue  M.  Pois- 
son était  un  physicien  d'un  ordre  très  élevé,  et  qu'il  remplissait  par- 
faitement la  place  qu'on  lui  avait  conférée  à  l'Académie.  Je  ne  puis 
vous  donner  ici,  monsieur,  un  extrait  des  nombreux  travaux  de 
M.  Poisson  sur  la  physique  mathématique.  Cette  exposition  doit  se 
trouver  dans  l'éloge  de  M.  Poisson  qui  sera  lu  à  l'Institut  par  M.  Arago, 


(1)  A  la  vérité,  M.  Poisson  avait  déjà  présenté  à  l'Institut,  en  1807,  un  travail 
sur  la  théorie  du  son  ;  mais  cet  écrit  ne  renfermait  guère  que  de  l'analyse,  et  c'est 
surtout  son  mémoire  sur  l'électricité  qui  le  classa  parmi  les  physiciens.  Ce  mémoire 
fut  lu  à  l'Académie  le  9  mars  181-2,  et  (juinze  jours  après  M.  Poisson  était  membre 
de  riuslilut.  C'est  par  erreur  que,  dans  la  première  partie  des  Mémoires  de  la 
classe  des  sciences  mathématiques  de  l'Institut  pour  l'année  1811,  il  est  dit  que 
les  premières  recherches  de  M.  Poisson  sur  l'électricité  furent  présentées  à  l'Aca- 
démie le  9  mai  1812.  Ces  recherches  précédèrent  sa  nomination  et  l'assurèrent  :  le 
9  mai  n'était  même  pas  un  jour  de  séance. 

27. 


VSi  REVrE   DFS   BEIX    MONDES. 

et,  n'en  doutez  pas,  le  savant  secrétaire  perpétuel  saura  dignement 
remplir  cette  tâche.  Je  me  bornerai  à  vous  exposer  succinctement  deux 
idées  fondamentales,  que  M.  Poisson  a  présentées  dans  sa  T/irorie  de 
la  chaleur,  alin  que  vous  puissiez  vous  convaincre  que  chez  lui  la. 
physi(jue  n'était  pas  seulement  une  occasion  d'appliquer  l'analyse, 
mais  <]u'il  savait  étudier  aussi  les  propriétés  générales  des  corps  et  la 
constitution  de  l'univers. 

Fourier,  qui  a  créé  la  théorie  mathém.atique  de  la  chaleur,  avait 
adopt  '■  une  hypothèse  fort  ancienne,  d'après  laquelle  l'accroissement 
graduel  de  la  température  que  l'on  observe  dans  les  couches  super- 
ficielles de  notre  globe  à  mesure  que  Ton  s'approche  du  centre,  irait 
toujours  en  augmentant,  de  manière  que  l'intérieur  de  la  terre 
devrait  se  trouver  à  une  température  extrèmemeiit  élevée,  tempéra- 
ture qui  dépendrait  de  l'état  priniilif  du  globe  et  du  temps  (jui  s'est 
écoulé  depuis  sa  formation.  Cette  hypothèse  a  servi  à  plusieurs  savans 
pour  tâcher  d'expliquer  les  phénomènes  géologiques  les  plus  remar- 
quables. Les  personnes  qui  l'adoptent  doivent  nécessairement  sup- 
poser que  le  globe  se  trouve  menacé  d'un  refroidissement  graduel, 
qui  finira  par  détruire  tous  les  corps  organisés.  .AI.  Poisson,  qui  avait 
si  bien  réussi  à  démontrer  la  périodicité  de  certains  changemens  dans 
le  système  du  monde,  pensa  que  sous  le  rapport  calorifique  aussi  les 
variations  devaient  être  périodiques.  A  cet  efl'et,  partant  de  la  sup- 
position adoptée  par  M.  llerschell  (pie  le  soleil  se  meut  dans  l'espace, 
traînant  avec  lui  notre  système  planétaire,  M.  Poisson  a  remarqué 
avec  beaucoup  de  raison  que  tous  les  points  de  l'espace  ne  sauraient 
avoir  une  température  uniforme,  car  cette  température  dépend  de 
la  quantité  de  rayons  calorifiques  que  chaque  astre  envoie  au  point 
que  l'on  considère,  et  de  la  direction  de  ces  rayons,  ainsi  que  de  la 
température  et  de  la  distance  des  points  dont  ils  émanent.  Il  est  donc 
évident  qu'elle  ne  peut  pas  être  la  même  dans  tous  les  points  de  l'es- 
pace. De  cette  remarque,  M.  Poisson  déduit  la  conséquence  que  si  le 
soleil  se  meut  avec  le  système  planétaire,  la  terre  doit  traverser  suc- 
cessivement des  régions  différemment  échauffées,  de  manière  à  avoir, 
pour  ainsi  dire,  des  étés  très  longs  et  des  hivers  interminables.  Les 
conséquences  de  cette  hypothèse,  que  M.  Poisson  s'est  efforcé  d'ap- 
puyer sur  le  raisonnement ,  et  qui  ne  peut  être  vérifiée  que  par  de 
nombreuses  observations,  seraient  très  importantes  pour  la  physique 
terrestre  et  pour  la  géologie;  car  la  terre  se  refroidissant  ou  se  ré- 
chauffant ainsi  par  le  dehors,  ce  ne  serait  plus  que  dans  les  couches 
superficielles   que  des  changemens  considérables  de  température 


LES  SCIENCES   EN  FRANCE.  425 

pourraient  s'opérer,  tandis  que  la  masse  intérieure  se  trouverait 
presque  entièrement  à  l'abri  des  actions  extérieures.  Les  effets  méca- 
niques du  refroidissement  terrestre,  auxquels  plusieurs  géologues 
attribuent  une  action  si  marquée,  s'évanouiraient  alors,  ou  seraient 
du  moins  considérablement  atténués. 

L'idée  hardie  que  M.  Poisson  a  émise  aussi  sur  l'étendue  et  la  con- 
stitution de  l'atmosphère  de  la  terre  a  paru  étonner  les  savans.  Sui- 
vant cet  illustre  géomètre,  notre  atmosphère  serait  terminée  par  une 
couche  d'air  liquéfié,  c'est-à-dire  d'un  air  qui  aurait  perdu  son  élasti- 
cité. Cette  hypothèse,  qui  peut  donner  lieu  à  des  objections  graves, 
mérite  cependant  d'être  examinée  très  sérieusement,  non-seulement 
à  cause  du  nom  de  M.  Poisson,  mais  aussi  parce  que  M.  Biot  a  cru 
devoir  l'adopter  et  la  défendre  publiquement. 

Ce  n'est  pas  uniquement  par  ses  écrits  que  M.  Poisson  s'est  efforcé 
de  propager  en  France  l'étude  de  la  physique  mathématique  et  de 
la  mécanique  céleste.  Dans  ses  leçons,  il  n'a  jamais  cessé  de  recom- 
mander aux  jeunes  mathématiciens  l'étude  des  grands  phénomènes 
naturels.  Comme  membre  de  l'Institut  et  du  conseil  de  l'instruction 
publique,  il  a  employé  tout  son  ascendant  à  l'Académie  et  dans  l'uni- 
versité, pour  assurer  à  la  France  la  suprématie  dans  la  mécanique 
céleste,  qu'il  aurait  voulu  fixer  irrévocablement  chez  nous,  et  qui, 
disait-il,  depuis  Clairaut  et  d'Alembert,  était  devenue  une  de  nos 
gloires  nationales.  L'espoir  d'atteindre  ce  but,  qu'il  poursuivait  avec 
la  persévérance  qui  lui  était  propre,  le  soutenait  au  milieu  de  ses 
occupations  nombreuses  et  semblait  doubler  ses  forces  qui  étaient 
grandes,  mais  dont  malheureusement  il  abusa.  Outre  ses  cours  nom- 
breux au  Collège  de  France,  à  l'École  Polytechnique  et  à  la  Faculté 
des  Sciences,  cours  qu'on  a  trouvés  rédigés,  il  exerçait  depuis  longues 
années  les  fonctions  difficiles  et  fatigantes  d'examinateur  à  l'École 
Polytechnique  et  à  l'Ecole  de  Metz;  il  dirigeait  seul  à  l'Université  la 
marche  des  études  mathématiques,  il  était  membre  de  l'Institut  et  du 
Bureau  des  longitudes,  et  il  a  toujours  rempli  ses  devoirs  avec  une 
exactitude  incomparable,  sans  jamais  manquer  une  séance  académique 
ni  une  leçon.  On  a  de  la  peine  à  comprendre  comment  le  même 
homme  pouvait  suffire  à  tous  ces  travaux  obligatoires  et  composer  en 
même  temps  une  foule  d'admirables  mémoires  sur  les  points  les  plus 
difficiles  de  la  science  dont  la  plupart,  pour  l'étendue  et  l'importance, 
sont  de  véritables  ouvrages,  et  qui  enrichissent  les  volumes  de  l'In- 
stitut, la  collection  de  l'École  Polytechnique,  la  Connaissance  des 
temps ,  le  journal  de  M.  Crelle,  le  Bulletin  de  la  Société  Philomatique, 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  Annales  de  Chimie  et  de  Physique,  et  plusieurs  autres  recueils 
périodiques.  Le  nombre  des  notes  ou  mémoires  imprimés  de  M.  Pois- 
son s'élève  à  plus  de  trois  cent  cinquante,  auxquels  il  faut  ajouter  les 
ouvrages  séparés,  tels  que  le  Traité  de  Mécanique,  la  Théorie  de  Vac- 
tion  capillaire,  la  Théorie  de  la  chaleur,  les  Recherches  sur  la  proba- 
bilité des  Jugemens,  et  le  livre  où  l'on  expose  le  mouvement  des  pro- 
jectiles :  travaux  considérables,  dont  chacun  aurait  coûté  plusieurs 
années  à  tout  autre  qu'à  M.  Poisson.  Euler  avait  déjà  donné  l'exemple 
d'une  prodigieuse  fécondité;  mais  l'illustre  géomètre  de  Bàle  est 
mort  dans  un  âge  très  avancé,  tandis  que  le  savant  français  nous  a 
été  ravi  au  milieu  de  sa  carrière  et  dans  toute  la  vigueur  de  son 
esprit. 

Malgré  sa  facilité,  on  conçoit  qu'il  était  impossible  à  M.  Poisson 
de  continuera  vivre  dans  le  monde  pendant  qu'il  se  livrait  à  des  tra- 
vaux si  nombreux.  Marié  en  1817  à  mademoiselle  de  Bardi,  d'une 
ancienne  famille  du  Languedoc,  originaire  de  Florence,  il  devint 
père  de  quatre  enfans,  se  retira  peu  à  peu  de  la  société,  et  trouva 
dans  sa  famille  le  bonheur  paisible  auciuel  il  aspirait.  Mais  le  goût  de 
la  retraite,  alimenté  par  le  besoin  du  travail  et  par  l'amour  de  la 
science,  devint  si  vif  chez  lui,  que  bientôt  ii  ne  sortit  plus  que  pour 
remplir  les  fonctions  dont  il  était  chargé.  11  passait  la  journée  enfermé 
dans  son  cabinet,  sans  jamais  y  admettre  personne,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  lût.  Là,  depuis  dix  heures  du  malin  juscprà  six  heures 
du  soir,  il  s'occupait  sans  relâche  de  ses  recherches  scicnîiiiques.  Puis 
il  dînait,  et  le  soir,  lorsqu'il  n'avait  point  d'épreuves  à  corriger,  il 
aimait  à  jouer  avec  ses  enfans  et  à  causer  avec  (jueiijues  amis.  A  le 
voir  alors  si  gai ,  si  léger  d'esprit,  on  ne  se  serait  pas  douté  du  travail 
auquel  il  s'était  livré  toute  la  journée.  Une  partie  de  ^hist  ou  de 
piquet  semblait  le  reposer  de  ses  graves  méditations,  et  il  s'abstenait 
scrupuleusement  de  parler  de  science,  à  moins  toutefois  que  déjeunes 
savans  ne  vinssent  le  consulter,  car  il  s'empressait  toujours  de  leur 
communiquer  ses  idées  et  de  diriger  leurs  premiers  pas.  Cette  vie  si 
uniforme,  si  occupée,  ce  travail  continuel  de  l'esprit  dans  un  corps 
qui  se  condamnait  à  une  immobilité  complète.  Unirent,  malgré  sa 
constitution  robuste,  par  altérer  sa  santé.  11  perdit  le  sommeil,  com- 
mença à  maigrir,  et  fut  pris  de  vomissemens  qui  se  renouvelaient 
fréquemment  après  son  dîner.  A  cette  époque,  il  était  peut-être  temps 
encore  de  prévenir  une  catastrophe;  mais,  sourd  aux  conseils  d«s 
médecins,  aux  instances  de  sa  famille  et  de  ses  amis,  il  se  refusa  avec 
une  invincible  opiniâtreté  à  tout  ce  qui  pouvait  le  sauver.  Plus  il  était 


LES   SCIENCES  EN  FRANCE.  427 

menacé,  moins  il  quitta  son  cabinet.  Enfin ,  dans  l'automne  de  1838, 
il  se  fit  tout  à  coup  un  épanchement  dans  la  poitrine. 

A  la  première  apparition  de  cette  terrible  maladie,  les  médecins  le 
crurent  perdu ,  et  lui-môme  se  sentit  menacé  d'une  fin  procbaine. 
Mais  les  maux  de  cette  nature  présentent  souvent  des  alternatives 
inattendues ,  et  malgré  la  violence  du  coup ,  en  voyant  au  bout  de 
quelque  temps  disparaître  les  symptômes  les  plus  alarmans,  on  put 
espérer  au  moins  de  prolonger  encore  la  vie  de  M.  Poisson.  Malheu- 
reusement, dès  qu'il  fut  un  peu  moins  soutirant,  il  se  crut  guéri  et 
reprit  ses  travaux.  Ni  la  douleur  de  ses  amis,  ni  les  menaces  des  mé- 
decins, ni  les  angoisses  de  sa  famille,  rien  ne  put  l'arrêter.  Il  répon- 
dait toujours  que,  pour  lui,  la  vie  c'était  le  travail,  et  qu'il  n'y  avait 
pas  de  milieu  entre  travailler  et  mourir.  L'hiver  et  le  printemps  de  1839 
se  passèrent  dans  des  vicissitudes  cruelles.  On  crut  avoir  remporté 
une  grande  victoire  en  le  voyant  partir  pour  la  campagne;  mais  là, 
quoique  sa  vue  se  fût  affaiblie,  ainsi  que  tous  ses  autres  organes,  et 
qu'il  n'eût  même  plus  la  force  d'écrire,  il  s'enfermait  des  journées 
entières  pour  travailler  à  la  théorie  mathématique  de  la  lumière,  qu'il 
voulait  asseoir  sur  de  nouvelles  bases,  stimulé  surtout  par  les  travaux 
récens  de  M.  Cauchy.  Ces  recherches  devaient  former  un  volume, 
mais  il  n'a  pu  en  rédiger  que  deux  cents  pages  environ,  qui  pa- 
raîtront dans  les  Mémoires  de  F  institut  (1).  On  conçoit  facilement  que 
le  séjour  à  la  campagne  ne  fût  pas  très  profitable  à  un  malade  qui  se 
livrait  à  de  tels  travaux.  Toutefois,  tant  qu'il  y  resta,  il  n'éprouva  pas 
de  crise  violente;  mais  à  son  retour  ayant  absolument  voulu  faire  les 
examens  de  l'École  Polytechnique,  dans  lesquels  durant  un  mois  il 
fut  obligé  d'interroger  l:^s  élèves  pendant  dix  à  douze  heures  par  jour, 
ce  dernier  effort  le  brisa.  Il  se  forma  alors  un  épanchement  dans  le 
cerveau,  qui  amena  la  paralysie  du  bras  gauche,  et  qui,  affectant 
profondément  les  organes  de  la  pensée,  lui  fit  perdre  la  mémoire 
des  noms  propres.  Rien  ne  saurait  rendre  le  spectacle  déchirant  de 
cette  tête,  où  naguère  encore  s'élaboraient  de  si  profondes  pensées, 
et  qui  avait  toujours  semblé  se  jouer  des  difficultés  de  la  science, 

(1)  La  partie  que  M.  Poisson  a  rédigée  ne  contient  que  les  généralités;  les  appli- 
cations devaient  se  trouver  dans  une  dernière  section ,  qu'il  n'a  pas  écrite,  mais  qui 
était  préparée  dans  son  esprit.  Dans  ses  derniers  nioniens,  il  rei^rettait  vivement 
de  ne  |)ouvoir  achever  ce  travail,  et  sa  faiblesse  Ta  empêché  de  faire  connaître  les 
bases  sur  lesquelles  il  voulait  établir  son  analyse.  Tout  ce  qu'il  a  pu  dire  un  jour 
à  cet  égard  ,  c'est  qu'il  prenait  un  filet  de  lumière  :  il  lui  a  été  impossible  de  con- 
tinuer, et  sou  secret  est  mort  avec  lui. 


428  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

courbée  sous  le  poids  de  la  souffrance  et  incapable  du  moindre 
effort.  Peu  à  peu,  cependant,  la  mémoire  revint,  les  membres 
reprirent  leurs  mouvemens,  et  comme  M.  Poisson  était  naturelle- 
ment porté  à  espérer,  cette  légère  amélioration  suffit  pour  lui  rendre 
la  sécurité  lorsqu'il  ne  restait  plus  d'espoir  à  personne.  Dans  une 
conversation  qu'il  eut  avec  un  de  ses  amis,  le  dernier  jour  du  car- 
naval, il  parla  avec  détail  de  la  maladie  à  laquelle  il  croyait  avoir 
échappé,  des  travaux  qu'il  avait  déjà  publiés  et  de  ses  projets  ulté- 
rieurs, et  surtout  des  réflexions  qu'il  avait  faites,  lorsque,  soudai- 
nement frappé  de  paralysie,  il  s'était  apprêté  à  la  mort.  A  ce  mo- 
ment suprême,  privé  de  la  parole  et  de  presque  tous  les  sens,  il 
s'était,  disait-il,  replié  sur  lui-même  pour  observer  avec  calme  cette 
suite  de  phénomènes  qui  devaient  aboutir  à  la  cessation  delà  vie, 
et  il  avait  été  satisfait  de  voir  que  ses  principes  philosophiques  ne 
cédaient  pas  aux  vaines  terreurs  qui  s'emparent  si  souvent  de  l'esprit 
des  moribonds.  Dans  cette  longue  conversation ,  qui  dura  au  moins 
quatre  heures,  il  traita  avec  une  lucidité  d'esprit  incomparable,  avec 
aménité,  avec  gaieté  même,  les  questions  les  plus  ardues  de  la  phi- 
losophie et  de  la  science.  Il  rappela  diverses  circonstances  de  sa  vie, 
dont  il  aimait  à  raconter  les  humbles  commencemens;  il  s'arrêta  lon- 
guement sur  ce  qu'il  devait  à  Laplace ,  à  la  mémoire  duquel  il  avait 
voué  une  espèce  de  culte.  Il  s'élendit  sur  ses  amis  et  nomma  tous  ceux 
qui  lui  avaient  donné  des  marques  d'intérêt  pendant  sa  longue  ma- 
ladie; il  parla  surtout  de  sa  femme,  aux  soins  infatigables  de  laquelle  il 
attribuait  principalement  sa  guérison.  La  conviction  qu'il  avait  d'être 
sauvé  le  porta  quelques  jours  après  à  vouloir  exprimer  à  l'Institut 
sa  reconnaissance  envers  les  médecins  qui  l'avaient  soigné,  et  comme 
l'un  des  secrétaires  perpétuels,  forcé  de  répéter  des  paroles  qu'on  ne 
pouvait  entendre,  n'avait  cité  que  M.  Double,  qui  depuis  longues 
années  était  lié  de  l'amitié  la  plus  sincère  avec  M.  Poisson,  celui-ci 
éleva  la  voix  pour  nommer  aussi  M.  Sédillot,  habile  chirurgien,  qui 
n'avait  cessé  de  seconder  M.  Double.  j\Iais  ce  furent  là  ses  dernières 
illusions.  L'affaissement  total  des  forces,  la  perte  du  sommeil  et 
de  l'appétit, "des  étouffemens  continuels,  des  douleurs  insupportables 
au  cœur,  vinrent  l'avertir  bientôt  que  tout  était  perdu.  Après  dix-huit 
mois  de  tourmens,  on  avait  lieu  de  s'étonner  qu'il  pût  résister  en- 
core si  long-temps;  le  malade  s'en  irritait,  il  demandait  à  grands  cris 
une  fin  prompte  à  tant  de  maux.  Cependant  il  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  regretter  une  vie  où  tout  lui  souriait ,  car,  entouré  de  l'es- 
time publique,  il  avait  des  amis  dévoués,  une  famille  florissante,  et 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  429 

cette  famille  surtout  excitait  ses  regrets.  Un  jour,  au  plus  fort  de  ses 
souffrances ,  un  homme  qui  lui  était  très  attaché ,  lui  ayant  présenté 
M""  de  Wailly,  sa  petite-fdle,  en  lui  disant  :  «Voici  votre  petite 
Marguerite  que  vous  aimez  tant,»  M.  Poisson  embrassa  cette  enfant 
avec  tendresse,  et  répondit  en  pleurant  :  a  Si  j'avais  pu  vivre  j'aurais 
été  heureux  !  » 

Convaincu  désormais  que  rien  ne  pouvait  l'arracher  à  la  mort ,  et 
bien  qu'en  proie  aux  plus  vives  souffrances,  il  trouvait  encore  la 
force  nécessaire  pour  corriger  les  épreuves  de  son  dernier  mémoire, 
et  pour  assister  aux  séances  de  l'Académie  des  Sciences,  dont  il  était 
président,  et  d'où  on  ne  pouvait  l'arracher.  C'étaient  là  les  volontés  d'un 
mourant,  qui  savait  les  imposer  avec  une  énergie  irrésistible.  EnOn, 
on  le  transporta  à  Sceaux ,  dans  l'espoir  que  l'air  de  la  campagne 
pourrait  peut-être  le  fiiirc  vivre  quelques  jours  de  plus;  mais  cet 
espoir  ne  devait  pas  se  réaliser.  Le  matin  du  25  avril  dernier  il  de- 
manda à  se  lever,  et  s'étant  recouché  presqu'immédiatement,  il  expira 
sans  douleur  au  bout  de  quelques  instans. 

Ainsi  s'éteignit  à  l'âge  de  cinquante-huit  ans  un  des  hommes  qui 
ont  le  plus  fait  pour  la  gloire  de  notre  pays.  En  apprenant  cette  perte 
cruelle,  l'Académie  des  Sciences  voulut  donner  un  témoignage  écla- 
tant d'estime  à  l'un  de  ses  membres  les  plus  illustres,  et  s'abstint  de 
tenir  de  séance  ce  jour-là.  L'Université  éprouva  de  profonds  regrets, 
qui  furent  noblement  exprimés  sur  la  tombe  de  M.  Poisson  par  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique.  Jamais,  depuis  la  mort  de  Cuvier,  on 
n'avait  vu  une  affliction  si  générale  ni  un  convoi  suivi  par  tant  d'illus- 
trations en  tout  genre.  Mais  le  plus  grand  deuil  était  sans  doute  dans 
le  cœur  de  nos  géomètres,  qui  depuis  la  mort  de  M.  Poisson  doivent 
sentir  le  besoin  de  redoubler  d'efforts  pour  conserver  à  la  France 
l'héritage  de  gloire  que  Fermât  et  Descartes  nous  ont  transmis,  et 
qui ,  augmenté  par  deux  siècles  de  succès,  forme  un  des  plus  beaux 
fleurons  de  la  couronne  nationale. 

Ce  que  je  vous  ai  dit  jusqu'ici  sur  la  vie  et  les  écrits  de  M.  Poisson 
ne  vous  donnerait,  monsieur,  qu'une  idée  incomplète  de  cet  homme 
célèbre,  si  je  n'essayais  d'apprécier  l'ensemble  de  ses  travaux  et  d'es- 
quisser rapidement  les  principaux  traits  de  son  esprit  et  de  son  carac- 
tère. Les  géomètres  les  plus  éminens  des  temps  modernes  se  distin- 
guent entre  eux  par  des  qualités  spéciales  et  souvent  opposées. 
Tandis  que  Newton  préparait  longuement  par  de  profondes  médita- 
tions un  livre  qui  devait  révéler  aux  hommes  le  système  du  monde, 
son  rival,  Leibnitz,  distrait  par  mille  occupations,  jetait  à  la  hâte 


430  REVUE   DES   «EUX   MONDES. 

dans  des  articles  de  journal,  dans  des  lettres  et  jusque  dans  les  moin- 
dres fragmen  s,  les  fondemens  des  plus  belles  découvertes.  D'Alem- 
bert,  qui  s'est  montré  si  méthodique  dans  d'autres  travaux ,  rédigeait 
avec  si  peu  d'ordre  et  de  clarté  ses  recherches  mathématiques ,  que 
les  .plus  importans  de  ses  ouvrages  sont  presque  illisibles  aujour- 
d'hui. Euler,  si  fécond,  si  inventif,  ne  semblait  voir  dans  les  ap- 
plications qu'un  moyen  d'employer  l'analyse  et  de  la  faire  avancer, 
tandis  que  Daniel  BernouUi  ménageait  les  calculs  et  savait  suppléer 
par  les  considérations  les  plus  ingénieuses  à  l'impuissance  de  la  géo- 
métrie. Lagrange,  qu'on  a  surnommé  le  Racine  des  mathématiques, 
ne  se  contentait  pas  d'avoir  fait  une  découverte  ;  il  voulait  donner  à 
son  analyse  la  forme  la  plus  élégante,  il  s'efforçait  de  la  généndiser 
et  de  l'exposer  de  la  manière  la  plus  simple  (1).  Laplace,  qui  a  tant 
fait  pour  achever  l'édifice  dont  Newton  a  posé  les  fondemens,  ne 
voyait  dans  l'analyse  qu'un  moyen  d'arriver  à  des  résultats  importans, 
et  ne  s'appliquait  guère  à  aplanir  la  route  qui  devait  le  conduire  au 
but.  Fourier,  auquel  on  doit  tant  de  vérités  nouvelles,  avait  peut-être 
plus  d'invention  dans  l'esprit  que  de  critique  et  de  rigueur  dans  les 
démonstrations.  Quant  à  M.  Poisson,  si  vous  me  demandiez,  mon- 
sieur, quel  était  le  caractère  de  son  esprit,  je  vous  dirais  qu'à  mon 
avis  cet  illustre  géomètre,  doué  d'une  sagacité  et  d'une  pénétration 
incomparables,  était  né  surtout  pour  perfectionner  ce  qu'avaient  fait 
ses  devanciers  et  pour  surmonter  les  difficultés  qui  les  avaient  arrêtés. 
Sans  rappeler  sa  mémorable  découverte  sur  la  stabilité  du  système 
planétaire,  cette  disposition  de  son  esprit  se  remarque  dans  ses  re- 
cherches sur  le  mouvement  des  surfaces  élastiques ,  qu'il  avait  entre- 
prises à  l'occasion  des  travaux  analogues  de  M""  Germain,  et  dans  sa 
Nouvelle  Théorie  de  l'action  capillaire,  où,  en  introduisant  la  con- 
sidération de  la  variation  de  densité  que  le  liquide  éprouve  à  la  surface, 
il  a  complété  d'une  manière  si  heureuse  les  recherches  de  Laplace; 
elle  se  retrouve  surtout  dans  sa  Théorie  de  la  Chaleur,  ouvrage  des- 
tiné à  établir  sur  les  véritables  principes  de  la  constitution  molécu- 
laire des  corps  cette  nouvelle  branche  de  la  physique  mathématique, 


(1)  Malgré  son  génie,  ce  n'est  que  par  le  travail  le  plus  opiniâtre  que  Lagrange  par- 
venait à  ces  formules  symétriques,  à  celte  rédaction  simple  et  élégante  que  l'on 
admire  tant.  La  collection  de  ses  manuscrits  existe  à  l'Institut,  et  l'on  y  trouve  la 
|iiéuve  qu'après  avoir  résolu  une  question  et  rédigé  sa  solution ,  cet  illustre  géomètre 
ne  cessait  de  corriger  et  de  copier  son  écrit  jusqu'à  ce  qu'il  fût  arrivé  à  l'expression 
la  t^lfis  simple  et  la  plus  claire  de  sa  pensée.  Il  y  a  tel  mémoire  dont  il  a  fait  six 
(opiessttccessives  en  les  corrigeant  toujours. 


LES   SCIENCES   EN  FRANCE.  431 

et  à  éclaircir  ou  à  démontrer  rigoureusement  ce  que  les  travaux  de 
Fourier  pouvaient  présenter  encore  d'obscur  et  d'incertain.  Personne 
assurément  n'osera  dire  que  M.  Poisson  manquât  d'invention  ;  mais  il 
aimait  principalement  les  questions  déjà  traitées  par  d'autres  et  qu'ils 
n'avaient  pu  résoudre ,  ou  dans  lesquelles  il  restait  encore  quelque 
chose  à  faire.  Il  savait  môme  se  servir  avec  un  art  infini  des  considé- 
rations déjà  employées  et  en  déduire  de  nouveaux  et  importans  résul- 
tats. Perfectionner  ainsi ,  c'est  inventer,  et  l'on  sait  que  rien  n'est  plus 
difficile  dans  les  sciences  que  de  tirer  d'une  idée  des  conséquences 
que  n'avait  pas  prévues  le  premier  inventeur.  Ce  même  esprit  de  cri- 
tique, qui  lui  permettait  de  saisir  les  défauts  des  autres  et  de  les  cor- 
riger, le  portait  à  se  critiquer  sévèrement  lui-même  et  à  ne  produire 
que  des  ouvrages  irréprochables.  On  ne  trouvera  jamais  un  homme 
qui  sache  mieux  que  M.  Poisson  appliquer  l'analyse  à  la  recherche  des 
forces  qui  agissent  sur  les  corps  naturels.  Entre  ses  mains,  la  mécanique 
moléculaire  était  devenue  une  science  nouvelle,  et  je  crois  que  c'est 
surtout  pour  la  mécanique  céleste  et  la  physique  mathématique  (1)  que 
la  perte  de  M.  Poisson  est  regrettable.  Il  avait  pour  les  travaux  de  ce 
genre  une  prédilection  marquée,  que  quelques  personnes  ont  pu  même 
croire  excessive,  car  il  semble  qn'on  doive  laisser  aux  géomètres  le 
champ  libre  et  leur  demander  des  découvertes  et  des  vérités  nouvelles 
dans  une  branche  quelconque  des  mathématiques  sans  exiger  immé- 
diatement des  apphcations.  Cependant ,  malgré  ses  préférences,  il  ne 
cessa  jamais  de  suivre  les  progrès  de  l'analyse  pure ,  et  l'on  put  s'en 
convaincre  lorsqu'il  présenta  à  l'Institut  ce  beau  rapport,  que  tous 
les  géomètres  connaissent,  sur  les  travaux  de  M.  Jacobi ,  relatifs  aux 
transcendantes  elliptiques.  Un  petit  portefeuille  où  il  inscrivait  les 
questions  qu'il  voulait  étudier,  et  dont  plusieurs  ont  été  déjà  réso- 
lues par  lui ,  prouve  encore  mieux  que  rien  ne  lui  échappait ,  et  qu'il 
avait  le  projet  de  traiter  de  nouveau  toutes  les  parties  de  l'analyse  et 
de  la  physique  mathémati{|ue.  Il  serait  bien  intéressant  de  connaître 
les  problèmes  que  les  hommes  supérieurs  dans  une  branche  quel- 
conque des  connaissances  humaines  croient  susceptibles  de  solution. 
Cette  espèce  de  testament  scientifique  aurait  de  grands  avantages, 

(1)  Quelques  savans  un  peu  trop  impatiens  murmurent  contre  la  physique  mathé- 
matique, parce  que,  disent-ils,  elle  n'a  pas  encore  produit  de  grands  résultats;  mais 
ou  peut  leur  répondre  que  la  théorie  de  l'attraction  universelle,  qui  forme  du  reste 
aussi  un  chapitre  de  la  physique  mathématique ,  ayant  exigé  plus  d'un  siècle  et  demi 
de  travaux  et  les  efforts  des  plus  grands  géomètres  pour  arriver  au  point  on  elle 
est  aujourd'hui,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  d'autres  théories,  qui  viennent  à  peine 
de  naître,  n'ont  pas  fait  d'aussi  grands  progrès. 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  les  petites  notes  de  M.  Poisson  sont  dignes  de  toute  l'attention  des 
savans  (1). 

Au  reste  M.  Poisson  n'était  pas  seulement  un  géomètre  du  pre- 
mier ordre  ;  c'était  en  tout  un  homme  supérieur,  et  ceux  qui  l'ont 
approché  savent  qu'il  avait  des  opinions  arrêtées  et  fort  remarquables 
sur  toute  chose.  Ce  n'est  pas  un  des  moindres  caractères  de  cette 
supériorité  que  d'avoir  pu,  sans  aucune  instruction  littéraire,  et 
ayant  appris  fort  tard  à  peine  assez  de  latin  pour  deviner  les  mémoires 
d'Eulcr,  se  distinguer  même  comme  écrivain ,  car  il  avait  un  style 
sévère,  mesuré  et  éminemment  clair,  sans  ornemens  inutiles,  mais 
aussi  sans  sécheresse.  11  excellait  surtout  dans  les  analyses  et  dans 
ces  introductions  destinées  à  traduire  en  langage  ordinaire  les  résul- 
tats généraux  de  ses  recherches,  et  il  a  mérité  à  cet  égard  plusieurs 
fois  les  éloges  de  M.  Yillemain ,  excellent  juge,  qui  a  toujours  apprécié 
les  qualités  du  style  scientifique  de  M.  Poisson. 

Les  opinions  philosophiques  de  M.  Poisson  étaient  celles  du  xviii" 
siècle.  Cela  doit  vous  expliquer,  monsieur,  pourquoi,  dans  les 
sciences,  il  s'attacha  plutôt  aux  résultats  qu'aux  méthodes,  et  pour- 
quoi il  préféra  toujours  l'analyse  à  la  synthèse.  Cependant,  avec  l'âge, 
et  comme  d'autres  géomètres ,  il  commença  à  se  préoccuper  de  cer- 
taines difficultés  métaphysiques  qui  ont  arrêté  les  esprits  les  plus 
subtils.  C'est  ainsi ,  par  exemple,  qu'il  fut  amené  à  vouloir  démontrer 

(1)  M.  Poisson  ne  voulait  jamais  s'occuper  de  deux  choses  à  la  fois,  et  lorsque  , 
dans  ses  travaux ,  il  lui  venait  à  l'esprit  un  projet  de  recherche  qui  ne  se  rattachât 
pas  immédiatement  à  ce  qu'il  Taisait  alors,  il  se  conlenlait  d'écrire  quelques  mots 
dans  son  petit  portei'euille.  Les  personnes  auxquelles  il  communiquait  ses  idées 
scientifiques  savent  que,  dés  qu'il  avait  terminé  un  mémoire,  il  passait  sans  inter- 
ruption à  un  autre  sujet,  et  qu'habituellement  il  choisissait  dans  son  portefeuille 
les  questions  dont  il  devait  s'occuper.  Prévoir  ainsi  d'avance  les  problèmes  qui 
offrent  des  chances  de  succès,  et  savoir  attendre,  avant  de  s'y  appliquer,  pour  ne 
pas  entraver  la  marche  de  ses  autres  travaux ,  c'est  faire  preuve  d'un  esprit  péné- 
trant et  méthodique  à  la  fois.  Dans  son  portefeuille,  il  a  inscrit  deux  différentes 
classes  de  questions,  qu'il  a  appelées  du  premier  ordre  et  du  second  ordre.  Plu- 
sieurs, la  variation  des  grands  axes  par  exemple,  et  l'action  capillaire,  qui  s'y  trou- 
vent indiquées,  ont  déjà  été  traitées  par  lui.  Pour  d'autres,  après  s'en  être  occupé, 
il  a  marqué  l'impossibilité  d'eu  tirer  des  résultats  importans.  Enfin,  il  en  reste 
encore  un  grand  nombre  qui  mériteraient  de  fixer  l'attention  des  géomètres,  comme 
ayant  été  par  M.  Poisson  jugées  susceptibles  d'être  résolues.  Voici  quelques-unes 
de  ces  questions. 

«  Écpiations  algébriques  et  numériques...  rien  à  espérer.  » — «  Intégrales  détinies... 
rien  à  espérer...  » — «  Revoir  la  théorie  des  nombres.  »— «  Problèmes  de  géométrie 
dépendans  des  différences  mêlées...  feuilleter  tous  les  mémoires  d'Euler.  »— «  Élec- 
tricité dans  le  cas  de  trois  corps.  »  Etc.,  etc. 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE.  433 

le  principe  de  la  proportionnalité  des  forces  aux  vitesses ,  principe 
que  Laplace  lui-même  avait  cru  impossible  de  prouver  par  le  raison- 
nement. La  démonstration  de  M.  Poisson  laisse  encore  quelques  doutes 
dans  l'esprit,  car  il  semble  qu'en  l'adoptant  on  pourrait  l'étendre 
généralement  à  tous  les  rapports  qui  existent  entre  les  causes  et  les 
effets.  Dans  sa  conduite,  il  avait  adopté  une  philosophie  pratique  fort 
douce  qui  consistait  surtout  à  voir  le  beau  côté  des  choses  et  à  espérer 
dans  l'avenir.  Il  était  spirituel  et  gai  dans  la  conversation  ;  mais  il 
n'aimait  pas  les  succès  bruyans,  et,  pour  se  montrer  tel  qu'il  était,  i! 
avait  besoin,  comme  tous  ceux  qui,  après  avoir  été  beaucoup  dans 
le  monde,  en  ont  reconnu  le  vide,  de  se  trouver  avec  un  petit  nombre 
d'amis.  Ceux  qui  l'ont  entendu  professer  n'ont  pas  oublié  le  talent  ave; 
lequel  il  exposait  les  principes  les  plus  élevés  de  la  science.  A  l'Aca- 
démie néanmoins,  il  ne  savait  pas  maîtriser  l'émotion  que  lui  causait 
cet  imposant  auditoire,  et  l'on  était  frappé  de  l'hésitation  qu'il  mon- 
trait alors  et  qui  était  encore  augmentée  par  une  petite  toux  convulsive^ 
qui  le  prenait  toujours.  Nulle  part  cependant  il  ne  pouvait  trouver 
un  auditoire  plus  bienveillant  ni  plus  favorablement  disposé,  car  son 
influence  à  l'Institut  était  très  grande,  et  d'autant  plus  qu'il  évitait  avec 
soin  de  l'exercer  :  cette  influence  tenait  à  son  talent  non  moins  qu'à  la 
modération  de  son  caractère,  qui  était,  à  mes  yeux,  celui  du  véritable 
savant.  Sa  seule  passion  a  été  la  science;  il  a  vécu  et  il  est  mort  pour 
elle.  Travaillant  sans  cesse  à  agrandir  le  cercle  des  connaissances  hu- 
maines, il  n'ambitionnait  que  les  suffrages  des  juges  compétens,  sans 
jamais  brigiser  les  applaudissemens  de  la  foule  ni  cette  popularité  que 
dans  les  hautes  sciences  on  ne  peut  recueillir  qu'en  s'abaissant.  Et 
pourtant  il  n'y  avait  pas  un  coin  du  globe  où  sa  renommée  n'eût 
pénétré,  et  toutes  les  Académies  du  monde  tenaient  à  honneur  d'in- 
scrire son  nom  sur  leurs  registres.  Bien  qu'il  dût  connaître  sa  force, 
M.  Poisson  avait  une  véritable  modestie  qui  se  manifestait  dans  sa 
conversation  comme  dans  ses  écrits  (1),  et  personne  n'a  jamais  en- 
tendu sortir  de  sa  bouche  un  mot  qui  pût  faire  soupçonner  en  lui  le 
sentiment  de  sa  supériorité. 

Bien  que  M.  Poisson  ait  été  élevé  à  la  pairie  sous  le  gouvernement 
actuel,  il  n'a  jamais  été  un  homme  politique.  Partisan  d'une  sage 
liberté,  et  convaincu  qu'il  en  aurait  toujours  assez  pour  lui-même  , 

(1)  Ce  n'est  pas  seulement  dans  ses  ouvrages  imprimés  que  M.  Poisson  savait  ôtre 
modeste,  il  apportait  cette  réserve  jusque  dans  les  écrits  qu'il  ne  se  proposait  pas 
de  publier.  11  avait  rédiyé  pour  son  usage  particulier  deux  notices  fort  détaillées  et 
très  importantes,  l'une  sur  les  travaux  et  les  découvertes  de  Laplace,  l'autre  iwr 
les  manuscrits  de  Lagrange,  qui  contiennent  des  analyses,  et  des  jugemens  très 


Wt-  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  qu'il  demandait  surtout  au  gouvernement,  c'étaient  les  condi- 
tions nécessaires  de  stabilité.  La  guerre  et  le  despotisme  militaire 
l'avaient  éloigné  de  Napoléon  dans  les  dernières  années  de  l'empire. 
Il  crut  à  la  durée  de  la  restauration,  mais  ne  sacrifia  aucune  de  ses 
convictions  au  gouvernement  des  Bourbons.  M.  de  Frayssinous  et 
M.  de  Villèle  taisaient  grand  cas  de  la  justesse  de  son  esprit,  et  le 
consultaient.  Ils  songèrent  même  à  le  faire  nommer  député  à  Pithi- 
viers;  mais,  chose  assez  bizarre,  il  échoua,  parce  que  les  libéraux 
qui  lui  étaient  opposés  rappelèrent  habilement  aux  légitimistes  que 
M.  Poisson  était  né  roturier,  et  que  son  père  avait  été  juge  de  paix 
sous  la  Convention.  Après  la  révolution  de  juillet,  il  craignit  long- 
temps une  conflagration  générale;  mais  dès  qu'il  put  croire  que  la  nou- 
velle dynastie  s'afTermissait,  il  s'y  rattacha  sincèrement.  11  n'a  guère 
eu  le  temps  de  prendre  part  aux  délibérations  de  la  chambre  des  pairs, 
où,  sans  aucun  doute,  sa  haute  raison  et  ses  connaissances  l'auraient 
fait  distinguer.  Lorsqu'il  apprit  sa  nomination ,  il  se  borna  à  dire  aux 
personnes  qui  l'entouraient  :  «  Cela  fera  bien  plaisir  à  ma  femme.  » 
Pour  lui,  ce  qui  le  touchait  surtout,  c'était  d'être  admis  dans  un 
corps  auquel  Laplace  avait  appartenu,  car  rien  n'égalait  sa  vénération 
pour  la  mémoire  de  ce  grand  géomètre ,  et  rien  ne  le  flattait  autant 
que  les  rapprochemens  qu'on  établissait  entre  lui  et  l'auteur  de  la 
Mécanique  céleste. 

Simple  par  goût  et  modéré  par  caractère,  il  savait  cependant  allier 
à  ces  qualités  une  grande  ténacité  dans  les  idées.  Il  n'aimait  pas  à  se 
décider,  et  lorsqu'on  lui  parlait  d'une  affaire  quelconque ,  on  pouvait 

remarquables  sur  les  écrits  de  ces  illustres  géomètres.  On  a  vu  précédemment  com- 
bien tous  deux  avaient  été  frappés  de  la  découverte  de  M.  Poisson  sur  l'invariabilité 
des  grands  axes,  et  en  quels  termes  ils  s'étaient  exprimés  à  ce  sujet.  Dans  le 
dixième  paragraphe,  de  sa  Notice  sur  les  travaux  de  Laplace,  M.  Poisson  fait 
allusion  à  sa  découverte,  et  il  se  borne  à  dire  à  cet  égard  : 

«  Les  expressions  différentielles  des  six  élémens  elliptiques ,  au  moyen  des  diffé- 
rences partielles  de  la  fonction  perturbatrice,  prises  par  rapport  à  ces  élémens  et 
multipliées  par  des  fonctions  de  ces  mêmes  élémens,  qui  ne  contiennent  pas  le  temps 
explicitement,  sont  des  formules  très  importantes  que  Laplace  regardait  comme  le 
plus  grand  pas  qu'on  eût  fait  depuis  long-temps  dans  la  théorie  des  perturbations, 
et  que  Lagrange  et  lui  ont  présentées  au  Bureau  des  longitudes  dans  une  même 
séance.  Elles  forment  le  supplément  au  troisième  volume  de  la  Mécanique  céleste. 
L'invariabilité  des  grands  axes  et  des  moyens  mouvemens,  en  ayant  égard  aux  carrés 
des  masses,  qui  venait  d'être  démontrée,  s'en  déduit  immédiatement,  et  c'est  à 
l'occasion  de  ce  théorème  que  ces  formules  ont  été  trouvées  par  nos  deux  grands 
géomètres.  » 

C'est  là ,  il  faut  l'avouer,  une  rare  modestie  :  le  nom  de  l'inventeur  ne  s'y  trouve 
même  pas. 


LES  SCIENCES  EN  FRANCE-  Â2^ 

être  sûr  qu'il  commencerait  par  en  faire  ressortir  les  difficultés;  mais 
une  fois  que  son  opinion  était  formre,  il  ne  changeait  jamais.  S'il 
s'agissait  d'une  chose  pour  laquelle  le  concours  d'autres  personnes  fût 
nécessaire,  on  pouvait  prévoir  que,  malgré  les  plus  vives  oppositions, 
il  finirait  par  réussir,  sans  emportement  ni  colère,  mais  par  sa  haute 
raison  et  sa  fermeté.  Cependant,  pour  lui-même,  il  évitait  les  entre- 
prises qui  lui  auraient  coûté  trop  de  temps,  et  qui  pouvaient  le 
détourner  de  ses  travaux ,  et  ce  n'est  qu'en  faveur  de  ses  amis  qu'il 
consentait  à  s'en  charger  ;  car  quoique  M.  Poisson  ne  fût  pas  de  ces 
gens  qui  accablent  tout  le  monde  de  témoignages  et  de  protesta- 
tions d'amitié,  il  était  véritablement  et  sincèrement  attaché  au  petit 
nombre  d'amis  qu'il  avait  choisi ,  et  qu'il  avait  le  mérite  rare  d'aimer 
chaque  jour  davantage.  Sa  constance  dans  l'affection  lui  rendait  les 
brouilleries  insupportables,  et  on  l'a  toujours  vu  faire  les  premières 
avances  pour  effacer  jusqu'aux  moindres  traces  des  dissentimens  qui 
avaient  pu  surgir  entre  lui  et  ses  amis.  Chez  toute  autre  personne, 
cela  aurait  pu  passer  pour  de  la  faiblesse;  mais  dans  la  position  où  se 
trouvait  M.  Poisson,  c'était  de  la  bonté  qui  quelquefois  se  manifes- 
tait d'une  façon  pleine  de  noblesse.  Une  anecdote  que  je  sais,  mon- 
sieur, d'une  manière  certaine ,  suffira  pour  vous  prouver  que  sans  se 
soucier  d'en  faire  parade,  cet  illustre  géomètre  ne  le  cédait  à  personne 
en  fait  de  sentimens  élevés. 

En  1833,  un  étranger  que  les  révolutions  de  son  pays  avaient  con- 
traint à  demander  à  la  France  une  hospitalité  qu'elle  sait  exercer  avec 
tant  de  générosité ,  eut  l'honneur  d'être  admis  à  l'Institut.  Son  élec- 
tion ,  à  laquelle  contribuèrent  plusieurs  savans  célèbres,  fut  surtout 
décidée  par  M.  Poisson ,  qui ,  malgré  la  divergence  des  opinions  poli- 
tiques, soutint  presque  seul,  et  avec  une  énergie  remarquable,  la 
lutte  et  la  discussion  en  faveur  du  candidat  étranger.  Quelques  mois 
après,  le  nouvel  académicien  fit  paraître  un  écrit  où  l'on  parlait  des 
fatales  lenteurs  qui  avaient  d'abord  retardé  l'examen  d'un  mémoire 
adressé  à  l'Institut  par  un  jeune  savant  d'un  rare  mérite,  et  auquel 
cependant  l'Académie  avait  plus  tard  rendu  pleine  justice.  Cet  écrit, 
qui  n'avait  rien  de  personnel  contre  M.  Poisson,  l'offensa,  et  un  soir 
il  en  témoigna  son  mécontentement  à  l'auteur,  qui  soutint  son  opi- 
nion avec  mesure,  mais  avec  fermeté.  M.  Poisson,  contre  son  habi- 
tude, s'irritant  de  plus  en  plus,  finit  par  dire  :  «  Vous  devriez  savoir 
mieux  que  personne ,  monsieur,  que  l'on  sait  accueillir  les  étrangers 
en  France.  »  —  Profondément  blessé  par  ces  paroles,  l'interlocuteur 
se  retira  sans  répondre,  et  comme  il  n'a  pas  beaucoup  de  souplesse 
dans  le  caractère,  ne  pouvant  supporter  l'idée  qu'un  homme  qui 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  contribué  à  son  élection  à  l'Institut  le  lui  reprochât  et  voulût  le 
dominer,  il  forma  immédiatement  le  projet  de  donner  sa  démission 
à  l'Académie,  pour  ne  pas  rester  dans  une  position  dépendante  au 
milieu  de  cette  illustre  assemblée.  Toutefois,  il  n'eut  pas  le  temps 
d'exécuter  ce  dessein,  car  deux  jours  après  il  vit  arriver  chez  lui 
M.  Poisson,  qui  n'allait  jamais  chez  personne,  et  qui  l'aborda  en  lui 
disant  :  «  J'ai  eu  bien  tort  avant-hier,  et  j'espère  que  vous  oublierez 
ma  vivacité.  »  —  Vous  concevez,  monsieur,  qu'une  telle  démarche 
de  la  part  de  M.  Poisson  auprès  d'un  jeune  homme  devait  pénétrer 
de  respect  et  de  reconnaissance  celui  qui  en  était  l'objet.  Aussi  n'a-t-il 
jamais  cessé  d'honorer  et  de  chérir  comme  un  père  M.  Poisson,  qui, 
de  son  côté,  lui  a  témoigné  jusqu'à  ses  derniers  momens  la  plus  sin- 
cère, la  plus  tendre  amitié. 

Un  homme  comme  M.  Poisson ,  qui  se  montrait  peu  et  qui  n'avait 
qu'un  petit  nombre  d'amis,  était  exposé  à  être  jugé  défavorablement 
par  ceux  qui  ne  le  connaissaient  pas,  et  que  blessait  sa  supériorité. 
Les  accusations  les  plus  banales  n'ont  pas  manqué  contre  lui.  On  a 
crié  au  cumul ,  et  quelques  personnes  s'indignaient  même  de  la  for- 
tune qu'il  se  préparait  à  laisser  à  ses  enfans.  Je  vous  ai  déjà  dit,  mon- 
sieur, ce  que  je  pensais  de  ces  clameurs  contre  les  traitemens  qu'ont 
touchés  les  Cuvier  et  les  Poisson,  de  ces  clameurs  qui,  dans  la  société 
comme  elle  est  organisée  actuellement ,  ne  pourraient  avoir  d'autre 
résultat  que  d'éloigner  des  fonctions  publiques  les  hommes  les  plus 
éminens;  mais  enfm,  puisque  l'accusation  a  été  formulée,  il  est  bon 
de  faire  remarquer  que  M.  Poisson  n'a  jamais  rien  demandé.  D'abord 
ce  fut  Laplace  qui  s'occupa  de  pourvoir  à  son  avancement  ;  ensuite , 
lorsqu'après  la  chute  de  l'empire  la  restauration  voulut  s'entourer 
de  tous  les  hommes  qui  avaient  cru  à  ses  promesses  de  paix  et  de 
liberté,  M.  Poisson  dut  nécessairem.ent  fixer  l'attention  du  nouveau 
gouvernement.  TS'éanmoins,  malgré  les  tendances  de  cette  époque, 
non-seulement  il  ne  sacrifia  jamais  aucune  de  ses  opinions  philoso- 
phiques, mais  il  ne  voulut  môme  pas  essayer  de  les  voiler;  et  pour- 
tant sa  réputation  était  telle,  qu'il  fut  nommé  membre  du  conseil 
de  l'instruction  publique  sans  en  être  jprévenu  (1) ,  et  qu'il  reçut 
le  titre  de  baron  sans  le  désirer  et  sans  vouloir  jamais  faire  les  dé- 

(l)  Voici  la  lettre  par  laquelle  cet  illustre  géomètre  apprit  qu'il  venait  d'être 
nommé  à  ces  hautes  fonctions  : 

«  M.  Cuvier  a  le  plaisir  d'annoncer  à  son  cher  collègue  M.  Poisson ,  que  le  roi 
vient  de  le  nommer  membre  de  la  commission  de  l'instruction  publique;  cette  nou- 
velle surprendra  peut-être  le  savant  qui  en  est  l'objet,  mais  on  peut  être  sûr  qu'elle 
jiiaira  à  tous  les  amis  des  sciences  et  de  la  véritable  instruction.      G.  CuriE». 
«  Au  Jardin  du  Roi.  —  Le  22  juillet  1820.  » 


LES  SCIENCES   EN  FRANCE.  437 

marches  nécessaires  pour  rendre  régulière  sa  nomination.  Il  est  vrai, 
comme  on  l'a  dit,  que  M.  Poisson ,  qui  aimait  tendrement  ses  enfans, 
leur  a  laissé  une  fortune  considérable,  fruit  de  ses  économies;  mais  on 
doit  ajouter  que  jamais  le  soin  de  sa  fortune  ne  put  le  distraire  un 
instant  de  ses  travaux,  et  que,  menacé  tout  à  coup  d'une  ruine  totale, 
il  montra  une  force  d'ame  dont  peu  de  personnes  seraient  capables. 
C'était  en  1821  :  depuis  long-temps  M.  Poisson  avait  pris  l'habitude 
de  remettre  toutes  ses  épargnes  à  une  personne  qui  devait  acheter  des 
rentes  et  placer  successivement  les  intérêts.  Sa  confiance  était  telle 
qu'il  n'avait  aucun  reçu  et  ne  demandait  jamais  à  voir  aucun  papier. 
Le  dépôt  s'était  accru  ainsi  jusqu'à  la  somme  de  300,000  francs.  Un 
jour,  on  vient  lui  annoncer  que  son  ami  l'a  trahi ,  qu'il  n'a  rien  acheté 
et  que  tout  est  perdu.  M.  Poisson,  qui  était  déjà  père  de  plusieurs 
enfans,  fut  très  sensible  à  ce  coup ,  mais  il  sut  maîtriser  son  émotion. 
Il  n'en  fit  confidence  qu'à  son  ami  M.  Thénard,  et  alla  passer  quelque 
temps  à  la  campagne,  où  il  composa  un  de  ses  plus  beaux  mémoires. 
Ne  trouvez-vous  pas ,  monsieur,  qu'un  tel  homme  devait  avoir  une 
grande  force  de  caractère,  et  que,  s'il  était  intéressé,  il  l'était  d'une 
singulière  façon?  Au  reste,  pour  achever  l'histoire,  je  vous  dirai  que, 
grâce  à  la  loyauté  du  fils  de  ce  dépositaire  infidèle,  M.  Poisson  finit 
par  recouvrer  les  300,000  francs  :  il  fallut  attendre  plusieurs  années, 
et,  durant  cette  longue  épreuve,  le  géomètre,  qui  sut  toujours  se 
taire,  ne  cessa  pas  un  seul  instant  de  produire  de  nouveaux  travaux 
et  de  remplir  tranquillement  les  fonctions  dont  il  était  investi. 

Je  m'arrête  ici,  monsieur,  car  je  n'ai  pas  la  prétention  d'écrire  un 
éloge,  et  je  ne  veux  que  vous  transmettre  mes  impressions  et  mes 
souvenirs.  Dans  tous  les  temps,  la  mort  de  M.  Poisson  aurait  laissé 
des  regrets  infinis;  de  nos  jours,  sa  vie  mérite  de  servir  d'exemple 
et  d'enseignement  :  car,  possédant  tout  ce  qu'il  fallait  pour  briller 
aux  yeux  de  la  foule,  il  sut  renoncer  à  ces  faciles  succès  qui  ont 
perdu  tant  de  monde,  pour  se  livrer  exclusivement  aux  progrès  de  la 
science.  Mais  si  de  son  vivant  il  a  pu  renoncer  à  quelques  applaudis- 
semens,  la  postérité,  qui  met  chaque  chose  à  sa  place,  le  récompen- 
sera de  ce  léger  sacrifice  en  entourant  sa  mémoire  de  vénération  et 
de  respect;  et  la  jeunesse  appelée  à  combler  les  grands  vides  qui  se 
forment  sans  cesse  au  milieu  de  nous,  sentira  qu'il  n'y  a  pas  d'hommes 
plus  regrettables  ni  plus  dignes  d'être  imités  que  ceux  qui  savent  éga- 
lement graver  leur  nom  dans  l'histoire  et  dans  le  cœur  de  leurs  amis. 


TOME  XXIII.  28 


MADAME 


DE  LONGUEVILLE. 


Les  noms  de  M""'  de  La  Fayette  et  de  M.  de  La  Rochefoucauld ,  aux- 
(juelson  s'est  précédemment  arrêté  (1),  semblent  en  appeler  un  autre, 
lié  naturellement  au  leur  par  toutes  sortes  de  relations  attrayantes,  de 
convenances  et  de  réverbérations  plus  ou  moins  mystérieuses  :  M"''  de 
Longueville,  dans  sa  délicate  puissance,  est  encore  à  peindre.  Sa  vie, 
qui  s'est  partagée  en  deux  moitiés  contraires,  l'une  d'ambition  et  de 
galanterie,  l'autre  de  dévotion  et  de  pénitence,  n'a  trouvé  le  plus 
souvent  que  des  témoins  trop  préoccupés  d'un  seul  aspect.  M""^  de 
Sévigné  seule,  dans  une  lettre  célèbre,  a  éclairé  l'ensemble  du  por- 
trait au  plus  pathétique  moment.  Pour  nous,  à  qui  une  rencontre  iné- 
vitable l'a  offerte,  pour  aiiisi  dire,  au  milieu  et  au  cœur  d'un  sujet  que 
nous  traitions,  il  nous  a  été  donné  de  la  suivre,  et  nous  avons  eu 
comme  l'honneur  de  la  fréquenter  en  des  heures  de  retraite  et  à  tra- 
vers ses  dispositions  les  plus  cachées.  Elle  nous  apparaissait  la  plus 
illustre  pénitente  et  protectrice  de  Port-Royal  durant  des  années;  c'est 
d'elle  et  de  sa  présence  en  ce  monastère  que  dépendit  uniquement , 
vers  la  fin,  l'observation  de  la  paix  de  réglise;  c'est  sa  mort  qui  la 
rompit.  Sans  prétendre  retracer  une  vie  si  diverse  et  si  fuyante,  il  y  a 
eu  devoir  et  plaisir  pour  nous  à  bien  saisir  du  moins  cette  physio- 

(1)  Voir  particulièrement  l'arlicle  sur  La  Rochefoucauld,  n»  du  15  janvier  18i0. 


MADAME  DE   LONGUEVIL!  Ë.  439 

nomie  à  laquelle  s'attache  un  enchantement  immortel,  et  qui,  môme 
sous  ses  voiles  redoublés,  nous  venait  sourire  du  fond  de  notre  cadre 
austère.  INous  l'en  détachons  pour  la  donner  ici. 

M"'  Anne-Geneviève  de  Bourbon,  fille  d'une  mère  bien  belle  (1), 
et  dont  la  beauté,  si  fort  convoitée  par  Henri  îV,  avait  failli  sus- 
citer aussi  bien  des  guerres,  parut  très  jeune  à  lo  cour,  et  y  apporta, 
près  de  M""  la  Princesse,  encore  hautement  brillante,  «  les  premiers 
charmes  de  cet  angélique  visage  qui  depuis  a  eu  tant  d'éclat,  et  dont 
l'éclat  a  été  suivi  de  tant  d'évènemens  fâcheux  et  de  souffrances  salu- 
taires (2).  » 

Ses  plus  tendres  pensées  pourtant  furent  à  la  dévotion  ;  sa  fin  ne  fit 
que  réaliser  et  ressaisir  les  rêves  mystiques  de  son  enfance.  Elle 
accompagnait  souvent  M"'"  la  Princesse  aux  Carmélites  du  faubourg 
Saint-Tacques;  elle  y  passait  de  longues  heures,  qui  se  peignirent 
d'un  cercle  idéal  en  son  imagination  d'azur,  et  qui  se  retrouvèrent 
tout  au  vif  dans  la  suite  après  que  le  tourbillon  fut  dissipé.  Elle  avait 
treize  ans  (1632)  quand  son  oncle  Montmorency  fut  immolé  à  Tou- 
louse aux  vengeances  et  à  la  politique  du  cardinal  ;  cette  jeune  nièce, 
frappée  dans  sa  fierté  comme  dans  sa  tendresse  d'un  coup  si  sen- 
sible, eut  volontiers  imité  l'auguste  veuve,  et  voué  dès-lors  son  deuil 
à  la  perpétuité  monastique.  Cependant  sa  mère  commençait  à  craindre 
trop  de  penchant  en  elle  vers  les  bonnes  carmélites;  elle  croyait 
trouver  que  ce  blond  et  angélique  visage  ne  s'apprêtait  pas  à  sourire 
assez  au  monde  brillant  qui  l'allait  juger  sur  les  premiers  ])as.  A 
quoi  M'"  de  Bourbon  répondait  avec  une  flatterie  instinctive  qui 
démentait  déjà  les  craintes  :  «  Vous  avez,  madame,  des  grâces  si 
touchantes  que  comme  je  ne  vais  qu'avec  vous  et  ne  parais  qu'après 
vous,  on  ne  m'en  trouve  point  (3).  »  Le  tour  de  l'esprit  de  M'""  de 
Longueville  perce  d'abord  dans  ce  mot-là. 

On  raconte  que,  lorsqu'il  s'agit  du  premier  bal  où  M"''  de  Bourbon 
dut  aller  pour  obéir  à  sa  mère,  ce  fut  chez  les  carmélites  un  grand 
conseil;  il  fut  décidé,  pour  tout  concilier,  qu'avant  d'affronter  le 
péril,  elle  s'armerait  en  secret,  sous  sa  parure,  d'une  petite  cuirasse 
appelée  cilice.  Cela  fait,  on  crut  avoir  pourvu  à  tout ,  et  M"*'  de  Bour- 
bon ne  s'occupa  plus  qu'à  être  belle.  A  peine  entrée  au  bal,  ce  fut 
autour  d'elle  un  murmure  universel  d'admiration  et  de  louanges; 

(1)  ChaiioUe  de  Montmorency,  princesse  de  Condé. 

(2)  Expressions  de  M""*^  de  Motteville. 

(3)  J'emprunte  beaucoup  pour  ces  commencemensà  Za  véritableVie  de  la  duchesse 
de  Longueville,  par  Villefore  (1739). 

28. 


440  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

son  sourire,  dont  sa  mère  avait  un  instant  douté,  y  répondit  et  ne 
cessa  plus.  Délicieux  ravage!  le  cilice  à  l'instant  s'éraoussa,  et,  à 
partir  de  ce  jour,  les  bonnes  carmélites  eurent  tort. 

Elle  y  pensa  pourtant  encore  par  intervalles;  dans  ses  plus  grandes 
dissipations,  elle  entretenait  de  ce  côté  quelque  commerce  de  lettres; 
elle  leur  écrivait  à  chaque  assaut,  à  chaque  douleur;  elle  leur  revint 
à  la  fln,  et  se  partagea  entre  elles  et  Port-Royal.  Elle  était  chez  ces 
mômes  carmélites  du  faubourg  Saint-Jacques,  lorsqu'elle  mourut; 
elle  y  était  lorsque  M'"*^  de  La  Vallière  y  entra,  et,  parmi  les  assistans 
touchés,  on  put  la  remarquer  pour  Tabondance  de  ses  larmes.  La  vie 
de  M"'"  de  Longueville  a  de  ces  symétries  harmonieuses,  de  ces 
accords  et  de  ces  retours  qui  la  font  aisément  poétique ,  et  auxquels 
l'imagination,  malgré  tout,  se  laisse  ravir.  C'est  ainsi  (j'ai  omis  de  le 
dire)  qu'elle  était  née  au  château  de  Vincennes,  durant  la  prison  du 
prince  de  Coudé  son  père  (1619),  à  ce  Vincennes  où  son  frère  le 
grand  Condé,  captif,  cultivera  des  œillets  un  jour,  à  ce  Vincennes 
de  saint  Louis,  destiné  à  porter  au  front,  dans  l'avenir,  l'éclabous- 
sure  du  sang  du  dernier  Condé. 

Elle  fréquenta  beaucoup,  avec  le  duc  d'Enghien,  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet, alors  dans  sa  primeur,  et  l'on  a  des  lettres  à  elle  de  M.  Go- 
deau,  évoque  de  Grasse,  qui  sont  toutes  pleines  de  myrtes  et  de 
roses.  Ce  genre  d'influence  fut  sérieux  sur  elle,  et  sa  pensée,  même 
repentante,  s'en  ressentira  toujours.  A  cette  époque  et  avant  que  la 
politique  s'en  mêlât,  elle  et  son  frère,  et  cette  jeune  cabale,  déjà 
décidée  à  l'être,  ne  songeait  encore,  est-H  dit  (1),  qu'à  faire  briller 
leur  esprit  dans  des  conversations  galantes  et  enjouées,  qu'à  com- 
menter et  raffiner  à  perte  de  vue  sur  les  délicatesses  du  cœur.  Il  n'y 
avait  pour  eux  d'honnêtes  gens  qu'à  ce  prix-là.  Tout  ce  qui  avait  un 
air  de  conversation  solide  leur  semblait  grossier,  vulgaire.  C'était 
une  résolution  et  une  gageure  d'être  dislinf/ué,  comme  on  aurait  dit 
soixante  ans  plus  tard,  d'être  sujiéricur,  comme  on  dirait  aujour- 
d'hui :  on  disait  alors  précieux. 

M""  de  Rourbon  avait  vingt-trois  ans  (164'2),  lorsqu'on  la  maria  au 
duc  de  Longueville,  âgé  de  quarante-sept  ans,  déjà  veuf  d'une  prin- 
cesse de  plus  de  vertu  que  d'esprit,  que  j'ai  montrée  ailleurs  (-2)  très 
liée  avec  les  mères  de  Port-Royal  durant  l'époque  dite  de  VInstitut 
du  Saint-Sacrement  et  dans  la  période  de  M.  Zamet;  il  en  avait  une 

(1)  Mémoires  de  M""*  de  Nemours. 

(2)  Port-Royal ,  tom.  I,  pag.  3il. 


MADAME   DE  LONGUEVILLE.  4-41 

lîlle ,  déjà  âgée  de  dix-sept  ans ,  qui ,  avant  d'être  duchesse  de  Nemours, 
resta  long-temps  auprès  de  sa  jeune  belle-mère ,  nota  tous  ses  écarts, 
et  finalement,  en  ses  Mémoires,  ne  lui  fit  grâce  d'aucun. 

Le  duc  de  Longueville  pouvait  passer  pour  le  plus  grand  seigneur 
de  France,  mais  il  ne  venait  qu'après  les  princes  du  sang;  c'était  un 
peu  descendre  pour  M""  de  Bourbon.  Son  père,  M.  le  Prince,  l'avait 
forcée  à  ce  mariage;  elle  fit  boime  contenance.  Dès  les  premiers 
temps,  un  grand  éclat  vint  irriter  à  la  fois  et  flatter  sa  passion  glo- 
rieuse, et  donner  jour  aux  vanités  de  son  cœur. 

M.  de  Longueville,  outre  la  disproportion  de  son  Age,  avait  le  tort 
de  paraître  aimer  M""'  de  Montbazon  ;  les  deux  rivales  n'eurent  pas 
de  peine  à  se  haïr.  Un  jour  qu'il  y  avait  cercle  chez  M""  de  Montba- 
zon, quelqu'un  ramassa  une  lettre  perdue,  sans  adresse  ni  signature, 
mais  qui  semblait  d'une  main  de  femme  écrivant  tendrement  à  quel- 
qu'un qu'on  ne  haïssait  pas.  On  lut  et  relut  la  lettre,  on  chercha  à 
deviner,  on  décida  bientôt  qu'elle  devait  être  de  la  duchesse  de  Lon- 
gueville ,  et  qu'elle  était  tombée  à  coup  sûr  de  la  poche  du  comte  de 
Coligny,  qui  venait  de  sortir.  Il  paraît  bien  réellement  qu'à  dessein 
ou  non,  on  se  trompait.  Cette  atteinte  était  la  première  qu'on  eût 
encore  portée  à  la  vertu  de  la  jeune  duchesse.  On  redit  le  malin  pro- 
pos sans  trop  y  croire.  Au  premier  bruit  qui  en  vint  aux  oreilles  de 
l'offensée,  celle-ci,  qui  savait  que  l'histoire  était  fausse,  mais  qui  se 
réservait  tout  bas  peut-être  de  la  rendre  vraie ,  crut  qu'il  était  mieux 
de  se  taire.  M""  la  Princesse  sa  mère  ne  le  souffrit  pas,  et  prit  la  chose 
du  ton  d'une  personne  toute  fière  d'être  entrée  dans  la  maison  de 
Bourbon  ;  elle  exigea  des  réparations  solennelles.  Sa  plainte  devint 
une  affaire  d'état.  On  était  alors  dans  la  première  année  de  la  régence; 
Mazarin  essayait  son  pouvoir,  et  ce  fut  pour  lui  la  première  occasion 
de  démêler  les  intrigues  de  cour,  de  mettre  de  côté  les  amis  de 
M'"''  de  Montbazon,  Beaufort  et  les  importuns:  M"""  de  Motteville 
déduit  tout  cela  en  perfection. 

La  rédaction  des  paroles  d'excuse  fut  débattue  et  arrêtée  dans  le 
petit  cabinet  du  Louvre,  en  présence  de  la  reine;  on  les  écrivit  sur  les 
tablettes  même  du  cardinal,  qui  faisait  son  jeu  sous  cette  comédie. 
Puis  on  les  copia  sur  un  petit  papier  que  M"''  de  Montbazon  attacha 
à  son  éventail.  Elle  se  rendit  à  heure  fixe  chez  M"""  la  Princesse,  et 
lut  le  papier,  mais  d'un  ton  fier  et  qui  semblait  dire  :  Je  m'en  moque. 
A  peu  de  temps  de  là,  Coligny,  par  suite  de  cette  prétendue  lettre, 
appelait  le  duc  de  Guise ,  qui  tenait  pour  M"''  de  Montbazon  ;  ils  se 
battirent  sur  la  Place-Royale.  Coligny  reçut  une  blessure,  dont  il 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mourut,  et  on  assura  que  M"*  de  Longucville  était  cachée  derrière 
une  Tenôtre,  à  voir  le  combat.  Au  moins,  tout  ce  bruit  pour  elle 
l'avait  charmée  :  c'était  l'hôtel  de  Rambouillet  en  action.  Coligny  y 
allait  trouver  son  compte,  s'il  avait  vécu. 

Est-ce  avant  ou  après  cette  aventure  que  M™"  de  Longueville  fut 
atteinte  de  la  petite  vérole?  Ce  fut  probablement  un  peu  avant;  elle 
l'eut  l'année  même  de  son  mariage,  et  sa  beauté  s'en  tira  sans  trop 
d'échec;  l'éclipsé  fut  des  plus  passagères.  «  Pour  ce  qui  regarde 
M""  de  Longueville,  dit  Retz,  la  petite-vérole  lui  avoit  ôté  la  pre- 
mière fleur  de  sa  beauté  ;  mais  elle  lui  en  avoit  laissé  presque  tout 
l'éclat,  et  cet  éclat,  joint  à  sa  qualité,  à  son  esprit,  et  à  sa  langueur 
qui  avoit  en  elle  un  charme  particulier,  la  rendoit  une  des  plus  aima- 
bles personnes  de  France.  »  M.  de  Grasse  se  croyait  plus  fidèle  à  son 
caractère  d'évèque  en  lui  écrivant,  dès  qu'elle  fut  rétablie  :  «  Je  loue 
Dieu  de  ce  qu'il  a  conservé  votre  vie....  Pour  votre  visage,  un  autre 
que  moi  se  réjouira  avec  plus  de  bienséance  qu'il  n'est  pas  gâté. 
Mademoiselle  Paulet  me  le  manda.  J'ai  si  bonne  opinion  de  votre 
sagesse,  que  je  crois  que  vous  eussiez  été  bien  aisi'ment  consolée  si 
votre  mal  y  eût  laissé  des  marques.  Elles  sont  souvent  des  caractères 
qu'y  grave  la  divine  miséricorde,  pour  faire  lire  aux  personnes  qui 
ont  trop  aimé  leur  teint  que  c'est  une  fleur  sujette  à  se  flétrir  devant 
que  d'être  épanouie,  et  qui,  par  conséquent,  ne  mérite  pas  qu'on  la 
mette  au  rang  des  choses  que  l'on  peut  aimer.  »  Le  courtois  évêque 
ne  s'étend  si  complaisamment  sur  ces  traces  miséricordieuses  au 
visage,  que  parce  qu'il  est  sur  par  M'"^  Paulet  qu'il  n'y  en  a  point. 

M"""  de  Motteville  va  plus  loin;  elle  nous  décrit,  même  après  cet 
accident,  cette  beauté  qui  consistait  plus  dans  certaines  nuances 
incomparables  du  teint  que  dans  la  perfection  des  traits,  ces  yeux 
moins  grands  que  doux  etbrillans,  d'un  bleu  admirable,  ^joreZ/ô  celui 
des  turquoises;  et  les  cheveux  blonds  argentés,  qui  accompagnaient  à 
profusion  ces  merveilles,  semblaient  d'un  ange.  Avec  cela  une  taille 
accomplie,  ce  je  ne  sais  quoi  qui  s'appelait  bon  air,  air  galant,  dans 
toute  la  personne,  et  de  tout  point  une  façon  suprême.  Personne,  en 
l'approchant,  n'échappait  au  désir  de  lui  plaire;  son  agrément  irré- 
sistible s'étendait  jusque  sur  les  femmes  (1). 

Le  duc  de  Longueville,  tout  descendant  de  Dunois  qu'il  était,  avait 
en  lui  peu  de  chevaleresque;  c'était  un  grand  seigneur  magnifique  et 

(1)  Après  ces  témoignages  d'une  personne  aussi  véridique  que  M"«  de  MoUeville, 
et  d'un  connaisseur  désintéressé  ici  comme  Retz ,  je  n'ai  garde  d'aller  demander  à 
cette  méchante  langue  et  à  ce  fou  de  Brienne  quelques  détails  moins  enchanteurs 


MADAME  DE  LONGUEVILLE.  44f3 

pacifique,  sans  liumeur,  assez  habile  dans  les  négociations  autant 
qu'un  indécis  peut  l'être.  On  l'envoya  pour  suivre  celles  de  Munster; 
M"""  de  Longuevillc  ne  l'y  alla  rejoindre  qu'au  bout  de  deux  ans 
(1646),  et  lorsque  déjà  le  prince  de  Marsillac  avait  fait  sur  elle  une 
impression  qu'il  avait  également  reçue. 

Le  monde  diplomatique  et  les  honneurs  dont  elle  fut  l'objet  la 
laissèrent  nonchalante  et  assez  rêveuse;  elle  en  pensait  volontiers  ce 
qu'elle  dit  un  jour  en  bâillant  de  la  Pucelle  de  Chapelain,  qu'on  lui 
voulait  faire  admirer  :  Oui^  c'est  bien  beau,  mais  c'est  bien  ennuyeux. 
—  «  Ae  vaut-il  pas  mieux,  madame,  lui  écrivait  durant  ce  temps  le 
soigneux  M.  de  Grasse,  que  vous  reveniez  à  l'hôtel  de  Longueville, 
où  vous  êtes  encore  plus  plénipotentiaire  qu'à  Munster?  Chacun  vous 
y  souhaite  cet  hiver.  Monseigneur  votre  frère  est  revenu  chargé  de 
palmes  ;  revenez  couverte  des  myrtes  de  la  paix  :  car  il  me  semble  que 
ce  n'est  pas  assez  pour  vous  que  des  branches  d'olivier.  »  Elle  reparut 
en  effet  à  Paris  en  mai  1647.  Cette  année  d'absence  avait  encore  ren- 
chéri son  prix  ;  le  retour  mit  le  comble  à  son  succès.  Tous  les  désirs 
la  cherchèrent.  Sa  ruelle,  est-il  dit,  devint  le  théâtre  des  beaux  dis- 
cours, du  fameux  duel  des  deux  sonnets,  et  aussi  de  préludes  plus 
graves.  Pour  parler  le  langage  de  M.  Godeau,  les  myrtes  commen- 
(,'aient  à  cacher  des  glaives. 

Son  frère  le  victorieux,  jusque-là  si  uni  à  ses  sentimens,  peu  à  peu 
s'en  sépare;  elle  s'en  irrite.  Son  autre  frère,  le  prince  de  Conti,  s'en- 
chaîne de  plus  en  plus  à  elle.  Marsillac  saisit  décidément  le  gouver- 
nail de  son  cœur. 

Suivre  la  vie  de  M""^  de  Longueville  à  cette  époque,  dans  les  riva- 
lités commençantes,  dans  les  intrigues  et  bientôt  les  guerres  de  la 
Fronde,  ce  serait  se  condamner  (chose  agréable  d'ailleurs  )  à  émietter 
les  mémoires  du  temps;  ce  serait  surtout  vouloir  enregistrer  tous  les 
caprices  d'une  ame  ambitieuse  et  tendre,  où  l'esprit  et  le  cœur  sont 
dupes  sans  cesse  l'un  de  l'autre;  ce  serait  prétendre  suivre  pas  à  pas 
l'écume  légère,  la  risée  des  flots  : 

In  vento  et  rapidâ  scribere  oportet  aquâ  (1). 
Attachons-nous  au  caractère.  La  Rochefoucauld ,  qui  eut  plus  que 

sur  une  telle  beauté,  détnils  suspects  et  qui  ne  se  rapporteraient  d'ailleurs  qu'à 
l'époTiue  déclinante.  Ce  qui  est  certain  de  M'"*'  de  Longueville,  c'est  que,  sans 
posséder  |)eut-êlre  de  certains  attraits  complets,  elle  sut  avoir  toute  la  grâce. 

(1)  Quatre  livres  de  mémoires  bien  lus  suffisent,  Retz  et  La  Rocliei'oucauld  , 
jimes  de  Molteville  et  de  Nemours. 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

personne  qualité  pour  la  juger,  nous  a  dit  déjà,  et  je  répète  ici  ce 
passage  trop  essentiel  au  portrait  de  M'"''  de  Longucville  i>our  ne  pas 
être  rappelé  :  «  Cette  princesse  avoit  tous  les  avantages  de  l'esprit  et 
de  la  beauté  en  si  haut  point  et  avec  tant  d'agrément,  qu'il  sembloit 
que  la  nature  avoit  pris  plaisir  de  former  en  sa  personne  un  ouvrage 
parfait  et  achevé;  mais  ces  belles  qualités  étoient  moins  brillantes  à 
cause  d'une  tache  qui  ne  s'est  jamais  vue  en  une  personne  de  ce 
mérite,  qui  est  que,  bien  loin  de  donner  la  loi  à  ceux  qui  avoient  une 
particulière  adoration  pour  elle,  elle  se  transformoit  si  fort  dans  leurs 
sentimens,  qu'elle  ne  reconnaissoit  plus  les  siens  propres.  » 

La  Rochefoucauld  ne  put  d'abord  se  plaindre  de  ce  défaut,  puis- 
qu'il lui  dut  de  la  conduire.  Ce  fut  l'amour  qui  chez  elle  éveilla  l'am- 
bition ,  mais  il  l'éveilla  si  vite,  pour  ainsi  dire,  qu'il  ne  s'en  distingua 
jamais. 

Contradiction  singulière  !  plus  on  considère  la  politique  de  M'"''  de 
Longueville,  et  plus  elle  se  confond  avec  son  caprice  amoureux; 
mais  si  l'on  serre  de  près  cet  amour  lui-même  f  et  plus  tard  elle  nous 
l'avouera],  il  semble  que  ce  n'est  plus  que  de  l'ambition  travestie, 
un  désir  de  briller  encore. 

Son  caractère  manquait  donc  tout-à-fait  de  consistance,  de  volonté 
propre.  Et  son  esprit,  notons-le  bien,  si  brillant  et  si  fin  qu'il  fût, 
n'avait  rien  qui  s'opposât  trop  directement  à  ce  manque  de  caractère. 
On  peut  voir  juste  et  n'avoir  pas  la  force  de  faire  juste.  On  peut  avoir 
de  la  raison  dans  l'esprit  et  pas  dans  la  conduite ,  le  caractère  entre 
les  deux  faisant  faute.  Mais  ici  le  cas  diffère  :  l'esprit  de  M""'  de  Lon- 
gueville n'est  pas,  avant  tout,  raisonnable;  il  est  fin,  prompt,  subtil, 
ingénieux,  tout  en  replis;  il  suit  volontiers  son  caractère,  qui  lui- 
même  fuit;  il  brille  volontiers  dans  les  entrecroisemens  et  les  dé- 
tours, avant  de  se  consumer  finalement  dans  les  scrupules.  Il  y  a 
beaucoup  de  l'hôtel  Rambouillet  dans  cet  esprit-là. 

«  L'esprit  de  la  plupart  des  femmes  sert  plus  à  fortifier  leur  folie 
que  leur  raison.  »  C'est  encore  l'auteur  des  Maximes  qui  dit  cela,  et 
M""  de  Longueville,  avec  toutes  ses  métamorphoses,  lui  était  certai- 
nement présente  lorsqu'il  l'a  dit.  Elle,  la  plus  féminine  des  femmes, 
lui  put  servir  du  plus  bel  abrégé  de  toutes  les  autres.  Au  reste,  s'il  a 
observé  évidemment  d'après  elle,  elle  aussi  semble  avoir  conclu 
d'après  lui;  l'accord  est  parfait.  La  confession  finale  de  M"'  de  Lon- 
gueville, que  nous  lirons,  ne  nous  paraîtra  que  la  traduction  chré- 
tienne des  Maximes. 

Retz,  moins  engagé  à  ce  sujet  que  La  Rochefoucauld,  et  qui 


MADAME  DE  LONGUEVILLE.  445 

aurait  bien  voulu  l'être  autant,  a  merveilleusement  parlé  de  M"""  de 
Longueville.  C'est  l'unique  gloire  de  notre  portrait,  de  rassembler 
tous  ces  traits:  «  Madame  de  Longueville  a  naturellement,  dit-il, 
bien  du  fond  d'esprit,  mais  elle  en  a  encore  plus  le  fin  et  le  tour.  Sa 
capacité,  qui  n'a  pas  été  aidée  par  sa  paresse ,  n'est  pas  allée  jusques 
aux  affaires  dans  lesquelles  la  haine  contre  M.  le  Prince  l'a  portée,  et 
dans  lesquelles  la  galanterie  l'a  maintenue.  Elle  avoit  une  langueur 
dans  ses  manières ,  qui  touchoit  plus  que  le  brillant  de  celles  mêmes 
qui  étoient  plus  belles;  elle  en  avoit  une  même  dans  l'esprit  qui 
avoit  ses  charmes ,  parce  qu'elle  avoit,  si  l'on  peut  le  dire,  des  réveils 
lumineux  et  surprenaus.  Elle  eût  eu  peu  de  défauts,  si  la  galan- 
terie ne  lui  en  eût  donné  beaucoup.  Comme  sa  passion  l'obligea  de 
ne  mettre  la  politique  qu'en  second  dans  sa  conduite,  d'héroïne  d'un 
grand  parti  elle  en  devint  l'aventurière.  La  Grâce  a  rétabli  ce  que  le 
monde  ne  lui  pouvoit  rendre.  » 

Autant,  dans  la  Fronde,  on  voit  M'"*'  de  Longueville  supérieure, 
comme  esprit,  à  M"'  de  Montbazon  par  exemple,  ou  à  M"*"  de  Che- 
vreuse  (ce  qui  est  trop  peu  dire),  ou  même  à  Mademoiselle,  autant 
elle  reste  inférieure  à  son  amie  la  princesse  Palatine,  véritable  génie, 
ferme,  ayant  le  secret  de  tous  les  partis,  et  les  dominant,  les  conseil- 
lant avec  loyauté  et  sang-froid;  non  pas  l'aventurière,  elle,  mais 
l'homme  d'état  de  la  Fronde.  «  Je  ne  crois  pas  que  la  reine  Elisabeth 
ait  eu  plus  de  capacité  pour  conduire  un  état,  »  dit  Retz. 

Pourquoi  Bossuet  n'a-t-il  pas  célébré  M""'  de  Longueville ,  comme 
il  a  fait  cette  autre  princesse  pénitente,  dont  il  prononçait  l'oraison 
funèbre  dans  l'église  de  ces  mêmes  carmélites  du  faubourg  Saint- 
Jacques?  M.  le  Prince,  qui  lui  demanda  cet  éloquent  office  pour  la 
mémoire  de  la  Palatine,  n'eut  pas  l'idée,  à  ce  qu'il  paraît,  quelques 
années  auparavant,  de  lui  exprimer  le  même  désir  à  l'égard  de  sa 
sœur.  En  jugea-t-il  l'accomplissement  par  trop  impossible  dans  cette 
bouche  retentissante?  Les  difficultés  en  effet  étaient  grandes;  la  péni- 
tence même  de  M""  de  Longueville  avait  gardé  quelque  chose  de 
rebelle.  Bossuet  n'aurait  pu  dire  ici  bien  haut,  comme  de  la  princesse 
Palatine  :  «  Sa  foi  ne  fut  pas  moins  simple  que  naïve.  Dans  les  fameuses 
questions  qui  ont  troublé  en  tant  de  manières  le  repos  de  nos  jours, 
elle  déclaroit  hautement  qu'elle  n'avoit  d'autre  part  à  y  prendre,  que 
celle  d'obéir  à  l'église.  »  Port-Royal  eût  été  un  écueil  plus  périlleux 
à  toucher  que  la  Fronde;  on  aurait  pu  encore,  dans  l'arrière-fond, 
faire ,  jusqu'à  un  certain  point,  vaguement  pressentir  M.  de  La  Ro- 
chefoucauld ou  M.  de  Nemours,  mais  non  pas  M.  Singlin. 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Comme  pourtant  quelques  traits  du  puissant  orateur  auraient  fixé, 
dans  une  mnjesté  gracieuse,  cette  figure  d^éblouissante  langueur,  ce 
caractère  d'ingénieuse  et  séduisante  fiiiblesse ,  d'une  faiblesse  qui  ne 
fut  jamais  plus  agissante  que  quand  elle  était  plus  subjuguée!  Comme 
elle  se  fût  admirablement  dessinée  dans  ce  même  fond  de  tempêtes 
et  de  (ourbillons  civils,  où  il  a  jeté  et  détaché  l'autre  princesse!  On 
coiuiaît  cette  grande  page  sur  la  Fronde ,  on  ne  la  saurait  trop  rouvrir, 
j'y  renvoie  (1).  Il  ne  l'eût  pas  écrite  autrement  pour  cette  oraison 
funèbre  absente,  qui  est  un  de  mes  regrets. 

A  défaut  de  cette  grandeur  de  peinture  qui  nous  supprimerait,  la 
chronique  des  mémoires  est  là  qui  nous  soutient.  En  me  servant  de 
la  clé  que  fournit  La  Rochefoucauld,  j'ai  pu  déjà,  dans  le  portrait 
de  ce  dernier,  simplifier  et  dire  comment  la  direction  de  M"""  de  Lon- 
gueville  fut  autre  r.vant  l'époque  de  la  prison  des  princes,  et  après 
cette  prison.  Dans  le  premier  temps,  c'est-à-dire  pendant  le  siège 
de  Paris  (16i8),  brouillée  avec  le  prince  de  Condé,  elle  ne  suivit  que 
les  intérêts  et  les  sentimens  de  M.  de  La  Rochefoucauld;  elle  les 
suivait  encore ,  lorsqu'après  la  signature  de  la  paix  (avril  16i9),  elle 
postulait  pour  lui  en  cour  brevets  et  privilèges,  lorsqu'après  l'arresta- 
tion des  princes  ses  frères  (janvier  1650),  elle  s'enfuyait  avec  toutes 
sortes  de  périls  de  Normandie  en  Hollande  par  mer  (2),  et  arrivait, 
bien  glorieuse  enfin ,  à  Stenay,  où  elle  traitait  avec  les  Espagnols  et 
troublait  Turenne. 

A  son  retour  en  France  après  la  sortie  des  princes  et  dans  les  pré- 
liminaires de  la  reprise  d'armes,  elle  semblait  suivre  encore  les  mêmes 
sentin.ens,  bien  qu'avec  un  abandon  moins  décida'.  On  la  voit  dans 
ses  conseils  près  de  M.  le  Prince ,  à  Saint-Maur,  tantôt  vouloir  l'ac- 
commodement parce  que  M.  La  Rochefoucauld  le  désire,  tantôt  vou- 
loir la  rupture  parce  que  la  guerre  l'éloigné  de  son  mari ,  «  qu'elle 
n'avoit  jamais  aimé,  dit  Retz,  mais  qu'elle  commençoit  à  craindre.  » 
Et  il  ajoute  :  «  Cette  constitution  des  esprits  auxquels  M.  le  Prince 


(1)  Oraison  funèbre  d'Anne  de  Gonzague,  depuis  ces  mots  :«  Pour /a  p/ongey 
entièrement  dans  l'amour  du  monde.,..  »  jusqu'à  cette  phrase  :  «  0  éternel  Roi  des 
siècles,  voilà  ce  qu'on  vous  préfère,  voilà  ce  qui  éblouit  les  âmes  qu'on  appelle 
grandes  !  » 

(2)  Ses  aventures  près  de  Dieppe  furent  romanesques.  Elle  erra  plusieurs  jours  le 
long  des  cotes.  Si  elle  avait  pu  faire  dans  le  pays  une  Vendée,  ou,  comme  on  disait 
alors,  une  Fronde,  elle  l'aurait  entreprise,  et  se  sentait  de  cœur  pour  cela.  Elle 
trouva  enfin  à  s'embarquer  à  bord  d'un  vaisseau  anglais,  et  y  fut  reçue  sous  le  nom 
d'un  gentilliomme  qui  s'était  battu  en  duel. 


MADAME   DE  LONGUEVILLE.  &i47 

avait  à  faire  eût  embarrassé  Sertoriiis  (1).  »  Fâcheux  et  bizarre  au- 
gure! cette  aversion  pour  le  mari  combattait  ici  les  intérêts  de 
l'amant,  et  pour  celui-ci,  n'en  pas  triompher,  c'était  déchoir.  Enlîn 
les  sentimens  de  M.  de  La  Rochefoucauld  cessent  positivement  d'être 
la  boussole  de  M"""  de  Longueville  :  elle  semble  accueillir  sans  défa- 
veur les  hommages  de  M.  de  Nemours;  elle  les  perd  peu  après  par 
l'intrigue  de  M"""  de  Chàtillon,  qui  les  ressaisit  comme  son  bien,  et 
qui  en  même  temps  trouve  moyen  d'obtenir  ceux  du  prince  de  Condé, 
lequel  échappe  de  nouveau  à  la  confiance  de  sa  sœur.  C'est  .^ï.  de  La 
Rochefoucauld  dont  la  politique  et  la  vengeance  ont  concerté  cette 
revanche  trois  fois  ulcérante  pour  M"""  de  Longueville.  Elle  était  déjà 
d'ailleurs  brouillée  ouvertement  avec  son  autre  frère,  le  prince  de 
Conti,  qu'elle  avait  jusqu'alors  absolument  gouverné,  et  même  sub- 
jugué (2).  Elle  perd  bientôt  ses  derniers  restes  d'espoir  sur  M.  de 
Nemours,  qui  est  tué  en  duel  par  M.  de  Beaufort,  et  dès  ce  moment 
sa  colère,  sa  haine  contre  lui  tournent  en  larmes,  comme  s'il  lui  était 
pour  la  première  fois  enlevé.  Vers  le  même  temps,  la  paix  finale  se 
conclut  (octobre  1G52  j  ;  la  cour  et  le  Mazarin  triomphent  ;  la  jeunesse 
fuit,  et  sans  doute  aussi  la  beauté  commence  à  suivre;  tout  manque 
donc  à  la  fois  ou  va  manquer  à  M""'  de  Longueville.  Étant  encore  à 
Bordeaux,  et  d'un  couvent  de  bénédictines  ou  elle  s'était  logée  aux 
approches  de  cette  paix ,  elle  écrivait  à  ses  chères  carmélites  du  fau- 
bourg Saint-Jacques,  avec  lesquelles,  dans  les  plus  grandes  dissipa- 
tions, elle  n'avait  jamais  tout-à-fait  rompu  :  «  Je  ne  désire  rien  avec 
tant  d'ardeur  présentement  que  de  voir  cette  guerre-ci  finie,  pour 
m'aller  jeter  avec  vous  pour  le  reste  de  mes  jours....  Si/ai  eu  des 
atlachemens  au  inonde,  de  quelque  nature  que  vons  les  puissiez-  ima- 
giner, ils  sont  lompus  et  même  brisés.  Cette  nouvelle  ne  vous  sera  pas 
désagréable...  Je  prétends  que,  pour  me  donner  une  sensibilité  pour 
Dieu  que  je  n'ai  point  encore,  et  sans  laquelle  je  ferois  pourtant 
l'action  que  je  vous  ai  dite,  si  l'on  avoit  la  paix ,  vous  me  fassiez  la 


(1)  Lemontey,  dans  sa  notice  sur  M™^  de  Longueville,  dit  qu'on  a  pu  dclinir  ainsi 
les  dernières  années  de  la  guerre  civile  :  «  Tournoi  de  deux  femmes,  Geneviève  de 
de  Condé  et  Anne  d'Aulriclie;  l'une  pour  fuir  son  mari ,  ratilre  pour  rapprocher  son 
cardinal.  » 

(2)  Ses  relations  avec  ses  deux  frères  eurent  tout  le  train  et  toute  l'apparence 
orageuse  des  passions.  Le  prince  de  Conti  en  particulier,  dès  son  entrée  dans  le 
monde,  s'était  mis  sur  le  pied  de  lui  plaire  plutôt  en  qualité  d'honnête  homme  que 
comme  frère.  Est-il  possible  de  dire  plus  et  en  même  temps  de  dire  moins?  Ce  ne 
peut  être  qu'une  femme  (  M'"'-'  de  Mottcville  )  qui  ail  trouvé  cela. 


hkS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grnro  de  m'écriro  souvent  et  de  me  confirmer  dans  l'horreur  que  j'ai 
pour  le  siècle.  Mandez-moi  quels  livres  vous  me  conseillez  de  lire.  » 

Antérieurement  à  cette  époque,  on  a  des  lettres  d'elle  à  ces  mêmes 
religieuses;  chaque  malheur,  je  l'ai  dit,  y  ramenait  involontairement 
son  regard;  elle  leur  avait  écrit  lorsqu'elle  avait  perdu  une  petite 
fille,  et  à  la  mort  aussi  de  M"^  la  Princesse  sa  mère.  Celle-ci  mourut 
pendant  que  la  duchesse  était  à  Stenay  (1).  C'est  de  là  qu'en  réponse 
aux  condoléances  venues  du  monastère  (octobre  l()50j,  partit  une 
touchante  lettre  adressée  à  la  mère  prieure  pour  solliciter  d'elle  des 
particularités  sur  les  circonstances  de  cette  mort  :  «  C'est  en  m'affli- 
geant  que  je  me  dois  soulager,  écrivait  M"^  de  Longueville.  Ce  récit 
fera  ce  triste  effet,  et  c'est  pourquoi  je  vous  le  demande;  car,  enfin, 
vous  voyez  que  ce  ne  doit  pas  être  le  repos  qui  succède  à  une  douleur 
comme  la  mienne,  mais  un  tourment  secret  et  éternel.  Aussi  je  me 
prépare  à  le  porter  en  la  vue  de  Dieu  et  de  mes  crimes  qui  ont  appe- 
santi sa  main  sur  moi.  Il  aura  peut-être  pour  agréable  l'humiliation 
de  mon  cœur  et  l'enchaînement  de  mes  misères  profondes...  Adieu, 
ma  chère  mère,  mes  larmes  m'aveuglent;  et  s'il  étoit  de  la  volonté  de 
Dieu  qu'elles  causassent  la  fin  de  ma  vie,  elles  me  paroîtroient  plutôt 
les  instrumens  de  mon  bien  que  les  effets  de  mon  mal.  «  M.  de  Grasse 
ne  cessait  aussi  de  lui  écrire,  et  il  l'avait  foit  avec  une  sorte  d'élo- 
quence, sur  cette  mort.  Ainsi  s'étaient  conservés,  même  aux  saisons 
du  plus  prodigue  délire,  des  trésors  secrets  de  cœur  chez  M™^  de  Lon- 
gueville. 

Ses  larmes ,  à  temps  renouvelées  et  abondantes ,  empêchaient  de 
tarir  en  elle  les  sources  cachées. 

Une  vie  vraiment  nouvelle  pourtant  va  commencer.  Elle  a  trente- 
quatre  ans.  Elle  quitte  Bordeaux  par  ordre  de  la  cour,  s'avance  jus- 
qu'à Montreuil-Bellay,  domaine  de  son  mari,  en  Anjou,  et  de  là 
jusqu'à  Moulins.  En  cette  ville,  elle  descend  aux  Filles  de  Sainte- 
Marie,  et  y  visite  le  tombeau  du  duc  de  Montmorency,  son  oncle, 


(1)  Un  éloquent  détail  à  ce  sujet  nous  revient  par  les  Mémoires  de  M.  de  Chateau- 
briand ,  en  ce  passage  dont  sa  bienveillance  nous  a  permis  de  nous  décorer  :  «  La 
princesse  de  Condé,  près  d'expirer,  dit  à  M"»  de  Brienue  :  «  Ma  chère  amie,  mandez 
«à  celte  pauvre  misérable  qui  est  à  Stenay  Tétat  où  vous  me  voyez,  et  qu'elle 
«  apprenne  à  mourir.  »  Belles  paroles!  mais  la  princesse  oubliait,  continue  M.  de 
Chateaubriand ,  qu'elle-même  avait  été  aimée  d'Henri  IV,  (|u'emmenée  à  Bruxelles 
par  son  mari,  elle  avait  voulu  rejoindre  le  Béarnais,  s'échapper  la  nuit  par  une 
fenêtre  et.  faire  ensuite  trente  ou  quarante  lieues  à  cheval  :  elle  était  alors  une 
pauvre  misérable  de  dix-sept  ans.  » 


MADAME  DE  LONGUEVILLE.  449 

dont  la  mort  tragique  l'avait  tant  touchée  à  cet  âge  encore  pur  de 
treize  ans,  et  lui  devenait  d'une  bien  haute  leçon,  aujourd'hui  qu'elle- 
môme  sortait  vaincue  des  factions  civiles.  Sa  tante,  veuve  de  M.  de 
Montmorency,  était  supérieure  de  ce  monastère.  Un  exemple  de  si 
chaste  et  pieuse  uniformité  agit  plus  que  tout  sur  cette  imagination 
aisément  saisie,  sur  cette  ame  à  peine  échouée  et  encore  trempée  du 
naufrage.  Un  jour,  à  Moulins,  au  miheu  d'une  lecture  de  piété,  «il 
se  tira  (c'est  elle-même  qui  parle)  comme  un  rideau  de  devant  les 
yeux  de  mon  esprit  :  tous  les  charmes  de  la  vérité  rassemblés  sous 
un  seul  objet  se  présentèrent  devant  moi;  la  foi,  qui  avoit  demeuré 
comme  morte  et  ensevelie  sous  mes  passions,  se  renouvela  ;  je  me  trou- 
vai comme  une  personne  qui,  après  un  long  sommeil  où  elle  a  songé 
qu'elle  étoit  grande,  heureuse,  honorée  et  estimée  de  tout  le  monde, 
se  réveille  tout  d'un  coup,  et  se  trouve  chargée  de  chaînes,  percée 
de  plaies,  abattue  de  langueur  et  renfermée  dans  une  prison  obscure.» 
—  Après  dix  mois  de  séjour  à  Moulins,  elle  fut  rejointe  par  le  duc  de 
Longueville,  qui  l'emmena  avec  toutes  sortes  d'égards  dans  son  gou- 
vernement de  Normandie.  De  nouvelles  atteintes  s'ajoutaient  à  chaque 
instant  aux  anciennes;  la  moindre  annonce  de  quelque  succès  de 
M.  le  Prince,  qui  avait  passé  aux  Espagnols,  et  qui  n'y  était  en  défi- 
nitive que  par  suite  des  suggestions  de  sa  sœur,  ravivait  tous  les 
remords  de  celle-ci ,  et  prolongeait  l'équivoque  de  sa  situation  par 
rapport  à  la  cour.  Elle  se  réconcilia  en  ces  années  avec  le  prince  de 
Conti,  et  se  lia  étroitement  avec  la  princesse  de  Conti,  sa  belle-sœur, 
qui,  nièce  du  Mazarin,  rachetait  ce  rang  suspect  par  de  hautes 
vertus;  ces  trois  personnes  devinrent  bientôt  à  l'envi  des  émules  dans 
les  voies  de  la  conversion.  Pourtant,  M'"''  de  Longueville  manquait 
de  direction  encore,  et  avec  son  genre  de  caractère,  avec  cette  habi- 
tude de  ne  suivre  jamais  que  des  sentimens  ado])tifs,  et  de  ne  les 
régler  que  sur  une  volonté  préférée,  elle  avait  plus  que  personne 
besoin  d'un  guide  très  ferme.  Elle  écrivait  de  Rouen  pour  demander 
conseil  à  M""  de  Montmorency  sa  tante,  à  une  amie  intime,  la 
prieure  des  Carmélites  de  Paris,  M"''  du  Vigean  (1),  à  d'autres  encore. 
Elle  s'adressa  à  l'abbé  Camus  (depuis  évêque  de  Grenoble  et  car- 
dinal), récemment  converti  lui-même,  et  qui  lui  répondait  :  «  Dieu 
vous  mènera  plus  loin  que  vous  ne  pensez,  et  demande  de  vous  des 

(1)  M"«  du  Vigean  avait  été  aimée  du  duc  d'Enghien  autrefois,  avant  la  Fronde; 
il  voulait  môme  se  démarier,  dit-on ,  et  l'épouser;  ces  amours,  traversées  par  M"«de 
Longueville,  qui  en  avertit  M.  le  Prince  son  père,  avaient  eu,  du  coté  de  la  dame, 
le  cloître  pour  tombeau. 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  dont  il  n'est  pas  encore  temps  de  vous  parler.  Quand  on 
examine  sa  conduite  sur  les  principes  de  l'Évangile,  on  y  trouve  des 
vides  etl'royables.  »  Mais  le  médecin  éclairé,  et  qui  sût  prendre  en  main 
cette  ame  oscilbinte  et  endolorie,  tardait  toujours.  C'est  alors  que  les 
conseils  de  M.  de  Bernières,  de  M.  Le  Naiu  peut-être  (  père  de  M.  de 
ïillemont  et  chef  du  conseil  de  M""  de  Longueville) ,  à  coup  sur  l'en- 
tremise de  M.  de  Sablé,  indiquèrent  à  la  postulante  en  peine  Port- 
Royal  et  ses  directeurs. 

A  la  date  d'avril  1661 ,  on  lit  dans  une  lettre  de  la  mère  Angélique 
à  M""'  de  Sablé,  qu'elle  avait  vu  M""  de  Longueville,  et  l'avait  trouvée 
plus  solide  et  plus  mûrie  qu'on  ne  la  lui  avait  annoncée  :  «  Tout  ce 
que  j'ai  vu  en  peu  de  temps  de  cette  princesse  m'a  semblé  tout  d'or 
fin.  »  M.  Singlin,  déjà  obligé  à  cette  époque  de  se  cacher  pour  éviter 
la  Bastille,  consentit  à  se  rendre  près  de  .^I""  de  Longueville,  et  il  fut 
celui  qui  le  premier  éclaira  et  régla  sa  pénitence. 

Je  trouve  une  lettre  de  M"*"  de  V<»rtus  à  M"""  de  Sr.blé,  ainsi  conçue 
(car,  selon  moi ,  tous  les  détails  ont  du  prix  touchant  des  personnes  si 
élevées,  si  délicates  et  finalement  si  respectables)  : 

«  Enfin  je  reçus  hier  au  soir  un  billet  de  la  dame  (Mme  de  Longueville). 
On  vous  supplie  donc  de  faire  en  sorte  que  votre  ami  {M.  Singlin)  vienne 
demain  ici ,  alin  qu'on  n"ait  pas  Tinquiétude  qu'il  soit  connu  dans  son  quartier. 
11  peut  venir  en  chaise  et  renvoyer  ses  porteurs,  et  je  lui  donnerai  les  miens 
pour  le  reporter  où  il  lui  plaira.  S'il  lui  plaît  de  venir  dîner,  on  le  mettra  dans 
une  chambre  où  personne  ne  le  verra  qui  le  connaisse,  et  il  est  mieux,  ce  me 
semble,  qu'il  vienne  d'assez  bonne  heure,  c'est-à-dire  entre  dix  et  onze  heures 
au  plus  tard...  J'ai  bien  envie  que  cela  soit  fait,  car  cette  pauvre  femme  (1) 
n'a  pas  de  repos.  Faites  bien  prier  Dieu,  je  vous  en  conjure.  Si  je  la  puis  voir 
en  de  si  bonnes  mains,  j'aurai  une  grande  joie,  je  vous  l'avoue;  il  me  semble 
que  je  serai  comme  ces  personnes  qui  voient  leur  amie  pourvue  et  qui  n'ont 
plus  qu'à  se  tenir  en  repos  pour  elles.  C'est  que ,  dans  la  véiité ,  cette  personne 
se  fait  d'étranges  peines,  qu'elle  n'aura  plus  quand  elle  sera  fixée.  J'ai  bien  peur 
que  votre  ami  ait  trop  de  dureté  pour  nous.  Enfin,  il  faut  prier  Dieu  et  fin 
recommander  cette  affaire  (2).  » 

M.  Singlin,  une  fois  introduit,  revint  souvent;  il  faisait  ses  visites 

(1)  Cette  pauvre  femme.  M>"^  do  Sévigné,  parlant  de  la  n:oil  de  M.  de  Turenue, 
dit  ce  pauvre  homme.  Si  grands  que  nous  soyons  ou  que  non.-;'  croyons  être,  il  est 
plus  d'une  circonstance,  et  il  viendra  tôt  ou  lard  un  jour  où  l'on  dira  de  nous  :  Ce 
pauvre  homme!  Cette  pauvre  femme',  el  où  roii  ne  dira  que  juste  par  cette  expres- 
sion de  pitié,  qui  sera  encore,  à  la  bien  prendre,  une  générosité  d'anie. 

(2)  Bibliothèque  du  roi,  manuscrits.  Papiers  de  M^^^  de  Sablé.  Résidu  de  Saint- 
Germain,  paquet  i,  n»  6,  7e  portefeuille. 


MADAME  DE   LONGUE  VILLE.  451 

déguisé  en  médecin  et  sous  l'énorme  perruque  qui  était  alors  de 
rigueur;  il  avait  besoin  de  se  dire,  ])0ur  se  justifier  à  lui-même  ce 
déguisement,  qu'il  était  bien  médecin  en  effet.  On  le  tint  quelque 
temps  caché  à  Méru,  dans  la  terre  de  la  princesse.  Est-ce  trop  raffiner 
que  de  croire  que  ces  mystères ,  ces  précautions  infinies  et  concertées 
en  vue  de  la  pénitence,  étaient  pour  M"''  de  Longueville  comme  un 
dernier  attrait  d'imagination  romanesque  à  l'entrée  de  la  voie  sévère? 

On  pcssède  son  examen  de  conscience  écrit  par  elle-même  après 
la  confession  générale  qu'elle  fit  à  M.  Singlin,  le  24  novembre  1661. 
C'est  un  morceau  à  rapprocher  de  cette  autre  confession  de  la  prin- 
cesse Palatine ,  écrite  par  celle-ci  sur  le  conseil  de  l'abbé  de  Rancé , 
et  si  magnifiquement  paraphrasée  par  Bossuet.  Il  les  faut  lire  sans 
superbe  et  d'un  cœur  simple  :  il  n'y  a,  dans  ces  morceaux  en  eux- 
mêmes,  rien  d'agréable  ni  de  flatteur. 

Mais,  à  ne  voir  encore  qu'humainement  et  au  seul  point  de  vue 
d'observation  psychologique ,  de  telles  pièces  méritent  tout  regard 
[respectus).  Si  elles  nous  détaillent  le  cœur  humain  dans  sa  plus 
menue  petitesse ,  c'est  que  cette  petitesse  en  est  le  fond  ordinaire , 
définitif;  elles  le  vont  ainsi  poursuivre  et  démontrer  petit  à  tous  les 
degrés  de  sa  profondeur. 

M"^  de  Longueville  considère  ce  renouvellement  comme  étant 
pour  elle  le  premier  pas  d'une  vie  vraiment  pénitente  : 

«  Il  y  avoit  long-temps  que  je  cherchois  (ce  me  sembloit)  la  voie  qui  mène 
à  la  vie,  mais  je  croyois  toujours  de  n'y  être  pas,  sans  savoir  pourtant  précisé- 
ment ce  qui  étoit  mon  obstacle;  je  sentois  qu'il  y  en  avoit  entre  Dieu  et  moi , 
mais  je  ne  le  connaissois  pas,  et  proprement  je  me  sentois  comme  n'étant  pas 
à  ma  place;  et  j'avois  une  certaine  inquiétude  d'y  être ,  sans  pourtant  savoir  où 
elle  étoit,  ni  par  où  il  la  falloit  chercher.  Il  me  semble,  au  contraire,  depuis 
que  je  me  suis  mise  sous  la  conduite  de  M.  Singlin ,  que  je  suis  proprement  à 
cette  place  que  je  cherchois,  c'est-à-dire  à  la  vraie  entrée  du  chemin  de  la  vie 
chrétienne,  à  l'entour  duquel  j'ai  été  jusques  ici  (1).  » 

(1)  Supplément  au  Nécrologe  de  Port-Royal ,  in-i»,  pag.  137  et  suiv.  — On  peut 
remarquer  dans  cet  examen  de  la  duchesse  de  Longueville,  et  en  général  dans  toutes 
ses  lettres  manuscrites  dont  j'ai  vu  une  quantité,  un  style  suranné,  et  bien  moins 
élégant  qu'on  n'attendrait,  beaucoup  moins  vif  et  précis,  par  exemple,  que  celui 
des  divines  lettres  et  réflexions  de  M'ne  de  La  Vallière,  publiées  en  un  volume  par 
M""®  de  Genlis,  C'est  qu'il  y  a  vingt-cinq  ans  de  différence  dans  l'âge  de  ces  deux 
illustres  personnes;  M'"^  de  La  Vallière  est  une  contemporaine  exactede  La  Bruyère, 
presque  de  Fénelon  ;  M"""  de  Longueville  était  formée  entièrement  avant  Louis  XIV. 
Mais  qu'on  aille  au  fond  et  au  bout  de  ces  longueurs  de  phrases,  la  flnesse  se  retrou- 
vera. 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avant  de  s'embarquer  à  écouter  sa  confession  générale  et  de  s'en- 
gager par  là  à  lui  donner  conduite,  M.  Singlin  voulut  d'abord  savoir 
d'elle  si  elle  se  sentait  disjjosée  à  quitter  le  monde  au  cas  qu'un  jour 
elle  fût  à  même  de  le  faire.  Elle  lui  répondit  en  toute  sincérité  qu'oui. 
Cet  aveu  et  ce  vœu  obtenus,  il  exigea  qu'elle  continuât  de  s'occuper 
de  ses  affaires  extérieurement,  tant  qu'il  le  fallait,  et  sans  lui  per- 
mettre de  les  appeler  misérables. 

En  habile  docteur  et  praticien  de  l'ame  qu'il  était,  ]\I.  Singlin,  du 
premier  coup  d'œil,  lui  découvrit  son  défaut  capilal,  cet  orgueil 
qu'elle-même  avait  quasi  ignoré,  dit-elle,  depuis  tant  d'années. 
C'est  ce  qu'aussi  la  duchesse  de  Nemours  dénonce  dans  ses  Mémoires 
en  cent  façons.  Il  est  curieux  de  voir  comme  les  incriminations  de 
celle-ci ,  les  indications  de  M.  Singlin ,  et  les  aveux  sincères  de  M'"*"  de 
Longueville  se  rejoignent  justement  et  concordent  :  «  Les  choses 
qu'il  [l'orgueil)  produisoit,  écrit  la  pénitente,  ne  m'étoient  pas 
inconnues;  mais  je  m'arrétois  seulement  à  ses  effets  que  je  considérois 
bien  comme  de  grandes  imperfections;  pourtant,  par  tout  ce  qu'on 
m'en  a  découvert,  je  vois  bien  que  je  n'allois  pas  à  cette  source.  Ce 
n'est  pas  que  je  ne  reconnusse  bien  que  l'orgueil  avoit  été  le  principe 
de  tous  mes  égaremens ,  mais  je  ne  le  croyois  pas  si  vivant  qu'il  est, 
ne  lui  attribuant  pas  tous  les  péchés  que  je  commcttois ,  et  cependant 
je  vois  bien  qu'ils  tiroient  luus  leur  origine  de  ce  principe-là.  »  Elle 
reconnaît  à  présent  que,  du  temps  même  de  ses  égaremens  les  plus 
criminels,  le  plaisir  qui  la  touchait  était  celui  de  l'esprit,  celui  qui 
tient  à  l'amour-proprc,  les  autres  naturellement  ne  raltirant  pas.  Ces 
deux  misérables  mouvemens,  plaisir  de  l'esprit  et  orgueil,  qui  n'en 
sont  qu'un,  entraient  dans  toutes  ses  actions  et  faisaient  l'ame  de 
toutes  ses  conduites  :  «  J'ai  toujours  mis  ce  plaisir,  que  je  cherchois 
tant,  à  ce  qui  flattoit  mon  orgueil,  et  proprement  à  me  proposer  ce 
que  le  Démon  proposa  à  nos  premiers  parens  :  Vous  serez  comme  des 
Die?^^:^  /  Et  cette  parole ,  qui  fut  une  flèche  qui  perça  leur  cœur,  a  tel- 
lement blessé  le  mien ,  que  le  sang  coule  encore  de  cette  profonde 
plaie ,  et  coulera  long-temps,  si  Jésus-Christ  par  sa  grâce  n'arrête  ce 
flux  de  sang...  »  Cette  découverte  qu'elle  doit  pour  la  première  fois 
dans  toute  son  étendue  à  M.  Singlin,  cette  veine  monstrueuse  qu'il 
lui  a  fait  toucher  au  doigt  et  suivre  en  ses  moindres  rameaux ,  et  qui 
lui  paraît  maintenatit  composer  à  elle  seule  l'entière  substance  de  son 
ame,  l'épouvante  et  la  mène  jusque  sur  le  bord  de  la  tentation  du  dé- 
couragement. Elle  appréhende  désormais  de  retrouver  l'orgueil  en 
tout,  et  cette  docilité  môme,  qui  paraît  le  seul  endroit  sain  de  son  ame, 


MADAME  DE  LONGUEVILLE.  453 

lui  devient  suspecte;  elle  craint  de  n'être  docile  qu'en  apparence,  et 
parce  qu'en  obéissant  on  plaît,  qu'on  regagne  par  là  l'estime  qu'on 
a  perdue.  Il  lui  semble,  en  un  mot,  voir  jusque  dans  cette  docilité 
son  orgueil  qui  se  transforme ^  s'il  faut  ainsi  dire,  en  Ange  de 
lumière,  pour  avoir  de  quoi  vivre.  Effrayée,  elle  s'arrête,  elle  ne  peut 
que  s'écrier  à  Dieu ,  face  contre  terre ,  à  travers  de  longs  silences  : 
Sava  me  etsanabor. 

Mais  une  lettre  de  M.  Singlin  qu'elle  reçoit,  et  qu'elle  lit  après 
avoir  prié,  la  console  en  lui  prouvant  que  ce  serviteur  de  Dieu  ne 
désespère  pas  d'elle  ni  de  ses  plaies.  Je  pourrais,  si  c'était  ici  le  lieu, 
multiplier  les  extraits  encore,  et  trahir  sans  ménagement,  dans  toute 
leur  subtilité  naïve  et  leur  négligence  déjà  vieillie ,  ces  délicatesses 
de  conscience  d'un  esprit  naguère  si  élégant  et  si  superbe,  à  pr'sent 
si  abaissé  et  comme  abîmé.  Elle  se  connaît  dorénavant,  elle  se  décrit 
et  se  décompose  à  nu.  Sa  description,  en  un  endroit,  tombe  juste 
avec  ce  qu'en  dit  Retz,  et  semble  précisément  y  répondre.  On  se 
rappelle  cette  paresse  et  cette  langueur,  qu'il  nous  peint  interrompue 
tout  d'un  coup  chez  elle  par  des  réveils  de  lumière.  Voici  la  traduc- 
tion chrétienne  et  moralement  rigoureuse  de  ce  trait  d'apparence 
charmante.  Encore  une  fois,  je  ne  demande  pas  pardon  pour  le 
négligé  du  récit;  tout  indigne  qu'on  est,  quand  on  s'est  plongé  à 
fond  dans  ces  choses,  on  se  sent  tenté  plutôt  de  dire  comme  Bossuet 
parlant  du  songe  de  la  princesse  Palatine  :  Jr  nieplais  à  réprter  toutes 
CCS  paroles,  malgré  les  oreilles  délicates;  elles  effacent  les  discours  les 
plus  magnifiques ,  et  je  voudrais  ne  parler  plus  que  ce  langage. 

«  En  recevant  la  leUre  de  !M.  Sini^lin ,  qui  m'a  paru  fort  grosse ,  écrit  M""'  de 
Longueville,  et  qui  par  là  me  faisoit  espérer  bien  des  cluses  de  cette  part  qui 
est  présentement  ce  qui  m'occupe,  je  l'ai  ouverte  rapidement,  comme  ma 
nature  me  porte  toujours  à  mon  occupation  d'esprit;  comme  au  contraire  (je 
dis  ceci  pour  me  faire  connaître)  elle  me  donne  une  si  grande  négligence  et 
froideur  pour  ce  qui  n'est  pas  mon  occupation  présente,  qui  est  toujours  forte 
et  unique  en  moi.  Et  c'est  ce  qui  me  fait  croire  violente  et  emportée  au\  uns, 
parce  qu'ils  m'ont  vue  dans  mes  passions  ou  même  dans  mes  plus  petites 
inclinations  et  pentes;  et  à  d'autres,  lente  et  paresseuse,  morte  même,  s'il 
faut  user  de  ce  mot,  parce  qu'ils  ne  m'ont  pas  vue  touchée  de  ce  dont  je  l'ai 
été,  soit  en  mal,  soit  en  bien.  C'est  aussi  pourquoi  l'on  m'a  définie  comme  si 
j'eusse  été  deux  personnes  d'humeur  même  opposée,  ce  qui  a  fait  dire  quelque- 
fois que  j'étais  fourbe,  quelquefois  que  j'étais  changée  d'humeur,  ce  qui 
n'était  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  ce  qui  venait  des  différentes  situations  où  on 
me  trouvait.  Car  fêtais  morte,  comme  la  mort,  à  tout  ce  qui  n'était  pas 
dans  ma  tête,  et  toute  vivante  aux  moindres  parcelles  des  choses  qui  me 
TOME  xxill.  29 


V5i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

touchaient.  .)"ai  toujours  le  diminutif  <le  cette  humeur,  et  je  ne  m'y  laisse  que 
trop  dominer.  Par  cette  humeur  donc ,  j'ai  ouvert  avec  rapidité  cette  lettre.  » 

Elle  poursuit  de  la  sorte ,  et  ajoute  bien  des  aveux  sur  ses  prompts 
dégoiits,  ses  mobilités  d'bumeur,  ses  brusques  sécheresses  envers  les 
gens,  si  elle  n'y  prenait  garde.  J'y  surprends  surtout  d'incroyables 
témoignages  de  cet  esprit,  avant  tout  délié  et  fin,  qui  n'a  plus  à 
creuser  que  son  propre  labyrinthe  ii).  Elle  dit  en  finissant: 

«Il  m'est  venu  encore  une  pensée  sur  moi-même,  c'est  que  je  suis  fort 
aise,  par  amour -propre,  qu'on  m'ait  ordonné  d'écrire  tout  ceci,  parce 
que  sur  toute  chose  j'aime  à  m'occuper  de  moi-même,  et  à  en  occuper  les 
autres,  et  que  l'amour-propre  fait  qu'on  aime  mieux  parler  de  soi  en  mal, 
que  de  n'en  rien  dire  du  tout.  J'expose  encore  cette  pensée,  et  la  soumets  en 
l'exposant,  aussi  bien  que  toutes  les  autres  (2).  » 

J'ai  copie  de  plusieurs  lettres  manuscrites  de  M"*"  de  Longueville, 
toutes  également  de  scrupules  et  de  troubles,  sur  quelque  action 
qu'elle  croit  de  source  humaine,  sur  quelque  péché  oublié,  sur  une 
absolution  reçue  avec  une  conscience  douteuse.  Elle  pratiquait  la 
pénitence  et  la  mortification  par  ces  vigilances  continuelles  et  ces 
angoisses  encore  plus  que  par  ses  cilices. 

Sur  le  conseil  de  M.  Singlin ,  M'"'  de  Longueville  s'occupa  avant 
tout  d'aumônes  et  de  restitutions  dans  les  provinces  ravagées  par  sa 

(1)  Par  exemple  dans  ce  passade,  qui  échappe  presque  à  force  de  ténuité,  à  force 
de  dédoul)iement  et  de  reploiement  du  cheveu  de  la  pensée.  Elle  se  reproche,  en  se 
condamnant  elle-même,  de  désirer  tout  bas  de  voir  ses  condamnations  condamnées, 
et  de  vouloir  découvrir,  parcelle  sorle  de  provocation  dcloiirnée,  si  on  n'a  pas 
d'elle  quehine  peu  de  bonne  opinion.  «  Je  me  défigure  en  partie,  dit-elle,  pour 
m'allirer  le  plaisir  de  connoîlre  qu'on  croit  plus  de  bien  de  moi ,  et  c'est  même  un 
arlilice  de  mon  amour-propre  et  de  ma  curiosité  de  me  pousser  à  me  dépeindre 
déleclueuse,  pour  savoir  an  vrai  ce  que  l'on  croit  de  moi,  et  satisfaire  par  même 
voie  mon  orgueil  et  ma  curiosité.  »  Toujours  la  méthode  d'esprit  de  l'hôtel  Ram- 
bouillet; c'est  l'application  seule  qui  a  changé. 

(2)  M.  de  La  Rochefoucauld  aurait  c\\  quelque  droit  de  revendiquer  cette  pensée 
comme  très  voisine  d'une  des  siennes  ;  «  Ce  qui  fait,  a-t-il  dit,  que  les  amans  et 
les  maîtresses  ne  s'ennuient  point  d'èire  ensemble,  c'est  qu'ils  parlent  toujours 
d'eux-mêmes.  »  Je  me  pose  une  question  :  Si  M.  de  La  Rocbefoucauld  avait  lu  cette 
confession  de  M'"^  de  Longueville,  en  aurait-il  été  touché?  aur;iit-il  changé  de 
jugement  sur  elle?  On  en  peut  douter.  Il  aurait  toujours  prétendu  y  suivre  la 
môme  nature  s'inqniélant,  se  raffinant  |iour  se  reprendre  à  mieux,  et  persistant 
sous  ses  transes.  «  L'orgueil  est  égal  dans  tous  les  hommes,  a-t-il  dit  encore,  et  il 
n'y  a  de  diflVrence  qu'aux  moyens  et  à  la  manière  de  le  mettre  au  jour.  »  Il  lui  eût 
fallu  avoir  en  lui  le  rayon  pour  le  voir  eu  elle  comme  il  y  était.  Là  git  la  difficulté 
toujours. 


MADAME  DE  LONGUEVILLE.  455 

faute  durant  les  guerres  civiles.  A  la  mort  de  M.  Singlin ,  elle  passa 
sous  la  direction  de  M.  de  Saci.  Lorsque  celui-ci  fut  à  la  Bastille,  elle 
eut  M.  Mnrcel,  curé  de  Saint-Jacques,  et  d'autres  également  surs; 
elle  écrivait  très  assiduement  au  saint  évèque  d'Aleth  (Pavillon),  et 
suivait  en  détail  ses  réponses  comme  des  oracles. 

Le  duc  de  Longue\ille  élai»t  mort  en  mai  16G3,  elle  pouvait  courir 
dorénavant  avec  moins  de  retard  dans  cette  voie  de  la  pénitence  qui 
la  réclamait  tout  entière.  Les  troubles  seuls  de  l'église  à  cette  époque 
la  retenaient  encore.  Elle  fut  très  active  pour  Port-Royal  en  ces  an- 
nées difficiles.  La  révision  du  Nouveau-Testament  dit  de  Mans  s'acheva 
dans  des  conférences  qui  se  tenaient  chez  elle.  A  partir  de  1606,  elle 
eut  cachés  dans  son  hôlel  Arnaidd,  Nicole  et  le  docteur  Lalane. 
On  en  raconte  quelques  anecdotes  assez  vraisemblables,  qui  durent 
égayer  un  peu  les  longueurs  de  cette  retraite. 

Arnauld,  un  jour,  y  fut  attaqué  de  fièvre;  la  princesse  fit  venir  le 
médecin  Brayer  et  lui  recommanda  d'avoir  un  soin  particulier  d'un 
gentilhomme  qui  logeait  depuis  peu  chez  elle;  car  Arnauld  avait  pris 
l'habit  séculier,  la  grande  perruque,  l'épée,  tout  l'attirail  d'un  gentil- 
homme. Brayer  monte  et,  après  le  pouls  tâté,  il  se  met  à  parler  d'un 
hvre  nouveau  qui  fait  bruit,  et  qu'on  attribue,  dit-il ,  à  messieurs  de 
Port-Royal  :  «  Les  uns  le  donnent  à  M.  Arnauld,  les  autres  à  M.  de 
Saci  ;  mais  je  ne  le  crois  pas  de  ce  dernier,  il  n'écrit  pas  si  bien.  »  A 
ce  mot,  Arnauld  oubliant  le  rôle  de  son  habit  et  secouant  vivement 
son  ample  perruque  :  «  Que  voulez-vous  dire,  monsieur?  s'écrie-t-il; 
mon  neveu  écrit  mieux  que  moi.  »  Brayer  descendit  en  riant  et  dit 
à  M"'"  de  Longueviile  :  «  La  maladie  de  votre  gentilhomme  n'est  p;is 
considérable.  Je  vous  conseille  cependant  de  faire  en  sorte  qu'il  ne 
voie  personne  :  il  ne  faut  pas  le  laisser  parler.  )>  Tel  ('tait  au  vrai, 
dans  son  ingénuité,  le  grand  comploteur  et  chef  de  pnrti  Arnauld. 

On  voit  dans  les  fragmens  (à  la  suite  de  l'Histoire  de  Port-Boyal, 
par  Racine)  que  Nicole  était  plus  au  goût  de  M"""  de  Longueviile 
qu'Arnauld,  comme  plus  poli  en  effet,  plus  attentif.  Dans  les  entre- 
tiens du  soir,  le  bon  Arnauld,  près  de  s'endormir  au  coin  du  feu,  et 
rentrant  tète  baissée  dans  l'égalité  chrétienne,  défesait  tout  douce- 
ment ses  jarretières  devant  elle  :  ce  qui  la  faisait  nu  peu  sovj'jrir. 
Nicole  avait  plus  d'usage;  on  dit  pourtant  qu'un  jour,  par  distraction , 
il  posa  en  entrant  son  chapeau ,  ses  gants,  sa  canne  et  son  manclion 
sur  le  lit  de  la  princesse!  Tout  cela  faisait  partie  de  sa  pénitence. 

Elle  contribua  autant  qu'aucun  prélat  à  la  paix  de  l'église.  Ces 
négociations  croisées,  si  souvent  renouées  et  rompues,  leur  activité 

29. 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secrète,  et  le  centre  où  elle  était ,  recommençaient  pour  elle  la  seule 
Fronde  permise,  et  lui  en  rendaieiit  (piclques  émotions  à  bonne  (in  et 
en  toute  sûreté  de  conscience.  En  apprenant  un  matin  (vers  1063) 
l'une  des  ruptures  qu'on  imputait  aux  jésuites,  elle  disait  avec  son 
tour  d'esprit  :  «  J'ai  été  assez  simple  pour  croire  que  les  Révérends 
Pères  agissaient  sincèrement;  il  est  vrai  que  je  n'y  croyais  que  d'hier 
au  soir.  »  Enfin  des  négociations  sérieuses  s'engagèrent  :  M.  deGon- 
drin,  archevêque  de  Sens,  concertait  tout  avec  elle.  Elle  écrivit  au 
pape  pour  justifier  les  accusés  et  garantir  leur  foi;  elle  écrivit  au 
secrétaire  d'état,  le  cardinal  Azolin,  pour  l'intéresser  à  la  conclusion. 
Avec  la  princesse  de  Conti,  elle  mérita  d'être  saluée  une  mère  de 
l'ég'ise. 

La  paix  foite,  elle  fit  bâtir  à  Port-Royal-des-Champs  un  corps-de- 
logis  ou  petit  hôtel  qui  communiquait  par  une  galerie  avec  une  tri- 
bune de  l'église.  A  partir  de  1G72,  elle  se  partagea  entre  ce  séjour  et 
celui  de  ses  fidèles  carmélites  du  foubourg  Saint-Jacques,  chez  les- 
quelles elle  avait  déjà  un  logement.  Des  épreuves  bien  douloureuses 
du  dehors  achevèrent  de  la  pousser  vers  ces  deux  asiles,  où  elle  allait 
être  si  ardente  à  se  consumer  :  la  perte  d'abord  de  sa  belle-sœur,  la 
princesse  de  Conti ,  l'imbécillité  et  la  mauvaise  conduite  de  son  fils 
aîné,  le  comte  de  Dunois,  la  mort  surtout  de  son  fils  chéri ,  le  comte  de 
Saint-Paul.  Elle  ne  quitta  tout-à-lait  l'hôtel  de  Longueville  qu'après 
cette  dernière  mort  si  cruelle,  et  qui  nous  est  tant  connue  par  l'ad- 
mirable lettre  de  M"""  de  Sévigné.  Le  jeune  IM.  de  Longueville  l'ut  tué, 
on  le  sait,  un  moment  après  le  passage  du  Rhin,  en  se  jetant,  par 
un  coup  de  valeur  imprudente,  dans  un  gros  d'ennemis  qui  fuyaient, 
et  avec  lui  périrent  une  foule  de  gentilshommes.  11  fallait  annoncer 
ce  malheur  à  M"""  de  Longueville.  De  peur  de  rester  trop  incomplet, 
nous  répétons  ici  la  page  immortelle  : 

«  Mademoiselle  de  Vertus,  écrit  M""'  de  Sévigné  (20  juin  1G72),  étoit  re- 
tournée depuis  deux  jours  à  Port-Royal,  où  elle  est  presque  toujours;  on  est 
allé  la  quérir  avec  M.  Arnauld,  pour  dire  cette  terrible  nouvelle.  ïMademoi- 
selle  de  Vertus  n'avoit  qu'à  se  montrer;  ce  retour  si  précipité  marquoit  bien 
quelque  chose  de  funeste.  En  effet,  dès  qu'elle  parut  :  Ah,  mademoiselle! 
comment  se  porte  monsieur  mon  frère  (  le  grand  Condé  )  ?  Sa  pensée  n'osa  aller 
plus  loin.  — jMadame,  il  se  porte  bien  de  sa  blessure.  —  II  y  a  eu  un  combat! 
et  mon  fds?— On  ne  lui  répondit  rien.  —  Ah!  mademoiselle,  mon  fils,  mon 
cher  enfant,  répondez-moi,  est-il  mort.^ — Madame,  je  n'ai  point  de  paroles 
pour  vous  répondre. — Ah!  mon  cher  fils!  est-il  mort  sur-le-cliamp.^  rs'a-t-il 
pas  eu  un  seul  moment?  Ah  !  mon  Dieu  !  quel  sacrifice  !  Et  là-dessus  elle  tomba 


MADAME  DE  LONGUE  VILLE.  457 

sur  son  lit,  et  tout  ce  que  la  plus  vive  douleur  peut  faire,  et  par  des  convul- 
sions, et  par  des  évanouissemens,  et  par  un  silence  mortel,  et  par  des  cris 
étouffés,  et  par  des  larmes  amères,  et  par  des  élans  vers  le  ciel,  et  par  des 
plaintes  tendres  et  pitoyables,  elle  a  tout  éprouvé.  Elle  voit  certaines  gens,  elle 
prend  des  bouillons,  parce  que  Dieu  le  veut;  elle  n'a  aucun  repos;  sa  santé, 
déjà  très  mauvaise,  est  visiblement  altérée.  Pour  moi,  je  lui  souhaite  la  mort, 
ne  comprenant  pas  qu'elle  puisse  vivre  après  une  telle  perte.  » 

Et  sept  jours  après  cette  lettre  (27  juin)  :  «  J'ai  vu  enfin  madame  de  Lon- 
gueville;  le  hasard  me  plaça  près  de  son  lit  :  elle  m'en  fit  approcher  encore 
davantage,  et  me  parla  la  première ,  car,  pour  moi ,  je  ne  sais  point  de  paroles 
dans  une  telle  occasion;  elle  me  dit  qu'elle  ne  doutoit  pas  qu'elle  ne  m'eût 
fait  pitié,  que  rien  ne  manquoit  à  son  malheur;  elle  me  parla  de  madame  de 
La  Fayette,  de  M.  d'Hacqueville,  comme  de  ceux  qui  la  plaiudroient  le  plus; 
elle  me  parla  de  mon  fils,  et  de  l'amitié  que  son  fils  avoit  pour  lui  :  je  ne  vous 
dis  point  mes  réponses;  elles  furent  comme  elles  dévoient  être,  et,  de  bonne 
foi,  j'étois  si  touchée  que  je  ne  pouvois  pas  mai  dire  :  la  foule  me  chassa. 
Mais,  enfin,  la  circonstance  de  la  paix  est  une  sorte  d'amertume  qui  me  blesse 
jusqu'au  cœur,  quand  je  me  mets  à  sa  place;  quand  je  me  tiens  à  la  mienne, 
j'en  loue  Dieu,  puisqu'elle  conserve  mon  pauvre  Sévigné  et  tous  nos  amis.  « 

On  découvrit  bientôt  (un  peu  complaisammcnt  peut-être)  qu'avant 
(le  partir  pour  la  guerre,  M.  de  Longueville  s'était  converti  en  secret, 
qu'il  avait  fait  une  confession  générale ,  que  messieurs  de  Port-Royal 
avaient  mené  cela,  qu'il  répandait  d'immenses  aumônes,  enfin  que, 
nonobstant  ses  maîtresses  et  un  fils  naturel  qu'il  avait,  il  était  quasi 
un  saint.  Ce  fut  une  sorte  de  douceur  dernière,  et  bien  permise,  à 
laquelle  son  inconsolable  mère  fut  crédule. 

Aussitôt  ce  premier  flot  de  condoléances  essuyé,  M'""  de  Longue- 
ville  alla  à  Port-Royal-des-Champs  où  sa  demeure  était  prête,  et  elle 
y  redoubla  de  solitude.  Elle  en  sortait  de  temps  en  temps,  et  reve- 
nait faire  des  séjours  aux  Carmélites,  où  elle  voyait  successivement 
passer  comme  un  convoi  des  grandeurs  du  siècle,  M'"''  de  La  Vallière 
y  prendre  le  voile,  et  peu  après  arriver  le  cœur  de  Turcnne,  —  ce 
cœur  qu'bélas!  elle  avait  un  jour  troublé. 

Ses  austérités,  jointes  à  ses  peines  d'esprit,  hâtèrent  sa  fin;  un 
changement  s'opéra  dans  sa  dernière  maladie  et  elle  entra  dans 
l'avant-goùt  du  calme.  Elle  mourut  aux  Carmélites  le  15  avril  1679, 
Agée  de  cinquante-neuf  ans  et  sept  mois.  Son  corps  fut  enterré  en  ce 
couvent  même,  ses  entrailles  à  Saint-Jacques-du-Haut-Pas  ;  son  cœur 
alla  à  Port-Royal. 

Un  mois  après  sa  mort,  l'archevêque  de  Paris,  M.  de  Harlay,  se 
rendit  en  personne  à  ce  dernier  couvent  pour  signifier,  par  ordre  du 
roi ,  aux  religieuses,  de  renvoyer  leurs  pensionnaires  et  leurs  postu- 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lanles,  et  pour  leur  défendre  d'en  recevoir  à  l'avenir.  On  n'attendait 
que  la  mort  de  cette  princesse  pour  commencer  le  blocus  final  où  le 
célèbre  monastère  devait  succomber.  Il  n'y  avait  plus  de  palladium 
dans  llion. 

L'oraison  funèbre  de  M"*  de  Longueville  fut  prononcée  un  an  après 
sa  mort,  non  point  par  Bossuet,  je  l'ai  regretté,  mais  par  l'évèque 
d'Autun,  Roquette,  le  même  qu'on  suppose  n'avoir  pas  été  étranger 
à  l'idée  du  Tartufe,  et  duquel  encore  on  a  dit  que  les  sermons  qu'il 
prêchait  étaient  bien  à  lui ,  puiscpi'il  les  achetait.  M'""  de  Sévigné 
(lettre  du  1*2  avril  1080)  loue  d'étrange  sorte,  et  non  sans  de  vives 
pointes  d'ironie,  cette  oraison  funèbre  qu'on  ne  permit  pas  même 
d'imprimer.  Ce  qui  était  plus  éloquent  que  les  phrases  de  M.  d'Autun, 
c'étaient,  à  cet  anniversaire  de  M""'  de  Longueville,  M"*"' de  La  Ro- 
chefoucauld qui  pleuraient  leur  père;  c'était  M"'""  de  La  Fayette, 
qu'au  sortir  de  la  cérémonie  M"''  de  Sévigné  visitait  et  trouvait  en 
larmes;  car  M""'  de  Longueville  et  M.  de  La  Rochefoucauld  étaient 
morts  dans  la  même  année  :  «  il  y  avoit  bien  à  rêver  sur  ces  deux 
noms  !  » 

Nos  dignes  historiens  de  Port-Royal  ont  dit  bien  des  banalit's  et 
des  petitesses  sur  M"""  de  Longueville  :  cette  qualité  d'Altesse  séré- 
nissime  les  éblouissait.  Quand  ils  parlent  d'elle,  on  de  W"  de  Vertus, 
ou  de  M.  de  PontchAteau,  ils  ne  tarissent  plus,  et  dans  l'uniformité 
de  leur  louange,  dans  la  plénitude  bien  légitime  de  leur  reconnais- 
sance, il  ne  leur  faut  pas  demander  le  discernement  des  caractères.  On 
voit  par  un  petit  fragment  qui  suit  X Ahréfjr  de  Racine,  et  qu'il  n'a 
pas  eu  le  temps  de  fondre,  de  dissimuler  dans  son  récit,  que  si 
M™^  de  Longueville  avait  gardé  jusqu'aux  dernières  années  la  grâce, 
la  finesse,  et,  comme  dit  Bossuet  de  ces  personnes  revenues  du 
monde,  l'insinuation  dans  1rs  entretiens,  elle  avait  gardé  aussi  les 
prompts  chalouillemens,  les  dégoûts,  les  excès  d'ombrage  :  «  elle 
étoit  quelquefois  jalouse  de  M"^  de  Vertus,  qui  étoit  plus  égale  et 
plus  attirante.  »  Enfin,  pourquoi  s'étonner?  jusque  dans  le  froid 
abri  des  cloîtres,  jusque  sur  les  dalles  funéraires  où  elle  se  collait 
le  visage,  elle  s'était  emportée  elle-même,  et ,  bien  qu'en  une  sphère 
plus  épurée,  c'étaient  les  mêmes  ennensis  toujours,  et  la  continuation 
secrète  des  mêmes  combats. 

La  vraie  couronne  de  M"''  de  Longueville  en  ces  années,  celle  qu'il 
faut  d'autant  plus  révérer  en  elle  qu'elle  ne  l'apercevait  pas,  qu'elle 
la  couvrait  comme  de  ses  deux  mains,  qu'elle  l'abaissait  et  la  cachait 
contre  le  parvis,  c'est  la  couronne  d'humilité.  Voilà  sa  gloire  chré- 
tienne, que  les  inévitables  défauts  ne  doivent  pas  obscurcir.  On  en 


MADAME  DE  LONGIEVILLE.  459 

rapporte  des  traits  touchons.  Elle  avait  ses  ennemis,  ses  envieux;  des 
mots  blessans  ou  même  iiisultans  lui  arrivaient;  elle  souffrait  tout,  et 
elle  disait  à  Dieu  :  Frappe  encore!  lin  jour,  allant  en  chaise  des  Car- 
mélHes  à  Saint-Jacques-du-Haut-Pas,  elle  fut  abordée  par  un  officier 
qui  lui  demanda  je  ne  sais  quelle  grâce;  elle  répondit  qu'elle  ne  le 
pouvait ,  et  cet  homme,  Icà-dessus,  s'emporta  aux  termes  les  plus  inso- 
lens.  Ses  gens  allaient  se  jeter  sur  lui.  «  Arrêtez,  leur  cria-t-eile; 
qu'on  ne  lui  fasse  rien  ;  j'en  mérite  bien  d'autres,  y.  Si  j'indique  à  côté 
de  ce  grand  trait  principal  d'humilité  les  autres  petitesses  persis- 
tantes, c'est  donc  bien  moins  pour  infirmer  une  pénitence  si  profonde 
et  si  sincère  que  pour  trahir  jusqu'au  bout  les  secrètes  misères  olisti- 
nées  et  les  faux-fuyans  de  ces  élégantes  natures. 

Lemontey,  dans  une  notice  spirituelle,  mais  sèche  et  légère ,  n'a 
pas  craint  de  l'appeler  une  amctlu'àtraleet  raine.  Qui  oserait,  après 
avoir  assisté  avec  nous  de  près  à  sa  pénitence,  l'appeler  autrement 
qu'une  pauvre  ame  délicate  et  angoissée? 

Nicole,  cet  esprit  si  délicat  aussi ,  et  qui  la  fréquenta  si  long-temps, 
l'a  très  bien  jugée.  Il  avait  toujours  été  fort  en  accord  avec  elle.  Elle 
trouvait  qu'il  avait  raison  dans  tontes  les  petites  cpierelles  de  Port- 
Royal.  Il  disait  agréablement  qu'elle  morte,  il  avait  baissé  de  beau- 
coup en  considération  :  «  J'y  ai  même  perdu,  disait-il,  mon  abbaye, 
car  on  ne  m'appelle  plus  M.  l'abbé  Nicole,  mais  M.  Nicole  tout  sim- 
plement. »  Au  tome  xii  des  Ouvragrs  de  i\Jorale  et  de  Polifuive  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  on  trouve  sur  le  genre  d'esprit  et  la  qua- 
lité intellectuelle  de  M"""  de  Longueville  ce  témoignage  assez  parti- 
culiiïr  qu'on  n'aurait  guère  l'idée  d'aller  chercher  là ,  et  dont  l'espèce 
de  bizarrerie  n'est  pas  sans  piquant  (1). 

«  Je  demandai  un  jour  à  jM.  Nicole  quei  était  le  caractère  d'esprit  de  M™"  de 
Longueville;  il  me  dit  qu'elle  avait  l'esprit  très  fin  et  très  délicat  sur  la  con- 
naissance des  caractères  des  personnes,  mais  qu'il  était  très  petit,  très  faible, 
et  qu'elle  était  très  bornée  sur  les  matières  de  science  et  de  raisonnement,  et 
sur  toutes  les  ci\oses  spéculatives  dans  lesquelles  il  ne  s'agissait  point  de  sujets 
de  sentiment.  —  Par  exemple,  ajouta-t-il ,  je  lui  dis  un  jour  que  je  pouvais 
parier  et  démontrer  (ju'il  y  avait  dans  Paris  au  moins  de-jx  habitansqui  avaient 
même  nombre  de  cheveux,  quoique  je  ne  pusse  pas  marquer  quî^ls  sont  ces 
deux  hommes.  Elle  me  dit  que  je  ne  pouvais  jamais  en  être  assuré  qu'après 
avoir  compté  les  cheveux  de  ces  deux  hommes.  Voici  ma  démonstration ,  lui 
dis-je  :  je  pose  en  t'iiit  que  la  tête  la  mieux  garnie  de  cheveux  n'en  a  pas  200,000, 
et  que  la  tête  la  moins  garnie,  c'est  celle  qui  n'a  qu'un  cheveu.  Si  maintenant 

(1)  Je  siipprune  la  singulière  orthographe  de  l'abbé  de  Saint-Pierre;  il  y  aura  assez 
d'ali'èbre  sans  cela. 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  supposez  que  200,000  têtes  ont  toutes  un  nombre  de  cheveux  différent,  il 
faut  qu'elles  aient  chacune  un  des  nombres  de  cheveux  qui  sont  depuis  un  jus- 
qu'à 200,000;  car  si  l'on  supposait  qu'il  y  en  avait  deux  parmi  ces  200,000  qui 
eussent  même  nombre  de  cheveux,  j'aurais  jiac;né  le  pari.  Or,  supposant  que 
ces  200,000  habitans  ont  tous  un  nombre  différent  de  cheveux,  si  j'y  apporte 
un  seul  habitant  de  plus  qui  ait  des  cheveux  et  qui  n'en  ait  pas  plus  de  200,000, 
il  faut  nécessairement  que  ce  nombre  de  cheveux,  quel  qu'il  soit,  se  trouve 
depuis  un  jusqu'à  200,000,  et  par  conséquent  soit  égal  au  nombre  de  cheveux 
d'une  de  ces  200,000  têtes.  Or,  comme  au  lieu  d'un  habitant  en  sus  des  200,000, 
il  y  a  en  tout  près  de  800,000  habitans  dans  Paris,  vous  voyez  bien  qu'il  faut 
qu'il  y  ait  beaucoup  de  têtes  égales  en  nombre  de  cheveux ,  quoique  je  ne  les 
aie  pas  comptés.  —  M""'  de  Longueville  ne  put  jamais  comprendre  que  l'on 
put  faire  une  démonstration  de  cette  égalité  de  cheveux,  et  soutint  toujours 
que  la  seule  voie  de  la  démontrer  était  de  les  compter.  » 

Ceci  nous  prouve  qtie  M™"  de  Longueville,  qui  avait  tant  de  rap- 
ports en  délicatesses  et  démangeaisons  d'esprit  avec  M""'  de  Sablé , 
était  bien  différente  d'elle  en  ce  point;  M""  de  Sablé  aimait  et  suivait 
les  dissertations,  et  en  était  bon  juge;  mais  Arnauld  n'aurait  pas  eu 
l'idée  de  faire  lire  la  Logique  de  Port-Royal  à  M'""  de  Longueville, 
pour  la  divertir  et  tirer  d'elle  un  avis  compétent. 

Elle  était  proprement  de  ces  esprits  fins  (pie  Pascal  oppose  aux 
esprits  géométriques,  de  ces  «  esprits  fins  qui  ne  sont  que  lins,  qui, 
étant  accoutumés  à  juger  les  choses  d'une  seule  et  prompte  vue,  se 
rebutent  vite  d'un  détail  de  définition  en  apparence  stérile,  et  ne 
peuvent  avoir  la  patience  de  descendre  jusiju'aux  premiers  principes 
des  choses  spéculatives  et  d'imagination,  qu'ils  n'ont  jamais  vues 
dans  le  monde  et  dans  l'usage.  « 

Mais,  géométrie  à  part,  l'usage  même,  le  monde  et  son  coup 
d'oeil,  sa  finesse  et  ses  élégances,  le  sang  de  princesse  dans  toutes 
les  veines,  une  ame  féminine  dans  tous  ses  replis,  cette  vocation,  ce 
point  d'honneur  de  plaire  qui  est  déjà  une  victoire,  de  belles  pas- 
sions, de  grands  malheurs,  une  auréole  de  sainte  en  mourant,  l'en- 
trelacement suprême  autour  d'elle  de  tous  ces  noms  accomplis  de 
Coudé,  de  La  Rochefoucauld  et  de  Port-Koyal,  cela  suffit  à  composer 
à  M""  de  Longueville  une  distinction  durable,  et  lui  assure  dans  la 
mémoire  française  une  part  bien  flatteuse,  que  nul  renom  d'héroïne 
ne  surpasse,  que  nulle  gloire,  même  de  femme  supérieure,  n'effacera. 
Que  dirai-je  encore?  si  du  sein  du  monde  sérieux ,  où  elle  est  entrée, 
elle  pouvait  sourire  à  l'effet,  au  charme  de  son  nom  seul  sur  ceux 

qui  la  jugent,  elle  y  sourirait. 

Sainte-Beuve. 


LES 


HARVIS  DE  L'EGYPTE 


LES  JONGLEURS   DE   L'INDE. 


I. 


De  tout  temps,  l'Egypte  a  eu  des  sorciers.  Les  devins  qui  luttèrent 
contre  Moïse  firent  tant  de  prodiges,  qu'il  fallut  au  législateur  des 
Hébreux  la  puissance  invincible  dont  Jéhovah  l'avait  doué  pour 
triompher  de  ses  ennemis.  La  cabalistique,  la  magie,  les  sciences 
occultes  importées  par  les  Arabes  en  Espagne,  puis  dans  toute  l'Eu- 
rope, où  déjà  elles  avaient  paru  sous  d'autres  formes  à  la  suite  des 
barbares  venus  d'Orient  par  le  Nord,  n'étaient  que  des  tentatives 
pour  retrouver  ces  pouvoirs  surnaturels,  premier  apanage  de  l'homme, 
alors  qu'il  commandait  aux  choses  de  la  création  en  les  appelant  du 
nom  que  la  voix  de  l'Éternel  leur  avait  imposé. 

Désormais,  soit  que  les  lumières  de  la  vérité,  plus  répandues,  ren- 
flent moins  faciles  les  expériences  des  sorciers  dégénérés,  soit  que 


?î,62  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'Iiomme  en  avançant  dans  les  sièfles  perde  peu  à  peu  ce  reste 
d'empire  sur  la  matière,  qu'il  eherclie  aujourd'hui  à  dompter  par 
'analyse  des  lois  auxquelles  elle  obéit,  toujours  est-il  que  la  magie 
est  une  science  perdue  ou  considérée  comme  telle. 

L'Egypte  cependant  prétend  en  avoir  conservé  la  tradition ,  et  les 
devins  du  Caire  jouissent  encore,  sur  les  bords  du  Nil ,  d'une  réputa- 
tion colossale.  Il  ne  s'agit  pas  pour  eux  précisément  de  jeter  des  sorts, 
de  prédire  des  malheurs;  ils  n'ont  pas  la  sccondue  rue  du  Tyrol  ou 
de  l'Ecosse;  leur  science  consiste  à  évoquer,  dans  le  creux  de  la  main 
d'un  enfant  pris  au  hasard,  telle  persorme  éloignée  dont  le  nom  est 
prononcé  dans  l'assemblée,  et  de  la  faire  dépeindre  par  ce  même 
enfant,  sans  qu'il  l'ait  jamais  vue,  sous  des  traits  impossibles  à  mé- 
connaître. 

Le  plus  célèbre  des  harvis  (c'est  ainsi  qu'on  nomme  ces  sorciers) 
a  eu  l'honneur  de  travailler  devant  plusieurs  voyageurs  européens 
dont  les  écrits  ont  été  lus  avec  avidité,  et  il  a  généralement  assez  bien 
réussi  pour  que  sa  gloire  n'ait  eu  rien  à  souffrir  de  ces  rencontres 
périlleuses.  Voir  cet  homme,  assister  à  une  séance  de  magie,  juger 
par  mes  propres  yeux  de  l'état  de  la  sorcellerie  en  Orient,  trois  choses 
qui  me  tentaient  violemment  :  l'occasion  s'en  présenta. 

C'était  au  Caire ,  dans  une  des  hôtelleries  de  cette  capitale  de 
l'Egypte.  A  la  suite  de  quelques  discussions  qui  s'étaient  élevées 
entre  nous  au  sujet  du  grand  harvi,  il  fut  unanimement  résolu  de  le 
faire  appeler.  La  table  était  presque  toute  composée  d'Anglais. 

Vers  la  fin  du  dîner,  le  sorcier  arriva.  Il  entre,  fait  un  léger  signe 
de  tète,  et  va  s'asseoir  au  coin  du  divan,  dans  le  fond  du  salon; 
bientôt ,  après  avoir  accepté  le  café  et  la  pipe  comme  chose  due  à  son 
importance,  il  se  recueille,  tout  en  parcourant  l'assemblée  d'un  regard 
scrutateur.  Le  devin  est  né  à  Alger  ;  sa  physionomie  n'a  rien  de  gra- 
cieux, son  œil  est  perçant  et  peu  ouvert,  sa  barbe  grisonnante  laisse 
voir  une  bouche  petite,  à  lèvres  minces  et  serrées;  ses  traits,  plus  fins 
que  ceux  d'un  Égyptien ,  n'ont  pas  non  plus  le  calme  impassible  et 
sauvage  d'un  Bédouin;  il  est  grand,  fier,  dédaigneux,  et  se  pose  en 
homme  supérieur. 

Tandis  que  nous  achevions  de  fumer,  celui-ci  son  chibouk,  celui-là 
son  narguilé,  le  harvi,  immobile  dans  son  coin,  cherchait  à  lire  sur 
nos  visages  le  degré  de  croyance  que  nous  étions  disposés  à  lui  accor- 
der; puis  tout  à  coup  il  tira  de  sa  poche  un  calam  (sorte  de  plume) 
et  de  l'encre,  demanda  un  réchaud,  et  se  mit  à  écrire  ligne  à  ligne, 
sur  un  long  morceau  de  papier,  de  mystérieuses  sentences.  Dès  qu'il 


LES   HARVIS   ET   LES   JONGLEURS.  463 

eut  jeté  dans  le  feu  quelques-unes  de  ces  lignes,  déchirées  successi- 
vement, le  charme  commençant  à  opérer,  un  enfant  fut  introduit. 
C'était  un  rsubien  de  sept  à  huit  ans,  esclave  au  service  de  l'un  de 
nos  convives,  récemment  arrivé  de  son  pays,  noir  comme  l'encre  du 
harvi,  etaftublé  du  plus  ample  costume  turc.  Le  sorcier  prit  la  main 
de  l'enfant,  y  laissa  tomber  une  goutte  du  liquide  magique,  retendit 
avec  sa  plume  de  roseau ,  et  abaissant  la  tète  du  patient  sur  ses  doigts, 
de  manière  à  ce  qu'il  ne  put  rien  voir,  il  le  plaça  dans  un  coin  de 
l'appartement,  près  de  lui,  le  dos  tourné  à  l'assemblée. 

—  Lady  K...  !  s'écria  le  plus  impétueux  des  spectateurs.  —  Et  l'en- 
fant, après  avoir  hésité  quelques  instans,  prit  la  parole  d'une  voix 
faible.  —  Que  vois-tu?  lui  demanda  son  maître,  tandis  que  le  harvi, 
de  plus  en  plus  sérieux ,  marmottait  des  vers  magiques,  tout  en  brû- 
lant ses  papiers,  dont  il  tira  une  grande  poignée  de  dessous  sa  robe. 

—  Je  vois,  répondit  le  petit  Nubien  ,  je  vois  des  bannières,  des  mos- 
quées, des  chevaux,  des  cavaliers,  des  musiciens,  des  chameaux.... 

—  Toutes  choses  qui  n'ont  rien  à  faire  avec  lady  K...,  me  dit  tout 
bas  un  esprit  fort.  —  Shouf  ta  ib!  Shouf  ta'  ib!  regarde  bien!  criait 
le  spectateur  qui  voulait  évoquer  lady  K...  L'enfimt  se  taisait,  balbu- 
tiait; puis  il  déclara  qu'il  voyait  une  personne.  —  Est-ce  une  dame, 
un  monsieur?  —  Une  dame  !  —  Le  harvi  s'aperçut  à  itos  regards  qu'il 
avait  déjà  converti  à  moitié  les  plus  incrédules.  —  Et  comment  est 
cette  dame?  —  Elle  est  belle,  reprit  l'enfant,  bien  vêtue  et  bien 
blanche  ;  elle  a  un  bouquet  à  la  main  ;  elle  est  près  d'un  balcon ,  et 
regarde  un  beau  jardin. 

—  On  dirait  que  ce  négrillon  a  vu  quelquefois  les  portraits  de 
Lawrence,  dit  le  maître  de  l'esclave  à  son  voisin;  il  a  deviné  juste,  et 
pourtant  jamais  rien  de  semblable  ne  s'est  présenté  à  ses  yeux.  —  Et 
puis,  reprit  l'enfant  après  quelques  secondes,  car  il  parlait  lentement 
et  par  mots  entrecoupés,  cette  belle  dame  a  trois  jambes! 

L'effort  que  fit  le  harvi  pour  ne  pas  anéantir  le  négrillon  d'un  coup 
de  poing  se  trahit  par  un  sourire  forcé.  Il  lui  répéta  avec  une  dou- 
ceur contrainte,  une  grâce  pleine  de  rage  :  Shouf  ta  ib!  regarde  bien! 

—  L'enfant  tremblait;  toutefois  il  affirma  que  le  personnage  évoqué 
dans  le  creux  de  sa  main  avait  trois  jambes. 

Aucun  de  nous  ne  put  se  reridre  compte  de  l'illusion;  mais  on  fit 
retirer  le  petit  nègre,  qui  fut  remplacé  par  un  autre  en  tout  semblable. 
Durant  cette  interruption,  le  sorcier  avait  marmotté  bon  nombre  de 
phrases  magiques  et  brûlé  force  papiers.  L'assemblée  fumait,  le  café 
circulait  sans  cesse;  l'animation  allait  croissant.  On  convint  d'évoquer 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  fois  sir  F.  S....,  facile  à  reconnaître,  puisqu'il  a  perdu  un  bras. 
Le  nouveau  négrillon  prit  la  place  du  premier,  abaissa  de  même  sa 
tête  sur  la  goutte  d'encre,  et  l'on  fit  silence. 

—  Sir  F.  S....!  dit  une  voix  dans  l'assemblée,  et  l'enfant  répéta, 
syllabe  par  syllabe,  ce  nom  tout-à-fait  barbare  pour  lui.  Ainsi  que 
son  prédécesseur,  il  déclara  voir  des  chevaux ,  des  chameaux ,  des 
bannières  et  des  troupes  de  musiciens  :  c'est  le  prélude  ordinaire,  le 
chaos  qui  se  débrouille  avant  que  la  lumière  magique  de  la  goutte 
d'encre  éclaire  le  personnage  demandé. 

Le  harvi  ne  comprend  ni  le  français,  ni  l'anglais,  ni  l'italien;  mais, 
habitué  à  lire  dans  les  regards  du  public,  il  devina  qu'on  lui  propo- 
sait un  sujet  marqué  par  quelque  signe  particulier.  Jadis  on  lui  avait 
demandé  de  faire  paraître  rselson,  à  qui,  comme  chacun  sait,  il  man- 
quait un  bras  et  une  jambe,  et  il  avait  rencontré  juste,  grâce  à  la  célé- 
brité du  héros.  Cette  fois,  il  eut  vent  de  quelque  tour  de  ce  genre; 
aussi,  après  bien  des  réponses  confuses,  l'enfant  s'écria  :  —  Je  vois 
un  monsieur!  c'est  un  chrétien,  il  n'a  pas  de  turban;  son  habit  est 
vert...  Je  ne  vois  qu'un  bras!  —  A  ces  mots,  nous  échangeâmes  un 
sourire,  comme  des  gens  qui  s'avouent  vaincus  :  il  fallait  croire  à  la 
magie...  Mais  mon  voisin  l'esprit  fort,  après  avoir  fait  bouillonner 
l'eau  de  son  narguilé  avec  un  bruit  effroyable,  regarda  le  harvi.  Je 
remarquai  que  notre  pensée  avait  été  mal  interprétée  par  le  devin, 
et  qu'il  chancelait  dans  son  affirmation ,  supposant  que  nous  avions 
ri  de  pitié.  11  demanda  donc  à  l'enfant  :  —  Tu  ne  vois  qu'un  bras?  Et 
l'autre?  —  L'eiifant  ne  répondit  pas,  et  il  se  fit  un  grand  silence.  On 
entendit  les  petits  papiers  s'enflammer  plus  vivement  sur  le  réchaud. 
—  L'autre  bras,  reprit  le  négrillon...  je  le  vois  :  ce  monsieur  le  met 
devant  son  dos,  et  il  tient  un  gant  de  cette  main! 

La  première  personne  évoquée  avait  trois  jambes;  la  seconde,  au 
lieu  d'un  bras  de  moins,  se  trouvait  être  au  grand  complet!...  La 
séance  languissait  :  aussi,  fatigué  de  ces  expériences  et  de  ma  posi- 
tion, placé  que  j'étais  en  face  du  grand  harvi,  je  levai  le  siège,  et  je 
montai  sur  la  terrasse  de  la  maison. 

Là  debout,  appuyé  sur  le  mur,  au  milieu  d'une  nuit  illuminée  par 
le  plus  pur  clair  de  lune,  en  face  de  tant  de  mosquées  élégantes  sur 
lesquelles  se  détachait  la  silhouette  des  aigles  et  des  buses,  j'allumai 
ma  longue  pipe  et  je  m'abandonnai  à  la  rêverie. 

A  l'horizon  se  montrait  le  palais,  le  balcon  même  où  Kléber  fut 
assassiné;  çà  et  là  je  voyais  s'élancer  queUiucs  beaux  et  sveltes  mina- 
rets contemporains  des  sultans  mameloucks ,  partout  des  croissans  : 


LES  HARVIS   ET  LES  JONGLEURS.  465 

l'Orient  se  révélait  à  moi  avec  ses  nuits  silencieuses  et  ses  maisons 
pleines  de  mystère.  xVlors  je  vins  à  penser  que  celui-là  serait  un  sor- 
cier bien  habile  qui  pourrait  dire  ce  que  tout  cela  sera  dans  un  demi- 
siècle. 

Le  harvi  avait  donc  échoué  complètement;  mais  enfin  que  voyait 
ce  négrillon  dans  le  creux  de  sa  main?  Comment  la  farce  se  jouait- 
elle?  Par  hasard,  je  pus  l'apprendre. 

Un  mois  après,  à  bord  de  la  Zénobie,  en  route  pour  Bombay,  je 
retrouvai  le  lieutenant  St...  et  son  négrillon,  le  même  qui  avait 
servi  de  compère  au  harvi. — C'était  assurément  une  soirée  magique  : 
le  flot  calme  de  la  mer  Rouge  baignait  mollement  la  ligne  de  sable 
qui  s'allonge  au  pied  des  grands  monts  de  la  côte  d'Arabie;  les  étoiles, 
reflétées  dans  les  eaux,  semblaient  des  lumières  phosphorescentes  se 
jouant  à  la  proue  du  navire.  L'instant  ne  pouvait  être  mieux  choisi... 
Le  lieutenant  St...  me  donna  donc  l'explication  suivante  : 

«  Le  grand  art  du  harvi,  c'est  de  savoir  se  faire  entendre  de  l'en- 
fant sans  que  personne  de  l'assemblée  puisse  distinguer  un  seul  mot 
de  ce  qu'il  dit,  tandis  qu'il  semble  murmurer  des  paroles  mysté- 
rieuses. D'abord  il  effraie  le  compère  improvisé,  le  menace  de  lui 
montrer  le  diable,  lui  dicte  les  réponses  que  parfois  celui-ci  entend 
de  travers  (comme  dans  le  cas  de  la  dame  aux  trois  jambes),  et,  pour 
le  forcer  à  parler,  de  son  orteil  il  lui  presse  le  pied  d'une  façon  hor- 
rible; manœuvre  dissimulée  aux  yeux  du  public  par  la  longue  robe 
dont  s'enveloppe  le  sorcier.  S'il  devine  juste,  la  gloire  de  la  réussite 
lui  revient  de  droit;  s'il  se  trompe,  on  s'en  prend  à  l'enfant.  Souvent 
le  hasard  l'a  merveilleusement  servi.  Aussi  la  goutte  d'encre  est-elle 
considérée  comme  infaillible  par  tous  les  Égyptiens,  dont  le  harvi  est 
depuis  long-temps  en  possession  d'amuser  les  soirées.  » 


IL 

H  suffit  parfois  d'une  expérience  manquée  pour  dégoûter  à  tout 
jamais  des  plus  curieux  spectacles,  et  je  me  sentis  prévenu  contre  les 
merveilles  de  l'Inde. 

Deux  mois  plus  tard ,  faisant  route  de  Bombay  à  Pounah ,  je  m'ar- 
rêtai à  Karli  pour  visiter  le  temple  souterrain  creusé  dans  la  colline 
qui  fait  face  au  village;  et,  pendant  la  chaleur  du  jour,  je  me  reposais 
sous  l'ombrage  des  cocotiers,  si  beaux  en  ce  lieu,  quand  je  vis 
s'avancer,  ^xi  bruit  d'instrumens  discordans,  une  bande  d'Hindous. 


k!%6  REVUE    DES    I>EUX   MONDES. 

L'un  d'eux  tenait  dans  chaque  main  une  cobra-capefta ,  la  j  lus  ter- 
rible espèce  de  serpens  dont  l'Inde  puisse  se  vanter,  et  en  outre  il 
portait  en  sautoir  un  énorme  hoa. 

Arri\é  près  de  moi,  \e  jout/fntr  ']vU\  ses  serpens  à  terre,  les  fit 
courir,  irrita  les  cobras,  qui  déroulaient  leurs  anneaux  d'une  manière 
effrayante ,  embrassa  son  boa ,  puis  il  se  prit  à  les  faire  danser  tous 
les  trois  au  son  d'un  flageolet  siîigulier,  qui  se  touchait  comme  une 
vielle,  bien  qu'il  fût  formé  d'une  calebasse.  Pendant  ce  temps,  ses 
acolytes  avaient  disposé  toiit  leur  ('tablissement  sur  la  poussière;  le 
tambourin  rassemblait  les  enfans  du  village,  et  bientôt  se  forma  un 
cercle  considérable  de  spectateurs  de  dix  ans  et  au-dessous  :  les  plus 
petits  nus,  les  autres  portant  une  ceinture,  et  tous  accroupis,  dans 
l'attente  des  grandes  choses  qui  se  préparaient. 

A  la  différence  du  silencieux  harvi,  ce  jongleur  avait  toute  la  volu- 
bilité d'expressions  d'un  saliinibanque  européen,  il  s'exprimait  très 
clairement,  en  bon  hindoustani,  bien  qu'il  se  trouvât  en  pays  mah- 
ratte;  mais  le  public  semblait  n'y  rien  perdre,  tant  ses  gestes  et  ses 
gambades  étaient  intelligibles. 

D'abord,  il  posa  par  terre  une  marionnette,  soldat  portant  le  sabre 
et  l'arc.  A  l'entendre,  c'était  un  sqjuhi,  un  grand  chasseur,  un  tueur 
de  lions,  de  tigres,  de  gazelles...  Bientôt,  à  son  conunandement,  la 
marionnette  lança  une  flèche  et  renversa  le  but  disposé  devant  elle, 
non  pas  une  fois,  mais  à  plusieurs  reprises,  à  la  satisfaction  évidente 
de  la  jeune  assemblée. 

Ce  n'était  là  qu'un  préambule,  /es  bayateUes  île  lu  porte!  Le  jon- 
gleur prit  une  poignée  de  blé  noir  [djouari  ),  la  mit  dans  un  manteau; 
puis,  quand  on  eut  bien  secoué  le  manteau,  bien  vanné  le  grain,  il 
se  trouva  changé  en  un  beau  riz  blanc,  pur,  prêt  à  faire  un  karry. 

Je  n'y  avais  rien  compris,  et  je  commençais  à  rentrer  dans  mes 
habitudes  de  crédulité,  lorsque  l'escamoteur  ambulant  étala  une 
seconde  marionnette,  longue  de  six  pouces  au  plus  et  de  la  grosseur 
du  poignet.  Celte  informe  poupée  épouvanta  grajiiiement  la  partie 
la  plus  naïve  du  [mblic;  mais  quelle  ne  fut  pas  la  surprise  générale, 
quand  de  ce  morceau  de  bois  caché  sous  un  mouchoir  sortirent  suc- 
cessivement jusqu'à  quatre  gros  pigeons  !  Ils  devaient  y  être  contenus 
d'avance,  à  moins  de  sortilège...  Quant  à  moi,  j'aurais  eu  peine  à  y 
introduire  quatre  moineaux. 

Notre  jongleur  accompagnait  ses  tours  de  mantras  (  prières  ma- 
giques), et  traçait  des  cercles  avec  sa  baguette.  Mais  il  avait  sur  ses 
confrères  d'Europe  un  avantage ,  ou  plutôt  une  supéi  iorité  bien  mar_ 


LES   HARVIS   ET   LES   JONGLEURS.  467 

quée,  car  il  opérait  sur  le  sol,  sans  table  ni  gobelets,  et  complètement 
nu,  sauf  le  turban  et  la  ceinture  que  les  Hindous  ne  quittent  jamais; 
donc,  pas  de  manches,  pas  de  gibecières.  Son  cabinet  consistait  en 
quelques  mauvais  paniers  de  bambou  destinés  à  porter  les  serpens , 
qu'il  escamotait  aussi  et  faisait  paraître  et  disparaître  avec  une  telle 
adresse,  que  le  plus  fin  n'y  eût  rien  compris.  Ainsi,  d'un  mouchoir 
déroulé ,  secoué  et  mis  au  vent  comme  un  pavillon ,  je  le  vis  faire 
sortir  une  de  ces  cobras ,  laissée  dans  un  panier  près  de  moi ,  à  une 
très  grande  distance  du  lieu  où  il  se  trouvait,  en  sorte  que,  voyant  le 
nid  de  l'animal  entièrement  vide,  je  soupçonnai  qu'il  s'était  frayé  un 
chemin  sous  terre. 

Ce  qui  donnait  à  cette  représentation  un  caractère  pittoresque  et 
animé,  c'étaient  les  physionomies  enfantines  de  ces  petits  groupes  si 
franchement  effrayés  et  si  franchement  réjouis;  puis  ici  une  jeune 
fille,  revenant  de  puiser  de  l'eau  au  pied  de  la  pagode,  s'arrêtait,  la 
cruche  sur  la  tète,  et,  après  avoir  prêté  un  instant  d'attention  au 
spectacle,  reprenait  sa  route  vers  le  village;  là  un  vieux  Mahratte,  le 
bouclier  sur  l'épaule,  la  lance  au  poing,  se  levait  sur  l'étrier,  et  bientôt 
retombait  dédaigneusement  sur  sa  selle;  plus  loin  de  jeunes  enfans 
attardés  accouraient  si  vite,  que  (juelques-uns  tombaient  en  chemin. 
L'aîné  plaçait  le  plus  jeune  sur  sa  hanche,  à  la  manière  des  Hindous, 
et,  pliant  sous  le  faix ,  traînait  par  la  main  le  reste  de  la  famille. 

C'était  une  scène  de  nature,  sans  manière  ni  affectation,  et  en 
vérité  je  ne  sais  rien  de  si  gracieux  que  ces  figures  plus  ou  moins 
brunes  penchées  en  avant;  ces  têtes  étranges  chargées  de  pendans 
d'oreilles  et  d'anneaux  passés  dans  le  nez,  appuyées  sur  deux  petites 
mains  couvertes  de  bracelets;  ces  genoux  plies  sous  le  menton  et  ces 
pieds  ornés  de  fjougouroux  sonores  :  car  tel  est  le  vêtement  des  habi- 
tans  de  l'Inde  jusqu'à  ce  que  l'âge  leur  apprenne  à  porter  quelque 
chose  de  plus  que  des  ornemens. 

Cependant  les  tours  de  magie  continuaient  sans  interruption.  Le 
jongleur  tenait  à  la  main  une  cruche  aussi  impossible  à  vider  que  le 
tonneau  des  Danaïdes  l'était  à  remplir;  il  versait  l'eau  à  terre,  la  jetait 
dans  son  oreille  et  la  rendait  par  la  bouche,  s'administrait  des  dou- 
ches sur  la  tête,  et  toujours  le  vase  était  plein  jusqu'au  bord. 

Ensuite  il  tira  de  son  sac  une  paire  de  pantoufles  de  bois  plus  larges 
que  la  plante  de  ses  pieds.  Après  bien  des  discours  et  des  charges, 
il  finit  par  faire  adhérer  à  ses  talons  nus  ces  semelles  très  polies,  et 
fit  plus  de  gambades  avec  de  telles  chaussures  que  n'en  pourraient 
l'aire  à  l'Opéra  de  johs  petits  pieds  chaussés  d'élégans  escarpiiis.  Tantôt 


468  REVUE  DES  DE  ex  MONDES. 

il  s'élevait  en  l'air,  tantôt  il  frappait  la  pantoufle  sur  la  terre  de  ma- 
nière à  la  faire  tomber,  mais  jamais  elle  ne  glissait.  Ce  fut  encore  là 
une  chose  inexplicable  pour  moi,  car  il  n'avait  appliqué  à  ses  pieds 
aucune  substance  collante,  et  il  pouvait  à  volonté  lâcher  ces  pantou- 
fles unies  comme  la  glace. 

Enfin  la  séance  se  termina  par  une  expérience  plus  surprenante 
encore,  que,  par  cette  raison  sans  doute,  notre  magicien  gardait  pour 
la  dernière.  L'un  des  joueurs  de  tambourins,  grand  garçon  d'une 
belle  taille,  se  laissa  attacher  les  pieds,  lier  les  mains  derrière  le  cou, 
et  enfermer  dans  un  filet  à  poissons  bien  serré  par  une  douzaine  de 
nœuds.  Dans  cet  état,  après  l'avoir  promené  autour  du  cercle  des 
spectateurs,  on  le  conduisit  près  d'un  panier  de  deux  pieds  de  haut 
sur  quatorze  pouces  de  large.  —  Voulez-vous  que  je  le  jette  dans 
l'étang?  demanda  le  chef  de  la  bande.  C'est  un  vaurien  ;  le  voilà  bien 
lié;  l'occasion  est  bonne  :  j'ai  envie  de  m'en  défaire  !  —  Et  l'auditoire 
crédule  se  tournait  déjà  du  côté  de  cette  pièce  d'eau ,  ombragée  d'ar- 
bres magnifiques  et  creusée  au  bas  de  la  pagode  pour  les  ablutions 
et  les  besoins  du  village.  —  ÎNon,  dit  en  s'interrompant  le  jongleur 
après  une  minute  de  réflexion;  je  vais  l'escamoter,  l'envoyer....  où 
vous  voudrez:  à  Founah,  à  Delhi,  à  Ahmed-Nagar,  à  Bénarès!  — 
Et  sur-le-champ  il  enleva  le  patient,  toujours  incarcéré  dans  son  filet, 
et  le  plaça  au  fond  du  panier,  en  rabattant  le  couvercle  sur  sa  tète;  il 
s'en  fallait  de  plus  de  trois  pieds  que  les  bords  se  joignissent.  On  jeta 
un  manteau  sur  le  tout. 

Insensiblement  le  volume  diminua,  s'affaissa;  on  vit  voler  en  l'air 
le  filet  et  les  cordes  qui  attachaient  le  jeune  Hindou;  puis  le  panier 
se  ferma  de  lui-même,  et  une  voix  qui  semblait  sortir  des  nues  cria  : 
Adieu! 

—  Il  est  parti  pour  Ahmed-Nagar,  il  est  envolé  :  Our-Gaya!  Oin- 
Gaya!  répéta  le  jongleur  avec  transport;  il  ne  saurait  tenir  dans  un 
aussi  petit  espace  (et  cela  paraissait  physiquement  impossible).  .Je 
vais  donc  attacher  le  panier  et  prendre  congé  de  l'assemblée. 

Le  paquet  fut  bien  ficelé;  il  ne  restait  plus  qu'à  le  mettre  sur  le  dos 
du  buffle  destiné  à  porter  les  bagages  de  la  troupe.  —  Un  instant! 
reprit  subitement  le  jongleur;  si  pourtant  il  était  dans  le  panier! 
Qui  sait?  —  Et  là-dessus,  tirant  un  long  sabre,  il  traversa  le  panier 
])resque  par  le  milieu...  Le  sang  coula  en  abondance...  l'anxiété  était 
à  son  comble...  lorsque  tout  à  coup  le  couvercle  se  lève  de  nouveau, 
et  d'un  bond  le  grand  garçon  saute  hors  de  sa  niche,  frais  et  dispos, 
sans  la.mohidre  égratignure! 


\i 


LES  IIARVIS  ET   LES  JONGLEURS.  469 

Ce  tour  est  simple,  très  simple,  dira-t-on,  mais  se  débarrasser  des 
cordes  et  du  filet,  se  cacher  dans  un  si  petit  espace,  y  rester  un  quart 
d'heure  sans  broncher  et  de  telle  façon  que  le  sabre  ne  puisse  ren- 
contrer quelque  membre  à  entamer,  ce  sont  là  des  prodiges  de  dex- 
térité, de  souplesse  et  de  patience  que  l'on  ne  peut  concevoir,  sur- 
tout quand  on  les  a  vus. 

Après  ce  nec  i)tns  ullrà  de  la  science,  les  jongleurs  firent  leurs 
paquets  et  se  mirent  en  marche  vers  Nagapour,  leur  patrie.  Je  les  vis 
se  perdre  dans  la  foule  de  bœufs  chargés  que  des  troupes  de  ]Mah- 
rattes,  tribus  ambulantes  traînant  avec  eux  armes  et  bagages,  femmes 
et  enfans,  conduisent  dans  l'intérieur. 

'  La  foule  se  dispersa  peu  à  peu.  Le  soleil  déclinait  derrière  les  mon- 
tagnes, le  peuple  se  rendait  à  l'étang  pour  les  ablutions,  et  le  gros 
oiseau  pêcheur,  hôte  de  ces  eaux  tranquilles,  était  si  sérieux  à  la 
pointe  de  la  pagode ,  qu'on  l'eût  pris  pour  le  dieu  de  ce  temple 
idolâtre. 

Pour  moi,  je  remontai  sur  mon  petit  cheval,  et,  tout  en  trottant 
au  milieu  des  nuages  d'une  poussière  dorée  par  les  derniers  feux  du 
Jour,  je  ne  pus  m'empècher  de  reconnaître  que  ces  jongleurs  errans 
battaient  complètement  non-seulement  les  harvis  du  Caire,  mais 
encore  les  plus  fameux  escamoteurs  de  l'Europe,  et  que,  si  la  magie 
n'est  pas  morte,  c'est  dans  l'Inde  tpi'il  faut  la  chercher. 

Théodore  Pavie. 

Pounah,  chez  les  Mahraltes,  23  Jécembrc  1839. 


TOME  XXIII.  30 


UNE 


SOIRÉE   PERDUE 


J'étais  seul,  l'uutre  soir,  au  Théâtre-Français, 

Ou  presque  seul;  —  l'auteur  n'avait  pas  grand  succès; 

Ce  n'était  que  Molière ,  et  nous  savons  de  reste 

Que  ce  grand  maladroit  qui  fit  un  jour  Alceste 

Ignora  le  bel  art  de  chatouiller  l'esprit. 

Et  de  servir  à  point  un  dénouement  bien  cuit. 

Grâce  à  Dieu,  nos  auteurs  ont  changé  de  méthode. 

Et  ru)us  aimons  bien  mieux  quelque  drame  à  la  mode. 

Où  l'intrigue,  enlacée  et  roulée  en  feston , 

Tourne  comme  un  rébus  autour  d'un  mirliton. 

J'écoutais  cependant  cette  simple  harmonie , 

Et  comme  le  bon  sens  l'ait  parler  le  génie. 

J'admirais  quel  amour  pour  l'Apre  vérité 

Eut  (;et  homme ,  si  fier  en  sa  naïveté; 

Quel  grand  et  vrai  savoir  des  choses  de  ce  monde, 

Quelle  mâle  gaieté ,  si  triste  et  si  profonde 

Que,  lorsqu'on  vient  d'en  rire,  on  devrait  en  pleurer! 

Et  je  me  demandais  :  Est-ce  assez  d'admirer? 


UNE   SOIRÉE    PERDUE.  471 

Est-LC  assez  de  venir,  un  soir,  par  aventure, 
D'entendre  au  fond  de  l'ame  un  cri  de  la  nature, 
D'essuyer  une  larme,  et  de  partir  aiissi. 
Quoi  qu'on  tasse  d'ailleurs ,  sans  en  prendre  souci? 

Enfoncé  que  j'étais  dans  cette  rêverie, 

Oà  et  là,  toutefois,  lorgnant  la  galerie. 

Je  vis  que,  devant  moi,  se  balançait  gaiement 

Sous  une  tresse  noire  un  cou  svelte  et  charmant. 

Et,  voyant  cet  ébène  enchâssé  dans  l'ivoire. 

Un  vers  d'André  Chénier  chanta  dans  ma  mémoire; 

Un  vers  presque  inconnu,  refrain  inachevé. 

Frais  comme  le  hasard,  moins  écrit  que  rêvé. 

J'osai  m'en  souvenir,  même  devant  Molière; 

Sa  grande  ombre,  à  coup  sur,  ne  s'en  offensa  pas; 

Et,  tout  en  écoutant,  je  murmurais  tout  bas. 

Regardant  cette  enfant  qui  ne  s'en  doutait  guère  : 

<tSous  votre  aimable  tête,  un  cou  blanc,  délicat, 

<{  Se  plie,  et  de  la  neige  effacerait  l'éclat.  » 

Puis  je  songeais  encore  (ainsi  va  la  pensée) 

Que  l'antique  franchise,  à  ce  point  délaissée. 

Avec  notre  Oaesse  et  notre  esprit  moqueur, 

Ferait  croire,  après  tout,  que  nous  manquons  de  cœur; 

Que  c'était  une  triste  et  honteuse  misère 

Que  cette  solitude  à  l'entour  de  Molière, 

Et  qu'il  serait  bien  temps,  comme  dit  la  chanson , 

De  sortir  de  ce  siècle,  ou  d'en  avoir  raison; 

Car  à  quoi  comparer  cette  scène  embourbée, 

Et  l'effroyable  honte  où  la  muse  est  tombée? 

La  lâcheté  nous  bride,  et  les  sots  vont  disant 

Que  sous  ce  vieux  soleil  tout  est  fait  à  présent; 

Comme  si  les  travers  de  la  famille  humaine 

Ne  rajeunissaient  pas,  chaque  an ,  chaque  semaine. 

Notre  siècle  a  ses  mœurs,  partant  sa  vérité; 

Celui  ([ui  l'ose  dire  est  toujours  écouté. 

Ah!  j'oserais  parler,  si  je  croyais  bien  dire. 

J'oserais  ramasser  le  fouet  de  la  satire, 

Et  l'habiller  de  noir,  cet  homme  aux  rubans  verts, 

30. 


472  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

Qui  se  fâchait  jadis  pour  quelques  mauvais  vers. 
S'il  rentrait  aujourd'hui  dans  Paris,  la  grand'  ville. 
Il  y  trouverait  mieux,  pour  émouvoir  sa  hile. 
Qu'une  méchante  femme  et  qu'un  méchant  sonnet  ; 
Nous  avons  autre  chose  à  mettre  au  cabinet. 
0  notre  maître  à  tous!  si  ta  tombe  est  fermée. 
Laisse-moi  dans  ta  cendre,  un  instant  ranimée. 
Trouver  une  étincelle,  et  je  vais  t'imiter! 
J'en  aurai  fait  assez  si  je  puis  le  tenter. 
Apprends-moi  de  quel  ton,  dans  ta  bouche  hardie. 
Parlait  la  vérité,  ta  seule  passion, 
Et  pour  me  faire  entendre,  à  défaut  du  génie. 
J'en  aurai  le  courage  et  l'indignation  ! 

Ainsi  je  caressais  une  folle  chimère. 
Devant  moi  cependant,  à  côté  de  sa  mère, 
L'enfant  restait  toujours,  et  le  cou  svelte  et  blanc 
Sous  les  longs  cheveux  noirs  se  berçait  mollement. 
Le  spectacle  fini,  la  charmante  inconnue 
Se  leva.  Le  beau  cou,  l'épaule  à  demi  nue 
Se  voilèrent  ;  la  main  glissa  dans  le  manchon  ; 
Et,  lorsque  je  la  vis,  au  seuil  de  sa  maison. 
S'enfuir,  je  m'aperçus  que  je  l'avais  suivie. 
Hélas!  mon  cher  ami,  c'est  là  toute  ma  vie. 
Pendant  que  mon  esprit  cherchait  sa  volonté. 
Mon  corps  savait  la  sienne,  et  suivait  la  beauté; 
Et  quand  je  m'éveillai  de  cette  rêverie. 
Il  ne  m'en  restait  plus  que  l'image  chérie  : 
«  Sous  votre  aimable  tète,  un  cou  blanc,  délicat, 
«  Se  plie,  et  de  la  neige  effacerait  l'éclat.  » 

Alfred  de  Musset. 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE. 


L'ESPAGXE.  —  L'ORIENT. 


Le  mois  qui  vient  de  finir  a  été  fécond  en  évènemens  graves,  et 
graves  à  tel  point  que  la  face  du  monde  en  pourrait  être  changée. 
L'Espagne  et  l'Orient  ont  donné  des  spectacles  si  extraordinaires, 
que  si  ces  spectacles  avaient  paru  les  uns  sans  les  autres,  ils  auraient 
suffi  pour  absorber  l'attention  publique,  et  la  captiver  au  plus  haut 
degré.  Mais  l'Espagne,  qui  d'abord  avait  attiré  tous  les  esprits  à  elle, 
les  a  vus  s'enfuir  tout  à  coup  vers  les  affaires  d'Orient,  au  bruit  des 
singulières  résolutions  prises  à  Londres. 

Avant  de  passer  aux  affîiires  d'Orient,  nous  dirons  quelques  mots 
de  celles  d'Espagne,  qui  méritent  cependant  leur  part  d'attention, 
car  les  plus  étranges  violations  de  principes,  les  plus  odieuses  scènes 
d'anarchie  viennent  de  s'y  produire  à  l'envi,  dans  un  moment  où 
l'Espagne  semblait  pacifiée  et  triomphante.  La  guerre  civile  en  effet 
venait  de  disparaître  pour  la  seconde  fois ,  par  un  événement  aussi 
éclatant  que  celui  de  Bergara.  Cette  redoutable  faction ,  qui  sous  Ca- 
brera avait  désolé  le  centre  de  l'Espagne ,  et  avait  paru  plus  redou- 
table même  que  celle  des  provinces  basques,  cette  faction  venait  non 
pas  de  faire  un  traité ,  mais  de  céder  le  terrain ,  et  de  passer  tout 
entière  en  France  sous  Cabrera  et  Balmaseda.  Cabrera  et  Balmaseda, 
que  le  ministère  français  avait  refusé  de  livrer  aux  vengeances  du 
gouvernement  espagnol ,  mais  qu'il  avait  consenti  à  détenir  tempo- 


Vtï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rairement,  ne  menaçaient  plus  ni  Valence,  ni  Madrid;  tout  semblait 
fini ,  et  tout  à  coup  la  couronne  d'Espagne,  échappée  aux  carlistes, 
semble  tomber  aux  pieds  d'un  soldat,  que  le  destin  a  comblé  de  ses 
hasards  les  plus  heureux,  et  qui,  sans  génie,  mais  non  sans  ambition 
polititpie ,  livre  à  de  misérables  subalternes  sa  prodigieuse  fortune. 
Toutefois,  ce  coup  de  théâtre  si  prompt  n'était  pas  sans  cause  anté- 
rieure; depuis  quelque  temps,  il  était  facile  à  pressentir.  Un  ministère 
honnête,  mais  faible,  gouvernait  l'Espagne  pour  les  modérés.  Les  chefs 
de  ce  parti,  les  Martinez  de  la  Rosa,  les  Isturitz,  repoussés  par  la 
haine  jalouse  des  factions,  cherchaient  à  maintenir  dans  les  mains  de 
quelques-uns  de  leurs  amis  un  pouvoir  qu'ils  ne  pouvaient  posséder 
eux-mêmes;  ces  amis,  ministres  pour  le  compte  d'autrui,  bien  inten- 
tionnés, mais  faibles,  vivaient  tiraillés  entre  leurs  protecteurs,  et  le 
quartier-général  d'Espartero.  Ce  double  joug  était  diificile  à  suppor- 
ter en  même  temps,  car  les  chefs  modérés  avaient  pour  l'entourage 
d'Espartero  une  incroyable  aversion,  et  le  quartier-général  d'Espar- 
tero, conduit  par  un  subalterne,  le  brigadier  Linage,  avait  pour  le 
parti  modéré  une  haine  égale.  Comment  Espartero,  si  peu  fait  pour 
la  violence,  si  peu  fait  pour  gouverner  un  parti  quelconque,  est-il 
devenu  le  chef  des  exaltados  après  les  sanglantes  exécutions  qu'il 
avait  exercées  dans  son  armée  au  profit  de  la  discipline?  Comment? 
par  la  cause  qui  gouverne  toujours  ces  hommes-instrumens,  doués 
de  courage  de  cœur,  et  faibles  d'esprit,  par  le  hasard  des  relations. 

Espartero  s'est  hvré  depuis  long-temps  à  un  feseur,  le  brigadier 
Liiiage.  Linage  est  un  de  ces  hommes  que  la  jalousie  des  positions 
supérieures,  qu'ils  ne  peuvent  ni  conquérir  pour  eux-mêmes,  ni  tolérer 
cht'z  les  autres,  rend  anarchistes;  Linage  est  du  parti  des  exaltados.  Il 
a  iait  plusieurs  manifestations  dans  leur  sens,  et  les  exaltados,  sachant 
qu'il  y  avait  à  gagner  de  ce  côté,  battus  dans  les  élections  par  le  bon 
sens  espagnol,  se  sont  jetés  aux  pieds  d'Espartero,  qu'ils  avaient 
balToué.  Espartero  leur  a  donc  appartenu.  Cependant  la  duchesse  de 
la  Victoire,  adroitement  conquise  par  la  reine,  a  quelquefois  fait 
contre-poids  à  l'influence  du  brigadier  Linage,  et  a  maintenu  Espar- 
tero flottant  nonchalamment  entre  les  anarchistes  et  la  reine. 

Jusqu'ici  Espartero  ne  voulait  pas  être  ministre.  Il  avait  une  armée, 
un  grand  pouvoir;  il  gagnait  des  titres,  des  dotations;  il  prospérait 
par  la  guerre  civile  qui  désolait  l'Espagne.  Il  se  contentait  de  tour- 
menter tous  les  ministres,  de  leur  faire  des  querelles  à  tout  propos, 
pour  les  plus  frivoles  motifs.  Dès  qu'un  ministre  de  la  guerre  lui  avait 
déplu,  il  avait  un  grief  tout  prêt  pour  le  renvoyer.  L'armée,  disait 


l'espagne.  —  l'ortent.  hnh 

alors  Espartero,  manquait  de  tout!...  l'armée,  à  laquelle  on  a  pro- 
digué depuis  quelques  années  tous  les  trésors  de  l'Espagne!  Cet  état 
insupportable  pour  tous  les  ministères  était  cependant  supporté  par 
eux,  grâce  à  la  guerre  civile.  Mais  la  guerre  civile  finissant,  Espartero 
a  vu  son  rôle  fini ,  ou  bien  M.  Linage  l'a  vu  pour  lui ,  et  a  d^idé  qu'Es- 
partero  serait  ministre.  Le  voyage  de  la  reine  en  a  fourni  l'occasion. 

C'est  ici  le  cas  d'expliquer  ce  singulier  voyage,  et  le  rôle  (ju'a  joué 
la  diplomatie  française  en  Espagne. 

La  reine  s'est  mis  en  tète  le  projet  d'aller  en  Catalogne.  On  ne  sait 
pas  bien  encore  le  vrai  motif  de  ce  déplorable  voyage.  Les  infans  qui 
sont  à  Paris  ont  cru  que  c'était  pour  marier  la  jeune  reine  à  un  prince 
de  Cobourg  qui  vient  de  quitter  Lisbonne,  et  qui ,  voyageant  actuelle- 
ment en  Espagne,  vient  de  toucher  à  Cadix,  Malaga,  Valence,  etc. 
Les  modérés  de  Madrid  ont  dit  que  la  reine  allait  les  livrer  à  Espar- 
tero. Les  exaltés  eux-mêmes,  pour  lesquels  on  disait  le  voyage  pré- 
paré, ont  cru  que  la  reine  s'éloignait  de  Madrid  pour  faire  un  coup 
d'état  contre  la  constitution,  et  dans  le  but  de  rétablir  le  statut  royal. 
C'est  bien  la  preuve  que  tous  se  trompaient,  et  que  le  voyage  n'était 
préparé  avec  et  pour  aucun  d'eux:. 

La  reine  avait  probablement  les  plus  frivoles  motifs,  nous  étonne- 
rions si  nous  disions  les  plus  vraisemblables.  Nous  sacrifierons  au 
respect  que  mérite  une  reine  pleine  de  cœur  et  d'esprit,  nourrie 
d'amertumes  depuis  sept  ans,  nous  sacrifierons  le  plaisir  de  curiosité 
que  nous  pourrions  doimer  à  nos  lecteurs.  Mais  au  travers  des  frivoles 
motifs  qui  l'entraînaient,  la  reine  croyait  trouver  un  motif  politique 
qui  excusait  à  ses  propres  yeux  la  légèreté  de  sa  résolution;  elle  espé- 
rait exercer  sur  Espartero  un  ascendant  qui,  en  génc'rnl,  s'est  trouvé 
irrésistible  toutes  les  fois  qu'elle  a  voulu  l'exercer.  Ses  ministres,  par- 
lant au  nom  des  modérés,  ne  cessaient  de  lui  dire  qu'Espartero  voulait 
usurper.  Elle  a  pris  je  ne  sais  quel  plaisir  de  reine  et  de  femme  à  le 
leur  montrer  à  ses  pieds,  soumis,  raisonnable,  tout  prêt  peut-être  à 
aller  s'endormir  dans  le  sein  d'un  miru'stère  qu'il  couvrirait  de  son 
nom,  et  par  lequel  il  serait  conduit  comme  il  a  coutume  de  l'être. 

Vaine  et  déplorable  illusion,  payée  d'un  effroyable  et  funeste  scan- 
dale !  Ouand  la  reine  a  fait  part  de  ce  projet  à  ses  ministres  et  au 
corps  di[)lomatique,  elle  a  reçu  d'inutiles  conseils.  Le  ministère  fran- 
çais, ayant  pour  principe  de  respecter  l'indépendance  de  l'Espagne, 
avait  toujours  recommandé  à  l'ambassadeur  de  ne  pas  se  faire  homme 
de  parti,  de  s'abstenir  de  vivre  au  milieu  des  coteries,  de  ne  pas 
renouveler  un  spectacle  déjà  donné,  celui  d'un  ambassadeur  français 


iTG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'affichanl  pour  wodcmdo.s,  et  d'un  ambassadeur  anglais  s'affichant 
\)om exallados.  —  Sachez  sans  doute  préférer  le  bien  au  mal,  avait  dit 
le  ministre  à  l'ambassadeur,  et  si  un  parti  veut  des  choses  raisonnables, 
si  un  autre  en  veut  d'absurdes,  n'athchez  pas  d'être  indifférent  entre 
le  vrai  et  le  faux  ;  mais  bornez-vous  là  :  ne  partagez  les  passions 
de  personne;  tenez-vous  en  dehors  des  partis;  autrement  vous  serez 
compromis,  et  la  France  avec  vous.  Vos  conseils  même  seront  sans 
force.  C'est,  dit-on,  un  des  motifs  pour  lesquels  M.  de  Rumigny 
avait  encouru  en  quelques  circonstances  la  désapprobation  du  cabinet. 
Les  moderados,  (jui  sont  modérés  dans  leurs  doctrines,  mais  un  peu 
exaltés  par  caractère ,  ont  fort  mal  pris  ces  conseils  de  prudence ,  et 
ont  prétendu  que  le  ministère  français  voulait  faire  passer  l'influence 
aux  cxalladus.  Il  n'en  était  rien,  le  ministère  français  voulait  de  la 
mesure  dans  la  conduite  de  ceux  qui  le  représentaient;  mais  il  ne 
voulait  porter  l'influence  ni  aux  uns  ni  aux  autres;  il  regardait  cela 
comme  hors  du  droit  et  du  pouvoir  d'un  ambassadeur  étranger. 

Est  survenu,  comme  nous  le  disions,  le  projet  de  voyage  de  la  reine. 
Le  ministère  français  l'a  vivement  blâmé,  et  cela  par  un  droit  qui  ne 
lui  aurait  point  appartenu,  si  on  n'avait  pas  offert  à  l'ambassadeur 
d'en  faire  partie.  L'ambassadeur  y  avait  à  peu  près  consenti;  le  minis- 
tère l'a  rappelé  sur-le-champ.  Le  ministère  français  ne  voulait  à 
aucun  prix  rendre  la  France  responsable  de  ce  qui  se  passerait  à 
Barcelone;  il  craignait,  si  des  désordres  éclataient,  que  la  personne 
de  l'ambassadeur  ne  fût  compromise,  M.  de  Rumigny  surtout  étant 
devenu  odieux  aux  exultados,  qui  lui  en  voulaient  cruellement.  Le 
rappel  de  l'ambassadeur,  l'envoi  d'un  nouveau  représentant,  homme 
ferme,  intelligent,  habitué  à  se  conduire  entre  les  partis,  allait  donner 
le  temps  de  juger  le  but  et  la  conduite  du  voyage.  Puisqu'on  n'avait 
pas  pu  l'empêcher,  il  y  avait  toute  convenance  à  n'y  prendre  aucune 
part,  mais  à  se  tenir  prêt  à  pourvoir  aux  éventualités  qu'il  pourrait 
faire  naître.  Le  nouvel  ambassadeur,  M.  de  la  Redorte,  reçut  ordre 
de  se  tenir  à  quelque  distance  de  Port-Vendres. 

Ce  déplorable  voyage  a  eu  lieu.  La  reine,  fêtée  par  l'armée  et  le 
peuple,  insultée  par  quelques  municipalités,  obsédée  dans  plusieurs 
de  ses  stations  par  Espartero,  qui  lui  a  purement  et  simplement  de- 
mandé la  présidence  du  conseil,  est  arrivée  à  Barcelone  un  jour  satis- 
faite, un  autre  jour  désolée  d'avoir  entrepris  ce  voyage.  A  Barcelone, 
elle  a  plusieurs  jours  de  suite  attendu  Espartero.  11  semblait  vouloir 
laisser  percer  une  nuance  de  mécontentement;  il  est  venu  enfin ,  et 
/i  reçu  une  ovation  indigne  de  lui,  une  ovation  de  la  plus  vile  popu- 


l'espagne.  —  l'orient.  477 

lace.  Barcelone  a  pris  un  aspect  sinistre.  Esparlero,  bien  préparé  par 
Linage,  est  venu  au  palais  de  la  reine,  et  lui  a  parlé  du  mécontente- 
ment public.  Il  ne  lui  a  plus  cette  fois  demandé  le  ministère,  mais  le 
relus  de  sanction  à  cette  loi  des  ayuntamientos,  seule  loi  vraiment  sage 
qu'on  ait  depuis  quelques  années  présentée  en  Espagne,  seule  loi  qui 
puisse  lui  procurer  un  peu  d'ordre  administratif.  Ea  reine  a  refusé,  elle 
a  discuté  avec  Espartero.  Au  premier  abord,  il  a  eu  force  arguniens; 
mais  la  reine,  qui  est  femme  d'esprit,  a  soutenu  la  discussion,  elle  a 
bientôt  épuisé  les  provisior.s  d'Espartero,  qui  est  resté  au  dépourvu 
devant  la  spirituelle  abondance  de  sa  souveraine.  11  s'est  retiré  battu, 
pas  trop  mécontent  de  sa  défaite;  car,  quand  il  est  livré  à  sa  bonne 
nature,  H  n'aspire  (pi'à  la  gloire  qui  lui  appartient,  celle  d'un  hé- 
roïque soldat.  Mais  rentré  chez  lui ,  on  lui  a  appris  qu'il  avait  été  battu, 
on  lui  a  dit  que  la  reine  l'avait  joué;  il  s'est  indigné  alors,  et  a  voulu 
partir.  11  est  resté  plusieurs  jours  dans  cet  état  entre  Linage  et  sa 
femme,  qui  tantôt  appuyait  la  reine,  tantôt  eflrayée  tournait  aux 
exaltadox.  Enfin  on  l'a  poussé  à  donner  sa  démission.  La  reine  aurait 
fini  par  l'accepter,  on  s'en  est  douté,  on  a  eu  recours  à  l'émeute. 
L'émeute  s'est  montrée,  non  pas  comme  chez  nous,  en  attaquant  la 
force  publique,  mais  en  hurlant,  en  insultant  les  honnêtes  gens,  en 
égorgeant  les  victimes  qui  n'étaient  pas  défendues.  Espartero,  dispo- 
sant de  cinquante  mille  soldats  fidèles,  a  laissé  l'émeute  opprimer  sa 
souveraine.  La  reine  l'a  fait  appeler,  il  a  exigé  le  renvoi  des  ministres, 
la  non-sanction  de  la  loi  des  aijuvtamientos,  la  dissolution  des  certes. 
La  non-sanction  de  la  loi  des  cajuiifamientoa  était  chose  impossible,  car 
déjà  la  sanction  envoyée  à  Madrid  était  publiée.  La  dissolution  des  cer- 
tes a  été  bravement  refusée  par  la  reine;  mais  le  renvoi  des  ministres 
a  été  accordé,  et  un  nouveau  ministère  composé.  Cette  concession  a 
désarmé  les  conseillers  d'Espartero.  L'émeute  a  cessé  un  instant 

11  a  fallu  composer  un  ministère.  Là  était  la  difficulté.  Pour  pre- 
mière punition,  Espartero  n'a  pas  pu  en  faire  partie;  car,  même  au 
milieu  de  cette  odieuse  licence,  une  sorte  de  pudeur  publique  obli- 
geait Espartero  à  ne  point  paraître  avoir  fait  tout  cela  pour  s'emparer 
du  pouvoir.  Il  a  cherché  des  ministres,  il  n'en  a  pas  trouvé,  car  il  n'y 
en  a  pas  beaucoup  là,  comme  ailleurs,  dans  le  parti  de  la  violence. 
On  a  cherché  quelques  hommes  d'affaires,  MM.  Onis,  Campuzano, 
que  des  mécontentemens  personnels  ont  jetés  dans  l'opposition ,  mais 
qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  anarchistes,  puis  des  officiers ,  des 
administrateurs,  tous  étrangers  aux  partis,  mais  aussi  aux  cortès, 
et  sans  influence  auprès  d'elles.  Ce  ministère,  tel  quel,  dont  on  a 


VT8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réuni  les  noms ,  parce  qu'il  en  fallait  faire  un  qui  fût  pris  dans  l'op- 
posilion,  non  dans  la  violLMicc,  ce  ministère  tel  quel,  il  est  douteux 
qu'il  acceple,  car  ses  membres  sont  absens,  et  le  cri  de  l'Espagne 
contre  les  scènes  de  Barcelone  a  de  quoi  décourager  tout  le  monde. 
Esj)ai  iero  va  donc  se  trouver  avec  la  reine  et  le  gouvernements  sur  les 
bras,  et  n'en  sacbant  que  faire,  ayant  mis  les  anciens  ministre  en  fuite, 
ne  pouvant  pas  l'être,  n'en  ayant  pas  qui  veuillent  l'être. 

Première  punition  !  Mais  une  autre  s'en  est  suivie.  Espartero  a  été 
débordé,  l'émeute  a  ensanglanté  les  rues,  commis  des  horreurs  qui 
depuis  quarante  ans  semblaient  ne  pouvoir  reparaître.  Espartero  a  vu 
des  victimes  se  réfugier  à  ses  pieds  et  à  ceux  de  sa  femme;  il  s'est 
indigné  alors.  Honneur  à  lui  dans  ses  fautes!  Il  s'est  retrouvé  ce  qu'il 
est,  un  cœur  honnête  et  généreux,  abusé  par  des  misérables;  il  a 
menacé  Vai/untamiento  de  le  faire  fusiller,  il  a  rétabli  un  peu  d'ordre. 
Mais  il  est  là  avec  sa  reine  désolée,  humiliée,  sans  ministres,  sans 
pouvoir,  dégoûtée  de  régner;  et  lui,  il  a  vu  en  un  jour  ternir  sa 
gloire  et  rabaisser  ses  services  !  Cependant  il  s'est  relevé  en  défendant 
au  dernier  jour  Tordre  et  les  honnêtes  gens.  Puisse-t-il  mieux  com- 
prendre l'intérêt  de  son  pays,  de  sa  souveraine  et  de  sa  gloire! 

Au  milieu  de  ces  hideuses  scènes,  nous  avons  à  nous  honorer, 
nous,  de  la  conduite  du  jeune  et  courageux  ambassadeur  envoyé  à 
Barcelone.  Quand  il  a  été  visible  qu'aucune  machination ,  aucune 
intrigue  ne  pouvait  plus  être  imputée  au  gouvernement  de  la  reine; 
que  la  diplomatie  française,  en  se  montrant  à  Barcelone,  n'encourait 
aucune  responsabilité;  qu'il  n'y  avait  que  de  l'appui  à  porter  à  la 
reine,  M.  de  la  Redorte  a  re^u  ordre  de  partir.  Courageux  et  plein 
d'aplomb,  nouveau  d'ailleurs,  étranger  aux  partis,  il  courait  moins 
de  chances  que  son  prédécesseur.  Il  s'est  embarqué;  il  est  descendu 
hardiment  au  milieu  des  rues  ensanglantées  de  Barcelone;  dans 
l'hôtel  du  consul  qu'il  habitait,  il  a  fait  prendre  quelques  précautions 
au  moyen  des  marins  iVançais.  Il  a  pris  ces  précautions  afin  de  cou- 
vrir les  victimes  aux(iuelles  il  allait  donner  asile;  il  les  a  reçues  toutes 
sans  distinction;  puis  il  est  allé,  accompagné  d'un  simple  secrétaire, 
se  montrer  dans  les  rues.  Son  regard  ferme  et  calme  a  déconcerté  les 
odieux  égorgeurs  qui  déshonoraient  la  capitale  de  la  Catalogne,  et  il 
a  porté  par  sa  conduite  un  singulier  appui  aux  honnêtes  gens  épou- 
vantés. 

Il  s'est  rendu  chez  la  reine ,  lui  a  présenté  ses  lettres  de  créance 
et  offert  l'appui  de  son  gouvernement;  là,  il  attend,  sans  se  per- 
mettre un  jugement  sur  les  ministres  que  la  reine  a  appelés  ou  appel- 


l'espagne.  —  l'orient.  V79 

lera.  Ce  rôle  ne  lui  appartient  pas.  Les  ministres  choisis  par  la  reine 
sont,  pour  nous,  les  ministres  légitimes  de  la  royauté  espagnole, 
quelle  que  soit  leur  origine;  si  leur  conduite  surtout,  comme  celle  de 
tous  les  hommes  éclairés  par  le  pouvoir,  est  humaine  et  modérée, 
l'amhassadeur  de  France  fera  avec  eux,  comme  avec  d'autres,  les 
affaires  des  deux  gouvernemerts,  en  formant  des  vœux  pour  l'ordre, 
pour  la  reine,  pour  cette  noble  monarchie  espagnole  qui  manque  à 
l'Europe,  et  dont  le  retour  au  rang  des  grandes  puissances  est  à  la  fois 
un  besoin  et  un  souliait  sincère  de  la  France. 

Ces  scènes  tragiques,  en  d'autres  temps,  auraient  fait  oublier  toute 
autre  chose  en  Europe;  mais  lord  Palmerston  s'est  chargé  de  les  faire 
oublier,  toutes  grandes  qu'elles  soient,  par  la  grave  résolution  à  la- 
([uelle  il  vient  de  pousser  ses  collègues  et  les  représentans  des  cours 
du  Nord.  Autant  qu'il  était  en  lui ,  il  a  rompu  l'alliance  anglo-fran- 
çaise, alliance  sur  laquelle  repose  depuis  dix  ans  la  paix  du  monde! 
Quoi  de  plus  grave  en  effet?  quoi  de  plus  digne  de  l'attention  inquiète 
de  l'univers? 

Sans  doute  la  paix  n'est  pas  encore  rompue;  mais  le  lien  qui  rete- 
nait les  passions  de  l'Europe  est  brisé  ou  près  de  l'être.  Comment 
ne  serait-on  pas  alarmé  d'une  telle  résolution?  comment  ne  deman- 
derait-on pas  compte  au  ministre  anglais  de  la  témérité  qui  menace 
le  repos  du  monde? 

De  bas  ennemis,  qui  dans  une  situation  pareille  ne  voient  que  des 
hommes  à  décrier,  s'adressent  au  cabinet  du  l'^'  mars  et  lui  disent  : 
Eh  bien!  cette  alliance  anglaise  que  vous  avez  pr'conisée  avec  tant 
de  complaisance,  qu'est-elle  devenue?  Vous  avez  donc  soutenu  une 
fausse  politique;  vous  vous  êtes  trompé,  retirez-vous! 

Rien  n'est  plus  indigne  qu'un  tel  langage;  le  cabinet  actuel  a  tou- 
jours voulu  l'alliance  anglaise,  et  a  bien  fait  de  la  vouloir.  Si  quelqu'un 
pouvait  la  sauver,  c'était  lui  ;  mais  les  choses  étaient  si  avancées,  qu'il 
ne  l'a  pas  pu,  et  que  personne  ne  l'aurait  pu  à  sa  place.  Les  faits 
connus  de  tout  le  monde  en  font  foi. 

Quand  le  cabinet  du  1"  mars  est  arrivé,  les  propositions  Brunow 
allaient  être  signées.  Tue  idée  du  général  Sébastiani  a  seule  différé 
cette  signature;  le  général  avait  suggéré  au  cabinet  anglais  la  pensée 
d'appeler  à  Londres  un  plénipotentiaire  turc,  pour  traiter  avec  ce 
pl'nipotentiaire  la  question  d'Orient.  Cette  idée,  adoptée  par  lord 
Palmerston,  avait  fourni  le  moyen  de  gagner  deux  mois.  De  plus 
l'arrivée  d'un  nouvel  ambassadeur,  M.  Guizot,  l'avènement  d'un  nou- 
veau ministère,  celui  de  JL  Thiers,  étaient  des  motifs  d'interruption 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  négociation.  On  a  donc  suspendu  les  pourparlers,  et  le  cabinet 
du  1"  mars  a  su  gagner  encore  cinq  mois;  et  sans  les  évènemens  du 
Liban,  il  est  probable  que  la  question,  encore  ajournée,  eût  insensi- 
blement abouti  au  statu  quo,  la  meilleure  des  solutions  dans  l'em- 
barras où  l'Europe  était  placée. 

Voilà  la  vérité  rigoureuse,  que  l'on  ne  comprendra  bien  qu'en  re- 
montant un  peu  haut  dans  l'exposé  des  faits.  ISous  les  avons  puisés  à 
bonne  source, 

La  France  n'a  jamais  eu,  depuis  dix  ans,  que  deux  politiques  à 
suivre,  celle  de  l'isolement  ou  celle  des  alliances. 

Rester  seule,  et  appuyer  telle  ou  telle  solution  suivant  les  circon- 
stances, en  se  portant  vers  les  uns  ou  les  autres,  était  une  politique 
forte  sans  doute,  mais  toujours  coûteuse  et  menaçante.  11  fallait,  pour 
une  telle  politiciue,  que  la  France  restât  armée,  presque  sur  le  pied  de 
guerre;  que,  lorsqu'elle  trouverait  tout  ie  monde  contre  elle  sur  une 
question,  elle  menaçât  l'Europe  de  ses  deux  forces,  la  guerre  et  la 
révolution.  Mais  c'était  là  une  politique  dure,  alarmante,  presque 
odieuse  pour  le  monde.  En  s'alliant  à  l'une  des  puissances,  elle  pou- 
vait alors,  par  des  voies  plus  douces,  celles  des  négociations  et  des 
transactions,  arrivera  des  résultats  tout  aussi  profitables,  avec  l'avan- 
tage de  calmer  les  esprits  en  France  et  en  Europe,  et  de  ramener  à 
elle  les  gouvernemens  effrayés.  C'était,  en  un  mot,  la  politique  la 
plus  humaine;  la  France  l'a  préférée  et  a  bien  fait. 

Résolue  à  s'allier  à  quelqu'un,  la  France  pouvait-elle  s'allier  à 
d'autres  que  l'Angleterre?  Évidemment  non.  Ceux  qui  lui  conseil- 
laient l'alliance  russe  étaient  de  purs  rêveurs.  La  Russie  affectait  un 
éloignement  blessant.  La  Prusse  et  l'Autriche  avaient  de  notre  révo- 
lution un  effroi  mal  dissimulé.  L'Angleterre  seule,  ayant  de  nos 
institutions  le  goût  et  l'habitude,  regardait  notre  révolution  d'un 
œil  philosophique,  la  Russie  d'un  œil  jaloux,  et  inclinait  visiblement 
vers  nous.  Il  n'y  avait  ni  à  choisir  ni  à  hésiter. 

Il  fallait  être  seuls,  c'est-à-dire  toujours  armés,  toujours  menaçans, 
ou  être  alliés  de  quelqu'un,  et,  en  étant  alliés,  l'être  de  l'Angleterre. 

Toute  autre  politique  était  non-seulement  absurde;  elle  était  plus, 
elle  était  impossible. 

M.  Thiers  a  donc  eu  raison  de  dire  qu'il  fallait  persévérer  le  plus 
possible  dans  l'alliance  anglaise,  et  ne  s'en  retirer  que  lorsqu'il  serait 
prouvé  aux  yeux  du  monde  que  l'Angleterre  avait  tort  contre  la 
France.  Il  a  eu  raison  de  parler  ainsi ,  car  la  France,  en  revenant  à  la 
politique  de  l'isolement,  c'est-à-dire  à  la  politique  armée  et  mena- 


l'espagne.  —  l'orient.  481 

çante  pour  l'Europe,  devait  pouvoir  dire  à  cette  Europe,  dont  l'appui 
moral  lui  est  nécessaire ,  même  pendant  la  guerre ,  la  France  devait 
pouvoir  lui  dire,  et  lui  prouver  qu'elle  n'avait  pas  tort. 

Nous  croyons  qu'elle  a  raison  aujourd'hui;  nous  croyons  que  la 
question,  bien  jugée,  lui  vaudra  l'approbation  universelle. 

La  question  d'Orient  était  l'écueil  le  plus  redoutable  pour  l'alliance 
anglaise;  car  en  Orient  l'Angleterre,  se  trompant  sur  ses  intérêts  fon- 
damentaux, pouvait  cédera  des  ombrages  irréfléchis  contre  la  France. 
Ces  ombrages,  c'est  l'Egypte  qui  allait  les  exciter.  L'Angleterre  veut 
pouvoir  remonter  l'Euphrate  et  la  mer  Rouge  pour  mettre  en  com- 
munication l'Inde  avec  la  IMéditerranée  et  l'Europe.  Rien  n'est  plus 
naturel.  Méhémet-Ali,  qui  repousserait  des  établisscmens  fixes  et 
armés  sur  son  territoire,  ne  s'est  jamais  refusé  à  laisser  établir  dans  ses 
états  des  communications  faciles ,  régulières;  il  y  a  même  le  plus  grand 
intérêt.  La  France  ne  s'y  estjamais  opposée:  elle  livrerait  des  combats 
acharnés  pour  que  l'Egypte  ne  fut  pas  anglaise;  mais  elle  ne  s'opposera 
jamais  à  ce  que  l'Egypte  soit  traversée  par  le  commerce  du  monde. 

C'est  ailleurs  que  l'Angleterre  devrait  voir  ses  dangers.  Ils  sont  à 
llérat,  à  Khiva,  à  Ispahan.  La  Russie  lui  fait  là  une  guerre  acharnée 
d'influence,  et  prochainement  peut-être  une  guerre  d'une  autre 
espèce;  elle  la  menace  surtout  à  Constantinople  d'un  coup  irrépa- 
rable. C'est  là  ce  qu'il  fallait  toujours  faire  sentir  à  l'Angleterre  dès 
l'origine,  avant  que  les  amours-propres  fussent  engagés  dans  une 
voie  fatale  et  dangereuse. 

A  l'origine  de  la  question  d'Orient,  on  s'est  trompé  dans  les  cham- 
bres françaises,  autant  au  moins  que  dans  les  conseils  du  gouverne- 
ment, sur  la  marche  à  suivre.  Ayant  toujours  peur  de  la  guerre,  on  a 
songé  à  faire  aboutir  la  question  à  des  conférences,  dans  lesquelles  le 
protectorat  exclusif  de  la  Russie  serait  annulé  au  moyen  d'un  protec- 
torat plus  général,  celui  des  cinq  puissances.  On  courait  là  un  vrai 
danger,  celui  de  se  quereller  en  conférant,  et  en  se  querellant  la 
chance  la  plus  certaine,  c'était  que  l'Angleterre  et  la  France  se  que- 
relleraient entre  elles,  parce  que  la  question  égyptienne  devait  se 
retrouver  à  tout  instant  sous  la  question  turque ,  et  Alexandrie  der- 
rière Constantinople. 

La  peur  d'agir  a  donc  fait  rechercher  des  conférences  où  la  vraie 
question,  celle  de  Constantinople,  qui  aurait  toujours  rallié  la  France 
et  l'Angleterre ,  a  disparu  devant  celle  d'Alexandrie ,  qui  devait  les 
diviser.  Si,  dès  l'origine,  on  avait  armé  une  flotte,  demandé  à  l'An- 
gleterre d'en  armer  une,  et  qu'on  lui  eût  proposé  de  les  réunir  aux 


V82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dardanelles,  avec  l'ordre  formel  et  avoué  de  eourirà  Constantinople, 
si  les  llusses  ou  les  Ég^yptiens  y  vciiaierit;  qu'ensuite  ou  eût  proposé 
de  laisser  faire  le  sultan  et  ie  paeiia,  l'Angieterre,  qui,  à  l'origine, 
était  fort  alarniée  pour  Constantinople,  aurait  accepté  ce  plan  sans 
contestation.  Ni  les  Russes  m  les  égyptiens  ne  seraient  venus  à  Con- 
stantinople; on  n'aurait  pas  eu  à  forcer  les  Dardanelles;  en  laissant 
faire  le  sultan  et  le  pacha ,  ils  se  seraierit  accordés  à  la  suite  de  la  ba- 
taille de  IW'zib;  on  ne  se  serait  pas  chargé,  par  la  fatale  note  du 
'17  juillet,  de  les  mettre  d'accord,  et  aujourd'hui  tout  serait  fini. 

Il  faut  le  dire,  il  y  a  eu  là  de  la  faute  de  tout  le  monde,  chambres 
et  gouvernement,  France  et  Angleterre. 

Mais  les  choses  n'ayant  pas  été  ainsi  dirigées,  on  s'est  chargé  de 
tout  arranger  soi-même,  et  on  s'est  rais  à  conférer  à  cinq  sur  l'arran- 
gement à  proposer  au  sultan  et  au  pacha  d'Egypte.  M.  de  Metternich , 
qui  s'était  flatté  de  comi)l'ter  la  ((i!<férence  en  y  amenant  la  Russie 
et  de  la  diriger  ensuite,  est  malheureusement  tombé  malade.  Les 
conférences  n'ont  pas  eu  lieu;  ou  leur  a  substitué  des  pourparlers. 
L'Angleterre,  (pu'  était  toujours  inquiète  des  consé(juences  de  cette 
question,  avait  une  grande  humeur  contre  le  pacha,  qui  l'avait  fait 
naître.  Elle  était  trompée  par  les  inspirations  de  l'homme  le  plus 
dangereux  qu'on  ait  jamais  envoyé  dans  au.cune  aml'assade,  de  lord 
Ponsomby,  esprit  hiux,  emporté,  brouillon,  voulant  à  tout  prix,  et 
le  disant  même,  faire  sortir  la  guerre  de  la  question  d'Orient.  Lord 
Ponsomby  avait  poussé  le  sultan  à  la  guerre,  et  maintenant  il  impu- 
tait au  pacha  d'être  la  cause  de  la  rupture.  Il  peignait  les  choses  sous 
le  jour  le  plus  faux  à  son  cabinet.  Lord  Palmerston,  mal  renseigné, 
s'est  donc  insensiblement  animé  contre  le  vice-roi.  Il  a,  dans  le  cou- 
rant de  l'été  de  l'amiée  dernière,  proposé  au  ministère  français  de 
reprendre  la  flotte  turque  au  pacha.  Le  ministère  français  a  refusé, 
et  a  bien  fait;  mais  le  refus  a  été  connu  et  envenimé,  l'aigreur  a  com- 
mencé. On  s'est  réciproquement  interrogé  sur  ce  que  l'on  voulait 
faire  pour  en  finir;  on  s'est  peu  ou  pas  expliqué,  on  s'est  aigri  davan- 
tage, et  c'est  alors  que,  vers  l'automne  de  l'année  dernière,  la  Russie, 
voyant  naître  une  division  entre  la  France  et  l'Angleterre,  s'est  pro- 
posé d'en  profiter  :  elle  a  envoyé  M.  de  Brunow  à  Londres. 

Elle  a  offert  à  l'Angleterre  de  lui  livrer  le  pacha  d'Egypte,  si 
elle  voulait  signer  avec  elle  une  <M>nvention  ayant  pour  but  de  finir 
ensemble  la  question  d'Orient.  C'est  là  que  le  bon  sens  de  l'Angle- 
terre aurait  dû  l'éclairer  sur  un  piège  aussi  facile  à  apercevoir.  La 
Russie,  en  effet,  n'avait  pas  grand  intérêt  à  donner  plus  ou  moins  au 


l'espagne.  —  l'orient.  48:J 

sultan  ou  au  pacha  ;  pourvu  que  le  pacha  ne  vînt  pas  à  Constantinople 
substituer  un  empire  jeune  et  vigoureux  à  un  empire  décrépit  et 
mourant,  le  reste  lui  importait  peu.  Ce  qui  lui  importait,  c'était 
de  séparer  la  France  de  l'Angleterre,  et  elle  aurait  acheté  cette  sépa- 
ration d'un  prix  plus  grand  que  le  sacrifice  du  pacha  d'Egypte.  L'An- 
gleterre aurait  dû  voir  que  le  plaisir  d'humilier  Méhémet-Ali,  de  lui 
ôter  un  pachalik  pour  le  donner  à  la  Porte,  était  peu  de  chose;  elle 
aurait  dû  comprendre  que,  si  c'étaient  de  libres  communications 
qu'elle  voulait  à  travers  l'Egypte  et  la  Syrie ,  elle  les  aurait  avec  le 
pacha  comme  avec  le  sultan  ;  que  le  sultan ,  en  recouvrant  ces  pro- 
vinces, y  substituerait  l'anarchie  à  l'administration  dure  et  vigou- 
reuse de  Méhémet-Ali,  et  que  l'anarchie  valait  moins  pour  les  com- 
merçans  qui  traversent  un  pays,  qu'une  autorité  même  oppressive. 
L'Angleterre  n'a  pas  vu  tout  cela;  elle  a  cédé  au  désir  d'humilier  le 
vice-roi;  son  ministre  a  été  sensible  aux  caresses  de  la  Russie,  qui 
jusque-là  l'avait  fort  maltraité,  et  il  a  écouté  les  propositions  Brunow. 
Pourtant,  on  les  a  renvoyées  à  Pétersbourg  une  première  fois;  elles 
sont  revenues  modiliées,  et,  au  mois  de  mars  dernier,  elles  étaient 
presque  acceptées. 

Le  général  Sébastiani,  comme  nous  l'avons  dit,  proposa  alors,  sous 
prétexte  de  donner  plus  de  régularité  à  cette  négociation,  d'appeler 
un  négociateur  turc.  Il  fit  bien ,  c'étaient  deux  mois  de  gngnés.  Le 
temps  était  bon  à  employer  ici  pour  donner  à  tout  le  monde  le  moyen 
de  réfléchir  et  de  se  calmer. 

C'est  alors  que  sont  arrivés  un  nouvel  ambassadeur,  M.  Guizot,  un 
nouveau  ministre  dirigeant,  M.  Thiers. 

Ces  deux  personnages  se  sont  concertés,  et  ont  tenu  d'accord  une 
conduite  qui  quelque  temps  a  conjuré  le  danger,  mais  qui  n'a  pas  pu 
le  conjurer  toujours,  surtout  quand  est  venue  l'insurrection  du  Liban. 

Le  cabinet  anglais  et  leS  cabinets  du  Nord  ont  fait  des  efforts  pour 
amener  les  nouveaux  représentans  de  la  France  aux  propositions 
Brunow. 

Que  pouvait  faire  le  cabinet  français?  Abandonner  le  vice-roi 
d'Egypte,  consentir  aux  propositions  qui  avaient  pour  but  de  le 
dépouiller,  de  le  rendre  moindre  qu'il  n'était  avant  la  bataille  de 
Nézib,  c'était  là  une  chose  impossible.  L'opinion  publique  en  France, 
et  une  opinion  raisonnable  l'aurait  condamné  impitoyablement.  En 
tenant  bon  pour  le  vice-roi,  on  s'exposait  à  se  séparer  de  l'An- 
gleterre! Cela  était  vrai;  mais  tout  le  monde  avait  dit  à  M.  Thiers 
dans  les  deux  chambres  :  Séparez-vous  plutôt  que  de  faire  à  l'Angle- 
terre le  sacrifice  de  nos  intérêts  évidens.  On  disait  môme  à  M.  Thiers 


ÏSÏ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(juc,  livré  corps  et  ame  aux  Anglais,  il  ne  saurait  pas  leur  tenir  tôte. 
Il  leur  a  tenu  tète,  il  n'a  pas  voulu  leur  eéder,  et  aujourd'hui  cer- 
taines gens,  de  bas  étage  il  est  vrai ,  et  en  bien  petit  nombre,  l'ac- 
cusent presque  du  résultat  amené. 

M.  Thiers  et  M.  Guizot  ont  bien  fait  de  se  conduire  romme  ils 
l'ont  lait.  11  n'y  avait  pas  deux  partis  à  prendre  :  entre  une  indigne 
faiblesse  ou  la  séparation,  la  séparation  valait  mieux. 

Voici ,  du  reste,  comment  les  choses  se  sont  passées.  Un  instant  le 
cabin(>t  Irancais  a  failli  réussir  à  éclairer  l'Angleterre  et  à  conjurer  le 
danger. 

Trouvant  une  négociation  presque  conclue,  M.  Thiers  a  pensé  qu'il 
fallait  épargner  les  amours-propres  engagés,  et,  pour  cela,  profiter 
du  temps  que  lui  avait  ménagé  le  général  Sébastian i.  Aux  deux  mois 
qu'on  lui  avait  assurés,  il  a  su  en  ajouter  trois.  Il  n'a  rien  brusqué, 
il  n'a  affiché  la  prétention  de  faire  prévaloir  aucun  plan,  il  s'est  con- 
tenté de  montrer  les  inconvéniens  du  plan  proposé  à  Londres,  et  il 
a  laissé  voir,  bien  qu'avec  modération,  qu'il  y  avait  telle  ou  telle  solu- 
tion à  laquelle  la  France  s'oppo'îerait  péremptoirement. 

Que  voulez-vous  faire  en  Orient"?  a  dit  le  cabinet  français  à  toutes 
les  cours.  — Vous  voulez  priver  le  vice-roi  de  ce  qu'il  possède  actuelle- 
ment, vous  voulez  qu'après  la  bataille  de  Nézib  qu'il  a  gagnée  sans 
l'avoir  provoquée,  vous  voulez  (ju'il  ait  moins  de  territoire  qu'aupa- 
ravant; vous  voulez  ôter  à  Méhémet-Ali  des  provinces  qu'il  saura 
organiser,  pour  les  rendre  au  sultan,  qui  s'épuisera  pour  les  garder 
sans  y  réussir.  Vous  faites  l'empire  ottoman  plus  faible,  plus  agité, 
car  vous  diminuez  le  vassal  qui  peut  sauver  l'empire,  au  profit  du 
suzerain  qui  ne  saura  ni  l'administrer  ni  le  défendre;  le  pacha  satis- 
fait sera  le  plus  utile  soutien  de  son  maitre,  sinon  par  vertu,  au  moins 
par  un  intérêt  évident,  car  il  voudra  garder  non-seulement  l'Egypte, 
mais  aussi  Constantinople,  contre  tout  le  monde;  si  donc  on  veut  sin- 
cèrement le  bien  de  la  Porte,  il  faut  la  raccommoder  avec  le  pacha 
sans  sacrifier  celui-ci. 

Mais,  ajoutait  le  cabinet  français,  de  quelque  manière  qu'on  pense 
à  cet  égard,  qu'on  croie  devoir  verser  du  côté  du  pacha  ou  du  sultan, 
quels  moyens  a-t-on  pour  vaincre  le  pacha  et  lui  imposer  un  traité 
dont  il  ne  voudra  pas?  Ces  moyens  sont  insuffisans  ou  dangereux. 

Ils  sont  insuffisans,  si  on  se  borne  à  le  bloquer  en  Egypte  et  en 
Syrie  au  moyen  d'une  flotte  anglaise.  Il  s'enfermera  dans  ses  ports, 
et  puis,  quand  il  sera  poussé  à  bout,  il  fondra  sur  Constantinople,  et 
mettra  l'Europe  en  feu. 

Les  moyens  sont  dangereux  si  on  veut  transporter  une  armée  en 


LESPAGNE.  —  l'orient.  485 

Syrie  ou  en  Egypte.  Quelle  sera  cette  armée?  Il  n'y  a  pas  un  soldat 
anglais  disponible.  Jamais  un  soldat  français  n'ira  en  Egypte  contre 
le  vice-roi.  Les  Autrichiens  ont  dit  tout  haut  qu'on  ne  les  amènerait 
pas  à  faire  une  telle  croisade.  Restent  les  Russes.  Or,  l'Europe  consen- 
tira-t-elle  à  voir  des  Russes  en  Syrie,  et  les  Anglais  les  y  transporte- 
ront-ils? 

Ces  raisons  données  avec  modération,  patience  et  fermeté,  pendant 
cinq  mois,  avaient  sensiblement  agi  sur  tous  les  cabinets.  L'impossi- 
bilité de  trouver  des  moyens  qui  ne  fusseiit  ni  insuffisans,  ni  dange- 
reux, la  certitude  donnée  par  le  cabinet  du  1"  mars,  de  l'opposition 
de  la  France  à  certains  de  ces  moyens,  avaient  détaché  tout  le  monde 
de  la  question  d'Orient.  Osi  souhaitait  de  toutes  parts  que  l'arrange- 
ment direct  eût  lieu,  on  le  disait  clairement. 

Cet  arrangement  direct  que  la  France,  par  scrupule  de  loyauté, 
n'avait  pas  voulu  cherciier  à  opérer  de  ses  propres  mains,  mais  qu'elle 
avait  rendu  praticable  par  les  conseils  de  modération  donnés  au  vice- 
roi,  cet  arrangement  devenait  probable  lorsque  Méhémet-Ali  a  en- 
voyé Sami-Rey  offrir  au  sultan  la  restitution  de  la  flotte  turque. 
Cette  offre,  personne  ne  l'avait  conseillée,  elle  était  sortie  de  la  joie 
de  ^léhémet-Ali,  quand  il  a  vu  Kosrew  destitué. 

Qui  croirait,  qui  osera  avouer  à  Londres  que  c'est  ce  moment  qu'ont 
choisi  les  négociateurs  pour  faire  naître  une  affreuse  complication? 

Les  négociateurs  qui  avaient  pris  à  tâche  de  raccommoder  le  sultan 
et  le  [)acha,  et  qui  n'y  avaient  pas  réussi,  se  sont  crus  compromis  si  le 
pacha  et  le  sultan  s'arrangeaient  tout  seuls.  La  jjenst'e  leur  est  venue 
aussitôt  d'empêcher  l'arrangement  direct.  On  cherchait,  on  s'agitait 
pour  trouver  le  moyen,  quand  la  nouvelle  de  l'insurrection  du  Liban 
est  survenue.  Bien  vite  on  y  a  vu  le  moyeîi  coërcitif  cordre  Méhé- 
met,  qui  jusque-là  n'avait  pas  été  découvert,  et  on  a  signé  brusque- 
ment la  fameuse  convention  de  Londres. 

C'est  sur  une  lettre  de  deu\  Anglais  voyageurs,  qu'on  a  conçu  la 
pensée  de  faire  échouer  toute  la  puissance  de  Méhémet-Ali  en  Syrie, 
en  débar(iuant  sur  les  cotes  des  soldats  turcs  que  le  sultan  n'a  pas, 
en  débarquant  des  vivres,  des  munitions  que  les  Anglais  fourniront. 

La  Syrie,  a-t-on  dit,  lui  échappera;  alors  il  se  soumettra  aux  con- 
ditions que  nous  lui  ferons;  la  France,  il  est  vrai,  se  sera  séparée, 
mais  ce  ne  sera  pas  pour  long-temps. 

Telle  est  la  base  légère  sur  laquelle  on  a  posé  une  si  grande,  une 
si  dangereuse  résolution. 

La  France  s'est  séparée,  et  elle  a  bien  fait;  soi»  cabinet  a  bien  agi, 

TOiME   XXIII.  —  SUPPLÉMENT.  31 


V86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  il  aura  avec  lui  l'opinion  de  la  France  et  du  monde.  La  France  va 
s'armer,  on  va  lever  tous  les  hommes  que  la  loi  permet  de  lever. 
S'il  fallait  porter  notre  efïectiC  au  pied  complet  de  guerre,  les 
chambres  seraient  convoquées;  le  cabinet  tient  l'ordonnance  de 
convocation  toute  prête  pour  le  premier  danger.  En  attendant,  on 
prépare  le  matériel,  qui  est  toujours  plus  dillicile,  plus  long  à  réunir. 
Ainsi  préparée,  la  France  attendra.  Si  les  puissances  emploient  des 
moyens  que  dans  son  intérêt  et  sa  dignité  la  France  ne  puisse  ad- 
mettre, elle  prendra  le  monde  à  témoin  de  sa  conduite,  de  sa  loyauté, 
de  la  pureté  de  ses  motifs;  elle  fera  bénir  ses  drapeaux  par  le  Dieu 
qui  bénit  les  drapeaux  de  Fleurus  et  d'Austerlitz;  elle  prendra  les 
armes  pour  la  cause  de  la  civilisation ,  car  c'est  la  civilisation  qu'on 
hait  sur  les  bords  du  Nil  comme  sur  les  bords  de  la  Seine!  Avec 
bonne  cause  et  l'épée  de  la  France,  on  a  chance  de  vaincre,  car  on 
a  vaincu  trente  années. 

Si  les  moyens  employés  n'ont  rien  que  la  France  ait  droit  et  intérêt 
d'empêcher,  elle  observera,  et  alors  qu'arrivera-t-il?  Un  résultat 
pour  lequel  il  ne  valait  pas  la  peine  de  braver  de  si  grands  périls,  car 
le  vice-roi ,  contre  lequel  on  n'aura  rien  fait  de  sérieux,  finira  par 
venir  à  bout  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  de  l'insurrection  de 
Syrie.  Et  alors  qu'essaiera-t-on?  On  en  reviendra  au  point  de  départ, 
c'est-à-dire  à  la  situation  que  le  cabinet  français  a  toujours  ainsi 
définie  : 

Moyens  insiiffisans  ou  dangereux  à  Vrgard  du  vice-roi.  Dès-lors, 
nécessité  de  traiter  avec  lui  sur  des  bases  équitables  et  raisonnables. 

Or,  si  ces  bases  sont  équitables  et  raisonnables,  alors  la  France 
s'emploiera  à  les  lui  faire  accepter. 

Faisons  donc  des  vœux  pour  que  le  vice-roi  triomphe  des  insurgés; 
armons-nous,  mais  avec  calme.  N'injurions  pas  la  nation  anglaise, 
qui  n'a  pas  encore  ratifié  la  politique  de  son  ministre;  n'injurions 
pas  ce  ministre,  car  nous  finirions  par  blesser  la  nation  qu'il  repré- 
sente, et  qui,  en  le  blâmant,  n'oublie  pas  qu'il  est  Anglais.  —  Ar- 
mons-nous, et  attendons. 

Il  y  a  un  mot,  un  mot  décisif  qu'il  faut  dire  à  l'Europe  avec  calme, 
mais  avec  une  invincible  résolution  :  —  Si  certaines  limites  sont  fran- 
chies, c'est  la  guerre,  la  guerre  à  outrance;  la  guerre,  tpiel  que  soit 
le  ministère.  —  Si  dans  une  telle  situation  le  ministère  du  1"  mars 
pouvait  être  faible,  il  serait  renversé;  si,  en  voulant  n'être  pas  faible, 
il  était  obligé  de  se  retirer,  ses  successeurs,  quels  qu'ils  fussent, 
seraient  obligés  d'être  aussi  énergiques  que  le  ministère  sortant. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  juillet  18^0. 

Le  gouvernement  et  le  pays  ont  noblement  répontlu  au  défi  du  cabinet 
anglais,  le  pays  par  les  sentimens  qu'il  a  manifestés,  le  gouvernement  par  les 
mesures  qu'il  vient  do  prendre. 

INiOus  disons  au  déjl,  car  les  dangereuses  conséquences  du  pacte  que  la 
Russie  et  l'Angleterre  viennent  de  signer,  ont  été  si  souvent  signalées  par  la 
France,  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  \oir  dans  ce  traité  une  sorte  de  pro- 
vocation. 

Nous  disons  du  cabinet  anglais,  car  cette  étrange  convention ,  loin  d'être 
l'expression  des  vœux  de  l'Angleterre,  n'est  que  le  résultat  des  caprices  opi- 
niâtres et  superbes  de  lord  Palmeiston,  babilement  exploités  par  les  agens 
russes  et  subis  par  ses  collègues.  Si  elle  était  conforme  aux  vœux  du  pays, 
aux  intérêts  bien  entendus  de  l'Angleterre,  la  presse  anglaise  aurait  été  una- 
nime à  la  demander,  unanime  à  la  justifier,  et  les  collègues  de  lord  Palmerston, 
certes  aussi  bons  Anglais  que  lui ,  n'auraient  pas  résisté  des  mois  et  des  mois 
à  une  mesure  qui  aurait  été  bonne  en  soi  et  nationale. 

Le  ciel  nous  préserve  de  répéter,  à  l'endroit  de  lord  Palmerston ,  les  expres- 
sions par  trop  grossières  qu'une  juste  et  vive  indignation  a  laissé  tomber  de 
quelques  plumes.  Mais  nous  savions  depuis  loug-tenq)S,  et  nous  l'avons  dit 
plus  d'une  fois,  que,  même  dans  les  matières  les  plus  graves,  l'imagination 
domine  cbez  le  noble  lord  et  lui  dicte  des  résolutions  que  son  amour-propre 
saisit  avec  obstination,  et  que  ne  saurait  avouer  la  maturité  réfléchie  de 
l'homme  d'état.  Plus  d'une  fois  le  ministre  anglais  a  failli,  j)ar  l'impétuosité 
et  l'audace  aventureuse  de  ses  déterminations ,  compromettre  la  paix  du 
monde.  Le  bon  sens  de  ses  collègues,  ainsi  que  la  fermeté  et  la  prudence  de 
notre  politique,  avaient  pu  jusqu'ici  prévenir  tout  écart  trop  fâcheux,  tout 


^+88  REVIE   DES   DEIX    MONDES. 

emportement  irréparable.  ?,lais  ce  n'étail:  pas  sans  irritatior. ,  ce  nVtail  pas 
sans  rancune  que  son  esprit  vicient  et  superhe  subissait  le  jou^r  de  la  modéra- 
tion et  de  la  sagesse  politique.  La  Russie,  toujours  habile  à  démêler,  toujours 
prête  à  exploiter  les  mauvaises  passions,  n'a  pas  manqué  l'occasion  que  le 
noble  lord  lui  offrait;  elle  s'est  jetée  sur  lui  comme  sur  une  proie  importante 
à  saisir,  impuissante  à  lui  résister. 

Les  instructions  de  l'agent  russe  étaient  fort  simjjles.  «  Signez  tout  ce  que 
lord  Palmerston  vous  proposera.  »  Qu'importe  en  effet  à  la  Russie?  Pourvu 
que  l'ulliance  anglo-française  soit  rompue,  que  l'Angleterre,  bien  que  gou- 
vernée par  les  wliigs,  soit  ramenée  adroitement  dans  hs  serres  de  la  sainte-. 
alliance,  et  que  l'Orient  soit  de  nouveau  agité  de  fond  en  comble,  qu'importe 
à  la  Russie  la  teneur  des  conventions  signées  à  Londres?  Éloigneront-elles 
d'une  seule  lieue  la  Russie  de  Constonlinople?  Lui  ôteront-elles  un  seul  de  ses 
l)ataillons?  La  feront-elle  renoncera  un  seul  de  ses  empiétemens  en  Orient? 
Qui  ne  voit  que  c'est  lord  Paluierston  qui  joue  ici  lui  rôle  pitoyable,  le  rôle  de 
dupe?  La  politique  n'a  jamais  raison  contre  le  bon  sens,  car  elle  n'est  que  du 
bon  sens.  Diviser  les  forces  de  l'Occident  et  brouiller  en  mrsiie  îeniiis  les  affaires 
de  l'Orient,  c'est  décerner  à  la  Russie  un  empire  de  plus,  l'empire  de  l'Asie. 

Déjà  il  y  a  quelques  mois,  ce  fameux  traité,  ce  pacte  anglo-russe  que  l'his- 
toire aura  peine  à  enregistrer,  tant  il  est  étrange  et  contraire  aux  intérêts 
anglais,  était  sur  le  point  d'être  signé.  Le  cabinet  anglais,  averti  par  les 
fermes  déclaralions  de  la  France,  recula  devant  cette  œuvre.  Lord  Palmerston 
dut  encore  subir  la  raison,  le  bon  sens  de  ses  collègues;  mais  nul  ne  fut 
dupe  de  cette  résignation.  11  aurait  fallu  être  aveugle  pour  ne  pas  voir  plus 
qu'on  ne  disait,  plus  qu'il  ne  convenait  de  publier,  pour  se  dissimuler  que  ce 
n'était  là  qu'un  succès  dont  le  terme  était  aussi- incertain  que  l'humeur  de 
lord  Palmerston  est  impétueuse  et  fantasque.  IN'otre  cabinet,  notre  ambassadeur 
à  Londres,  savaient  très  bien  ce  que  d'ailleurs  tout  homme  sensé  et  connais- 
sant quelque  peu  les  personnes  pouvait  conjecturer;  ils  savaient  que  l'esprit 
du  ministre  anglais  s'aigrissait  de  plus  en  plus  contre  le  pacha  et  contre  la 
France,  et  que  la  résistance  de  s?s  collègues  par  la  force  des  choses  s'affaiblis- 
sait à  mesure  que  la  situation  du  cabinet  anglais  devenait  plus  critique.  Lord 
Palmerston  attendait  avec  impatience  le  jour  où  il  pourrait  mettre  le  marché  à 
la  main  à  lord  IMelbourne,  et  ne  lui  laisser  d'option  qu'entre  le  traité  anglo- 
russe  et  la  dissolution  du  cabinet.  La  démission  de  lord  Palmerston  aurait, 
il  est  vrai,  dissous  le  ministère  whig.  Le  cabinet  anglais  a  préféré  à  une 
noble  et  brillante  retraite  la  signature  d'un  traité  qui,  s'il  pouvait  être  sérieux, 
n'offrirait  que  deux  issues,  la  guerre  universelle,  ou  l'Europe  acceptant  en 
Orient,  des  mains  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre,  le  déshonneur. 

D'autres  circonstances  ont  contribué  à  précipiter  la  signature  des  quatre 
puissances.  Nous  ne  voulons  pas  mentionner  la  mort  de  ce  monarque  véné- 
rable dont  le  jugement  et  l'autorité  ont  refréné  tant  de  mauvaises  passions 
et  empêché  tant  de  folies.  Certes  ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  légèrement  apposé 
6a  signature  à  un  pacte  qui  sous  peu  sera  couvert  de  ridicule  ou  aura  corn- 


REVUE  —  CHRONIQUE.  489 

raencé  une  phase  toute  nouvelle  dans  la  politique  européenne.  Ce  n'est  pas 
lui  qui  aurait  approuvé  lord  Palmerston  lorsqu'il  imaginait  de  traiter  la  France 
comme  une  puissance  de  second  ordre,  de  conclure  sans  elle ,  cherchant  à 
l'endormir  par  de  fausses  apparences  d'amitié,  une  convention  sur  un  sujet 
qui  intéresse  mille  fois  plus  la  France  que  la  Prusse,  et  dans  lequel  la  France 
a  bien  autrement  le  droit  d'intervenir,  si  intervention  il  y  a,  que  la  Prusse, 
et  l'Autriche  même. 

La  Prusse  et  l'Autriche  régentant  l'Orient,  sans  le  concours  et  l'assenti- 
ment de  la  î'rance,  comme  s'il  s'agissait  de  mettre  à  la  raison  je  ne  sais  quel 
principicule  de  la  confédération  allemande! 

On  est  forcé  de  se  demander  comment  des  hommes  graves,  des  hommes 
d'état  consommés,  ont  pu  accepter  de  pareilles  illusions!  Quoi!  parce  que  la 
France,  dans  sa  loyauté  et  dans  sa  force,  a  voulu  renfermer  la  révolution  de 
1830  dans  ses  propres  frontières,  qu'elle  a  préféré  les  profits  certains  et  solides 
de  la  paix  aux  chances  brillantes  de  la  guerre,  on  aurait  pu  imaginer  que  la 
France  acceptera  humblement  la  dictature  orientale  de  la  Fvussie,  secondée  par 
l'Angleterre,  qui  s'aveugle  sur  ses  vrais  intérêts!  Étrange  erreur!  Ce  serait 
méconnaître  la  France,  le  roi,  le  cabinet!  ce  serait  prendre  la  modération 
pour  àe  la  faiblesse,  la  prudence  pour  de  la  timidité!  ce  serait  raisonner,  par 
une  bizarre  coïncidence,  conuiie  ces  partis  extrêmes  dont  on  repousse  les 
principes  et  dont  on  fait  profession  de  mépriser  le  jugement! 

Il  y  a,  quoi  qu'on  en  dise,  au  fond  du  pacte  signé  à  Londres,  un  reste  du 
vieux  levain  de  là  sainte-alliance  conservé  à  Saint-Pétersbourg-,  c'est  au  nom 
des  vieilles  haines  contre  la  France  qu'on  a  intrigué  à  Vienne  et  à  Berlin;  on 
s'est  cru  en  mesure  de  braver  la  royauté  de  juillet,  de  lui  faire  subir  un 
affront.  On  s'est  trompé. 

Il  n'est  pas  moins  vrai  que  c'est  dans  de  pareilles  intrigues  qu'a  trempé,  sans 
s'en  douter,  le  ministère  anglais,  un  cabinet  whig;  il  a  fait  là  ce  à  quoi ,  je  ne 
dis  pas  un  ministère  radical ,  mais  un  cabinet  tory  n'aurait  jamais  consenti , 
car  il  aurait  aperçu  le  piège,  et  un  sentiment  de  dignité  et  de  fierté  nationale 
lui  aurait  dit  que  le  peuple  anglais  ne  ratifiera  jamais  un  pacte  qui  le  met  à  la 
suite  de  f  oppresseur  de  la  Pologne. 

Il  n'est  pas  moins  vrai  que  l'Autriche  et  la  Prusse,  entraînées  parla  vieille 
habitude  de  marcher  d'accord  avec  la  Russie,  ont  oublié  un  instant  la  sage 
maturité  de  leurs  conseils,  cette  prévoyance  vigilante  qui  a  gardé  jusqu'ici  la 
paix  du  monde,  et  cela  pour  signer  un  pacte  dont  nul  ne  peut  calculer  les  con- 
séquences. Cependant  ce  n'est  pas  la  lUissie  qui  a  le  plus  d'intérêt  à  bien 
peser  toutes  les  conséquences  de  ce  traité ,  à  se  rendre  compte  de  toutes  les 
nécessités  qu'il  peut  enfanter. 

L'assurance  orgueilleuse  de  lord  Palmerston  a  lini  par  surprendre  la  religion 
des  hommes  d'état  éminens  qui  dirigent  les  affaires  de  la  Prusse  et  de  fAu- 
triche.  «  11  est  temps  d'en  finir,  disait-il ,  le  pacha  est  sans  force  réelle,  il  est 
«n  horreur  aux  populations  (ce  sont  là  les  rapports  que  lui  faisaient  deux 
touristes  anglais,  jugeant  des  hommes  et  des  choses  avec  ce  tact  et  cette 


496  REVCFE  DES  DECX   MONDES. 

sûreté  de  jugement  qu'on  connaît  à  cette  sorte  de  voyageurs);  la  moindre 
démonstration  suffira.  La  France  s'intéresse  à  j\Iéliémet-Ali,  elle  ne  veut  pas 
agir  contre  lui;  mais  elle  laissera  faire,  elle  fera  entendre  quelques  plaintes, 
elle  nous  enverra  une  note.  Avant  que  ces  communications  soient  accomplies, 
que  les  explications  soient  données,  l'affaire  sera  terminée,  et  tout  sera  dit. 
C'est  ainsi  que  les  choses  se  sont  passées  lors  des  affaires  de  Modène,  de  Bo- 
logne, de  Francfort.  » 

Ce  langage  est  devenu  plus  instant,  lorsque,  d'un  côté,  les  affaires  d'Iis- 
pagne,  d'Afrique,  de  la  Plata,  ont  paru  détourner  de  l'Orient  les  regards  de  la 
France,  et  lorsque,  d'un  autre  coté,  l'insurrection  de  la  Syrie  a  fait  espérer 
que  les  forces  du  pacha  ne  suffiraient  pas  à  l'étouffer  rapidement. 

Kous  ne  voulons  pas  rechercher  ici  l'origine  secrète  de  tous  ces  faits.  Sans 
nous  faire  l'écho  de  tous  les  hruiîs  lépaudus  à  cet  égard ,  nous  pourrions  citer 
quelques  faits  singuliers  sur  lesquels  nous  reviendrons  peut-être  un  jour;  lais- 
sons tout  cela  pour  le  moment.  Que  nous  importent  les  causes  premières  de  ces 
évènemens?  Nous  ne  songeons  pas  à  contester  à  lord  Palnierston  et  aux 
diplomates  russes  le  mérite,  si  c'en  est  un,  de  ne  négliger  aucun  moyen  de 
succès,  et  de  ne  pas  trop  se  montr<T  difficiles  sur  le  choi.\. 

Mais  le  fait  qui  est  venu  donner  l'impulsion  décisive  à  l'impatience  fré- 
missante de  lord  Palmerston,  ce  sont  les  avances  loyales,  pacifiques,  que  le 
pacha  a  faites  à  la  Porte  depuis  le  renvoi  de  Kosrew;  c'est  l'offre  spontanée  de 
rendre  au  sultan  sa  (lotte.  Encore  une  fois,  l'histoire  refusera  de  croire  à  une 
si  grande étrangetéd'humeur  et  deconduite.  —  Méhémet-Ali  fait  des  avances; 
c'est  le  moment  de  le  repousser.  1!  offre  de  restituer  la  Hotte;  il  faut  lui  débau- 
cher ses  populations.  Il  demande,  lui  vainqueur,  un  arrangement  raisonnable; 
c'est  le  cas  d'aider  le  vaincu  à  le  fouler  aux  pieds.— ^  Et  pourquoi  tant  décolère, 
tant  d'empressement  à  rendre  impossible  tout  arrangement  amiable?  Les  raisons 
les  voici  :  et  puis  ne  réjiétez  pas,  si  vous  le  pouvez,  le  fameux  mot  :  quan- 
tilla  sapientla  regitiir  mundusl  --  L'offre  de  la  flotte  est  un  conseil  de  la 
France;  c'est  donc  une  preuve  de  l'influence  française,  et  c'est  ainsi  que  le  fait 
sera  envisagé  en  Orient.  —  Je  crois  que  le  noble  lord  nous  faisait  trop  d'hon- 
neur, et  que  la  France  n'était  pour  rien  dans  l'offre  du  pacha.  —  Il  offre  la 
flotte  et  demande  un  arrangement;  donc  il  a  peur,  donc  il  est  faible;  le  moment 
est  venu  de  l'écraser.  —  Enfin,  disait  la  Russie,  si  le  trailé  n'est  pas  signé, 
signé  à  l'instant  même,  la  Porte  se  décourage;  elle  traitera  directement  avec 
le  pacha;  c'est  là  ce  que  veut  la  France,  c'est  le  but  de  ses  el'forts;  et  vous, 
Angleterre,  vous  perdrez  toute  influence  en  Orient.  Ce  qui  voulait  dire,  tra- 
duit en  d'autres  termes  :  si  le  sultan  et  le  pacha  parviennent  à  s'entendre,  il 
n'y  a  plus  de  chances  pour  les  Russes  d'être  appelés  à  sauver  Constantinople-, 
notre  invasion  est  indéfiniment  reculée;  il  faut  à  tout  prix  que  lord  Palmers- 
ton, par  ses  étranges  préventions  contre  la  France  et  sa  haine  pour  le  pacha, 
nous  aide  à  brouiller  les  cartes.  —  Ils  ont  parfaitement  réussi. 

Ainsi,  en  résumé,  la  convention  a  été  signée  par  la  Russie  contente,  joyeuse; 
par  l'Angleterre,  un  seul  homme  en  étant  pleinement  satisfait,  lord  Palmers- 


REVDE  —  CHRONIQUE.  491 

ton;  par  l'Autriche  et  la  Prusse  sous  l'empire  d'une  vieille  habitude,  sans  con- 
viction et  dans  la  fausse  supposition  de  radhésioa  tacite  de  la  France;  enfin, 
par  la  Porte.  Ceci  est  grave  et  mérite  une  explication. 

Beaucoup  de  personnes  paraissent  croire  que  le  traité  signé  à  Londres  n'est 
autre  chose  qu'une  convention  préparatoire  entre  l'Angleterre,  la  Russie,  la 
Prusse  et  l'Autriche.  On  se  trompe.  C'est  un  traité  de  ces  quatre  puissances 
avec  la  Porte.  L'envoyé  turc  a  signé,  et  un  courrier  est  parti  à  l'instant  même 
pour  aller  chercher  à  Constantinople  la  ratification  du  traité.  C'est  à  ce  point 
de  vue  qu'il  faut  se  placer,  si  l'on  veut  apprécier  dans  toute  sa  portée  le  fait  du 
négociateur  anglais;  c'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  est  facile  de  reconnaître  com- 
bien ce  fait  est  blessant  pour  la  France,  mauvais  en  lui-même,  déplorable  ou 
ridicule  par  ses  conséquences. 

Sans  doute  le  gouvernement  français  n'a  pas  été  surpris.  Il  y  a  long-temps 
que  les  dispositions  de  lord  Palmerston  lui  étaient  connues,  il  y  a  long-temps 
qu'il  le  voyait  nager  en  pleines  eaux  russes,  il  y  a  long-temps  qu'il  s'attendait 
d'un  instant  à  l'autre  à  la  signature  de  quelque  pacte  anglo-moscovite.  Qu'est- 
ce  à  dire  ?  Fst-il  moins  vrai  qu'on  a  fait  tout  ce  qu'on  a  pu  pour  nous  cacher  ces 
démarches.^  Est-il  moins  vrai  qu'un  traité  formel  a  été  conclu  avec  Ja  Porte 
sans  que  la  négociation  ait  été  rendue  conniiune  à  la  France,  sans  qu'elle  ait 
été  invitée  à  y  prendre  part  et  à  en  discuter  les  clauses?  Est-il  moins  vrai  que 
les  choses  faites  on  nous  a  fait  passer  un  ïnemorandian  où  l'on  affecte  d'es- 
pérer que,  bien  que  peu  disposés  à  un  concours  matériel,  nous  voudrons 
du  moins  aider  les  quatre  puissances  de  notre  concours  moral?  C'est  ainsi 
que  lord  Palmerston  traite  l'alliée  de  l'Angleterre!  Et  cette  alliée,  c'est  la 
France! 

Aussi  que  dit-il  pour  excuser  cet  étrange  procédé?  La  France  et  l'Angleterre 
ont  marché  contre  la  Hollande,  et  la  France  a  pris  Anvers  en  vertu  dune 
convention  à  laquelle  n'avaient  été  appelées  ni  l'Autriche,  ni  la  Russie,  ni  la 
Prusse. 

Mais  d'abord  la  France  de  juillet  était-elle  ValUée,  l'alliée  intime  de  la 
Russie,  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche?  Était-elle  leur  alliée  et, par  les  traités  et 
par  l'uniformité  des  principes,  des  institutions,  des  situatioiis  politiques? 

Il  y  a  plus.  Qu'est-ce  que  la  prise  d'Anvers  comparée  à  la  question  d'Orient? 
Qu'est-ce  qu'un  fait  isolé,  déterminé,  comparé  à  uae  tentative  qui  peut  engager 
en  Orient  une  lutte  longue  et  sanglante,  appeler  sur  le  théâtre  des  évènemens 
les  forces  de  plus  d'une  puissance,  et  fournir  mille  occasions  de  chocs  terri- 
bles, de  complications  funestes? 

Il  y  a  cependant  un  point  d'analogie  qui  a  peut-être  échappé  aux  négocia- 
teurs de  la  convention  et  que  nous  tenons  à  rappeler,  certains  d'ailleurs  que 
•notre  gouvernement  ne  l'a  point  oublié. 

La  Prusse,  lors  de  l'affaire  d'Anvers,  était  moralement  sûre  que  la  France 
■ne  songeait  pas  à  des  conquêtes,  qu'aussitôt  la  citadelle  d'Anvers  prise,  elle 
la  remettrait  à  la  Belgique  et  rappellerait  ses  troupes.  La  Prusse  cepea- 


V92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dant  réunit  sur  la  frontière  une  armée  de  soixante-dix  mille  hommes.  ]Nous 
sommes  loin  de  l'en  blâmer;  c'était  son  droit,  c'était  plus,  c'était  son  devoir. 
Que  ce  devoir  étroitement  accompli  nous  rappelle  aujourd'hui  le  nôtre.  On 
veut  se  jeter  dans  des  entreprises  dont  il  n'est  donné  à  qui  que  ce  soit  de  pré- 
voir les  conséquences,  les  contre-coups,  les  complications;  on  a  voulu  nous 
lancer  dans  l'inconnu  :  soit.  Que  la  France  proportionne  ses  préparatifs  et  ses 
précautions  aux  plus  grands  évènemens.  La  France  le  peut;  la  prudence 
comme  l'honneur  le  lui  commandent. 

Aujourd'hui  on  abuse  de  la  modération  de  son  langage,  de  ses  paroles  me- 
surées, courtoises,  du  désir  qu'elle  a  trop  montré  peut-être  de  tout  concilier, 
de  son  amour  de  la  paix.  Parce  qu'elle  s'est  abstenue  de  toute  parole  arro- 
gante et  impérieuse,  parce  qu'en  faisant  valoir  les  considérations  d'équité 
qui  militent  en  faveur  du  possesseur  de  la  Syrie  ,  elle  n'a  pas  dit  :  «  Malheur 
à  qui  y  touchera!  "  on  voudrait  aujourd'hui  lui  persuader  à  elle-même  qu'elle 
n'a  jamais  rien  voulu  de  sérieux ,  que  tout  ce  qu'elle  désirait,  c'était  de  ne  pas 
agir  elle-même  contre  Méhémet-Ali ,  que  dès-lors  la  convention  qu'on  vient 
de  signer  ne  peut  lui  être  désagréable  ! 

Au  reste,  empressons-nous  de  le  dire,  il  n'y  a  pas  dans  cette  conduite  et 
dans  ce  langage,  à  beaucoup  près,  tout  ce  qu'il  y  aurait  de  blessant  et  d'iro- 
nique, s'ils  venaient  d'ailleurs.  I-e  noble  lord  ne  se  doute  pas  de  toute  la 
portée  morale  de  ses  faits  et  de  ses  paroles.  Il  connaît  mal ,  trop  mal  pour  un 
ministre  des  affaires  étrangères,  le  continent,  la  France,  nos  mœurs,  le  génie 
de  notre  nation,  notre  logique  politique,  notre  juste  susceptibilité,  le  carac- 
tère français.  En  vérité,  sur  la  question  intentionnelle,  nous  sommes  prêts 
à  accorder  au  noble  lord  un  verdict  avec  circonstances  atténuantes. 

Nous  sommes  convaincus  qu'il  est,  à  cette  heure,  étonné,  embarrassé,  et 
s'il  y  avait  chez  lui  moins  d'orgueil ,  nous  ajouterions ,  chagrin ,  des  effets  que 
son  coup  de  tête  a  dc^jà  produits  de  ce  côté-ci  de  la  Manche.  11  ne  s'y  attendait 
pas,  et  sur  ce  point  il  a  fait  partager  à  quelques-uns  de  ses  collègues  toutes 
ses  illusions. 

Aussi  nous  disent-ils  avec  un  sérieux  qu'on  a  peine  à  garder  de  son  côté  ; 
<<  L'alliance  anglo-française,  personne  n'y  touche;  elle  nous  est  plus  chère  que 
jamais  Deux  amis  intimes  ne  peuvent-ils  pas  différer  d'opinion  sur  un  point 
particulier?  »  C'est  là ,  ou  à  peu  près,  le  langage  qu'un  ministre  anglais  tenait, 
il  y  a  peu  de  jours,  dans  le  parlement.  Quand  il  parlait  du  prix  qu'il  attache 
à  l'alliance  française,  il  ne  mentait  pas.  Seulement  son  esprit  si  distingué 
d'ailleurs,  son  bon  sens,  avaient,  sous  l'inlluence  de  lord  Palmerston,  oublié 
que  si  l'on  peut  se  séparer  de  son  allié  sans  conséquences  fâcheuses,  cela  ne 
peut  arriver  qu'à  trois  conditions  :  que  la  question  sur  laquelle  on  se  divise 
d'opinion  ne  soit  que  secondaire,  que  la  division  n'entraîne  d'autres  consé- 
quences que  l'inaction  et  le  statu  quo,  enfin  et  surtout  que  l'allié  qui  s'obstine 
dans  son  dissentiment  ne  passe  pas  par  cela  même  dans  un  autre  camp.  Si 
l'une  des  trois  conditions  manque,  que  devient  l'alliance?  Que  pourrait-elle 


REVUE  —  CHRONIQUE.  49^ 

devenir,  si  on  se  séparait  sur  une  question  immense,  complexe,  qui  peut  em- 
brasser le  présent  et  l'avenir,  TOrienl  et  TOecident?  A  plus  forte  raison,  que 
deviendrait-elle,  si  les  trois  conditions  manquaient  à  la  fois? 

Pressé  par  les  radicaux,  qui  s!indignent  avec  raison  de  voir  l'Angle- 
terre mise  à  la  suite  de  la  Russie,  et  par  les  tories,  qui  tous,  si  on  excepte 
quelques  vieux  fanatiques  de  la  sainte  alliance,  se  récrient  sur  l'étrange  pré- 
tention de  vouloir  disposer  des  affaires  de  l'Orient  par  surprise ,  sans  le  con- 
cours de  la  France,  en  compromettant  avec  tant  de  légèreté  une  alliance  à  la 
fois  si  honorable  et  si  utile  pour  les  deux  pays;  étonné  d'ailleurs  du  langage  et 
de  l'attitude  de  la  France ,  le  noble  lord  a  été  contraint  de  jouer  dans  le  par- 
lement un  rôle  que  nous  ne  voulons  pas  qualifier.  Il  n'a  pas  osé  avouer  le 
traité,  il  n'a  pas  osé  avouer  même  un  préparatif  de  mesures  coërcitives;  il  s'est 
renfermé  dans  des  négations  hautaines  que  le  noble  lord  peut  prendre  pour 
de  la  fierté ,  qui  ne  nous  paraissent  à  nous  qu'embarras  et  gaucherie ,  embarras 
et  gaucherie  dont  nous  lui  savons  gré  du  reste,  car  ils  prouvent  qu'il  com- 
mence à  se  douter  qu'il  a  fait  fausse  route,  qu'il  s'est  jeté  dans  une  carrière 
que  tout  ministre  habile  et  loyal  de  l'Angleterre  doit  s'empresser  de  quitter  au 
plus  vite.  Le  noble  lord  s'est  laissé  mener  loin  par  la  fougue  de  son  esprit  et 
par  ses  préventions  personnelles.  Homo  sitm.  Mais  comme  nul  ne  conteste 
d'ailleurs  sa  loyauté,  son  habileté,  nous  voulons  encore  croire  qu'il  trouvera 
dans  son  ame  assez  d'élévation  et  assez  de  force  pour  revenir  sur  ses  pas. 

Voulùt-on  pour  un  moment  oublier  le  juste  ressentiment  de  la  France,  et 
juger  la  mesure  en  simple  spectateur,  comment  ne  pas  reconnaître  que  le  noble 
lord  s'est  laissé  entraîner  dans  une  faute  dont  son  pays  a  le  droit  de  lui  de- 
mander compte.' 

En  effet,  que  veut-il?  Contraindre  ]Méhémet-Ali  à  évacuer  la  Syrie?  à  se 
contenter  de  la  vice-royauté  d'Egypte?  Prenons  cela  à  la  lettre;  croyons  (notre 
bonté  est  grande)  qu'après  avoir  arraché  au  vainqueur  de  Nézib  la  Syrie,  on 
lui  laisserait  la  possession  paisible  de  l'Kgypte. 

Toujours  est-il  qu'il  faut  se  placer  dans  deux  hypothèses  bien  diverses.  Ou 
Méhémet-Ali  peut  et  veut  opposer  une  vigoureuse  résistance,  ou  Méhémet-Ali 
n'a  ni  la  volonté  ni  les  moyens  de  résister. 

Qu'il  le  veuille,  s'il  le  peut,  il  serait  ridicule  d'en  douter.  Après  une  vie 
forte  et  glorieuse  de  soixante-dix  ans,  lorsqu'on  touche  au  but,  lorsqu'on  sait 
qu'on  a  pour  soi  les  sentimens  d'une  partie  considérable  de  l'Europe,  on  ne 
renonce  pas  lâchement  à  tous  ses  projets,  à  l'avenir  de  sa  famille,  à  la  gloire 
de  son  nom. 

Méhémet-Ali  opposera  une  résistance  habile  et  désespérée.  En  a-t-il  les 
moyens?  Pourquoi  en  douter?  Le  vainqueur  de  ISézib  a-t-il  perdu  tout  à  coup 
son  armée,  sa  flotte,  son  trésor,  son  habileté,  son  expérience,  son  courage? 
Il  n'en  a  pas  abusé,  il  est  vrai;  il  n'a  pas  franchi  le  Taurus,  il  s'est  abstenu 
■  de  tout  ce  qui  pouvait  troubler  la  paix  du  monde,  il  a  compté  sur  la  pru- 
dence Jde  la  Porte,  sur  l'équité  de  l'Europe;  on  veut  lui  prouver  aujourd'hui 
qu'il  s'est  trompé,  qu'il  a  eu  tort  de  ne  pas  user  de  la  victoire.  Soit.  INous  ver- 


U9k  REVITE   DES   DEUX   MONDES. 

rons  lord  Palmerston  à  l'œuvre,  nous  examinerons  quels  sont  les  movens 
coërcitifs  qu'il  veut  employer,  leur  eflicacité,  leur  résultat  probable.  Suppo- 
sons pour  le  moment  ce  résultat  accompli.  Le  pacba  résiste  avec  succès  ou  il 
succombe.  Le  noble  lord  veut-il  nous  dire  ce  qui  arrivera  dans  l'une  et  l'autre 
hy])othèse? 

Dans  la  première,  l'alliance  anglo-russe  acceptera-t-e!le  le  triompbe  du 
pacba?  ou  bien  est-on  disposé  à  couvrir  le  Bospliore,  l'Egypte,  l'Asie-Mineure, 
la  Syrie,  de  flottes  anglaises  et  de  bataillons  russes.'  Le  noble  lord  pense-t-il 
que  l'Europe  assistera  les  bras  croisés  à  cette  lutte,  comme  des  oisifs  assistent 
à  un  tournoi? 

Si,  au  contraire,  le  pacba  succombe,  à  qui  fera-t-on  croire  qu'il  pourra 
conserver  paisiblement  l'Egypte  après  avoir  été  expulsé  de  la  Syrie,  après 
y  avoir  perdu  la  fleur  de  son  armée,  lorsque  sa  puissance  de  fait  sera  tout 
ébranlée  et  qu'elle  n'imposera  plus  à  personne?  Dans  la  situation  de  ^lé- 
hémet-Ali  on  ne  tombe  pas  h  moitié.  Que  deviendront  alors  l'Egypte,  Candie, 
la  Syrie?  On  les  rendra  à  la  Porte;  et  c'est  le  pouvoir  efflanqué  du  sultan  qui 
pourra  se  ressaisir  de  ces  provinces,  de  ces  peuples,  tout  animés,  tout  bouillans 
d'idées  nouvelles,  d'esprit  de  révolte,  de  fermentations  de  tous  les  genres!  Se- 
raient-ce  lescbrétiens  de  la  Syrie,  seraient-ce  les  Arabes  de  l'Egypte  qu'on  ramè- 
nera promptement,  pacifiquement  sous  le  sceptre  des  Turcs?  Nul  ne  le  pense, 
le  noble  lord  moins  que  personne.  Un  journal  ministériel  anglais  a  trahi  en 
partie  la  pensée  aventureuse  et  bizarre  de  lord  Palmerston.  Il  rêve  je  ne  sais 
quel  établissement  en  Syrie,  je  ne  sais  quel  royaume  chrétien  ou  juif  sous  le 
protectorat  anglais  ;  il  veut  faire  de  la  Syrie  quelque  chose  comme  les  sept  îles. 
Et  alors,  sans  doute,  le  moins  qu'il  puisse  faire  pour  son  nouvel  allié,  la 
Russie,  ce  sera  de  lui  Wvrer  Constantinople  avec  je  ne  sais  quel  périmètre  de 
l'empire  ottoman  :  tout  cela  probablement  sans  troubler  la  paix  générale , 
sans  qu'un  coup  de  canon  retentisse  en  Europe,  sans  qu'on  aperçoive  une 
.seule  mèche  s'allumer  dans  la  INIéditerranée;  tout  cela  probablement  en  con- 
tinuant à  donner  à  la  France  le  nom  d'alliée,  et  la  France  continuant  à  le 
recevoir  avec  une  charmante  bonhomie! 

Rentrons  dans  le  sérieux.  Il  y  a  long-temps  que  nous  l'avons  dit,  la  posses  - 
sien  de  l'Inde,  les  voies  nouvelles  que  le  commerce  paraît  enclin  h  prendre  à 
travers  la  Méditerranée  et  l'isthme  de  Suez,  l'importance  commerciale  qui  en 
résultera  pour  l'Egypte  et  pour  les  bords  de  l'Euphrate,  tout  cela  a  depuis 
quelque  temps  échauffé  l'imagination  de  quelques  personnes,  en  particulier 
de  lord  Palmerston.  Il  n'en  conviendra  pas;  mais  il  s'est  dit  sans  doute  à  lui- 
même  plusieurs  fois  que  de  Malte  à  Alexandrie  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  que  de 
là  aux  Indes,  une  fois  l'Angleterre  maîtresse  du  pays,  le  trajet  deviendrait 
aussi  facile  qu'il  l'est  aujourd'hui  de  Londres  à  Alexandrie.  C'est  en  présence 
des  grandes  idées,  des  grands  faits  sociaux ,  que  les  hommes  forts,  ayant  dans 
l'esprit  un  avenir  réel ,  se  séparent  de  ces  hommes  à  imagination  qui  prennent 
l'impossible  pour  du  grand. 

Un  honome  d'état,  en  rapprochant  la  politique  européenne  de  ces  circon- 


REVUE.  —  CIIUO-MQUE .  495 

Stances  nouvelles  et  de  l'état  actuel  de  l'Orient,  en  aurait  conclu  qu'il  fallait 
faire  tourner  au  profit  de  l'Europe,  de  son  industrie,  de  son  commerce,  la 
reconstitution  politique  de  l'Éjjypte  et  de  la  Syrie  sous  la  main  de  Méhémet- 
Ali.  En  iiarantissant  ses  possessions,  ainsi  que  l'empire  ottoman  tel  qu'il  est 
de  fait  aujourd'hui ,  l'Angleterre  et  la  France,  et  avec  elles  la  Prusse  et  l'Au- 
triche, qui  ne  pouvaient  manquer  de  se  joindre  aux  deux  premières  puis- 
sances, auraient  obtenu  du  pacha  toutes  les  concessions  désirables  pour  la 
liberté  et  la  sûreté  des  communications  connnerciales.  Et  qui  en  aurait  plus  et 
mieux  prolité  que  l'Angleterre,  qui,  par  ses  immenses  possessions,  la  puis- 
sance de  ses  capitaux,  la  hardiesse  de  ses  spéculateurs,  la  force  de  sa  naviga- 
tion, n'a  certes  pas  à  redouter  de  rivaux  en  Orient.  Nous  nous  trompons;  elle 
a  un  rival  terrible  à  redouter,  un  rival  qui  a  plus  de  fer  que  d'or,  plus  de 
sabres  que  de  bobines,  la  Russie,  à  qui  lord  Palmerston  tend  si  galamment 
aujourd'hui  la  main  pour  l'introduire  en  Orient  et  lui  apprendre  le  chemin 
du  Kaboul. 

Dans  son  aveuglement,  le  noble  lord  ne  s'inquiète  pas  des  dangers  que 
prépare  à  l'Angleterre  la  puissance  russe.  La  Russie  a  llatté  ses  penchaps 
aventureux,  ses  antipathies  personnelles;  elle  s'est  mise  en  quelque  sorte  et 
avec  une  condescendance  très  habile  à  sa  disposition;  le  noble  lord  est  content. 
Que  lui  importe  ce  qu'il  léguera  à  son  pays  et  à  ses  successeurs  dans  le  cabinet? 

Mais  la  France  !  Le  noble  lord  ne  s'en  inquiète  pas  davantage.  H  nous  croit 
inféodés  au  système  de  la  paix.  Il  répète  probablement  avec  complaisance  tous 
les  propos  de  nos  politiques  de  café. 

Il  ne  sait  pas,  ce  nous  semble,  tout  ce  que  nous  devons  aujourd'hui  de 
force,  de  puissance  réelle  en  Europe  à  la  paix  .soigneusement  gardée  pendant 
ces  dix  ans.  Nous  ne  parlons  pas  de  l'accroissement  prodigieux  de  richesses  et 
de  forces  matérielles  qui  s'est  opéré  dans  cette  période.  C'est  avant  tout  de  la 
force  morale  que  nous  parlons ,  c'est  du  drapeau  tricolore  se  déployant  aujour- 
d'hui à  la  face  des  nations,  sans  réveiller  aucune  de  ces  antipathies  et  de 
ces  colères  qu'avaient  excitées  les  conquêtes  immodérées  de  l'empire.  Le 
monde  sait  désormais  que  la  France  veut,  avant  tout,  ce  qui  est  équitable, 
équitable  pour  elle  et  pour  tous.  Le  monde  sait  .qu'elle  ne  cherche  point 
de  bouleversement  pour  le  plaisir  de  bouleverser,  des  guerres  pour  enlever 
aux  peuples  leur  nationalité;  mais  il  sait  aussi,  la  Grèce,  l'Afrique,  la  Bel- 
gique l'ont  prouvé,  qu'elle  ne  recule  devant  aucun  sacrifice  le  jour  où  l'on 
engage  avec  elle  une  question  d'honneur  et  de  dignité  nationale.  Que  ce  soit 
en  Orient  ou  en  Occident,  peu  importe.  Les  bras  de  la  France  sont  longs,  et 
le  jour  où  malgré  son  amour  du  travail  et  du  repos  on  la  forcerait  à  accepter  la 
lutte,  ce  jour-là  elle  saurait  fermer  les  ateliers  de  la  paix  pour  ouvrir  les  ate- 
liers de  la  guerre,  ce  jour-là  il  n'y  aurait  plus  en  France  ni  opinions  diverses,  ni 
discussions,  ni  partis;  ce  jour-là,  qu'on  le  sache,  la  France  unanime  pren- 
dra ses  points  d'appui  partout  où  le  besoin  s'en  fera  sentir. 

En  résumé,  quoi  qu'il  arrive,  que  Méhémet-Ali  résiste  vigoureusement  ou 
qu'il  succombe,  si  la  lutte  commence,  il  faudrait  un  miracle  pour  qu'elle  ne  se 


V96  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

transformât  pas  en  une  guerre  européenne,  s'ipi"''*'  où  l'Angleterre,  aban- 
donnée de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  serait  amenée  à  livrer  l'Orient  à  la  Russie 
et  à  demander  bientôt  à  la  France  la  paix  et  des  secours  contre  le  véritable 
ennemi  de  la  grandeur  et  de  la  puissance  anglaise  dans  les  Indes. 

Nous  en  demandons  pardon  au  noble  lord  ;  il  se  sauvera  par  l'absurde. 

En  effet,  qu'est-ce  que  le  traité  dans  sa  généralité?  llien,  une  faute  gra- 
tuite, un  mauvais  vouloir,  le  cabinet  anglais  et  le  cabinet  russe  disant  à  la 
l*orte  qu'ils  désirent  autre  chose  que  ce  que  désire  la  France.  .Tusque-là,  il 
importe  de  le  répéter,  lord  Pahnerston  n'a  pas  rencontré  d'obstacles. 

La  Prusse  et  l'Autriche,  si  elles  ratifient,  ne  signeront  que  par  complaisance 
et  avec  tristesse.  Peu  leur  importe,  d'ailleurs,  que  les  lots  du  pacha  et  du  sultan 
soient  délimités  d'une  façon  ou  d'une  autre. 

La  Russie,  à  son  tour,  n'avait  rien  à  objecter  aux  propositions  de  lord  Pal- 
merston  contre  Méhémet-Ali.  Peu  lui  importe  qu'on  cède  au  paclia  une  por- 
tion plus  ou  moins  considérable  de  la  Syrie  ou  qu'on  la  lui  enlève  tout  entière. 
On  a  cru  long-temps  que  la  Russie  avait  pris  à  cet  égard  l'initiative  aiqu'ès  de 
l'Angleterre,  que  le  travail  accompli  aujourd'hui  avait  pour  fondement  premier 
des  propositions  russes  à  Londres;  on  a  parlé  des  propositions  Brunow.  C'est 
une  erreur.  Lord  Pahnerston  peut  réclamer  les  honneurs  de  l'invention. Voici 
connnent. 

A  mesure  que  la  question  d'Orient  mûrissait,  du  vivant  de  jMahmoud,  la 
Russie,  forte  de  son  traité  d'Unkiar-Skelessi,  et  lidèle  à  ses  arrières-pensées 
sur  l'Asie,  se  retirait  de  plus  en  plus  en  elle-même  et  suivait  une  politique 
d'isolement  qui  lui  laissait  une  pleine  liberté  d'action.  Qu'aurait-elle  pu  gagner 
à  la  politique  des  coulVrences,  à  la  politi(]ue  solidaire  de  l'Europe?  Qu'aurait- 
elle  pu  gagner  en  venant  s'associer  à  l'alliance  anglo-française,  dont  l'esprit 
était  contraire  à  la  domination  des  Russes  en  Orient?  Le  silence,  l'isolement, 
une  parfaite  indépendance,  la  situation  étant  donnée,  était  de  l'habileté. 

La  bataille  de  Nézib  ouvre  la  route  du  Taurus  à  îMéhémet-Ali  ;  le  sultan 
meurt;  une  crise  parait  imminente;  on  agit  auprès  du  pacha  pour  arrêter  la 
marche  de  son  armée  victorieuse  ;  des  négociations  sont  ouvertes  entre  la 
Porte  et  le  pacha;  l'Europe  s'alarme,  l'Autriche  en  particulier  craint,  dans  sa 
prudence  consommée,  que  la  paix  du  monde  n'en  soit  troublée;  on  rédige  la 
note  célèbre  du  27  juillet ,  pour  dire  à  la  Porte  de  ne  pas  pousser  plus  loin  les 
concessions  avant  de  s'être  concertée  avec  les  puissances  européennes;  à  tort  ou 
à  raison,  toutes  les  puissances  signent;  l'envoyé  russe  à  Vienne  signe  aussi. 

Le  cabinet  russe  désapprouva  son  agent,  et  le  cabinet  russe,  dans  sa  poli- 
lique,  n'avait  pas  tort.  Toute  participation  à  la  note  le  faisait  sortir  de  cette 
politique  libre  et  indépendante  qui  était  la  sienne  et  la  seule  bonne  pour  lui , 
tant  que  l'alliance  anglo-fram  aise  lui  ùterait  toute  prépondérance  dans  une 
conférence  européenne.  Mieux  valait  pour  la  Russie  de  rester  seule,  armée  de 
son  traité  avec  la  Porte,  de  son  protectorat  stipulé  à  Unkiar-SKelessl,  que  de 
perdre  cette  position  pour  venir  déposer  dans  une  urne  un  suffrage  contre 
deux. 


REVUE  —  CimOMQUE.  497 

Encore  une  lois,  la  situation  étant  donnée,  tout  cela  était  vrai,  tout  cela 
était  habile.  Il  n'était  pas  moins  évident  que  ce  n'était  là  qu'une  position  d'ex- 
pectative, une  tenue  conservatoire.  D'un  côté,  l'Europe  n'avait  pas  accepté  le 
traité  d'Unk'ai'-Skelessi  ;  de  l'autre,  l'alliance  anglo-française,  en  présence  de 
laquelle  la  Prusse  et  l'Autriche  n'auraient  pas  épousé  la  cause  de  la  Pvussie, 
était  pour  la  Russie  une  gène,  un  frein,  disons-le,  le  seul  frein  qu'elle  puisse 
subir  en  Europe. 

C'est  dans  cet  état  de  choses  que  loid  Palnierston,  dans  son  emportement 
et  sa  haine  contre  le  pacha,  et  peut-êtie  aussi  dans  son  dépit  contre  la  poli- 
tique ferme  et  mesurée  de  notre  gouvernement,  a  fait  à  Pétersbourg  frapper 
à  toutes  les  portes  et  mis  en  avant  des  projets  contraires  au  statu  quo  de 
rOrient  et  aux  idées  manifestées  par  la  France. 

La  Paissie  est  trop  habile,  elle  connaissait  trop  bien  le  noble  lord  pour  laisser 
échapper  l'admirable  occasion  qui  lui  était  bénévolement  offerte.  Que  lui  im- 
porte, encore  une  fois,  la  Syrie,  son  intégrité  ou  son  démembrement?  Ce  qui 
lui  importait,  c'était  de  rompre  l'alliance  anglo-française  et  d'amener  l'une 
des  grandes  puissances  maritimes  à  reconnaître  implicitement  la  domination 
russe  dans  Us  Dardanelles.  Qui  aurait  jamais  dit  à  priori  que  cela  s'accom- 
plirait à  Londres,  par  des  mains  anglaises.^  Il  en  est  pourtant  ainsi,  grâce 
sans  doute  à  l'habileté  calme,  réiléchie  de  la  diplomatie  russe,  mais  plus 
encore  grâce  aux  passions  du  noble  lord.  La  Pxussie  compi'it  que  le  fait  seul 
de  cette  étrange  négociation  révélait  l'affaiblissement  de  l'alliance  anglo- 
française,  qu'il  y  avait  là  un  interstice  où  l'on  pouvait  adroitement  se  glisser 
pour  élargir  la  brèche  jusqu'à  ce  que  tout  lien  fut  rompu.  Peu  importait  le 
moyen,  pourvu  qu'on  pût  entrer  et  se  mettre  entre  deux. 

Cependant,  pour  obtenir  beaucoup,  il  fallait  offrir  peu,  exciter  l'impa- 
tience, aiguillonner  les  passions  un  noble  lord  par  une  tenue  prude  et  circons- 
pecte. La  llussie,  comme  récompense  des  premières  avances  de  lord  Palmers- 
ton  ,  offrait  de  permettre,  le  cas  de  la  protection  échéant,  l'entrée  de  trois  ou 
quatre  vaisseaux  anglais  dans  les  Dardanelles ,  dont  le  traité  d'Unkiar- 
Skelessi  lui  avait,  disait-elle,  conlié  les  clés.  Si  l'Angleterre  eût  accepté,  elle 
aurait  par  cela  même  accepté  et  ratifié  ce  fameux  traité. 

Il  ne  fut  pas  aisé  d'empêcher  le  noble  lord  de  commettre  cette  énorme  faute 
et  de  prostituer  ainsi  la  signature  de  l'Angleterre. 

Cependant  rien  n'était  perdu,  ni  pour  l'entêtement  de  lord  Palmerston,  va 
pour  l'habileté  de  la  Paissie.  jNous  l'avons  dit  en  commençant,  un  nouveau 
traité  a  été  élaboré  dans  l'ombre;  il  est  signé  aujourd'hui,  bien  qu'on  n'ose 
pas  encore  l'avouer. 

Qu'a  obtenu  le  noble  lord?  Nous  l'ignorons.  Peut-être  l'entrée  de  cinq  ou 
six  vaisseaux  au  lieu  de  quatre.  Peu  importe. 

Toujours  est-il  que,  par  ce  traité  comme  par  l'autre,  il  reconnaît  implici- 
tement la  domination  russe  en  Orient;  que,  par  ce  traité  comme  par  l'autre, 
il  n'a  rien  obtenu  d'important,  de  capital,  rien  qui  désarme  la  Russie,  riea 


498  REVUE   DES    IIEUX   MONDES. 

qui  compense  l'alliance  franraise.  Cette  alliance,  il  l'a  jouée  par  entêtement, 
par  caprice.  INouvel  Esaii ,  il  l'a  rejetée  pour  un  plat  de  lentilles. 

Soit  :  mais  pour  en  revenir  après  cette  digression  au  point  de  départ,  com- 
ment réalisera-t-il  le  prix  de  sa  concession?  Comment  expulsera-t-il  Méhémet- 
Ali  de  la  Syrie .^  Par  des  croiseurs  anglais  ou  par  des  baïonnettes  russes.^  En 
soudoyant  des  révoltés  ou  en  débaniuant  des  troupes?  Le  noble  lord  veut  déli- 
vrer l'Asie  de  la  tyrannie  du  pacha  !  Touchante  philantropie!  Mais  il  est  d'au- 
tres tyrannies  dans  ce  monde,  qu'on  se  le  rappelle,  plus  odieuses  encore  que 
celle  de  l'Égyptien. 

On  veut,  dit-on ,  bloquer  les  cotes  de  la  Syrie,  (^ela  n'empêchera  pas  Ibrahim 
d'étouffer  la  révolte.  —  On  fournira  des  armes  aux  insurgés,  probablement 
celles  qu'on  avait  destinées  aux  Circassiens  révoltés  contre  les  Russes. 

Bref,  il  paraît  que  les  moyens  de  coercition  ne  sont  pas  encore  stipulés,  ou 
du  moins  bien  définis.  ]\ous  le  concevons.  Peut-être  ne  le  seront-ils  pas  de 
long-temps. 

Nous  sommes  convaincus  que  la  sagesse  de  Vienne  et  de  Berlin ,  que  le  bon 
sens  du  peuple  anglais,  que  le  courage  et  la  modération  du  pacha,  que  la 
fermeté  mesurée,  mais  inébranlable  de  la  France,  ne  tarderont  pas  à  mettre  un 
terme  à  ces  jeux  d'une  politique  aventureuse  et  passionnée. 

Mais  quelle  que  soit  l'i-ssue,  la  France  doit  se  mettre  en  mesure  de  suffire 
à  tous  les  évènemens,  à  tout  ce  que  pourront  lui  commander  son  intérêt,  sa 
dignité,  sa  grandeur. 

Que  le  gouvernement  use  largement  de  tout  ce  qu'il  a  de  moyens  et  de  pou- 
voirs légaux  ,  et  s'il  pouvait  craindre  un  instant  l'insuffisance  de  ces  moyens , 
qu'il  convoque  les  chambres,  et  un  vote  unanime  lui  accordera  avec  enthou- 
siasme tout  ce  qui  sera  nécessaire  pour  maintenir  le  rans  de  la  France  en 
Europe. 

Certes,  tout  homme  sensé  doit  regretter  de  voir  la  paix  du  monde  compro- 
mise par  de  faux  calculs  et  de  mesquines  passions;  mais  au  milieu  de  ces 
regrets,  il  sera  beau  de  voir  le  pays  maintenir  noblement  son  droit  par  un 
grand  élan  national. 


Les  évènemens  dont  la  Syrie  est  le  théâtre  en  ce  moment ,  en  attirant  sur 
cette  contrée  l'attention  de  l'Europe,  feront  voir  encore  plus  clairement  com- 
bien il  importe,  d'une  part,  que  les  bienfaits  de  la  civilisation  ne  se  retirent 
pas  de  cette  terre  où  Méhémet-Ali  a  commencé  à  les  répandre  de  nouveau,  et 
de  l'autre ,  la  nécessité  absolue  où  se  trouve  la  France  de  ne  pas  ])ermettre  que 
les  puissances  européennes  contraignent  le  pacha,  en  le  forçant  à  maintenir 
un  pied  de  guerre  ruineux ,  à  faire  peser  un  joug  trop  dur  sur  des  populations 
qui  nous  intéressent  à  tant  d'égards.  Sans  parler  des  souvenirs  glorieux  que  la 
France  a  imprimés  sur  ce  sol  qui  a  vu  tant  et  de  si  grandes  gloires,  sans  parler 
de  l'enthousiasme  et  de  l'admiration  qu'elle  a  toujours  inspirés  aux  popula- 
tions chrétiennes  qui  sont  placées  sous  sa  protection,  et  aux  musulmans  mêmes, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  499 

elle  ne  doit  pas  laisser  retomber  dans  la  barbarie  une  terre  si  fertile,  couverte 
de  villes  ricbes  et  importantes,  et  qui ,  sous  le  gouvernement  de  Méhémet-Ali 
et  par  la  protection  de  la  France,  doit  reprendre  dans  l'Orient  la  position  élevée 
qu'elle  y  a  jadis  occupée.  La  Syrie,  en  effet,  a  été  une  des  contrées  les  plus 
peuplées  de  la  terre;  la  seule  ville  d'Antioclie,  un  demi-siècle  avant  qu'elle  ne 
tombât  au  pouvoir  des  Turcs,  renfermait  six  cent  mille  habitans,  et  le  géo- 
graphe arabe  Kalil,  fils  du  visir  du  Caire  Chahin-el-Taber,  comptait  encore , 
en  1450,  dans  cette  province,  vingt  mille  villages  et  six  millions  d'babitans. 
Sa  population  présente  est  bien  éloignée  d'atteindre  ce  chiffre,  mais  ses  res- 
sources sont  encore  les  mêmes ,  sa  position  toujours  admirable  et  son  com- 
merce même  encore  très  considérable.  L'industrie  surtout  va  beaucoup  moins 
souffert  que  l'agriculture.  Damas  seule  fabrique  quatre  cent  mille  pièces  de 
soieries  mêlées  de  coton  d'une  valeur  de  6  millions  de  francs. 

Alep  fabriiiue  des  étoffes  mêlées  de  soie  et  d'or  d'une  solidité  supérieure  à 
celles  de  Lyon ,  d'un  prix  beaucoup  moins  élevé,  et  qui  trouvent  un  grand  débit 
en  Turquie,  en  Perse  et  en  Arabie.  Mais  c'est  surtout  à  Damas,  depuis  le 
tremblement  de  terre  qui  fut  si  funeste  à  Alep  en  1822,  que  le  commerce  de 
Syrie  a  pris  un  immense  développement  Bagdad,  la  Mecque,  Constantinople, 
Erzeroum,  Smyrne,  le  Caire,  Alep,  Naplouse,  y  envoient  des  caravanes. 

La  caravane  de  Bagdad  à  Damas  apporte  de  Perse  des  tabacs,  des  tapis,  de 
la  soie,  des  gonunes,  des  noix  de  galle  et  des  perles;  des  Indes,  de  l'indigot, 
des  châles,  des  mousselines;  de  Bagdad  même,  des  châles  et  des  manteaux 
de  coton.  En  retour,  elle  prend  des  étoffes  de  Lyon  mêlées  de  soie,  d'or  et 
d'argent,  des  galons  de  Lyon ,  des  bonnets  de  Marseille,  des  velours  de  Gênes, 
des  lamettes  du  Tyrol,  des  satins  de  Florence,  et  surtout  des  étoffes  de  Damas 
et  d' Alep. 

La  grande  caravane  de  la  IMecque  y  apporte  des  gommes,  des  parfums 
d'Afrique  et  d'Arabie,  du  café,  des  mousselines  et  des  épices  de  l'Inde.  Les 
caravanes  de  Constantinople  et  de  Smyrne  apportent  principalement  à  Damas 
les  produits  de  l'industrie  européenne  :  le  pacha  ne  devra  rien  négliger  [jour 
établir  un  mouvement  plus  direct  entre  l'Europe  et  Damas.  Par  la  caravane, 
Erzeroum  envoie  du  cuir,  des  harnais,  produits  du  pays,  des  soieries  de  Perse 
et  des  châles  de  Cachemire;  le  Caire,  quelques  fabrications  égyptiennes  ainsi 
que  les  gommes  et  l'ivoire  de  l'Afrique;  Naplouse,  le  coton;  Alep,  ses  belles 
étoffes,  ses  feutres,  ses  pistaches  et  sa  terre  savonneuse;  enfin,  par  les  ports  de^ 
la  côte,  Damas  reçoit  le  riz  de  l'Egypte,  des  produits  européens  et  des  denrées 
coloniales. 

Méhémet-Ali,  en  s'emparant  de  la  Cilicie  et  en  joignant  Tarfous  et  Adana 
aux  points  commerciaux  de  la  Syrie,  a  acquis  une  position  conuuerciale  aussi 
importante  que  la  position  politique  que  cette  conquête  lui  a  donnée. 

La  plaine  de  Cilicie  est  d'une  longueur  de  vingt-cinq  lieues  sur  douze |à 
quinze  de  largeur.  Arrosée  par  trois  belles  rivières,  dominée  par  des  monta- 
gnes couvertes  de  riches  bois  de  construction,  elle  pourrait  par  elle-même 
fournir  à  un  commerce  considérable.  Mais  sa  réunion  à  la  Syrie  offre  de  bien 


500  RE  VIE  I)ES  DEl  X   MONDES. 

j>Ius  grands  avantages.  I.e  commerce  de  la  (lilicie  et  de  l'Asie  mineure  se  lie- 
rait en  effet  parfaitement  à  celui  de  la  Syrie  par  la  voie  de  Tarfous,  ces  deux 
contrées  vendant  par  cette  voie  plus  de  produits  aux  Kuropéens  qu'ils  ne  leur 
en  achètent,  et  la  Syrie,  au  contraire,  en  achetant  plus  qu'elle  n'en  vend. 

La  France,  avant  n.SO,  était  en  possession  d'exploiter  presque  exclusivement 
le  commerce  européen  dans  cette  riche  contrée.  Vingt  maisons  cautionnées, 
étahlies  dans  les  principales  places  du  pays,  vendaient  cha(]ue  année  pour  4  à 
5  millions  de  nos  marchandises,  et  en  recevaient  en  retour  pour  5  à  6  millions. 
Les  affaires  de  toutes  les  nations  de  l'Europe  réunies  n'arrivaient  pas  à  cette 
valeur. 

Cette  prépondérance,  la  France  peut  la  retrouver.  Une  fois  le  vice-roi  pai- 
sible possesseur  de  la  Syrie,  cette  province  devient  le  lieu  de  transit  de  toutes 
les  richesses  de  la  Perse  et  de  l'Inde.  Les  ports  de  Beyrouth,  de  Sayde,  de 
Lataqui,  d'Alexandrette,  peuvent  être  facilement  améliorés.  En  réunissant  à 
Sayde  une  île  qui  n'en  est  que  peu  éloignée,  le  pacha  obtiendrait  à  peu  de  frais 
un  port  qui  aurait  quinze  pieds  d'eau,  et  qui  pourrait  contenir  un  grand 
nombre  de  batimens.  Mais  c'est  surtout  sur  la  navigation  de  l'Euphrate  que  le 
pacha  devra  diriger  toute  son  activité.  Qu'il  restaure,  et  il  le  peut  sans  trop  de 
frais,  le  canal  de  jonction  de  l'Oronte  et  de  l'Euphrate,  que  le  colonel  Chesney 
a  reconnu  près  d'Alep;  qu'il  creuse  le  magnifique  port  de  Séleucie ,  qu'un 
gouverneur  d'Alep,  Halil-Pacha,  proposait  au  sultan  de  faire  déblayer  pour 
lUie  somme  de  775,000  francs  pour  la  totalité  du  port,  et  de  250,000  pour 
une  partie  seulement;  qu'il  organise  les  caravanes  d'Alexandrette  à  Alep,  et 
d'Alep  à  Bir  sur  l'Euphrate.  Ce  fleuve,  depuis  son  embouchure  jusqu'à  son 
confluent  avec  le  Tigre,  à  Bassora ,  reçoit  directement  les  batimens  venant  de 
Bombay.  Depuis  Bassora  jusqu'à  El-Ors,  comprenant  un  espace  de  huit  cents 
milles  sans  pouvoir  admettre  ces  mêmes  batimens,  il  n'offrirait  aucune  diffi- 
culté naturelle  à  des  bateaux  à  vapeur  d'un  moindre  tonnage,  les  bas-fonds 
les  plus  mauvais  ayant  au  moins  quatre  pieds  et  demi  d'eau.  Les  circonstances 
deviennent  moins  favorables  à  la  navigation  depuis  El-Ors  jusqu'à  Bir,  sur 
un  espace  de  quatre  cents  milles;  mnis  pendant  huit  mois  de  l'année  tous  les 
obstacles  se  trouvent  couverts  par  l'abondance  des  eaux ,  et  l'industrie,  l'acti- 
vité européenne  ne  peuvent  plus  d'ailleurs  être  arrêtées. 

C'est  le  long  de  ces  antiques  voies  que  les  richesses  de  la  Perse  et  de  l'Inde 
s'achemineront  vers  l'Europe.  Les  bateaux  de  la  France  iront  les  prendre  dans 
les  ports  de  la  Syrie,  IMarseille  les  recevra  dans  le  sien,  et  par  le  Rhône  et  le 
canal  du  Rhône  au  Rhin  elle  les  versera  en  Italie,  en  Suisse,  en  Allemagne,  en 
ïiollande.  En  retour,  la  France  portera  dans  ces  contrées  ses  produits  si  beaux 
et  si  variés ,  et  après  avoir  donné  des  rois  à  la  Syrie,  elle  lui  donnera  la  civilisa- 
tion et  la  liberté. 


tUiMtc  ittueicak. 


Un  vent  de  bénédiction  a  soufflé,  l'autre  semaine,  sur  la  salle  de  l'Opéra. 
Les  échos  du  théâtre  ont  dit:  Taglioni!  et  le  public  est  accouru  en  foule 
comme  aux  jours  anciens;  Taglioni!  et  toutes  les  mains  ont  battu  de  plaisir 
dans  les  loges,  et  les  bouquets  ont  volé  dans  Tair,  et  l'enthousiasme  de 
l'âge  d'or  s'est  retrouvé.  A  ce  nom  si  doux,  à  ce  nom  magique,  à  ce  nom 
de  fée,  la  nature  entière  a  tressailli,  le  torrent  de  Cuillaione  Tell  s'est 
ému  dans  sa  profondeur,  les  primevères  de  la  sylphide  ont  frémi  sur  leur  tige 
engourdie,  comme  aux  atteintes  d'une  brise  caressante,  et  le  vieux  rossignol 
de  Lebrun  a  piaulé  de  joie  dans  son  bosquet  de  roses.  On  eiit  dit  un  rayon 
de  soleil  après  la  saison  du  froid,  une  goutte  de  rosée  dans  le  désert;  on  eût 
dit  le  printemps  et  le  renouveau.  «  11  n'y  a  de  nouveau  sous  le  soleil  que  ce 
qui  est  ancien.  »  L'auteur  de  cette  parole  est  un  grand  philosophe  et  qui  savait 
son  Opéra  par  cœur.  N'importe!  elle  a  dansé  quatre  fois;  puis,  après  avoir 
enchanté  tout  le  monde,  après  être  restée  juste  assez  de  temps  pour  réveiller 
tous  les  regrets  de  ceux  qui  l'ont  perdue,  elle  s'est  envolée  dans  son  ccharpe 
de  gaze  comme  une  vraie  sylphide  qu'elle  est,  évanouie  comme  une  ombre, 
comme  une  illusion.  Hélas!  que  d'illusions  l'Opéra  a  laissées  s'envoler  ainsi, 
illusions  qui  faisaient  sa  gloire  et  sa  fortune!  INourrit,  Cornélie  Falcon , 
ïaglioni!  groupe  harmonieux,  inséparable,  qu'on  retrouve  toujours  là  malgré 
soi.  Qu'est  devenue  aujourd'hui  cette  ame  brûlante,  la  seule  qui  ait  jamais  su 
comprendre  l'inspiration  de  Meyerbeer  et  la  rendre?  Qu'est  devenue  cette 
noble  voix  déjeune  fille  qui  chanta  Dona  Anna?  L'ame  s'est  envolée,  et  la 
voix  a  suivi  de  près  l'ame  du  maître,  et  la  danseuse  aimable  de  cette  illustre 
période,  Taglioni ,  s'est  mise  à  courir  le  monde,  en  bohémienne  aventureuse, 
en  sylphide  qui  n'a  d'autre  patrie  que  l'air.  Au  fait,  pourquoi  resterait-elle 
ici?  pourquoi  Paris  plutôt  que  Londres,  Berlin,  Vienne  ou  Saint-Pétersbourg? 
Le  monde  qu'elle  aimait,  INourrit,  IM""  Falcon,  IM""'  Damoreau ,  ce  monde 
n'existe  plus  désormais.  A  coup  sûr,  elle  n'est  pas  plus  isolée  à  Saint-Péters- 
bourg qu'elle  ne  le  serait  ici,  au  milieu  d'un  troupeau  de  coryphées  dont  elle 
ignore  jusqu'aux  noms.  Voilà  cependant  où  conduit  l'impéritie,  voilà  connnent 
on  mène  à  la  ruine  un  des  plus  beaux  théâtres  qu'il  y  ait.  Vous  avez  ouvert  la 
cage,  et  les  oiseaux  mélodieux  se  sont  enfuis  à  l'étranger.  Là  différentes  des- 
tinées les  attendaient.  Le  mal  du  pays  a  consumé  les  uns,  les  autres  se  sont 
acclimatés,  ceux-ci  ne  reviendront  plus  jamais,  ceux-là  fendent  l'espace,  et 
si  vous  les  saluez  encore,  c'est  au  passage;  s'ils  se  posent  parmi  vous,  c'est, 
pour  reprendre  haleine  et  s'enfuir  de  nouveau  vers  des  contrées  qu'ils  ignore- 
raient encore  si  vous  ne  leur  en  eussiez  appris  le  chemin ,  vers  ces  douces  con- 
trées de  neiges  et  de  frimas ,  où  les  diamans  fleurissent. 

Dans  le  court  séjour  qu'elle  a  fait  à  Paris,  IM"'"  Taglioni  s'est  produite  dans  l(( 
Sylphide ,  le  Dieu  et  la  Batjadère ,  la  Fille  du  Danube.  Avant  de  nous  mon- 

TOME  XXIII.  32 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trer  les  conquêtes  nouvelles  de  son  talent,  elle  a  voulu  nous  laisser  voir  qu'elle 
n'avait  rien  perdu  de  ses  grâces  premières,  dont  le  souvenir  semble  d'hier. 
Nous  l'avons  donc  retrouvée,  non  plus  telle  que  nous  l'avons  connue  autrefois, 
mais  plus  aszile  encore  si  c'est  possible,  plus  légère  et  plus  vaporeuse.  Le  public 
n'y  tenait  pas  d'entliousiasmc ,  les  applaudissemens  éclataient  comme  d'eux- 
mêmes ,  et  c'est  ainsi  (]u'elle  a  conduit  son  monde  de  surprise  en  surprise, 
d'étonnement  en  étonnement,  jusqu'à  ce  pas  de  la  Gitana ,  qu'elle  a  dansé 
pour  ses  adieux.  Avec  quel  plaisir  on  a  revu  la  Sylphide,  cette  fraîche  ima- 
gination de  INourrit,  dont  Taglioni  a  fait  un  chef-d'œuvre,  ce  joli  songe  d'une 
nuit  d'été.  Avec  elle,  on  entre  dans  cette  fiction  poétique,  on  s'y  intéresse; 
Taglioni  est  l'ame  de  ce  bailet.  On  dirait  que  sa  présence  apporte  sur  ces  mon- 
tagnes de  carton  quelque  chose  des  brouillards  de  l'Ecosse,  absolument  connue 
fait  pour  l'opéra  de  (.tiUlmunc  Tell  la  musique  de  Rossiui.  Elle  vous  intro- 
duit dans  cette  vie  aérienne  dont  elle  a  le  secret;  ces  sylphides,  ces  elfes  que 
les  poètes  avaient  jusqu'alors  seuls  entre»us  dans  le  calice  des  roses  ou  les 
vapeurs  du  crépuscule ,  elle  les  a  révélés  au  public  dans  leur  grâce  et  leur 
forme  native.  Otez  Taglioni ,  et  vous  aurez  un  poème  de  ballet  comme  il  y  en 
a  mille.  Taglioni ,  c'est  la  poésie  dans  la  danse.  Il  n'y  avait  qu'elle  au  monde 
pour  représenter  la  sylphide  et  rendre  admissible  au  théâtre  l'apparition  d'un 
être  insaisissable.  Comment,  en  effet,  la  différence  des  deux  natures  pourrait- 
elle  être  mieux  tranchée?  On  aura  beau  dire ,  jamais  on  ne  me  fera  croire  que 
Taglioni,  dans  lu  Sylphide,  soit  une  femme,  uni<!  femme  comme  M"''  >"oblet, 
pur  exemple.  Quand  elle  renoncerait  à  cette  faculté  merveilleuse  qu'elle  a  de 
s'envoler  dans  l'air  à  tout  instant,  quand  elle  resterait  fi.xée  au  sol  comme 
tant  d'autres,  sa  démarche  seule  révélerait  la  supériorité  de  sa  nature.  Ta- 
glioni a  des  pas  de  gazelle. 

Partout  on  sent  l'effort  et  le  travail  :  M"''  Elssler  arrondit  ses  gestes  et  pré- 
pare à  loisir  ses  moindres  poses.  M"''  jN'oblet  s'y  prend  à  deux  fois  avant  de  se 
lancer  dans  une  pirouette  aventureuse.  L'art  des  autres  danseuses  s'apprend 
comme  un  métier,  l'art  de  Taglioni  vient  de  la  nature.  Il  y  a  dans  ses  pieds, 
dans  ses  jarrets,  dans  toute  sa  personne,  une  élasticité  dont  elle-même  ne 
se  rend  pas  compte;  elle  danse  par  instinct,  comme  l'oiseau  chante  sur  la 
branche.  Elle  s'enlève,  puis  retombe,  et  le  sol ,  réagissant,  la  renvoie  de  nou- 
veau. On  l'appelle  fille  de  l'air,  —  fille  de  la  terre  plutôt,  comme  Antée.  — Le 
souvenir  de  Taglioni  demeure  pour  toujours  attaché  à  la  Sylphide;  on  ne  peut 
parler  de  ce  ballet  sans  que  le  nom  de  la  ravissimte  danseuse  vous  vienne  aus- 
sitôt sur  les  lèvres,  et  dans  tous  les  rôles  du  répertoire  il  n'en  est  pas  que  son 
talent  se  soit  plus  souverainement  approprié.  Taglioni  appartient  aux  élémens, 
comme  dirait  Goethe;  il  lui  faut  des  rôles  en  dehors  de  ce  monde  :  aussi  que 
de  rôles  élémentaires  n'a-t-on  pas  inventés  pour  elle,  ondines,  syrènes,  hama- 
dryades,  que  sais-je?  et  cependant  elle  revient  toujours  à  la  Sylphide,  ce 
ballet  charmant  où  sa  fantaisie  se  donne  libre  cours.  Taglioni  sent  que  c'est  là 
son  chef-d'reuvre;  aussi,  comme  elle  le  traite  avec  ménagement,  comme  elle 
change  les  détails,  ajoutant  cà  et  là  des  scènes,  des  épisodes  qui  complètent 


REVUE  —  CHRONIQUE.  503 

l'action  et  donnent  motif  à  des  pas  où  son  talent  trouve  encore  moyen  de  se 
produire  sous  des  aspects  nouveaux  !  VA  dire  après  cela  que  d'autres  que  Ta- 
glioni  ont  voulu  danser  /a  Sylphide!  Il  est  vrai  que,  dès  qu'«ne  autre  s'en  mêle, 
la  sylphide  cesse  d'être  la  sylphide,  ses  ailes  se  détachent  et  tombent  comme 
dans  la  pièce,  lorsque  Técharpe  magique  l'enveloppe.  La  sylphide  est  invisible, 
elle  est  insaisissable,  elle  va  et  vient,  entre  et  disparait  sans  qu'on  sache  com- 
ment ni  pourquoi ,  et  flotte  dans  une  atmosphère  de  brouillards,  au-dessus  de 
tous  les  autres  personnages.  Là  est  toute  la  grâce,  toute  la  fraîcheur,  tout  le 
charme  de  ce  joli  poème.  A  la  place  de  Taglioni  mettez  M"''  Elssler,  il  n'y  a  plus 
de  pièce  possible.  Dès-lors  la  présence  de  la  sylphide  n'eSt  plus  un  mystère  pour 
personne.  Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  on  ne  peut  admettre  que  cette 
belle  fille,  dont  les  pas  font  tant  de  bruit,  soit  invisible  pour  Eflie.  Comme  Ta- 
glioni s'est  bien  vengée  de  toutes  les  petites  usurpations  de  M"'  Elssler!  comme 
elle  a  ravagé  toutes  les  fleurs  de  son  jardin  avec  une  malice  enchanteresse! 
comme  elle  lui  a  tout  pris,  tout,  jusqu'à  sa  Cachucha!  En  effet,  le  pas  de  la 
Gitana  que  Taglioni  a  dansé  l'autre  soir  au  milieu  d'une  pluie  de  bouquets,  ce 
pas  merveilleux,  qu'est-ce  autre  chose  que  la  Cachucha,  dépouillée  de  ce  qu'elle 
a  de  brutal,  de  provocateur,  de  terre-à-terre,  et  transportée  dans  les  régions 
de  la  danse  et  de  la  poésie?  Aussi,  jM"'  Elssler,  que  diable  alliez-vous  faire 
dans  cette  galère,  dont  les  journaux  américains  ne  se  Lissaient  pas  de  parler, 
et  en  si  beau  style?  Tandis  que  vous  couriez  sur  le  pont,  que  vous  grimpiez 
dans  les  cordages  comme  une  enfant ,  Taglioni  courait  sur  les  planches  de 
l'Opéra  couîme  une  danseuse  sans  rivale,  comme  Taglioni!  Tandis  que  le 
Nouveau-Monde  vous  adoptait,  tandis  que  les  feuilletons  de  New-York  chan- 
taient si  plaisamment  votre  gloire  par-delà  les  mers,  Taglioni  dansait  chez 
nous:  Taglioni,  votre  reine  à  toutes,  effaçait  vos  moindres  traces,  non  dans 
l'air,  mais  sur  la  terre.  Quel  mallieur  pour  vous,  Fanny  Elssler  !  Taglioni  vous 
a  pris  la  Cachucha ,  c'est-à-dire  la  Smoknska,  la  Max^ourha ,  la  Craco- 
vienne,  toutes  ces  variations  d'une  même  chose,  toutes  ces  facettes  du  seul 
diamant  de  votre  chétive  couronne.  11  ne  vous  reste  plus  qu'à  faire  comme  elle. 
Taglioni  vous  a  pris  la  Cachucha  ;  prenez-lui  la  Sylphide  maintenant. 

Cependant  l'épreuve  était  dangereuse,  méine  pour  Taglioni;  elle  s'essayait 
pour  la  première  fois  à  Paris  dans  un  genre  que  M"''  Elssler  s'est  attribué,  non 
sans  éclat;  elle  avait  à  lutter  contre  des  souvenirs  d'hier,  contre  un  certain 
engouement  du  public,  encore  sous  l'impression  des  oeillades  agaçantes  de  la 
danseuse  viennoise  et  de  ce  fameux  mouvement  de  hanches  dont  on  a  tant 
parlé.  Le  public ,  comme  on  sait,  est  assez  routinier  de  sa  nature;  il  classe  avec 
méthode  ses  admirations  et  ne  s'en  écarte  guère  volontiers.  Le  public  voit  dans 
Taglioni  une  sylphide,  dans  INI"'"  Elssler  une  Andalouse,  et  ne  sort  pas  de  là. 
11  donne  à  l'une  les  airs  pour  royaume,  à  l'autre  la  terre,  et  ne  veut  pas  que 
celle-ci  empiète  sur  le  domaine  de  celle-là.  Il  est  vrai  qu'il  lui  arrive  quelque- 
fois d'avoir  raison ,  à  n'en  juger  que  d'après  l'essai  tenté  par  jM"''  Elssler  dans 
la  Sylphide.  Mais  de  ce  que  M""  Elssler  ne  saurait  s'enlever,  de  ce  que  les 
ailes  lui  manquent,  il  ne  s'ensuit  pas  que  Taglioni  ne  doive  pas  descendre  sur 

32. 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  terre,  si  c'est  son  caprice.  Les  gazelles  ne  volent  pas,  et  les  oiseaux  mar- 
chent. 

Taglioni  s'est  avancée,  et  dès  les  premiers  pas  elle  avait  gagné  la  partie. 
Jamais  on  n'inventera  rien  de  plus  gracieux  et  de  plus  entraînant,  de  plus 
harmonieux  et  de  plus  vif  que  cette  danse  de  gitana.  Comme  elle  hondit, 
comme  elle  court,  comme  elle  se  ploie  et  se  ramasse,  comme  elle  s'enlève,  et 
surtout  comme  elle  marche  !  Que  de  souplesse  en  ses  élans,  que  de  fierté  dans 
ses  poses,  de  hauteur  souveraine  dans  son  geste!  Elle  ne  provoque  pas  son 
parterre  du  regard  ou  du  sourire,  elle  le  domine,  elle  l'entraîne  parla  seule 
puissance  de  son  talent.  C'est  encore  la  Taglioni  de  la  Sijlph'ule  et  de  la  Fille 
du  Danube,  encore  la  danseuse  légère,  flexible,  incomparable;  seulement 
elle  ose  davantage,  mais  toujours  avec  réserve  et  goiit,  toujours  avec  la 
conscience  d'un  talent  qui  se  sent  irrésistible  et  dédaigne  de  recourir  à  des 
moyens  de  séductions  étrangers  à  son  art!  A  peine  eut-elle  fini  ce  soir-là, 
qu'une  averse  de  fleurs  vint  l'inonder  au  milieu  d'un  tonnerre  d'applaudis- 
semens ,  tels  qu'elle  dût  recommencer  de  plus  belle.  Taglioni  a  dansé  deux 
fois  ce  pas  de  la  Gitana,  deux  fois  dans  la  même  soirée.  Tant  mieux  pour 
les  gens  qui  se  trouvaient  là,  tant  mieux  et  tant  pis;  tant  mieux,  car  ils  ont 
vu  le  chef-d'œuvre  de  la  danse;  tant  pis,  car  je  crains  bien  qu'ils  n'admirent 
plus  ce  qu'ils  ont  admiré  peut-être,  la  Cachucha  de  M"'^  Elssler.  Le  lende- 
main des  triomphes  de  Taglioni ,  le  théâtre  a  fermé.  On  répare  la  salle;  songe- 
t-on  aussi  à  réparer  la  troupe,  à  recrépir  ces  voix  qui'tombent  en  ruines,  à 
mettre  à  neuf  ce  personnel  caduc?  Quand  on  aura  bien  couvert  d'or  les 
murailles  et  garni  de  velours  les  banquettes,  ce  sera  l'occasion  de  produire 
quelques  sujets  nouveaux,  à  moins  qu'on  ne  veuille  jouer  pour  ces  ban- 
quettes et  ces  murailles.  Où  donc  est  la  cantatrice  aujourd'hui  à  l'Opéra,  où 
donc  est  la  danseuse?  On  a  parlé  de  i\l"'  Cerito,  mais  ce  ne  serait  encore 
là  qu'une  apparition.  M""'  Cerito  a  des  engagemens  à  l'étranger,  et,  si  nous 
l'avons,  ce  sera  comme  Taglioni,  pour  quelques  jours.  Cette  manière  de 
prendre  les  danseuses  au  passage  et  de  leur  donner  la  volée  aussitôt,  ne 
convient  nullement  à  la  dignité  de  l'Opéra  ,  et  le  public  ne  s'en  accommodera 
jamais.  Voilà  une  belle  fille,  on  l'applaudit,  on  l'adopte,  on  lui  jette  aux 
pieds  des  éloges  et  des  fleurs,  et  tout  cela  pour  la  plus  grande  joie  des 
Prussiens  ou  des  Pvusses,  qui  vous  l'enlèvent  à  jour  fixe.  Paris  n'est  pas  une 
ville  de  bains  pour  qu'on  lui  donne  ainsi  des  danseuses  à  la  représentation. 
11  nous  faut  de  bons  et  durables  engagemens.  Par  malheur,  aujourd'hui 
presque  tous  les  sujets  sont  liés.  Comment  faire  de  nouveaux  traités?  Il  eût 
été  plus  habile  de  ne  pas  rompre  les  anciens. 

En  attendant,  I\L  Léon  Pillet  se  rend  à  Eins  pour  solliciter  une  partition 
nouvelle  de  l'auteur  des  Huguenots  et  de  Robert  le  Diable.  Le  directeur  de 
l'Opéra  va  faire  une  visite  affectueuse  à  M.  ]Meyerbeer, qu'on  ne  trouve  qu'aux 
■eaux,  comme  chacun  sait.  Il  n'est  pas  dans  toute  l'Allemagne  de  si  petits 
bains  que  ]M.  Meyerbeer  n'ait  rendus  célèbres  par  sa  présence.  A  Carlsbad  ,  à 
Marienbad ,  à  Kissingen ,  partout  on  vous  montre  la  chambre  que  le  grand 


REVUE  —  CHRONIQUE.  505 

maître  occupait  lorsqu'il  écrivit  quelqu'un  de  ses  chefs-d'œuvre.  Meyerbeer  a 
ses  eaux  de  printemps,  ses  eaux  d'été  et  d'automne,  et,  pour  n'en  pas  perdre 
l'habitude,  il  passe  l'hiver  à  Baden.  Au  train  dont  il  y  va,  l'auteur  des  Hu- 
guenots Unira  par  découvrir  quelque  source  nouvelle,  la  source  de  la  mélodie 
peut-être.  On  s'informe  souvent  des  moindres  particularités  des  grands  mu- 
siciens et  des  grands  poètes.  11  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  gens  qui  se 
préoccupent  avec  une  curiosité  puérile  des  moyens  dont  l'un  et  l'autre  s'est 
servi  pour  se  stimuler  au  travail.  Écoutez-les,  ils  vous  diront,  quand  on  a  du 
génie,  comment  il  faut  faire  pour  s'en  servir.  Hoffmann  buvait  du  vin  de 
Champagne,  Mozart  du  punch,  Schiller  se  mettait  les  pieds  dans  de  la  glace 
et  prenait  de  l'eau-de-vie;  Meyerbeer,  lui ,  avale  un  verre  énorme  d'une  eau 
minérale  quelconque,  et  s'en  va  faire  trois  lieues  de  montagne  sur  un  ane  qui 
le  secoue  rudement;  c'est  là  une  recette  con,me  une  autre,  et  qui  vaut  bien, 
à  coup  sur,  le  bain  de  pieds  de  Schiller.  Disposez-vous  de  la  sorte,  et,  pourvu 
que  vous  ayez  en  l'ame  le  démon  de  la  musique  ou  de  la  poésie,  vous  ne  man- 
querez pas  de  composer  ainsi  Marie  Stuart  ou  le  quatrième  acte  des  Hugue- 
nots. Qu'aurait  dit  JMeyerbeer  s'il  eut  assisté  à  cet  acte  des  Huguenots,  repré- 
senté au  bénéfice  de  ïaglioni?  Jamais  chef-d'œuvre  ne  fut  si  indignement  im- 
molé. Cette  noble  musique  où  ÎXourrit  trouvait  de  si  généreux  élans,  où 
M"'*  Falcon  s'élevait  si  haut,  ces  belles  phrases  pathétiques  du  grand  duo,  ces 
intentions  mélodieuses,  toute  cette  verve  chaleureuse,  tout  cet  esprit,  toute 
cette  passion  musicale,  c'était  à  ne  plus  les  reconnaître,  tant  les  chanteurs 
contrariaient  les  mouvemens,  tant  le  souffle  et  l'enthousiasme  leur  manquaient. 
M.  Marié,  qui  chantait  Raoul,  possède  une  assez  belle  voix  de  ténor;  mais 
quel  style!  On  reproche  îx  Duprez  de  ralentir  la  mesure;  avec  M.  Marié,  il 
n'y  a  plus  de  musique  possible;  l'orchestre  a  beau  faire,  il  finit  toujours  par 
le  laisser  en  arrière  de  vingt  pas  :  on  devine  l'agréable  harmonie  qui  résulte  de 
cette  bonne  intelligence.  Quant  à  ]M"'  Julian,  sa  voix,  d'un  timbre  éclatant, 
mais  aiguë  et  métallique,  ne  descend  pas,  de  sorte  qu'elle  transpose  à  tout 
instant  les  notes  de  contralto  dont  la  partie  de  Yalentine  abonde.  Tandis  que 
M.  Marié  semblait  prendre  à  tâche  de  changer  tous  les  mouvemens,  M"*'  Julian 
se  chargeait  d'intervertir  les  traits,  et  le  public,  au  milieu  de  cette  confusion, 
se  demandait  si  c'était  bien  là  les  Huguenots  de  Meyerbeer,  cette  musique 
qu'il  applaudissait  si  chaudement  autrefois.  Il  y  avait  quelque  chose  d'affli- 
geant dans  cette  représentation.  On  se  reportait  malgré  soi  vers  cette  belle 
période  à  jamais  passée  et  dont  Nourrit  fut  le  chef.  Rien  n'évoque  le  souvenir 
des  morts  comme  une  exécution  pareille.  Heureusement  ïaglioni  est  revenue 
bientôt,  rapportant  dans  la  salle  la  vie  et  le  plaisir,  et,  secouant  les  riantes 
pensées  de  sa  robe  de  gitana,  elle  a  dansé  ce  pas  merveilleux  dont  IM.  Auber 
a  fait  la  musique.  M.  Auber  raffole  de  la  danse,  et  la  danse  raffole  de  lui; 
jamais  passion  ne  fut  mieux  partagée  et  plus  heureuse.  Quoi  de  plus  joli  que  ces 
airs  de  ballet  dans  Gustave!  comme  cela  est  toujours  frais,  varié,  charmant! 
Ce  rhythme  du  pas  de  la  Gitana  vous  entraîne,  on  sent  que  cette  musique 


®0F6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

;est  écrite  de  verve,  coiume  les  jolis  petits  airs  qu'il  compose  encore  tous  les 
jours  pour  M'""  Damoreau.  Heureux  homme  qui  trouve  M""=  Damoreaupour 
chanter  sa  musique,  etTaglioni  pour  la  danser! 


REVUE  LITTERAIRE. 

Le  nombre  des  ouvrages  d'imagination  dont  la  critique  peut  parler  avec 

i  quelques  développemens  diminue  de  jour  en  jour;  aussi  nos  lecteurs  compren- 
dront-ils sans  peine  le  silence  que  nous  gardons  sur  la  plupart  des  romans  et 

vdes  recueils  poéti(|ues.  Quand  on  s'adresse  au  public  pour  l'entretenir  de  ses 
impressions,  il  faut  avoir  l'occasion  d'appliquer,  d'élargir,  de  modifier  ou  de 
contrôler  les  idées  générales  dont  se  compose  l'ensemble  des  théories  littéraires. 

•  .Or,  il  faut  bien  le  dire,  peu  de  livres  offrent  l'intérêt  indispensable  dont  nous 

•parlons;  notre  tâche,  si  nous  étions  moins  avares  de  paroles,  se  réduirait  donc 
à  une  série  de  négations  qui  n'intéresseraient  personne.  Tsous  aimons  mieux 

texprinierplus  rarement  notre  opinion  et  choisir  le  sujet  de  nos  analyses  de 
façon  à  pouvoir  donner  à  notre  pensée  une  forme  moins  sévère. 

Le  recueil  de  poésies  intitulé  Provence  n'autorise  pas  mieux  que  la  Cité 

.des  Hommes  et  le  Camp  des  Croisés,  une  conclusion  définitive  sur  le  talent  de 
M,  Adolphe  Dumas.  La  lutte  de  la  pensée  et  de  la  forme  rebelle  ne  s'est  jamais, 
nous  le  croyons,  montrée  sous  un  aspect  plus  affligeant,  plus  douloureux  que 

}dan.s  .juelques  parties  du  livre  de  Provence.  De  cette  lutte  à  la  pratique  savante 
de  i  urt,  il  y  a  loin,  et  AL  Adolphe  Dumas  ne  doit  pas  être  surpris  que  le  pu- 
blic cUt  accueilli  avec  sévérité  les  productions  élevées  sans  doute,  mais  confuses, 
OH  il  a  essayé  de  traduire  sa  pensée.  Le  combat,  nous  l'espérons,  tournera  à 
l'avantage  du  lutteur  persévérant;  toutefois  les  applaudissemens  ne  peuvent  de- 
vancer la  victoire,  et  il  appartient  aux  spectateurs  de  juger,  avec  une  sévérité 
bienveillante,  les  chances  d'une  lutte  qui  se  prolonge  encore. 

Une  pensée  qui  se  reproduit  presque  à  toutes  les  pages  de  Provence. t^xxI 
établir  une  sorte  d'unité  entre  les  diverses  pièces  qui  composent  le  recueil. 
Cette  pensée,  c'est  la  consolation  et  l'oubli  cherchés  dans  la  retraite  par  le 
poète  méconnu  et  découragé.  Le  poète  a  quitté  Paris  pour  la  Provence,  non 
seulement  afin  de  retremper  son  ame  dans  le  spectacle  de  la  nature  du  midi 
et  de  ses  radieux  horizons,  mais  afin  de  guérir  une  plaie  profonde  et  sai- 
gnante, la  plaie  de  ses  illusions  perdues,  de  son  ambition  trompée.  C'est  là 
le  mal  qui  l'obsède  sous  les  pâles  oliviers,  qui  le  poursuit  le  long  des  prés  ver- 
doyans  ou  des  étangs  limpides.  Tantôt  le  mal  irrité  s'épanche  en  paroles 
amères;  tantôt  il  s'apaise,  il  se  calme,  grâce  au  baume  divin  que  versent  sur 
la  plaie  l'azur  du  ciel,  la  fraîcheur  des  eaux  vives,  le  parfum  des  bruyères. 


REVUE  —  CHRONIQUE.  507 

Delà  deux  sources  d'inspiration  bien  distinctes,  la  colère  et  la  rêverie.  Entre 
les  plaintes  amères  que  dicte  Tune,  entre  les  riantes  fantaisies  qu'inspire 
l'autre,  notre  choix  ne  saurait  être  douteux.  S'il  est  une  muse  de  laquelle  l'au- 
teur de  Provence  doive  implorer  l'appui,  ce  n'est,  nous  le  croyons,  ni  celle 
du  drame,  ni  celle  de  la  satire;  c'est  la  muse  de  la  rêverie,  la  muse  souriante 
qui  lui  a  dicté  le  poème  des  Blés. 

Les  pages  fraîches  et  sereines  sont  malheureusement  bien  rares  dans  le 
recueil  de  M.  Adolphe  Dumas.  On  trouve,  au  début  même  du  livre,  quelques 
réflexions  sur  nos  tendances  littéraires,  qui  semblent  écrites  sous  l'influence 
d'une  insomnie  fiévreuse.  C'est  assez  dire  que  nous  n'entreprendrons  pas  de 
discuter  une  à  une  et  sérieusement  les  assertions  étranges  entassées  confusé- 
ment dans  la  préface  de  Provence.  Il  en  est  une  cependant  que  nous  croyons 
devoir  relever,  parce  que  l'auteur  la  formule  assez  nettement  et  qu'il  la  déve- 
loppe avec  l'accent  d'une  conviction  sincère.  M.  Adolphe  Dumas  proteste  éner- 
giquement  contre  l'admiration  qu'a  vouée  la  France  à  l'auteur  de  Cldkl-Ha- 
rold  et  de  Lara.  Ce  n'est  plus  là,  nous  le  reconnaissons,  un  défi  jeté  à  des 
ombres,  une  course  à  travers  les  régions  nuageuses  de  la  théorie.  Combattre 
Byron,  c'est  attaquer  la  littérature  moderne  dans  ime  de  ses  plus  vivaces  sym- 
pathies. Heureusement  le  poète  n'est  pas  frappé  au  cœur.  C'est  au  nom  de  la 
foi,  de  l'amour,  que  M.  Adolphe  Dumas  lance  sur  lui  l'anathème.  Et  qui  a 
mieux  aimé  que  Byron?  qui  plus  que  lui  a  souhaité  de  croire?  Vouloir  rendre 
Byron  responsable  de  l'exagération  puériie  de  quelques  imitateurs,  nier  le 
côté  durable  et  glorieux  de  l'influence  du  poète  pour  n'en  voir  que  le  côté  pas- 
sager et  mesquin,  c'est  offrir  une  victoire  trop  facile  à  la  logique.  Confondre 
avec  le  scepticisme  désœuvré  de  notre  époque  le  doute  sublime  et  déchirant 
qui  a  dicté  Manfred ,  c'est  également  faire  preuve  d'un  étrange  aveuglement 
ou  d'une  légèreté  singulière.  Nous  n'insisterons  pas  plus  long-temps  sur  de 
telles  erreurs.  Quiconque  a  lu  Byron  attentivement  peut  reconnaître  que  toute 
portée  sérieuse  manque  aux  attaques  dirigées  contre  l'auteur  de  ChUd-Harold 
par  M.  Adolphe  Dumas. 

Les  pièces  où  l'auteur  de  Provence  a  exprimé  son  indignation  et  sa  douleur 
occupent  une  assez  large  place  dans  le  recueil,  et  malheureusement  il  est  peu 
de  ces  piè(;es  qui ,  par  la  forme  ou  l'idée,  méritent  de  fixer  l'attention.  La 
même  pensée  se  reproduit  sans  cesse  dans  ces  satires  amères.  11  doit  suffire 
d'en  analyser  une  seule;  nous  choisirons  les  stances  que  l'auteur  suppose  écrites 
après  une  lecture  de  la  Cité  des  hommes.  Dans  ces  stances,  M.  Adolphe 
Dumas  a ,  pour  ainsi  dire,  épanché  toute  sa  colère  et  pleuré  toutes  ses  larmes. 
On  peut  se  dispenser,  quand  on  connaît  cette  imprécation  douloureuse,  de  lire 
la  satire  intitulée  Jean  Fréron  et  les  épîtres  à  MM.  Ballanche  et  Hugo.  On 
trouve  dans  ces  trois  pièces  le  même  sentiment  d'indignation  et  de  désespoir 
exprimé  dans  une  forme  qui  le  cède  en  netteté  et  en  concision  à  celle  des 
stances  que  nous  allons  analyser. 

.Tétant  un  coup  d'œil  sur  la  route  accomplie,  le  poète  pousse  un  cri  de  tris- 
tesse et  de  découragement.  Au  début  de  sa  carrière,  il  a  obéi  à  une  vocation 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suprême  qui  lui  commandait  d'aborder  la  poésie;  il  est  allé  au  milieu  des  villes 
offrir  à  la  foule  les  conseils  harmonieux  de  la  muse;  mais  la  foule  a  passé 
indifférente. 

J'ai  dit  à  ce  peuple  distrait 
De  vieilles  vérités  écrites; 
J'étais  simple  et  je  les  ai  dites 
Comme  un  enfant  vous  les  dirait. 


]Ma  voix  se  perdait  dans  l'espace; 
Les  uns  se  parlaient  à  voix  basse, 
Les  autres  écoutaient  ailleurs. 


Tel  a  été  le  destin  du  poète.  Accueilli  par  l'indifférence,  que  doit-il  faire? 
Continuera-t-il  à  marcher  dans  cette  voie  rude  et  stérile?  ilenoncera-t-il  à  ce 
douloureux  labeur  ?  Les  dernières  paroles  de  la  pièce  respirent  l'af/liction  et  le 
découragement  ;  on  pourrait  croire  que  le  prophète  méconnu  s'est  enveloppé 
pour  jamais  dans  son  orgueilleux  désespoir.  Heureusement,  il  est  permis  de 
tirer  de  quelques  autres  parties  du  recueil  des  conclusions  plus  rassurantes. 
La  crise  est  trop  violente  pour  qu'il  faille  craindre  de  la  voir  se  prolonger.  Nous 
aimons  à  croire  que  des  commencemens  pénibles  ne  rebuteront  pas  l'auteur 
de  Provence.  Qu'il  porte  dans  la  pratique  de  l'art  un  peu  moins  de  confiance 
ambitieuse!  Qu'il  s'applique  à  dissiper  le  nuage  de  pensées  confuses  où  son 
talent  se  débat!  Qu'il  élève  contre  l'aveuglement  de  ses  contemporains  des 
plaintes  plus  sages  et  plus  mesurées!  Ces  conditions  remplies,  nous  ne  doutons 
pas  qu'il  ne  trouve  la  foule  moins  distraite  et  le  siècle  moins  indifférent. 

Le  poème  des  Blés  devrait  suflire  pour  ramener  vers  IM.  Adolphe  Dumas  les 
lecteurs  dont  ces  élans  d'orgueil  ou  de  colère  auraient  fatigué  la  patience.  Une 
inspiration  sincère  anime  d'un  bout  à  l'autre  cette  suite  de  gracieuses  idylles. 
Le  chant  qui  célèbre  le  réveil  et  le  départ  des  moissonneurs  se  distingue  par 
la  franchise  et  la  vivacité  de  l'allure.  Le  contraste  de  ce  chant  d'allégresse  et 
des  stances  qui  succèdent  sur  le  travail  de  midi  produit  un  effet  des  plus 
heureux.  Le  rhythme  calme  et  lourd  de  ces  stances  exprime  savamment  la  las- 
situde. Le  même  contraste  se  retrouve  plusieurs  fois  dans  la  suite.  Ainsi,  après 
avoir  chanté  avec  une  effusion  lyrique  les  joyeux  efforts  des  moissonneurs,  le 
poète  consacre  au  travail  opiniâtre  de  la  glaneuse  des  stances  d'une  heureuse 
et  touchante  simplicité.  Puis,  à  la  description  animée  de  la  fête  qui  célèbre  la 
fm  des  moissons,  succède  un  hymne  à  la  bonté  infinie  qui  respire  un  noble  et 
austère  enthousiasme.  On  peut  signaler  sans  doute  dans  ce  poème  quelques 
détails  dont  la  familiarité  trouble  l'harmonie  de  l'ensemble;  mais  la  fraîcheur 
et  la  verve  qui  en  marquent  toutes  les  pages  rachètent  suffisamment  ces  im- 
perfections légères. 

Toutes  les  fois  que  "SI.  Adolphe  Dumas  demande  l'inspiration  aux  paysages 
de  la  Provence,  il  trouve  d'heureux  accens,  des  paroles  émues.  Il  y  a  dans  son 
jccueil  plus  d'une  pièce  qui  rappelle  par  la  grâce  et  l'effusion  touchante  le 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  509 

poème  des  Blés.  Nous  citerons  une  Fille  du  Peuple  et  lai  f'œu.  Nous  regret- 
tons que  la  pièce  intitulée  une  Nuit  de  Paris  ait  été  clioisie  pour  terminer  le 
volume.  C'est  une  déclamation  banale  contre  le  siècle,  et  Fauteur  n'est  point 
parvenu  à  sauver  la  banalité  du  tbcme  par  l'ampleur  et  l'énergie  de  la  forme. 
Après  avoir  lu  cette  pièce,  on  ne  peut  que  s'associer  au  sentiment  exprimé 
dans  les  dernières  stances  ;  on  y  voit  le  poète  revenir  à  ce  culte  de  la  nature 
qui  a  inspiré  la  meilleure  partie  de  son  recueil.  Le  salut  à  la  Provence,  à  Vau- 
cluse,  respire  une  vive  et  profonde  émotion.  M.  Adolplie  Dumas  fera  bien 
d'écouter  le  pencbant  qui  l'entraîne  à  chanter  la  belle  nature  de  son  pajs. 
N'est-ce  pas  là  une  source  d'inspirations  bien  plus  féconde  que  l'exaltation 
philosophique  et  que  la  colère  anîbitieuse?  Si  le  culte  de  la  nature  lui  dicte 
encore  quelques  pages  comme  celles  que  nous  avons  signalées  dans  Provence, 
M.  Adolphe  Dumas  n'aura  point  à  regretter  d'avoir  abandonné  le  culte  dé  la 
théorie. 

L\  ROSE  DE  DÉCAMA,  traduit  du  hollandais,  de  M.  Yan  Lennep,  par 
M.  Defauconpret  (I).  —  Les  artistes  de  la  llollande  sont  populaires  en  France. 
On  les  admire;  on  les  aime;  on  sait  jusqu'aux  moindres  détails  de  leur  vie. 
Les  poètes,  au  contraire,  y  sont  à  peine  connus  de  nom.  Pourquoi  cette  in- 
différence? Cela  tient-il  aux  difficultés  de  la  langue,  ou  Rembrandt,  Van- 
Dyck,  Teniers,  ont-il  gardé  pour  eux  seuls  l'inspiration  et  le  talent?  Non, 
certes,  et  depuis  le  \iii''  siècle,  depuis  Jacques  de  Maerlant,  ce  père  de  la 
poésie  hollandaise,  qui  rima  en  langue  vulgaire  les  annales  du  monde,  et 
les  traditions  de  son  pays,  jusqu'à  Frédéric  Helmers  et  Bilderdyk,  ces  gloires 
de  la  Hollande 'moderne,  la  patrie  de  Hooft  et  de  Vondel  ne  compte  pas 
moins  de  trois  cents  poètes  distingués.  La  protection  des  princes  de  la  maison 
de  Bourgogne  favorisa,  au  xv''  siècle,  le  progrès  des  lettres.  Chaque  ville, 
chaque  village  eut  sa  chambre  de  rhciorique ,  comme  les  grandes  villes  de 
France  avaient  leurs  palinods,  comme  Toulouse  avait  les  jeux  floraux.  Dans 
le  siècle  suivant,  l'essor  fut  des  plus  rapides.  Délivré  du  joug  espagnol,  le 
génie  national  se  développa  dans  une  sphère  plus  libre,  et,  au  xvii''  siècle, 
il  avait  atteint  ses  limites  et  sa  grandeur.  La  première  salle  de  spectacle 
fut  ouverte  à  Amsterdam  ,  en  lGf7,  et,  tout  en  restant  fidèles  aux  principes 
de  l'antiquité  classique,  tout  en  s'inspirant  de  Corneille  et  de  Racine,  les 
écrivains  dramatiques  de  la  Hollande  constituèrent  bientôt  un  théâtre  ori- 
ginal, où  furent  représentés,  avec  les  productions  tragiques  de  Coster  et 
de  Vondel,  les  chefs-d'œuvre  de  la  scène  française,  traduits  par  Catherine 
Lescaille.  La  comédie,  la  farce  même,  comptèrent,  sur  ce  théâtre,  de  nom- 
breux succès.  Les  Hollandais  cultivèrent,  avec  un  égal  bonheur,  la  poésie 
religieuse  et  descriptive,  et  ce  qui  forme  le  caractère  distinctif  de  leur  talent, 
c'est  un  ardent  amour  de  la  liberté,  une  morale  toujours  sévère;  ce  sont  là 
de  rares  et  éminentes  qualités  qu'il  est  difficile  de  retrouver  au  même  degré 

(1)  2  vol.  in-S",  chez  Cousin,  rue  Jacob. 


510  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être,  dans  des  littératures  plus  fécondes  et  plus  célèbres,  et  il  convient 
d'aiitani  plus  de  les  signaler,  que  les  écrivains  de  la  Hollande  apportèrent  pour 
la  plupart,  dans  la  pratique  de  la  vie,  rélévation ,  la  l'igueur,  et  les  vertus 
civiques  qui  étaient  comme  !a  source  habituelle  de  leurs  inspirations.  Vondel 
fut  le  (ligne  ami  de  Barneveldt,  et  les  écrivains  contemporains  de  ces  hommes 
illustres  se  distinguèrent  comme  eux  ,  par  une  simplicité  de  mœurs  vraiment 
antique  et  un  inviolable  attachement  à  leur  pays  et  à  leur  foi  politique  et  reH- 
gieuse. 

La  Hollande,  (jui  a  produit  tant  de  poètes,  compte  à  peine,  par  un  sinsulier 
conlraste,  quelques  prosateurs  remarquables;  et  je  ne  pari?  ici  ni  d'Érasme,  ni 
deGrotius,  ni  deSpinosa,  ni  de  tant  d'autres  encore,  polygraphes,  philolo- 
gues, savants,  dont  les  œuvres  sont  latines  et  qui,  par-là,  appartiennent  en 
quelque  sorte  à  l'Europe  entière,  mais  seulement  des  écrivains  que  l'usage  de 
la  langue  nationale,  et  un  genre,  plus  accessible  à  tous,  rend  populaires.  Ainsi, 
jusqu'à  la  lin  du  xviii''  siècle,  on  ne  trouve,  en  fait  de  romans  dans  la  littéra- 
ture hollandaise,  que  des  traductions  ou  des  imitations  serviles.  M"""'  Wolf, 
Déken  et  le  libraire  Adrien  Loosjes  ont  tenté,  pour  la  preniière  fois  et  pour 
ainsi  dire  de  notre  temps  même,  ce  genre  de  composition.  Puis  est  venu 
M.  Van  Lennep,  qui  s'était  d'abord  essayé  avec  succès  dans  la  poésie.  Cet  écri- 
vain a  publié  deux  romans  d'un  genre  distinct  :  le  Fils  adoptif,  étude  de 
mœurs,  et  la  Rose  de  Dékama,  étude  d'histoire.  Ces  romans  ont  fait  bruit  en 
Hollande,  ils  ont  été  traduits  en  Allemagne  et  favorablement  accueillis.  Serons- 
nous  plus  sévères  que  nos  voisins? 

Le  sujet  de  la  Rose  de  Dékama  est  enq)runté  aux  annales  de  la  Hollande. 
La  scène  se  passe  en  1345.  Guillaume  IV,  comte  de  Hollande,  est  sur  le  point 
de  faire  la  guerre  aux  habitans  de  la  Frise,  et  les  députés  de  cette  province 
sont  arrivés  à  Harlem,  en  apparence  pour  traiter  d'un  arrangement  pacifique, 
mais,  en  réalité,  pour  conspirer  contre  Guillaume  et  préparer,  à  la  faveur  des 
négoc'ations,  l'indépendance  de  leur  pays.  Le  sire  d'Ailva,  noble  Italien,  que 
les  hasards  de  la  destinée  ont  pousfjé  vers  la  Frise,  est  au  nombre  de  ces  dé- 
putés; sa  pupille,  jMadzy,  la  Rose  de  Dékama,  comme  la  nomment  les  ménes- 
trels, l'a  suivi  près  de  Harlem.  Madzy  est  jeune,  belle;  on  ne  peut  la  voir  sans 
l'aimer;  et  Serp  Adélen ,  l'un  des  députés  frisons  qui  ont  accom|)agné  le  sire 
d'Ailva  dans  son  ambassade,  est  épris  pour  elle  d'une  vive  passion.  Mais  la 
passion,  pour  devenir  intéressante  et  prêter  au  roman,  doit  toujours  trouver 
son  obstacle.  Cette  fois  encore  l'obstacle  ne  se  fera  pas  attendre.  Deux  jeunes 
Italiens,  forcés  de  s'exiler  comme  le  sire  d'Ailva,  sont  au  service  du  comte  de 
Hollande.  Une  vieille  amitié,  que  le  malheur  même  a  rendue  plus  forte,  les 
unit  dès  l'enfance.  Déodat  et  Renaud  s'aiment  mieux  que  des  frères.  Mais, 
hélas  !  tous  deux  ont  vu  Madzy;  c'en  est  fait  de  cette  amitié  sainte.  Ils  luttent 
quelque  temps,  car  ils  redoutent  une  rivalité  passionnée;  mais  l'amour  l'em- 
porte. La  vertueuse  Madzy  se  trouve  ainsi  placée  entre  trois  chevaliers  égale- 
ment épris,  que  la  plus  légère  préférence,  un  regard,  un  sourire,  peut  armer 
l'un  contre  l'autre.  Adélen  a  toute  la  féroce  ardeur  d'un  barbare,  Renaud 


REVUE.  —  CHRONIOCE.  511 

toutes  les  inquiétudes  de  la  jalousie  italienne,  Déodat  toute  la  tendresse  respec- 
tueuse d'un  troubadour.  Du  choc  de  ces  trois  caractères  si  divers,  jaillissent 
des  incidens  multipliés  qui  remplissent,  avec  les  intrigues  politiques  des 
députés  frisons  contre  le  comte  de  Hollande,  toute  la  trame  du  récit.  Les  scènes 
d'amour,  de  jalousie,  se  mêlent  aux  aventures  de  guerre,  aux  combats,  aux 
conspirations  dans  les  plus  sombres  cellules  des  couvens.  pjilin ,  après  bien 
des  luttes,  le  comte  de  Hollande  est  vaincu  par  les  Frisons;  Adélen  meurt  dans 
une  bataille;  le  sire  d'Ailva  retrouve,  dans  le  chevalier  Déodat,  un  lils  qu'il 
croyait  perdu  sans  retour,  et  Madzy,  la  Rose  de  Dékama ,  trouve,  dans  ce 
même  Déodat,  un  époux  aimant  et  dévoué  que  son  cœur  avait  depuis  long- 
temps préféré  en  secret.  Quant  à  Pvenaud,  que  sa  passion  pour  ^Nladzy  avait 
porté  à  toutes  les  fureurs,  il  va,  pour  se  guérir  de  ses  ardentes  inquiétudes, 
courir  le  monde  et,  dans  ses  vieux  jours,  il  revient  près  de  Déodat  et  de  ]Madzy 
passer  paisiblement  les  aiiuées  qui  lui  restent  à  vivre. 

La  donnée  de  ce  roman  est  simple,  et  l'auteur  a  prêté  à  tous  ses  personnages, 
jusque  dans  leurs  plus  grandes  passions,  un  fonds  reniarqxiable  de  sentimens 
honnêtes.  La  Rose  de  Dékama  a  toute  la  i)rudence,  toute  la  retenue  désirable; 
mais,  en  vérité,  pour  une  héroïne  de  roman,  elle  nous  semble  parfois  un  peu 
trop  flegmatique.  Au  xn  '"  siècle,  j'en  suis  certain ,  les  choses  se  passaient  avec 
moins  de  calme.  Quelques  larmes,  il  est  vrai ,  s'échappent  parfois  de  ses  grands 
yeux  bleus;  quelques  soupirs  font  battre  sa  poitrine;  mais,  au  fond  de  l'arae, 
elle  est  peu  troublée.  On  l'estime,  et  elle  n'intéresse  guère.  Il  y  a  de  la  sorte  une 
teinte  uniforme  et  terne  répandue  sur  toutes  les  figures  de  ce  roman,  et  en  plus 
d'un  morceau ,  la  froideur  touche  de  bien  près  à  l'ennui.  Du  reste,  si  la  pein- 
ture morale  des  caractères  manque  en  général  de  vie  et  de  puissance,  il  con- 
vient de  rendre  à  M.  Van  Lennep  cette  justice,  que  le  plan  est  largement  conçu 
et  fidèlement  suivi.  Les  détails  de  mœurs  attestent  une  connaissance  exacte 
du  passé.  Mais  l'auteur  s'est  laissé  trop  souvent  entraîner  aux  descriptions 
toujours  faciles  des  objets  extérieurs,  costumes,  armures,  physionomies.  II  y  a 
là  quelque  chose  du  proeédé  de  M.  de  Balzac;  seulement,  au  lieu  des  masures 
vermoulues,  des  mansardes  infectes,  on  trouve  les  salles  basses  et  voûtées 
des  monastères,  les  tourelles  crénelées;  mais  que  ce  procédé  s'applique  au 
passé,  ou  au  présent,  il  n'en  est  pas  moins  banal.  Je  n'aime  pas  non  plus  ces 
moines,  ces  chevaliers,  qui  s'accoudent,  à  tout  instant,  aux  tables  des  au- 
berges ou  des  couvens,  pour  vider  des  pots  de  bière;  c'est  là,  je  !;'  sais,  de  la 
couleur  locale,  mais  de  si  minces  détails  sont  vraiment  puérils.  M.  Vr.iî  Lennep 
a  plus  heureusement  traité  les  paysages  d€  son  pays,  et  malgré  l'aspect  mono- 
tQne  des  prairies  et  des  plaines,  on  aime  cette  nature  féconde,  pleine  de  sève, 
mais  toujours  tranquille  et  calme,  ces  champs  de  blé  au-dessous  de  la  mer,  ces 
forêts  de  bouleaux  perdues  au  milieu  des  brouillards.  Il  y  a  dans  ces  rapides 
esquisses  de  charmans  tableaux  de  genre. 

M.  Defauconpret  annonce,  dans  une  courte  préface,  qu'il  traduira,  si  le  pu- 
blic accueille  favorablement  ce  premier  essai,  les  romans  les  plus  remarqua- 
bles de  la  littérature  hollandaise.  Ce  sera,  en  quelque  sorte,  une  initiatio.!  ; 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iriiiis  il  conviendrait ,  ce  semble,  de  choisir  de  préférence  les  romans  de  mœurs; 
on  trouverait  là,  sans  aucun  doute,  plus  d'originalité,  car  dans  le  roman  his- 
torique, en  Hollande  comme  en  France,  il  y  a  toujours  le  souvenir  du  maître, 
et  Walter  Scott  est  partout,  moins  le  génie,  dans  la  Rose  de  Déliama  et  dans 
le  l'icomte  de  Beziers. 

L'exilé,  tradiit  du  grec  moderne  d'Alexandre  Soltzos,  par 
M.  J.  I.ennel  (1).  —  Ce  roman  est,  avant  tout,  une  œuvre  politique,  inspirée 
par  la  haine  profonde  de  Capo-d'Istria.  Le  principal  personnage,  mystérieux 
inconnu  désigné  vaguement  sous  le  nom  de  rplxiié,  a  été  forcé  de  quitter 
Tsauplie  à  la  suite  d'une  conspiration  qui  tendait  à  changer  la  forme  du  gou- 
vernement. L'amour  de  la  patrie,  de  la  liberté,  ont  exalté  son  esprit  jusqu'aux 
■derniers  dévouemens,  et  jusqu'au  crime  même;  la  proscription  l'irrite  encore, 
et  une  passion  malheureuse  ajoute  une  nouvelle  et  profonde  douleur  à  ses 
misères  déjà  si  vives.  Il  aime  jusqu'au  délire  Aspasie,  la  fille  de  l'un  des  plus 
ardens  partisans  de  Capo-d'Istria.  Aspasie  le  paie  de  retour;  mais,  comme 
toujours,  l'intérêt,  la  politique,  font  obstacle  à  leur  union.  Après  bien  des 
aventures,  souvent  fort  insignifiantes,  mais  qui  gardent  cependant,  par  le 
détail  des  mccurs  grecques,  un  certain  charme,  l'exilé  est  jeté  dans  les  pri- 
sons de  Yourzi;  là,  il  retrouve,  dans  la  iille  du  gouverneur  de  la  forteresse, 
la  femme  qu'il  aim.e,  sa  belle  Aspasie.  Douloureuse  rencontre!  une  cour  mar- 
tiale, espèce  d'aréopage  improvisé  pour  condamner,  prononce  contre  lui  un 
arrêt  de  mort.  Le  père  d'Aspasie  veut  marier  sa  fille  à  l'un  des  amis  les  plus 
dévoués  de  Capo-d'Istria,  et  l'on  assiste  en  même  temps  aux  apprêts  d'un 
supplice  et  d'une  noce.  Mais  Aspasie  est  prévenue  de  la  présence  de  son 
amant,  et  elle  parvient  à  le  faire  échapper.  L'exilé,  devenu  libre,  se  sauve 
dans  les  montagnes  pour  organiser  l'insurrection;  mais  un  jour  il  rencontre, 
au  milieu  d'un  chemin,  son  rival  Auguerinopoulos,  celui-là  même  qui  devait 
épouser  Aspasie.  A  cette  vue,  toutes  les  fureurs  de  l'amour,  toutes  les  haines 
politiques  se  réveillent  en  lui  :  «  Prends  tes  pistolets,  dit-il  à  Auguerino- 
poulos, et  place-toi  à  dix  pas.  »  Le  duel  est  accepté.  Auguerinopoulos  tombe, 
la  Jambe  cassée  par  une  balle,  et  l'exilé  continue  tranquillement  sa  route, 
sans  plus  se  soucier  de  ce  que  deviendra  son  ennemi.  ]\lais  Auguerinopoulos, 
est  ref'ueilli  par  des  paysans,  et  sa  première  pensée  est  la  vengeance.  Il  charge 
un  Albanais  d'assassiner  l'exilé,  qui  n'échappe  que  par  une  espèce  de  fatalité 
merveilleuse,  et,  non  content  de  cette  première  tentative  de  crime,  il  fait  em- 
poisonner Aspasie,  qui  meurt  dans  les  plus  cruelles  douleurs.  Désespéré  de 
cette  mort,  l'exilé  fuit  le  commerce  des  hommes,  et  depuis  lors  il  mène  un^ 
vie  errante  dans  les  montagnes,  dévoué,  comme  l'eût  dit  la  Grèce  antique,  à 
toutes  les  furies. 

Ce  roman  offre,  dans  son  ensemble,  un  singulier  mélange  de  réminiscences 
classiques,  de  déclamations  contre  les  tyrans,  de  tirades  sentimentales  sur 

(1)  Un  volume  in-S",  chez  Poiigin,  quai  des  Auguslins. 


IIEM  E  —  CnROMQDE.  513 

l'amour,  d'exclamations  sur  les  ruines  et  les  vicissitudes  des  empires,  de  plai- 
santeries parfois  burksques  et  de  réflexions  politiques  fort  sérieuses.  La  sève 
n'y  manque  pas;  mais  aucune  pensée  originale  ne  domine.  L'exilé  est  une 
espèce  d'Anacharsis  constitutionnel  qui  a  fait  eon  éducation  politique  par  les 
Aoyages,  et  il  parle  des  membres  iniluens  de  l'opposition  française  sous  la 
restauration,  avec  autant  d'enthousiasme  que  Pytliagore  eût  parlé  des  sages  de 
l'Inde  ou  de  l'Egypte.  Tous  les  personnages  qui  se  remuent  dans  ce  drame  ont 
un  caractère  passablement  barbare,  et  ne  sont  guère  de  nature  à  nous  plaire. 
V Exilé  a,  néanmoins,  obtenu  en  Grèce  un  succès  populaire.  L'auteur, 
M.  Soutzos,  occupe  le  premier  rang  dans  la  littérature  de  son  pays,  et  nous 
devons  savoir  gré  à  M.  Jules  Lennel ,  son  traducteur,  de  nous  avoir  fait  con- 
naître cette  production.  M.  Lennel ,  voyageur  distingué,  possède  parfaitement 
les  langues  du  Levant:  c'est  un  avantage  que  n'ont  pas  toujours  ceux  qui  les 
professent;  mais,  tout  en  rendant  justice  à  la  parfaite  exactitude  de  sa  traduc- 
tion, nous  lui  ferons  le  reproclie  de  s'être  borné  à  un  simple  travail  de  repro- 
duction. iN'ous  aurions  voulu  trouver,  en  tète  de  ce  roman,  quelques  détails  sur 
l'état  de  la  littérature  grecque  moderne.  ^I.  Fauriel,  dans  sa  belle  introduction 
aux  chants  populaires,  en  avait  dit  quelques  mots;  mais  il  s'est,  la  plupart  du 
temps,  borné  à  la  poésie  des  Klephtes.  Le  livre  de  M.  Fauriel  date  d'ailleurs 
de  1824;  depuis  ce  temps,  bien  des  évènemens  se  sont  accomplis;  l'indépen- 
dance a  été  reconquise.  iNLiis  la  renaissance  littéraire  a-t-elle  commencé,  après 
la  reconstitution  politique?  Les  espérances  de  M.  Fauriel  se  sont-elles  réali- 
sées? I<e  jour  qu'il  semblait  entrevoir  dans  un  avenir  prochain,  le  jour  glorieux 
de  la  culture  intellectuelle,  est-il  enfui  venu?  Hélas!  non.  11  y  a  deux  ans,  la 
patrie  d'Aristophane  et  de  Sophocle  n'avait  pas  même  un  théâtre.  A  part  les 
chants  populaires,  expression  naive  et  spontanée  de  sentimens  énergiques  et 
personnels,  la  poésie  écrite  et  méditée,  la  poésie  de  l'art  et  du  livre,  n'offre  en 
général  que  des  imitations  plus  ou  moins  heureuses  des  littératures  de  l'Eu- 
rope. Le  poète  grec,  selon  qu'il  a  plus  ou  moins  long-temps  séjourné  en  Alle- 
magne, en  Italie,  en  France,  s'inspire  des  poésies  allemandes,  italiennes  ou 
françaises.  Les  évènemens  militaires,  la  satire  politi(iue,  font  d'ordinaire  tous 
les  frais  de  ses  vers.  Alexaiulre  Soutzos,  l'auteur  de  r Exilé,  a  imité  la  Né/nésis 
dans  une  feuille  mensuelle  en  vers  qui  paraissait  sous  le  titre  de  la  Dalanee 
grecque.  Il  a  publié  en  outre  deux  volumes  de  poésies  politiques,  le  Panorama 
de  la  Grèce,  et  il  s'occupe  en  ce  moment  d'un  grand  poème  imité  de  Childe- 
f/arvld.  Panaguiotos  Soutzos,  son  frère,  Athanase  Christopoulos,  Spiridion 
Tricoupis,  et  Georges  Sakellarios,  qui  ont  écrit  des  poésies  élégiaques  et 
bachiques,  forment  à  peu  près  toute  la  pléiade  grecque.  Il  faut  citer  encore 
Constantin  Oikouomos,  qui  a  fait  imprimer  à  Berlin,  en  1835,  un  poème 
élégiaque  en  l'honneur  d'Alexandre,  empereur  de  Russie.  Quant  au  théâtre, 
les  auteurs  dramatiques  en  sont  encore  à  Pyrame  et  Thisbé.  La  prose,  depuis 
dix  ans,  ne  s'est  guère  enrichie  d'aucune  œuvre  originale  vraiment  notable. 
C'est  toujours  de  l'imitation  ou  de  la  traduction  ;  c'est,  par  exemple,  la  Sagesse 
du  bo7ihomme  Richard ,  V Alexis  de  M""'  de  Wyltenback,  la  Géographie  de 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bal  ht ,  le  beau  livre  de  M.  Daunoii  sur  les  Garanties  indlvidi/elles.  La  litté- 
rature grecque  semble,  pour  long-temps  encore,  condamnée  à  cet  état  d'en- 
gourdissement, car  la  masse  de  la  nation  prend  un  intérêt  médiocre  aux  œuvres 
de  l'esprit.  Il  est  diflicile,  en  ^ffet,  qu'un  peuple  puisse  produire  quelque 
chose  de  grand  lorsque  son  existence  politique  est  incomplète,  qu'il  est  tout 
à  la  fois  déshérité  de  son  passé,  et  incertain  de  son  avenir. 

Du  COMMEXTAIRE  DE  PrOCLUS  SUR  LE  TIMEE  DE  PlATON,  par  ]\l.  JuleS 

Simon  (1).  —  Les  plus  hautes  inspirations  du  g^nie  antique  ont  échappé  pour 
la  plupart  à  la  ruine  qui  semble  menacer  fatalement  les  œuvres  de  l'homme. 
Homère,  Lucrèce,  Virgile,  Aristole,  Platon  ,  ont  traversé  les  âges,  con)me  pour 
nous  consoler  du  terrible  naufrage  de  toutes  choses,  en  nous  initiant  aux 
mystères  de  la  beauté  suprême  Glorieux  privilège!  les  grands  monumens  de 
la  pensée  se  sauvent  par  leur  grandeur  même.  Ils  surnagent  et  dominent, 
parce  qu'ils  gardent,  bien  au-delà  des  sociétés  qui  les  ont  vus  naître,  une  puis- 
sance active  et  toujours  présente,  et  en  répondant  aux  besoins  éternels  de  notre 
nature,  en  éveillant  des  sympathies  qui  ne  sauraient  se  prescrire,  ils  restent, 
pour  ainsi  dire  dans  tous  les  temps,  actuels  et  nécessaires.  Chaque  généra- 
tion ,  aux  époques  les  plus  obscures,  les  reçoit  et  les  transinet,  comme  un  legs 
sacré,  souvent  même  sans  les  avoir  compris,  et  une  sorie  de  respect  tradi- 
tionnel les  protège  contre  la  destruction.  Au  moyen-âge,  dans  les  ténèbres  et 
les  incertitudes  de  l'esprit,  les  misères  d'une  société  pénible,  les  extases  de  la 
foi,  le  docteur  et  le  moine,  tous  ceux  enfin  qu'ini  faible  rayon  éclaire  encore, 
se  tournent  vers  Aristote  et  Platon,  parce  qu'un  éternel  pressentiment  du  vrai 
et  du  beau  les  attire  à  ces  grands  honunes,  comme  à  un  foyer  toujours  lumi- 
neux. Platon  ,  pour  les  chrétiens,  est  toujours  dlri/i.  Aristote  rèune  en  maître 
absolu.  L'un ,  six  cents  ans  après  sa  mort,  se  transfigure  avec  éclat  diins  l'école 
d'Alexandrie;  l'autre  est  inédité,  commenté,  cité  comme  la  Bible^.  Il  importe 
donc  de  rechercher  en  dehors  d'eux-mêmes,  dans  leurs  disciples  chrétiens  ou 
païens,  les  transformations  successives  de  leurs  doctrines.  Alexandrie  est 
conune  un  sanctuaire  reculé  de  Suniuin.  Le  commentaire  obscur  du  disciple 
éclaire  souvent  le  texte  immortel  du  maître.  Ammonius  procède  de  Platon;  et 
c'est  par  lui,  par  Plotin,  .Tamblique,  Porphyre  et  Proclus,  que  les  doctrines 
platoniciennes  sont  transmises  au  moyen-âge.  Ainsi ,  pour  savoir  Platon ,  pour 
comprendre  en  bien  des  points  la  philosophie  du  moyen-âge,  il  faut  savoir 
Proclus. 

M.  Simon,  en  choisissant  pour  sujet  d'étude  ce  commentateur  célèbre,  mais 
difficile  et  long-temps  méconnu  par  d'éminens  esprits,  a  fait  preuve  tout  à  la 
fois  de  tact  et  de  courage  scientifique.  Le  sujet ,  en  effet ,  était  vaste  et  ob,scur; 
au  temps  où  vivait  Proclus,  les  systèmes  s'étaient  confondus;  c'était,  parmi 
les  hommes  que  le  christianisme  n'avait  point  ralliés,  une  inquiétude  immense, 
une  singulière  disposition  à  tout  croire;  le  monde  romain  empruntait  à  l'Orient 

(1)  Un  volume  ia-S»,  c!*ez  Ëbrard ,  rue  des  IVIalilutniis-.Saiiit-Jacques. 


REVUE  —  CHRONIQUE.  515 

ses  doctrines  les  plus  abstraites.  La  iîiéurgi^,  !'illiiminisnie,  avaient  fait  inva- 
sion.On  cherchait  vaimement  une  science  supévieureet  la  connaissance  absolue. 
Les  philosophes  éiaient  deveiuis,  pour  la  plupart,  des  hiérophantes,  et  l'école, 
comme  le  temple,  avait  ses  mystères,  ses  initiations.  Placé  sur  la  limite  indé- 
cise d'une  ère  philosophique  près  de  finir,  Proelus,  espèce  d'esprit  encyclopé- 
dique, avait  gardé  l'impression  vive  du  passé,  tout  en  subissant  des  influences 
nouvelles  et  diverses.  11  avait  étudié  les  mathématiques  sous  Héron,  l'aristo- 
télisme,  le  platonisme,  avec  Plutarque,  fils  de  Nestorius,  la  théologie  et  la 
science  des  mystères  avec  Syrianus,  les  arts  magiques  des  Chaldéens  avec 
Asclépigénie.  11  était  le  dernier  disciple  de  la  dernière  école  grecque,  et  ses 
travaux  éclairent  tout  à  la  fois,  au  point  de  vue  historique,  la  philosophie  de 
l'école  d'Alexandrie,  la  philosophie  de  Platon,  enfin  celle  de  l'autiquité  tout 
entière;  car,  fidèle  à  la  métiiode  des  Alexandrins,  il  cherche  dans  le  passé  le 
plus  reculé  et  jusque  sous  le  voile  des  vieilles  croyances  mythologiques,  des 
antécédens  à  ses  doctrines  ou  à  celles  qu'il  commente.  Il  les  présente  comme 
ayant  été  révélées  par  les  dieux  eux-mêmes  aux  sages  des  anciens  temps,  et 
transmises  sans  altération  sous  les  formes  les  plus  diverses.  C'est  comme  une 
chaîne  dorée,  dont  Hermès  est  le  premier  anneau,  et  qui  vient  se  renouer  par 
les  prêtres  de  l'Egypte,  les  théologiens,  les  prêtres  de  la  Grèce,  les  disciples  de 
Pythagore  et  de  Platon,  jusqu'à  l'école  d'Alexandrie  elle-même. 

Démontrer  que  le  monde  a  une  cause,  que  cette  cause  est  Dieu ,  que  ce  Dieu 
a  fait  le  monde  d'après  un  modèle  excellent,  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu,  un  mo- 
dèle, un  monde;  que  ce  plan,  ce  modèle,  ce  sont  les  idées,  types  invisibles  des 
choses  visibles,  raisons  incréées  des  choses  créées  :  telle  est,  on  le  sait,  la  pensée 
du  rimée,  et  le  fondement  de  la  théodicée  de  Platon;  tel  est  aussi  le  sujet 
du  connnentaire  de  Proelus.  Platon  a  développé  son  système  avec  une  majesté 
et  un  charme  de  poésie  tout  antiques,  et,  soutenu  par  cette  majesté  du  maître, 
Proelus  s'est  élevé  souvent  jusqu'aux  plus  hautes  sphères.  11  faut  distinguer, 
dans  son  œuvre,  ce  qu'il  y  a  de  variable  dans  la  science,  et  ce  qu'il  y  a  d'éternel. 
Mais,  si  large  que  soit  la  part  de  l'erreur  et  des  choses  transitoires,  une  gloire 
solide  lui  est  justement  acquise;  et  le  respect  qu'inspirent  la  philosophie  et  la 
religion  révélée  ne  peut  que  s'accroître  encore  par  l'étude  du  commentaire,  car 
on  reconnaît  vite  que  le  christianisme  n'est,  en  bien  des  points,  que  la  sanc- 
tion divine  du  dogme  philosophique.  Citons  quelques  exemples  :  la  prière, 
d'après  l'école  d'Alexandrie  encore  pa'ienne,  n'est  pas  seulement  une  demande 
adressée  à  Dieu  pour  en  obtenir  un  bien  qui  nous  est  nécessaire.  Ce  n'est  pas 
seulement  une  action  de  grâce  pour  des  biens  déjà  obtenus.  L'état  de  l'ame 
qui  prie,  n'y  eùt-fl  aucun  autre  résultat  de  la  prière,  estun  état  philosophique 
qui  purifie  et  qui  sanctifie  par  cela  seul  que  l'on  a  prié.  Le  mystique  auteur 
de  YlinUation  eiU-il  trouvé  d'autres  mots  pour  définir  l'oraison  chrétienne? 
INon,  certes!  il  eut  ajouté  seulement  que  la  prière  appelle  la  grâce.  Voyons 
maintenant  le  libre  arbitre.  Tout  est  soumis  aux  lois  de  Dieu  ;  l'houune,  néan- 
moins, est  libre  :  il  a  la  liberté  du  choix  entre  le  mal  et  le  bien.  Les  âmes  en- 
chaînées à  un  corps  doivent  obéir,  mais  elles  peuvent  résister;  de  là  le  mérite 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  démérite.  Dieu  n'a  pas  fait  des  âmes  criminelles  et  des  âmes  pures;  il  les 
a  faites  libres.  Ce  n'est  pas  lui  qui  doit  répondre  de  Tinégalité  morale;  les 
hommes,  à  la  naissance,  tiennent  Tégalité  de  Dieu,  et  ils  tiennent  d'eux- 
mêmes  l'inégalité  qui  s'établit  entre  eux ,  dans  la  suite,  selon  qu'ils  ont  mérité 
ou  démérité.  Ainsi,  la  justice  de  Dieu  est  absoute,  s'il  a  fait  les  hommes 
libres  et  s'il  leur  a  dicté  la  règle  à  laquelle  ils  doivent  se  soumettre.  Il  ne  pou- 
vait rien  de  plus;  il  est  Juste,  et  c'est  une  nécessité  que,  si  la  liberté  existe,  il  y 
ait  des  punitions  et  des  récompenses.  Épictète  avait  dit  aussi  qu'il  dépend  de 
nous  de  suivre  le  premier  mouvement  ou  de  nous  arrêter,  d'avoir  tel  ou  tel 
désir,  enfin  de  faire  tout  ce  qui  est  notre  œuvre.  Voilà  donc,  sauf  l'épuration 
que  le  christianisme  imprime  à  toute  doctrine  extérieure  qu'il  consacre,  le 
dogme  de  la  rémunération  et  de  l'immortalité  appuyé  sur  l'inébranlable  fonde- 
ment de  la  justice  divine.  Voilà  presque  la  théodicéede  Leibnitz  retrouvée  dans 
un  commentaire  païen;  voilà  enfin  le  conte  de  Candide,  et  le  terrible  esprit  de 
Voltaire,  réfutés  douze  cents  ans  d'avance  par  un  Alexandrin  du  v^  siècle. 

Depuis  long-temps,  l'importance  philosophique  de  Proclus  avait  été  recon- 
nue. .MarsileFiciu,  Lauibecius,  plus  récemment  Diderot,  Brucker,  Burigny, 
ontétudiéet  diversement  jugé  ses  écrits.  'SI.  Cousin  l'a  loué  éloquemment;  il  a 
publié  ses  œuvres,  et  cette  réhabilitation  digne  et  complète,  ce  souvenir  du 
maître,  a  rendu  à  Proclus  une  place  éminente  et  rappelé  vers  lui  les  méditations 
des  esprits  sérieux.  ]M.  Simon  ne  pouvait  donc,  en  étudiant  le  commentaire  sur 
le  Timée,  appliquer  plus  heureusement,  plu-;  utilement,  des  facultés  philoso- 
phiques vraiment  hors  de  ligne.  Son  travail ,  qui  s'est  produit  sous  la  forme 
modeste  d'une  thèse  pour  le  doctorat,  atteste  une  connaissance  profondément 
réfléchie  de  la  philosophie  antique.  Il  éclaire  d'une  lumière  vive  et  nouvelle 
une  œuvre  long-temps  admirée  et  vouée,  après  de  longs  siècles,  à  un  injuste 
oubli.  Il  restitue  en  même  temps  deux  autres  connnentaires  qui  ont  aussi  leur 
importance,  ceux  de  Porphyre  et  de  .Tamblique,  et  il  confirme  de  grandes  et 
belles  doctrines.  La  critique  ne  saurait  trop  vivement  encourager  ^I.  Simon  à 
poursuivre  ses  fortes  études.  Son  enseignement  à  la  Faculté  des  lettres,  l'évi- 
dente supériorité  de  son  premier  travail ,  lui  assurent,  dès  le  début,  un  rang 
distingué.  On  pourrait  peut-être  lui  adresser  quelques  observations  sur  sou 
style  qui  manque  un  peu  déconcentration  et  de  rigueur;  mais  cela  serait  peu 
grave  :  il  importe  surtout  de  constater  sa  valeur  réelle  connue  esprit  philoso- 
phique, ses  succès  mérités  comme  professeur;  et  certes,  c'est  une  chose  rare  à 
noter  qu'un  succès  réel  dans  les  sciences  spéculatives;  car  il  n'en  est  point  de 
la  philosophie  comme  de  cette  érudition  banale,  accessible  pour  tous,  qui, 
de  nos  jours,  a  gagné  un  nom  à  bien  des  gens,  en  faisant  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  à  de  rares  mais  très  honorables  exceptions  près,  une  sorte  de 
champ  d'asile  pour  les  médiocrités.  La  philosophie  implique  l'intelligence,  et, 
(juelle  que  soit  l'apparente  indifférence  de  notre  temps,  elle  gardera  toujours, 
avec  la  poésie,  sa  première  place. 

V.    DE   M.4.RS. 


ESPARTERO 


Les  destinées  de  l'Espagne  sont  en  ce  moment  à  la  merci  d'un 
homme.  La  puissante  monarchie  de  Philippe  II,  travaillée  depuis 
près  d'un  siècle  par  les  idées  qu'elle  était  si  long-temps  parvenue  à 
écarter,  est  arrivée  à  cette  période  hien  connue  des  pays  en  révolu- 
tion, où  l'ancienne  société  étant  détruite  sans  que  la  nouvelle  soit 
formée ,  la  force  seule  peut  mettre  un  peu  d'ordre  matériel  dans  la 
confusion  des  principes,  des  lois,  des  partis  et  des  mœurs.  Un  soldat 
de  fortune  est  maintenant  en  Espagne  investi  de  cette  terrible  puis- 
sance du  sabre;  de  l'usage  qu'il  en  fera  dépend  l'avenir  de  son  pays. 
En  le  voyant  à  cette  hauteur  critique  où  chacune  de  ses  volontés  est 
attendue  par  tout  un  peuple  et  doit  laisser  une  forte  trace  dans  l'his- 
toire, on  éprouve  naturellement  le  besoin  de  se  demander  qui  il  est, 
d'où  il  vient,  et  quelles  lumières  peuvent  donner  ses  antécédens  sur 
la  direction  qu'il  va  prendre. 

Don  Baldomero  Espartero,  comte  de  Luchana,  duc  de  la  Victoire, 
duc  de  Morella,  grand  d'Espagne  de  première  classe,  capitaine-gé- 
néral d'armée  (i),  généralissime  des  armées  espagnoles,  commandant 
de  la  garde  royale  extérieure  (2; ,  chevalier  de  la  Toison-d'Or,  grand'- 

(1)  Ce  qui  équivaut,  à  la  dignité  de  maréchal  en  France. 

(2)  Il  y  a  en  Espaj^ne  deux  giirdes  royales,  la  garde  royale  extérieure,  qui  fait 
partie  de  l'armée,  et  Vintérieure,  qui  est  plus  spécialement  chargée  de  la  garde  de 
la  personne  du  souverain. 

TOME   XXIII.  —  15   AOUT    1840.  33 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

croix  des  ordres  de  Charles  III,  d'IsabelIe-la-Catholique ,  de  Saint- 
Ferdinand  et  de  Sainte-Hermenégilde  d'Espagne ,  grand'-croix  de  la 
Légion-d'Stonneur  de  France,  de  l'ordre  de  la  Tour  et  du  Glaive  de 
Portugal,  et  dit-on  aussi  de  l'ordre  du  Bain  d'Angleterre  (1),  naquit 
en  1792  à  Granatula,  petit  bourg  non  loin  de  la  ville  d'Alniagro,  dans 
la  province  de  la  Manche.  Son  père,  Antoine  Espartero,  était  char- 
ron ,  d'autres  disent  charretier.  Le  jeune  Baldomero ,  le  dernier  d'une 
famille  nombreuse,  fut  destinéde  bonne  heure  à  l'état  ecclésiastique. 
Son  frère  aîné.  Manuel  Espartero,  qui  était  alors  simple  religieux 
franciscain  dans  un  couvent  de  Ciudal-lleal,  et  qui  est  mort  en  1839  à 
Madrid,  chapelain  honoraire  de  la  reine  et  chanoine  de  Saint-Isidore, 
le  prit  auprès  de  lui,  dès  qu'il  commença  à  grandir,  pour  soulager 
leurs  parens  et  lui  faire  faire  ses  études. 

Peu  de  temps  après,  en  1808,  les  Français  envahirent  l'Espagne. 
Espartero  avait  alors  seize  ans;  il  prit  part  à  l'élan  général  de  la 
nation,  et  s'ernôla  comme  simple  soldat  dans  un  bataillon  presque 
entièrement  composé  d'étudians  ou  séminaristes ,  et  qu'on  appelait 
pour  ce  motif  /e  Sacré,  r/  Sar/mc/o.  Rien  n'est  plus  commun  en  Espagne 
que  ce  brusque  passage  de  la  vie  ecclésiastique  à  la  vie  militaire. 
L'église  et  l'armée  ont  cela  de  commun,  qu'elles  attirent  également 
les  jeunes  gens  pauvres  qui  cherchent  fortune.  Dans  un  pays  sans 
industrie  et  dont  toutes  les  terres  sont  immobilisées  entre  les  mains 
des  familles  nobles  et  des  corporations  religieuses,  il  n'y  a  d'autre 
moyen  de  faire  son  chemin  que  de  devenir  homme  de  loi ,  prêtre 
ou  soldat.  Aussi  les  alDnités  sont-elles  très  étroites  entre  ces  trois 
professions,  surtout  entre  les  deux  dernières,  qui  flattent  égale- 
ment l'imagination  nationale.  Au  premier  signal  de  guerre,  cette 
population  jeune  et  ardente  des  universités ,  qui  ne  cherchait  dans 
l'étude  de  la  théologie  que  le  moyen  d'avoir  de  quoi  vivre,  jette 
là  le  froc  et  court  aux  armes.  Tout  esfndiantp,  sachant  nécessaire- 
ment lire  et  écrire ,  a  les  plus  grandes  chances  de  devenir  sous-offi- 
cier, officier  même,  et  en  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  détourner 
bien  des  vocations  religieuses. 

La  plupart  des  volontaires  des  bataillons  sacrés  furent  successive- 
ment envoyés  avec  différens  grades  dans  les  régimens.  Grâce  à  la 
protection  d'une  vieille  marquise  andalouse,  chez  laquelle  son  frère 


(1)  Il  parait  certain  que  le  gouvernement  anglais  venait  de  donner  l'ordre  du  Bain 
à  Espartero  lorsque  les  évènemens  de  Barcelone  ont  éclaté;  craignant  d'être  accusé 
de  connivence  dans  ces  évènemens,  lord  Palmerston  a  suspendu  l'envoi  des  insignes. 


ESPARTERO.  519 

s'était  retiré  après  l'invasion ,  Espartero  entra  dans  l'école  militaire 
établie  dans  l'île  de  Léon.  11  sortit  de  cette  école  avec  les  épaulettes 
de  sous-lieutenant,  mais  alors  la  guerre  contre  Napoléon  venait  de 
finir.  Une  expédition  (tait  sur  le  point  d'être  dirigée  contre  les  colo- 
nies espagnoles  insurgées  de  rAméri(iuc  du  Sud;  Espartero,  ne  sachant 
que  faire,  se  présenta  au  général  don  Pablo  jVlorillo,  qui  était  chargé 
du  commandement  de  cette  expédition,  et  obtint  d'en  faire  partie. 
Au  moment  où  l 's  officiers  mettaient  le  pied  sur  le  vaisseau  qui  devait 
les  transporter  en  Amérique,  ils  avançaient  d'un  grade.  Espartero  pro- 
fita, comme  les  autres,  de  ce  privilège;  il  sut  de  plus  se  rendre  utile 
dans  la  traversée  au  général  Morillo,  qui  le  plaça  dans  son  état-major. 

Naturellement  très  brave,  il  fit  rapidement  son  chemin  pendant  la 
guerre.  Appelé  à  la  tète  d'un  bataillon,  il  combattit  vaillamment, 
en  1817,  dans  l'affaire  de  Supachui,  où  le  chef  des  insurgés  La  Ma- 
drid fut  complètement  battu.  Xomnié  lieutenant-colonel,  il  battit  au 
mois  de  mai  1818  le  corps  des  insurgés  de  Kueto  dans  les  plaines 
de  Majocayo.  En  1819,  il  contribua  efficacement  à  la  soumission  de 
la  province  de  Gochabamba,  et  poursuivit,  conjointement  avec  le  gé- 
néral Seoane,  les  insurgés  de  cette  province  pendant  cinquante-six 
jours.  En  1823,  il  était  colonel,  et  il  assista  comme  tel,  le  19 janvier, à 
l'affaire  de  Torata,  où  il  fut  deux  fois  grièvement  blessé.  Mais  le  prin- 
cipal emploi  de  son  temps  dans  cette  expédition,  ce  fut  moins  la 
guerre  que  le  jeu  ;  il  y  gagna  une  fortune  considérable. 

La  fureur  du  jeu  était  la  passion  domi riante  de  l'armée  expédi- 
tionnaire. Généraux,  officiers  et  soldats  jetaient  tout  leur  avoir  sur 
une  carte.  Espartero  était  le  plus  beau  joueur  et  le  plus  heureux 
de  toute  l'armée;  beaucoup  de  géiiéraux  et  d'ofliciers  supérieurs  lui 
devaient  sur  parole  des  sommes  énormes,  et  tous  n'avaient  qu'à  se 
louer  de  sa  courtoisie.  On  raconte  qu'il  gagna  dans  une  seule  soirée, 
au  général  Canterac,  jusqu'à  seize  mille  onces  d'or,  plus  d'un  million 
de  francs  de  notre  monnaie.  En  sortant  avec  Espartero  de  la  maison 
où  ils  avaient  joué,  Canterac  lui  dit  :  .le  vous  dois  seize  mille  onces 
d'or,  je  vais  faire  en  sorte  de  vous  les  payer.  — Vous  me  deviez  cette 
somme,  répondit  Espartero,  quand  nous  étions  encore  assis  autour 
de  la  table  du  jeu  ;  mais  ici  vous  ne  me  devez  plus  rien.  — C'est  peut- 
être  à  cette  vie  de  hasard  qu'il  faut  attribuer  la  formation  du  carac- 
tère qu'a  montré  depuis  Espartero,  caractère  mêlé  d'énergie,  d'apa- 
thie et  de  ruse,  comme  celui  de  tous  les  joueurs  de  profession.  C'est 
aussi  dans  ce  même  temps,  et  pendant  ses  succès  au  jqu,  (ju'Espar- 
tero  acquit  une  grande  habileté  dans  le  maniement  de  toutes  sortes 

33. 


520  REVl-E   DES  DEUX   MONDES. 

d'armes.  Sachant  à  quoi  il  s'exposait  par  ses  gains  extraordinaires,  il 
devint  très  adroit  au  couteau,  au  fleuret,  au  sabre  et  au  pistolet. 
Mais  ces  exercices  furent  les  seuls  qu'il  cultivAl  ;  il  ne  s'occupa  nidle- 
ment  d'études  militaires  et  ne  mérita  (pie  le  lenom  d'uFi  l)on  officier 
de  cavalerie. 

Tous  les  officiers  qui  ont  pris  part  à  cette  guerre  d'Amérique,  de 
1815  à  IS'i'i.,  ont  formé  à  leur  retour  en  Espagne  une  sorte  de  con- 
fédération. Eux  seuls  avaient  porté  les  armes  durant  cette  période,  et 
composaient  la  première  génération  militaire  après  celle  de  la  guerre 
de  rindépcndance.  Presque  tous  les  généraux  qui  ont  occupé  depuis 
de  hauts  emplois,  Yaldès,  Rodil,  Maroto,  Canterac,  Seoane,  Garra- 
tala ,  Lopez ,  Narvaez ,  Ferraz ,  >'il!alo!)os,  Alaix ,  Araoz ,  Aldama ,  etc., 
en  étaient,  aussi  bien  qu'Espartero.  On  les  appelle  ironiquement  en 
Espagne  les  aijacuchoa,  du  nom  de  la  désastreuse  capitulation  d'Aya- 
ciicho,  qui  mit  fin  à  la  guerre  en  même  temps  qu'à  la  domination 
espagnole  dans  l'Amérique  du  Sud.  Ouoiqu'ils  aient,  comme  on  voit, 
peu  à  se  glorifier  de  leurs  communs  souvenirs,  ils  sont  de  tout  temps 
restés  très  unis,  même  en  s'enrôlant  dans  les  partis  les  plus  opposés, 
et  cette  union ,  que  nous  aurons  plusieurs  fois  à  rappeler  dans  le 
cours  de  ce  récit,  sert  à  expliquer  bien  des  évènemens  de  la  vie 
d'Espartero ,  entre  autres  le  plus  grand  de  tous,  la  fameuse  convention 
de  Bergara. 

Don  Baldomero  avait  donc,  à  son  retour  d'Amérique,  en  182V,  le 
grade  de  colonel  et  une  grande  fortune.  Comme  il  était  chargé  de 
rapporter  les  drapeaux  conquis  dans  la  campagne,  il  reçut,  en  arri- 
vant en  Espagne,  le  grade  de  brigadier;  puis  il  fut  envoyé  au  dépôt 
de  Logrono.  Là,  il  fit  connaissance  avec  la  charmante  sefiora  Jacinta, 
fille  unique  et  héritière  d'un  riche  propriétaire  du  pays,  M.  Santa- 
Cruz,  et  l'épousa  malgré  la  volonté  de  son  père.  Le  ministre  de  la 
guerre,  Zombrano,  fenvoya  bientôt  après  à  Palma,  dans  l'île  de 
Majorque,  à  la  tète  du  régiment  de  Soria.  Il  y  resta  pendant  plusieurs 
années,  venant  de  temps  en  temps  sur  le  continent  avec  sa  femme, 
dont  la  grâce  et  la  beauté  devinrent  célèbres  à  Barcelone.  Il  se  lia 
d'amitié  dans  cette  ville  avec  Elio,  qu'il  devait  plus  tard  trouver  en 
face  de  lui  en  Navarre;  dès  ce  temps  aussi,  on  put  voir  ses  préfé- 
rences marquées  pour  tous  ceux  qui  appartenaient  à  la  coterie  des 
ayacuclins. 

Aussitôt  après  la  mort  de  Ferdinand  Vil ,  il  se  déclara  en  faveur  de 
la  reine  Isabelle  II;  et,  lorsque  la  guerre  civile  éclata,  il  fut  appelé 
à  l'armée  du  nord  en  qualité  de  commandant-général  de  la  province 


ESPARTERO.  521 

de  Biscaye.  On  sait  combien  les  premières  années  de  la  guerre  civile 
furent  désastreuses  pour  les  troupes  constitutionnelles  :  Espartero  ne 
fut  pas  plus  heureux  que  les  autres  chefs  christinos.  Entre  autres 
échecs,  il  fut  complètement  battu  par  une  des  divisions  de  l'armée  de 
Zumalacarreguy  à  la  descente  de  Descarga,  près  de  Villaréal.  On  ne  cite 
guère  de  lui  à  cette  époque  qu'un  engagement  heureux  contre  Gomez 
en  Galice.  Il  accrut  néanmoins,  en  payant  bravement  de  sa  personne 
dans  les  occasions  les  plus  périlleuses ,  sa  juste  réputation  de  bravoure, 
etdevint  successivement  maréchal-de-camp  et  lieutenant-général.  Tant 
que  l'armée  eut  devant  elle  le  héros  carliste ,  Zumalacarreguy,  elle  fut 
impuissante  contre  l'insurrection,  qui  grandissait  toujours.  Un  an 
même  après  la  mort  de  ce  terrible  ennemi ,  survenue  le  25  juin  1835, 
l'affreux  désordre  qu'il  avait  jeté  dans  ses  rangs  se  prolongeait  encore. 
Six  généraux  en  chef,  Saarsfield,  Quesada,  Rodil,  Valdès,  Mina, 
Cordova,  avaient  successivement  échoué;  l'indiscipline  et  la  démo- 
ralisation étaient  partout];  on  pouvait  dire  que  la  reine  n'avait  plus 
d'armée.  Quand  arrivèrent  les  évènemens  de  laGranja,  le  général  Cor- 
dova se  hâta  de  résigner  le  commandement  et  de  se  retirer  en  France; 
il  n'y  avait  guère  alors  à  l'armée,  dans  l'état  de  dissolution  où  elle 
était,  qu'un  seul  général  qui  pût  être  mis  à  sa  place  :  c'était  Espar- 
tero. Un  décret  en  date  du  17  septembre  1830  le  nomma  général  en 
chef  de  l'armée  d'opérations  du  nord ,  vice-roi  de  Navarre  et  capi- 
taine-général des  provinces  basques. 

C'est  ici  le  moment  d'examiner  la  valeur  militaire  d'Espartero. 
A  considérer  les  résultats,  cette  valeur  est  grande.  D'une  armée 
battue  et  presque  détruite,  il  a  fait  une  armée  pu'ssante  et  victo- 
rieuse; il  a  terminé  une  guerre  civile  qui  avait  usé,  avant  lui ,  toutes 
les  forces  de  l'Espagne  constitutionnelle.  On  n'obtient  pas  de  pareils 
succès  sans  avoir  une  portée  réelle,  mais  il  faut  convenir  aussi  que  les 
circonstances  l'ont  bien  servi.  Il  est  arrivé  au  moment  où  l'unité 
vigoureuse  imprimée  à  l'insurrection  par  Zumalacarreguy  commen- 
çait à  se  dissoudre;  les  rivaîit,''S  jalouses  et  les  dissensions  intestines 
du  quartier  royal  de  doii  Carlos  ont  été  ses  premiers  auxiliaires.  Il  en 
a  eu  d'autres  dans  son  propre  parti,  que  n'avaient  pas  eus  ses  prédé- 
cesseurs. L'Espagne  révolutionnaire  n'avait  pas  voulu  croire  d'abord 
à  la  gravité  de  la  révolte  carliste;  elle  s'était  amusée  à  se  passer  toutes 
ses  fantaisies  politiques,  sans  trop  s'inquiéter  de  la  guerre  civile, 
qu'elle  espérait  étouffer  sans  peine.  Quand  Espartero  devint  général 
en  chef,  cette  illusion  avait  disparu;  on  savait  enfin  que  la  grande 
affaire  du  gouvernement  de  la  reine,  c'était  de  tenir  tête  à  don  Carlos, 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  on  était  bien  résolu  à  s'en  occuper  exclusivement,  à  y  consacrer 
toutes  les  ressources  du  pays,  ce  qu'on  fit  réellement. 

Malgré  ces  moyens  de  succès  qui  n'ont  appartenu  qu'à  lui ,  Espar- 
tero  a  rais  près  de  quatre  ans  à  en  finir  avec  l'insurrection,  A  part  sa 
bravoure  dans  l'action,  qui  n'a  jamais  été  contestée,  il  a  montré 
beaucoup  plus  les  qualités  d'un  temporisateur,  d'un  négociateur,  que 
celles  d'un  homme  de  guerre.  Encore  a-t-il  souvent  abusé  de  la  tem- 
porisation. Atteint  d'une  inflamniation  chronique  de  la  vessie,  il  passe 
sa  vie  dans  son  lit.  C'est  au  lit  qu'il  dicte  ses  plans,  qu'il  entend  les 
rapports  de  son  état-major,  qu'il  ordonne  les  manœuvres;  c'est  au  lit 
qu'il  reçoit  les  députations,  les  adresses  de  félicitations,  les  couronnes 
de  laurier.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  s'y  endorme  aussi  quelquefois. 
Son  état  ne  lui  permet  pas  de  supporter  la  moindre  fatigue;  ses  sol- 
dats racontent  qu'ils  l'ont  vu  souvent,  quand  une  marche  était  un 
peu  longue,  forcé  par  la  douleur  de  descendre  de  cheval  et  de  se 
rouler  à  terre  en  poussant  des  cris  aigus.  Son  caractère  est,  comme 
sa  santé,  un  mélange  d'intermittences  fiévreuses  et  de  longues  pé- 
riodes de  marasme.  L'activité  continue  lui  déplaît  au  moins  autant 
qu'elle  lui  est  nuisible.  Partout  ailleurs  qu'en  Espagne ,  un  pareil 
général  serait  impossible. 

Il  lui  est  souvent  arrivé  de  lasser  jusqu'à  la  patience  de  ses  com- 
patriotes, et  cependant  les  Espagnols  aiment  à  attendre.  Quand  il  n'y 
aurait,  pour  le  prouver,  que  l'éternel  exemple  du  temps  qu'ils  ont  mis 
à  chasser  les  Maures,  il  ne  serait  guère  permis  d'en  douter;  ils  n'ont 
paru,  durant  sept  cents  ans,  nullement  pressés  d'en  iinir,  et  l'on  au- 
rait dit  qu'eux-mêmes  prenaient  plaisir  à  faire  durer  la  guerre.  Es- 
partero  a  mis  à  une  rude  épreuve  cette  vertu  nationale.  Chacune  de 
ses  opérations  militaires  a  été  suivie  de  plusieurs  mois  d'immobilité 
absolue.  L'opinion  publique  se  soulevait  de  temps  en  temps;  les  cor- 
tès  tenaient  une  séance  secrète  pour  délibérer  sur  cette  inaction  du  gé- 
néral en  chef;  on  lui  envoyait  des  députés  pour  le  presser,  mais  cette 
mission,  quoique  renouvelée  de  celle  des  représentans  du  peuple  aux 
armées  sous  la  convention,  n'avait  aucun  effet.  Puis,  comme  après 
tout  Espartero  finissait  toujours  par  a\oir  un  succès,  le  fatalisme  na- 
tional reprenait  le  dessus ,  et  la  nation ,  comme  le  général,  se  reposait 
sur  un  bulletin. 

Le  premier  et  le  plus  grand  succès  militaire  qu'il  ait  obtenu  depuis 
qu'il  est  général  en  chef,  c'est  la  victoire  de  Luchana ,  qui  amena  la 
déUvrance  de  lîilbao.  Il  débuta  par  là  dans  son  commandement,  et  ob- 
tint du  premier  pas  son  plus  beau  titre.  Or  il  est  certain  que  les  troupes 


ESPARTERO.  523 

auxiliaires  anglaises  eurent  la  plus  grande  part  à  cette  affaire,  et 
qu'elles  y  mirent,  en  quelque  sorte,  la  victoire  sous  la  main  d'Espar- 
tero.  Voici  comment  les  choses  se  passèrent. 

Après  avoir  échoué  une  première  fois  devant  Bilbao,  les  carlistes 
avaient  mis  de  nouveau  le  siège  devant  cette  ville  avec  toutes  leurs 
forces.  Ce  siège  durait  depuis  plusieurs  mois ,  et  la  résistance  héroïque 
des  habitans  de  Bilbao  devenait  de  plus  en  pius  pénible.  Espartero  était 
venu  au  secours  de  cette  ville  avec  18,000  hommes;  mais  il  restait 
en  observation  sur  la  rive  droite  du  Xervion ,  en  vue  de  la  ville  de 
Bilbao,  sans  la  débloquer.  La  famine  augmentait  cependant  dans  la 
ville;  les  munitions  s'épuisaient,  et  le  gouverneur,  qui  était  en  com- 
munication avec  le  général  en  chef  par  des  signaux  télégraphiques , 
lui  demanda  :  —  Espartero  est-il  donc  venu  pour  être  témoin  de  la 
ruine  de  Bilbao? —  Espartero  ne  bougea  pas. 

Il  y  avait  alors,  en  rade  de  Bilbao,  deux  bâtimens  de  guerre  an- 
glais qui  débarquèrent  environ  cent  cinquante  artilleurs  commandés 
par  le  colonel  Wilde,  le  major  Colqulioun,  le  capitaine  Lapidge,  et 
le  lieutenant  Lehardy.  Ces  artilleurs  élevèrent,  dans  la  soirée  du  22, 
et  servirent  dans  la  matinée  du  23  décembre  1836,  une  batterie  dirigée 
contre  une  des  batteries  carlistes.  La  batterie  ennemie  fut  démontre, 
et  dix-sept  hommes  y  furent  tués.  Le  2ï,  le  colonel  Wilde  et  le  capi- 
taine Lapidge  proposèrent  au  général  Espartero  de  faire  passer  le 
Nervion  par  une  partie  de  l'armée  au-delà  du  pont  brisé  de  Luchana, 
ce  qui  l'ut  accepté.  Les  troupes  furent  placées  sur  des  trains  de  bois; 
ces  trains,  manœuvres  par  des  soldats  de  la  marine  anglaise,  étaient 
commandés  par  des  olficiers  anglais  monti's  sur  les  chaloupes  du 
Ringdove  et  du  Sarasin.  La  flottille  traversa  le  fleuve  sous  les  yeux 
et  sous  le  canon  de  l'ennemi.  Les  carlistes  occupaient,  sur  l'autre 
rive,  les  hauteurs  de  Luchana,  qu'ils  avaient  fortifiées.  Espartero 
était  malade;  quand  il  apprit  que  ses  troupes  avaient  débarqué,  il 
sortit  de  son  lit  pour  se  mettre  à  leur  tête ,  et  emporta  bravement 
avec  elles,  au  milieu  de  la  nuit,  toutes  les  positions  de  l'ennemi. 
Le  25,  Bilbao  était  libre. 

Tel  fut  le  fait  d'armes  qui  valut  à  Espartero  le  titre  de  comte  de 
Luchana  et  les  témoignages  de  recomiaissance  et  d'admiration  de 
toute  l'Espagne.  Sans  les  Anglais,  l'admirable  population  de  Bilbao 
aurait  certainement  succombé.  Dans  une  autre  circonstance,  Es- 
partero compromit  gravement  par  ses  lenteurs  la  reine  et  la  capitale. 
Nous  voulons  parler  de  l'expédition  de  don  Carlos  sur  Madrid.  Quand 
le  prétendant  sortit  des  provinces,  Espartero,  comptant  sans  doute 


524  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

sur  les  forces  disséminées  dans  l'Aragon  et  la  Catalogne,  ne  le  suivit 
pas.  Il  le  laissa  arriver  ainsi  jusqu'aux  portes  de  Madrid,  et  ne  sortit 
de  son  repos  que  lorsque  la  capitale  vit  ses  faubourgs  occupés  par  les 
soldats  de  Cabrera.  Il  accourut  alors  en  toute  hâte  au  secours  de  Ma- 
drid; mais,  si  don  Carlos  avait  eu  plus  de  résolution,  il  serait  arrivé 
trop  tard.  Il  trouva  l'armée  carliste  en  pleine  retraite  ;  ses  troupes 
entrèrent  par  une  des  portos  de  la  ville  et  sortirent  immédiatement 
par  l'autre,  pour  se  mettre  à  la  poursuite  de  l'ennemi. 

Nous  avons  dit  ce  qu'il  y  a  eu  d'exagéré  dans  le  système  de  tem-. 
porisation  suivi  par  Espartero;  nous  allons  dire  maintenant  ce  que 
ce  système  avait  de  sage.  Quand  le  commandement  en  chef  fut 
donné  à  Espartero,  il  ne  trouva  que  le  débris  d'une  armée,  et  ce  dé- 
bris était  le  dernier  espoir  du  trône  constitutionnel.  Le  moindre  échec 
eût  été  irréparable  pour  un  gouvernement  épuisé.  Espartero  dut  se 
faire  un  devoir  de  ne  rien  risquer  qu'à  coup  sûr  ;  il  dut  songer,  avant 
tout,  à  recomposer  une  armée.  La  désorganisation  était  telle  que  les 
généraux  étaient  en  révolte  permanente  contre  leur  chef,  les  officiers 
contre  les  généraux,  les  soldats  contre  les  officiers.  D'horribles  mas- 
sacres avaient  lieu  dans  le  sein  même  des  troupes  constitutionnelles; 
la  mort  des  gén'raux  Saarsfield  et  Escalera,  assassinés  par  leurs 
propres  soldats,  avait  révélé  combien  le  désordre  était  profond  et 
effrayant.  Espartero  a  mis  sans  doute  trop  de  temps  à  guérir  ces 
maux;  mais  enfin  il  les  a  guéris,  et  ce  n'est  qu'à  force  de  circon- 
spection et  de  prudence  qu'il  a  pu  y  parvenir. 

Un  de  ses  premiers  soins  fut  de  punir  les  assassins  dePampelune  et 
de  ^liranda.  11  dissimula  d'abord  l'horreur  que  lui  inspiraient  ces 
atroces  attentats,  et  attendit  pour  les  venger  qu'il  eût  rétabli  un  peu 
de  confiance  dans  l'armée;  puis,  dès  qu'il  se  crut  sûr  de  l'obéissance, 
et  que  l'esprit  militaire  fut  un  peu  relevé  par  quelques  avantages  sur 
les  carlistes,  il  se  lit  justicier,  et  avec  un  appareil  aussi  inattendu 
que  hardi. 

En  passant  à  Miranda  de  Ebro,  le  30  octobre  1837,  il  fit  former  en 
bataille  la  division  de  la  garde  royale  infanterie,  la  seconde  et  la  troi- 
sième divisions  de  l'armée,  les  batteries  volantes  de  campagne,  et  le 
régiment  provincial  de  Ségovie.  S'étant  placé  au  milieu  du  carré 
formé  par  ces  troupes,  il  leur  fit  sentir  l'énormilé  du  crime  qu'elles 
avaient  commis;  dix  soldats  reconnus  pour  être  les  principaux  au- 
teurs de  l'attentat  contre  Escalera,  furent  extraits  des  rangs;  Espartero 
leur  fit  a  Iministrer  les  secours  de  la  religion ,  et  les  fit  fusiller;  puis 
il  fit  défiler  l'armée  autour  de  leurs  cadavies,  déclarant  que,  s'il 


ESPARTERO.  525 

n'avait  pas  fait  décimer  le  régiment  tout  entier,  c'était  à  cause  de  la 
belle  conduite  qu'il  avait  tenue  à  Valladolid. 

Arrivé  à  Pampt'lune  dix  jours  après,  il  en  fit  autant.  Quand  les 
troupes  furent  formées  en  carré  sur  les  glacis  de  la  citadelle,  il  les 
menaça  de  les  faire  décimer,  si  on  ne  lui  dénonçait  pas  sur-le-cliamp 
le  nom  des  coupables  :  douze  soldats  furent  forcés,  par  leurs  cama- 
rades, de  sortir  des  rangs.  Alors  l'on  vit  paraître  dans  le  carré  le 
colonel  Léon  Iriarte,  qu'on  avait  envoyé  chercher  par  un  adjudant. 
Dès  qu'Espartero  l'aperçut,  il  lui  dit  à  haute  voix:  «Le  public  croit 
que  votre  seigneurie  est  coupable  de  l'assassinat  de  Saarsfield.  —  Je 
suis  innocent,  mon  général,  répondit  Iriarte.  —  Si  vous  l'êtes, 
répondit  Espartero,  je  m'en  réjouirai  ;  si  vous  ne  l'êtes  pas,  votre  sei- 
gneurie aura  rendu  compte  à  Dieu  dans  deux  heures.  »  On  apporta 
aussitôt  une  table  et  des  sièges;  le  conseil  de  guerre  entra  en  séance; 
des  témoins  furent  entendus  ;  les  prévenus  furent  interrogés  devant 
toute  l'armée,  et  le  colonel  Iriarte,  le  commandant  Barricat,  les 
sergens  Châtelain ,  Valero,  Lopez  et  Villagarcia  furent  fusillés. 

En  même  temps  qu'Espartero  jouait  sa  tête  dans  ces  scènes  tra- 
giques, il  employait  toutes  sortes  de  moyens  pour  se  concilier  l'affec- 
tion des  troupes.  Aucun  général  ne  s'était  montré  aussi  soucieux  que 
lui  du  bien-être  du  soldat;  il  fotiguait  les  ministres  de  ses  réclamations 
pour  la  paie,  la  nourriture,  l'habillement  et  le  recrutement  de  l'armée. 
Enfin,  quand  il  eut  temporisé  ainsi  pendant  près  de  deux  ans,  réor- 
ganisant l'armée  de  son  mieux,  et  bornant  tous  ses  efforts  à  empê- 
cher les  carlistes  de  sortir  de  leurs  positions,  il  prit  vaillamment  l'of- 
fensive au  printemps  de  1838.  Le  général  carliste  Negri  avait  pénétré 
dans  laCastille  à  la  tête  d'un  corps  expéditionnaire;  Espartero  marcha 
sur  lui,  l'atteignit  le  27  avril  près  de  Burgos,  et  l'écrasa.  Ses  bagages 
et  son  artillerie  tombèrent  au  pouvoir  du  vainqueur;  lui-même  ne  se 
sauva  qu'avec  (luelquos  cavaliers,  après  avoir  perdu  dans  son  expé- 
dition près  de  cinq  mille  hommes. 

Le  18  juin  suivant,  Espartero  était  devant  Penacenada  avec  seize 
bataillons,  quatre  escadrons  et  vingt-quatre  bouches  à  feu  de  tout 
calibre.  Le  20,  il  était  maître  de  la  ville.  Deux  jours  après,  le  général 
en  chef  carliste  Guergue  étant  accouru  avec  quinze  mille  hommes, 
Espartero  le  défit  complètement  et  lui  fit  huit  cents  prisonniers.  Le 
succès  de  cette  affaire  fut  décidé  par  une  charge  de  quatre  esca- 
drons de  hussards,  conduits  au  feu  par  Espartero  en  personne.  Il  se 
disposa  ensuite  à  attacjuer  Estella,  et  il  aurait  certainement  obtenu  dans 
cette  attaque  un  nou\  eau  succès ,  quand  le  désastre  d'Oraa  devant 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Morella  vint  changer  la  face  des  affaires.  Le  découragement  rede- 
vint encore  une  fois  général,  et  Espartero  eut  recours  à  sa  tactique 
ordinaire  en  pareil  cas  :  il  s'arrètii  pour  attendre  que;  l'armée  eût 
repris  courage. 

Il  avait  alors  un  motif  de  plus  pour  revenir  à  son  attitude  d'obser- 
vation. De  tout  temps,  il  avait  espéré  finir  la  guerre  par  une  transac- 
tion. Dans  une  proclamation  publiée  par  lui  et  adressée  aux  provinces 
basques,  peu  après  la  levée  du  siège  de  Bilbao,  on  trouve  la  première 
idée  d'un  arnmgement  dont  la  concession  de^fueros  serait  la  base. 
Depuis,  il  n'avait  pas  cessé  d'entretenir  sur  ce  sujet  des  correspon- 
dances avec  quelques  chefs  carlistes,  et  en  particulier  avec  Élio  et 
Zarariateguy,  qu'il  croyait  plus  accessibles  que  d'autres  à  ces  idées. 
Après  la  défaite  de  Penacenada,  il  y  eut  une  révolution  dans  l'armée 
carliste;  Guergue  se  retira,  et  Maroto  devint  général  en  chef.  Or,  Ma- 
roto  étant  ayacucho,  et,  con^me  tel,  l'ancien  compagnon  d'armes 
d'Espartero,  celui-ci  ne  douta  plus  dès-lors  du  succès  de  ses  plans. 
Des  négociations  secrètes  s'ouvrirent  en  effet,  elles  furent  menées 
de  part  d'autre  avec  une  extrême  réserve;  mais  il  n'en  fut  pas  moins 
naturel  de  suspendre  tacitement  les  hostilités.  Cette  suspension  dura 
plusieurs  mois. 

Cependant  l'effet  produit  par  la  défaite  de  Morella  s'était  dissipé, 
et  Espartero  crut  le  moment  venu  de  presser  par  une  victoire  la  con- 
clusion des  négociations  qu'il  avait  entamées.  Les  carlistes  avaient 
long-temps  travaillé  à  fortifier  les  positions  vraiment  formidables  de 
la  Peûi  del  Moro,  de  Ramalès  et  de  Guardamino.  Ces  positions  les 
rendaient  en  quelque  sorte  maîtres  de  Santander  et  leur  permettaient 
de  faire  à  volonté  des  excursions  en  Castille.  Espartero,  à  la  tète  de 
trente  mille  hommes,  s'en  empara  dans  les  derniers  jours  de  mai  1839; 
les  carlistes  y  eurent  six  cents  hommes  mis  hors  de  combat;  ils  per- 
dirent sept  pièces  d'artillerie ,  six  cents  fusils ,  un  magasin  à  poudre 
et  un  grand  nombre  de  projectiles.  Ce  fut  à  l'occasion  de  cet  avan- 
tage qu'Espartero  fut  nommé,  par  décret  du  1"  juin ,  grand  d'Espagne 
et  duc  de  la  Victoire. 

On  sait  quels  sont  les  faits  qui  ont  suivi.  La  convention  de  Bergara 
a  été  signée  le  29  août,  et  le  15  septembre  don  Carlos  a  été  forcé  de 
se  réfugier  en  France.  Fidèle  à  son  système  d'expectative,  Espartero 
a  attendu  encore;  un  hiver  avant  d'attaquer  Cabrera.  L'hiver  passé, 
il  n'a  presque  plus  trouvé  de  résistance,  et  la  faction  d'Aragon,  de 
Valence  et  de  Catalogne  a  été  détruite  presque  sans  coup  férir.  La 
pacification  de  l'Espagne  est  maintenant  complète. 


ESPARTERO.  527 

Telle  a  été  en  résumé  la  vie  militaire  d'Espartero  ;  nous  en  avons 
dit  rapidement  le  fort  et  le  faible.  S'il  s'est  montré  timide  comme 
général  en  chef,  il  n'a  du  moins  jamais  été  vaincu,  et  aucun  de  ses 
pas  en  avant  n'a  été  suivi  d'un  pas  en  arrière.  Sa  manière  n'est  pas 
celle  des  grands  capitaines,  mais  elle  n'en  mène  pas  moins  au  succès, 
lentement  et  sûrement.  L'esprit  espagnol  n'est  pas  toujours  tourné  à 
l'enthousiasme  ;  il  a  aussi  une  forte  tendance  au  bon  sens  le  plus  vul- 
gaire. C'est  cette  dernière  qualité  que  représente  Espartero.  Malgré 
l'exagération  pompeuse  de  quelques-unes  de  ses  proclamations,  il 
n'a  rien  de  grand  ;  il  a  réussi  par  les  petits  moyens.  Du  reste ,  cette 
partie  de  sa  carrière  paraît  terminée,  et  nous  avons  maintenant  à  le 
suivre  sur  un  autre  théâtre  où  il  doit  figurer  exclusivement  désor- 
mais, la  politique.  Cette  dernière  épreuve  décidera  du  rang  qu'il 
occupera  dans  l'histoire. 

Les  hommes  politiques  de  l'Espagne  constitutionnelle  se  divisent, 
comme  on  sait ,  en  deux  grands  partis  connus  sous  le  nom  de  parti 
exalté  et  de  parti  modéré.  Les  exaltés  sont  les  révolutionnaires  ardens, 
ceux  qui  veulent  pousser  l'Espagne  le  plus  loin  possible  dans  les 
voies  démocratiques  ;  les  modérés  sont ,  au  contraire ,  les  hommes  de 
la  résistance ,  ceux  qui ,  tout  en  adoptant  les  idées  modernes,  veulent 
en  limiter  l'application.  Les  exaltés  espagnols  sont  en  très  petit 
nombre ,  mais  ils  ont  pour  eux  l'énergie ,  l'audace ,  la  persévérance 
et  cet  entraînement  qui  s'attache  par  tout  pays  à  quiconque  se  pré- 
sente cx)mme  l'apôtre  par  excelience  de  la  liberté  et  du  progrès.  Les 
modérés  s'appuient  au  contraire  sur  la  presque  totalité  de  la  nation , 
que  les  expériences  politiques  fatiguent;  mais  ils  manquent  d'orga- 
nisation, d'habileté,  et  surtout  de  cette  initiative  vigoureuse  qui  a  fait 
triompher,  sous  M.  Casimir  Périer,  le  juste-milieu  français. 

Dans  cette  situation ,  aucun  des  deux  partis  n'a  pu  parvenir  jus- 
qu'ici à  dominer  complètement  en  Espagne.  L'activité  des  exaltés 
tient  en  échec  les  forces  supérieures  des  modérés,  et  leur  fait  subir 
de  temps  en  temps  de  cruelles  défaites.  D'un  autre  côté,  la  masse 
modérée  pèse  sur  les  exaltés,  et  triomphe  lentement  par  son  inertie 
de  leurs  plus  violens  efforts.  L'histoire  d'Espagne  depuis  sept  ans 
n'est  pleine  que  d'actions  et  de  réactions.  Quand  les  modérés  tiennent 
le  pouvoir,  les  exaltés  finissent  toujours  par  le  leur  enlever  dans  un 
coup  de  main  hardi ,  et  quand  les  exaltés  semblent  le  plus  près  de 
l'emporter,  leur  victoire  est  d'abord  atténuée,  puis  peu  à  peu  détruite 
par  le  sourd  travail  des  idées  modérées.  Tous  les  pays  constitutionnels 
sont  soumis  à  ces  oscillations  de  pouvoir;  mais  nulle  part  elles  ne 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  plus  marquées  et  en  quelque  sorte  plus  périodiques  qu'en 
Espagne,  depuis  la  mort  de  Ferdinand  VII. 

En  ne  parlant  pas  du  ministère  de  M.  Zéa  Bermudez,  qui  occupe 
une  place  à  part  dans  l'histoire  de  la  révolution  espagnole,  il  y  a  eu 
jusqu'à  prtsent  presque  autant  de  succès  pour  un  parti  que  pour 
l'autre.  L'administration  modérée  de  ^1.  Martinez  de  la  Rosa,  con- 
tinuée par  M.  de  Toreno,  a  amené  le  mouvement  des  provinces  et  la 
fameuse  insurrection  des  juntes  qui  a  porté  aux  affaires  M.  Mendizabal 
et  les  exaltt's.  Le  ministère  de  M.  Mendizabal  a  été  renversé  par  le 
ministère  Isturitz,  le  plus  énergique  effort  qui  ait  encore  été  tenté 
par  les  modérés.  Le  ministère  Isturitz  a  succombé  à  son  tour  devant 
les  évènemens  de  la  (iranja  et  la  proclamation  de  la  constitution  de 
1812.  Le  ministère  Calatrava ,  né  du  succès  des  exaltés  à  la  Granja, 
a  tenu  les  affaires  pendant  un  an  ;  après  lui  est  venue  une  série  de 
ministères  faibles,  sans  autorité,  mais  appartenant  tous  plus  ou  moins 
à  l'opinion  modérée,  dont  le  dernier  vient  de  s'abîmer  à  Barcelone 
devant  l'émeute  organisée  par  les  exaltés. 

Le  personnel  et  les  ressources  des  deux  partis  sont  très  diffé- 
rens,  comme  leurs  principes.  La  plus  grande  force  des  modérés  est 
dans  le  pouvoir  royal,  le  plus  puissant  des  élémens  d'ordre  qui  soit 
encore  resté  debout  en  Espagne.  La  reine  Christine,  femme  d'es- 
prit et  de  courage,  a  souvent  donné  à  ce  parti  la  résolution  qui  lui 
manque;  mieux  que  personne,  elle  sait  tenir  tète  au  péril  et  trouver 
des  moyens  pour  le  conjurer.  Les  modérés  ont  de  plus  pour  eux  toute 
la  noblesse,  tous  les  hommes  éprouvés  par  les  affaires,  tous  les  riches 
propriétaires  qui  ne  sont  pas  carlistes,  tout  ce  qui  ressemble  en  Es- 
pagne à  une  bourgeoisie ,  en  un  mot  tous  les  intérêts.  Les  exaltés 
n'ont  qu'une  arme  contre  tant  d'adversaires,  mais  elle  est  terrible  : 
c'est  l'arme  des  sociétés  secrètes.  Les  anciens  francs-maçons  du  temps 
de  l'empire  ont  conservé  leur  organisation,  dont  n'a  pu  triompher 
la  poursuite  (enarc  de  Ferdinand  Vil,  et  s'appuient  sur  des  sociétés 
nouvelles  sorties  de  leur  sein,  comme  celles  des  Coi/inni7i/'ros,  des 
Carbonari ,  du  Centre  iiniccrsel ,  de  la  Jeune  Espagne,  des  Larmes 
de  Torrijos,  des  Isabelinus,  des  ]'en[/enrs  (VAliband ,  de  la  Sainte- 
Hermandad,  etc.,  qui  couvrent  l'Espagne  de  leurs  ramifications.  C'est 
là  que  les  exallés  se  recrutent. 

Ces  deux  partis,  qui  luttent  ainsi  dans  l'intérieur  de  l'Espagne, 
cherchent  naturellement  des  points  d'appui  à  l'extérieur.  Le  parti 
modéré  est  Irançais  par  excellence;  le  parti  exalté  est  anglais.  Plu- 
sieurs causes  ont  amené  cette  distinction  nouvelle,  qui  est  aussi  es- 


ESPARTERO.  52Î) 

sentielle  aux  deux  partis  que  leur  signification  intérieure,  et  que  rien 
ne  pourra  dc'tmire  tant  qu'ils  dureront.  D'abord,  le  premier  noyau 
du  parti  modéré  a  été  composé  d'iiommes  compromis  (ians  l'admi- 
nistration impériale  française,  et  qui  sont  connus  pour  ce  fait  en  Es- 
pagne sous  le  nom  d'Afmncesados.  Ensuite,  le  moment  où  s'est  formé 
ce  parti  a  coïncidé  avec  les  premières  années  de  la  révolution  de 
juillet,  époque  où  la  France,  se  modérant  elle-même  au  milieu 
d'un  ébranlement  formidable,  a  dcnné  à  toutes  les  révolutions  du 
monde  l'exemple  de  la  réflexion  et  de  la  sagesse  après  l'entraînement 
et  le  combat.  Il  est  désormais  dans  la  nature  même  de  l'esprit  fran- 
çais, rentré  dans  ses  voies  après  bien  des  secousses  et  ramené  au 
vieux  bon  sens  gaulois  par  l'expérience,  de  sympathiser  avec  tout 
ce  qui  est  raisonnable  et  sensé,  et  d'attirer  à  lui,  de  tous  les  points 
du  monde,  les  intelligences  droites  et  calmes,  qui  répugnent  à  la 
ibis  à  tous  les  extrêmes. 

En  même  temps  que  les  modérés  tendaient  vers  la  France,  les 
exaltés  se  tournaient  vers  l'Angleterre.  Il  est  de  la  politique  tradi- 
tionnelle de  l'Angleterre  d'être  en  Espagne  unie  à  tout  ce  qui  peiit 
combattre  l'influence  française,  et  cette  raison  aurait  suffi,  à  défaut 
d'autres,  pour  donner  aux  exaltés  l'appui  des  Anglais;  mais  il  y  avait 
d'autres  raisons  encore.  Moitié  par  bonne  foi,  moitié  par  machiavé- 
lisme, les  Anglais  ont  toujours  eu  pour  principe  de  soutenir  dans  les 
pays  où  ils  ne  dominent  pas  absolument  les  partis  les  plus  libéraux. 
Leur  nation  s'honore  avec  raison  d'avoir  la  première  donné  au  monde 
ce  spectacle  de  la  liberté  moderne,  il  est  tout  simple  qu'ils  prétendent 
à  se  donner  partout  pour  les  défenseurs  nés  de  la  liberté.  Puis, 
comme  leur  but  est  toujours  au  fond  d'établir  en  tout  lieu  leur  ascen- 
dant et  d'ouvrir  de  nouveaux  débouchés  à  leur  infatigable  commerce, 
ils  trouvent  pics  de  facilités  pour  pénétrer  dans  les  peuples  et  pour 
contenir  les  gouvernemens,  en  venant  au  secours  des  mécontens  et 
en  prolongeant  les  dissensions  intestines.  Cette  conduite,  qui  satisfait 
à  la  fois  leurs  intérêts  et  leurs  idées,  est  celle  qu'ils  ont  naturelle- 
ment adoptée  en  Espagne,  et  l'on  a  vu  long-temps  un  ambassadeur 
anglais  à  Madrid  se  faire  le  centre  des  complots  des  exaltés,  comme 
on  voit  encore  aujourd'hui  des  agens  anglais  se  répandre  partout  dans. 
la  Péninsule  et  y  propager  les  mêmes  opinions. 

Tel  est  l'état  véritable  de  l'Espagne  constitutionnelle.  D'un  côté, 
les  modérés,  la  reine,  les  sympathies  pour  la  France;  de  l'autre,  les 
exaltés,  les  sociétés  secrètes,  l'impulsion  anglaise.  Chacun  des  deux 
partis  a  dû,  ccume  on  pense  bien,  faire  de  grands  efforts  pour  se 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concilier  Espartero.  Dans  le  commencement  de  sa  fortune,  le  géné- 
ralissime a  manifesté  des  préférences  pour  le  parti  modéré,  et  il 
n'y  avait  pas  d'injures  que  les  exaîtés  ne  publiassent  alors  contre  lui. 
Depuis,  les  obsessions  et  les  flatteries  dont  il  a  été| entouré,  la  con- 
spiration permanente  qui  s'est  établie  au  milieu  de  son  état-major,  les 
résistances  qu'il  a  trouvées  dans  le  gouvernement  contre  les  préten- 
tions exagérées  de  son  ambition ,  l'ont  amené  à  se  compromettre  peu 
à  peu  avec  les  exaltés,  et  ont  lini  par  lui  faire  faire  à  Barcelone  un 
pas  décisif  qui  l'a  jeté  un  moment  dans  les  bras  du  parti  révolution- 
naire. Nous  allons  retracer  rapidement  les  principales  phases  de  ce 
changement  radical. 

Espartero  avait  pris  son  commandement  peu  après  les  scènes  de 
la  Granja.  Il  fut  témoin  de  la  désorganisation  que  cet  événement 
apporta  dans  toute  l'Espagne.  I.'acte  brutal  du  sergent  Garcia,  qu'il 
devait  imiter  plus  tard,  l'avait  révolté;  les  conséquences  de  l'admi- 
nistration qui  suivit  ne  firent  qu'accroître  son  mécontentement.  Placé 
à  la  tête  de  l'armée  dans  k  s  i  irconslances  les  plus  difficiles,  il  vit  tout 
ce  que  laissait  de  vide  dans  un  pays  l'absence  d'un  gouvernement 
régulier.  Impérieux  comme  il  l'était,  et  ami  de  l'autorité,  il  se  pro- 
nonça contre  le  ministère  Calatrava,  tout  en  affectant  de  ne  se  mêler 
que  de  ce  qui  le  regardait  directement,  l'armie.  Sa  première  inter- 
vention dans  les  affaires,  tout  indirecte  qu'elle  fut,  amena  la  chute  de 
ce  ministère. 

C'était  au  mois  d'août  1837.  Don  ('arlos  venait  de  îever  le  siège  de 
Madrid,  et  l'armée  d'Espartero  campait  aux  portes  de  la  capitale 
qu'elle  était  venue  défendre.  Des  officiers  de  la  garde  royale,  réunis 
à  Pozuello  de  Aravaca,  firent  une  adresse  à  la  reine  pour  demander 
le  renvoi  du  ministère.  Les  m.inistres  demandèrent  à  leur  tour  que 
les  auteurs  de  cet  acte  d'insubordination  fussent  punis  suivant  les 
lois  militaires;  Espartero  s'y  refusa.  Il  y  eut  alors  conseil  des  minis- 
tres pour  délibérer  sur  les  moyens  de  rétablir  dans  l'armée  l'ordre  et 
l'obéissance;  ils  ne  s'entendirent  pas  et  donnèrent  leur  démission. 
Dans  cette  circonstance  comme  dans  beaucoup  d'autres,  Espartero 
avait  laissé  faire  plus  qu'il  n'avait  fait  lui-même.  Il  n'en  eut  pas  moins, 
aux  yeux  de  tous ,  la  responsabilité  de  ce  qui  venait  de  se  passer;  les 
exaltés  le  traitèrent  comme  un  Cromwell,  et  les  modères  lui  firent 
fête  comme  à  un  libérateur,  ne  songeant  pas  qu'ils  glorifiaient  ainsi 
un  terrible  précédent  qui  pouvait  plus  tard  être  tourné  contre  eux. 

Dans  le  ministère  qui  fut  nommé  en  remplacement  de  celui  qui 
tombait,  Espartero  était  président  du  conseil  et  ministre  de  la  guerre. 


ESPAUTKRO.  531 

Il  n'accepta  pas  et  fit  nommer  à  sa  place,  comme  ministre  de  la 
guerre,  un  homme  dont  il  était  sûr,  X'ayacucho  Alaix.  Sa  rupture 
avec  les  exaltés  n'en  fut  pas  moins  complète  et  prolongée.  Le  général 
Seoane  ayant  vivement  attaqué  la  conduite  des  officiers  signatairesde 
l'adresse  anti-ministérielle,  Espartero  répondit  dans  les  journaux  avec 
non  moins  de  vivacité.  Le  nom  de  i\î.  Meudizabal  fut  mêlé  à  cette 
polémique;  il  répliqua  ;  Espartero  répliqua  à  son  tour.  Dans  toutes  ces 
lettres,  Espartero  montrait  une  grande  abnégation  politique  et  une 
profonde  soumission  à  la  reine.  Maiiieureusement  cette  grande  mo- 
destie cachait  un  orgueil  tout  castillan  et  un  intraitable  désir  de  do- 
mination qui  devait  bientôt  altérer  la  bonne  harmonie  entre  le  gou- 
vernement et  lui. 

On  lui  oiïrit  souvent  d'être  ministre;  il  refusa  toujours,  mais  il  en 
résulta  que  son  quartier-général  devint  un  pouvoir  dans  l'état.  Il  ne 
se  souvint  bientôt  plus  de  l'existence  du  gouvernement  que  pour 
lui  adresser  des  plaintes  amères  sur  le  dénuement  où  on  laissait 
l'armée,  tandis  qu'au  contraire  la  nation  s'épuisait  pour  elle.  Il  eut 
une  première  discussion  avec  les  ministres,  à  la  fin  de  juillet  1838, 
qui  se  termina  amiablement.  Peu  à  peu,  les  choses  s'envenimèrent; 
à  mesure  que  sa  puissance  militaire  croissait,  ses  prétentions  s'aug- 
mentaient aussi.  Quand  les  négociations  s'ouvrirent  pour  la  conven- 
tion de  Bergara,  il  procéda  en  souverain,  sans  rendre  compte  au 
ministère.  Les  ministres  n'osèrent  pas  le  rappeler  an  devoir,  mais  ils 
se  promirent  de  prendre  plus  tard  leur  revanche.  Les  ovations  qu'il 
reçut  à  Barcelone,  après  la  retraite  de  don  Carlos,  achevèrent  de 
l'enivrer. 

Cependant  les  élections  de  1839  avaient  amené  dans  les  cortès  une 
majorité  exaltée,  et  le  ministère  de  M.  Ferez  de  Castro  luttait  péni- 
blement contre  cette  majorité.  Le  gouvernement  profita  de  la  force 
que  la  pacification  des  provinces  basques  venait  de  donner  au  pouvoir 
pour  dissoudre  le  congrès  et  faire  appel  à  de  nouvelles  élections.  En 
même  temps,  le  ministère  fut  modifié  dans  un  sens  plus  modéré,  et 
des  hommes  comme  MM.  Montes  de  Oca  et  Calderon  Collantes,  con- 
nus pour  appartenir  aux  opinions  les  plus  fortement  conservatrices, 
y  furent  appelés.  Cette  modification  ministérielle  aurait  dû  être  du 
goût  d'Espartero,  car  la  question  qui  avait  été  le  plus  vivement 
débattue  entre  le  cabinet  et  les  cortès  dissoutes  avait  été  précisément 
celle  des  furros,  que  la  convention  de  Bergara  avait  garanties  aux 
provinces  du  nord,  et  le  décret  qui  reconnaissait  ces /weros,  obtenu 
des  chambres  avec,  beaucoup  de  peine,  avait  paru  à  Madrid  le  même  ■■ 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  que  le  changement  de  ministèn».  Mais  cette  solidarité  politique 
du  gouvernement  et  du  général  disparut  devant  une  question  d'amour- 
propre.  Trois  ministres  avaient  été  changés,  et  parmi  eux  le  ministre 
de  la  guerre,  les  cortès  avaient  été  dissoutes,  des  élections  nouvelles 
avaient  été  décrétées,  et  Espartcro  n'avait  pas  été  consulté. 

Le  gouvernement  de  la  reine ,  il  faut  le  reconnaître ,  manqua  com- 
plètement de  tact  politique  en  cette  occasion.  Sans  doute,  à  ne 
prendre  conseil  que  des  principes,  Espartero  n'était  qu'un  général 
dont  le  premier  devoir  était  l'obéissance;  mais  ce  général  disposait  en 
maître  de  la  seule  force  organisée  qu'il  y  eût  dans  le  pays,  il  venait 
d'exclure  le  prétendant  du  territoire  national,  et  il  travaillait  à  paci- 
fier le  reste  de  la  Péninsule.  Sans  doute  aussi  ses  exigences  étaient 
extrêmes,  son  caractère  irritable,  ses  prétentions  souvent  abusives; 
mais  en  flattant  son  orgueil  par  des  preuves  de  déférence  habilement 
(vilculées,  on  aurait  pu  l'amener  à  se  compromettre  en  faveur  du 
remaniement  qui  venait  d'avoir  lieu.  Dans  tous  les  cas,  il  ne  fallait 
rompre  avec  lui  qu'autant  qu'on  était  sûr  d'opposer  à  son  ascendant 
un  ascendant  supérieur.  Sans  se  rendre  compte  de  ce  qui  en  résul- 
terait ,  les  ministres  ne  donnèrent  communication  de  leur  coup  d'état 
à  Espartero  que  lorsque  tout  fut  fini,  et  pendant  que  les  journaux  du 
gouvernement  à  Madrid  annonçaient  arrogamment  que  l'adhésion 
ferme  et  loyale  du  duc  de  la  Victoire  n'était  pas  douteuse.  Espartero 
fut  profondément  blessé  de  ce  procédé. 

C'est  par  cette  brèche  que  l'intrigue  exaltée  e.st  enfin  parvenue  à 
s'introduire  dans  le  cœur  naturellement  loyal  du  généralissime.  Il  y 
8vait  auprès  d'Espartero  un  homme  qui  jouissait  de  toute  sa  con- 
fiance; c'était  le  brigadier  Linage,  qui  remphssait  au  quartier- 
général  les  fonctions  de  secrétaire,  poste  très-important  en  Espa- 
gne, où  les  attributions  ne  sont  pas  aussi  définies  qu'en  France.  Ce 
Linage,  qui  a  été  long-temps,  sous  Ferdinand  VII,  secrétaire  du 
comte  Casa-Eguia,  alors  capitaine-général  de  Galice,  est  un  homme 
ambitieux  et  habile,  qui  n'appartient  en  propre  à  aucun  parti,  et  qui 
est  prêt  à  les  servir  tous.  Il  est  parvenu  à  se  rendre  absolument  nô- 
C43ssaire  à  Espartero,  qui  ne  voit,  ne  parle  et  n'écrit  que  par  lui. 
C'est  lui  qui  fait  la  correspondance  privée  d'Espartero  aussi  bien 
que  ses  ordres  du  jour;  quand  le  généralissime  joue  au  trcsillo, 
c'est  lui  qui  donne  pour  Espartero ,  qui  ramasse  les  cartes  et  qui  les 
nïontre  à  son  maître,  nonchalamment  couché.  Les  exaltés  avaient  eu 
,s.>in  de  s'assurer  d'avance  de  lui,  et  il  n'épargnait  rien  pour  semer 
autour  du  duc  de  la  Victoire  des  préyentions  contre  les  ministres. 


ESPARTERO.  533 

Il  était  aidé  et  souvent  dirigé ,  dans  ses  manœuvres  au  quartier- 
général  ,  par  des  commissaires  anglais ,  qui  avaient  su  se  concilier 
l'estime  et  l'amitié  du  généralissime.  Le  gouvernement  français  avait 
envoyé  aussi  des  commissaires;  mais  impuissans  contre  ces  intrigues, 
ils  étaient  sans  influence. 

Promptement  avertis  du  mécontentement  d'Espartero,  les  exaltés  se 
hâtèrent  de  faire  tous  leurs  efforts  pour  l'exploiter  à  leur  profit.  De 
sourdes  rumeurs  ne  tardèrent  pas  à  courir  sur  les  rapports  du  minis- 
tère avec  le  quartier-général ,  et  contribuèrent  à  aigrir  le  dissentiment. 
Une  polémique  s'établit  dans  les  journaux  sur  les  dispositions  du  duc 
de  la  Victoire;  enfin ,  moins  d'un  mois  après  la  dissolution  des  cortès, 
parut  dans  le  journal  exalté  d'Aragon  la  fameuse  lettre  de  Linage. 
Dans  cette  lettre ,  le  secrétaire  d'Espartero,  tout  en  ayant  soin  de 
conserver  en  apparence  une  situation  équivoque  et  mesurée ,  se  dé- 
clarait implicitement  contre  le  ministère.  Le  duc  de  la  Victoire  était 
bien  loin ,  disait-il,  de  prétendre  exercer  une  action  quelconque  sur 
les  affaires  de  l'état,  et  il  éprouvait  le  besoin  de  démentir  hautement 
tout  ce  qui  avait  été  dit  à  ce  sujet  ;  mais  il  était  vrai  que ,  selon  l'o- 
pinion du  noble  duc,  la  dissolution  des  chambres  n'aurait  pas  dû  être 
prononcée,  et  que  les  diverses  mutations  qui  avaient  eu  lieu  dans  le 
personnel  des  administrations  publiques  étaient,  toujours  au  juge- 
ment du  duc,  beaucoup  plus  nuisibles  qu'utiles.  La  lettre  finissait, 
comme  toujours,  par  de  chaleureuses  protestations  de  dévouement 
au  trône  d'Isabelle  II ,  à  la  régence  de  son  auguste  mère ,  et  à  la  con- 
stitution de  1837. 

Cette  lettre  fit  beaucoup  de  bruit.  C'était  le  pendant  de  l'adresse 
des  officiers  de  Pozuelo.  Si  Espartero  ne  l'avait  pas  dictée,  comme 
on  l'a  dit,  à  coup  sûr  il  l'avait  autorisée  :  ces  façons  d'agir,  détour- 
nées et  pleines  de  réticences,  étaient  tout-à-fait  dans  ses  habitudes. 
Quoique  le  manifeste  ne  fût  pas  absolument  en  faveur  des  exaltés, 
ceux-ci  crièrent  victoire ,  et  toutes  les  voix  du  parti  célébrèrent  les 
louanges  d'Espartero  d'un  bout  de  la  Péninsule  à  l'autre.  Le  mo- 
ment était  des  plus  critiques,  car  c'était  le  moment  des  élections. 
Les  deux  partis  se  livraient  un  combat  acharné  autour  de  l'urne 
du  scrutin,  et  celui  des  deux  qui  pouvait  y  jeter  l'épée  d'Espar- 
tero si'  croyait  sûr  de  la  victoire.  Les  ministres  en  masse  offrirent 
leur  d.:nission.  La  reine  les  pria  de  garder  encore  quelque  temps 
leurs  p{  :lefeuilles,  et  écrivit  au  duc  pour  lui  demander  des  explica- 
tions. E;partero  répondit  d'une  manière  évasive  sur  le  ministère, 
mais  en  renouvelant  les  plus  brùlans  témoignages  d'une  fidélité  en- 
TOME  xxiii.  34 


5^4-  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

thousiaste  à  la  cause  des  deux  reines.  Après  bien  des  négociations, 
les  choses  parurent  s'arranger;  le  brigadier  Linage,  dont  le  renvoi 
avait  été  demandé,  ne  fut  pas  destitué  par  Espartero,  rnnis  il  écrivit 
aux  journaux  d'Aragon  une  seconde  lettre  qui  rectifiait  et  atténuait 
sur  certains  points  la  première,  et  les  ministres  retirèrent  leur  dé- 
mission. 

On  sait  ce  qui  arriva  des  élections  accomplies  au  milieu  de  ces  dé- 
mêlés; elles  produisirent,  malgré  l'esclandre  d'Espartero,  une  im- 
mense majorité  modérée.  Les  ministres  furent  soutenus  par  ce  succès 
dans  leur  sourde  rivalité  avec  le  généralissime.  De  leur  côté,  les 
exaltés  n'épargnèrent  rien  pour  exciter  encore  les  susceptibilités 
d'Espartero,  afin  de  regagner  par  lui  le  terrain  que  les  élections  leur 
avaient  fait  perdre.  La  première  tentative  qu'ils  avaient  faite  pour 
l'attirer  à  eux  n'avait  réussi  qu'en  partie;  ils  n'en  continuèrent  qu'avec 
plus  d'ardeur  leur  travail  autour  de  lui.  Les  journaux  et  les  orateurs 
français  ayant  imprudemment  exagéré  vers  le  même  temps  la  part 
que  la  France  avait  prise  à  la  convention  de  Bergara,  on  en  profita 
pour  dire  à  Espartero  que  la  France  voulait  le  rabaisser,  ce  qui  ne 
contribua  pas  peu  à  l'irriter  davantage,  car  il  est  aussi  jaloux  de  sa 
gloire  que  de  son  pouvoir. 

Une  alîaire  survenue  à  la  fin  de  janvier  18V0,  acheva  de  brouiller 
irrévocablement  le  ministère  et  Espartero.  Ln  homme  fatalement 
connu  dans  les  fastes  sanglans  de  la  révolution  espagnole,  don  Eu- 
genio  Aviraneta,  arriva  un  jour  à  Sarragosse,  venant  de  Madrid. 
Quoique  cet  homme  eût  été  dans  d'autres  temps  un  des  agens  les  plus 
violens  du  parti  exalté,  il  est  certain  qu'il  avait  alors  une  mission 
secrète  du  gouvernement  de  la  reine.  On  a  su  depuis  que  cette  mis- 
sion était  pour  la  France ,  où  Aviraneta  est  venu  plus  tard  la  remplir; 
mais  des  avis  envoyés  de  Madrid  à  Espartero  lui  avaient  aimoncé  que 
le  voyage  de  cet  émissaire  avait  pour  but  de  provoquer  un  soulèvement 
dans  son  armée,  pour  lui  enlever  son  commandement.  Dès  son  arrivée 
à  Sarragosse,  où  des  ordres  venus  du  quartier-général  l'avaient  pré- 
cédé, Aviraneta  fut  arrêté  et  interrogé  par  le  gouverneur  militaire. 
Il  eut  beau  présenter  des  passeports  parfaitement  en  règle,  il  fut  jeté 
en  prison;  alors,  quand  il  vit  (jue  l'alïaire  était  sérieuse  et  qu'on  ne 
plaisantait  pas,  il  se  décida  à  faire  usage  d'une  passe  qu'on  trouva 
cousue  dans  ses  habits. 

Cette  passe  était  écrite,  dit-on,  de  la  main  du  ministre  de  l'inté- 
rieur lui-même,  et  donnait  ordre  à  toutes  les  autorités  civiles  et 
militaires,  non-seulement  de  porter  aide  et  appui  à  don  Eugenio 


ESPARTERO.  535 

Aviraneta,  mais  de  lui  obéir.  Don  Tiburcio  Zaragoza,  gouverneur 
militaire  de  Sarragosse,  envoya  copie  de  cette  pièce  à  Espartero,  en 
lui  demandant  de  nouvelles  instructions;  Espartero  répondit  par 
l'ordre  formel  de  conduire  Aviraneta  au  quartier-général  où  il  devait 
être  fusillé.  Don  Tiburcio  se  disposa  donc  à  faire  enlever  le  prison- 
nier, mais  le  chef  politique  refusa  de  le  laisser  partir,  déclarant  qu'il 
ne  pouvait  reconnaître  légalement  que  les  ordres  du  ministre  ée 
l'intérieur.  Dans  l'intervalle,  une  dépêche  d'Espartero  avait  été 
adressée  à  Madrid  au  ministre  de  la  guerre;  de  son  côté,  le  chef  poli- 
tique avait  écrit  aussi  au  ministre  de  l'intérieur,  pour  demander  ce 
qu'il  devait  faire.  La  réponse  arriva  courrier  par  courrier  nu  quartier- 
général;  le  général  Narvaez,  ministre  de  la  guerre,  répondait  à  Espar- 
tero en  confirmant  les  termes  de  la  passe  trouvée  sur  Aviraneta,  et 
en  ordonnant  la  mise  en  liberté  du  prisonnier,  ce  qui  eut  lieu ,  non 
sans  une  forte  explosion  de  dépit  et  de  colère  de  la  part  du  duc. 

On  voit  que,  dans  cette  affaire,  Espartero,  tout  puissant  qu'il  était, 
avait  eu  le  dessous  :  il  en  conserva  un  ressentiment  implacable.  Il  a 
pu  sans  doute  se  convaincre  plus  tard  que  le  lait  qu'on  avait  prêté 
au  voyage  d'Aviraneta  n'était  pas  fondé,  et  que  la  mission  de  cet 
agent  secret  n'avait  rien  de  commun  avec  son  armée;  mais  l'orgueil 
blessé  du  généralissime  ne  voulut  rien  voir  et  rien  comprendre.  Son 
autorité  avait  été  méconnue,  c'était  assez.  Les  exaltés  ont  été  par 
eux-mêmes  étrangers  à  cet  incident;  il  est  même  à  remarquer  que 
les  antécédens  exaltés  d'Aviraneta,  la  part  qu'il  avait  prise  aux  com- 
plots les  plus  révoludoiHiaires,  en  qualité  d'agent  des  sociétés  secrètes, 
étaient  présentés  par  Espartero  comme  des  raisons  décisives  pour 
n'a'voir  aucune  pitié  pour  lui.  L'affaire  n'en  fut  pas  moins  ce  qui  pou- 
vait arriver  de  plus  heureux  aux  exaltés;  elle  fit  éclater  définitive- 
ment les  hostilités  entre  le  ministère  et  Espartero,  elle  altéra  même 
le  respect  profond  que  le  duc  de  la  Victoire  affectait  pour  la  reine.  11 
est  à  croire  qu'Espartero  a  commencé  dès  ce  moment  à  s'éloigner  en 
secret  de  la  reine  Christine;  c'était  en  eflet  par  l'ordre  de  la  régente 
elle-même  que  les  ministres  avaient  répondu  si  résolument  à  ses 
demandes  d'explications. 

Espartero  ne  tarda  pas  à  donner  une  preuve  éclatante  de  son  irri- 
tation. Le  moment  étant  venu  de  faire  des  promotions  dans  l'armée, 
il  proposa  insolemment  Linage,  l'auteur  du  fameux  manifeste,  celui 
dont  tous  les  ministres  avaient  demandé  la  révocation ,  pour  le  grade 
de  maréchal-de-camp.  Quehjues  ministres  considérèrent  cette  pro- 
position comme  une  injure  et  déclarèrent  qu'ils  ne  consentiraient 

3'*. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais  à  se  démentir  ainsi;  les  autres  pensèrent  au  contraire  que, 
puisque  le  cabinet  avait  consenti  à  rester  après  la  publication  de  la 
lettre  de  Linage,  il  était  engagé  sur  cette  question  et  ne  pouvait  pas 
se  montrer  intraitable  après  avoir  cédé.  C'était  d'ailleurs  le  moment 
où  les  opérations  militaires  paraissaient  près  de  recommencer;  tout 
annonçait  que  le  dernier  champion  de  la  cause  carliste,  Cabrera, 
allait  être  forcé  de  céder  devant  l'ascendant  vainqueur  d'Espartero. 
Une  rupture  avec  le  généralissime  aurait  tout  remis  en  question.  Le 
gouvernement  céda;  Linage  put  revêtir  l'écharpe  de  maréchal-de- 
camp,  et  les  trois  ministres  dont  l'entrée  aux  alïiures  avait  tant  cho- 
qué Espartero  quelques  mois  auparavant,  MM.  Narvaez,  .Montes  de 
Oca  et  Calderon  Collantes,  se  retirèrent  volontairement. 

Cette  concession  aurait  dû  calmer  Espartero;  elle  ne  fit  que  lui 
donner  plus  de  confiance.  Dans  ces  divers  changemens  ministériels, 
deux  ministres  étaient  restés  debout,  le  président  du  conseil ,  M.  Fe- 
rez de  Castro,  et  M.  Arrazola,  ministre  de  la  justice.  Tout  le  ressen- 
timent du  généralissime  se  porta  sur  eux,  et  il  ne  songea  plus  qu'à 
les  renverser  à  leur  tour,  afln  qu'il  fût  bien  démontré  que  nul  ne 
pouvait  résister  à  son  autorité. 

Cependant  les  cortès  nouvellement  élues  s'étaient  rassemblées,  et 
leur  esprit  fortement  modéré  s'était  manifesté  dès  leurs  premières 
discussions.  Les  ministres  crurent  le  moment  venu  de  frapper  un 
grand  coup,  et  ils  proposèrent  le  fameux  projet  de  loi  sur  leso//?/n^a- 
mientos,  ou  municipalités.  Par  ce  projet  de  loi ,  rinlluence  des  exaltés 
était  ruinée  sans  retour.  D'après  le  système  électoral  actuellement 
en  vigueur,  les  municipalités  exercent  une  grande  action  sur  les 
élections  pour  le  congrès;  elles  sont  elles-mêmes  instituées,  depuis 
les  évènemens  de  la  Granja ,  dans  les  formes  réglées  par  la  constitution 
de  1812,  c'est-à-dire  sur  des  bases  extrêmement  démocratiques.  La 
nouvelle  loi ,  en  changeant  le  système ,  les  enlevait  à  l'impulsion 
des  clubs,  et  tranchait  ainsi  dans  sa  racine  toute  intervention  des 
exaltés  dans  I3  gouvernement.  Les  dernières  élections  avaient  prouvé 
que,  même  aver  des  municipalités  élues  sous  l'empire  de  la  consti- 
tution de  1812,  et  en  présence  de  l'opposition  du  tout-puissant 
Espartero,  l'élan  irrésistible  de  l'esprit  public  pouvait  donner  une 
majorité  modérée;  que  serait-ce  donc  quand  le  pouvoir  municipal, 
source  de  l'élection,  ne  serait  plus  livré  à  la  multitude! 

Les  exaltés,  sentant  bien  que  c'était  là  pour  eux  une  question  de 
vie  ou  de  mort,  se  disposèrent  à  livrer  un  combat  à  outrance.  Leur 
dernier  espoir  était  désormais  dans  le  quartier-général  ;  ils  entou- 


ESPAKTERO.  537 

rèrent  plus  que  jamais  Espartero.  Au  retour  de  la  belle  saison,  le 
généralissime  avait  repris  enfin  ses  opérations,  et  les  petits  ehûteaux- 
forts  de  Cabrera  tombaient  un  à  un  devant  lui.  Les  journaux  révolu- 
tionnaires l'accablèrent  à  ce  sujet  d'adulations  incroyables  ;  tous  les 
vieux  héros  de  l'Espagne,  tous  les  grands  hommes  de  guerre  du 
monde,  n'étaient  rien  auprès  du  vainqueur  de  Mirambél  et  de  Castel- 
lote.  Il  est  impossible  de  savoir  où  s'arrêtaient,  au  milieu  de  tant  de 
triomphes,  les  rêves  orgueilleux  de  son  état-major,  provoqués  et 
encouragés  par  les  sociétés  secrètes.  C'était  presque  trop  peu  de  la 
puissance  suprême  pour  celui  qui  effaçait  par  ses  victoires  tout  l'éclat 
des  victoires  impériales,  et  le  dernier  de  ses  lieutenans  pouvait  pré- 
tendre aux  plus  hautes  destinées  ! 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  luttes  politiques,  compliquées  par  l'enivre- 
ment où  le  succès  jetait  l'armée,  que  la  reine-régente  signifia  brus- 
quement au  président  du  conseil  la  résolution  qu'elle  avait  formée 
d'aller  prendre  les  eaux  de  Barcelone  avec  sa  fille.  Le  ministère  en 
fut  stupéfait.  On  tenta  les  plus  grands  efforts  pour  dissuader  la  reine 
de  ce  projet;  elle  fut  inébraidable. 

On  a  donné  beaucoup  d'explications  de  ce  voyage  royal;  voici 
quelle  est  la  plus  vraisemblable.  D'abord  l'état  de  la  jeune  reine, 
qui  préoccupe  beaucoup  sa  mère,  exigeait  réellement  l'emploi  des 
bains  sulfureux  ;  mais  ce  n'était  pas  là  le  seul  motif  du  voyage,  car  il 
y  a  des  bains  sulfureux  ailleurs  qu'à  Barcelone.  Le  véritable  but  de  la 
reine  Christine,  c'était  de  voir  Espartero.  Le  généralissime  lui  était 
personnellement  fort  peu  connu;  elle  ne  l'avait  vu  qu'une  fois,  et 
dans  un  temps  où  il  ne  se  doutait  pas  encore  de  son  avenir.  Comme 
elle  n'avait  rien  épargné  pour  se  l'attacher,  elle  fondait  sur  lui  beau- 
coup d'espérances.  Depuis  long-temps  elle  entretenait  avec  lui  une 
correspondance  privée,  qui  avait  souvent  inquiété  ses  ministres.  En 
même  temps  ([u'elle  le  comblait  de  titres  et  d'honneurs,  elle  avait 
attaché  à  sa  personne  la  duchesse  de  la  Victoire,  et  lui  avait  donné 
auprès  d'elle  le  premier  rang.  De  son  côté,  Espartero  ne  laissait  pas 
échapper  une  seule  occasion  de  protester  du  dévouement  le  plus 
exalté  pour  sa  souveraine,  a  Je  suis  Manchego,  disait-il  sans  cesse,  du 
pays  de  don  Quichotte,  et  aussi  galant  chevalier  que  le  héros  de  Cer- 
vantes; la  dame  de  mes  pensées  est  une  reine,  et,  pour  la  servir,  il 
n'est  rien  que  je  ne  sois  prêt  à  faire  avec  bonheur.  » 

Ce  langage  chevaleresque  n'avait  pas  changé  au  plus  fort  des 
démêlés  d'Espartero  avec  le  ministère.  Or  c'est  une  tendance  natu- 
relle aux  princes  constitutionnels  que  de  se  distinguer  de  leurs  mi- 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nistres  et  d'admettre  aisément  que  l'attachement  le  plus  absolu  à 
leur  personne  peut  se  concilier  avec  l'hostilité  envers  les  hommes  qui 
gouvernent  on  leur  nom.  Quelle  (jue  fût  la  sympathie  de  la  reine 
Christine  pour  la  ligne  politique  suivie  par  son  conseil,  elle  compre- 
nait très  bien  qu'Espartero  fût  tout  autre  pour  elle  que  pour  ses 
ministres.  Sans  doute  aussi  elle  comptait  essayer  sur  lui  cet  entraî- 
nement qu'elle  a  presque  toujours  exercé  jusqu'ici  sur  ceux  qui  ont 
eu  l'honneur  de  l'approcher,  et  qui  tient  à  la  distinction  très  réelle 
de  son  esprit ,  unie  à  la  séduction  de  ses  manières  et  de  sa  personne. 
Que  voulait-elle  faire  du  dévouement  d'Espartero  après  s'en  être 
assurée  par  elle-même  ?  C'est  son  secret.  Tout  ce  qu'il  est  possible  de 
dire,  c'est  que  l'union  franche  et  durable  des  deux  seules  forces  de 
l'Espagne,  la  royauté  et  l'armée,  aurait  enfin  créé  dans  ce  malheu- 
reux pays  ce  qui  lui  manque  depuis  sept  ans,  un  pouvoir,  et  c'est 
sans  doute  ce  que  la  reine  Christine  avait  senti  quand  elle  se  résolut 
à  aller  elle-même  au-devant  de  son  armée  victorieuse. 

Mais  elle  avait  compté  sans  ses  ennemis,  les  chefs  des  sociétés 
secrètes;  elle  n'avait  pas  non  plus  suffisamment  mesuré  la  portée  de 
la  mauvaise  humeur  d'Espartero  contre  ses  ministres.  Après  tout , 
c'était  elle  qui  les  maintenait  au  pouvoir,  ces  hommes  dont  le  géné- 
ralissime avait  eu  un  jour  à  se  plaindre;  elle  s'était  associée  à  leurs 
actes,  à  leurs  idées  politiques,  ainsi  qu'aux  votes  de  ces  cortès  élues 
(hors  de  l'influence  d'Espartero,  et  presque  contre  son  influence. 
Quelle  que  fût  la  tendance  naturelle  du  généralissime  vers  les  opi- 
nions modérées,  il  suffisait  que  ces  opinions  fussent  celles  du  cabinet 
pour  qu'il  ne  leur  fût  pas  favorable.  Cette  fameuse  loi  des  ayuntamien- 
tos,  que  les  cortès  venaient  de  voter,  elle  devait  avoir  à  ses  yeux  une 
tache  indélébile  dans  son  origine.  Ne  savait-on  pas  d'ailleurs  que  les 
exaltés  et  les  Anglais  avaient  précédé  la  reine  au  quartier-général ,  et 
y  avaient  établi  de  longue  main  leur  ascendant  sur  l'esprit  faible  et 
ballotté  du  duc  de  la  Vi;  toire?  Ne  savait-on  pas  que  les  partis  révolu- 
tionnaires ne  reculent  devant  aucun  moyen  de  parvenir  momentané- 
ment à  leurs  fins,  sans  s'inquiéter  de  l'avenir,  et  qu'ils  ne  craignent 
pas,  pour  tenter  à  un  jour  donné  l'ambition  d'un  homme  dont  ils  ont 
besoin,  de  lui  offrir  ce  qu'une  tête  couronnée  ne  peut  promettre, 
l'autorité  illimitée  et  absolue? 

Dès  que  ce  fatal  voyage  fut  décidé ,  la  lutte  entre  le  ministère  et 
Espartero  éclata  par  une  question  d'itinéraire.  Les  ministres  et  la 
reine  (>lle-môme  voulaient  que  le  voyage  se  fît  par  Valence;  Espartero 
insista  pour  qu'il  eût  lieu  par  Sarragosse  et  l' Aragon.  La  route  de 


ESPARXERO.  539 

Valence  présentîiit  au  cabinet  cet  avantage,  que  la  reine  devait  y 
rencontrer  d'abord  un  corps  d'armée  sous  les  ordres  du  général 
O'Donnell,  dont  la  loyauté  était  éprouvée;  du  côté  de  l'Aragon, 
c'était  parmi  les  divisions  commandées  par  Espartero  lui-même  que 
la  reine  arrivait  directement.  Cliacune  des  deux  opinions  fut  sou- 
tenue de  part  et  d'autre  avec  obstination.  La  prise  de  Morella  sur- 
vint, qui  décida  la  question.  Espartero  fit  valoir  en  faveur  de  son 
avis  cet  événement  si  beureux  pour  la  cause  de  la  reine  Isabelle.  La 
régente  ne  crut  pas  pouvoir  se  refuser  à  se  rendre  par  le  plus  court 
chemin  au  milieu  de  l'armée  qui  venait  d'abattre  ce  dernier  rempart 
de  la  faction,  et  le  passage  par  l'Aragon  fut  résolu.  Si  l'autre  parti 
avait  été  pris,  le  dénouement  aurait  pu  être  changé. 

Les  reines  partirent,  comme  on  sait,  accompagnées  de  trois  mi- 
nistres, M.  Ferez  de  Castro,  président  du  conseil;  M.  le  comte  de 
Cléonard,  ministre  de  la  guerre,  etM.  Solelo,  ministre  de  la  marine; 
la  régente  avait  choisi  ce  dernier  à  cause  delà  vieille  amitié  qui  l'unis- 
sait au  duc  de  laVictoire.  Les  exaltés  avaient  tout  préparé  d'avance  sur 
le  chemin  pour  que  la  réception  faite  à  LL.  MM.  fût  significative. 
Ce  fut  à  Sarragosse  que  la  régente  dut  voir  pour  la  première  fois  ses 
illusions  s'évanouir.  La  municipalité  lui  adressa  une  hnrangue  inso- 
lente; une  population  grossière  la  poursuivit  partout  des  cris  de  vive 
la  constitution  !  vive  lu  duchesse  de  la  Victoire!  à  bas  la  loi  svr  les 
ayuntamientos!  îl  n'était  plus  temps  de  reculer;  elle  poursuivit  son 
chemin  et  arriva  à  Lérida,  où  l'attendait  Espartero. 

Les  ministres  allèrent  les  premiers  rendre  visite  au  générahssime. 
Le  ministre  de  la  marine,  M.  Sotelo,  fut  chargé,  comme  son  ami,  de 
le  voir  d'abord;  M.  Sotelo  revint  très  inquiet  de  cette  entrevue  et 
très  peu  satisfait  du  langage  qu'il  avait  entendu.  Après  le  ministre  de 
la  marine  vint  le  ministre  de  la  guerre,  M.  le  comte  de  Cléonard; 
mais  ni  lui  ni  le  duc  ne  touchèrent  un  mot  de  politique.  Enfin  il  n'y 
eut  pas  jusqu'au  vieux  président  du  conseil  qui  ne  crût  devoir,  malgré 
son  âge,  faire  le  premier  pas  auprès  du  puissant  Espartero.  Celui-ci 
était  déjà  devant  la  porte  de  son  habitation ,  entouré  de  son  état- 
major  et  prêt  k  partir  pour  se  rendre  chez  la  reine,  quand  "M.  Ferez 
de  Castro  se  présenta.  Il  ne  prit  pas  la  peine  de  rebrousser  chemin 
pour  recevoir  le  président  du  conseil;  s'excusant  sur  la  nécessité  où 
il  était  de  se  rendre  chez  sa  majesté ,  il  se  mit  à  marcher  à  grands  pas 
dans  la  rue.  M.  Ferez  de  Castro  le  suivit  comme  il  put,  le  félicitant 
sur  ses  victoires,  et  disant  que  les  ministres  de  la  couronne  avaient 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  ferme  confiance  qu'au  besoin  l'épùc  victorieuse  du  noble  duc  sor- 
tirait du  fourreau  pour  le  maintien  de  l'ordre.  Espartero  répondit 
à  cette  dernière  phrase  par  un  ^'cste  négatif,  mais  sans  ouvrir  la 
bouche,  et  quand  il  fut  arrivé  devant  la  maison  qu'habitait  sa  majesté, 
il  entra,  laissant  M.  Perez  de  Castro  confondu. 

Espartero  vit  la  reine  une  première  fois  ce  jour-là;  il  la  revit  quel- 
ques jours  après  à  Esparraguerra.  Il  fut,  dit-on,  insignifiant  dans  la 
première  entrevue,  injurieux  et  violent  dans  la  seconde.  Dès  le  pre- 
mier jour,  il  aborda  la  question  politique  et  se  prononça  contre  le 
ministère,  contre  les  cortès,  contre  la  loi  des  ayuntamientos.  La  reine, 
reconnaissant  dans  les  argumens  dont  il  se  servait  les  suggestions 
étrangères  qui  l'avaient  poussé,  entreprit  de  lui  répondre  et  lui  ré- 
pondit en  effet  avec  une  grande  supériorité.  Battu  sur  tous  les  points, 
il  se  retira,  non  sans  avoir  été  quelque  peu  subjugué.  Quand  il  revint, 
il  avait  changé  de  ton  ;  il  ne  discutait  plus ,  il  commandait.  La  reine 
résista  avec  courage  cette  fois ,  comme  elle  avait  précédemment  dé- 
battu avec  esprit;  mais  elle  avait  désormais  perdu  tout  espoir  de  ra- 
mener Espartero  :  son  rêve  était  dissipé. 

Barcelone  accueillit  leurs  majestés  avec  un  enthousiasme  extra- 
ordinaire. On  vit  dans  cette  terrible  ville,  que  tant  de  scènes  san- 
glantes ont  souillée,  les  portraits  des  deux  reines  exposés  dans  toutes 
les  rues,  entre  deux  cierges  allumés,  La  foule  se  découvrait  en  pas- 
sant devant  ces  images  révérées,  comme  si  elles  eussent  été  l'objet 
d'un  culte  religieux.  La  population  de  Barcelone  s'était  accrue  pour 
ces  jours  de  fête  d'un  concours  immense  venu  de  la  côte  et  des  îles; 
les  autorités  de  la  province  de  Tarragone  eurent  à  expédier  pour  leur 
part  plus  de  quarante  mille  passeports. 

Les  premiers  jours  se  passèrent  en  réjouissances;  mais  la  reine  et  les 
ministres  étaient  loin  de  partager  l'allégresse  générale.  Ils  savaient 
qu'Espartero  viendrait  à  Barcelone,  dès  qu'il  aurait  pris  Berga  et 
dispersé  les  restes  de  la  faction ,  et  ils  ne  doutaient  pas  que  son  arrivée 
ne  fût  le  signal  de  graves  évènemens.  Uaynntamienio  de  Barcelone, 
élu  sous  l'empire  de  la  constitution  de  1812,  et  composé  des  plus 
fougueux  descamisados,  attendait  au  contraire  avec  impatience  l'ar- 
rivée du  duc  de  la  Victoire.  Depuis  l'arrivée  des  reines,  cet  ayunta- 
miento  ne  laissait  pas  échapper  l'occasion  de  braver  l'autorité  royale. 
De  son  consentement,  des  écriteaux  contenant  les  articles  de  la  con- 
stitution tracés  à  la  main  avaient  été  suspendus  à  tous  les  piliers  de 
bois  qui  soutiennent  les  réverbères  de  la  Rambla,  et  celui  de  ces  arti- 


ESPARTERO.  5il 

des  qui  est  relatif  au  serment  royal  avait  été  placardé  en  gros  carac- 
tères dans  le  vestibule  du  théâtre,  afin  que  la  reine  Christine  ne  pût 
s'empêcher  de  le  voir  en  passant. 

Enfin  le  journal  progressiste  de  Barcelone,  El  Constitucional,  an- 
nonça le  12  juillet  que  le  comte-duc  (  c'est  ainsi  qu'on  l'appelle 
quelquefois  ) ,  était  à  Martorell ,  et  qu'il  entrerait  à  Barcelone  le  len- 
demain. Le  13,  dans  la  matinée,  une  foule  immense  se  porta  à  sa 
rencontre  avec  des  branches  d'olivier  et  de  laurier.  Dès  qu'Espartero 
aperçut  ces  flots  de  peuple,  il  quitta  son  escorte,  et  s'avança  seul  au 
milieu  de  la  foule,  qui  l'entoura  et  le  porta  en  quelque  sorte  en 
triomphe,  lui  et  son  cheval.  Des  cris  frénétiques  retentissaient  partout 
sur  son  passage,  et  parmi  ces  cris  éclatait  de  temps  en  temps  celui  de 
mort  aux  Français!  qui  est  un  des  cris  de  ralliement  des  exaltés.  La 
multitude  chantait  en  même  temps  des  chansons  composées  pour  la 
circonstance,  et  qui  mêlaient  des  injures  contre  la  France  aux  adula- 
tions les  plus  emphatiques  pour  le  héros  national.  Espartero,  ému  et 
ravi ,  répondit  à  toutes  ces  démonstrations  que  ce  jour  était  le  plus 
beau  de  sa  vie,  et  que  toutes  ses  victoires,  toutes  ses  dignités,  l'avaient 
moins  touché  que  cette  réception. 

Le  même  jour,  à  cinq  heures  de  l'après-midi ,  le  comte-duc  se  pré- 
senta chez  la  reine  ;  l'audience  se  prolongea  une  heure  et  demie. 
Espartero  renouvela  ses  propositions  d'Esparraguerra  ;  la  reine  accepta 
la  conversation ,  et  discuta  avec  lui  quelques  noms  pour  le  nouveau 
ministère ,  mais  ils  se  séparèrent  sans  avoir  rien  conclu. 

Cependant  la  loi  sur  les  ayuntamientos,  discutée  et  adoptée  par 
les  deux  chambres,  était  partie  de  Madrid  le  8  juillet:  elle  arriva  à 
Barcelone  le  li  à  midi.  Les  ministres  avaient  écrit  à  leurs  collègues 
de  la  fiiire  passer  par  Valence,  parce  que  le  courrier  qui  la  portait 
aurait  pu  être  arrêté  sur  la  route  de  Lérida,  occupée  par  l'armée 
d'Espartero.  La  reine  ne  voulut  pas  donner  sa  sanction  à  la  loi  sans 
voir  encore  une  fois  le  généralissime;  elle  le  fit  appeler,  et  discuta 
long-temps  avec  lui  sur  les  inconvéniens  qu'il  pouvait  y  avoir  à  refuser 
la  sanction  royale  à  une  loi  qui  avait  subi  toutes  les  épreuves  consti- 
tutionnelles. Espartero  s'obstina  beaucoup  plus  par  orgueil  que  par 
conviction;  la  reine,  justement  irritée,  fit  venir  ses  ministres  dès 
qu'Espartero  fut  sorti,  et  signa.  Le  même  soir,  la  loi  sanctionnée  fut 
expédiée  pour  Madrid ,  dans  le  plus  grand  secret,  avec  ordre  de  la 
promulguer  immédiatement. 

Espartero  apprit  dans  la  journée  du  1.5  que  la  reine  avait  signé. 
Il  entra  dans  une  violente  colère,  se  renferma  chez  lui ,  se  mit  au  lit 


Sfâ  REVUE  DES  DEIX  TVIONDES. 

et  en\oyn  sa  démission.  Cette  démission  ne  pouvait  pas  être  acceptée; 
elle  ne  le  fut  pas.  C'était  Linage  qui  avait  rédigé  la  lettre  à  la  reine 
où  Espartero  expliquait  ses  motifs;  cette  lettre,  qui  accusait  la  reine 
d'avoir  manqué  à  sa  parole,  et  qui  donnait  aux  ministres  l'épithète 
de  carlistes,  fut  en  partie  rendue  publique.  Il  s'ensuivit  une  grande 
émotion  dans  Barcelone.  Un  bataillon  des  guides  de  Luchana,  véri-^ 
table  garde  royale  d'Espartero,  était  entré  dans  la  ville  avec  son  gé- 
néral ;  les  soldats  de  ce  bataillon  se  répandirent  dans  les  tavernes  en 
criant  contre  l'horrible  ingratitude  dont  on  venait  de  récompenser  les 
services  du  duc  de  la  Victoire.  Linage  et  l'état-major  tout  entier 
tenaient  le  même  langage  dans  les  cafés,  sur  les  places  publiques. 
L'ayuntaniiento,  de  son  côté,  préparait  ses  bullaïKjcrm  (émeutiers). 

Le  général  Yan-Halen,  capitaine-général  de  la  Catalogne,  créature 
d'Espartero,  était  alors  aux  eaux  de  Caldas;  on  lui  lit  dire  de  l'état^ 
major,  par  un  adjudant,  de  rentrer  sans  délai  à  Barcelone.  Des  ordres 
furent  expédiés  en  même  temps  aux  généraux  Ayerbe,  Castaneda  et 
Clémente,  qui  commandaient  des  divisions  d'avant-garde,  pour  qu'ils 
eussent  à  se  diriger  sur  Barcelone  à  marches  forcées;  quarante  mille 
hommes  entourèrent  bientôt  la  ville.  Ce  général  démissionnaire,  qui 
rassemblait  toutes  ses  forces  pour  lutter  contre  une  femme,  était  de 
plus  commandant-général  de  la  garde  royale,  qui  ne  pouvait  bou- 
ger sans  son  ordre;  les  autorités  militaires  de  la  province  lui  apparte- 
naient; l'ayuntaniiento  lui  obéissait;  il  avait  dans  scl;  mains  toute  la 
puissance.  La  reine  et  les  ministres  étaient  sans  défenseurs. 

Cependant  l'orgue  de  Barbarie  allait  jouant  dans  les  rues  de  Barce- 
lone l'air  convenu  qui  sert  de  rappel  dans  les  jours  d'émeute.  A  cette 
convocation  bien  connue,  on  vit  paraître  par  groupes  sur  les  places 
publiques  ces  hommes  que  le  baron  de  Meer  avait  désarmés,  et  qui  ne 
se  montrent  que  dans  les  momens  sinistres.  Le  18,  dans  l'après-midi, 
au  moment  ou  les  préparatifs  de  la  sédition  devenaient  flagrans,  Es- 
partero alla  voir  de  nouveau  la  reine.  Il  espérait  sans  doute  la  trouVet 
intimidée  par  la  concentration  de  ses  troupes  sur  Barcelone  et  par 
les  démoiistrations  non  équivoques  qui  commençaieFit  à  éclater  dans 
la  rue.  La  raine  montra  un  courage  inébranlable  :  Ta  es  commandant 
des  trouprs,  dit-elle  à  Es])artero,  tu  me  rrponds  de  Vordre.  Espar- 
tero répondit  qu'il  fallait  choisir  entre  le  ministère  et  lui ,  et  que,  si 
la  reine  ne  révoquait  pas  la  sanction  qu'elle  avait  donnée  à  la  loi  deà 
municipalités,  elle  verrait  couler  le  sang  en  abondance,  sangrehëstti, 
le  rodilla ,  du  sang  jusqu'au  genoU. 

Si  la  reine  avait  été  peu  émue  de  ces  menaces,  les  ministres  et» 


ESPARTERO.  543. 

furent  plus  frappés.  Ils  se  réunirent  dans  cette  soirée  du  18,  et  déci- 
dèrent qu'ils  donneraient  leur  démission  pour  sauver  la  reine  en  se 
sacrifiant.  Quand  ils  apportèrent  leur  démission  à  sa  majesté,  elle  les 
invita  à  la  garder  jusqu'à  ce  qu'ils  lussent  contraints  par  une  violence 
matérielle.  Cette  violence  ne  devait  pas  se  faire  attendre.  Dès  qu'Es- 
partero  fut  rentré  chez  lui  sans  avoir  rien  obtenu,  les  attroupemens 
grossirent  et  devinrent  menaçans.  A  l'entrée  de  la  nuit,  les  membres 
de  Vaijuntamiento  se  déclarèrent  en  permanence  à  l'hôtel-de-ville. 
A  neuf  heures  du  soir,  il  y  avait  sur  la  place  San-.layme  un  rassem- 
blement de  plus  de  deux  mille  individus,  qui  vociféraient  des  vivats 
en  l'honneur  de  la  constitution  et  d'Espartero,  entremêlés  des  cris 
de  mort  aux  mi  ni  si  ri' s! 

Les  séditieux  commencèrent  par  dresser  des  barricades  à  l'extré- 
mité de  toutes  les  rues  qui  débouchaient  sur  la  place;  mais  cette 
précaution  ne  l'ut  (pie  pour  la  forme,  ils  savaient  très  bien  qu'ils 
ne  seraient  pas  attaiiués.  Quelques-uns  de  leurs  groupes  forcèrent  le 
dépôt  d'armes  de  la  sous-inspection  de  la  milice  nationale,  qui  ne  fut 
pas  défendu;  on  y  trouva  huit  cents  fusils,  qui  furent  aussitôt  distri- 
bués dans  la  foule.  Une  députation  de  ïayuntamiento  se  mit  alors  à 
la  tète  du  rassemblement  armé,  et  se  dirigea  vers  la  place  de  Santa- 
Anna,  où  demeurait  Espartero.  Le  généralissime  était  alors  tellement 
emporté  par  la  passion,  qu'il  fit  bon  accueil  à  cette  tourbe  tunml- 
tueuse;  il  parut  à  son  balcon,  harangua  le  peuple,  qui  le  salua  d© 
ses  acclamations,  et  consentit  à  se  mettre  en  marche  vers  le  palais, 
au  milieu  de  la  nuit,  accompagné  de  cette  étrange  escorte. 

La  reine  était  avec  ses  ministres  quand  on  entendit  venir  au  loin 
les  clameurs  confuses  du  rassemblement.  Christine  invita  gaiement  les 
ministres  à  venir  voir  l'émeute.  MM.  Ferez  de  [Castro,  de  Cléonard 
et  Sotelo  obéirent,  et  se  rendirent  avec  sa  majesté,  à  travers  plu'- 
sieurs  apparteniens,  jusqu'à  un  balcon  fermé  de  persiennes  ({ui  don- 
nait sur  la  place  du  palais.  11  était  alors  près  de  minuit.  La  garde 
royale,  agissant  d'elle-même  et  sans  ordre,  avait  empêché  cette  in- 
surrection factice  de  pénétrer  jusque  sur  la  place;  des  groupes  sta- 
tionnaient au  débouché  des  diverses  rues,  et  ne  cessaient  de  pousser 
des  cris  de  mort  aux  ministres!  accompagnés  des  injures  les  plus 
grossières  pour  la  régente.  Bientôt  un-  bruit  confus  de  viviUs  com- 
mença à  sortir  de  l'une  de  ces  rues;  on  vit  briller  et  s'avancer  les 
deux  lumières  d'une  berline  que  la  multitude  environnait;  cette  ber- 
line traversa  les  groupes  et  entra  dans  la  place,  se  dirigeant  vers  le, 
palais,  au  miheu  des  vociférations  les  plus  violentes.  La  reine  recou- 


5ÏÏ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nut  avec  autant  tl'étonnement  que  de  douleur  la  voiture  du  duc  de  la 
Victoire  :  elle  n'avait  jamais  pu' croire  qu'il  irait  aussi  loin. 

Il  n'était  plus  temps  pour  les  ministres  de  songer  à  sortir  du  palais. 
Toutes  les  avenues  étaient  entourées.  La  reine  les  conduisit  elle- 
même  dans  sa  chambre  à  coucher  et  les  y  laissa  pour  aller  recevoir  la 
visite  qui  lui  arrivait  à  pareille  heure  et  avec  de  pareils  préliminaires. 
Bientôt  se  présenta  Espartero,  accompagné  de  sa  femme,  la  duchesse 
de  la  Victoire,  et  des  généraux  Valdès  et  Van-llalen.  Tous  quatre 
s'empressèrent  à  l'envi  d'assurer  la  reine  qu'elle  n'avait  rien  à 
craindre;  que  cette  explosion  populaire,  provoquée  par  l'obstination 
des  ministres,  n'aurait  aucune  suite  funeste;  qu'eux-mêmes  n'étaient 
accourus  aux  premiers  cris  de  l'émeute  que  pour  venir  en  aide  à  sa 
majesté  et  la  défendre  à  tout  événement.  La  reine  accueillit  ces  dé- 
monstrations avec  une  froide  réserve.  Elle  dit  à  Espartero  que  les 
ministres  lui  ayant  donné  leur  démission,  elle  se  voyait  bien  forcée 
de  céder  sur  ce  point;  mais  elle  persista  dans  son  refus  de  révoquer 
la  sanction  donnée  et  de  dissoudre  les  cortès.  Aucune  insistance  ne 
put  la  fléchir,  et  cependant  le  tumulte  continuait  au  dehors. 

Vers  trois  heures  du  matin,  Espartero  sortit  à  pied,  et  alla  annoncer 
aux  groupes  que  les  ministres  se  retiraient.  Les  rassemblem.ens  se 
dispersèrent  alors  avec  des  cris  de  triomphe.  A  quatre  heures  du 
matin,  le  duc  et  la  duchesse  de  la  Victoire,  les  généraux  Van-Halen 
et  Valdès  sortirent  de  chez  la  reine.  Dès  qu'on  se  fut  bien  assuré  (ju'il 
ne  restait  plus  personne  autour  du  palais,  la  reine  laissa  partir  ses 
ministres.  M.  Ferez  de  Castro,  le  plus  menacé,  se  réfugia  chez  le 
consul  de  France,  M.  Gauthier  d'Arc,  et  de  là  sur  le  Mcleayre,  bâti- 
ment français  qui  se  trouvait  en  rade;  le  comte  de  Cléonard,  mi- 
nistre de  la  guerre ,  sur  la  frégate  espagnole  Cortcs ,  dont  l'équipage 
était  dévoué  à  la  reine.  Tous  deux  partirent  pour  la  France  le  lende- 
main. L'émeute  ne  fit  d'autres  victimes  que  quelques  gendarmes  qui 
furent  surpris  seuls  et  massacrés. 

Ainsi  s'est  passée  cette  fatale  nuit  du  18  au  19  juillet.  La  conduite 
d'Espartero  n'a  eu  qu'un  mobile  dans  ces  évènemens,  la  haine  des 
ministres  qui  l'avaient  bravé.  Les  exaltés  ont  exploité  ce  sentiment 
mesquin ,  pour  se  faire  du  généralissime  un  instrument  dans  leurs 
desseins  contre  la  reine,  et  il  a  suivi  aveuglément  l'impulsion  qu'ils 
lui  ont  donnée  jusqu'au  moment  où  sa  passion  a  été  satisfaite.  Depuis 
il  a  voulu  s'arrêter.  Le  ministère  qui  a  été  désigné  par  lui-même, 
après  sa  victoire  nocturne,  a  sans  doute  plus  de  rapports  avec  les 
exaltés  qu'avec  les  modérés  ;  mais  il  est  loin  d'avoir  été  choisi  parmi 


ESPARTERO.  5i5 

les  chefs  du  parti ,  et  les  exaltés  n'ont  guère  lieu  d'en  être  satisfaits. 
Dans  les  jours  qui  ont  suivi  le  départ  des  ministres,  l'ayuntamiento 
a  voulu  continuer  ses  démonstrations  désordonnées;  des  rixes  et  des 
assassinats  ont  eu  lieu.  Espartero  a  retrouvé  alors  cette  énergie  du 
devoir  qui  lui  avait  si  complètement  manqué  au  commencement  de 
la  crise;  il  a  mis  la  ville  en  état  de  siège,  et  l'ordre  s'est  rétabli. 

Maintenant,  que  va  faire  Espartero?  Il  s'est  laissé  entraînera  dé- 
sirer l'autorité  suprême;  il  l'a.  Il  n'a  seulement  pas  voulu  la  partager 
avec  la  reine,  qui  lui  en  offrait  la  moitié.  Essaiera-t-il  de  revenir  aux 
modérés  qu'il  a  abandonnés?  Pcrsistera-t-il  à  servir  les  exaltés  dont 
il  commence  à  s'effrayer?  Voudra-t-il  enfin  constituer  un  gouverne- 
ment qui  ne  s'appuie  ni  sur  les  modérés  ni  sur  les  exaltés?  De  tous 
les  côtés,  il  trouvera  de  grands  embarras.  11  est  bien  fortement  engagé 
avec  les  uns  et  bien  profondément  brouillé  avec  les  autres.  La  tactique 
des  exaltés  est  facile  à  prévoir.  Ils  vont  lui  offrir  la  régence;  l'accep- 
tera-t-il?  Voudra-t-il  détrôner  la  reine  Christine  et  porter  les  mains 
sur  la  couronne  après  l'avoir  défendue?  Dans  tous  les  cas,  il  ne  doit 
plus  prétendre  h  conserver  auprès  du  pouvoir  son  rôle  de  surveillant 
inquiet  et  hautain;  il  faut  qu'il  gouverne  à  son  tour,  qu'il  prenne  en 
main  les  rênes  de  cette  révolution  espagnole  qui  a  jusqu'ici  culbuté 
tous  ceux  qui  ont  voulu  la  conduire.  Sera-t-il  plus  heureux  et  plus 
habile  que  les  autres?  C'est  ce  que  nous  verrons.  Il  s'est  mis  dans  cette 
situation  par  entraînement,  par  faiblesse  de  caractère,  presque  sans 
s'en  douter;  saura-t-il  mieux  désormais  ce  qu'il  fera? 

Son  état-major  rêve  probablement  pour  lui  le  destin  de  Napoléon. 
Est-il  donc  à  la  hauteur  d'un  si  grand  avenir?  Un  des  hommes  d'état 
les  plus  éminens  de  l'Espagne  a  dit  :  Oti  a  joué  en  France,  il  y  a 
cinquante  ans,  vn  drame  appelé  la  révolu lio7i  française;  7ioiis  Varons 
traduit,  et  vous  en  arons  fait  nne  comédie  espagnole.  Ce  mot,  si  juste 
sous  tant  de  rapports,  ne  pourrait-il  pas  s'appliquer  aussi  à  Espartero? 
Et  ne  serait-il  pas  un  peu  un  Napoléon  de  comédie? 

Sa  conduite ,  dans  ces  derniers  évènemens ,  a  été  d'autant  plus  cou- 
pable, qu'il  avait  devant  lui  une  carrière  toute  tracée,  et  qui  certes 
aurait  pu  suffire  à  son  ambition.  Tout  n'est  pas  dit  en  Espagne  après 
l'extinction  de  la  guerre  civile,  et  il  reste  beaucoup  à  faire  dans  ce 
pays,  depuis  si  long-temps  désolé.  Espartero  s'est  imaginé  sans  doute 
que  l'armée  allait  être  licenciée,  si  l'état-major  ne  s'emparait  pas 
avec  elle  du  pouvoir  souverain;  mais  l'armée  est  bien  loin  d'être 
devenue  inutile  depuis  que  la  guerre  est  finie.  Il  manque  à  l'Espagne 
un  gouvernement  qui  ne  soit  pas  à  la  merci  d'une  émeute;  il  lui 


5^  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

manque  une  police  régulière  qui  établisse  la  sûreté  des  routes,  qui 
arrête  les  malfaiteurs,  qui  donne  enfin  à  cette  population  si  tour- 
mentée le  premier  des  biens,  la  se.  urité.  Tout  cela  ne  peut  être 
obtenu  que  par  le  secours  d'une  armée  puissante,  fidèle,  dévouée, 
soumise  à  un  chef  qui  se  soumette  lui-même  aux  lois  de  son  pays. 

Si  le  généralissime  s'était  entendu  avec  la  reine,  la  question  était 
résolue.  Certes,  s'ils  avaient  été  d'accord  sur  la  marche  générale  de 
la  politique,  la  reine  ne  lui  aurait  pas  refusa'  cette  satisfaction  qu'elle 
lui  avait  déjà  accordée  une  fois ,  de  changer  des  ministres  qui  lui  dt^- 
plaisaient.  C'est  sur  la  dissolution  des  cortès  et  sur  le  rappel  de  la 
loi  des  ayuntaraientos ,  c'est-à-dire  sur  le  système  politique  dont  au 
fond  Espartero  se  soucie  fort  peu,  qu'a  surtout  porté  le  dilTérend.  Il 
est  faux  que  la  reine  ait  jamais  demandé  à  Espartero  de  l'aider  à 
abroger  la  constitution  de  1837;  c'est  au  contraire  Espartero  qui  s'est 
mis  dès  le  premier  jour  en  insurrection  contre  le  pouvoir  constitu- 
tionnel des  deux  chambres.  Il  a  arrêté  par  pur  caprice  un  mouvement 
régulier,  légal,  de  l'opinion  publique;  il  a  rejeté  l'Espagne  dans 
les  expériences  quand  e!k;  était  près  d'en  sortir;  il  a  rembruîii  lui- 
même  l'avenir  qu'il  avait  édairci,  et  il  a  forcé  s-^n  pays  à  courir 
encore  les  hasards  des  révolutions,  quand  il  pouvait  lui  être  donné 
d'en  être  deux  fois  le  pacificateur. 

Que  pouvait-il  désirer  encore?  llien.  Tout  ce  qu'il  a  demandé,  on 
fa  fait.  Il  ploie  sous  les  dignités  et  sous  les  récompenses.  Quand  il  a 
voulu,  dans  sa  jalousie,  écarter  de  tout  commandement  les  rivaux  qui 
pouvaient  lui  faire  ombrage,  le  gouvernement  s'est  fait  le  complice 
de  ses  petits  calculs  d'amour-propre.  Deux  généraux  qui  avaient 
rendu  de  grands  services  à  l'Espagne,  et  dont  l'un  avait  été  son  bien- 
faiteur, Cordova  et  Narvaez,  ont  été  exclus,  pour  lui  plaire,  de  toute 
participation  aux  travaux  de  l'armée;  abreuvés  de  refus  et  d'humilia- 
tions, ils  ont  été  réduits  tous  deux  à  une  tentative  insensée  qui  a  fait 
mourir  Cordova  dans  l'exil.  Le  brave  capitaine-g  ' néral  de  la  Cata- 
logne, celui  qui  avait  rétabli  dans  cette  province  l'autorité  des  lois, 
le  baron  de  JMeer,  a  été  sacrifié  à  sa  susceptibilité,  et  remplacé  par 
l'homme  qu'il  a  désigné.  Il  a  rempli  de  ses  créatures,  ayacuchos  et 
autres,  tous  les  emplois  militaires.  Lui  qui  aime  tant  le  repos,  il 
pouvait  désormais,  s'il  l'avait  voulu,  vieillir  glorieusement  au  milieu 
de  tant  de  puissance  et  d'honneurs. 

C'est  à  lui  maintenant  de  se  tirer  comme  il  pourra  du  défdé  où  il 
s'est  jeté.  Jamais  il  ne  retrouvera  la  position  tranquille  et  élevée  qu'il 
a  perdue  volontairement.  Voici  qu'on  commence  à  parler  de  divi- 


ESPAUTERO.  5i7 

sions  dans  sa  propre  armée.  Quelques-uns  de  ses  généraux  se  sépa- 
rent de  lui  et  expriment  leur  mécontentement.  Le  parti  de  la  reine, 
un  moment  abattu,  se  relève.  De  leur  côté,  les  exaltés  ne  veulent 
pas  s'en  tenir  là,  et  songent  à  pousser  plus  loin  leur  victoire.  De 
nouvelles  crises  se  préparent.  Le  danger  est  grand  pour  la  reine, 
pour  l'ordre ,  pour  la  société  tout  entière;  mais  il  est  grand  aussi 
pour  Espartero.  11  sera  intéressant  de  voir  comment  il  tiendra  tête 
aux  tempêtes  qu'il  aura  soulevées. 

Disons  pourtant,  car  il  faut  tout  dire,  qu'il  y  a  encore  une  possibi- 
lité de  rapprochement  entre  la  reine  et  Espartero.  Comblée  des  iaveurs 
de  sa  souveraine,  la  duchesse  de  la  Victoire  a  toujours  été  du  parti  de 
la  reine  contre  l'état-major;  c'est  h  elle,  mais  à  elle  seule,  que  peut 
revenir  l'honneur  de  réconcilier  le  généralissime  avec  la  mère  d'Isa- 
belle. On  raconte  que,  lors  de  la  lettre  de  Linage,  les  exaltés  ayant 
voulu  lui  faire  donner  une  sérénade  à  Madrid,  elle  fit  venir  les  musi- 
ciens et  leur  dit  qu'ils  se  trompaient  sans  doute,  que  .M™*'  Linage  de- 
meurait un  peu  plus  loin,  et  qu'elle  les  engageait  à  se  rendre  sous 
ses  fenêtres.  Pendant  le  voyage  de  la  reine  à  Barcelone,  elle  accom- 
pagnait leurs  majestés;  un  soir,  au  théâtre,  elle  fut  si  confuse  d'en- 
tendre son  nom  retentir  plus  haut  que  celui  de  la  reine  dans  les  vivats 
de  la  foule,  qu'elle  s'évanouit.  Dernièrement  enfin,  c'est  à  sa  prière 
qu'Espartero  s'est  décidé  à  mettre  la  ville  de  Barcelone  en  état  de 
siège  et  à  sévir  contre  les  perturbateurs.  Elle  était  absente  du  quar- 
tier-général quand  Linage  a  conquis  son  influence  sur  l'esprit  du 
générahssime;  elle  sera  toujours  maintenant  auprès  de  son  mari,  et 
l'exemple  a  prouvé  qu'Espartero  donne  souvent  raison  à  qui  lui  parle 
le  dernier. 


L'ARTÉMISE  A  TAITI 


JOURNAL   INEDIT  D  UN   OFFICIER   DE   L  EXPEDITION. 
—  POLYNESIAN  RESE ARCHES.  — 


Depuis  long-temps  notre  commerce  avait  sujet  de  se  plaindre  du 
rôle  auquel  le  condamnait,  dans  les  archipels  de  l'Océanie,  la  prépon- 
dérance jalouse  de  l'Angleterre  et  de  l'Amcrique  du  Nord.  Suzeraines 
des  mers  du  Sud,  ces  deux  puissances  semblaient  avoir  adopté,  vis- 
à-vis  des  tiers,  un  système  d'exclusion  brutale  ou  d'éviction  sou- 
terraine, et  aucun  établissement  stable  n'avait  pu  se  fonder  à  côté 
des  leurs,  ni  dans  un  intérêt  religieux,  ni  dans  un  intérêt  maritime. 
Nos  armateurs,  jouets  de  procédés  odieux,  avaient  subi  de  nombreux 
mécomptes  sur  les  marchés  polynésiens,  et  les  missionnaires  catholi- 
ques, attirés  par  l'espoir  d'une  moisson  spirituelle,  s'y  étaient  vus,  à 
diverses  reprises,  en  butte  à  des  persécutions  ombrageuses  et  à  des 
déportations  violentes. 

Cette  situation,  si  elle  eût  été  impunément  soufferte,  aurait  foit  à 
notre  pavillon  un  tort  dont  il  se  serait  difficilement  relevé  aux  yeux 
des  naturels.  Une  démonstration  imposante  devenait  d'autant  plus 
nécessaire,  que  les  évangélistes  luthériens  avaient  eu  soin  d'inspirer 
à  ces  sauvages  une  idée  peu  avantageuse  des  forces  et  de  la  grandeur 


l'artémise  a  taiti.  549 

de  la  France.  C'était,  suivant  eux,  une  puissance  de  second  ordre, 
incapable  d'intervenir  dans  des  affaires  lointaines  et  disposant  à  peine 
de  quelques  corvettes  de  guerre.  Il  importait  de  dissiper  ces  illu- 
sions, de  venger  ce  discrédit  moral,  de  faire  acte  de  présence,  de 
rétablir  l'autorité  de  notre  pavillon.  L'expédition  de  deux  frégates 
fut  résolue.  Opérant  en  sens  opposé,  elles  devaient,  chacune  de  son 
côté,  traverser  l'Océanie,  jeter  l'ancre  dans  ses  principaux  archipels, 
prêter  main-forte  aux  résidens  français  et  aux  missionnaires  catholi- 
(pies.  L'une  de  cer  frégates  était  la  Vrnus,  placée  sous  les  ordres  do 
capitaine  Dupetit-Thouars;  l'autre  était  rArti'mise,  que  commandait 
le  capitaine  Lapîace,  L'itinéraire  de  la  première  devait  la  conduire 
dans  les  mers  du  Sud  par  le  cap  îîcrn;  la  seconde,  doublant  le  cap 
de  Bonne-Espérance,  avait  pour  mission  de  parcourir  les  échelles  de 
la  Chine  et  de  l'Inde,  puis  d'accomplir  son  tour  du  monde  à  la  suite 
de  stations  intermédiaires  dans  les  divers  groupes  de  la  Polynésie. 
C'est  l\4rtch)iise  (pie  nous  allons  suivre,  en  choisissant  l'un  des 
épisodes  les  plus  intéressans  de  sa  longue  campagne. 

Partie  de  Toulon  en  janvier  1837,  rArf émise  arriva  dans  l'Inde 
vers  la  fin  de  juillet,  après  avoir  successivement  mouillé  à  Table-Bay, 
à  Bourbon ,  à  Maurice  et  aux  Séchelles.  Dans  le  cours  des  deux  an- 
nées 1837  et  1838,  elle  promena  le  pavillon  fronçais  dans  les  mers 
asiatiques,  se  montra  dans  le  (lange,  où  elle  ne  paraît  pas  avoir  atteint 
de  résultats  bien  décisifs,  poussa  une  reconnaissance  plus  fructueuse 
sur  la  côte  ouest  de  Sumatra,  visita  Cokunbo  dans  l'île  de  Ceylan, 
Cochin,  Calicut,  ^îahé,  Coa,  îîombay,  sur  la  côte  de  Malabar,  Diù 
et  Maskat  dans  le  golfe  d'Oman ,  puis  se  rendit  à  j\Ioka  dans  la  mer 
Rouge.  UArtémise  se  trouvait  dans  ces  parages  quand  l'Angleterre 
sut  négocier,  à  prix  d'argent,  la  cession  d'Aden,  et  il  ne  semble 
pas  que  M.  Laplace  ait  compris  toutes  les  conséquences  de  ce  fait, 
accompli  presque  sous  ses  yeux.  La  présence  d'une  frégate  française 
pouvait  ébranler  les  résolutions  du  chef  arabe  qui  vendit  aux  An- 
glais cette  clé  du  golfe  arabique.  On  n'essaya  rien  dans  ce  but  : 
l'Artémbe  quitta  ^loka  et  passa  devant  Adcn  sans  se  préoccuper  de 
ces  négociations  mystérieuses.  Quekiucs  relâches  dans  les  ports  de  la 
presqu'île  indienne  et  une  croisière  peu  significative  dans  la  mer  de 
Chine  complètent  cette  partie  du  voyage  et  conduisent  l'Arlnnlse  à 
Hobart-Town  et  à  Sydney.  C'est  de  ce  dernier  port  qu'elle  se  dirigea 
vers  les  îles  polynésiennes. 

Dès  les  premiers  jours  qui  suivirent  le  départ,  de  fâcheux  évène- 
mens  marquèrent  la  traversée.  Un  canot  fut  emporté  par  les  lames; 

TOME  XXIII.  35 


550  REVUE   P/ES  DETX   MONDES. 

un  rnatolot,  tombé  à  la  mer  du  bout  d'une  vergue,  se  noya  sous  les 
yeux  de  l'équipage,  malgré  les  secours  des  embarcations.  Cependant, 
après  une  suite  de  temps  orageux,  ou  découvrit,  le  19  avril,  Toubouaï, 
île  de  corail,  comme  ou  en  rencontre  tant  dans  l'Océanie.  Une  cein- 
ture de  récifs  et  une  couronne  de  cocotiers  révélèrent  cette  côte,  sur 
laquelle  les  vagues  brisaient  sourdement  leurs  nappes  d'écume.  Le 
jour  tombait,  et  le  soleil  versait  dans  les  ravins,  chargés  de  masses  de 
verdure,  les  flots  d'une  lumière  horizontale.  On  longea  rapidement  le 
rivage,  et  quarante-huit  heures  après,  Taïti  se  dessina  comme  une 
apparition  confuse  au  milieu  des  ombres  de  la  nuit.  A  l'aube,  la  gra- 
cieuse fille  de  la  mer  déroulait  devant  la  frégate  les  paysages  eîichan- 
teurs  qui  avaient  fait  l'admiration  de  Wallis  et  de  Bougainville.  Le 
ciel  était  chargé  de  brumes,  Tiie  en  était  couronnée;  on  ne  pouvait 
distinguer  que  par  échappées  les  accidens  du  terrain.  Çà  et  là  des 
bouquets  d'arbres  à  pain,  d'hibiscus  et  d'aleurithes  sortaient  des  an- 
fractuosités  du  roc  et  attestaient  la  fécondité  de  ce  sol  volcanique. 
Cette  végétation  conservait  partout  un  air  de  jeunesse  et  de  vigueur, 
des  teintes  chaudes,  un  éclat  métallique,  un  luxe  sauvage.  Bizarre- 
ment tourmentée,  l'île  entière  offrait  ces  aspects  convulsifs  qu'affec- 
tent toutes  les  formations  de  lave,  ce  désordre  particulier  aux  terres 
nées  de  feux  sous-marins.  Tantôt  ses  mornes  s'abaissaient  vers  la 
grève  par  de  molles  ondulations,  tantôt  ils  se  découpaient  en  vives 
arêtes  ou  en  falaises  verticales. 

UArtémise  touchait  au  port  :  elle  avait  laissé  loin  d'elle  la  presqu'île 
de  Taïarabou,  sorte  d'annexé  méridionale  de  Taïti  ;  elle  avait  côtoyé 
toute  la  partie  nord-est  de  la  grande  île,  pleine  de  sites  délicieux  ; 
elle  allait  doubler  la  pointe  de  Vénus ,  sur  laquelle  Cook  avait  jadis 
établi  son  observatoire ,  quand  un  roulement  sourd  se  fit  entendre 
dans  les  flancs  de  la  frégate.  11  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper,  elle  heur- 
tait un  bas-fond,  elle  talonnait.  Tout  l'équipage  écouta,  glacé  d'ef- 
froi. Un  instant,  on  put  croire  que  le  bâtiment  en  serait  quitte  pour 
effleurer  les  pointes  tranchantes  des  madrépores  ;  mais  une  horrible 
secousse  fit  évanouir  cette  illusion.  Le  pont  bondit  f^us  les  pieds; 
VArtémise  s'arrêta  comme  clouée  au  rocher.  Elle  venait  d'échouer 
sur  un  banc  de  corail,  que  les  cartes  ne  signalent  pas,  et  cpi'un  chan- 
gement dans  la  couleur  des  eaux  aurait  pu  seul  trahir.  Ce  fut  un 
moment  affreux  ;  la  frégate  s'agitait  déjà  sur  son  lit  de  douleurs,  elle 
se  tordait  dans  les  convulsions  de  l'agonie.  Les  sabords  avaient  été 
fermés;  la  mâture,  chargée  de  voiles,  fouettait  l'air,  s'arquait  à  vue 
d'œil,  et  menaçait  de  couvrir  le  pont  de  ses  débris.  Dans  un  fort  coup 


l'artémise  a  taiti.  551 

de  talon,  le  bâtiment  s'inclina  même  comme  pour  ne  plus  se  relever, 
et  sembla  se  rendre  à  merci. 

Qu'on  juge  des  angoisses  de  l'équipage!  Voir  périr  aussi  miséra- 
blement un  noble  vaisseau,  assister  au  spectacle  de  son  anéantisse- 
ment, entendre  ses  craquemens  lugubres  et  le  jeu  des  eaux  dans  ses 
flancs  entr'ouverts ;  que  de  douleurs  dans  le  présent,  que  d'incerti- 
tudes dans  l'avenir!  Pour  un  marin,  le  navire  est  tout:  il  est  la  patrie, 
la  maison,  la  famille.  Depuis  trois  ans,  VArtémise  promenait  autour 
du  globe  cette  colonie  nomade.  Son  pont,  ses  gaillards,  ses  batteries, 
étaient  encore  la  France;  sa  force  était  la  force  de  tous,  son  pavillon  le 
palladium  commun.  Aussi,  n'était-il  personne  à  bord  dont  la  vie  ne  fût 
pour  ainsi  dire  suspendue  à  celle  de  l'Arlémise.  Elle  périssant,  quel 
sort  attendait  l'équipage?  quel  accueil  rencontrerait-on  sur  ces  îlots 
perdus  au  sein  du  graiid  Océan?  quels  secours  y  trouverait-on,  quels 
moyens  de  retour?  Ces  pensées  rapides  remuèrent  tous  les  cœurs,  et 
se  peignirent  sur  tous  les  visages  :  il  n'y  eut  plus  qu'un  sentiment 
parmi  ces  quatre  cents  hommes,  celui  du  danger  de  la  frégate. 

Une  seule  chose  pouvait  la  sauver.  Si  le  rocher  sur  lequel  elle 
était  alors  enchaînée,  formait  l'extrémité  du  banc,  on  pouvait  espé- 
rer qu'une  grande  surhice  de  voiles  la  ferait  glisser  sur  les  coraux, 
et  la  rejetterait  dans  des  eaux  plus  profondes.  On  sonda ,  la  sonde  rap- 
portait de  dix-neuf  à  vingt  pieds;  la  proue  du  navire  flottait  en  partie, 
et  cherchait  à  entraîner  l'arrière,  fortement  engagé.  L'équipage  sui- 
vait avec  une  consternation  muette  les  incidens  de  cette  lutte,  où 
CArlémise  semblait  puiser  de  la  force  dans  ses  douleurs  et  de  l'éner- 
gie dans  ses  blessures.  Le  gouvernail,  broyé  dans  sa  partie  inférieure, 
flotta  bientôt  après  avoir  brisé  ses  énormes  gonds  de  cuivre.  Le  mo- 
ment critique  était  venu;  quelques  pitds  de  rochers  de  plus,  et  c'en 
était  fait  du  vaillant  navire.  Quelle  attente!  quel  triste  moment!  Un 
coup  de  talon  ébranle  la  dunette,  l'ait  crier  les  mâts:  on  peut  craindre 
que  la  coque  ne  s'entr'ouvre  et  ne  sombre.  Mais  non  !  la  quille  a  cédé, 
ses  débris  montent  à  la  surface  de  l'Océan  ;  la  frégate  a  payé  sa  dette 
au  récif.  Lancée  sur  un  plan  rapide,  elle  divise  de  nouveau  les  ondes, 
redresse  son  corps  gracieux,  et  s'éloigne  du  lieu  fatal  de  toute  la 
vitesse  de  sa  voilure. 

Les  cœurs  s'épanouirent ,  le  premier  danger  avait  cessé.  U  Art  nuise 
s'était  dégagée  des  étreintes  de  l'écueil;  mais  ce  passage  sur  des  co- 
raux aigus  l'avait  profondément  atteinte.  Le  gouvernail  était  désem- 
paré ,  et  une  énorme  voie  d'eau  accusait  de  graves  avaries  dans  les 
œuvres  vives.  Le  péril  n'avait  fait  que  changer  dénature;  on  pourvut 

35. 


Ô5'2  lŒVUE  DES  DEUX   .MONDES. 

au  plus  pressé;  on  restaurais  gouvernail,  on  courut  aux  pompes. 
La  iVégate  faisait  de  sept  à  huit  pi  "Js  d'eau  à  l'heure;  cent  hommes, 
se  succédant  sans  relâche,  sulïisaient  à  peine  pour  les  élancher.  Au 
milieu  de  ces  opérations,  la  nuit  était  survenue,  et  il  fallait  prendre 
un  parti.  Devait-on  tenir  1:»  mer,  ou  g'igner  la  baie  de  ^latavaï ,  qui 
n'était  plus  qu'à  quelques  lieues  de  distance?  Le  commandant  assem- 
bla le  conseil,  qui  fut  unanime.  On  résolut  de  passer  la  nuit  dehors, 
et  de  n'attérir  que  le  lendemain.  Dans  l'état  où  se  trouvait  lalV.'gate, 
une  navigation  pareille,  sur  des  parages  peu  fréquentés,  pouvait 
avoir  une  triste  issue.  Le  hasard  envoya  du  secours  à  rArtriDisr  :  un 
navire  haleinier,  trompé  par  Ir  pavillon  tricolore,  qu'il  prenait  pour 
un  signal  de  reconnaissance,  \intraiiger  la  frégate  vers  le  soir,  et 
s'aboucher  avec  elle.  !1  se  nommait  /f  diampion  (h  Dogaslov,  et 
faisait  roule  j)Our  l'un  des  poris  de  Taïli.  On  lui  demanda  de  servir 
d'escorte  et  de  pilote  au  navire  français;  il  accepta.  Des  ianaux 
allumés  furent,  sur  les  deux  bords,  hissés  au  haut  des  n:àts,  et  les 
bàtimens  naviguèrent  dès-îors  de  conserve. 

La  nuit  était  affreuse.  La  pluie  itiondait  le  pont,  le  vent  sifflait, 
ia  mer  était  courte  et  dure.  UArf/'wisr,  obligée  d'obéir  aux  manœu- 
vres de  son  guide,  tenait  sur  pied  une  bonne  partie  de  son  monde, 
tandis  que  le  reste,  nu  jusqu'à  la  ceinture,  remuait  les  puissans  le- 
viers d'énormes  pompes  à  piston.  Le  bruit  des  brinqueballes,  les 
cris  des  travailleurs,  la  chaleur  suffocante  qui  régnait  dans  la  batterie, 
ne  permirent  pas  à  l'équipage  de  fermer  l'œil;  le  danger  suffisait 
d'ailleurs  pour  l'exciter  à  demeurer  debout.  L'eau  gagnait  d'une  ma- 
nière sensible,  et  si  l'une  des  deux  grandes  pompes  se  fût  trouvée 
hors  de  service  seulement  pour  une  heure,  VArtémJse  était  perdue; 
la  mer  l'engloutissait  immanquablement.  Enfin,  le  jour  venu,  la  si- 
tuation s'améliora;  le  baleinier  avait  reconnu  la  terre ,  et  il  forçait  de 
voiles  pour  l'atteindre.  La  frégate  l'imitait,  et  se  maintenait  dans  son 
sillage.  Les  accidens  de  la  côte  taïlieime  devenaient  visibles  de  nou- 
veau; on  apercevait  des  mamelons  boisés,  des  vallées  pleines  de  fraî- 
cheur et  d'ombre,  des  cascades  qui  traçaient  leur  sillon  d'argent  sur 
la  verdure  des  ravins.  Pour  un  bâtiment  en  détresse,  la  rade  foraine 
de  Matavaï  n'était  plus  assez  sûre;  l'Aiirinise  ne  fit  que  passer  devant 
ce  mouillage  et  cingla  vers  Pape-Iti,  le  seul  havre  de  cette  côte  au- 
quel on  pût  se  confier. 

La  formation  du  havre  de  Pape-lti  appartient  au  grand  travail 
madréporique  dont  l'Oc-^anie  offre  des  échantillons  si  curieux.  Les 
lithophites,  ces  rochers  vivans,  ces  architectes  sous-marins,  ont  élevé 


l'artkmise  a  taiti.  553 

sur  ce  point,  comme  en  beaucoup  d'autres,  des  barrières  de  corail  qui 
défendent  contre  la  vague  un  bassin  profond  et  tranquille.  Aucun  ou- 
vrage humain  n'égalerait  en  sûreté  et  en  solidité  ces  digues  naturelles; 
leur  seul  inconvéïiient  est  de  rendre  les  abords  du  havre  difficiles  et 
dangereux.  A  peine  la  ligne  du  récif  de  Pape-lti  ouvre-t-elle  sur  deux 
points  passage  à  des  navires  d'un  fort  tonnage.  L'une  de  ces  issues 
est  directe,  elle  se  trouve  nu  milieu  même  de  la  chaîne  de  coraux  qui 
forme  le  port;  mais,  étroite  et  dangereuse,  elle  est  en  outre  le  siège 
d'un  courant  violent  qui  devient  fatal  aux  navires  surpris  par  le 
calme.  L'autre  issue,  indirecte  et  plus  longue,  débouche  dans  la  rade 
de  ïanoa  et  se  prolonge,  pendant  un  mille  et  demi  environ ,  entre  la 
terre  et  la  ligne  des  brisans.  Ce  fut  dans  ce  canal  naturel  que  dul 
s'engager  VAricmist;  après  avoir  recoimu  l'impossibilité  d'aborder  la 
passe  extérieure.  Entre  deux  périls  elle  choisit  le  moindre. 

Cependant,  dès  le  matin,  la  frégate  avait  été  secourue.  A  la  vue  d'un 
navire  de  guerre  portant  pavillon  en  berne,  l'agent  consulaire  français, 
M.  xMoërenhofit,  était  accouru  à  bord  avec  un  Taïtien  nommé  James, 
pilote  juré  de  Pape-lti.  Pauvre  James!  habitué  h  manœuvrer  de  petits 
bricks  baleiniers,  il  paraissait  fort  soucieux  à  la  vue  d'un  bâtiment  de 
guerre  de  52  canons,  et  ne  cachait  pas  ses  craintes  sur  le  sort  qui  l'atten- 
dait dans  le  canal  de  Tanoa.  Fort  heureusement 'un  marin  anglais, 
M.  Abrill,  avait  aussi  accompagné  M.  Moërenhout.  Croiseur  fiimilier 
de  ces  parages,  ce  digne  capitaine  alliait  au  coup  d'oeil  le  plus  sûr 
l'intrépidité  la  plus  rare.  11  se  mit  à  la  discrétion  du  capitaine  Laplace 
avec  un  désintéressement  qui  égalait  sa  modestie,  et  si  rArtémise  se 
tira  sans  encombres  des  passes  dangereuses  de  ïanoa,  ce  fut  au  ca- 
pitaine Abrill,  à  son  habileté,  à  sa  prudence,  à  sa  résolution,  qu'elle 
en  fut  redevable.  Jamais  plus  habile  marin  ne  posa  les  pieds  sur 
les  planches  d'une  frégate.  Dès  que  le  capitaine  anglais  eut  pris  on 
mains  le  pouvoir,  le  pauvre  James  sentit  qu'il  devait  s'effacer,  et  il  le 
fit  de  fort  bonne  grâce.  Pourtant,  en  sa  qualité  de  pilote  responsable, 
il  se  crut  en  droit  de  s'effrayer  (piaml  rArtémise  rasa  le  récif  de  son 
élégante  étrave,  et  lorsqu'à  l'abri  de  la  terre,  la  brise  manqua  tout 
à  coup.  Les  voiles  battaient  le  mat,  et  si  l'élan  antérieur  n'avait  pas 
soutenu  la  frégate,  elle  serait  tombée  de  nouveau  sur  les  arêtes  du 
rocher.  Mais  le  capitaine  Abrill  ne  s'alarma  point  :  il  fit  prendre  la 
remorque  à  treize  embarcations,  et,  dans  un  moment  où  VArtcmise 
semblait  de  nouveau  arrêtée  dans  sa  marche,  enclouée  et  immobile, 
il  agita  en  l'air  son  chapeau  de  paille  en  poussant  trois  liourrahs!  Les 
matelots  des  embarcations  répétèrent  le  cri  d'alarme,  et,  se  courbant 


SS*  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

sur  les  avirons,  ils  entraînèrent  la  masse  flottante  aux  acclamations 
(les  naturels  rassemblés  sur  le  rivage.  Il  était  temps  ;  de  droite  et  de 
gauche,  et  presque  à  toucher  le  navire,  des  lames  furieuses  défer- 
laient sur  le  récif. 

UArtémise  mouilla  ce  soir-là  dans  le  canal  intérieur,  sur  des  eaux 
tranquilles  et  à  portée  de  pistolet  d'une  côte  enchanteresse.  Des 
pirogues  chargées  de  fruits  sillonnaient  ce  bassin,  et  venaient  opérer 
quelques  échanges  le  long  du  bord.  Les  hommes  qui  les  montaient 
étaient  d'une  belle  taille  et  bien  conformés.  Chez  ceux  que  déligu- 
raienl  des  haillons  européens,  l'aspect  extérieur  n'avait  rien  d'ave- 
nant; mais  les  autres,  couverts  d'un  simple  pagne,  se  faisaient 
remarquer  par  des  formes  athlétiques,  ornées  d'un  élégant  tatouage. 
Plusieurs  jeunes  gens  portaient  des  couronnes  de  fleurs  ou  de  feuillage 
posées  avec  une  certaine  coquetterie.  Quoique  peu  réguliers,  leurs 
traits  avaient  une  expression  de  douceur  et  de  gaieté  qui  n'était  pas 
sans  charmes.  Chez  tous  ou  presque  tous,  les  cheveux  étaient  rasés 
sur  le  sommet  et  le  derrière  de  la  tète,  de  manière  à  nt^laisser  d'in- 
tact que  la  partie  destinée  à  encadrer  le  visage.  Les  premiers  rapports 
que  l'on  eut  avec  ces  indigènes  furent  pleins  d'effusion,  d'intimité 
et  de  bienveillance.  Quelques  femmes,  veimes  dans  les  pirogues, 
auraient  même  désiré  pousser  les  choses  plus  loin,  et  les  pères,  les 
frères,  les  maris,  offraient  aux  matelots  les  services  de  ces  belles, 
à  l'aide  d'une  pantomime  fort  significative.  ÎMais  CArtémise  n'étant 
point  encore  hors  de  danger,  le  couimandarit  interdit  de  la  manière 
la  plus  formelle  toute  communication  de  ce  genre.  Aucune  femme 
ne  fut  admise  à  bord,  et  celles  qui  avaient  essayé  de  violer  la  con- 
signe furent  impitoyablement  chassées.  C'était  une  privation  légère  : 
les  pirogues  ne  portaient  guère  que  le  rebut  du  sexe  taïtien. 

L'horrible  travail  dos  pompes  durait  toujours  et  tenait  sur  pied  un 
équipage  accablé  de  fatigue.  Quand  on  put  croire  la  frégate  hors  de 
péril,  ce  service  devint  plus  rebutant  encore,  et  à  diverses  reprises 
des  symptômes  d'insubordination  firent  sentir  la  nécessité  d'appeler 
le  concours  des  bras  indigènes.  \  la  moindre  interruption  dans  le 
travail,  l'eau  gagnait  de  nouveau  du  terrain,  et  réveillait  les  inquié- 
tudes passées.  De  toutes  les  manières,  il  fallait  donc  gagner  le  port 
de  Pape-Iti.  Le  capitaine  AbriU  avait  sondé  le  chenal  :  il  le  déclarait 
praticable  pour  la  frégate.  On  leva  l'ancre,  les  embarcations  prirent 
la  remorque,  quelques  voiles  furent  déployées,  et  après  deux  heures 
de  marche,  dans  lesquelles  l\Artéinisc,  dirigée  par  le  capitaine 
anglais,  fit  des  prodiges  d'évolution,  on  mouilla  devant  Pape-Iti, 


l'artémise  a  taîti.  555 

à  une  ou  deux  encablures  du  rivage,  lliea  de  plus  calme,  de  plus 
gracieux  que  ce  bassin ,  gardé  contre  les  fureurs  de  l'Océan  par  son 
rempart  de  madrépores.  Arrondi  en  demi-cercle  et  terminé  par  deux 
langues  de  terre  que  couronnent  des  cocotiers,  il  offre  toutes  les 
conditions  d'ancrage  et  de  sûreté  désirables.  La  perspective  y  est 
charmante.  Une  place  couverte  d'arltres  et  une  rivière  coulant  sous 
des  voûtes  de  verdure  reposent  agréablement  le  regard.  La  partie 
orientale  de  la  plage  est  celle  que  les  Européens  semblent  avoir  pré- 
férée :  on  y  distingue  leurs  petites  maisons,  composées  d'un  simple 
rez-de-chaussée  et  construites  en  claies  recouvertes  d'une  couche 
de  chaux.  De  légères  vérandas  en  feuilles  de  vacois  leur  servent  de 
kiosques,  ouverts  à  la  brise  du  large,  liii  peu  plus  à  l'ouest  s'élèvcnl 
la  belle  maison  des  missionnaires  et  les  deux  églises  protestantes, 
l'une  destinée  à  la  population  indigène,  l'autre  à  la  colonie  euro- 
péenne. 

Toute  la  bande  de  terrain  qui  se  développe  entre  la  mer  et  les 
mornes  boisés  de  l'intérieur,  étale  la  végétation  la  plus  riche.  Un  air 
embaumé  circule  dans  ces  vergers  de  bananiers,  d'orangers,  de  citron- 
niers, de  goyaviers,  couverts  de  fleurs  ou  chargés  de  fruits.  Le  pav- 
danic.s  odoratissimus,  le  drous.sonetia  papyrifera,  le  calophjllum,  di- 
verses espèces  d'aleurithes,  Yartocarpvs  incisus,  Vhibiscîts  tiliaccns,  le 
tesmesia  populnea,  le  C(?/>/<a/an/?«  et  plusieurs  autres  arbustes  couvrent 
la  zone  plus  reculée  dans  laquelle  s'r.'Titent  les  cases  des  naturels, 
humbles  réduits  recouverts  d'une  toiture  de  feuilles  de  palmier.  Le 
mobilier  de  ces  habitations  est  d'une  simplicité  extrême.  Sur  le  sol 
légèrement  exhaussé  gisent  plusieurs  couches  d'une  herbe  fine  plus 
moelleuse  qu'un  tapis.  On  y  ajoute  des  nattes  souples  et  fraîcîîes, 
et  la  famille  s'y  étend  le  soir  pèle-méle  jsour  dormir.  De  là  sans  doute 
cette  vie  de  licencieuse  promiscuité  contre  laquelb?  ont  échoué 
jusqu'ici  les  rigueurs  des  missionnaires.  Quelques  ustensiles  de 
cuisine,  des  caisses,  des  malles  et  des  pièces  de  tapa ,  étoffe  blanche 
tirée  d'un  arbre  particulier  au  pays ,  voil.i  de  quoi  se  compose  le  reste 
de  l'ameublement.  Chaque  case  a  en  outre  son  petit  enclos,  qu'une 
barrière  informe  défend  contre  les  déviistations  des  cochons  domes- 
tiques, trop  abondans  pour  être  surveillés. 

A  peine  VArtèmise  se  trouva-t-elle  mouillée  dans  ce  havre  sauveur, 
qu'on  s'occupa  des  moyens  de  répann-  ses  avaries.  La  frégate  était 
trop  profondément  atteinte  pour  qu'un  désarmement  complet  ne  fût 
pas  nécessaire.  On  y  avisa  :  les  maisons  qui  bordaient  la  rivière  furent 
louées  pour  cet  usage.  On  palissada  une  vaste  enceinte  qui  devait 


556  lŒME  DES  DEUX   MONDES. 

servir  d'entrepôt  et  d'arsenal.  Cent  vingt  Taïtiens,  engagés  pour  le 
service  des  pompes,  épargnèrent  désormais  à  l'équipage  ce  travail 
pénible  et  ingrat.  Les  matelots  n'eurent  plus  qu'à  dégréer  et  à  alléger 
le  navire.  La  poudre  fut  déposée  sur  la  petite  île  de  Motou-Ta,  rési- 
dence favorite  du  célèbre  Pomaré;  les  canons,  saisis  par  d'énormes 
poulies,  roulèrent  à  terre  sur  des  cbantiers  préparés  pour  les  rece- 
voir; les  boulets,  lancés  par  des  conduits  en  bois,  se  rangèrent  sur  la 
plage  en  pyramides;  le  gouvernail,  les  hauts  mats,  toute  celte  forêt 
de  vergues  et  ce  réseau  de  cordages  disparurent  peu  à  peu  sous  des 
mains  actives,  et  rArtémisc,  si  coquette  naguère,  vit  tomber  un  à  un 
tous  les  atours  de  sa  toilette  maritime. 

Pour  étancher  la  voie  d'eau,  on  essaya  d'abord  les  moyens  les  plus 
simples.  Des  plongeurs  de  perles,  venus  des  îles  Pomotou,  tentèrent 
h  diverses  reprises  d'aller  reconnaître  et  boucheries  ouvertures.  Leurs 
efTorts  furent  vains.  II  fallut  songer  à  un  expédient  plus  décisif,  à 
l'abattage  en  carène.  Les  pompes  redoulilèrent  d'activité.  Les  naturels 
(lui  les  servaient  étaient  jeunes,  robustes  et  gais;  ils  travaillaient  en 
chantant  un  air  américain  arrangé  sur  des  paroles  taïtiennes,  et 
quand  l'eau  ne  venait  plus,  ils  se  rassemblaient  autour  d'un  danseur 
qui  exécutait  un  pas  national  accompagné  d'un  récitatif  lent  et  mé- 
lancolique. Dés  les  premiers  jours,  la  plus  parfaite  harmonie  s'était 
établie  entre  l'équipage  et  les  naturels.  Selon  l'usage  du  pays, 
chacun  de  ces  derniers  avait  choisi  un  layo  parmi  les  matelots  de  la 
frégate.  Un  iayo,  pour  le  ïaïtien,  n'est  pas  seulement  un  ami,  c'est 
un  autre  lui-même.  Entre  taijoa,  tout  est  commun  :  la  propriété  cesse 
où  cette  amitié  commence.  L'échange  des  noms  suit  la  confusion  des 
fortunes.  Jamais  compagnonnage  ne  fut  poussé  plus  loin.  Les  vieux 
dévouemens  de  Pylade  pour  Oreste,  de  ^Sisus  pour  Euryale,  pâlis- 
sent auprès  de  celui-là.  La  chose  se  fit  d'ailleurs,  à  bord  de  rArté- 
lïiise,  delà  manière  la  plus  naturelle.  Dès  l'abord,  nos  matelots, 
volontiers  généreux,  avaient  invité  à  leur  modeste  ordinaire  les  indi- 
gènes, qui  regardaient  d'un  œil  d'envie  le  pain  et  le  vin  de  France.  De 
là  des  adoptions  dans  chacune  des  gamelles  qui  toutes  eurent  ainsi 
leurs  tayos  ou  amis.  Cette  amitié  ne  s'exerça  pas  à  titre  onéreux.  Bien- 
tôt, à  l'heure  des  repas,  on  vit  accourir  de  tous  les  points  de  Pape-Iti 
des  enfans  ou  des  femmes  portant  des  paniers  pleins  de  fruits,  de 
cocos,  d'oranges,  de  goyaves,  de  mayoré  et  de  pastèques.  Assis  sur 
le  rivage ,  ces  messagers  attendaient  que  le  roulement  du  tambour 
eût  annoncé  l'heure  du  repas,  et  quand  ce  signal  se  faisait  entendre, 
le  cri  de  tayo,  tayo,  retentissait  dans  les  chantiers,  et  chacune  des 


\-A. 


l'artémise  a  taiti.  557 

offrandes  allait  à  son  adresse.  Puis,  quand  le  soir  était  venu,  les  tu'joa 
s'en  allaient,  bras  dessus,  bras  dessous,  Français  et  Taïtiens,  dans 
la  case  commune.  Tous  les  matelots  avaient  ainsi  à  terre  maison  et 
femme,  un  ménage  complet.  La  jalousie  étant  une  passion  inconnue 
à  ces  naturels,  on  devine  tout  ce  (lu'un  pareil  arrangement  offrait  de 
ressources  et  de  plaisirs  à  nos  marins.  Ils  étaient  ainsi  logés,  nourris, 
blanchis  à  peu  près  pour  rien.  Leur  caractère  avait  plu  tout  d'abord 
à  ces  bons  insulaires,  qui  jamais  n'avaient  trouvé,  chez  les  autres 
peuples,  ni  tant  de  gaieté,  ni  tant  d'expansion,  ni  tant  de  bienveil- 
lance. La  plage  était  continuellement  en  fête,  au  grand  scandale  des 
missionnaires;  elle  ne  sembbiit  plus  avoir  d'échos  que  pour  les  chants 
joyeux  et  les  longs  éclats  de  rire. 

C'est  ainsi  que  l'on  arriva  au  jour  de  l'abattage.  Cette  opération 
délicate  eut  lieu  le  20  mai ,  c'est-à-dire  un  mois  environ  après  l'arrivée 
de  la  frégate.  La  besogne  avait  été  conduite  avec  une  rapidité  mer- 
veilleuse. VArtémisc  est  entièrement  vide,  avec  un  petit  lest  seule- 
ment pour  équilibrer  ses  parties.  Les  bas  mats  restent  seuls  debout; 
d'un  côté,  les  haubans  sont  flottans,  et  raidis  de  l'autre;  d'énormes 
€àbles  s'apprêtent  à  soutenir  l'effort  de  la  frégate  se  renversant  sur 
elle-même.  Les  sabords,  les  ouvertures,  ont  été  hermétiquement 
fermés  et  calfatés  ;  les  batteries  et  le  faux-pont  sont  garnis  d'épon- 
tilles  pour  conjurer  la  pression;  enfin  des  faisceaux  de  cordes,  allant 
de  la  plage  à  la  tête  des  mats,  servent  à  frapper  et  à  maintenir 
d'énormes  poulies  d'appareil  qui  vont  agir  énergiquement  sur  cette 
masse  gigantesque.  L'opération  commence,  le  bruit  des  cabestans 
l'annonce  à  Pape-Iti.  Toute  la  population  accourt.  UArtcmise,  vive- 
ment attaquée,  se  rapproche  d'abord  des  quais  et  s'arque  d'une  ma- 
nière effrayante.  On  s'aperçoit  qu'elle  touche  sur  un  point;  mais,  h 
l'aide  de  quelques  précautions,  on  la  maîtrise,  on  la  dompte,  et 
bientôt  elle  montre  au-dessus  de  l'eau  sa  carène  verdâtre.  La  quille 
est  tout  à  découvert  ;  on  peut  voir  les  blessures  qu'elle  a  reçues  eî 
s'assurer  jusqu'à  quel  point  les  roches  l'ont  entamée.  Sur  une  lon- 
gueur de  trente  pieds,  le  bordage  enlevé  offre  une  déchirure  énorme, 
l'étambot  est  broyé ,  la  cale  est  à  jour.  Pour  peu  qu'une  avarie  aussi 
grave  eût  porté  sur  des  parties  moins  fortes,  l'Artémise  ne  résistait 
pas  au  choc  :  elle  sombrait  (Ij. 

Désormais  la  frégate ,  devenue  inhabitable,  demeurait  livrée  aux 


(t)  Les  pompes  ayant  élé  mal  installées  tli.n^  le  premier  abattage,  il  falliUy  revenir 
•queiques  jours  après  d'iiU'j  manière  délinitive. 


558  REVUE  DES  DEIX  MONDES. 

ouvriers  qui  allaient  la  réparer.  L'équipage  entier,  officiers  et  mate- 
lots, s'installa  de  son  mieux  à  terre,  soit  dans  les  cases  des  naturels, 
soit  dans  un  campement  improvisé.  L'initiation  de  cette  colonie  fran- 
çaise à  la  vie  taïtienne  fut  des  plus  faciles  et  des  plus  douces.  On  a 
vu  comment  les  matelots  s'y  étaient  pris,  et  quels  amis  ils  avaient 
trouvés.  Les  officiers  n'eurent  pas  des  rencontres  moins  heureuses  : 
l'île  que  Bougainville  avait  appelée  la  Nouvelle  Cythère  ne  donna  pas  de 
démenti  à  son  nom.  Le  séjour  de  Taïti  fut  une  longue  suite  d'amours 
volages  et  sensuels.  Pape-Iti  ne  formait  plus  qu'un  sérail ,  moins  la 
contrainte.  Le  soir  venu,  chaque  arbre  du  rivage  abritait  un  couple  pas- 
sionné, et  les  eaux  de  la  rivière  donnaient  asile  à  un  essaim  de  naïades 
cuivrées  qui  venaient  s'y  jouer  avec  les  élèves  de  la  frégate.  Que  de 
liens  aussi  promptement  formés  que  brusquement  rompus!  Que  de 
marchés  étranges  dans  lesquels  intervenaient  les  pères,  les  frères, 
les  maris,  et  sur  lesquels  les  missionnaires  eux-mêmes  prélevaient, 
sous  forme  de  pénalité ,  une  espèce  de  dîme  !  Les  sectes  philosophi- 
ques qui  ont  si  long-temps  poursuivi  la  découverte  de  la  femme  libre, 
ne  s'imaginent  pas  que  Taïti  a  depuis  long-temps  réalisé  leur  idéal, 
et  qu'elle  conserve  des  mœurs  à  l'unisson  de  leurs  rêves.  La  réserve 
et  la  pudeur  y  sont  des  vertus  très  peu  comprises,  et  il  n'est  pas  un 
naturel ,  homme  ou  femme ,  dans  lequel  on  ne  puisse  trouver  ou  un 
Proxénète  ou  une  Messahne. 

Identifiés  à  ce  point  avec  la  vie  locale ,  on  comprend  que  nos  voya- 
geurs purent  la  saisir  sur  le  fait  et  en  observer  les  moindres  nuances. 
Aucune  des  qualités  de  cet  excellent  peuple  ne  leur  échappa ,  et  ils 
s'assurèrent  que  leurs  vices  n'étaient  ni  bien  dangereux,  ni  bien  enra- 
cinés. Ces  femmes,  si  légères  en  apparence,  se  montraient  suscep- 
tibles de  sentimens  profonds  ;  ces  hommes  qui  se  résignaient  à  de 
singuliers  rôles,  révélèrent  dans  plusieurs  cas  un  cœur  noblement 
placé.  A  côté  d'une  versatilité  sans  égale  éclatait  parfois  un  dévouement 
réel.  On  distinguait,  dans  cette  race,  quelque  chose  de  la  naïveté  de 
l'enfant  qui  s'abandonne  au  mal  sans  en  calculer  les  conséquences, 
et  qui  revient  au  bien ,  dès  qu'on  le  remet  dans  la  voie,  avec  la  candeur 
et  la  mobilité  de  son  âge.  Les  missionnaires  auraient  pu  beaucoup  sur 
de  pareilles  natures ,  s'ils  les  avaient  comprises.  Quand  ils  arrivèrent 
à  Taïti,  c'était  encore  l'île  des  plaisirs  de  Bougainville,  l'île  des  danses 
gracieuses  qui  charmèrent  Cook  lui-même,  l'île  des  amours  dans 
lesquels  Wallis  joua  un  rôle  personnel  et  presque  royal.  Les  jeunes 
filles  se  couronnaient  de  roses,  et  joyeuses  s'offraient  atout  venant, 
sans  passion  comme  sans  remords.  Scandalisés  de  telles  mœurs,  les 


l'ARTÉMISE   a  TAITI.  559 

missionnaires  voulurent  les  abolir  sans  transition.  A  cette  vie  désor- 
donnée, ils  opposèrent  un  puritanisme  inflexible;  contre  cet  abandon 
excessif,  ils  fulminèrent  des  interdictions  absolues.  Qu'en  résulta-t-il? 
Ils  manquèrent  le  but  pour  avoir  voulu  le  dépasser,  et  se  virent 
bientôt  contraints  de  tarifer  le  vice  faute  de.  pouvoir  l'éteindre. 

Ce  contraste  subit  détermina  d'autres  phénomènes  plus  funestes. 
Libre  dans  ses  penchans,  cette  race  s'était  prodigieusement  dévelop- 
pée, Cook  estimait,  en  l'exagérant,  la  population  du  groupe  de  Taïti 
à  trois  cent  mille  âmes.  N'admettons,  pour  rester  dans  le  vrai,  que 
la  moitié  de  ce  chiffre.  Les  navigateurs  sont  venus,  et  avec  eux  ces 
maladies  honteuses  que  l'Europe  promène  autour  du  globe  sur  ses 
infatigables  vaisseaux.  Avec  eux  aussi  devait  se  manifester  cette 
prétention  systématique  d'imposer  à  l'univers  nos  mœurs  et  nos 
croyances.  Sous  cette  double  influence,  la  population  de  ïaïti  s'est 
fondue  comme  la  neige  au  premier  soleil.  En  soixante  années,  du 
chiffre  de  cent  cinquante  mille  âmes,  elle  est  descendue  à  celui  de 
quinze  mille  :  elle  menace  de  disparaître.  Des  prescriptions  ridicules 
pour  le  costume,  des  chàtimens  sévères  pour  les  moindres  fautes, 
achèvent  aujourd'hui  ce  qu'un  poison  secret  et  les  boissons  fermen- 
tées  avaient  commencé.  L'hypocrisie  pèse  à  ce  joyeux  peuple;  il  ne 
peut  vivre  dans  cette  atmosphère  de  compression  qu'on  lui  a  créée;  il 
y  étouffe,  il  en  meurt.  Tout  était  en  harmonie  avec  son  organisation; 
tout,  sa  nudité,  son  laisser-aller,  sa  folie,  sa  licence  peut-être,  et 
on  lui  a  tout  enlevé  en  un  jour.  La  propagande  qui  voulait  sauver 
l'ame  a  tué  le  corps. 

C'est  le  dimanche  surtout  que  l'on  peut  voir  comment  les  mission- 
naires pratiquent  à  Taïti  leur  système  de  surveillance  et  de  con- 
trainte. Dès  l'aube,  la  plage  se  couvre  de  naturels  qui  se  sont  parés 
de  tous  leurs  lambeaux  européens.  Rien  n'est  plus  curieux  que  cette 
procession  bigarrée,  où  le  vêtement  jure  toujours  avec  l'individu.  On 
ne  saurait  se  faire  une  idée  des  chapeaux  monstrueux  et  des  robes 
incroyables  qui  voient  le  jour  dans  ces  occasions.  Des  hommes  mar- 
chent gravement  sans  pantalons  et  avec  un  habit  noir  ouvert  à  toutes 
les  coutures;  d'autres  ont  des  bottes  et  point  d'habits.  Les  femmes, 
empaquetées  dans  leurs  corsages  et  s'embarrassant  dans  leurs  jupes, 
ne  savent  où  poser  le  pied  et  comment  porter  la  tête.  Ces  atours 
européens  contrastent  d'ailleurs  tellement  avec  des  figures  cuivrées, 
que  toute  la  grâce  du  type  s'efface  et  disparaît.  On  a  sous  les  yeux  des 
guenons  habillées.  A  peine  de  loin  en  loin  aperçoit-on  quelque  jeune 
fille  s'avançant  timidement,  la  tête  ornée  de  fleurs  et  le  corps  enve- 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loppé  d'une  grande  pièce  de  tapa  ou  de  foulard.  Encore  si  un  mis- 
sionnaire aperçoit  la  gracieuse  enfant,  éclate-t-il  en  reproches  et 
force-t-il  la  délinquante  à  sortir  de  l'église.  Telle  est  la  tyrannie  qui 
pèse  sur  les  indigènes,  tyrannie  de  tous  les  jours  et  de  toutes  les 
heures. 

Les  bains  dans  la  rivière,  les  jeux,  les  fêtes,  sont  l'objet  des  mêmes 
prohibitions.  Pour  tromper  leurs  rigides  mentors,  les  jeunes  Taï- 
tiennes  ont  pourtant  inventé  une  danse  qui  semble  échapper  à  leur 
contrôle.  Elles  s'asseoient  sur  des  nattes,  les  unes  contre  les  autres,  les 
jand)es  croisées  à  la  manière  des  (  )rietdaux.  Quand  elles  sont  en  ligne, 
l'une  d'elles  entonne  un  chant  gra\e  et  doux  que  la  troupe  entière 
accompagne  d'un  mouvement  de  genoux  et  de  bras.  II  en  résulte  une 
sorte  de  cadence  qui  se  marque  en  se  levant  et  s'asseyant  tour  à  tour. 
Cette  scène  est  un  prélude  ([ui  se  termine  par  une  pantomime  beau- 
coup plus  animée  et  fort  expressive.  Les  chanteuses  font  alors  entendre 
toutes  à  la  fois  un  son  rauque  et  guttural  au({uel,  par  l'aspiration  et 
l'expiration  de  la  voix,  elles  impriment  un  caractère  de  plus  en  plus 
sauvage.  Pendant  ce  temps,  les  genoux  et  les  bras  continuent  à 
s'ébranler  dans  une  agitation  régulière  et  convulsive.  La  musique  est 
aussi  l'une  des  distractions  de  ces  naïves  créatures.  Leur  instrument 
iavori  ressemble  assez  à  notre  guimbarde,  et  elles  en  tirent  un  parti 
extraordinaire.  Elles  vont  jusciu'à  organiser  ainsi  des  morceaux  d'en- 
semble, des  concerts.  L'une  fait  le  chant,  les  autres  accompagnent. 
En  entourant  d'un  certain  nombre  de  lils  la  languette  flexible  de 
l'instrument,  elles  parviennent  même  à  en  modifier  le  diapason  et  à 
l'approprier  à  des  ef.ets  voulus.  D'autres  fois  les  naturels  se  réunis- 
sent, hommes  et  femmes,  pour  chanter  des  chœurs  lents  et  mélo- 
dieux dans  lesquels  ils  atteignent  un  fort  bel  ensemble.  La  plupart  des 
airs  paraissent  être  en  tierce  et  en  quinte;  mais  l'accord  des  voix  n'en 
persiste  pas  moins,  même  dans  les  changemens  de  ton. 

Les  matelots  et  les  officiers  de  la  frégate  menaient  à  terre  l'exis- 
tence la  plus  heureuse.  Par  une  sorte  d'instinct,  les  r.aturels  sem- 
blaient chercher  auprès  d'eux  \\\\  appui  contre  l'oppression  de  leurs 
sombres  missionnaires.  L'abandon  des  atuiennes  mœurs  avait  reparu. 
Les  jeunes  filles  de  Taïti  arrivaient  par  essaims  i  ans  les  cases  où 
s'étaient  installés  des  Français.  Tao,  Ouéria,  Namoui,  Loidao,  Tcina, 
Xinito  et  une  foule  d'autres  étaient  devenues  pour  eux  des  amies, 
des  compagnes,  des  femmes  de  ménage.  De  quelque  côté  qu'  n  se  pro- 
menât, on  entendait  crier  :  Oui  !  oin  !  oui  !  seul  n  ot  que  les  Taïtiennes 
iueni  toutes  retenues  avec  une  facilité  merveilleuse.  Il  eut  été  beau- 


L'ARTÔnSE   A   TAÏTI.  5G1 

coup  plus  raalaisL'  de  leur  apprendre  à  dire  non.  Nos  marins  s'étaienf 
parfiiitemcnt  habitués  à  la  nourriture  des  indigènes,  qui  consiste  en 
porc  rùli  dans  un  four  à  cailloux ,  et  surtout  en  fruits  de  l'arbre  à  pain  , 
l'un  des  plus  délicieux  que  l'on  puisse  manger.  Cuite  à  feu  étouffé, 
cette  pulpe  a  le  fondant  de  la  pomme  de  terre  et  la  délicatesse  du 
marron,  et  elle  est  infiniment  plus  nourrissante  que  l'une  ou  l'autre 
de  ces  substances.  L'arbre  à  pain  'patidanus]  explique  la  vie  molle  et 
oisive  de  ces  peuples.  Il  s'étend  en  forets  épaisses  sur  les  versants  des 
mornes,  couronne  les  pics  élevés  et  vient  baigner  ses  racines  jusque 
dans  les  flots  de  l'Océan.  Jamais  végétation  plus  riche  et  plus  spon- 
tanée ne  couvrit  le  sein  de  la  terre.  Elle  fournit  aux  naturels  la  nour- 
riture et  l'ombre.  Le  Taïtien  n'a  pas  besoin,  pour  vivre,  de  creuser 
péniblement  un  sillon  comme  l'Européen,  ou  de  vouer,  comme 
l'Hindou ,  ses  bras  fiévreux  au  travail  des  rizières.  Il  n'a  qu'à  lever 
la  main  et  à  cueillir  le  fruit  du  pandanus.  Les  bois  qui  entourent  Pape- 
Iti  sont  des  greniers  inépuisables;  c'est  la  nature  qui  en  a  fait  les  frais 
et  qui  les  renouvelle  incessamment. 

La  familiarité  de  ces  indigènes  était  rarement  importune.  Prêts 
eux-mêmes  à  tout  donner,  à  exercer  l'hospitalité  la  plus  large,  ils  ne 
comprenaient  pas,  il  est  vrai,  dans  leur  entière  rigueur,  nos  habi- 
tudes de  respect  pour  la  projjriété  d'autrui.  Les  hommes,  passionnés 
pour  le  tabac ,  en  prenaient  volontiers  sans  permission ,  et  les  femmes 
usaient  du  rhum  de  leurs  hôtes  avec  assez  peu  de  scrupules.  Mais  sur 
la  moindre  remontrance  tout  ce  monde  s'observait  mieux  et  se  tenait 
sur  la  réserve.  Une  privante,  plus  difficile  à  déraciner,  est  la  coutume 
qu'ont  les  Taïtiens  d'emprunter  à  un  fumeur  sa  pipe  ou  son  cigarre 
pour  en  tirer  quelques  bouffées.  Dans  un  pays  où  les  maladies  con- 
tagieuses sont  très  communes,  on  devine  que  cette  familiarité,  outre 
le  dégoût  qu'elle  inspire,  n'est  pas  sans  inconvénient.  INos  officier.^ 
eurent  quelque  peine  à  former  sur  ce  point  l'éducation  de  leurs  com- 
mensaux; quant  aux  équipages,  ils  ne  poussèrent  pas  la  délicatesse 
si  loin  et  subirent  toutes  les  chances  des  usages  Indigènes. 

Pour  remplir  et  tromper  de  longues  soirées,  Pape-Iti  avait  uiîc 
petite  société  de  choix  que  fréquentait  l'état-major  de  la  frégate. 
M.  Moërenhout  en  était  le  centre.Venu  de  Lima  en  1830,  M.  ]\îoë- 
renhout  avait  éprouvé  quelques  malheurs  dans  le  commerce  des  perler, 
par  suite  de  naufrages  et  d'accidens.  Accrédité  depuis  ce  temps  par  la 
France  auprès  des  autorités  de  Taïti ,  il  est  devenu  l'un  iU'r>  homme:-, 
les  plus  importans  et  les  plus  éclairés  de  l'archipel.  Chez  lui  se  réunis- 
saient un  jeune  négociant  anglais,  M.  Robson,  et  le  général  Freyre, 


562  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ex-président  de  la  république  du  Chili.  M.  Freyre,  l'un  des  person- 
nages les  plus  marquans  de  l'Amérique  du  Sud,  venait  d'être  exilé  de 
sa  i)atrie  à  la  suite  d'une  réaction  dirigée  par  le  général  Priato.  C'était 
un  beau  vieillard,  au  regard  calme  et  doux,  parlant  de  ses  malheurs 
sans  amertume  et  ne  regrettant  que  l'impuissance  où  il  se  trouvait  de 
pouvoir  servir  son  pays.  La  faction  victorieuse  l'avait  indignement 
traité  :  jeté  sans  argent,  presque  sans  habits,  sur  l'île  déserte  de.Iuan 
Fernandez,  il  n'avait  dû  qu'à  la  pitié  un  asile  à  bord  d'un  navire  qui 
le  conduisit  à  Sydney,  puis  à  Taïti.  Là,  dans  une  résignation  par- 
faite ,  il  attendait  le  jour  où  un  retour  de  fortune  le  rendrait  à  ses 
amis  et  à  sa  famille.  Presque  tous  les  soirs  le  général  Freyre  se  ren- 
dait chez  M.  Moërenhout,  où  les  officiers  de  L'Arlomise  venaient  de 
leur  côté.  La  conversation  roulait  alors  sur  Taïti,  sur  les  mœurs 
curieuses  de  ses  peuples,  sur  les  intérêts  politiques  et  commerciaux 
qui  s'y  rattachaient.  Le  thé  terminait  la  soirée. 

Un  seul  Français  vivait  alors  dans  l'île,  jeune  homme  dont  la  vie  était 
une  suite  d'aventures;  il  se  nommait  Louis.  Son  père,  fermier  des 
environs  de  Paris,  s'était  vu  ruiné  en  1816  par  la  faillite  d'un  fournis- 
seur des  armées,  et  avait  fait  voile  pour  les  États-Unis  avec  son  enfant 
en  bas-àge.  Les  bords  du  lac  Erié  donnèrent  asile  à  cette  fomille,  vouée 
dès-lors  à  la  rude  condition  du  pionnier.  Louis  grandit  à  cette  école. 
Tour  à  tour  patron  de  barque  sur  l'iludson,  agriculteur,  jockey,  marin, 
baleinier,  il  s'était  fait  caboteur  à  Taïti ,  et  pêcheur  de  perles  dans  les 
parages  de  Pomotou.  Un  vieux  chef  de  Pape-ïti  et  sa  femme  avaient 
adopté  le  jeune  Français,  et  leur  dévouement  à  son  égard  tenait  de 
l'idolâtrie.  Louis  était  d'ailleurs  un  garçon  plein  d'activité  et  d'intelli- 
gence. Toutes  les  langues  des  archipels  voisins  lui  étaient  familières, 
et  il  s'était  si  bien  identifié  avec  les  mœurs  du  pays,  que  le  type  seul 
le  séparait  de  ces  sauvages.  Rien  n'était  plus  singulier  que  sa  conver- 
sation ,  mélange  confus  de  souvenirs  européens  et  d'impressions  poly- 
nésiennes. Nos  officiers  aimaient  à  le  faire  causer,  à  l'employer  pour 
divers  services.  îl  devint  leur  interprète,  leur  compagnon  assidu,  et, 
pendant  tout  le  cours  de  la  relâche,  il  se  montra  d'un  dévouement  à 
toute  épreuve. 

Au  milieu  de  cette  vie  doucement  occupée,  les  officiers  de  VArtè- 
mise  ne  perdaient  pas  de  vue  l'objet  essentiel  de  leur  mission.  Il  s'agis- 
sait d'une  réparation  à  obtenir  des  évangélistes  luthériens  qui  s'étaient 
imposés  à  ces  populations  naïves  et  dociles.  Mais  pour  l'intelligence 
de  cette  portion  du  voyage,  il  est  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'œil 
rapide  sur  les  faits  antérieurs. 


L'AUTÉMISE    a    TAlïl.  563 

La  découverte  de  Taïti,  long-temps  attribuée  à  l'Espagnol  Quiros, 
ne  semble  pas  remonter  au-delà  de  la  reconnaissance  positive  du  capi- 
taine anglais  Wallis,  en  1767.  Wallis,  à  l'aide  de  ses  canons,  se  fit 
promptement  respecter  sur  les  plages  de  l'île,  et  à  ce  premier  succès  il 
joignit  iiientôt  la  conquête  de  la  reine  Berea,  dont  les  anciennes  rela- 
tions vantent  le  port  majestueux.  Bougainville,  qui  visita  Taïti  quel- 
ques mois  après  Wallis,  n'aspira  pas  aux  mêmes  bonnes  lortunes; 
mais  son  équipage  utilisa  si  bien  cette  heureuse  relâche,  ([ue  l'amiral 
crut  devoir  donner  à  l'archipel  un  nom  mythologique  en  harmonie 
avec  ses  mœurs  amoureuses.  Cook,  voyageur  plus  sévère  encore,  ne 
fut  point  insensible  aux  séductiorss  du  pays,  à  la  candeur,  aux  grâces 
de  ses  habitans.  11  parut  trois  fois  à  Taïti,  et  chaque  ibis  ce  furent  de 
nouvelles  fêtes,  de  nouveaux  élans  d'affection ,  de  nouveaux  témoi- 
gnages de  bienveillance.  Les  divers  navigateurs  qui  y  jetèrent  l'ancre  à 
leur  tour,  l'Espagnol  Bonechea ,  Vancouver,  l'Anglais  Sever  du  brick 
Ladij  Penrhi/n,  le  capitaine  Bligh  du  sloop  Bounty,  le  capitaine  New 
du  Dcdalus,  n'eurent  qu'à  se  louer  également  des  procédés  de  ce 
peuple  hospitalier  et  paisible.  Aux  fléaux  que  leur  apportait  la  civili- 
sation, ces  sauvages  ne  surent  répondre  que  par  la  résignation  la 
plus  touchante. 

Parmi  les  évènemens  qui  se  rattachent  à  cette  période,  aucun 
n'est  d'un  intérêt  plus  réel  que  la  révolte  du  sloop  de  guerre  Boimtij^ 
commandé  par  Bligh,  compagnon  de  Cook.  Bligh  était  l'un  de  ces 
hommes  intraitables  qui  amassent  autour  d'eux  des  tempêtes.  Depuis 
long-temps  des  haines  sourdes  couvaient  parmi  les  officiers  de  son 
équipage.  Elles  éclatèrent  en  avril  1789,  vingt  jours  après  que  le 
sloop  Bounlij  eut  quitté  les  ports  taïtiens.  Le  lieutenant  Christian 
était  le  chef  du  complot  :  on  s'empara  du  capitaine  et  de  dix-huit 
hommes  qui  lui  étaient  restés  fidèles  ;  on  les  jeta  dans  une  embarca- 
tion avec  quelques  vivres,  un  quart  de  cercle  et  une  boussole.  La 
mer  fut  propice  à  ces  malheureux  ;  Bligh  revit  Sydney  pour  devenir 
plus  tard  gouverneur  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud.  Cependant  le 
sloop  Bouniij  demeurait  à  la  merci  des  insurgés.  Que  faire?  où  aller? 
comment  se  dérober  à  un  juste  châtiment?  L'avis  de  Christian  était 
de  gagner  une  île  déserte.  On  songea  à  Toubouaï;  m<iis  des  que- 
relles avec  les  naturels  rendirent  bientôt  ce  séjour  inhabitable  ;  il 
fallut  retourner  à  Taïti.  Alors  une  scission  se  déclara.  Les  midship- 
meii,  Stewart  et  Heywood  demandèrent  à  rester  à  Pape-Iti  ;  Christian 
ne  se  crut  pas  en  sûreté  sur  des  parages  fréquentés  par  des  navires 
de  guerre ,  il  remit  à  la  voile. 


56i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  premiers  expièrent  bientôt  leur  imprudenre.  Dix-liuit  mois 
après  leur  débarquement,  la  frégate  anglaise  l'andora  vint  les  récla- 
mer pour  les  livrera  la  justice  anglaise.  Il  fallut  obéir.  Douze  insurgés 
se  rendirent  à  bord,  accompagnés  de  leurs  femmes  qui  poussaient 
des  cris  lamentables.  Elles  se  jetèrent  aux  pieds  du  commandant  et 
demandèrent  à  suivre  leurs  luaris  en  Europe.  L'une  d'elles  surtout, 
Peggy,  épouse  de  Stewart,  se  Ot  remarciuer  par  une  douleur  naïve  et 
profonde.  Quand  son  amant  eut  été  conduit  à  bord,  elle  s'y  rendit 
avec  son  enfant,  se  traîna  jusqu'au  prisonnier,  et  tomba  évanouie 
dans  ses  bras.  Il  fallut  l'en  arracher  de  force  et  lui  interdire  l'accès 
du  bâtiment.  Alors  la  pauvre  Peggy  alla  s'établir  sur  la  plage,  en  face 
de  la  Pandom,  ne  la  quittant  pas  un  instant  des  yeux,  immobile, 
morne,  silencieuse,  vivant  de  (juelques  fruits  à  pain  que  sa  sœur 
lui  apportait.  Elle  ne  bougea  pas  du  rivage  tant  que  la  frégate  sta- 
tiouîia  dans  la  rade,  et  au  jour  du  départ,  après  avoir  vu  son  dernier 
(espoir  s'évanouir  à  l'horizon,  Peggy  regagna  lentement  sa  case  et  se 
laissa  mourir.  Son  enfant  la  suivit  de  près. 

Les  huit  révoltés  qui  avaient  suivi  la  fortune  de  Christian  n'eurent 
pas  une  lin  aussi  malheureuse.  Embarqués  de  nouveau  sur  le  sloop, 
its  atteignirent  l'île  de  Pitcairn,  qui  allait  être  le  théâtre  d'une  colo- 
nisation fort  curieuse.  IMtcairn  est  un  écuei!  perdu  au  milieu  de  l'im- 
mensité de  la  mer  du  Sud.  Christian  y  descendit  avec  huit  Anglais, 
six  hommes  et  douze  femmes  de  Taïti.  L'île  était  lieureusement  inha- 
L'itée  et  d'un  abord  diflicile.  On  s'installa  à  terre  avec  tous  les  objets 
utiles  à  l'établissement  nouveau,  et  l'on  brûla  le  sloop.  Des  habita- 
tions furent  construites,  des  terrains  défrichés.  Les  ignames,  les 
taros,  les  pommes  de  terre,  les  bananes,  la  cantte  à  sucre,  réussirent 
à  souhait.  L'arbre  à  pain  et  le  cocotier  faisaient  partie  de  la  végéta- 
tion naturelle  de  l'île.  La  nature  s'était  plu  ù  embellir  ce  lieu  d'exil, 
que  des  falaises  escarpées  défendaient  contre  les  visites  de  croiseurs 
hostiles  ou  de  voyageurs  curieux.  Cependant  les  révoltés  ne  furent 
d'abord  qu'imparfaiement  rassurés,  et  long-temps,  à  tour  de  rôle, 
ils  se  posèrent  en  vigie  sur  l'un  des  sommets  de  l'île,  afin  d'épier  les 
navires  qui  pouvaient  paraître  à  l'horizon. 

Les  premières  années  de  l'établissement  furent  assez  tranquilles, 
quoique  les  Anglais  eussent  pris  vis-à-vis  des  Taïtiens  le  rôle  de  maî- 
tres et  de  maîtres  exigeans;  mais  bientôt  des  querelles  violentes 
s'élevèrent  au  sujet  des  femmes,  dont  le  nombre  n'était  pas  propor- 
tionné à  celui  des  hommes.  Pitcairn  devint  un  enfer.  Tantôt  les 
hîancs  surprenaient  les  sauvages  en  état  de  conspiration  llagrante 


l'AHTÉMISE  a  TAITI.  565 

et  les  égorgeaient  ;  tantôt  les  sauvages  fondaient  à  l'improviste  sur 
tes  blancs  et  les  massacraient.  Les  femmes  se  rangeaient  d'un  parti 
ou  de  l'autre  ou  complotaient  de  leur  côté.  Le  lieutenant  Christian 
périt  dans  un  guet-apens  et  avec  lui  trois  de  ses  compagnons.  En 
1793,  il  ne  restait  plus  à  Pitcairn  (pie  quatre  Européens,  dix  femmes 
et  quelques  enfans.  D'autres  catastrophes  enlevèrent  encore  trois 
hommes,  et,  en  1800,  on  ne  comptait  dans  l'île  qu'un  Anglais,  le 
nommé  Alexandre  Smith,  qui  avait  changé  son  nom  en  celui  de  John 
Adams. 

Demeuré  seul,  John  Adams  fit  un  profond  retour  sur  lui-même. 
H  comprit  que  le  seul  moyen  d'expier  sa  vie  i)assée,  soit  devant  les 
hommes,  soit  devant  Dieu,  (tait  dans  la  conduite  qu'il  allait  tenir 
vis-à-vis  de  cette  colonie  dont  il  devenait  le  chef  responsable.  Une 
Bible  avait  été  conservée  dans  l'une  des  habitations;  il  la  prit,  la 
médita  et  en  fit  la  lecture  aux  enfans.  John  Adams  était  une  de  ces 
natures  droites  et  simples  qui  trouvent  en  elles-mêmes  de  quoi  suf- 
fire aux  plus  vastes  devoirs.  Sa  parole  n'était  pas  celle  d'un  théolo- 
gien ,  mais  elle  avait  une  gravité  onctueuse ,  une  persuasion  tendre , 
qui  étaient  irrésistibles.  A  sa  voix,  cette  colonie  changea  d'aspect; 
elle  ne  forma  plus  qu'une  famille,  régie  par  la  plus  douce,  par  la  plus 
touchante  fraternité.  John  Adams  sut  même  donner  à  ses  pupilles 
quelques  notions  sur  les  arls,  sur  les  mœurs  de  l'Europe,  et  les  voya- 
geurs, qui  plus  tard  visitèrent  Pitcairn ,  furent  frappés  du  sens  moral, 
de  l'esprit  net  et  pénétrant  de  ces  insulaires.  Quant  à  leur  bonté,  à 
leur  affabilité,  elles  étaient  au-dessus  de  tout  éloge.  Jamais  de  que- 
relles, jamais  de  voies  de  fait;  l'ordre  et  la  vertu  régnaient  dans  tous 
les  ménages;  les  liaisons  irrégulières  avaient  disparu  pour  faire  place 
à  des  unions  religieuses,  et  les  mœurs  idolâtres  s'étaient  retirées  de- 
vant les  mœurs  chrétiennes. 

Cette  colonie  vit  s'écouler  huit  ans  de  la  sorte,  dasis  le  bonheur  et 
dans  l'oubli.  Aucun  navire  d'Europe  n'était  venu  troubler  la  paix  de 
l'établissement.  Le  Topaz,  capitaine  Folger,  visita  le  premier  Pitcairn, 
en  1808,  et  en  181'^  deux  frégates  anglaises,  passant  devant  cette  île, 
se  virent  abordées  par  des  pirogues  d'où,  à  la  grande  surprise  des 
marins,  on  les  héla  en  anglais.  L'une  d'elles  portait  le  fils  du  révolté 
Christian,  grand  et  beau  jeune  homme,  qui  monta  à  bord.  On  le  fit 
causer,  et  il  s'exprima  avec  une  convenance,  une  ingénuité,  qui  char- 
mèrent tout  le  monde.  Les  deux  commandans  se  rendirent  alors  à 
terre.  Adams  les  attendait  sur  le  rivage,  et,  dès  qu'ils  parurent,  il 

TOME  XXIII.  3G 


566  REVUE   DES   DEUX   .-^lOXDES. 

s'offrit  à  eux  comme  prisoniiier.  La  colonie  entière  entourait  son 
(;hef,  inquiète  et  désolée;  la  famille  d'Adams  était  en  larmes,  les  en- 
fans  poussaient  des  cris,  les  femmes  éclataient  en  sanglots.  Jamais 
deuil  ne  fut  plus  réel,  douleur  plus  vraie.  Les  commandans  s'em- 
pressèrent de  rassurer  ce  bon  peuple.  «  Adams  est  coupable,  dirent- 
ils,  mais  il  a  expié  sa  faute.  Nous  ne  voyons  plus  en  lui  le  révolté  du 
sloop  Bounty,  mais  le  patriarche  dePitcairn.  »  Ces  paroles  calmèrent 
toutes  les  craintes,  et  les  deux  officiers  quittèrent  cette  côte  chargés 
de  bénédictions  et  comblés  de  caresses. 

Le  récit  de  ces  relâches ,  parvenu  en  Europe,  valut  à  Pitcairn  de 
nombreuses  visites.  Les  navigateurs  qui  passi.ient  à  portée  de  l'îlot 
ne  manquaient  pas  d'aller  recueillir  quelques  nouvelles  du  bon  Adams 
et  de  sa  famille.  Beechey,  en  1825,  y  compta  soixante-six  colons;  le 
patriarche  gouvernait  encore  sa  colonie.  Le  capitaine  Wakiegrave  ne 
l'y  trouva  plus;  xVdams  était  mort  en  1829,  léguant  ses  pouvoirs  à 
Edouard  Voung.  Quoique  la  petite  peuplade  fût  encore  tranquille, 
quelques  membres  européens  qui  s'y  étaient  mêlés  avaient  introduit 
dans  les  esprits  les  germes  de  divisions  nouvelles.  Un  incident  im- 
prévu vint  grossir  ces  premiers  symptômes  de  désorganisation.  Sur 
des  rapports  vagues,  l'Angleterre  avait  envoyé  des  navires  à  Pitcairn, 
dans  la  crainte  que  le  sol  de  l'île  ne  put  suffire  désormais  à  la  nour- 
riture des  habitans.  Ces  hommes  simples  n'osèrent  pas  se  refuser  à 
ULie  expatriation  qu'on  avait  l'air  de  regarder  comme  nécessaire.  Ils 
s'embarquèrent  pour  Taïti;  mais,  au  spectacle  des  mœurs  licencieuses 
de  cet  archipel,  leur  piété  s'effaroucha;  ils  demandèrent  à  être  recon- 
duits sur  leur  îlot,  pur  de  pareils  scandales.  On  ne  put,  on  ne  voulut 
pas  les  écouter  d'abord ,  et  quand  plus  tard  on  les  rendit  au  sol  natal, 
ils  y  rapportèrent  les  impressions  funestes  qu'engendrent  toujours 
les  mauvais  exemples.  Aussi  la  discorde  et  les  habitudes  relâchées 
semblent- elles  s'être  de  nouveau  introduites  à  Pitcairn,  et  John 
Adams  ne  reconnaîtrait  plus  aujourd'hui  son  œuvre  dans  cette  société 
livrée  au  dérèglement  et  à  l'intrigue. 

Cet  épisode ,  qui  se  lie  si  étroitement  à  l'histoire  de  Taïti ,  nous  a 
conduits  un  peu  loin  dans  l'ordre  des  dates.  Il  faut  remonter  main- 
tenant à  la  fin  du  siècle  dernier,  pour  constater  les  premiers  efforts 
de  la  propagande  religieuse  qui  choisit  pour  théâtre  les  îles  du  groupe 
taitien.  Ce  lut  en  1797  que  la  société  des  missions  de  Londres  envoya 
<lans  ces  parages  le  DufJ\  capitaine  Wilson ,  qui  y  laissa  quelques 
apôtres  dévoués.  Le  roi  du  pays  était  alors  Pomaré  :  il  régnait  au 


l'AUïÉ3IISE   a   TAITI.  567 

nom  de  son  fils  Otou,  depuis  célèbre  sous  le  nom  de  Pomaré  lî  (1). 
Ce  chef  fit  aux  missionnaires  le  meilleur  accueil,  et,  soit  par  calcul, 
soit  par  suite  d'une  méprise,  le  grand-prêtre  de  l'idolâtrie  indigène 
ne  se  montra  pas  moins  dévoué  à  leur  fortune.  Le  culte  de  Taïti 
était  alors  un  fétichisme  très  tolérant  dans  lequel  les  dieux  Taaroa, 
Oro  et  Manoua  jouaient  un  grand  rôle.  Les  missionnaires,  dans  leurs 
gloses,  ont  eu  le  soin  de  faire  ressortir  les  analogies  qui  existent  entre 
cette  théogonie  et  la  trinité  chrétienne.  Taaroa  est  le  père ,  Oro  est  le 
fils,  Manoua  le  saint-esprit  ou  l'oiseau.  Ces  trois  dieux,  d'un  ordre 
supérieur,  commandaient  à  une  foule  de  divinités  subalternes,  parmi 
lesquelles  on  remarquait  Hiro,  le  maître  de  l'Océan;  Atoua-Maos 
les  dieux-requins,  qui  transportaient,  s'il  faut  en  croire  les  traditions 
locales,  d'une  île  à  une  autre,  à  la  manière  du  dauphin  d'Amphion, 
les  insulaires  dévoués  à  leur  culte;  les  dieux  de  l'air,  les  dieux  du  feu , 
les  dieux  des  arts,  les  dieux  des  professions  manuelles,  etc. 

Les  fétiches  étaient  presque  toujours  des  morceaux  de  bois  de  ca- 
suuriiia  grossièrement  sculptés  et  enveloppés  de  lambeaux  d'étoffes 
de  (apa.  La  dimension  des  idoles  variait  de  quelques  pouces  jusqu'à  sept 
ou  huit  pieds.  Les  plus  ornées  étaient  couvertes  de  tresses  en  bourre  de 
coco  et  surmontées  de  plumes  rouges.  Les  idoles  des  simples  esprits 
se  nommaient  des  iiis,  celles  des  dieux  des  Ions.  Elles  n'étaient  saintes 
que  lorsqu'elles  s'animaient  à  la  voix  des  prêtres;  hors  de  là,  elles 
perdaient  beaucoup  de  leur  valeur.  Pour  qu'un  fétiche  eût  droit  aux 
honneurs  suprêmes,  il  fallait  qu'il  fût  décoré  avec  les  plumes  écar- 
lates  de  la  queue  du  phaéton.  Ces  plumes  consacraient  l'idole  et  la 
plaçaient  au  premier  rang;  elle  devenait  alors  génie,  esprit,  talisman, 
amulette,  et  se  pénétrait  d'une  manière  particulière  de  l'essence 
môme  des  dieux.  Les  temples  où  ces  fétiches  étaient  principalement 
adorés  se  nommaient  des  momïs,  vastes  enclos  entourés  de  murs  ou 
de  palissades,  dans  lesquels  on  avait  soin  de  ménager  des  chapelles 
pour  les  idoles  et  des  tombes  pour  les  chefs.  Les  arbres  distribués 
autour  de  cette  enceinte  étaient  sacrés;  on  y  voyait  des  casuarinas  au 
feuillage  mélancolique,  des  tesmesias  et  des  cordias  qui  forment  des 
berceaux  impénétrables  au  soleil.  Le  culte  se  composait  de  prières, 
d'offrandes  et  de  sacrifices.  On  immolait  aux  dieux  des  poissons,  des 
fruits,  des  porcs,  des  oiseaux,  et,  dans  les  temps  de  guerre,  des  vic- 


(1)  D'jiprès  les  visages  en  vigueur  a  Taïti  de  temps  immémorial ,  un  chef ,  nuelque 
rang  qu'il  occupât,  et  le  souverain  lui-même,  étaient  obligés  de  se  dessaisir  de  leurs 
dignités  ou  de  leurs  fonctions  en  faveur  de  leurs  premiers-nés. 

36. 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

times  humaines.  Les  fonctions  sacerdotales  étaient  héréditaires,  et 
les  prêtres  avaient  le  rang  de  chefs;  le  pontife  était  ordinairement  un 
membre  de  la  famille  régnante.  A  côté  des  prêtres,  et  en  dehors  de 
leur  influence,  figurait  la  classe  des  arrois,  qui  se  recrutait  par  une 
sorte  d'initiation  et  d'investiture  religieuse.  Les  droits  des  aréois, 
véritables  chefs  de  l'île,  leur  assuraient  en  toutes  choses  une  iiupunité 
dont  ils  usaient  largement. 

Telles  sont  les  mœurs  et  les  croyances  contre  lesquelles  les  mis- 
sionnaires anglicans  allaient  avoir  à  lutter.  Tronipés  par  la  tolérance 
affectueuse  des  naturels,  ils  crurciità  un  triomphe  f;;ci!e.  Leur  illu- 
sion ne  fut  pas  longue.  On  les  écoutait,  on  réclamait  leurs  secours 
comme  mécaniciens,  comme  ouvriers  intelligens  et  habiles;  mais  on 
s'en  tenait  là.  A  peine  installés,  ils  avaient  cherché  à  combattre  les 
mœurs  locales  dans  ce  qu'elles  avaient  de  j)lus  barbare;  la  coutume 
qui  existait  parmi  les  aréois,  de  détruire  leurs  nouveaux-nés,  attira 
d'abord  leur  attention  (1).  Pour  vaincre  cet  odieux  usage,  les  apôtres 
s'adressèrent  à  l'amour  des  mères,  qui  parut  capituler;  mais  les  pré- 
jugés des  chefs  reprirent  bientôt  le  dessus.  Ces  tentatives  infruc- 
tueuses furent  même  suivies  de  quelques  persécutions.  Si  les  inten- 
tions du  vieux  Pomaré  étaient  toujours  excellentes,  son  fils  ne  cachait 
pas  son  éloignement  pour  les  missionnaires,  et  bientôt  des  guerres 
civiles  vinrent  empirer  cette  situation  précaire.  De  1800  à  1803,  les 
prêtres  anglicans,  malgré  des  prédications  nombreuses  et  d'infatiga- 
bles efforts,  n'avaient  obtenu  aucun  résultat  réel.  Partout  où  ils 
s'étaient  présentés,  on  les  avait  toure.és  en  ridicule,  en  disant  que 
leur  Dieu  était  tout  au  plus  le  serviteur  du  grand  Oro,  le  maître  du 
monde.  Telle  était  la  situation  des  choses  à  la  mort  de  Pomaré  P', 
qui  eut  pour  successeur  son  fils,  Pomaré  IL 

Une  confusion  effroyable  suivit  cet  événement.  Pendant  six  années 
environ,  Taïti  ollrit  le  spectacle  d'un  bouleversement  complet.  Il 
s'agissait  de  l'image  du  dieu  Oro  que  se  disputaient  divers  partis,  et 
en  l'honneur  de  laquelle  on  tua  et  dévora  des  milliers  de  victimes. 
Les  équipages  des  navires  anglais  de  relâche  dans  les  ports  de  Taïti 
se  mêlèrent,  à  diverses  reprises,  de  la  lutte,  et  firent  incliner  le  suc- 
cès du  côté  des  armes  à  feu.  Au  milieu  de  ces  désordres,  les  mis- 
sionnaires n'avaient  pu  se  maintenir  sur  la  grande  île;  ils  s'étaient 
retirés  à  Eimeo,  où  Pomaré  ne  tarda  point  à  paraître,  vaincu ,  dépos- 

(1)  CeUe  coutume  barbare  pronail  m  source  dans  la  nécessilé  imposée  aux  aréois, 
coninie  aux  autres  cliel's ,  d'abdiciucr  leurs  fonctions  eu  faveur  de  leurs  eufans. 


l'artémise  a  taiti.  569 

sédé,  monarque  sans  couronne.  L'heure  était  propice  pour  une  con- 
version. Le  chef  taïticn  accusait  Oro  de  sa  défaite  et  commençait  à 
douter  d'une  divinité  qui  l'avait  si  mal  soutenu.  M.  Aott,  seul  mission- 
naire resté  sur  les  lieux,  exploita  habilement  cette  disposition.  Il 
promit  à  Pomaré  la  victoire  au  nom  d'un  dieu  nouveau,  et  laissa  en- 
trevoir, comme  complément  à  l'inlluence  céleste,  le  concours  de  quel- 
ques équipages  anglais.  Pomaré  n'hésita  plus  :  il  se  fit  instruire  et 
baptiser  par  le  pasteur  Nott;  puis,  pour  rompre  avec  les  vieilles  idoles, 
il  choisit  une  occasion  solennelle  et  viola  la  loi  du  (aboi/.  Le  tabou 
est  cette  interdiction  religieuse  en  usage  dans  toute  la  Polynésie,  in- 
terdiction {pii  frappe  certains  objets,  certains  hommes,  certains  lieux; 
c'est  le  seul  code  formel  en  vigueur  dans  ces  îles.  Aussi,  en  violant 
le  tabou,  Pomaré  rompait-il  avec  tout  son  passé.  Cet  exemple  retentit 
au  loin.  Bientôt  l'île  entière  d'Eimeo  demanda  le  baptême,  et  il  fallut 
([ue  M.  Nott  sollicitât  avec  instance  de  nouveaux  auxiliaires  pour  sa 
mission. 

L'élan  était  donné,  le  chef  le  plus  important  avait  abjuré  le  culte 
des  idoles;  le  reste  n'était  plus  qu'une  question  de  temps.  Une  anar- 
chie profonde  dévorait  la  grande  île  ;  on  vint  supplier  Pomaré  d'y 
reparaître  et  d'y  ressaisir  le  pouvoir.  Tous  les  partis  l'appelaient,  le 
regrettaient.  Les  chefs  vainqueurs  avaient  fait  de  Taïti  le  théâtre  de 
leurs  saturnales;  les  champs  restaient  en  friche;  une  seule  culture 
demeurait  en  honneur,  celle  de  la  racine  du  ti  [dracœna  terminalis), 
dont  on  tirait  une  liqueur  spiritucuse.  L'île  n'était  plus  qu'une  distil- 
lerie et  un  cabaret;  la  chaudière  était  un  rocher  creux,  la  cornue  un 
couvercle  en  bois,  le  réfrigérant  un  conduit  en  roseau.  Autour  de  cet 
alambic  se  pressaient  des  naturels  qui  buvaient  la  liqueur  à  mesure 
(ju'elle  tombait  dans  le  récipient,  puis,  ivres  et  furieux,  s'entr'égor- 
geaient  les  uns  les  autres.  A  ce  récit,  Pomaré  comprit  (jue  l'heure 
était  venue  de  tenter  de  nouveau  le  sort  des  armes.  Il  reparut  à  Taïti, 
où,  durant  trois  années  entières,  il  eut  à  soutenir  le  choc  des  ido- 
lâtres. Un  instant  son  étoile  pâlit  et  sembla  s'effacer;  mais  un  dernier 
effort  lui  fit  regagner  le  terrain  qu'il  avait  perdu,  et  vers  la  fin  de  18L5 
il  demeurait  souverain  absolu  de  tout  l'archipel. 

La  propagande  religieuse  marchait  plus  rapidement  encore.  Eimeo, 
])erceau  de  l'église  nouvelle,  était  toute  convertie.  On  ne  pouvait  suf- 
fire ni  aux  prêches  ni  aux  baptêmes.  Une  chapelle  avait  été  construite 
et  inaugurée.  Les  chefs  du  pays  abjuraient  leurs  faux  dieux,  et  le 
grand-prêtre  avait  mis  de  sa  main  le  feu  aux  idoles.  L'archipel 
entier  suivit  cette  impulsion.  Chaque  jour  amenait  des  coniiuêtes 


570  RENDE  DES  DEUX  MONDES. 

nouvelles,  et ,  vers  la  fin  de  181'* ,  les  îles  comptaient  plus  de  six  cents 
chrétiens.  La  victoire  de  Pomaré  acheva  cette  œuvre  de  patience  et 
de  persuasion.  Pour  porter  un  dernier  coup  à  la  puissance  des  féti- 
ches, le  chef  vain(pieur  détacha  une  élite  de  ses  guerriers  vers  le 
temple  d'Oro.  Cette  troupe  entra  dans  le  sanctuaire  du  dieu,  déca- 
pita son  image,  bloc  de  casuarina  grossièrement  sculpté,  et  porta  la 
tête  aux  pieds  de  Pomaré.  Celui-ci  affecta  d'abord  de  s'en  servir  pour 
les  plus  vils  usages,  par  exemple  comme  billot  de  cuisine;  puis  il  la 
jeta  au  feu.  Cette  exécution ,  faite  avec  éclat,  eut  une  influence  dé- 
cisive au  sein  des  îles ,  et  fut  suivie  de  la  destruction  des  idoles  encore 
debout;  un  an  après,  on  y  eût  en  vain  cherché  le  moindre  vestige 
de  l'ancien  culte. 

Taïti  chrétienne  obéissait  désormais  à  Pomaré  :  il  la  plaça  sous  les 
ordres  de  chefs  dévoués,  et,  sous  l'inspiration  des  missionnaires, 
songea  à  la  réorganisation  du  pays.  Dans  ce  travail,  personne  ne 
voulut  et  ne  sut  tenir  compte  des  mœurs  antérieures  qu'il  importait 
de  ménager.  La  transition  fut  trop  brusque;  aussi  devait-elle  porter 
dans  l'avenir  des  fruits  funestes.  Cependant  les  premiers  jours  de  la 
propagande  furent  marqués  par  des  épisodes  touchans.  Un  renfort 
d'apétrcs  arriva  de  Sidney  avec  un  évangile  taïtien  ;  on  le  reçut  avec 
enthousiasme,  mais  on  voulut  avoir  plus  encore.  Une  imprimerie  fut 
fondée  à  Eimeo  parles  soins  du  révérend  Ellis,  connu  par  ses  impor- 
tans  travaux  sur  les  contrées  polynésiennes.  M.  Ellis,  débarquant 
av(^c  une  presse  et  des  caractères,  causa  presque  une  révolution  dans 
le  pays.  Les  livres  de  piété  manquaient  ;  on  en  comptait  un  exem- 
plaire à  peine  par  famille,  et  plusieurs  d'entre  elles  n'en  avaient  pas. 
Pour  y  suppléer,  ceux-ci  avaient  copié  le  syllabaire,  ceux-là,  ne  pou- 
vant se  procurer  du  papier,  s'étaient  contentés  de  tracer,  à  l'aide  d'un 
jonc  trempé  dans  une  teinture  violette,  des  passages  des  Écritures 
sur  des  morceaux  d'étoffe  préparés  avec  soin.  L'arrivée  d'une  presse 
allait  rendre  superflues  ces  combinaisons  d'une  ferveur  ingénieuse. 

Quand  la  machine  se  trouva  installée,  Pomaré  voulut  être  des  pre- 
miers à  la  voir.  M.  Ellis  composa  une  page  sous  ses  yeux,  puis  lui 
enseigna  la  manière  d'en  obtenir  une  épreuve.  Le  souverain  de  Taïti 
était  enchanté;  il  suivait  de  l'œil  les  progrès  du  travail,  calculait  le 
nombre  des  lettres  et  prenait  à  toutes  ces  opérations  un  plaisir  d'en- 
fant. L'impression  réussit  à  souhait.  On  tira  deux  mille  six  cents 
exemplaires  du  syllabaire,  un  catéchisme  taïtien,  des  extraits  des 
Écritures  et  un  Évangile  selon  saint  Luc.  Pendant  ce  travail ,  la  popu- 
lation se  pressait  aux  portes  de  l'atelier  en  poussant  des  cris  d'admira- 


l'artémise  a  taiti.  571 

tion  :  «0  Angleterre,  terre  du  savoir!  »  disait-elle.  Le  rivage  était 
encombré  de  pirogues;  de  tous  les  points  de  l'archipel,  on  venait 
chercher  des  livres. 

c(  Souvent,  dit  le  révérend  Ellis,  témoin  oculaire  (1),  souvent  je 
voyais  paraître  trente  ou  quarante  embarcations  qui  venaient  deman- 
der et  attendre  des  exemplaires.  Un  soir,  au  coucher  du  soleil,  une 
pirogue  arriva  de  Taiti,  montée  par  cinq  hommes.  Ils  plièrent  leur 
voile,  débarquèrent,  et  s'acheminèrent  vers  mon  logement.  J'allai 
au-devant  d'eux.  «  Luka!  te  parau  na  Luka  (saint  Luc  !  donnez-nous 
saint  Luc) ,  «  me  dirent-ils  tous  à  la  fois  en  m'offrant  en  échange  des 
bambous  pleins  d'huile  de  coco.  Je  n'avais  pas  d'exemplaires  prêts, 
et  les  engageai  à  se  retirer  dans  le  village  pour  y  passer  la  nuit.  Le 
crépuscule,  toujours  très  court  sous  les  tropiques,  venait  de  finir.  Je 
me  retirai.  Quelle  fut  ma  surprise,  quand  le  lendemain,  au  soleil 
levant,  je  les  aperçus  couchés  à  terre,  devant  la  maison!  Inquiet,  je 
leur  demandai  pourquoi  ils  avaient  passé  la  nuit  en  plein  air  : 
((  Maître,  me  répondirent-ils,  nous  avions  peur  que  quelqu'un  ne  vînt 
de  grand  matin  vous  demander  des  livres ,  et  nous  avions  résolu  de 
ne  nous  éloigner  qu'après  en  avoir  obtenu.  »  Je  les  conduisis  dans 
l'imprimerie,  et,  ayant  assemblé  des  feuilles  à  la  hâte,  je  leur  en 
donnai  à  chacun  un  exemplaire,  puis  deux  autres  encore  pour  leur 
mère  et  leur  sœur.  A  peine  les  eurent-ils  en  leur  pouvoir,  que,  s'em- 
pressant  de  me  remercier,  ils  coururent  au  rivage,  hissèrent  leur 
voile,  et  retournèrent  vers  leur  île  natale,  sans  avoir  bu  ni  mangé, 
ni  fait  aucune  provision.  » 

Cette  première  phase  du  pouvoir  des  missionnaires  ne  rencontra 
que  des  cœurs  soumis.  Le  chant  des  hymnes,  les  cérémonies  reli- 
gieuses, enchantaient  les  nouveaux  catéchumènes.  Le  tabou,  cette 
loi  impérieuse,  avait  été  abolie;  l'infanticide  n'était  plus  imposé  aux 
mères.  Tout  allait  au  mieux  :  l'obéissance  était  complète ,  les  cha- 
pelles regorgeaient  de  monde,  la  ferveur  semblait  générale  et  sincère. 
Malheureusement  ce  n'était  là  qu'une  piété  extérieure;  les  dehors 
seuls  avaient  été  domptés  ;  au  fond,  les  indigènes  n'avaient  rien  perdu 
ni  de  leur  goût  pour  le  plaisir,  ni  de  leur  nature  ardente,  ni  de  ces 
instincts  des  sens  si  énergiques  chez  eux.  Les  missionnaires  s'en  aper- 
çurent et  voulurent  lutter,  mais  leurs  efforts  échouèrent.  Les  con- 
seils furent  aussi  impuissans  que  les  rigueurs.  Pomaré  eut  beau  mettre 

(1)  Polynesian  Researches. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toute  son  autorité  au  service  du  nouveau  culte,  créer  des  cliAtiinens 
pour  les  plus  légers  délits  :  il  parvint  seulement  à  organiser  l'hypo- 
crisie. Le  mal  avait  fait  de  tels  progrès  dès  1819,  que  les  mission- 
naires convoquèrent  une  assemblée  des  chefs  pour  promulguer  une 
sorte  de  code  pénal.  Le  roi  ouvrit  la  séance  et  lut  une  série  de  dis- 
positions coërcitives  qui  atteignaient  les  moindres  contraventions 
morales.  (]et  acte  ne  fit  qu'accroître  le  mécontentement;  les  procès 
qui  en  furent  la  suite  ne  guérirent  rien,  ne  réparèrent  rien,  et  là  où 
les  missionnaires  croyaient  avoir  semé  la  crainte,  ils  ne  recueillirent 
que  le  scandale. 

Pomaré  lui-même  résista,  en  quelques  occasions,  aux  cmpiéte- 
mens  des  évangélistes.  Sous  le  titre  de  Sociétés  auxiliaires  des  31is- 
sions,  ils  avaient  organisé  une  perception  indirecte  au  profit  du 
culte.  Les  sociétaires  devaient  fournir  une  certaine  (juantité  de  valeurs 
en  nature,  des  racines  d'arroiv-root  par  exemple,  ou  de  l'huile  de 
coco.  Cette  taxe,  légère  d'abord,  finit  par  devenir  si  onéreuse,  ciue 
Pomaré  s'en  formalisa.  Ce  fut  là  d'ailleurs  un  éclair  fugitif  de  rési- 
stance. Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  ce  chef  célèbre  se  laissa 
abrutir  par  l'ivrognerie.  Boire  et  traduire  les  Ecritures,  telles  furent 
les  deux  idées  fixes  qu'il  conciliait  de  la  manière  la  plus  singulière. 
Chaque  matin ,  il  se  rendait  dans  son  petit  kiosque,  situé  sur  l'île  de 
Motou-ïa,  avec  sa  Bible  sous  le  bras  et  sa  bouteille  de  rhum  à  la 
main,  et  il  y  demeurait  des  heures,  des  journées  entières,  lisant 
l'une  et  vidant  l'autre.  Puis,  quand  il  sentait  sa  tète  s'alourdir  à  la 
suite  de  libations  trop  copieuses  :  «  Pomaré,  s'écriait-il,  ton  cochon 
est  maintenant  plus  en  état  de  régner  que  toi.  »  (>es  excès  le  minè- 
rent; la  pensée  s'en  alla  d'abord,  puis  la  vie;  il  mourut  vers  la  fin 
de  1821.  Les  missionnaires,  qui  lui  devaient  leur  puissance,  lui  accor- 
dèrent peu  de  regrets;  ils  ne  songèrent  plus  cpi'à  élever  dans  leur 
intérêt  et  selon  leurs  vues  l'héritier  du  pouvoir,  alors  âgé  de 
quatre  ans. 

Cependant,  depuis  la  mort  de  Pomaré,  l'influence  morale  semble 
s'être  retirée  peu  à  peu  des  missionnaires  :  ils  effraient  encore  les  po- 
pulations, mais  depuis  long-temps  ils  ne  les  dirigent  plus.  L'enfant 
qu'ils  élevaient,  comme  un  .Toas,  à  l'ombre  de  l'autel,  couronné  en 
18'2V  au  milieu  d'un  grand  cérémonial,  s'est  éteint  dans  leurs  bras  en 
1827.  Depuis  lors  les  deux  femmes  qui  ont  régné  surTaïti,  Pomaré- 
Wahine  comme  régente,  Aïmata-Wahine  comme  reine,  ont  souffert 
impatiemment  un  joug  qu'elles  ne  pouvaient  briser,  et  ont  protesté 


l'artémise  a  taiti.  573 

plus  d'une  fois  par  leur  conduite.  Le  système  de  compression  labo- 
rieusement poursuivi  s'est  écroulé  devant  des  scandales  partis  de  si 
haut,  que  les  missionnaires  ne  pouvaient  les  atteindre.  La  cour  de  la 
jeune  reine  est  devenue  une  école  de  dissolution.  Veuve  à  dix-neuf 
ans,  elle  a  épousé  un  jeune  homme  de  quinze,  et  réunit  autour 
d'elle  tout  ce  que  Taïti  renferme  d'hommes  diffamés  et  de  femmes 
perdues.  Les  danses  les  plus  libres,  les  cérémonies  les  plus  licen- 
cieuses, les  chants  les  plus  voluptueux,  ont  successivement  reparu. 
Les  missionnaires  condamneraient  bien  une  sujette  aux  travaux  des 
routes  (1),  mais  (juellc  action  pourraient-ils  avoir  sur  une  reine? 
Ils  se  contentent  aujourd'hui  de  constater  de  loin  en  loin  leur  auto- 
rité par  quelques  exemples,  et  de  maintenir  sur  tous  les  points  de 
l'archipel  un  système  d'espionnage  permanent.  Aussi  les  jeunes  filles 
tremblent-elles  devant  le  chapeau  de  paille  et  le  bâton  blanc  du  sur- 
veillant des  missioiniaires.  A  l'approche  de  ces  insignes  bien  coiuius, 
on  les  voit  fuir  comme  des  colombes  effarouchées  :  plus  de  danses, 
plus  de  folle  gaieté;  mais  à  peine  le  surveillant  est-il  hors  du  regard, 
que  les  jeux  folâtres  recommencent. 

Des  diversions  plus  graves  encore  ont  menacé  la  suprématie  des 
missionnaires  luthériens.  L'une  est  une  sorte  de  schisme  né  au  sein 
de  l'archipel  même,  et  qu'on  peut  regarder  comme  une  capitulation 
des  croyances  chrétiennes  avec  les  souvenirs  mal  éteints  de  l'ancienne 
idolâtrie.  Ce  schisme  est  celui  des  mamaïas,  qui  croient  en  Jésus- 
Christ  et  lisent  la  Bible,  mais  ne  pensent  pas  que  l'on  soit  tenu  à  autre 
chose  que  ces  pratiques  extérieures.  Il  est  très  singulier  de  retrouver 
dans  l'Océanie  des  hérésies  qui  ont  leurs  analogues  en  Europe,  entre 
autres  <'hez  les /rr/c  wr.s-,  les  labadistcs  et  les  memnonltcs.  Cette  secte, 
issue  d'un  cerveau  sauvage,  aspire  comme  les  nôtres  à  la  contro- 
verse et  s'appuie,  pour  justifier  la  liberté  des  rapports  entre  les 
sexes,  sur  l'exemple  de  Salomon,  qui  usait  largement  du  concubi- 
nage. N'est-ce  pas  un  incident  curieux  que  cette  scission  religieuse 
dans  un  pays  pareil  et  si  près  du  berceau  d'une  croyance?  Le 
schisme  des  mamaïas  prend  d'ailleurs  chaque  jour  une  importance 
plus  grande,  et  il  peut  devenir,  dans  un  aveinr  très  prochain ,  le  culte 
dominant  des  îles  polynésiennes. 

La  seconde  diversion  qui  inquiète  les  évangélistes  luthériens  est 
la  tentative  de  quelques  missionnaires  catholiques.  Comme  cet  évè- 

(1)  Le  travail  des  routes  est  une  des  peines  les  plus  ordinaires  du  code  pénal  des 
missionnaires.  Le  nombre  des  toises  de  route  à  exécuter  se  trouve  proportionné  au 
délit,  et  les  chàlimens  profitent  ainsi  à  la  viabilité  de  Tîle. 


57i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nemont  se  rapporte  d'une  manière  directe  au  voyage  de  VArtémisey 
nous  en  parlerons  avec  quelques  détails. 

Depuis  long-temps  la  Société  des  Missions  de  Paris ,  et  surtout  la 
maison  de  Picpus,  voyaient  avec  douleur  la  propagande  protestante 
s'étendre  sur  l'Océanie,  sans  que  la  prédication  orthodoxe  s'y  fût 
assuré  la  moindre  conquête.  Un  préfet  apostolique,  i\I.  de  Pompal- 
lier,  et  divers  vicaires,  parmi  lesquels  figuraient  MM.  Caret  et  Laval, 
furent  dirigés  vers  ces  contrées  lointaines,  afin  d'y  poursuivre  une  pre- 
mière et  dangereuse  tentative.  Un  navire  déposa  en  passant  ces  deux 
missionnaires  sur  les  îles  Gambier,  groupe  encore  sauvage,  et  sur  lequel 
n'existe  aucun  établissement  europi''en.  Qu'on  juge  du  danger  que 
coururent  ces  prêtres  au  milieu  de  peuples  idolâtres  et  fanatiques. 
Durant  quatre  longs  mois,  leur  vie  fut  constamment  en  danger;  mais 
leur  patience,  leur  douceur,  le  soin  qu'ils  prenaient  des  enfans,  des 
malades,  des  vieillards,  finirent  par  adoucir  ces  natures  farouches. 
Les  apôtres  creusaient  des  puits  et  cherchaient  à  se  rendre  utiles,  gra- 
vaient des  croix  sur  les  troncs  d'arbres,  composaient  des  alphabets 
maïuiscrits,  expliquaient  le  mystère  de  la  trinité  à  l'aide  d'une  feuille 
de  trèfle,  baptisaient  quelques  naturels  j)lus  dociles  que  les  autres, 
construisaient  une  chapelle  dont  le  mur  était  en  roseaux  et  le  toit  en 
feuilles  de  palmier.  Ces  premiers  succès  furent  bientôt  suivis  de  con- 
quêtes plus  importantes.  Les  chefs  des  quatre  îles  se  convertirent 
successivement ,  et  le  plus  important  de  tous ,  celui  que  les  mission- 
naires nomment  le  roi,  abattit  de  ses  propres  mains  et  brûla  les  der- 
nières idoles.  Lorsque  M.  de  Pompallier  visita,  en  1837,  le  groupe  de 
Gambier,  il  n'y  trouva  que  des  catholiques. 

Cependant,  vers  18.3G,  deux  membres  de  cette  mission  avaient  pris 
terre  à  l*ape-lti.  A  peine  le  bruit  s'en  fut-il  répandu  sur  la  plage, 
que  l'église  luthérienne  trembla  pour  ses  ouailles.  Si  au  schisme 
des  mamaïas  se  joignait  la  concurrence  catholique,  c'en  était  fait  de 
son  autorité.  Elle  comprit  qu'il  fallait  agir.  Procédant  d'une  manière 
indirecte,  elle  ameuta  contre  les  nouveaux  venus  la  population  de 
Taïti,  et  excita  une  espèce  d'émeute  dont  ils  faillirent  tomber  vic- 
times. M.  Moërenhout,  alors  chargé  d'affaires  des  Etats-Unis,  inter- 
vint à  temps  et  les  sauva.  Mais  le  chef  de  la  mission  anglicane,  Prit- 
chard ,  n'était  pas  homme  à  s'arrêter  à  mi-chemin.  Cumulant  les  fonc- 
tions de  ministre  du  culte  et  celles  d'agent  commercial,  il  réunit  les 
hommes  dévoués  de  sa  double  clientelle,  fit  entourer  la  maison  dans 
laquelle  se  trouvaient  les  prêtres  français,  les  en  arracha  après  avoir 


l'ARTÉMISE   a  TAITI.  575 

enfoncé  la  toiture,  et  les  rembarqua  de  vive  force  sur  la  goélette  qui 
les  avait  amenés.  Vainement  M.  Moërenhout  essaya-t-il  de  défendre 
ces  malheureux;  il  ne  réussit  qu'à  se  faire  destituer  par  le  gouverne- 
ment des  États-Unis,  qui  lui  reprocha  d'avoir  agi  contre  les  intérêts 
de  la  foi  luthérienne.  Une  autre  vengeance  plus  mystérieuse  et  plus 
cruelle  attendait  à  quelque  temps  de  là  ce  digne  négociant.  Assailli 
nuitamment  dans  sa  demeure  et  réveillé  en  sursaut,  il  se  trouva  face 
à  face  d'un  homme  qui  le  renversa  d'un  coup  de  hache,  et  tua  sa 
femme  d'un  second  coup.  Cet  assassin  était  un  sujet  anglais  qui 
échappa  à  la  justice  locale,  et  (|ui,  en  assassinant  M.  Rloërciihout, 
croyait  sans  doute  servir  les  haines  de  ses  coreligionnaires.  Tant  de 
services  rendus  aux  sujets  français,  et  si  cruellement  expiés,  méri- 
taient quelque  retour  de  la  part  de  notre  gouvernement.  ^I.  l^Joëren- 
hout  fut  accrédité  par  la  France  auprès  des  autorités  de  Taïli. 

Mais  des  outrages  pareils  ne  pouvaient  pas  demeurer  impunis. . 
Les  îles  Sandwich  avaient  été  le  th  àtre  de  scènes  à  i)eu  près  sem- 
blables, et  l'intolérance  religieuse  appelait  une  répression  éclatante. 
La  Vénus  et  CArtérnise  reçurent  toutes  les  deux  des  instructions 
à  ce  sujet.  La  Vénus,  capitaine  Dupetit-Thouars,  arriva  la  première 
à  Taïti,  et  par  un  singulier  hasard  elle  s'y  croisa  avec  rexjiédi- 
tion  du  capitaine  Dumont-D'Urville,  composée  des  corvettes  IWsiro- 
labe  et  la  Zélée.  A  l'aspect  de  cette  force  imposante,  grande  fut  la 
surprise  des  naturels,  et  grand  aussi  l'effroi  des  missionnaires.  Le 
capitaine  Dupetit-Thouars  entra  hardiment  dans  le  bassin  de  Pape-lti, 
et  après  avoir  mis  le  village  sous  le  feu  de  son  artillerie,  il  deiiianda  : 
1°  le  libre  accès  de  Taïti  pour  tous  les  Français,  prêtres  ou  laïques; 
2"  une  amende  de  deux  mille  gourdes;  3"  un  salut  de  vingt-un  coups 
de  canon  pour  le  pavillon  national.  A  une  signification  ainsi  appuyée 
on  ne  pouvait  qu'obéir.  La  jeune  reine  Aïmata  entra  dans  une  vio- 
lente colère  contre  les  missionnaires,  et  leur  signifia  de  s'exécuter 
promptement  et  pour  l'argent  et  pour  le  salut.  La  somme  demandée 
fut  portée  à  bord  de  la  frégate,  et  Pritchard  alla  iKcUre  de  ses 
mains,  sur  l'île  deMotou-Ta,  le  feu  au  caiton  qui  rendait  liummage 
aux  couleurs  françaises.  Mais  le  révérend  ne  devait  pas  en  être  quitte 
pour  si  peu.  A  son  tour,  le  commandant  D'Urville  se  rendit  chez  lui , 
accompagné  de  M.  Moërenhout,  et  en  entrant  il  lui  dit:  «  jil!)nsieur 
Pritchard ,' vous  êtes  consul,  reconnu  par  l'Angleterre,  et  c'est  au 
consul  anglais  que  je  viens  faire  une  visite.  Qniiwi  à  ]\L  Pritchard, 
ministre  protestant  et  juge  taïtien ,  je  l'aurais,  s'il  n'avait  pas  d'autres 
titres,  fait  transporter  de  force  à  mon  bord,  où  il  demeurerait  aux 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

f(;rs  jusqu'à  notre  arrivée  en  France.  »  Le  révérend  ne  répondit  rien, 
et  l'on  passa  outre.  Jamais  leçon  ne  fut  plus  complète. 

Cependant,  la  Vénus  partie,  il  essaya  de  prendre  sa  revanche,  et 
berça  de  nouveaux  contes  l'esprit  crédule  des  naturels.  A  le  croire, 
les  Français  n'avaient  qu'une  seule  frégate  qui  ne  reviendrait  jamais. 
La  reine  avait  rendu  une  loi  qui  assurait  à  nos  missionnaires  l'accès 
de  Taïti;  cette  loi  fut  révoquée.  VAtiémise  apprit  cela  à  Sydney  et 
cingla  à  l'instant  même  pour  Pape-Iti,  afin  d'inspirer  de  nouveau 
une  terreur  salutaire.  Quand  elle  arriva,  le  révérend  Pritchard  était 
en  tournée  dans  les  îles  voisines.  Les  avaries  de  la  frégate  ne  permet- 
taient pas  de  parler  haut  tout  de  suite:  on  attendit  que  les  réparations 
fussent  achevées.  Alors  le  commandant  Laplacc  lit  inviter  la  reine  et 
les  principaux  chefs  à  se  réunir  en  conseil  pour  recevoir  les  proposi- 
tions qu'il  allait  faire.  A  cette  ouverture,  une  terreur  générale  se 
répandit  dans  l'Ile;  on  crut  d'abord  que  la  reine  résisterait,  qu'elle 
n'obéirait  pas.  Mais  le  principal  chef  du  pays,  Tati,  se  porta  garant 
pour  elle,  et  le  19  juin,  Pomaré-Wahine,  souveraine  de  l'archipel,  parut 
au  grand  conseil  qui  se  tint  dans  le  temple  protestant.  Un  prodigieux 
concours  de  peuple  obstruait  les  avenues.  Dans  la  salle  étaient  rangés 
tous  les  chefs,  et  derrière  eux  plusieurs  missionnaires.  Le  commandant 
français  s'avança  au  milieu  de  l'assemblée,  accompagné  du  consul, 
M.  Moërenhout,  et  du  capitaine  Henri,  qui  lui  servait  d'interprète. 
Après  avoir  exposé  ses  griefs  et  qualifié  sévèrement  la  violation  du 
traité  consenti  avec  le  capitaine  Dupetit-Thouars,  il  demanda  :  1"  que 
les  Français  fussent  traités  dans  l'île  à  l'égal  de  la  nation  la  plus  favo- 
risée; 2"  qu'un  emplacement  fût  désigné  pour  la  construction  d'une 
église  catholique,  avec  toute  liberté  aux  prêtres  français  d'y  exercer 
leur  ministère.  Quand  ces  propositions  eurent  été  répétées  à  l'assem- 
blée par  l'interprète,  le  commandant  se  retira  avec  tous  ses  offTic^ers. 

Le  congrès  demeurait  livré  à  lui-même  ou  plutôt  aux  inspirations  du 
chef  Tati.  Tati  était  le  vrai  roi  de  l'archipel;  rien  ne  se  faisait  que  par  ses 
conseils.  C'était  un  vieillard  de  soixante-douze  ans,  d'une  constitution 
d'athlète,  haut  de  six  pieds,  et  admirablement  proportionné  dans  ses 
formes.  Tayo  ou  ami  de  ^L  Moërenhout,  il  avait  su,  durant  le  court 
séjour  de  la  frégate,  apprécier  le  caractère,  la  bravoure,  la  générosité 
de  nos  officiers,  et  il  s'était  pris  pour  eux  d'une  amitié  véritable. 
L'influence  française  allait  donc  dominer  dans  le  débat.  Quelques  chefs 
timorés  avaient  pris  d'abord  la  parole,  opinant  pour  une  acceptation 
immédiate  de  Vultimalum,  quand  Tati,  jaloux  de  sauver  la  dignité 
de  l'assemblée,  monta  à  la  tribune.  A  l'instant  le  plus  profond  silence 


l'artémise  a  taiti.  57  i 

s'établit.  Tati  déplora  l'aveiiglemeiit  dans  lequel  les  chefs  avaient  vécu 
jusqu'alors  sur  le  compte  de  la  France;  il  parla  de  la  nécessité  d'ac- 
corder une  réparation  à  une  nation  puissante;  puis,  par  un  mouve- 
ment oratoire  du  plus  grand  effet,  il  déclara  qui>  voler  à  l'étourdie 
serait  justifier  la  réputation  de  légèreté  que  les  Taitiens  avaient  trop 
souvent  méritée  par  leur  conduite.  «  Songez,  dit-il  en  frappant  sur 
la  tribune,  que  vous  délibérez  aujourd'hui  sous  les  yeux  des  rcpré- 
sentans  de  très  grandes  puissances;  ne  tranchez  rien  sans  y  avoir  mûre- 
ment réfléchi.  Vous  demandez  qu'on  vote  par  acclamation ,  et  moi  je 
demande  qu'on  se  sépare  sans  avoir  rien  décidé.  Oue  chacun  médite 
cette  nuit  dans  le  silence,  et  demain  nous  nous  prononcerons  avec 
maturité,  avec  sagesse,  pour  ou  contre  la  loi.  »  C'était  donner  à  la 
fois  à  l'assemblée  une  leçon  et  une  impulsion.  On  se  sépara  sur  ces 
paroles,  et  malgré  les  intrigues  des  missioiniaircs,  qui  s'agitèrent  vai- 
nement, les  chefs  déclarèrent  le  lendemain,  à  l'unanimité,  qu'ils 
acceptaient  les  conditions  posées  par  le  commandant  français.  Seule- 
ment ils  demandaient  que  l'on  assignat  une  résidence  au  clergé  catho- 
lique. M.  Moërenliout  s'y  refusa  ainsi  que  M.  Laplace.  Ce  dernier 
eut  peut-être  le  tort  de  consentir  à  une  condition  additionnelle  qui 
déclarait  que  nos  missionnaires  ne  s'iinviisceramit  en  cnicune  inanièrc 
dans  les  Tiffaires  de  Taiti.  Quand  les  lois  s'interprètent  à  des  dis- 
tances semblables  et  sous  rinfluence  de  conseils  malveillans,  il  faut 
éviter  d'ouvrir  la  porte  à  de  misérables  chicanes. 

Ainsi  se  termina  cette  affaire  dont  rArtémise  eut  tous  les  honneurs. 
Désormais  nos  missionnaires  seront  respectés  sur  ces  plages,  et  les 
relations  commerciales  se  ressentiront  certainement  des  leçons  suc- 
cessives que  les  naturels  ont  reçues.  La  jalousie  des  évangélistes 
luthériens  ne  s'attaque  pas  seulement  aux  intérêts  spirituels,  et  les 
biens  de  ce  monde  ne  leur  sont  pas  plus  indifférens  que  les  palmes 
de  l'autre.  Aussi,  "dans  bien  des  occasions,  nos  navires  baleiniers 
avaient  eu  à  subir  des  injures  et  des  dommages  que  le  passage  de  nos 
frégates  leur  évitera  désormais.  La  fermeté  de  M.  Moërenhout  et 
quelques  croisières  de  bûtimens  légers  achèveront  le  reste. 

Quant  à  l'introduction  de  missionnaires  catholiques,  nous  n'y 
voyons  qu'un  avantage ,  celui  de  faire  prévaloir,  en  fait  comme  en 
droit,  la  volonté  et  l'iidluence  de  la  France.  Soiis  l'action  d'un  culte 
incompatible  avec  les  mœurs  du  pays  et  le  caractère  de  ses  peuples, 
nous  avons  vu  ces  générations  d'insulaires  dépérir  et  marcher  vers  un 
anéantissement  graduel.  Que  sera-ce  lorsque  deux  églises  rivales  se 
disputeront  les  âmes  à  l'aide  d'arguties  théologiques?  ïaïti  est-il  bien 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  état  de  comprendre  les  subtilités  de  la  présence  réelle  et  les  contra- 
dictions de  cet  antropomorphisme  qui ,  attribuant  à  Dieu  une  figure 
humaine,  interdit  l'adoration  de  la  Vierge  et  des  saints?  Si  les  deux 
camps  du  christianisme  engagent  la  bataille  sur  ce  terrain,  qui  ne 
comprend  que  le  schisme  des  mamaïas  interviendra  pour  recueillir 
les  blessés  des  deux  parts?  Que  la  lice  soit  ouverte  au  catholicisme  dans 
l'archipel  de  Taïti,  rien  de  mieux;  mais  qu'il  use  discrètement  de  la 
position  qu'on  lui  a  laite  et  qu'il  n'aspire  pas  au  plus  déplorable  des 
triomphes,  à  un  triomphe  sur  des  ruines. 

Cependant  rArtémise  était  entièrement  restaurée.  De  ses  blessures 
récentes  il  ne  lui  restait  qu'une  courbure  légère,  résultat  du  premier 
abattage.  Le  noble  navire  avait  retrouvé  sa  grâce  et  son  aplomb  :  sa 
mâture,  son  réseau  aérien,  ses  voiles,  ses  canons,  son  lest,  tout 
était  remis  en  place.  Le  21  juin,  elle  se  pavoisa  pour  recevoir  la 
reine  de  ïaïti,  qui,  après  bien  des  hésitations,  avait  consenti  à  l'ho- 
norer de  sa  visite.  Au  moment  de  s'en\barquer  dans  le  canot  du  com- 
mandant, Pomaré-Wahine  paraissait  peu  rassurée;  elle  jetait  des 
regards  craintifs  sur  M.  Moëreidiout,  qui  avait  répondu  sur  sa  tête 
des  suites  de  cette  démarche.  L'air  atFable  des  officii-rs  et  de  l'équi- 
page la  rassurait  à  peine.  Enfin  elle  se  décida,  non  sans  effort.  Sa 
majesté  taïtienne  n'était  pas  ce  jour-là  vêtue  à  son  avantage.  Gra- 
cieuse et  vive  sous  son  costume  indigène,  elle  semblait  fort  mal  à 
l'aise  dans  les  habillemens  européens  dont  on  l'avait  surchargée.  Son 
corps  souple  et  élégant  se  noyait  dans  une  robe  mal  taillée;  ses  beaux 
cheveux  noirs,  sa  figure  expressive  et  spirituelle,  étaient  écrasés 
sous  un  chapeau  ridicule,  et  des  souliers  rouges  complétaient  cette 
singulière  toilette.  Une  jeune  princesse  d'Eimeo  portait  en  revanche 
son  costume  avec  plus  de  naturel  et  plus  de  goût. 

Derrière  la  reine  venait  son  mari  avec  un  chapeau  de  paille,  en 
veste  et  en  pantalon  blanc.  C'était  un  fort  bel  honuiie,  bien  pris, 
découplé  fortement  et  affectant  un  air  dégagé  qui  semblait  justifier 
les  jalousies  de  la  jeune  Aïmata.  Le  cortège  se  composait  de  quel- 
ques femmes  de  la  cour  bizarrement  accoutrées,  et  d'un  p(;tit  nombre 
de  chefs  fort  simplement  vêtus,  à  la  tête  desquels  on  distinguait 
Tati.  En  arrivant  à  bord,  la  pauvre  princesse  se  crut  perdue.  Les 
tambours  qui  battaient  aux  champs,  une  garde  nombreuse  qui  pré- 
sentait les  armes,  le  bruit  d'une  musique  assourdissante,  tout  ce  céré- 
monial, tout  ce  tapage,  la  surprirenl,  l'inquiétèrent  visiblemeid.  Ce- 
pendant elle  se  remit  de  son  hésitation  et  présenta  la  main  au  com- 
mandant de  la  manière  la  plus  gracieuse.  Une  collation  attendait  cette 


L'aUTÉMISE   a  TAITI.  579 

cour  polynésienne,  et  elle  y  fit  amplement  honneur.  Quand  elle  quitta 
la  frégate,  un  salut  de  vingt-un  coups  de  canon  l'accompagna  sur  le 
rivage.  Ln  reine  semblait  plus  effrayée  (jue  flattée  de  tous  ces  témoi- 
gnages de  considération.  Elle  alla  se  remettre  chez  M.  Moërenhout 
des  alarmes  de  la  journée. 

Cette  soirée  était  la  dernière  que  rArthnise  eût  à  passer  à  Taïti. 
L'heure  des  adieux  avait  sonné.  Pour  reconnaître  les  services  que  le 
brave  capitaine  Abrill  avait  rendus  à  la  frégate,  le  commandant  lui 
avait  remis  un  des  fusils-Uobert  que  portait  l'expédition;  mais  les 
officiers  voulurent,  à  leur  tour,  laisser  à  ce  généreux  marin  un 
témoignage  d'estime,  un  gage  de  reconnaissance,  un  souvenir.  L'un 
des  enseignes  avait  une  longue  vue  plaquée  en  argent,  instrument  de 
prix.  On  la  lui  envoya  au  nom  de  l'état-major,  après  avoir  gravé  sur 
le  tube  l'inscription  suivante  :  Les  officien  de  lafrpgnte  C Artémise  au 
capitaitu'  AbrilL  L'excellent  homme  parut  plus  touché  de  cette  preuve 
d'affection  qu'il  ne  l'avait  été  du  cadeau  officiel.  Le  gouvernement 
français  aura  sans  doute  encore  quelque  chose  à  faire  pour  un  étran- 
ger à  qui  il  doit  en  partie  la  conservation  d'une  frégate. 

Les  services  rendus  à  l'Artémise  ne  sont  pas  d'ailleurs  un  fait  isolé 
dans  une  vie  pleine  de  traits  d'héroïsme  et  de  dévouement.  Il  y  a 
quelques  années ,  le  capitaine  Abrill  commandait  en  second  un  brick 
pécheur  de  perles,  quand  il  rencontra  à  Toubouaï  une  goélette 
chilienne  armée  de  douze  canons  et  montée  par  un  nombreux  équi- 
page. C'était  un  pirate  :  Abrill  ne  s'y  trompa  point;  il  avertit  son  ca- 
pitaine en  premier,  qui  se  prit  à  trembler  de  tous  ses  membres.  — 
«  Que  voulez-vous  faire?  demanda  Abrill  à  son  chef.  —  Mais  la  résis- 
tance est  impossible;  il  faut  se  rendre,  répondit  C(^lui-ci.  —  Se  ren- 
dre !  je  ne  connais  pas  ce  mot-là  ;  emparons-nous  du  pirate.  —  Vous 
êtes  fou.  —  Vous  allez  le  voir.  »  Ces  mots  échangés,  Abrill  monta  sur 
le  pont,  exposa  son  projet  et  demanda  des  hommes  de  bonne  vo- 
lonté. Sept  matelots  se  présentèrent;  il  les  arma  jusqu'aux  dents,  se 
jeta  dans  un  canot  avec  eux,  et  cingla  droit  vers  la  goélette.  On  le 
héla,  il  répondit  «  capitaine  Abrill,  »  nom  populaire  dans  ces  pa- 
rages; on  le  laissa  accoster,  croyant  qu'il  venait  traiter  des  conditions 
de  la  prise.  A  peine  sur  le  pont,  le  vaillant  capitaine  saisit  à  la  gorge 
le  lieutenant,  et  le  menaça  de  lui  faire  sauter  la  cervelle,  s'il  poussait 
un  cri.  L'équipage  du  pirate  était  alors  couché;  Abrill  ferma  les  écou- 
tilles  et  en  tint  ainsi  une  portion  en  respect.  Les  autres,  qui  étaient  à 
terre,  avertis  de  l'événement,  cherchèrent  à  reprendre  leurs  avan- 
tages; mais  Abrill  avait  chargé  les  canons,  et  menaçait  de  couler  les 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaloupes  au  moindre  mouvement.  Il  fallut  capituler,  et  grâce  à  cet 
audacieux  fait  d'armes,  le  brick  marchand  ramena  à  Pape-Iti  son  glo- 
rieux trophée. 

Au  moment  du  départ  de  rArthnise,  toute  la  colonie  européenne 
de  Taïti  se  trouva  réunie  sur  le  rivage.  Le  capitaine  Abrill  ne  voulait 
se  séparer  de  la  frégate  qu'au  deniier  moment;  il  s'embar(|ua  avec 
M.  Moërenhout  et  ne  la  quitta  qu'à  plusieurs  milles  au  large.  Le  pilote 
James  remplit  aussi  son  devoir  jusqu'au  bout.  Le  général  Freyre, 
M.  Robson,  le  jeune  Louis,  cet  officieux  serviteur  de  nos  enseignes, 
étaient  sur  le  môle,  suivant  de  l'œil  les  préparatifs  de  l'appareillage, 
tristes,  muets,  ne  cherchant  pas  à  cacher  leur  émotion.  La  population 
indigène  gardait  elle-même  une  attitude  de  tristesse  et  de  douleur.  On 
ne  voyait  plus  les  sentiers  de  la  plage  animés  par  des  groupes  joyeux , 
s'appelant,  se  répondant.  Le  petit  arsenal ,  si  vivant  naguère,  avait  un 
air  d'abandon  qui  faisait  mal  à  voir  ;  les  habitations  discrètes  de  la  vallée 
étaient  vides  et  désertes.  Ces  jeunes  filles,  à  moitié  Françaises  déjà, 
accouraient  une  à  une,  la  larme  à  l'œil,  le  cœur  plein  d'amertume.  Tant 
de  liens  si  librement  formés,  si  heureux ,  si  naïfs,  allaient  donc  se 
rompre  î  Se  reverrait-on  jamais,  après  avoir  échangé  de  si  doux  noms? 
La  grève  se  garnissait  de  cet  essaim  d'Ariadnes,  inconsolables  jusqu'au 
lendemain.  Des  pirogues  légères,  chargées  de  tayos,  d'amis  des  deux 
sexes,  venaient  se  presser  autour  de  la  frégate,  pour  obtenir  un  dernier 
regard,  une  dernière  expression  de  tendresse.  Plus  d'un  gabier,  du 
haut  de  sa  hune,  plus  d'un  matelot,  de  l'embrasure  de  sa  batterie, 
saluèrent  de  la  main  ou  avec  le  mouchoir  leurs  compagnons,  leurs 
compagnes  de  logement.  C'était  la  dernière  heure  de  ces  unions  im- 
provisées que  le  départ  allait  dissoudre.  —  Il  n'y  a  qu'une  Taïti  au 
monde,  disaient  les  marins.  Peut-être  les  indigènes  disaient-ils  de 
leur  côté  :  Il  n'y  a  qu'un  peuple  français. 

Cependant  la  frégate  se  couvrait  de  voiles,  et  la  brise  l'emportait 
rapidement.  Les  pirogues  l'escortèrent  jusqu'à  la  ligne  de  brisans  qui 
ferme  la  rade.  Là,  il  fallut  se  dire  adieu,  et,  donnant  un  dernier 
regret  à  cette  côte  aimée,  l'Arfémise  alla  chercher,  sous  d'autres  cieux, 
de  nouvelles  émotions  et  de  nouvelles  aventures. 

Louis  Reybaud. 


LE   MARÏNO. 


E  ciel  pocta  il  fin  la  mariviglia. 
(  Un  poèie  n'a  pas  d'autre  but  que  d'élonner.  ) 

GlAMBATTISTA  MAKINO. 


Le  12  juin  162'*,  un  cavalier  fort  maigre  entrait  dans  la  ville  de 
Naples.  Autour  de  lui  bondissaient  des  lazzaroni  noirs  et  haletans  qui 
semaient  les  roses  de  Pœstum  sous  les  pas  de  son  coursier.  Accom- 
pagné par  des  gentilshommes  à  pied  qui,  le  chapeau  à  la  main,  le 
front  nu  sous  l'ardent  soleil,  encourageaient  l'ivresse  populaire,  il 
s'arrêtait  fréquemment  sous  les  balcons,  d'où  tombaient  sur  sa  face 
ridée  une  pluie  de  fleurs,  mille  bénédictions  confuses  et  mille  éclairs 
enthousiastes  lancés  par  des  regards  espagnols  et  napolitains.  Quel 
triomphateur  fut  jamais  ridicule?  Celui-ci  avait  près  de  six  pieds  de 
haut,  la  mine  longue  et  hâve,  le  cheveu  rare  et  ébouriffé,  l'œil  dis- 
trait et  égaré,  le  menton  pointu,  le  nez  petit,  le  teint  plombé,  la 
taille  excessivement  déliée,  et  les  jambes  d'une  forme  et  d'une  dimen-- 
sion  très  menues.  Ce  long  cavalier,  vêtu  d'habits  magnifiques  assez 
mal  ajustés,  et  qui  portait  une  grande  chaîne  d'or  pendue  à  son  cou, 
saluait  à  droite  et  à  gauche  d'un  air  content  et  distrait,  pendant  que 
les  baise-mains  lui  arrivaient  de  toutes  parts,  du  fond  des  carrosses, 
du  porche  des  églises  et  du  sommet  des  terrasses. 

Le  cheval  du  triomphateur  était  précédé  par  un  jeune  homme  qui 

TOME  XXIII.  37 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déployait  en  l'agitant  un  étendard  de  pourpre  sur  lequel  brillaient 
sous  le  soleil  ces  mots  brodés  en  or  : 

AL  NOME 

DEL  CAVALIER  GIO.  BATÏISTA  MARI?*0  (1), 

MABE 

b'incomparabile  DOTTRINA, 

DI  FECOÎSDA  EL0QUENZA, 

DI  JACONUA  ERUDIZIONE, 

ANIMA  DELLA  POESIA  ,  SPIRITO  DELLE  CETRE , 

NORMA  de'  POETI,  SCOPO  DELLE  PENNE, 

MATERIA  DEOLI  INCHIOSTRI  , 

FACONDISSIMO,   FECONDISSIMO  , 

TESORO  DI  PREZIOSl  CONCETTI  , 

MINIERA  DI  PEREGRINE   INVENZIONI , 

FELICE  FENÎCE   DE'   LETTERATI, 

MIRACOLO  DEGl'  INGEGNI,  STUPORE  DELLE  MUSE, 

DECORO  DEL  LAURO ,  GLORIA  DI   NAPOLI , 

DEGLI  OZIOSI  CIGM  PRENCIPE  MERITISSIMO, 

DELL'  ITALICHE  MUSE  APOLLO  NON  FAVOLOSO, 

DALLA  GUI  GLORIOSA  PENNA 

IL  POEMA   RICtVE  I  PROPRIl  FREGI , 

l'  ORAZTONE  I  NATURALI  COLORI, 

IL  VERSO   LA  VERA  ARMONIA, 

LA  PROSA  IL  PERFETTO  ARTIFIZIO, 

AMMIRATO  DA'  DOTTl,  HONORATO  DA'  REGI, 

ACCLAMATO  DAL  MONDO  , 

CELEBRATO  DALL'  ISTESSA  I^^VIûIA, 

QUESTI  POCHI  INCHIOSTRI, 

PICCIOLO  TKIBUTO  DI  POVERO  RIVOLO 

DONATO    FACIUTI 

DEBITAMENTE  DON  A  E  MERITAMENTE 

CONSECRA  (2). 

Le  seigneur  Faciidi  [lape fit  n/!ssra>/)  secouait  lui-même  ce  glorieux 
étendard,  et  toute  la  population  napolitaine,  ivre  d'enthousiasme, 
criait  :  Evvira  ! 

L'Italie  et  l'Europe  partagaieut  son  avis.  On  croyait,  à  Paris  comme 

(1)  Et  nou  Marini.  Cette  transformulion  du  nom  propre  de  Marino  est  répétée 
par  tous  les  biographes  et  les  critiques  modernes  qui  se  sont  occupés  de  lui ,  fort 
légèrement  il  est  vrai.  Marino,  en  se  douiiunt  la  finale  i,  confondait  ainsi  sa  famille 
roturière  avec  les  familles  nobles,  qui  seules  avaient  le  droit  de  prendre  cette  ter- 
minaison collective. 

(2)  «  Au  nom  du  cavalier  Jean-Baittisle  Marino,  mer  d'incomparable  doctrine, 
de  féconde  élo(iuence,  de  faconde  érudite,  ame  de  la  poésie,  esprit  des  lyres,  règle 
des  poètes,  but  des  plumes,  maîièi'e  des  écritoires;  très  facond,  très  fécond,  trésor 
,de  précieuses  conceptions,  mine  d'étrangères  invenlioas;  heureux  phénix  des  gens 


LE  MARINO.  583 

à  Madrid,  que  le  poète  triomphateur  effacerait  à  jamais  Dante,  le 
Tasse  et  l'Arioste,  ses  prédécesseurs,  peut-être  Homère  et  Virgile, 
ses  maîtres. 

Le  Marino  n'était  qu'un  versificateur  médiocre. 

D'autres  écriront,  s'ils  veuleitt,  une  Mograpliie  que  nous  avons  lue 
dix  fois  écrite,  et  que  les  curieux  peuvent  aller  retrouver  chez  Baïacca , 
Gorniani,  Ferrari,  Tiraboschi  et  une  douzaine  d'autres.  Un  problème 
plus  curieux  s'offre  à  nous  :  comment  une  médiocre  intelligence  par- 
vint à  conquérir,  au  commencement  du  xvii'  siècle,  le  trône  de  la 
poésie  en  Europe,  et  pouapioi  cette  médiocrité  a  droit  aujourd'hui  à 
l'examen  attentif  de  l'historien.  Continuons  le  récit  du  triomphe. 

Une  foule  de  carrosses  s'étaient  avancés,  à  seize  milles  de  Naples, 
au-devant  du  prétendu  génie  et  s'étaient  arrêtés  à  Capoue.  On  voyait, 
à  la  tète  de  cette  noble  cohue  d'admirateurs,  le  marquis  de  Manso, 
ancien  ami  et  protecteur  du  Tasse,  homme  aimable,  généreux,  in- 
struit, mais  qui,  hélas!  n'avait  pas  rendu  au  grand  homme  la  moitié 
des  honneurs  qu'il  prodiguait  à  l'hoînme  habile.  Sur  la  Chiaja,  une 
voiture  à  six  chevaux,  appartenant  au  marquis,  attendait  le  poète, 
qui,  fiitigué  de  sa  longue  chevauchée,  monta  dans  l'équipage,  se 
déroba  modestement  à  ses  admirateurs,  et  alla  se  renfermer  dans  le 
couvent  des  pères  théatins.  Ce  trait  d'humilité  et  d'adresse  corres- 
pondait on  ne  peut  mieux  avec  le  reste  de  son  adroite  conduite. 
Marino  eût  éveillé  quelque  peu  de  jalousie,  s'il  se  fût  immédiate- 
ment dirigé  vers  le  palais  qu'il  s'était  fait  construire  sur  le  Pausi- 
lippe,  en  face  du  tombeau  de  Virgile.  Là,  une  galerie  de  marbre 
renfermait  mille  tableaux  de  grands  peintres,  et  il  faut  entendre  le 
contemporain  qui  la  décrit  dans  son  style  affecté.  «  C'était  sur  le  Pau- 
silippe,  promontoire  des  délices,  paradis  de  l'Italie,  que  s'élevait  cette 
habitation  du  Marino,  belle  et  commode,  toute  remplie  des  dessins, 
des  peintures  et  des  tableaux  dus  aux  plus  célèbres  maîtres  de  tous  les 
temps,  car  ces  nobles  caprices  faisaient  la  joie  et  la  volupté  du  poète, 
et  il  n'y  avait  pas  un  seul  artiste  de  talent  qui  ne  voulût  acheter  au  prix 
d'un  de  ses  chefs-d'œuvre  l'amitié  du  grand  homme  (1).  » 

de  lettres,  miracle  des  génies,  sinpoiir  des  muses,  lionneiir  du  laurier;  gloire  de 
Naples,  prince  très  dii;ne  des  cygnes  oisifs,  Apollon  non  fabuleux  des  muses  ila- 
liennes;  dont  la  plume  glorieuse  donne  an  poème  sa  vraie  valeur,  au  discours  ses' 
couleurs  naturelles,  au  vers  son  harmonie  véritable,  à  la  prose  son  arliiice  parfait; 
admiré  des  doctes,  honoré  des  rois,  objet  des  acclamations  du  monde,  célébré  par 
l'envie  elle-même;  ce  peu  de  lignes,  tribut  d'un  petit  ruisseau,  est  dédié  et  con- 
sacré ,  etc.  )) 
(1)  Ferrari, 

37. 


58'i'  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Au  sein  de  cette  demeure  encliantée,  le  Maririo  expira  peu  de  temps 
fiprès,  étouffé  sous  les  roses  de  l'admiration  et  de  l'amour  publics,  solli- 
cité par  la  cour  de  Rome  et  celle  de  France  qui  le  regrettaient  et  le 
redemandaient  à  grands  cris,  admis  dans  l'intimité  du  vice-roi  espa- 
gnol, petit-iils  du  terrible  duc  d'Albe;  enlin  le  plus  heureux,  le  plus 
célèbre,  le  plus  chéri ,  le  plus  honoré  des  mortels.  Les  deux  académies 
napolitaines  s'étaient  disputé  le  bonheur  de  l'avoir  pour  président,  et 
celle  qu'il  avait  daigné  choisir  renouvelait  pour  lui,  toutes  les  fois 
qu'il  se  présentait,  la  scène  de  son  triomphe.  On  accourait  de  toutes 
parts;  dès  qu'il  ouvrait  la  bouche,  un  tumulte  d'applaudissemens  (l) 
le  contraignait  à  se  taire  [un  bisbir/lio  (aie  sefjuica,  che  bcne  spezzo  di 
fermar  il  ragionamento  em  costretto.)  Enfin  il  mourut,  et  ses  funé- 
railles furent  célébrées  non-seulement  à  iSaplos,  mais  à  Rome,  avec 
une  pompe  que  je  ne  décrirai  pas;  ce  ne  furent  que  panégyriques, 
homélies,  dissertations,  éloges,  pluie  de  fleurs  lugubres.  On  lui  donna 
(ô  profanation!]  une  statue  non  loin  de  celle  de  Virgile.  Tout  cela 
se  passait  en  1625.  Il  ne  fallut  pas  vingt-cinq  ans  pour  détruire  ce 
trône  poétique  et  déshonorer  cette  statue  glorieuse. 

Le  cavalier  Marin  (comme  on  l'appelait  en  France  sous  Louis  XIII), 
eu  "plutôt  Jcan-Baptisle  Marino^  fils  d'un  avocat  de  iN'aples,  n'était  ni 
cavalier  ni  gentilhomme.  Chef  de  parti,  on  lui  accorda  tout  ce  qu'il 
voulait  usurper.  Il  entraîna  sur  ses  pas  une  époque  entière,  sou- 
mettant les  intelligences  à  sa  séduction,  bouleversant  un  moment  le 
domaine  de  la  pensée,  et  méritant  un  double  examen,  comme  révo- 
lutionnaire et  comme  écrivain.  Il  y  a  toujours  dans  de  telles  exis- 
tences deux  sortes  de  travaux  :  la  vocation  et  le  métier.  Ces  hommes 
appliquent  au  succès  littéraire  la  finesse,  l'habileté,  l'audace,  la  ruse,  le 
mensonge,  la  souplesse  des  politiques  et  des  diplomates.  Ouvriers  de 
leur  gloire  en  même  temps  que  créateurs  de  leur  faction,  ils  groupent 
les  esprits,  enrégimentent  les  intelligences,  flattent,  épouvantent, 
attirent,  blessent,  se  vengent,  étatilissent  et  consolident  leur  pouvoir, 
s'appuyant  ici  sur  les  trônes,  là  sur  les  peuples,  songeant  toujours  à 
eux-mêmes  et  comptant  sur  un  petit  bataillon  d'écoliers  dévoués  qu'ils 
se  réservent  le  droit  de  récompenser  ou  de  mettre  au  rebut.  Dépra- 
vant ainsi  le  pur  exercice  de  la  pensée  (ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus 
libre  et  de  plus  indépendant) ,  ils  échangent  l'estime  des  siècles  contre 
la  vogue  et  la  fortune.  Un  orgueil  intéressé  les  domine,  et  pour  peu 
que  le  talent  se  môle  à  leur  intrigue,  cette  conspiration  permanente 

(1)  Baïacca. 


LE   MARIN  O.  585 

de  leur  intérêt  en  faveur  de  leur  renommée  ne  manque  guère  de 
réussir.  Ils  n'ont  pas  de  tombe  glorieuse,  ils  ont  une  vie  bruyante. 

Non,  ce  n'est  point  ainsi  que  Virgile  rêvait,  que  Tasse  s'enivrait  de 
sa  propre  magie,  et  ([ue  Dante,  promenant  son  désespoir  sur  les  débris 
du  Colysée,  remontait  du  fond  des  gouffres  infernaux  jusqu'à  l'éter- 
nelle splendeur  du  Dieu  père  des  choses.  La  sublime  incurie  des  inté- 
rêts terrestres,  l'absence  de  la  personnalité,  marquent  comme  un  sceau 
divin  tous  les  fronts  des  poètes  :  M"""  de  Staël  observe  avec  profon- 
deur que  le  succès  dans  le  monde  émane  d'un  égoisme  attentif,  et 
que  les  triomphes  intellectuels,  cherchant  la  vérité,  non  le  succès, 
exigent  le  sacrifice  absolu  de  l'égoïsme.  Comparez  la  vie  de  Tasse  à 
celle  de  Marino.  L'un  aspire  à  l'idéal,  l'autre  à  la  fortune;  l'un  chante 
le  dévouement,  le  second  la  volupté;  Tasse  flatte  ceux  qu'il  aime, 
l'autre  adule  ceux  qui  peuvent  lui  donner;  l'un  a  quelques  tristes 
amis  et  mène  une  vie  inquiète,  l'autre  se  fait  suivre  d'un  bataillon 
composé  des  courtisans  de  sa  vogue,  rançonne  la  France  et  l'Italie 
et  se  fait  construire  un  palais  à  Naples;  l'un  est  le  type  de  l'homme 
de  génie,  l'autre  n'est  qu'un  homme  d'affaires,  spéculant  en  poésie. 

Sous  des  nuances  et  des  ombres  diverses,  voilà  le  rôle  que  jouèrent 
Stace  parmi  les  Romains,  Gongorachez  les  Espagnols  modernes,  Lilly 
en  Angleterre,  Gottsched  en  Allemagne.  Qu'il  nous  soit  permis,  en 
dehors  de  toute  allusion  contemporaine,  et  sans  blesser  des  personna- 
lités vers  lesquelles  notre  pensée  ne  se  dirige  pas  le  moins  du  monde, 
de  revendiquer  ici  les  droits  de  la  pensée  pure,  de  la  méditation  intime, 
de  l'art  véritable,  de  la  poésie  instinctive  et  spontanée,  contre  cet 
autre  mode  d'action  intellectuelle  qui  consiste  à  être  poète  comme  on 
est  huissier,  écrivain  comme  on  est  bandolero,  critique  comme  on  est 
factieux,  artiste  comme  on  est  chef  d'insurgés.  Dans  cette  dernière  et 
trop  fréquente  hypothèse,  l'inspiration  demeure  esclave  de  l'intérêt. 
On  fait  émeute  dans  la  littérature.  On  chauffe  ses  boulets  rouges  de 
métaphores,  on  pointe  ses  batteries  d'épigrammes,  pour  renverser 
la  citadelle  ennemie;  on  s'impose  au  public;  on  lui  dit  :  «  Je  suis 
maître;  tu  dois  me  subir.»  On  chnnte  le  Te  Deum  de  sa  propre  gloire 
au  milieu  d'une  foule  idiote  stupéfaite.  On  applique  à  la  poésie  et  à 
la  philosophie  les  maximes  du  Prince  de  Machiavel  et  l' Art  militaire 
de  Végèce;  confondant  le  but  de  l'art  avec  celui  de  la  politique,  et 
oubliant  que  si  la  dernière  vise  au  succès,  l'autre  cherche  avant  tout 
la  beauté. 

Cette  confusion,  qui  serait  dangereuse  si  le  temps  n'en  faisait 
bientôt  justice,  a  lieu  surtout  après  les  époques  de  troubles  civils. 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsque  tous  les  esprits  conservent  encore  l'impression  orageuse 
laissée  par  les  révoltes  et  les  changemens  de  dynasties.  Pourquoi  la 
gloire  littéraire,  se  demande-t-on ,  ne  serait-elle  pas  le  prix  d'une 
insurrection?  Qui  nous  empêche  d'être  révolutionnaires  de  la  pensée? 
Ainsi  parlèrent  Ronsard  et  Lilly,  Gongora  et  Marino. 

Les  uns,  après  le  xvi"  siècle,  imitent  la  révolte  de  Guise;  les 
autres,  après  le  xviii^  siècle,  imitent  l'outrecuidance  de  Bonaparte. 
Entre  les  années  1590  et  1615,  le  ton  de  la  poésie  et  de  la  prose  en 
Espagne  est  l'écho  lidicule  du  ton  belliqueux  et  insultant  des  Gon- 
zalve  et  des  Cortez.  La  plupart  des  écrivains  de  ce  pays  et  de  cette 
époque,  par  exemple  Monteirayor  (1) ,  Montalvan  (2),  Alarcon  (3), 
jettent  au  piiblic  les  plus  ridicules  défis.  L'insolence  politique  et 
guerrière  déteint  sur  les  mœurs  littéraires.  Voici  la  préface  de  l'un 
de  ces  poètes  rodomonts  :  «  Lecteur,  cent  à  parier  contre  un  que  tu 
es  un  sot.  Dans  ce  cas,  lis-moi  et  apprends.  Si ,  par  hasard,  tu  étais 
homme  d'esprit,  lis-moi  et  admire.  «  Cette  mode  singulière  d'in- 
sulter ses  juges  et  de  narguer  ses  lecteurs  passa  en  France  sous 
Louis  XIII  avec  toutes  les  modes  espagnoles,  et  fut  admirablement 
cultivée  par  La  Calprenède,  Scudéry  et  l'auteur  du  Voi/nr/f  dans  la 
Lune.  Quant  à  nous,  fils  de  la  révolution  française  et  du  xviii''  siècle, 
nous  avons  vu  récemment  cette  même  révolution  passer  de  la  place 
publique  dans  la  littérature,  et  les  Mirabeau,  les  Napoléon,  les  Ro- 
bespierre intellectuels  s'élanrcr  de  toutes  parts  à  !a  conquête  de 
la  gloire.  Ce  travers  n'a  point  élevé  les  véritables  talens;  il  n'a  pas 
grandi  les  médiocrités.  Les  hommes  distingués  qui  ont  d'abord  suivi 
le  torrent  ont  toujours  fini  par  se  dépouiller,  en  montant,  de  ces 
scories  de  leur  époque,  et  il  nous  serait  facile  de  citer  les  plus  grands, 
dont  le  génie  s'est  réfugié  dans  son  vrai  sanctuaire,  dans  cette  con- 
templation pure  et  mâle,  dars  cette  rechep^he  solitaire  de  l'idéal  et 
du  beau  que  le  tourbillon  poudreux  des  passions  contemporaines 
avait  d'abord  voilé  à  leurs  regards. 

Marino  n'était  point  un  homme  de  génie;  c'était  un  homme  d'es- 
prit, charlatan  de  génie.  Il  trouva  ses  contemporains  préparés  à  se 
laisser  séduire  par  les  chants  lascifs  et  les  images  étincelantes.  Il 
versa  le  nectar  italien  dans  la  cou]>e  d'or  de  l'Espagne  :  son  siècle 
s'enivra  de  ce  prestige.  Des  vices  des  deux  nations,  il  lit  sa  séduction 

(1)  Autt'iir  (le  In  célèbre  pastorale  iiUiUilt'e  Diane. 

(2)  Aulcur  (Jrai\i.ili([iie  et  romancier. 

(3)  Auteur  très  remarquable  de  la  Verdad  Sospechosa,  traduite  par  P.  Corneille 
sous  le  tilre  du  Menteur. 


LE  MARINO.  587 

particulière;  la  sensualité  mêlée  à  l'aiféterie,  l'emphase  dans  la 
recherche,  composèrent  ce  breuvage  d'Arraide,  que  le  grand  Cor- 
neille éloigna  de  ses  nobles  lèvres.  A  sa  dextérité  corruptrice,  Marino 
joignit  les  adresses  et  tes  audaces  des  cliels  de  parti;  il  eut  des  que- 
relles, des  amis,  des  ennemis,  des  duels,  des  haines,  des  flatteurs, 
des  princes  pour  séides,  d'autres  princes  pour  adversaires.  Il  fut  un 
peu  Tartufe,  un  peu  Tuffière,  ui;  peu  Lovelace,  un  peu  Figaro. 
L'affectation  du  costume,  la  gravité  de  la  tenue,  l'ironie  secrète, 
l'inépuisable  fécondité  des  œuvres,  devinrent  ses  moyens  acces- 
soires; et,  ceignant  une  couronne  de  papier  doré,  il  fut  le  dieu  de 
l'Europe. 

II  y  a,  nous  en  convenons,  une  puissance  chez  celui  qui  s'empare 
de  son  époque,  fût-ce  pour  la  séduire  et  la  corrompre.  Ce  n'est  p:  s 
chose  si  facile  qu'on  le  pense,  de  profiter  des  vices  d'un  temps,  et  de 
le  dominer  par  la  sympathie  de  ses  propres  vices.  Marino,  que  ses 
biographes  nomment  lUariui,  et  que  la  France  vénéra,  de  IGIO  h  1650, 
sous  le  nom  du  cavalier  Marin,  sut  profiter  de  diverses  circonstances 
favorables,  qui ,  ménagées  par  son  habileté,  le  conduisirent  au  point 
de  splendeur  littéraire  dont  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  le  dernier 
terme. 

L'Italie  avait  dirigé,  depuis  deux  siècles,  la  civilisation  intellec- 
tuelle. Après  avoir  produit  Dante,  Boccace,  Pétrarque,  Arioste,  Tasse, 
Bembo,  Machiavel,  et  presque  tous  les  maîtres  de  l'esprit  humain 
au  XI v^  et  au  xV  siècle;  après  avoir  présidé  à  l'éducation  de  Shak- 
speare  et  de  Spenser  en  Angleterre,  de  Montaigne  et  de  nos  savans 
en  France,  l'Italie  s'affaissait  sur  ses  trophées.  Le  tour  de  l'Espagne 
arriva.  Son  génie  était  original  et  isol.'.  C'était  une  sève  moins  sym- 
pathique, plus  altière,  d'un  plus  dangereux  exemple,  parce  qu'elle 
immolait  volontiers  la  beauté  à  la  grandeur  et  la  pureté  à  l'éclat; 
féconde  en  traits  sublimes,  riche  de  couleurs  ardentes,  inépuisable 
en  inventions  héroï(|ues  ;  sève  vigoureuse  doîst  le  torrent  usurpateur 
inonda  tout  à  coup  les  nations  européennes,  cosirbées  devant  la  pré- 
pondérance des  Charles-Quint  €t  des  Thilippe  IL  La  lumière  plus  mo- 
deste et  plus  sereine  dont  la  muse  itidique  s'était  couronnée  pâlit  alors 
et  sendjja  s'éteindre,  absorbée  par  de  plus  ardens  rayons,  i'armi  les 
auteurs  italiens,  ceux-là  môme  qui  s'élevaient  avec  amertume  contre 
la  domination  politique  de  l'Espagne ,  tels  que  le  satiriqui;  15occa- 
lini,  Paruta  et  plusieurs  autres,  furent  les  prenders  à  livrer  la  lit- 
térature de  leur  pays  à  l'invasion  d'un  génie  étranger;  ils  créèrent 
une  prose  hispanique-itahenne,  mêlée  de  finesse  et  d'empiiase. 


588  REVDE   DES  DEUX   SIONDES. 

d'éclat  et  de  facilité.  Cette  transformation  singulière,  et  en  définitive 
malheureuse,  fut  opérée  par  Marino  dans  le  domaine  de  la  poésie 
avec  le  succès  extraordinaire  que  nous  venons  de  rapporter  et  que 
nous  allons  expliquer;  mais  les  résultats  de  son  triomphe  s'étendirent 
beaucoup  plus  loin  qu'il  ne  l'espérait.  L'Europe  intellectuelle,  un  peu 
lasse  déjà  d'imiter  l'Italie,  penchait  légèrement  vers  l'imitation  de 
l'Espagne  :  elle  se  soumit  tout  entière  à  ce  Napolitain ,  qui  offrait  un 
double  titre  à  sa  sympathie,  un  reflet  espagnol  dans  un  modèle  italien. 

Le  hasard  et  l'adresse  concouraient  donc  à  sa  gloire.  C'était  un 
esprit  frivole,  mais  lumineux  et  varié.  Jamais  le  côté  sérieux  de  la 
vie  humaine  ne  l'avait  inquiété.  Il  avait  passé  sa  jeunesse  à  Naples, 
au  milieu  des  intrigues  amoureuses;  et  comme  il  avait  aidé  un  de  ses 
amis  à  enlever  la  maîtresse  d'un  seigneur  espagnol ,  on  l'avait  jeté 
en  prison  pour  quelques  semaines.  De  Naples  et  de  ses  délices,  il 
avait  été  à  Turin,  où  la  même  vie  de  plaisirs  iiiciles  s'était  mêlée  de 
combats  littéraires  couronnés  d'un  coup  de  pistolet  que  son  adver- 
saire tira  sur  lui.  Merveilleux  exploitateur  des  circonstances,  habile 
à  se  mettre  en  scène  et  à  se  parer  d'une  lumière  favorable,  il  avait 
donné  à  ce  coup  de  pistolet  tout  le  relief  possible;  la  grâce  de  l'as- 
sassin, demandée  par  l'assassiné,  avait  jeté  sur  sa  tête  bouffonne  et 
voluptueuse  un  reflet  héroïque.  De  frivolités  en  frivolités,  rimant  sur 
toutes  choses,  brodant  tous  les  sujets,  déclarant  la  guerre  aux  an- 
ciens, abordant  les  peintures  les  plus  graveleuses,  attachant  à  ses 
poèmes  l'enseigne  du  jeu  de  mot  et  du  calembour,  semant  les 
poèmes  de  toutes  sortes  sur  sa  route  aventureuse,  il  avait,  en  1G06, 
absorbé  toutes  les  renommées  et  rejeté  Dante  et  le  Tasse  dans  l'ob- 
scurité. 

Cette  portion  solide  et  fondamentale  du  talent,  le  bon  sens,  qui  ne 
manquait  pas  à  l'Arioste,  encore  moins  à  Cervantes,  lui  était  étran- 
gère. La  couleur,  la  transparence,  la  verve,  la  facilité,  la  fluidité, 
l'harmonie,  l'invention,  la  vivacité,  la  grâce,  la  saillie  de  l'esprit,  que 
de  qualités!  quelle  perte  de  qualités!  Elles  ne  servirent  qu'à  énerver 
encore  l'épuisement  italien.  Au  talent  dépravé  de  Marin  appartient 
la  mission  singulière  que  nous  venons  d'indiquer,  que  personne  n'a 
observée  et  décrite;  ce  fut  lui  qui  propagea  en  France,  et  par-là  en 
Europe,  le  nouveau  génie  iialo-hispaniqiir,  génie  hétéroclite  et 
sans  unité,  qui  s'était  emparé  de  l'Italie  nouvelle  et  dont  le  foyer  se 
trouvait  à  Naples,  sa  patrie.  Instrument  de  transmission  aussi  active 
que  contagieuse,  il  vint  imprégner  de  cette  sève  ingénieusement 
fatale  une  portion  notable  de  la  société  française,  tout  l'hôtel  de 


LE  MARINO.  589 

Rambouillet,  les  Cotin,  les  Perrault,  les  Boursault,  les  Godeau, 
les  Voiture  et  les  Saint-Amant,  Déjà  il  avait  produit,  en  1606,  dix 
volumes  de  riens  sonores,  de  rimes  amoureuses,  bocagères,  morales, 
lyriques,  héroïques,  satiriques,  comiques,  bulles  d'air  merveilleuse- 
ment cadencées,  chefs-d'œuvre  d'habileté  puérile.  Plusieurs  fragmens 
de  son  poème  épique,  consacré  aux  amours  d'Adonis,  s'étaient  ré- 
pandus en  Europe,  et  la  renommée  le  proclamait  maître  des  maîtres, 
supérieur  au  Tasse,  chantre  des  voluptés  les  plus  délicates,  arbitre 
du  goût,  roi  de  l'harmonie  et  de  l'art  des  vers,  lorsqu'un  de  ses  com- 
patriotes le  fit  venir  en  France.  Cet  Italien  n'était  autre  que  Concino 
Concini,  maréchal  d'Ancre,  favori  de  la  reine,  et  bientôt  mis  en  lam- 
beaux par  le  peuple  parisien ,  que  toute  cette  cour  italienne  fatiguait  de 
son  luxe,  de  son  arrogance,  peut-être  aussi  de  son  élégante  supériorité. 
Marino  avait  quarante  ans,  l'expérience  du  monde,  la  connaissance 
des  cours;  il  profita  de  cette  invitation,  et  fit  sa  fortune. 

Le  séjour  du  cavalier  Marin  à  Paris  est  une  date  importante  dans 
notre  littérature. 

Rue  Saint-Thomas-du-Louvre,  non  loin  de  l'emplacement  du 
Palais-Cardinal,  s'élevait,  en  1615,  du  sein  des  toitures  aiguës  qui 
caractérisaient  les  vieilles  constructions  de  la  bourgeoisie  parisienne, 
un  hôtel  remarquable  par  le  goût  italien  de  son  architecture.  C'était 
cet  hôtel  Pisuni  ou  Rambouillet  que  les  précieuses  choisirent  pour 
quartier-général,  et  que  distinguaient  la  splendeur  recherchée  des 
ornemens,  le  style  magnifique  et  coquet  de  ses  vastes  jardins,  et 
surtout  l'élégance  parée  des  gens  qui  le  fréquentaient.  La  maîtresse 
du  logis,  plus  distinguée  que  jolie,  plus  gracieuse  que  tendre,  femme 
italienne,  Pisaiii  par  son  père,  Savelli  par  sa  mère,  avait  épousé 
M.  de  Rambouillet,  grand-maître  de  la  garde-robe  sous  Louis  XIIL 
Autour  d'elle  se  réunissaient  les  débris  de  la  cour  italienne  de  Cathe- 
rine de  Médicis  et  les  gens  qui,  en  France,  visaient  au  bel  esprit. 
Vraie  fille  du  xvi*  siècle  italien  (1) ,  elle  aimait  les  raffinemens  et 
les  délicatesses.  Elle  donna  le  ton  à  sa  coterie;  dès  les  premières 
années  du  x\iV  siècle,  on  vit  se  préparer,  sous  son  influence,  le 
berceau  des  Cotin ,  des  Boursault,  surtout  de  Voiture,  l'idole  du  lieu. 
Chapelain,  alors  jeune,  préludait  à  son  autorité  dans  la  maison,  et 
s'arrogeait  déjà  cette  puissance  de  critique  littéraire  qui  dispense  sou- 
vent un  homme  de  bon  goût  et  de  génie.  La  frivolité  s'alliait  ainsi 
au  pédantisme.  On  avait  grande  horreur  du  langage  bourgeois,  du 

(t)  Voyez  Tallemant  des  Réaux. 


W~. 


r)90  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

parier  vulgaire,  de  tout  ce  qui  sentait  la  place  publique,  le  cabaret  et 
la  boutique.  Un  petit  monde  exclusif  faisait  cercle  dans  le  boudoir 
iï Arfénice^  car,  pour  se  distinguer  du  commun  peuple,  on  avait  changé 
mêm^e  de  nom.  Chacun  empruntait  un  nouveau  baptême  d'élégance, 
qui  à  Bembo,  qui  à  Sadolet,  qui  aux  romans  de  chevalerie,  mais  sur- 
tout à  l'Arioste  et  au  Tasse:  car  un  parfum  venu  d'Italie  embaumait 
(lésa  quintessence  toute  cette  maison,  livrée  aux  raffinemeiis  exoti- 
(faes  et  aux  délicatesses  inconnues. 

Ce  sont  là  ces  précieuses  et  ces  précieux  contre  lesquels  fioileau, 
liacine  et  Molière  s'armèrent,  trente  ans  plus  tard,  de  la  colère  du 
bcnh  sens.  Tout  gentilhomme  admis  à  pénétrer  dans  la  «  chambre  du 
génie»  (c'était  le  nom  donné  à  l'appartement  destiné  aux  lectures) 
devenait  par  là  même  jyréciev.r  au  monde.  Chacune  des  paroles  qui 
tombaient  désormais  de  ses  lèvres  était  recueillie  comme  précieuse. 
Les  gens  de  cour  briguaient  la  faveur  d'une  présentation  chez  Arté- 
nice;  les  évêques  rimaient  des  madrigaux  pour  la  suzeraine;  l'évêque 
Ciodeau  se  parait  du  titre  de  «  nain  de  Julie,  »  et  tous  les  hommes  à 
la  mode  prenaient  part  à  cette  «  illustre  golanterie  de  la  guirlande,  » 
( omme  disaient  les  contemporains.  L'hôtel  Pis;)ni  menait  aux  hon- 
iveurs  et  au  crédit;  Chapelain  le  savait  bien,  ce  pédant  si  prudent, 
qui  ne  négligeait  aucune  occasion  de  bénéfice.  Le  coadjuteur  était 
ami  de  la  maison;  tout  le  monde  s'y  montrait  galant,  amoureux  des 
lettres,  un  peu  frondeur,  médiocrement  dévot,  et  complètement 
voué  aux  élégans  plaisirs. 

Rire  des  précieuses  après  Molière,  c'est  bientôt  fait;  mais  on  de- 
vrait reconnaître  que  le  règne  passager  de  l'hôtel  Pisani  a  marqué 
une  nouvelle  phase  dans  l'hisloire  de  la  société  française.  La  chambre 
d'Arténice  est  le  vrai  théâtre  de  cette  transition  singulière  qui  s'est 
opérée  des  troubles  de  la  ligue  au  règne  de  Louis  XIV.  Au  com- 
mencement du  XVII'  siècle,  l'hôtel  Pisani  continue  et  régularise  en 
France  l'influence  du  génie  italien ,  déjà  soumis,  par  un  enchaînement 
de  circonstances  bizarres  que  nous  avons  indiquées,  à  l'usurpation 
plus  énergique  du  génie  espagnol. 

Les  premiers  membres  de  la  coterie  italienne  des  précieuses  ne 
méritent  pas  un  mépris  absolu.  Une  nation  vive,  sociable,  facile,  imi- 
tatrice ,  mais  exclusivement  guerrière  jusciu'alors ,  n'avait  encore  ni 
points  de  réunion  ni  habitudes  de  conversation  élégante.  Les  Pisani 
et  leurs  amis,  tout  Italiens,  comparaient  avec  dédain  notre  demi- 
civilisation  un  peu  grossière  à  cette  autre  civilisation  fleurie  et  éner- 
vée, pleine  de  recherches  somptueuses  et  de  grâces  en  décadence, 


LE   MAllINO.  591 

qui  comptait  par-delà  les  Alpes  trois  siècles  et  demi  de  luxe  et  d'éclat. 
On  faisait  donc  mille  efforts  pour  se  distinguer  du  vulgaire  parisien, 
pour  effacer  la  rouille  gauloise ,  pour  s'élever  à  une  sphère  de  civi- 
lisation plus  ornée  et  plus  délicate.  Depuis  cent  années,  le  rayon- 
nement de  l'Italie  lettrée  avait  ébloui  la  France,  comme  ce  bon  Henri 
Estienne  s'en  plaignait  amèrement  (1);  mais  l'inoculation  des  vices 
et  des  débauches,  s'opérant  d'abord  avec  une  violence  effrénée,  avait 
arrêté  l'assimilation  des  études  et  des  esprits  chez  les  deux  peuples. 
Vers  la  fin  du  xvr  siècle  seulement,  Desportes  et  Bertaut  essayèrent 
de  transplanter  dans  la  littérature  française  quelques-unes  des  grâces 
italiennes.  M"'"  de  Rambouillet  s'empara  de  ce  dernier  mouvement, 
elle  en  fut  le  véritable  chef,  et  le  perpétua  dans  le  siècle  même  de 
Louis  XIV. 

Elle  parvint  donc  à  fonder,  au  sein  de  l'hôtel  Pisani ,  une  véri- 
table cour  de  petit  prince  d'Italie,  une  académie  dorée,  dansante, 
pimpante  et  versifiante,  qui  se  pressait  en  babillant  autour  de  la 
reine  Arténice.  On  y  inventait  mille  gentillesses,  on  y  faisait  mille 
jolis  tours  ;  on  rivalisait  de  fadaises  agréables.  C'étaient  des  portraits 
et  des  épigraphes,  des  apparitions  et  des  mascarades,  des  espiè- 
gleries et  des  surprises,  le  tout  assaisonné  de  belle  littérature  et  de 
souvenirs  mythologiques,  pour  ne  pas  se  confondre  avec  les  bour- 
geois. On  ouvrait  tout  à  coup  une  porte  à  deux  battans,  et  la  belle 
Arténice  apparaissait  en  costume  de  Diane  ou  d'amazone,  à  la  lueur 
de  mille  bougies.  Un  jour  que  l'on  recevait  un  évêque,  on  disposait 
autour  d'un  rocher,  orné  d'une  cascade,  vingt  nymphes  vivantes  et 
belles,  assez  légèrement  vêtues,  groupées  comme  dans  un  tableau  de 
(juide,  armées  de  leurs  lyres  et  de  leurs  guirlandes,  et  qui  produi- 
saient sur  «  l'ame  du  vénérable  druide  une  sensation  extraordinaire.  » 
Ces  heureux  enfans  trouvaient  une  joie  infinie  dans  la  mise  en  scène 
italienne  de  ces  gentilles  inventions.  Le  génie  qui  planait  sur  les  jar- 
dins enchantés  et  l'agréable  palais  de  la  rue  Saint-Thomas-du-Louvre, 
n'avait  assurément  ni  sévérité  ni  grandeur;  mais  il  se  distinguait  par 
la  grâce  et  l'élégance,  qualités  dont  on  avait  besoin  alors  :  il  adoucis- 
sait, par  une  certaine  galanterie  délicate,  la  sensualité  vive  et  tant 
soit  peu  cavalière  que  notre  race  gauloise  a  toujours  laissé  paraître 
en  affaires  d'amour.  Tout  le  mouvement  intérieur  de  cet  hôtel  de 
Rambouillet,  plaisanteries,  surprises,  ballets  épigrammatiques,  re- 
présentations mythologiques,  enfantillages  charmans,  conduisait  dou- 

(1)  Du  Langage  français  italianisé. 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cernent  la  société  française  à  son  beau  développement  du  siècle  de 
Louis  XIV.  Anne  d'Autriche  et  le  cardinal  de  Richelieu  firent  domi- 
ner l'influence  espagnole;  Mazarin  et  les  IMsani  continuèrent  à  sou- 
tenir un  débris  de  l'influence  italienne  déjà  modifiée.  Une  certaine 
liberté  d'opinions  politiques  doiuiait  ])lus  de  vivacité  aux  plnisirs 
puérils  de  la  coterie  des  précieuses.  Uichelieu  n'aimait  guère  l'hôtel 
de  Rambouillet;  Mazarin  comptait  ses  plus  vifs  ennemis  parmi  les 
habitués  de  ce  palais.  L'esprit  français  y  conservait  sa  vivacité  fron- 
deuse, qui  se  raffinait  et  se  subtilisait  chaque  jour.  La  manière  de 
tapisser  les  appartemens,  de  tenir  une  grande  maison ,  était  enseignée 
aux  gentilshommes  de  France  par  l'exemple  de  Julie  d'Angennes; 
et  quand  Marie  de  Médicis  voulut  construire  son  palais  du  Luxem- 
bourg, elle  exigea  que  les  fenêtres  en  fussent  dessinées  sur  le  modèle 
des  fenêtres  italiennes  de  l'hôtel  Pisani. 

Ce  fut  donc  une  grande  joie  parmi  les  premiers  adeptes  de  ce 
cercle  italien  qui  venait  d'éclore  en  1(500,  quand  on  apprit  que  le 
plus  grand  poète  de  l'Italie,  le  ÙMarino,  invité  par  le  maréchal  d'Ancre 
à  visiter  la  France,  allait  se  rendre  à  Paris.  Il  n'y  apporta  point  ce 
que  l'on  espérait.  On  attendait  de  lui  les  fruits  de  la  civilisation  ita- 
lienne pure,  la  poésie  du  Tasse  et  de  l'Arioste,  le  génie  d'un  siècle 
écoulé.  Mais  lui,  représentant  d'une  société  nouvelle,  dénuée  de 
toute  énergie,  sans  ame  politique,  sans  nationahté  et  sans  courage; 
lui,  mélange  hétérodoxe  des  languissantes  voluptés  de  l'Italie  et  des 
inventions  arabes  de  l'Espagne ,  joignant  le  cliquetis  des  mots  à  la 
sonorité  des  phrases,  et  l'exagération  des  images  à  la  subtilité  des 
concetfi;  rachetant  tous  ces  vices  par  une  limpidité  de  diction  (1) 
extraordinaire  et  une  fécondité  d'imagination  étrange,  il  communiqua 
aux  esprits  français  un  double  ébranlement.  Les  uns,  comme  Cyrano, 
Balzac,  Scarron  et  Rotrou,  inclinaient  vers  l'imitation  espagnole;  les 
autres,  comme  Saint-Amant,  Voiture,  Purfé,  préféraient  les  modèles 
italiens  ;  mais  tous  acceptèrent  l'autorité  d'un  poète  à  la  fois  italien 
et  espagnol. 

Dieu  sait  quelle  fête  lui  fut  faite.  Il  avait,  je  l'ai  dit,  l'expérience 
de  la  vie  et  la  connaissance  des  hommes.  Il  se  montra  peu ,  afin  de  ne 
pas  user  l'idole.  Il  amassa  beaucoup  d'argent,  se  doutant  apparem- 
ment que  c'était  là  le  plus  clair  résultat  de  sa  gloire.  Il  ne  se  commu- 
niqua guère  que  par  ses  œuvres,  que  l'on  admira  sur  parole.  Plus 
intéressé  que  vaniteux,  plus  habile  que  facile  à  séduire,  il  se  moqua 

(1)  Lg'vîs  prœtcr  fidem  sermo.  Pallavicini. 


LE   MARINO,  593 

de  tout  le  monde,  et  commença  par  jouer  le  maréchal  d'Ancre.  Con- 
cini,  après  la  première  audience  accordée  à  J\Iarino,  lui  dit  en  fran- 
çais qu'il  pouvait  se  faire  remettre  cinq  cents  écus  d'or  au  soleil  par 
son  trésorier.  C'était  déjà  une  sonune  assez  ronde;  mais  noti'e  Napo- 
litain, qui,  disait-il,  ne  comprenait  pas  bien  le  français,  en  demanda 
mille,  qu'il  toucha  (1).  «  — Diable!  (s'écria  en  italien  le  maréchal,  la 
première  fois  qu'il  rencontra  Alarino)  vous  êtes  bien  Napolitain,  mon 
cher  cavalier!  On  vous  donne  cinq  cents  écus,  et  vous  vous  en  faites 
payer  mille!  — Excellence,  répliqua -t-il,  votre  altesse  est  heu- 
reuse que  je  n'aie  pas  entendu  trois  mille.  Je  ne  comprends  rien  à 
votre  français.  »  —  Enfermé  dans  une  mauvaise  auberge  de  la  rue  de 
la  Iluchette ,  n'affichant  aucun  luxe ,  se  refusant  aux  avances  et  aux 
politesses  des  beaux  esprits,  envoyant  à  Naples,  pour  la  construction 
de  son  palais  et  le  paiement  de  ses  tableaux ,  l'argent  qui  lui  venait  de 
toutes  parts,  il  se  parait  d'une  hypocrisie  de  distraction  poétique  et 
d'abstraction  savante  qui  le  faisait  passer  pour  un  génie.  On  racontait 
avec  admiration  à  l'hôtel  Pisani  que  le  cavalier,  assis  devant  le  foyer 
de  son  auberge,  absorbé  par  la  méditation  et  la  composition  d'une 
stance,  avait  laissé  brûler  sa  jambe,  sur  laquelle  un  tison  embrasé 
avait  roulé  sans  qu'il  s'en  aperçût.  D'ailleurs,  il  avait  fort  à  faire. 
Jour  et  nuit  il  travaillait  ses  dithyrambes  en  l'honneur  du  pouvoir; 
c'était  assez  pour  lui  de  couvrir  de  stances  hyperboliques  la  nation, 
le  roi  défunt,  la  reine  régente,  le  maréchal  d'Ancre  et  le  petit 
Louis  XIIÎ.  Marie  de  Médicis,  dont  il  a  loué  la  bouche,  les  mains, 
le  pied,  les  cheveux  et  la  taille  en  plus  de  six  cents  vers,  les  premiers 
qu'il  ait  faits  à  Paris,  trouvait  à  juste  titre  que  c'était  le  plus  grand 
des  poètes  du  monde,  et  lui  assurait  une  pension  de  deux  mille  écus 
d'or.  Toutes  les  fois  que  la  grande  carosse  dorée  de  Marie  de  Médicis 
rencontrait  près  du  Louvre  le  cavalier  Marin  sur  sa  petite  mule,  la 
femme  de  Henri  IV  faisait  arrêter  sa  voiture  et  causait  long-temps 
avec  ce  merveilleux  poète ,  qui  devait  transmettre  à  une  postérité 
reculée  les  beautés  corporelles  de  la  reine  :  le  hellczze  corporali  de  la 
reina.  Le  boudoir  d'Arténicc  était  en  extase  devant  le  maigre  cavalier; 
on  attendait  avec  impatience  la  publication,  l'apparition  complète 
de  VAdo7iis,  ce  grand  poème  dont  il  avait  déjà  publié  quelques  par- 
ties, et  qui  devait  plonger  l'Iliade  et  l'Odyssée  dans  le  néant.  Dès  que 
les  vingt  chants  de  ce  poème  furent  enfin  imprimés.  Chapelain, 
l'oracle  du  goût,  prouva  savamment,  dans  une  lettre  à  M.  Fauveau, 

(1)  Ferrari. 


59i  REVUE   DES   I»EUX   .MONDES. 

laquelle  sert  de  préface  au  cliet-(l'(ï'uvre,  que  V Adonis  ne  pouvait 
être  autrement  conçu,  autrement  écrit,  selon  les  règles  d'Aristote. 
Il  fallut  (lue  le  marquis  de  Manso,  qui  se  trouvait  alois  à  Paris,  arra- 
chât le  Marino  à  son  auberge  de  la  rue  de  la  lluchette ,  et  le  logeât 
chez  lui  [splendidamente  ruUoriin,  regiaitieiiic,  l,\ucowpng7i(),  emu- 
qnijicanipnte  cavoUi  e  altri  nohiii  arredi  douar  fi  voUc).  Le  Marino 
riait  dans  sa  barbe  de  cet  enthousiasme,  et  ne  ménageait  guère  la 
nation  qui  faisait  sa  fortune.  Il  avait  raison.  Non-seulement  cet  engoue- 
ment prêtait  à  la  raillerie,  mais  les  mœurs  et  les  costumes  de  cette 
confuse  époque,  dont  Callot  est  l'interprète  le  plus  lumineux,  étaient 
pour  lui  un  sujet  d'ironie  contitmelle.  Il  écrivait  à  son  ami,  don 
LorenzoScoto,  Espagnol,  une  lettre  digne  de  Quevedo(l),  imprimée 
à  la  lin  de  cette  détestable  édition  de  YAdonc^  publiée  à  Paris,  1G80, 
sous  le  nom  d'Amsterdîmi,  et  qui,  sauf  quelques  obscénités  impos- 
sibles à  reproduire,  mérite  d'être  lue.  La  boulTone  médiocrité  de  cet 
esprit,  qui  ne  voyait  en  France,  sous  Henri  \\  ou  Louis  XIÏÏ,  autre 
chose  que  des  fraises  empesées  et  des  bottines  enrubannées,  la  viva- 
dté  frivole  du  Napolitain,  la  spirituelle  pantalonnade  de  ce  roi  litté- 
raire qui  trôna  pendant  vhigt  ans,  y  apparaissent  d'une  manière  fort 
piquante,  et,  disons-le,  fort  instructive. 

«  Apprenez  que  Je  suis  à  Paris  (écrit  le  Marino  ),  m'adonnant  sans 
réserve  à  la  langue  française ,  dont  je  ne  sais  encore  que  deux  mots  : 
oïd  et  non.  C'est  un  assez  beau  progrès  :  tout  ce  que  l'on  peut  exprimer 
.au  monde  se  résout  en  négation  et  en  afiirmation.  Que  vous  dirai-je  du 
pays"?  C'est  un  monde  pour  la  grandeur,  la  variété,  la  populrdion ;  un 
monde  aussi  d'extravagances.  Notre  globe  n'est  teau  ([ue  par  l'extra- 
vagance; il  ne  Vît  que  de  contrastes,  4ont  l'union  se  soutient.  La 
France  est  le  lieu  du  monde  où  il  y  a  le  plus  de  contrastes  et  de  ces 
choses  disproportionnées  dont  l'harmonie  discordante  soutient  nn 
(pays.  Costumes  bizaiTes,  folies  terribles,  mutations  continuelles, 
guerres  civiles  perpétuelles,  désordres  sans  règle,  excès  démesurés, 
combats,  querelles,  violences,  embrouillaminis,  ce  qui  devrait  la 
détruire  la  fait  subsister.  Je  vous  dis  que  c'est  un  monde,  un  mon- 
dasse plus  extravagant  que  le  monde  même.  Tout  y  va  sens  dessus  des- 
sous. Les  femmes  y  sont  hommes,  les  hommes  femmes.  Les  femmes 
sont  reines  à  la  maison  et  gouvernent  tout.  Les  hommes  usur])ent  la 
coquetterie,  la  pompe  et  l'élégance  des  femmes.  Celles-ci  s'étudient 
à  sembler  pâles ,  et  vous  diriez  qu'elles  ont  toutes  la  fièvre  quarte. 

fl)  Âulcur  espagnol  célèbre  par  roriginalité  souvent  lioulTonne  de  ses  conceptions. 


LE  MARINO.  595 

Pour  paraître  plus  belles ,  elles  se  mettent  des  mouches  et  des  em- 
plâtres sur  la  figure.  Elles  sèment  leur  chevelure  d'une  certaine  farine 
qui  blanchit  leur  tête ,  si  bien  qu'au  premier  aspect  je  les  crus  toutes 
vieilles.  Quant  aux  costumes,  elles  s'environnent  de  certains  cercles 
de  toimeaux,  qui  s'appellent  vertugadins,  et  qui  leur  donnent  l'air 
solennel;  elles  occupent  plus  d'espace.  Voilà  pour  les  femmes. 
Les  hommes,  dans  les  grands  froids,  se  promènent  en  chemise.  Il 
est  vrai  que  la  plupart  ont  soin  de  placer  un  habit  sous  la  chemise. 
Ils  ont  la  poitrine  ouverte,  de  manière  à  ce  que  cette  chemise  flotte 
au  vent.  Les  manchettes  sont  plus  longues  que  les  manches,  on  les 
renverse  sur  le  poignet,  de  manière  à  ce  que  de  tous  côtés  la  che^ 
mise  empiète  par  dessus  l'habit.  Les  hommes  sont  toujours  bottés 
et  éperonnés,  et  c'est  une  de  leurs  plus  notables  extravagances.  J'en 
ai  vu  qui  n'avaient  pas  un  seul  cheval  dans  leur  écurie,  qui  peut-être 
n'avaient  pas  monté  à  cheval  dp  leur  vie,  et  qui  ne  se  montraient 
jamais  sans  être  bottés  et  éperonnés  à  la  cavalière.  Ils  ont  vraiment 
raison  de  prendre  pour  symbole  le  coq  gaulois,  qui  a  toujours  ses 
éperons  aux  pattes.  Coqs  par  les  éperons,  ils  sont  cardinaux  par  le 
reste  de  leur  costume,  la  plupart  du  temps  rouge,  quant  à  la  cape  et 
au  pourpoint.  Le  reste  de  leurs  habits  est  mêlé  de  tant  de  couleurs , 
(}u'on  dirait  une  palette  de  peintre.  Ils  portent  des  panaches  plus 
longs  que  des  queues  de  renard,  et  sur  la  tête  une  seconde  tête 
postiche  qu'on  appelle  une  perruque. 

«  Voilà  les  habits  qu'il  ftmt  que  je  porte  pour  être  à  la  mode  ici. 
0  mon  Dieu ,  si  vous  me  voyiez  engoncé  dans  ce  vêtement  de  ma- 
meluck,  vous  ririez  de  toute  votre  ame!  Mes  braguettes,  laissant 
passer  la  chemise,  sont  à  peine  retenues  sur  mes  hanches.  Quant  à 
leur  profondeur,  je  doute  que  le  grand  Euclide  pût  la  déterminer.... 
Tout  cela  est  fortifié  d'aiguillettes  d'argent  qui  rendent  ma  situation 
fort  difficile  en  certaines  circonstances.  Il  a  fallu  deux  aunes  entières 
de  dentelles  pour  me  couvrir  les  jambes  jusqu'à  la  moitié  du  mollet; 
elles  me  battent  perpétuellement  la  jambe.  L'architecture  de  ce  bel 
ornement,  dont  l'inventeur  était  certes  un  homme  très  ingénieux, 
est  dorique;  il  a  son  contre-fort  et  son  ravelin,  bien  justes,  bien 
plissés,  bien  arrondis,  bien  exacts.  N'oublions  pas  qu'il  faut  placer 
sa  tête  au  miheu  d'un  bassin  de  mousseline  empesée  dans  lequel  elle 
reste  roide,  comme  si  elle  était  de  stuc.  Quant  à  la  chaussure,  elle 
tient  lieu  à  la  fois  de  bottes,  d'escarpins  et  de  bas,  et  ne  ressemble 
pas  mal  aux  bottines  de  certfiines  vieilles  gravures  représentant  le 
seigneur  Eneas.  Pour  les  faire  entrer,  il  ne  faut  pas  se  fatiguer  beau- 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coup  ni  battre  du  pied  la  terre;  l'ouverture  en  est  si  large,  que  l'on 
marche  presque  toujours  à  demi  déchaussé.  Sur  le  cou-de-pied  s'éta- 
lent de  belles  rosettes,  ou  plutôt  des  tètes  de  choux  formées  de  rubans 
qui  me  donnent  beaucoup  d'analogie  avec  les  pigeons  pattus.  Le  talon 
est  soutenu  par  un  supplément  de  deux  ou  trois  pouces  qui  vous 
procure  des  airs  d'altesse.  Mon  grand  chapeau  de  Lyon,  en  feutre 
brun ,  porterait  ombrage  au  roi  de  Maroc  ;  il  est  plus  aigu  qu'un  clo- 
cher de  village.  Ici,  d'ailleurs,  tout  est  pointu,  chapeau,  pourpoint, 
bottes,  coiffures,  cerveaux,  et  jusqu'au  toit  des  maisons.  Les  gentils- 
hommes passent  la  nuit  et  le  jour  à  se  promener,  et,  pour  une 
mouche  qui  vole,  ils  se  défient  au  combat.  Duels  de  voler;  épée  au 
vent.  Ce  qu'il  y  a  de  pire,  c'est  qu'un  cavalier  qui  a  cette  fantaisie  en 
tête  choisit  ordinairement  pour  second  le  premier  venu ,  même  quand 
il  ne  le  connaît  pas,  et,  si  ce  dernier  refuse,  il  est  déshonoré;  en 
voilà  une  d'extravagance!  Quelqu'un  de  ces  jours,  vous  apprendrez 
que  j'ai  paré  la  tierce  et  la  quarte  en  l'honneur  d'un  inconnu ,  et  que 
je  me  suis  laissé  tuer  par  politesse.  Entre  amis  on  se  fait  tant  de  céré- 
monies et  de  complimens,  que,  pour  arriver  à  une  bonne  révérence,  il 
faut  aller  à  l'école  chez  un  maître  à  danser,  une  conversation  entre 
deux  personnes  commençant  toujours  par  un  ballet. 

c(Les  dames  ne  font  pas  scrupule  de  recevoir  des  baisers  en  public, 
et  on  les  traite  avec  tant  de  liberté,  que  le  berger  peut  dire  son  fait  à 
sa  nymphe  tout  haut  et  très  commodément.  Au  reste,  on  ne  voit  que 
jeux,  ballets,  festins,  conversations,  bals,  mascarades  et  bonne  chère. 
On  tue  plus  de  bestiaux  en  un  jour  que  la  nature  n'en  produit  en  un 
an.  Ce  ne  sont  que  chapons  embrochés,  gigots  et  côtelettes  qui  tour- 
noient jour  et  nuit  devant  un  feu  d'enfer  et  qui  prouvent  ainsi  le  mou- 
vement perpétuel.  On  vend  l'eau  ainsi  que  les  câpres,  le  fromage  et 
les  châtaignes.  Quant  à  des  fruits,  il  n'en  est  pas  question.  Il  vous  fau- 
drait donner  des  sacs  d'or  pour  un  limon  ou  une  orange.  Le  vin  coule 
à  torrens,  et  vous  voyez  perpi  tuellement  la  bouteille  passer  de  main  eit 
main....  Tout  cela  n'est  rien  auprès  de  l'extravagance  du  climat  qui, 
se  conformant  à  l'humeur  des  habitans,  n'a  ni  stabilité  ni  constance. 
Les  quatre  saisons  ont  coutume  de  se  montrer  quatre  fois  par  jour. 
Aussi  faut-il  se  munir  de  quatre  manteaux  au  moins,  pour  en  changer 
à  toute  heure  :  le  premier,  pour  la  pluie;  le  second,  pour  la  grêle;  le 
troisième,  pour  le  vent,  et  le  quatrième  pour  le  soleil.  Au  surplus, 
le  soleil  fait  ici  comme  les  femmes ,  ne  se  montrant  jamais  qu'en 
masque.  La  pluie  est  très  favorable  à  la  bonne  ville  de  Paris;  elle 
lave  les  rues  qui ,  autrement ,  sont  couvertes  d'une  diable  de  boue 


LE  MARINO.  597 

plus  tenace  que  la  poix.  Ils  ont  sur  leur  Pont-Neuf,  au-dessous  de 
l'horloge  qui  sonne  les  heures,  une  statue  de  la  Samaritaine,  appa- 
remment pour  que  les  femmes  de  ce  pays  suivent  son  exemple  et 
se  pourvoient  chacune  de  cinq  maris.  Leur  langage  est  rempli  d'ex- 
travagances; ce  que  nous  appelons  or,  ils  l'appellent  «r^/ew/;  \ncol/alion 
est  un  drjevncr;  une  cité,  une  ville.  Ils  ont  emprunté  à  Godefroy  de 
Bouillon  une  partie  de  son  nom  pour  nommer  ainsi  le  jus  de  la  viande. 
Porter  une  botte  ne  veut  pas  dire  donner  un  coup  d'épée,  mais  être 
chaussé.  Quand  je  reviendrai  à  Turin,  préparez-moi  un  beau  balcon 
où  je  me  mettrai,  avec  mes  habits  français,  comme  un  perroquet 
magnifique  pour  servir  d'amusement  aux  petits  enfans  le  jour  du 
mardi  gras.  » 

Je  n'aurais  point  cité  cette  bouffonnerie,  si  elle  ne  résumait  en 
quelques  pages  toute  la  valeur  intellectuelle  de  ce  Marino,  qui  fut 
dictateur  littéraire  et  usurpa  en  Europe  la  noble  place  que  Goethe 
et  Voltaire  devaient  occuper  plus  tard.  Corneille  vivait,  et  son  talent 
allait  être  fort  discuté.  Montaigne  venait  de  mourir;  la  seule  M"'  de 
Gournay  protégeait  sa  mémoire.  Cervantes  languissait  dans  la  der- 
nière indigence;  Shakspeare  oublié  plantait  ses  choux  à  Stratford-sur- 
Avon,  Marino  les  éclipsait  tous.  C'était  le  grand  homme!  Voyez  un 
peu  ce  que  c'est  qu'un  grand  homme! 

Il  avait  sa  pension  de  2,000  écus;  YAdonc  était  imprimé.  Sa  gloire 
était  affermie,  sa  galerie  de  marbre  était  construite;  l'hôtel  Pisani  et 
la  cour  se  prosternaient  devant  lui.  Rome  l'attendait,  ÎSaples  l'appe- 
lait. Il  n'était  pas  de  trempe  à  exposer  sa  vie  et  sa  renommée  pour 
son  protecteur  Concini.  A  peine  le  maréchal  d'Ancre  et  sa  femme 
eurent-ils  été  sacrifiés  à  la  fureur  du  peuple  et  à  la  froide  colère  du 
jeune  Louis  XIII,  notre  cavalier  eut  peur  et  s'en  retourna  à  Rome, 
puis  à  Naples,  où  nous  l'avons  vu  ûùre  son  entrée  triomphale. 

C'est  ici  le  lieu  d'examiner  en  détail  les  œuvres  qu'il  a  laissées  et 
auxquelles  les  peuples  civilisés  décernaient  des  récompenses  si  ma- 
gnifiques. Leur  caractère  et  leur  stigmate,  c'est  la  frivolité;  c'est  un 
babil  poétique ,  sans  trêve  et  sans  borne ,  sans  passion  et  sans  élan , 
sans  sérieux  et  sans  grandeur.  Quand  les  empires  meurent,  les  avo- 
cats dominent;  quand  les  littératures  tombent,  les  parleurs  triom- 
phent. Les  avocats  conduisent  la  pompe  funèbre  des  civilisations,  les 
rhéteurs  se  chargent  d'ensevelir  les  littératures.  Si  l'on  veut  consulter 
l'histoire,  on  verra  l'art  prétendu  oratoire,  c'est-à-dire  le  verbiage  usur- 
pateur, envelopper  de  sa  prose  l'empire  romain  mourant.  Si  l'on  jette 
les  yeux  sur  les  annales  littéraires,  on  verra  la  littérature  grecque  et 

TOME  XXIII.  38 


598  REVUE   DES  DEUX   MODES. 

italienne  expirer  sous  le  même  linceul  du  verbiage  poétique,  sous  ces 
draperies  brodées  d'une  parole  qui  ne  couvre  plus  d'idées.  Marino, 
l'éternel  bavard  poiHique  de  cette  époque,  le  véritable  promoteur  de 
la  décadence  italienne,  débuta  par  une  ch;uisoii  r/«  Baùers  [I  liaci), 
qui  courut  toute  l'Italie.  Elle  réunissait  les  deux  principaux  mérites  de 
tous  ses  ouvrages,  le  sentiment  de  la  volupté  et  celui  de  l'harmonie. 
Il  avait  à  peine  vingt  ans  quand  il  l'écrivit,  et  tous  ses  défauts  s'y 
trouvent  déjà.  Mais  ce  n'étaient  pas  des  défauts  faibles,  communs, 
vulgaires;  c'était  le  charlatanisme  de  l'expression ,  le  contraste,  l'effet, 
la  violence,  li  singularité,  l'imprévu,  poussés  au  dernier  terme.  Ces 
pauvres  Hahers  devenaient  tour  à  tour  une  mrdeciïie  (1),  une  trom- 
■pette  (2),  un  combat  (3),  une  offense  (i).  La  bouche  était  une  douce 
guerncre  (5),  une  inhon  agréable  (G),  un  corail  mordant  (7),  une  mort 
vivante;  toutes  ces  inventions  inouies,  qui  devaient  étinceler  dans  les 
milliers  de  vers  que  la  plume  de  Marino  allait  donner  au  monde,  se 
jouaient  au  milieu  d'une  description  presque  pathologique  dans  la 
curieuse  recherche  de  ses  détails,  et  dont  tous  les  boudoirs  italiens 
furent  amoureux.  L'éclatant  succès  des  Baisers  avertit  le  Marino  de 
la  gloire  particulière  qui  lui  était  réservée.  On  vit  couler  de  sa  plume, 
comme  un  ilôt  qui  ne  tarit  plus  qu'à  sa  mort,  l^s  Himes  «  bocagères, 
champêtres,  lugubres,  am.oureuses,  capricieuses,  héroïques,  mari- 
times; »  le  ('Jialu)neau^  recueil  d'idylles;  le  Massacre  des  hirwcens, 
le  Temple,  les  /'anégijrigues ,  et  enfin  YAdojiis,  que  Marino  termina 
en  France.  Tragique  ou  comique,  descriptif  ou  passionné,  le  Marino 
ne  sortit  jamais  du  sillon  tracé  par  son  premier  ouvrage.  Il  trouvait  à 
ce  genre  de  triomphe  une  facilité  qui  le  charmait  :  il  ne  s'agissait 
plus  ni  de  penser,  ni  de  rêver,  ni  de  combiner  un  plan,  ni  de  chercher 
la  pureté  exquise  de  la  forme.  A  quoi  bon  se  diriger  vers  l'idéal  de 
Virgile  et  du  Tasse?  N'est-ce  pns  assez  d't' tonner  l'esprit  et  de  réveiller 
les  imaginations  hbertines?  Les  étoiles ,  chez  le  Marino,  deviennent 
les  tore/tes  du  convoi  du  Jour: 

Tremoli  fiainme  belle, 

Deir  esequie  del  di  chiave  facelle; 

(1)  B.ici  ;ivenUirosi,  lUsloro  clo'  iniei  uiali ,  etc. 
(•2)  Baci  le  trombe  son. 

(3)  Baci  l'oftese. 

(i)  Baci  son  le  conlese. 

(5)  Eocca,  doice  giiei'riera... 

(6)  L'(>ssi;r  prigion  s'appressa... 

(7)  Quel  coîallo  niordace. 


LE   MARINO.  599 

elles  se  transforment  ensuite  en  dameuses  perlées ,  puis  en  Jleiirs 
vivantes,  et  ainsi  de  suite,  pendant  vingt  strophes.  Ce  brodeur  de 
poésie  avait  des  ressources  éternelles  et  toutes  prêtes.  La  fécondité 
des  images  ingénieuses  et  colorées  le  sauvait.  Ne  parlant  jamais  à 
l'ame,  jamais  à  la  rêverie,  il  faisait  de  chacun  de  ses  vers  un  sujet 
d'étonnement  nouveau  pour  le  lecteur.  <rétait  là  ce  qu'il  appelait  ne 
pas  imiter  les  anciens,  et  rejeter  les  vieilles  modes  :  a  Au  diable, 
s'écrie-t-il  quelque  part,  les  toques  à  la  Pétrarque  et  les  pourpoints 
tailladés  comme  en  portaient  nos  pères!  »  Cette  origimilité  prétendue, 
devenue  calcul,  réduisait  la  poésie  à  un  mécanisme  méprisable.  La 
poésie,  qui  naît  de  l'émotion  et  qui  tend  à  la  beauté  suj)rême,  perdait 
ainsi  sa  chaleur  intime  et  sa  grâce  eitérieure.  Elle  se  détachait  de 
tous  les  sentimens  honnêtes  et  sérieux  de  l'homme;  elle  flattait  tous 
les  vains  caprices  de  l'esprii  et  toutes  les  sensations  vulgaires  du 
corps.  Prodiguant  les  madrigaux  et  les  stanees,  elle  courait,  comme 
une  flamme  inféconde  et  sans  ardeur,  sur  la  gaze  des  boudoirs  et  sur  les 
stériles  fleurs  dont  une  beauté  vénale  est  parée.  Elle  était  immorale 
parce  qu'elle  était  frivole,  et  vicieuse  parce  qu'elle  était  sans  amour. 
Nous  ne  parlerions  point  de  cette  poésie  avec  détail,  nous  ne  lui 
consacrerions  pas  une  attentive  analyse,  si  elle  n'avait  trouvé  en 
France  un  accueil  trop  tendre  et  trop  hospitalier.  Elle  laissa  dans 
notre  littérature  une  trace  qui,  jusqu'à  la  fin  du  xviii'^  siècle,  ne  s'est 
point  elîacée.  Secondant  de  son  exemple  et  appuyant  de  l'autorité 
-de  son  nom  les  eiïoi  ts  de  l'hôtel  de  Rambouillet  ;  véritable  père  des 
galanteries  sur  une  eunièie  pi'.r  l'abbé  Cotin ,  sur  un  petit  chien,  sur  un 
baiser,  sur  un  bouquet,  sur  un  ruban,  Marino  a  donné  naissance  à  la 
poésie  enrubannée  de  Voiture  et  au  style  pompadour  de  M.  de  Bernis. 
Vous  n'avez  qu'à  lire  un  volume  de  ses  vers  pour  y  retrouver  toute 
la  memie  poésie  de  notre  xviii'  siècle,  et  les  petites  grâces  qui  par- 
semaient le  boudoir  d'Arténice.  Le  hasard  de  sa  naissance  et  de  sa 
position  rendit  son  influence  double,  [talien,  il  servit,  mais  uni- 
quement sous  le  rapport  du  mauvais  goût  et  de  l'emphase  arabe, 
l'invasion  espagnole.  Son  arrivée  en  France ,  en  1615,  coïncide  avec 
la  publication  des  mémoires  espagnols  d'Antonio  Perez,  dont  il  parle 
dans  ses  lettres  (1)  ;  de  ce  Perez  aujourd'hui  fort  oublié,  important 
alors,  ami  d'Essex  et  favori  de  Henri  IV.  Il  faut  voir  comment  Walter 
Raleigh  et  le  philosophe  Campanefla  (2)  s'expriment  sur  le  compte  de 

(1)  Lelteredel  Caval.  Marino.  Veiiezia.  Sarsina,  1628,  p.  200, 1.  21. 

(2)  Caïupaiiella  cite  à  plusieurs  reprises  Antonio  Perez  comme  l'un  des  iiomnies 

38. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  même  Ferez,  secrétaire  de  Philippe  II,  premier  introducteur  de 
l'imitation  espagnole  en  France.  Marino  fut  le  second. 

i]c  n'était  plus  un  Italien  véritable,  un  peintre  excjuis  de  la  beauté, 
nn  adorateur  de  la  forme  pure  et  de  la  grâce  extérieure;  il  cherchait 
un  coloris  plus  chaud  que  celui  du  Tasse  et  de  l'Ariosto;  il  essayait  des 
alliances  d'idées  nouvelles,  il  voulait  étonner  avant  tout,  et  regardait 
la  surprise  comme  le  grand  but  de  la  poésie. 

E  del  poeta  il  fin  la  maraviglia; 
Parlo  deir  eccellente  e  non  del  goffo. 
Clii  non  fa  stupir  vada  à  la  striglia. 

11  renvoie  à  riirille  quiconque  ne  cause  pas  la  stupeur.  Il  a  son  sys- 
tème, qu'il  développe  fort  longuement  dans  ses  lettres  et  dédicaces, 
et  spécialement  dans  celles  qu'il  adresse  au  poète  Achillini ,  son  élève, 
pire  que  le  maître,  comme  cela  arrive  toujours.  On  remarque  surtout 
en  lui  un  mépris  hautain  de  la  critique  et  des  critiques,  mépris  qu'il 
accommode  de  toutes  façons  et  qu'il  assaisonne  de  métaphores  et 
d'épigrammes.  «  A  quoi  bon  ces  juges  ridicules,  ces  arbitres  préten- 
dus, ces  eunuques  littéraires?  Que  viennent  faire  parmi  nous  ces 
gardiens  impuissans  du  sérail?  Quelle  autorité  peuvent  prétendre  ces 
misérables  douaniers  de  la  pensée,  ces  argouzins  de  l'art,  ces  commis 
de  l'octroi  poétique,  lesquels  s'en  vont  fouillant  notre  bagage,  au 
risque  de  le  flétrir  et  de  la  gâter?  Mais  leur  pouvoir  est  peu  de  chose. 
Ils  croassent  comme  les  grenouilles,  ne  pouvant  ni  chanter  ni  mor- 
dre. Dieu  bienfaisant  n'a  donné  ni  dents  aux  habitans  des  marais,  ni 
génie  aux  critiques,  et  c'est  une  véritable  bénédiction.  Si  les  uns 
avaient  des  dents  et  les  autres  du  génie,  tout  voyageur  serait  forcé 
de  marcher  avec  une  cuirasse  et  des  cuissards,  et  aucun  poète  ne 
pourrait  faire  de  chefs-d'œuvre.  « 

C'est  ainsi  que  notre  homme  d'esprit  défendait  son  mauvais  goût 
et  sa  révolution.  Les  contemporains  adoptaient  comme  excellentes  et 
ses  raisons  et  ses  poésies.  Prédisposés  à  l'admiration  du  goût  mixte 
qu'il  introduisait,  à  moitié  vaincus  par  la  contagion  universelle  de 
l'influence  espagnole,  séduits  par  ce  nouveau  coloris  comme  par  un 
enchantement,  ils  proclamèrent  roi  des  poètes  le  versificateur  hybride, 

dt'  l'époque  qui  émurent  le  plus  vivement  l'attention  publique.  «An  liodierno  régi 
non  plu  ri  mu  ni  obfuit  Antonius  Perezius?  »  (De  iHonarc/i/â  hispamcâ,  i^ag.  77.) 
—  «  Pcrlidus  ille  Antonius  Perez...  »  (  Ibid. ,  p.  363.)  —  «  Re\  nosler  Aragonenses 
insimulavit  conspirationis  cuni  Antonio  Perez  iniltc,  etc.  »  (  Ibid,,  p.  202).  —  Voir 
Walter  Raleigh ,  passim. 


LE   MARINO.  601 

qui,  (le  deux  génies  admirables  dans  leur  sève  distincte  et  leur  déve- 
loppement naturel,  composait  un  mélange  faux  et  menteur.  La 
France,  qui  se  débattait  aveuglément  dans  sa  recherche  d'une  élé- 
gance idéale,  calqua  les  défimts  de  Marine,  qui  n'était  plus,  à  vrai 
dire,  ni  Espagnol  ni  Italien,  et  crut  imiter  l'Italie;  il  fallut  trente 
années  de  lutte  et  d'elTorts  pour  que  le  bon  sens  et  la  sagacité  de  la 
nation  se  dépouillassent  de  cet  encombrement  ridicule.  La  langue 
française  s'était  cependant  enrichie,  et  parmi  beaucoup  de  folies  et  de 
vaines  affectations,  on  avait  réalisé  des  conquêtes  ou  du  moins  des 
acquisitions  précieuses. 

Alors  Boileau,  entouré  des  génies  plus  féconds  et  non  moins  sages 
de  Molière,  Racine  et  Pascal,  vint,  massue  en  main,  détruire  les 
admirations  dangereuses  du  demi-siècle  qui  le  précédait.  Marino  fut 
traîné  aux  gémonies  avec  Théophile  et  Saint-Amant,  ses  fds  naturels. 

Quiconque  révoquerait  en  doute  l'influence  exercée  par  ce  versi- 
iicateur  fécond,  nierait  l'autorité  de  tous  les  mémoires  contempo- 
rains, Conrart,  Pclisson,  Chapelain,  Tallemant  des  Kéaux.  II  récu- 
serait jMarino  lui-même,  qui,  dans  sa  préface  adressée  à  l'Achillini, 
cite  comme  ses  imitateurs  Desportes,  Yaugelas,  Durfé  et  plusieurs 
autres.  Faute  d'étudier  d'assez  près  le  cours  parallèle  des  littératures 
étrangères,  on  n'a  pas  dit  de  quelle  puissance  s'est  long-temps  armée 
cette  école  italo-hispanique,  dont  Marino,  admiré  au  commencement 
du  dix-huitième  siècle,  s'est  fait  le  représentant  et  le  dieu.  Les  dé- 
fauts de  Voiture,  de  Cotin,  de  Viaud,  de  Saint-Amant,  n'ont  pas  d'autre 
source  que  cette  imitation  d'un  mauvais  modèle.  La  célèbre  apostrophe 
de  Théophile  Viaud,  s'adressant  au  poignard  de  Pyrame: 

Il  en  rougit ,  le  traître  ! 
est  du  Marino  tout  pur. 

O  bella  incantairice'. 
Quel  tuo  si  doice  ccudo 
Dolce  ccuito  non  è,  ma  dolce  Incanto! 

reproduit  absolument,  sous  une  forme  variée,  le  fameux  distique 
ridiculisé  par  Molière  : 

Ne  dis  pas  qu'il  est  amaranie, 
Mais  dis-nous  qu'il  est  de  ma  rente'} 

Lorsque  Saint-Amand  se  livre  à  son  minutieux  amour  des  détails 
infinis, 


-002  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

Mettant  les  poissons  aux  fenêtres 

et  montrant 

Le  petit  enfant,  qui  va,  saute,  revient. 
Et  joyeux,  à  sa  mère,  offre  un  caillou  qu'il  tient; 

il  copie  littéralement  VAdone.  Le  Moïse  sauve,  qui  développe  en  ara- 
besques souvent  légers,  toujours  frivoles,  une  histoire  héroïque,  est 
composé  sur  le  modèle  de  ce  vaste  poème,  et  vous  croyez  hre  le 
cavalier  Marin,  quand  vous  trouvez  chez  Saint-Amant 

Ces  nageurs  écaillés,  ces  sagettes  vivantes 
Que  nature  empenna  d'ailes  sous  l'eau  mouvantes , 
Montrant  avec  plaisir  en  ce  clair  appareil 
U argent  de  leur  échine  à  l'or  du  beau  soleil. 

M.  de  Sismondi,  dans  son  Histoire  des  Littératures  du  Midi,  avoue 
qu'il  n'a  pas  lu  V Adone,  et  il  en  parle  avec  un  dédain  rapide.  Mais  ce 
poème  en  dix  mille  vers  a  régi  pendant  vingt  années  le  monde  poé- 
tique; le  Guide  s'est  inspiré  de  ses  inventions.  Toutes  les  épîtres  à 
Ghloris,  dont  la  monarchie  française  s'est  vue  inondée,  n'ont  pas 
d'autre  source.  Pour  imitateurs,  Marino  a  trouvé  d'abord  Saint-Amant, 
Chapelain,  Voiture,  Viaud,  Cotin,  Ménage,  toutes  les  victimes  de 
Boileau,  et  pour  imitateurs  involontaires.  Dorât,  Bernis,  le  marquis 
de  i\izay  et  leur  suite.  Eu  vain  le  sage  et  sévère  législateur  lança  la 
fotdre  contre  l'idole  italienne,  l'autel  tomba,  les  adorateurs  survé- 
curent; depuis  Fontenelle  jusqu'à  Dorât,  les  madrigaux  sur  une 
jouissance  et  les  stances  «  sur  un  petit  chien  que  la  marquise  tenait 
dans  ses  bras  »  composent  l'héritage  direct  légué  par  le  cavalier 
Marino  à  la  France.  Beaucoup  plus  puissant  sur  l'avenir  que  le  Tasse, 
qui  résumait  le  platonisme  et  le  christianisme,  c'est-à-dire  le  passé, 
Marino,  chantre  des  voluptt's  galantes,  a  précédé  Boufflers,  Parny, 
Dorât,  Berlin,  tous  moins  richement  doués  que  lui  par  la  nature, 
mais  quelques-uns  plus  purs  et  plus  sévères  dans  l'emploi  des  mêmes 
artifices  poétiques. 

Un  n'a  pas  plus  de  facilité,  de  variété,  de  flexibilité,  d'esprit,  enfin 
de  talent  que  ce  poète.  Chez  lui,  comme  à  la  surface  d'un  lac  sans 
profondeur,  se  reflète  une  civilisation  que  la  volupté  affaisse.  Comme 
elle,  il  s'amuse;  il  ne  tend  à  rien  de  grand,  n'imagine  rien  d'utile, 
n'invente  rien  de  fort.  Dans  le  chant  quinzième  de  son  poème,  il 
consacre  cent  dix  strophes  à  une  partie  d'échecs  jouée  parvenus  et 


LE   MARINO.  603 

Mercure.  Il  est  impossible  de  déployer  une  versification  pins  souple, 
une  plus  étonnante  dextérité  d'artiste,  une  plus  grande  fécondité  de 
ressources.  Les  règles  du  jeu  sont  exposées  nettement.  Vous  suivez 
la  partie  entière;  vous  la  jouerez  au  club  quand  vous  voudrez.  Mer- 
cure triche;  Vénus  s'en  aperçoit;  une  suivante  a  secondé  Mercure 
dans  sa  ruse,  Vénus  lui  jette  le  damier  à  la  tète,  elle  meurt  sur 
le  coup,  et  reste  métamorphosée  en  tortue;  tout  cela  remplit  cinq 
cents  vers  merveilleusement  tournés.  Le  poète ,  adoptant  le  premier 
sujet  venu,  attendait  du  hasard  son  inspiration  passagère.  La  source 
poétique  ne  jaillissait,  chez  lui,  ni  des  profondeurs  de  l'émotion, 
comme  chez  le  Tasse,  ni  de  la  vive  ]>erception  des  féeries  de  la  nature, 
comme  chez  l'Arioste.  Marine  eut  rimé  une  séance  de  notre  chambre 
des  députés.  Aiiisi  le  néant  de  l'ame  se  reproduit  dans  le  néant  des 
œuvres.  Quoi  que  l'on  dise,  le  talent  ne  sufOt  pas.  Il  est  dominé  par 
une  inspiration  plus  élevée,  et  c'est  uise  étude  d'un  profond  intérêt, 
d'une  sérieuse  grandeur,  que  celle  des  littératures  qui  avortent ,  et 
que  le  talent  môme  ne  peut  plus  féconder,  quand  l'énergie  morale  a 
péri. 

Voyez  un  peu  à  quels  dangers  la  France  eût  été  exposée,  si  le  génie 
de  son  peuple  n'eût  porté  en  lui-même  le  contre-poison  d'un  bon 
sens  ironique  et  d'un  jugement  exquis.  Sa  souplesse  naturelle  et  sa 
mobilité  invincible  l'entraînaient  vers  l'imitation.  Son  éducation  pre- 
mière, il  l'avait  reçue  de  Rome  dégénérée;  ses  bégaiemens  s"taient 
modelés  sur  les  accens  mesquins  ou  prétentieux  d'Ausone  et  de 
Sidoine  Apollinaire.  Il  avait  ensuite  traversé  les  détestables  écoles  du 
pédantisme  scolastique  pendant  le  moyen-àge  et  de  l'allégorie  froide 
au  XV''  siècle.  Son  idiome  n'était  après  tout  qu'un  jargon  romain, 
plus  rauque  vers  le  nord,  plus  suave  vers  le  midi.  Il  n'apportait  pas 
au  monde  cette  énergie  primitive,  cette  sève  natale  et  intime,  cette 
nouveauté  féconde,  ce  caractère  essentiellement  propre  et  original 
que  la  nationalité  teutonique  devait  à  sa  position,  toujours  isolée  du 
monde  romain.  îl  n'avait  pas  reçu  non  plus ,  comme  le  génie  italien , 
la  tradition  directe  et  l'héritage  immédiat  de  la  langue  et  du  génie 
antiques.  Enfin,  après  avoir  recueilli  le  misérable  legs  de  la  décrépi- 
tude romaine,  il  subissait  l'influence  de  la  moderne  décadence  ita- 
lienne et  de  la  littérature  espagnole  dégénérée.  Cet  amas  de  mau- 
vaises leçons  et  de  mauvais  exemples  tombait  sur  la  nation  la  plus 
souple,  la  plus  active,  la  plus  apte  à  l'imitation,  la  plus  amoureuse 
de  changemens.  Un  facile  et  naïf  attrait  l'emportait  tour  à  tour  vers 
ces  vices  nouveaux,  d'autant  plus  séduisans  pour  elle ,  (|n'eHe  n'avait 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  sa  nature  rien  de  l'emphase  ibérique  ou  de  la  langueur  italienne. 
Mais  si  elle  se  laissa  séduire,  elle  ne  se  laissa  jamais  absorber;  la 
broderie  de  ces  nuances  étrangères  vint  colorer  le  ferme  tissu  de 
l'intelligence  française,  et  le  fond  de  la  trame  résista  toujours;  il  se 
présenta  chez  nous,  de  siècle  en  siècle,  des  réparateurs  actifs  qui 
s'opposaient  à  l'excès  funeste  des  envahissemens  extérieurs  et  faisaient 
reparaître  dans  sa  verte  saveur  la  puissante  sagacité  de  notre  esprit 
national. 

Tels  furent  Calvin,  Montaigne,  Pascal,  Bossuet  dans  la  prose, 
Marot,  Malherbe,  Corneille,  Racine,  Boileau,  Lafontaine  dans  la 
poésie.  Non  qu'il  faille  regarder  tous  ces  grands  écrivains  comme 
hostiles  à  l'influence  étrangère.  Us  l'adoptaient  en  la  réglant.  Us  opé- 
raient une  fusion  habile ,  au  sein  de  laquelle  l'esprit  français  domi- 
nait toujours.  Marot  et  Rabelais  sont  en  grande  partie  Italiens;  Cor- 
neille s'est  assimilé  tout  ce  que  l'Espagne  avait  de  plus  grand;  chez 
Racine  lui-même ,  une  douce  lueur  émanée  de  Guarini  et  de  la  Diane 
de  Montemayor,  se  joue  avec  une  grâce  et  une  réserve  divines.  Mais 
ceux  que  la  faiblesse  ou  l'exagération  de  leur  intelligence  ne  garan- 
tirent pas  d'une  imitation  d'esclave ,  Balzac  avec  ses  phrases  espa- 
gnoles, Voiture  avec  ses  concetti  hispano-italiens,  Cyrano,  cousin-ger- 
main de  Quevedo,  Saint-Amant,  héritier  direct  du  Marino,  n'ayant 
pas  assez  de  bon  sens  pour  avoir  du  génie,  mais  doués  d'assez  de 
talent  et  d'esprit  pour  aider  le  progrès  général  suivi  par  notre  idiome, 
brillèrent  un  instant,  puis  disparurent,  laissant  des  noms  équivoques. 

Il  serait  fort  difficile  d'associer  ou  d'intéresser  le  lecteur  moderne 
à  une  analyse  de  \  A  donc.  C'est  à  la  fois  un  compromis  entre  la  my- 
thologie grecque  et  la  féerie  chevaleresque,  entre  la  tragédie  et  l'im- 
broglio ,  entre  l'hymne  erotique  et  la  description  épique ,  entre  les 
couleurs  chrétiennes  et  arabes  de  l'Espagne  et  les  souvenirs  païens 
de  l'Italie  voluptueuse.  C'est  quelque  chose  de  faux  et  d'incomplet, 
comme  si  deux  nuances  ennemies,  deux  lumières  inconciliables  cher- 
chaient à  se  pénétrer  sans  y  parvenir;  à  peine  osons-nous  rejeter  dans 
une  note  l'échantillon  de  ce  style  (1),  que  tous  les  beaux-esprits 

(1)  Corne  prodigiosa  acuta  Stella, 

Armata  il  voUo  di  scintille  e  lampi, 
Fende  de  l'aria,  hoiribil  si,  ma  bella, 
Passeggierà  lucente,  i  larghi  campi; 
Mira  il  noccliier,  da  questa  riva  o  <[uella 
Con  quai  purpiiroo  piè  la  nebbia  slanipi , 
E  con  quai  penna  d'or  scriva  e  disogni 


LE  MARINO.  605 

admirèrent;  style  facile  et  étourdissant,  fluide  et  coloré,  italien  et 
espagnol:  sans  arrêt,  sans  goût,  sans  pureté,  mais  scintillant  d'une 
lueur  phosphorescente  et  d'une  verve  qui  fatigue  le  lecteur. 

Si  le  style  et  la  composition  trahissent  une  intelligence  médiocre  et 
incomplète,  la  voluptueuse  recherche  des  détails  témoigne  des  incu- 
rables misères  dans  lesquelles  l'Italie  sociale  était  tombée.  Le  Marino 
n'est  point  licencieux  dans  le  sens  vulgaire  du  mot.  Ses  expressions  ne 
sont  point  grossières;  il  cueille  la  fleur  de  Vame  sur  des  lèvres  fraîches  : 

Da  le  sue  labra  il  fior  de  l'aima  coglio. 

Les  plus  voluptueux  de  ses  tableaux,  revêtus  d'une  certaine  chasteté 
apprêtée,  ne  blessent  d'abord  ni  l'oreille  par  des  expressions  déshon- 
nêtes,  ni  l'imagination  par  des  groupes  lascifs  ;  mais  à  peine  la  stance 
de  Marino  s'est-elle  déployée ,  toute  cette  gaze  déliée  et  vaporeuse 
vous  laisse  apercevoir  un  raffinement  extraordinaire  de  voluptés  étu- 
diées et  de  recherches  plus  que  savantes.  Ses  réticences  naïves  sont 
plus  obscènes  que  la  nudité;  il  use  toujours  d'une  expression  décente 
comme  d'une  amorce.  Les  Baisers  de  Jean  Second  sont  des  œuvres  mo- 
destes, si  vous  les  comparez  aux  rimes  amoureuses  de  Marino.  Parny 

Le  morli  à  i  régi  e  le  cadule  à  i  regni. 


Gran  traocia  di  splendor  dietro  si  lassa 
D'un  solco  ardoiue,  e  d'aiiree  flamme  acceso 
Riga  inlorno  le  luibi,  oviinque  passa 
E  Iralie  per  lunga  linea  in  ogni  loco 
Slriscia  di  luce,  impression  di  foco. 
Sul  mar  si  cala,  e  si  com'  ira  il  punge, 
Se  stesso  avampa  inipeluoso  à  piombo; 
Circonda  i  lidi  quasi  mergo,  e  lunge 
Fa  de  l'ali  slridenti  udire  il  rombo,  etc. 


«  Il  parcourt  de  ses  ailes  brûlantes,  et  plus  léger  que  l'air,  le  chemin  des  vents. 
Telle  l'étoile  prodigieuse,  éclatante  passagère,  effrayante  et  belle,  fend  les  vastes 
espaces,  le  front  armé  d'éclairs;  le  nocher  admire  de  l'une  et  l'autre  rive  de  quel 
pied  de  pourpre  elle  frappe  les  nuages,  de  quelle  plume  d'or  elle  écrit  et  annonce  la 
mort  des  rois,  la  chute  des  empires.  Tel  vole  le  dieu,  laissant  derrière  lui  une 
grande  trace  de  splendeur;  un  sillon  ardent,  des  flammes  d'or  inondent  les  nuages 
partout  où  il  passe.  Partout  le  suivent  une  longue  traînée  de  lumière,  une  impres- 
sion de  feu. 

«  Il  s'abaisse  vers  la  mer,  et  ému  d'une  poignante  colère,  il  se  laisse  tomber 
d'aplomb,  rasant  comme  l'oiseau  de  mer  les  contours  des  rivages,  et  faisant  entendre 
au  loin  le  bruissement  de  ses  stridentes  ailes.  » 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.et  Berlin ,  assez  erotiques,  n'approclieut  point  de  ce  chant  de  VAdonr, 
intitulé  /  Tra^iUU.  Ce  n'est  pas  qu'il  se  montre  jamais  violent  o.u 
emporté;  mais  il  se  complaît  dans  une  certaine  politesse  de  lasciveté 
élégante  et  pour  ainsi  dire  systématique.  Professeur  de  sensualité, 
maître  ès-arts  dans  cette  doctrine,  il  nous  présente  Iroidement,  gra- 
vement, comme  une  sorte  de  philosophie  mystique,  avec  une  mé- 
thode honnête  et  complaisante,  les  derniers  ralfinemens  d'un  syba- 
ritisme  étudié.  Il  est  plein  de  m.énagemens  pour  notre  modestie; 
mais  le  nuage  sévère  que  Virgile  et  sa  douce  pudeur  répandent  sur 
la  grotte  des  amans  ne  lui  nppnrticnt  pas.  Semblai:!e  à  ces  danseuses 
irritantes  auxquelles  l'hypocrisie  du  voile  sert  d'excuse  et  de  séduction, 
il  s'adresse  à  des  gens  habiles  aux  voluptés,  blasés  sur  leur  emploi, 
désireux  de  raffinemens,  et  qui  distillent  lentement  le  plaisir.  Dix 
strophes  suflisent  à  peine  à  Marine  pour  un  baiser  donné  dans  les 
règles.  Sa  volupté  n'a  ni  fureur  ni  pudeur.  Ce  n'est  ni  une  bacchante 
ni  une  amante.  C'est  uiie  courtisane  jeuise,  belle,  lialtile  et  énervée. 
Nous  avons  vu  le  Marine  transmettre  à  la  France,  et  le  premier,  ce 
goût  espagnol-italien  qui  modiha  toute  la  littérature  sous  Louis  XIII. 
Nous  avons  vu  par  quel  concours  de  circonstances  dues  en  grande 
partie  à  l'autorité  politique  de  l'Espagne,  ce  poète,  dénué  de  bon  sens, 
devint  le  maître  du  champ-clos  littéraire.  11  faut  avouer  aussi,  pour 
expli(iuer  son  action  et  ses  triomphes,  que  c'était  un  homme  plein 
d'habileté.  Les  dédicaces  ne  lui  faisaient  pas  faute,  et  dès  qu'il  entre- 
voyait une  cassette  prête  à  s'ouvrir,  sa  veine  jaillissait,  débordait  et 
inondait  le  papier.  11  écrivait,  par  exemple,  pour  la  maréchale  d'An- 
cre, son  Tempio,  dédié  alV  t'iustrissima  et  ecceUenfissima  m.aâama 
la  maresciaia  d' Ancra.  Ce  Temple,  éloge  de  Henri  lY,  de  Marie  de 
Médicis,  de  la  France,  et  de  tout  ce  qui  peut  lui  être  utile,  a  cent 
quatre-vingt-dix-sept  strophes  de  six  vers  chacune,  strophes  qui 
murmurent  comme  un  ruisseau  de  parfums  nauséabonds  roulant  avec 
une  misérable  et  monotone  fluidité.  Il  connaît  les  femmes;  il  sait 
que  les  reines  sont  femmes;  aussi  couronne-t-il  ce  temple  par  cent 
soixanl('-(kux  vers,  qui  contiennent  tous  les  détails  dont  j'ai  parlé  sur 
les  beliezze  corporaii  délia  reina.  L'introduction  ou  portique  du  même 
poème  est  une  lettre  à  la  maréchah^  d'Ancre,  soleil  de  vertu,  pôle  de 
swjease,  et  une  multitude  de  choses  semblables.  Quant  aux  beautés 
de  la  reine,  il  n'en  oublie  pas  une  : 

Délia  chiama  sottil  la  massa  bionda  ; 


LE   MARINO.  &07 

Ts'on  plus  que  la  margelle  divine  de  son  front,  qui  complète  une 
strophe,  ainsi  que  les  épicyeles  des  yeux,  qui  sont  noirs  et  qui  brillent 
en  douze  vers ,  et  une  multitude  d'autres  objets  dont  la  description 
hardie  trouva  grâce  apparemment  près  de  sa  majesté;  sentiers  de  lait, 
vallées  de  lys  y  sillons  de  neige  : 

Sentier  di  latte,  onde  van  l'aime  al  cielo; 
Valle  di  gigli,  ove  passeggia  Aprile, 
Canal  d'argento,  clie  distilla  odori  , 
Solco  di  neve,  che  favilla  ardori. 

C'est  surtout  pour  le  nez  de  Marie  de  Médicis  que  le  poète  se  trouve 
saisi  d'un  enthousiasme  dithyrambique;  ce  nez  est  un  édifice  blane, 
qui  élève  son  petit  mur  entre  deux  prairies  de  neige  pourpre  et  de 
pourpre  blanche  : 

Sorga  nel  niezzo  un  edificio  bianco 
Eletto  a  terminai"  coa  muro  brève 
Posto  cola  frai  destro  prato  e'I  manco 
Il  candid'  ostro  e  la  piirpurea  neve. 

J'aimerais  bien  à  vous  raconter  toutes  les  merveilles  de  ce  nez;  je 
pourrais  vous  dire  aussi  combien  la  petite  moustache  de  ]\ïarie  de 
Médicis, /o/Y^^  tics  légère,  avait  de  charme  pour  le  poète,  et  comment 
on  lisait,  écrits  en  brun,  dans  la  pupille  de  ses  yeux,  ces  mots  :  Ici 
est  le  soleil! 

Voilà  pour  quelles  raisons  cet  homme  puisait  à  pleines  mains  la 
renommée  dans  le  trésor  de  la  sottise  publique ,  et  les  écus  d'or  au 
soleil  dans  la  cassette  royale.  Voilà  pourquoi  il  causait  avec  hi  reine 
au  milieu  de  la  rue,  commandait  des  tableaux  au  Guide,  faisait  bâtir 
dans  son  pays  un  palais  de  marbre ,  et  recevait  une  statue  de  ses  con- 
temporains. Ils  oubliaient  cependant  Bacon,  le  précurseur  de  trois 
siècles,  Shakspeare,  l'intelligence  sans  limite,  et  Montaigne,  l'élo- 
quence et  la  causerie  françaises  personnifiées.  Gloire  contemporaine! 
débiles  mortels!  sotte  crédulité! 

Ce  n'est  point  un  nom  sans  importance  que  celui  de  Mariiio.  Dans 
la  liste  des  novateurs  littéraires,  il  occupe  une  place  spéciale,  et  le 
rayon  que  projette  son  astre  poétique  s'étend  fort  loin ,  puisqu'il 
vient  mourir  et  se  briser  en  France,  au  pied  du  trône  de  Louis  XîV. 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  est  historique  par  la  longue  généalogie  de  vices  brillans  et  frivoles 
qui  se  rapportent  à  lui  comme  à  un  ancêtre.  11  l'est  encore  par  sa 
situation  unique  de  séducteur  ingénieux,  empruntant  des  vices  à 
l'Espagne ,  pour  les  communiquer  à  la  France;  tour  à  tour  corrupteur 
et  corrompu.  Parmi  les  personnages  qui  commencèrent  le  mouve- 
ment intellectuel  de  la  France  vers  l'Espagne,  il  est  le  second  en 
date,  et  succède  immédiatement  au  secrétaire  d'état  Ferez  (1).  Enfin, 
sa  chute  après  tant  de  crédit,  les  ténèbres  d'une  tombe  si  obscure 
après  une  vie  si  radieuse,  tant  de  mépris  succédant  à  cette  apothéose, 
méritent  l'examen  et  offrent  un  intérêt  plus  que  littéraire  :  c'est  une 
sévère  et  utile  leçon  pour  toutes  les  vanités  et  tous  les  orgueils.  Ne 
plaçons  pas  nous-mêmes  la  couronne  sur  nos  fronts ,  ne  nous  faisons 
point  la  part  de  notre  gloire;  cherchons  la  vérité  plus  que  le  succès, 
et  laissons  le  reste  à  l'avenir. 

Philarète  Chasles. 


(1)  Voyez,  sur  Antonio  Ferez,  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  mai  dernier. 


LES  CONFESSIONS 


DE  SAINT  AUGUSTIN 


SAXCTg    AVGt/STMXI    OPERA    O.fiXMA. 


Les  livres  qu'on  lit  le  moins  aujourd'hui  sont  ceux  qu'on  lisait  le 
plus  autrefois.  Il  y  avait  autrefois  dans  les  familles  des  livres  de  lec- 
ture, livres  de  piété  et  de  morale  pour  la  plupart,  qu'on  lisait  par 
devoir  et  par  habitude,  et  qui  devenaient,  pour  ainsi  dire,  le  fonds 
commun  des  pensées  et  des  réflexions  de  la  famille.  Parmi  les  pro- 
testans,  c'était  la  Bible  qui  était  le  livre  de  lecture  de  la  famille,  et 
beaucoup  de  familles  protestantes  ont  gardé  cette  salutaire  habitude. 
Dans  les  familles  catholiques,  c'étaient  les  sermons  de  quelque  pré- 
dicateur ou  le  Nouveau  Testament,  avec  les  réflexions  du  père  Ques- 
nel,  ou  les  Traités  de  morale  de  Nicole,  ou  quelque  traduction  des 
ouvrages  des  saints  pères.  Parmi  les  ouvrages  des  pères,  les  Confes- 
sions de  saint  Augustin  étaient  peut-être  l'ouvrage  le  plus  lu  et  celui 
qu'on  lisait  avec  le  plus  de  plaisir.  Dans  les  Confessions,  en  effet, 
saint  Augustin  s'accuse  des  erreurs  de  sa  jeunesse  ;  mais  en  s'accu- 

(1)  Onze  vol.  in-8»,  nouvelle  édition  publiée  à  Paris,  par  les  frères  Gaume. 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saut,  il  raconte,  et  ce  qu'il  y  a  encore  de  passion  dans  ses  récits  plai- 
sait, à  leur  insu,  aux  âmes  même  les  plus  pieuses  (1). 

Ces  livres  de  lecture  qui  se  transmettaient,  pour  ainsi  dire,  de  géné- 
rations en  générations,  formaient  peu  à  peu,  dans  les  familles  et 
dafis  la  société,  cet  esprit  grave  et  réfléciii  qui  est  le  ton  général  de 
la  société  au  xvu^  siècle,  ils  faisaient  le  sens  commun  de  l'époque, 
sens  commun  qui,  grâce  à  son  origine,  n'était  ni  vulgaire  ni  trivial, 
et  qui  se  tenait  à  une  juste  hauteur.  De  nos  jours,  au  lieu  de  ces 
livres  sérieux  et  graves,  nous  lisons  des  romans  ou  des  pamphlets; 
c'est  là  te  fonds  où  nous  puisons  nos  pensées,  et  de  là  la  différence 
qu'il  y  a  entre  le  sens  commun  du  xvir  siècle  et  le  sens  œmmun 
du  XIX^ 

En  parlant  aujourd'hui  des  Confessions  de  saint  Augustin,  je  ne 
dois  point  oublier  ces  différences.  Les  Confessions  qui,  aux  yeux  du 
père  de  Latour,  étaient  presqu'une  lecture  profane,  sont  aujourd'hui 
une  lecture  trop  ascétique,  et  c'est  pour  en  corriger  la  gravité  que 
je  me  permets  d'y  mêler  quelques  souvenirs  des  (jjnfi'ssions  de 
J.-J.  Rousseau;  non  que  je  me  laisse  aller  à  la  ressemblance  des 
titres.  11  y  a ,  entre  le  livre  de  saint  Augustin  et  le  \\\vq  de  J.-J.  Rous- 
seau, quelle  que  soit  la  différence  des  temps,  il  y  a  une  ressemblance 
plus  intime,  et  c'est  à  celle-là  que  je  m'attache. 

Jean-Jacques,  dans  ses  (Confessions ,  n'a  point  craint  de  peindre  le 
premier  tumulte  des  sens ,  et  je  ne  l'en  blàine  pas.  Tout  ce  qui  est 
de  l'homme  appartient  à  la  littérature.  Seulement  Jean-Jacques,  né 
dans  un  siècle  de  libertinage ,  Jean-Jacques  destiné,  il  est  vrai,  à  cor- 
riger son  siècle,  mais  en  l'imitant,  prêche  la  réforme  avec  le  style 
de  son  temps,  c'est-à-dire  avec  un  style  qui  manque  souvent  de 
chasteté  et  d'innocence.  Au  contraire,  quand  saint  Augustin  peint 
cette  première  insurrection  des  sens ,  j'admire  la  pudeur  de  sa  parole; 
et  ne  croyez  pas  que  cette  réserve  devienne  de  la  froideur  :  comme 
son  repentir  lui  exagère  l'idée  de  ses  fautes  plutôt  qu'il  ne  les  lui 
diminue,  il  les  décrit  avec  une  force  singulière,  mais  avec  une  forces 
q.ui  ne  coûte  rien  à  la  décetice.  11  est  vrai  sans  être  eirronté;  il  est 

(t)  J'ai  vu  ((iH'l(iiie  part  que  le  iièrc.  do  Lalour,  dont  Sainl-Simon  a  dit  qu'il  excel- 
lait par  l'espritde  goiiveruemeiit,  etie  me  hàle  de  dire,  pour  qu'on  ne  suit  pas  tenté 
de  le  prendre  juMir  un  homme  d'état,  que  cela  signifie  seulement  (lue  le  père  de 
Lalour  s'entendait  adniiral)lement  à  diriger  les  consciences;  j'ai  vu  quelifiie  part 
que  le  père  de  Latour  disait  (ju'il  ne  fallait  faire  lire  les  Confessions  «ju'à  ceux  qui 
revenaient  au  liien,  et  non  à  ceux  qui  ne  l'avaient  jamais  quitté.  Le  mot  est  juste 
et  vrai. 


LES  CONFESSiONS   DE  SAINT   AUGUSTIN.  Mi 

liardi  sacs  être  cynique.  Voyons  uii  exemple;  j'ai  pris  à  dessein  les 
phrases  les  plus  scabreuses  : 

«Ce  que  je  voulais,  ce  que  je  souhaitais,  c'était  d'aimer  et  d'être 
aimé.  Je  ne  m'arrêtais  pas  aux  bornes  de  l'amitié;  mon  cœur  m'em- 
portait plus  loin.  îl  s'exhalait  du  fond  de  ma  concupiscence  je  ne  sais 
quels  brouillards  et  quelles  vapeurs  de  jeunesse  (|ui  troublaient  toute 
mon  ame ,  et  me  faisaient  confondre  l'aveuglement  de  la  passion  avec 
le  pur  bonheur  de  l'affection.  C'est  alors  qu'il  eût  fallu  donner  le  ma- 
riage pour  digue  au  torrent  de  mon  âge ,  mais  mon  père  s'inquiétait 
bien  plus  de  mon  éloquence  que  de  mes  mœurs ,  et  de  mes  succès  de 
rhéteur  que  de  ma  conduite  de  jeune  homme. 

«  C'est  en  vain  (jue  ma  mère  me  détournait  du  péché,  ses  paroles 
me  semblaient  des  paroles  de  femme,  et  je  rougissais  d'y  obéir.  Il  y 
a  plus,  j'avais  honte  entre  mes  camarades  d'être  moins  perdu  qu'eux; 
et  comme  je  les  entendais  vanter  leurs  désordres ,  et  que  je  les  voyais 
d'autant  plus  fiers  et  d'autant  plus  applaudis  qu'ils  étaient  plus  liber- 
tins, j'avais  hâte  aussi  de  pécJier,  moins  par  plaisir  encore  que  par 
vanité.  Ordinairement  le  blAme  suit  le  vice;  moi,  pour  éviter  le 
blâme,  je  cherchais  le  vice;  et  comme  je  voulais  à  tout  prix  m'égaler 
à  mes  camarades,  je  feignais  les  péchés  mêmes  que  je  n'avais  pas 
faits,  afin  de  gagner  un  peu  de  leur  pernicieuse  estime... 

«  J'arrivai  à  Carthage  avec  ces  sentimens;  à  peine  entr.''  dans  cette 
ville,  j'entendis  partout  retentir  la  joie  des  impures  amours.  Je  n'ai- 
mais point  encore,  mais  j'aimais  à  aimer.  Je  tombai  enfin  dans  cet 
amour  que  je  souhaitais  si  impatiemment.  Dieu  puissant!  Dieu  misé- 
ricordieux! de  quel  fiel  ont  été  mêlées  ces  douceurs  d'amour!  J'ai 
aimé,  j'ai  été  aimé,  j'ai  joui!  xAJaiheureux,  quelles  chaînes  tissues  de 
chagrins,  et  une  fois  garrotté,  avec  quelles  verges  de  fer  m'ont 
flagellé  et  les  jalousies,  et  les  soupçons,  et  les  vanités,  et  les  colères, 
et  les  ruptures  !  » 

Voilà  ce  que  j'appelle  la  décence  du  style  chrétien ,  qui  n'est  ni 
froid,  ni  faux,  qui  dit  tout,  sans  que  pourtant  aucun  mot  puisse  faire 
rougir  la  plus  craintive  innocence. 

Et  ce  qu'il  faut  remarquer,  c'est  que  la  pudeur  du  style  de  saint 
Augustin  ne  tient  pas  à  l'emploi  de  la  périphrase.  La  périphrase  est 
souvent  plus  indécente  que  le  mot.  Comme  elle  arrête  plus  long- 
temps l'esprit  autour  (ïe  l'idée,  comme  elle  présente  une  sorte 
-d'énigme  à  deviner  et  qu'elle  éveille  l'attention ,  la  périphrase,  loin 
d'être  une  précaution,  est  souvent  un  danger.  La  décence  du  style 
.de  saint  Augustin  tient  à  une  qualité  plus  intime;  elle  tient  à  la  tem- 


612  REVUE  DES  DEUX   3I0NDES. 

péranre  m(^me  de  sa  pensée.  Ouoi(iue  dans  ses  récits  la  passion 
semble  palpiter  encore  sous  le  joug  du  repentir,  cependant  son  ame 
est  maîtresse  des  émotions  qu'elle  raconte  :  il  y  a  plus  ;  elle  ne  les 
raconte  que  pour  les  condamner,  et  ce  sentiment  épure  son  style. 
C'est  ici  que  se  vérifie  la  vieille  maxime  qu'on  écrit  comme  on  pense. 
Voulez- vous  écrire  chastement?  pensez  chastement.  Mais  qui  est 
maître,  dit-on,  de  sa  pensée?  Ceux-là  en  sont  maîtres  qui  se  croient 
responsables  de  ce  qu'ils  pensent,  non  devant  le  public,  juge  qu'on 
craint  seulement  d'ennuyer,  mais  devant  Dieu. 

On  sait  comment  Rousseau,  dans  ses  Confessions,  raconte  ses  pre- 
mières amours;  ce  n'est  certes  point  un  pénitent  qui  s'accuse,  c'est 
un  romancier  qui  ne  manque  pas  d'embellir  beaucoup  ses  souvenirs. 
Le  charme  qui  s'attache  aux  sentimens  de  la  jeunesse  se  répand  sur  , 
M™"  de  AVarens  elle-même  et  lui  sert  de  voile;  elle  en  a  besoin. 
M'""  de  Warens  est  le  vrai  type  de  la  sensibilité  telle  que  l'entendait 
le  XVIII'"  siècle,  c'est-à-dire  d'une  sensibilité  qui  tient  plutôt  à  la 
tendresse  des  sens  qu'à  la  tendresse  de  l'ame.  Rousseau  a  beau  faire 
effort  pour  épurer  la  nature  de  M"""  de  AVarens,  cette  nature  perce 
à  travers  les  délicieux  mensonges  du  récit.  On  sent  que  l'amour  est 
embarrassé  et  confus  dans  cette  maison  des  Charmettes  dont  Rousseau 
se  fait  une  si  douce  image  :  le  plaisir  grossier  y  prend  souvent  la  place 
de  l'amour,  et  môme,  il  faut  le  dire.  M""'  de  AVarens,  cette  première 
maîtresse  du  cœur  de  Rousseau,  a  influé  sur  les  héroïnes  de  ses 
romans.  Julie  et  Sophie  savent  aimer;  mais  il  y  a  un  genre  de  déli- 
catesse qui  manque  à  leur  amour.  Elles  ont  toute  la  tendresse  que 
peut  donner  la  nature;  elles  n'ont  pas  celle  que  donne  l'éducation, 
plus  exquise  que  celle  de  la  nature,  mais  qui  n'en  est  que  le  perfec- 
tionnement. Julie  sait  les  plaisirs  de  l'amour;  elle  en  parle,  elle  en 
raisonne.  Sophie  se  refuse  aux  caresses  de  son  époux;  c'est  pour 
ménager  la  santé  d'Emile,  et,  ce  qu'il  y  a  de  pis,  elle  le  dit.  Il  y  a 
beaucoup,  il  y  a  trop  de  AI"'^  de  AVarens  dans  toutes  les  femmes  de 
Jean-Jacques  Rousseau.  L'ame  de  Rousseau  est  grande  et  exaltée; 
mais  son  cœur,  pour  parler  comme  le  xviii"  siècle,  son  cœur  est 
grossier.  Il  pense  purement;  il  sent  grossièrement.  Il  est  spiritualiste 
sans  doute,  mais  c'est  le  spiritualiste  d'un  siècle  libertin.  Dans  ses 
Confessions,  ses  récits  d'amour  ont  ce  double  caractère  :  ils  sont  à  la 
fois  exaltés  et  grossiers,  et  c'est  peut-être  même  par  là  qu'ils  plaisent 
tant  à  la  jeunesse ,  car  ils  répondent  du  môme  coup  aux  premières 
ardeurs  de  ses  sens  et  aux  premiers  enthousiasmes  de  son  ame. 

Saint  Augustin ,  au  contraire,  parle  de  ses  amours  avec  une  réserve  . 


LES  CONFESSIONS  J)E   SAINT   ACGUSTIX.  613 

mêlée  de  honte.  Pou  de  réciîs,  et  dans  ((ïs  récits  rien  qui  soit  mis 
pour  donner  de  l'intérêt  à  l'aventure  :  l'intérêt  serait  un  nouveau 
péché.  Autant  Rousseau  met  de  grâce  et  de  charme  dans  ses  descrip- 
tions, et  cela  à  dessein,  autant  saint  Augustin  cache  avec  soin  les 
tendresses  de  son  ame.  Rousseau  cherche  le  roman ,  saint  Augustin 
l'évite  et  le  repousse;  et  cependant  il  semble,  quand  on  lit  les  Con- 
fessions, il  semble  qu'à  travers  ces  récits  pleins  de  gravité  et  de 
repentir  circule  je  ne  sais  quel  roman  touchant  et  gracieux  qui  se 
devine  plus  qu'il  ne  se  voit,  qui  peut-être  même,  pour  être  aperçu, 
a  besoin  d'yeux  profanes,  pareil  enfin,  pour  ainsi  dire,  à  la  beauté 
de  ces  femmes  de  l'antiquité,  toujours  cachées  au  fond  du  sanctuaire 
domestique,  toujours  voilées,  paraissant  à  peine,  et  cependant  lais- 
sant entrevoir  tout  ce  qu'elles  ont  de  grâce  et  parfois  même  de  passion, 

«  A  cette  époque,  dit  saint  Augustin,  j'avais  une  femme;  nous 
n'étions  pas  liés  par  les  saints  nœuds  du  mariage.  L'ardeur  insensée 
du  plaisir  avait  fait  cette  union  ;  mais  je  lui  étais  fidèle,  et  elle  me 
rétait;  et  cependant  j'ai  senti  quelle  différence  il  y  avait  entre  cette 
union  et  celle  du  mariage,  le  mariage  fait  en  vue  d'une  parenté  et 
d'une  famille,  tandis  que  dans  l'union  illégitime  l'homme  ne  souhaite 
pas  d'enfans,  et  pourtant  il  est  forcé  de  les  aimer  aussitôt  qu'ils  sont 
nés.  » 

Qu'il  me  soit  permis  d'interrompre  un  instant  le  récit  pour  faire 
remarquer  la  profonde  vérité  des  paroles  de  saint  Augustin ,  et  comme 
il  caractérise  d'un  mot  les  liaisons  illégitimes,  ces  liaisons  où  l'homme 
craint  d'avoir  des  enfans,  tellement  que  ce  qui  dans  le  mariage  est 
la  plus  douce  bénédiction  du  ciel,  devient  dans  ces  unions  un  mal- 
heur et  une  punition.  Mais  ne  craignez  pas  que  le  chrétien  veuille 
faire  porter  aux  créatures  nées  de  son  péché  la  peine  de  son  crime. 
L'antiquité  expose  les  enfans,  la  philosophie  moderne  les  met  à  l'hô- 
pital ,  le  christianisme  les  nourrit  et  les  élève,  qu'ils  soient  légitimes 
ou  non ,  peu  importe.  Le  jour  où  saint  Augustin  reçoit  lui-même 
le  baptême,  son  fils  marche  à  ses  côtés  et  devient  chrétien  avec 
lui.  Son  repentir  aime  cet  enfant  comme  un  perpétuel  avertissement 
de  ses  faiblesses,  comme  un  devoir  né  de  sa  faute  même;  et  ce  devoir, 
qu'il  lui  a  été  doux  de  l'accomplir!  Combien  il  a  chéri  ce  fils  qu'il 
ne  pouvait  pas  regarder  sans  s'humilier  à  la  fois  et  sans  s'attendrir!. 
(>)mme  le  père  s'est  retrouvé  dans  le  chrétien  !  Aussi  avec  quelle  fer- 
veur il  l'a  offert  à  Dieu!  Dieu  a  trop  vite  accepté  l'offrande;  car  il  l'a 
retiré  de  cette  terre  qu'il  avait  seize  ans  à  peine,  et  maintenant  il  ne 
reste  plus  de  lui  au  cœur  de  saint  Augustin  qu'un  souvenir  plein  de 

TOME    XXÎTT.      -    SI  PPLKMFNT.  39 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

douces  et  tristes  émotions  que  la  piété  contient,  mais  qu'elle  n'étoulTe 
pas. 

«  Adeodat,  dit-il,  l'enfant  de  mon  péché,  fut  baptisé  avec  moi.Vous 
aviez  béni  cet  enfant,  ô  mon  Dieu!  A  peine  ùgé  de  quinze  ans,  son 
esprit  l'emportait  sur  celui  de  beaucoup  d'hommes  graves  et  savans. 
Ce  sont  vos  dons,  Seigneur,  que  je  glorifiais  en  lui.  11  vous  avait  plu 
de  changer  en  bien  le  fruit  de  ma  faute  :  c'est  vous  qui  lui  aviez  tout 
donné;  car  rien  n'était  de  moi  dans  cet  enfant,  que  sa  naissance,  qui 
était  mon  péché.  C'est  vous  qui  m'aviez  inspiré  de  le  nourrir  dans 

l'amour  de  votre  loi Vous  l'avez  otéde  la  terre  qu'il  avaità])eine 

seize  ans,  et  maintenant  je  pense  à  lui  sans  inquiétude.  Je  ne  crains 
plus  ni  pour  son  enfance,  ni  pour  sa  jeunesse,  ni  pour  son  âge  mûr. 
Il  est  en  paix  dans  votre  sein.  Qu'il  me  fut  doux  alors  de  le  voir 
renaître  avec  moi  dans  les  eaux  de  la  grâce  !  » 

11  n'y  a  pas,  dans  les  Confessmis,  de  plus  belle  scène  que  ce  baptême 
d' Adeodat;  mais  il  y  en  a  de  plus  passionnées,  ^"on  qu'il  faille  s'at- 
tendre ici  à  ces  éclats  et  à  ces  emportemens  de  passion  qui  sont  le 
fonds  commun  des  romans  modernes.  J  <  s  les  Confessions,  la  passion 
tressaille  encore  parfois,  mais  elle  n'éclate  pas.  Elle  est  calme  et 
sévère,  elle  ressemble  à  la  passion  telle  que  l'exprimaient  les  sculp- 
teurs de  l'antiquité,  à  qui  la  loi  du  beau  défendait  l'emploi  des  gTi- 
maces  et  des  contorsions.  Sous  la  loi  chrétienne,  la  passion  s'interdit 
aussi  les  cris  et  les  gémissemens,  et  elle  trouve  la  beauté  en  se  sou- 
mettant à  la  règle.  Le  bon  la  conduit  au  beau. Voyez  la  scène  de  sé- 
paration entre  saint  Augustin  et  la  femme  qu'il  a  long-temps  aimée. 
«  Il  me  fallut  écarter  de  moi  la  femme  que  j'avais  habitude  d'aimer  : 
elle  faisait  obstacle  à  mes  projets  de  mariage;  je  la  renvoyai  donc, 
mais  mon  cœur  saigna  de  cette  rupture  et  redemanda  long-temps  le 
cœur  auquel  il  était  attaché.  Elle  retourna  en  Afrique,  attestant  le 
ciel  qu'elle  ne  suivrait  plus  aucun  homme.  )> 

Les  scènes  de  rupture  et  de  séparation  sont,  on  le  sait,  des 
scènes  de  roman.  Ici  pourtant  rien  qui  sente  l'aventure  romanes- 
que :  point  de  cris,  point  d'éclats.  Saint  Augustin  quitte  la  femme 
qu'il  aime;  il  la  quitte  malgi'é  elle  et  malgré  lui.  11  la  sacrifie  à  la  loi 
du  monde;  mais  déjà,  quoique  la  loi  qui  exige  le  sacrifice  soit  moins 
pure  et  moins  élevée  que  la  loi  chrétienne  à  laquelle  plus  tard  il  l'eût 
sans  doute  sacrifiée,  déjà  le  dévouement  s'accomplit  avec  une  fer- 
meté toute  chrétienne.  Les  victimes  valent  mieux  que  l'autel  sur 
lequel  elles  s'immolent  :  leur  sacrifice  mérite  et  présage  un  dieu  plus 
digne  d'eux.  Et  ne  vous  imaginez  pas,  cependant,  que  cette  sépa- 


LES  CONFESSIONS  DE   SAINT  AUGUSTIN.  615 

ration  ait  peu  coûté.  Pendant  long-temps  encore,  et  tant  qu'il  n'a  pas 
trouvé  Dieu,  le  cœur  de  saint  Augustin  a  saigné  de  la  rupture.  Celle 
surtout  qui  a  le  plus  souffert,  quoiqu'elle  se  soit  le  moins  répandue 
en  plaintes ,  c'est  cette  femme  modeste  et  résignée  qui  part ,  attes- 
tant le  ciel  que  ce  sera  là  son  dernier  comme  son  premier  amour. 
La  religion  nouvelle  lui  aura,  je  l'espère,  rendu  facile  ce  vœu  de  sa 
douleur.  Dans  l'antiquité,  la  femme  que  l'homme  renvoyait  n'avait 
point  d'asile  ;  elle  n'avait  pas  môme  d'état  ni  de  nom  ;  la  Grèce  et 
l'Italie  ne  connaissaient  pas ,  sauf  leurs  prêtresses  et  leurs  vestales, 
de  femmes  qui  vécussent  seules ,  en  présence  de  Dieu ,  sans  joie  et 
sans  amours  mondaines.  C'est  le  mérite  et  la  nouveauté  du  christia- 
nisme d'avoir  fait  que  la  femme  peut  vivre  seule  avec  honneur  et 
avec  respect.  En  préférant  la  virginité  au  mariage ,  sans  condamner 
pourtant  le  mariage,  il  a  donné  à  la  femme  un  rang  qu'elle  n'avait 
pas.  Dans  le  christianisme,  les  femmes  Ubres,  ce  sont  les  vierges 
chastes  et  les  veuves  continentes  ;  car  c'est  au  prix  de  la  plus  difficile 
de  leurs  vertus  que  le  christianisme  donne  aux  femmes  la  liberté  et 
l'indépendance,  sachant  bien  que  sans  cette  condition  la  liberté 
n'enfante  pour  elles  que  le  malheur  et  le  mépris. 

Il  y  a,  dans  les  Confessions  de  saint  Augustin,  à  côté  d'Adeodatet 
de  sa  mère,  d'autres  personnages  qui,  quoique  moins  touchans,  ne 
sont  pas  moins  animés  et  moins  curieux;  je  veux  parler  de  ses  deux 
amis,  Alipius  et  Nebridius. 

Un  des  plus  nobles  sentimens  de  l'homme,  c'est  l'amitié  Centre 
jeunes  gens.  A  vingt  ans,  le  cœur  aime  à  répandre  les  sentimens 
d'amour  dont  il  est  plein;  il  aime  à  aimer,  comme  le  dit  si  bien  saint 
Augustin.  Mais  à  cet  âge  l'esprit  a  aussi  son  abondance  et  son  ardeur; 
il  aime  aussi  à  se  répandre  et  à  se  communiquer.  L'homme,  à  vingt 
ans,  commence  à  voir  partout  autour  de  lui  des  énigmes  qu'il  est  im- 
patient de  résoudre  :  ici  les  énigmes  de  l'ordre  social,  là  les  énigmes 
de  la  religion.  Ce  n'est  pas  seulement,  il  est  vrai,  dans  la  jeunesse 
que  nous  apercevons  ces  énigmes  ;  elles  nous  entourent  et  nous  accom- 
pagnent pendant  toute  la  vie.  Mais  dans  la  jeunesse ,  on  n'est  pas  en- 
core résigné  à  n'en  pas  savoir  le  mot ,  et  ce  n'est  que  plus  tard  qu'on 
s'habitue  peu  à  peu  à  vivre  dans  l'obscurité.  A  vingt  ans,  qui  peut 
supporter  les  ténèbres  de  la  condition  humaine?  De  là  à  cet  âge  tant 
de  naïfs  efforts  pour  les  percer,  tant  de  méditations  profondes  ou 
creuses  sur  ce  sujet,  ou  plutôt,  comme  la  méditation  répugne  par  son 
calme  à  la  nature  des  jeunes  gens,  tant  de  conversations  entre  amis, 

39. 


(51  fi  REVIE   DES  DEUX   MONDES. 

(■onv(îrsalions  à  pcrto  de  vue,  vX  i\\\'\  chvrcheni  sans  fin  ni  cesse  les 
pourquoi  infinis  de  la  religion  et  do  la  société. 

Cette  disposition  à  chercher  ainsi  le  mot  des  énigmes  est  naturelle 
à  la  jeunesse;  mais  il  y  a  des  époques  de  l'histoire  où  cette  disposition 
est  plus  fréquente  encore.  Dans  les  époques  d'incertitude  et  de 
doute,  quand  les  sociétés  sont  vieilles,  quand  tout  le  monde  sent 
que  beaucoup  de  choses  vont  mourir  et  que  quelques-uns  sentent 
aussi  que  quelque  chose  va  naître,  c'est  alors  surtout  que  je  con- 
çois entre  jeunes  amis  les  longues  causeries  et  les  longues  prome- 
nades. L'amitié  est  bonne  à  ces  époques  de  misère  morale,  car  elle 
soutient  et  elle  encourage  les  âmes.  S'il  méditait  soHtairemcnt  sur  les 
périls  de  la  société,  l'homme  tomberait  dans  le  désespoir.  L'amitié 
empêche  le  découragement  en  rompant  la  solitude.  Il  y  a  assez  de 
tristesse  peut-être  dans  le  monde  pour  accabler  une  jeune  june,  quoi- 
qu'il en  faille  beaucoup  pour  écraser  le  ressort  d'une  ame  de  vingt 
ans;  mais  je  défie  le  monde  entier,  quelque  triste  qu'il  soit,  fût-ce  le 
monde  romain  au  iv''  siècle ,  je  le  défie  d'avoir  assez  de  chagrins  pour 
attrister  à  la  fois  trois  âmes  de  vingt  ans  :  il  y  en  aura  toujours  une 
au  moins  qui  restera  gaie,  et  celle-là  égayera  les  autres;  c'est  le  pri- 
vilège de  la  jeunesse.  Il  faut  donc  s'aimer  entre  jeunes  gens:  il  faut 
s'aimer,  quelle  que  soit  l'époque  du  monde  où  vous  viviez.  Si  vous  vivez 
dans  des  temps  de  doute  et  d'incertitude,  ayez  des  amis,  afin  de  vous 
encourager  à  retrouver  ensemble  les  vérités  que  le  monde  a  perdues. 
Ayez  des  amis,  si  vous  vivez  dans  des  temps  tranquilles  et  calmes, 
afin  d'examiner  avec  eux  les  règles  que  le  monde  s'est  faites  et  de 
les  vivifier  par  un  peu  de  controverse;  car  si  le  doute  tue  la  morale, 
la  routine  la  tue  aussi.  Ayez  des  amis  enfin,  ne  fût-ce  que  pour 
habituer  l'esprit  dans  la  jeunesse  à  se  répandre,  à  se  communiquer, 
afin  que  ce  ne  soit  pas  le  cœur  seul  qui  prenne  cette  habitude. 

Ce  que  j'aime  dans  les  Confessions  de  saint  Augustin,  c'est  que 
ses  amis  ont  tenu  une  grande  place  dans  sa  vie.  Livré  au  doute  et  à 
l'incertitude,  Hottant  sans  cesse  d'une  secte  à  l'autre;  tantôt  mani- 
chéen, tantôt  stoïcien,  tantôt  épicmien,  souvent  sceptique  et  sen- 
tant bientôt  que  le  scepticisme  ne  donne  pas  le  repos  qu'il  promet  (1), 
il  a  eu  besoin,  pour  ne  pas  désespérer  de  lui-même,  de  voir  ses  amis 
partager  ses  doutes  et  ses  anxiétés.  J'aime  à  suivre  ces  trois  amis  dans 

(1)  Teneliaui  t^nim  cor  moiini  abomui  assensioii(\  tiiiKnis  pracipiiium  et  siispeiitliii 
iiia^is  niK-alj.ir. 


LES  CONllîSSlONS   DE  SAINT   ALGLSTLN.  617 

leurs  longues  promenades  et  dans  leurs  éternels  entretiens;  j'aime  à 
entendre  saint  Augustin  s'écrier,  au  retour  de  ces  longues  causeries  : 
«C'est  ainsi,  hélas!  que  nos  trois  bouches  haletantes  de  soif  implo- 
raient l'eau  salutaire,  et  criaient  après  la  vérité.  Toute  notre  vie  et 
toutes  nos  actions  étaient  pleines  d'amertume ,  car  lorsque  nous  cher- 
chions à  quoi  bon  tous  nos  soins  et  dans  quel  but  nous  vivions,  nous 
ne  trouvions  que  ténèbres  et  nous  nous  détournions  en  gémissant  de 
nos  vaines  recherches,  répétant  sans  cesse  :  Jusques  à  quand,  Sei- 
gneur, jusques  à  quand! » 

Pleins  de  cette  inquiétude  d'esprit  qui  devait  les  conduire  à  la 
vérité,  tout  était  pour  ces  trois  amis  un  sujet  de  réllexions  et  d'études 
morales.  Ils  interrogeaient  chaque  action  de  leur  vie  avec  un  soin, 
scrupuleux,  et  jamais  âmes  n'ont  fait  sur  elles-mêmes  un  plus  curieux 
travail.  Aussi  bien  je  ne  m'en  étonne  pas  :  l'étude  de  soi-même  est 
une  partie  essentielle  de  la  doctrine  chrétienne,  et  en  veillant  ainsi 
sur  eux-mêmes,  saint  Augustin  et  ses  amis  étaient  chrétiens  déjà 
par  le  scrupule  avant  de  l'être  par  la  foi.  Je  citerai  deux  scènes  de  ce 
genre;  elles  expliqueront  mieux  que  toutes  mes  paroles  cette  dispo- 
sition à  méditer  sur  soi-même,  qui  dans  saint  Augustin  et  dans  ses 
amis  précédait  et  annonçait  le  christianisme.  Un  jour  saint  Augustin 
devait  prononcer  devant  l'empereur  Yalentinieu  le  jeune  son  pané- 
gyrique, genre  de  discours  fort  en  usage  à  cette  époque.  «  Mon  cœur, 
dit-il,  était  plein  de  tous  les  soucis  de  l'ambition  ;  la  pensée  de  réussir 
ou  de  ne  pas  réussir  m'agitait  à  ce  point  que  j'en  avais  une  sorte  de 
fièvre.  Pour  calmer  un  peu  l'agitation  fébrile  de  mes  esprits,  je  sortis 
avec  quelques-uns  de  mes  amis.  En  traversant  une  rue  de  ]\!ilan ,  je  vis 
un  mendiant  qui  était  ivre;  il  était  en  joie  et  eu  gaieté ,  riant ,  sautant , 
criant  ;  et  je  me  mis  à  réfléchir  qu'avec  tous  mes  soins  et  toutes  mes 
peines  d'ambition ,  avec  tous  mes  efforts,  avec  toutes  ces  passions  dont 
je  portais  péniblement  le  fardeau,  ce  que  je  cherchais  à  atteindre, 
c'était  cette  joie  et  ce  bonheur  où  ce  mendiant  était  arrivé  avant  moi , 
et  où  peut-être  je  n'arriverais  jamais.  Pour  être  heureux,  il  ne  lui 
avait  fallu  que  quelques  coupes  de  vin  :  et  moi ,  que  de  fatigues,  que 
de  traverses,  que  de  détours,  le  tout  pour  arriver,  comme  lui,  à  la 
joie  de  la  terre ,  car  il  n'avait  pas  la  vraie  joie  du  cœur  !  Mais  moi ,  avec 
mon  ambition,  je  cherchais  une  joie  plus  fausse  encore  :  il  était 
heureux,  et  moi  inquiet;  tranquille,  et  moi  agité  et  tremblant.  Pour 
dissiper  son  ivresse,  il  suffisait  d'une  nuit  à  ce  mendiant,  et  moi  je 
m'endormais  et  m'éveillais  avec  la  mienne.  Tristes  réflexions  qui 
m'avertissaient  de  mon  mal,  mais  qui  l'augmentaient;  car,  si  je  ren- 


618  KEVLE  DES  DEUX  MONDES. 

contrais  quelque  bonheur,  je  répu;^nnis  à  le  saisir,  sachant  bien 
qu'avant  même  que  je  pusse  le  tenir  dans  mes  mains,  il  allait  s'échap- 
per comme  tous  les  bonheurs  de  ce  monde  !  » 

L'autre  scène  que  je  veux  citer,  et  dont  saint  Augustin  n'est  pas  le 
héros,  est  plus  curieuse  peut-être.  L'intérêt  y  naît  aussi  du  scrupule, 
et  c'est  encore  un  mouvement  de  l'amc  plutôt  qu'une  action  qui  est 
racontée;  mais,  de  plus,  elle  montre  la  lutte  entre  les  idées  et  les  sen- 
timens  de  la  société  païenne,  et  les  idées  et  les  sentimens  de  la  société 
chrétienne.  Alipius  avait  renoncé  aux  spectacles  du  cirque.  Un  jour, 
à  Rome,  quelques  amis  voulurent  l'entraîner  au  cirque  pour  voir  un 
combat  de  gladiateurs.  Il  résista  long-temps ,  mais  ils  le  contraigni- 
rent doucement,  comme  on  fait  entre  amis,  et  il  les  suivit.  Arrivé 
dans  le  cirque,  il  prit  place  sur  les  gradins,  au  milieu  de  ses  amis;  mais 
il  fermait  les  yeux,  et  calme,  indifférent,  immobile,  il  refusait  ses 
sens  à  ce  barbare  plaisir,  quand  tout  à  coup  le  peuple  poussa  un  grand 
cri  :  c'était  un  gladiateur  qui  venait  de  tomber,  et  vaincu  par  la  curio- 
sité, Alipius  ouvrit  les  yeux.  «  Son  ame  reçut  une  plus  cruelle  bles- 
sure que  le  gladiateur  qui  venait  d'être  frappé.  La  vue  du  sang  qui 
coulait  remplit  son  cœur  de  je  ne  sais  quelle  cruelle  volupté.  11  voulait 
détourner  ses  regards,  il  les  sentit  s'attacher  sur  ce  corps  palpitant. 
11  buvait  à  longs  traits  la  fureur  du  combat;  il  se  repaissait  des  crimes 
de  l'arène;  son  ame  s'enivrait  maigre  lui  d'une  joie  sanguinaire.  Ce 
n'était  plus  l'homme  traîné  de  force  au  cirque;  c'était  quelqu'un  de 
la  foule,  ému  comme  elle,  criant  comme  elle,  ivre  de  joie  comme 
elle,  et  comme  elle  impatient  de  venir  jouir  encore  des  fureurs  du 
cirque.  » 

Ce  récit  est  remarquable  à  plus  d'un  titre,  car  il  découvre  un  coin 
(le  l'état  moral  de  Rome  au  iv"  siècle ,  et  il  découvre  aussi  un  coin 
du  cœur  humain. 

Pour  s'émouvoir,  la  Grèce  n'avait  besoin  que  des  fictions  de  son 
théâtre.  Il  fallait  aux  Romains  des  émotions  plus  fortes.  Qu'est-ce 
que  les  plaintes  harmonieuses  d'un  Philoctète  ou  d'un  OEdipe?  Rome 
veut  de  vrais  cris  arrachés  par  la  souffrance;  Rome  veut  de  vraies 
blessures;  Rome  veut  du  vrai  sang.  Que  la  Grèce  ait  donc  ses  tragé- 
dies :  Rome  a  ses  jeux  du  cirque,  c'est-à-dire  des  hommes  se  battant, 
se  blessant,  se  tuant,  une  arène  rouge  de  sang,  un  sol  ébranlé  sous 
les  convulsions  des  mourans,  de  vraies  agonies,  de  vraies  morts,  de 
vrais  cadavres.  Voilà  l'émotion  dramatique  comme  Rome  la  com- 
prend, voilà  le  drame  de  cette  société  matérialiste;  et  pourtant  c'est 
au  sein  môme  de  ce  règne  des  sens  que  naît  et  grandit  peu  à  peu 


LES  CONFESSIONS  DE  SAINT   AUGUSTIN.  619 

une  société  destinée  à  réiiabiliter  le  règne  de  l'esprit,  une  société  qui 
a  horreur  des  mœurs,  des  sentimens,  des  plaisirs  même  de  ses  devan- 
ciers. Mais  les  élus  de  cette  société  nouvelle  retombent  parfois  encore 
malgré  eux  dans  les  erreurs  de  la  vieille  société.  Tel  est  Alipius  ; 
il  flotte  dupasse  à  l'avenir,  du  cirque  à  l'église,  des  émotions  du  corps 
aux  émotions  de  l'esprit.  Sous  ce  point  de  vue,  Alipius  caractérise 
son  siècle. 

11  caractérise  aussi  le  cœur  humain;  car,  ne  nous  y  trompons 
point,  cette  volupté  du  sang  qui  enivra  l'ame  d'Alipius  quand,  ou- 
vrant les  yeux,  il  vit  tomber  le  gladiateur,  nous  y  sommes  tous  sen- 
sibles, si  nous  n'y  prenons  pas  garde.  Je  me  souviens  que,  causant 
avec  un  de  mes  amis  qui  avait  vu  en  Espagne  des  combats  de  tau- 
reaux, je  lui  demandais  si  cela  l'avait  beaucoup  dégoûté.  —  Oui,  au 
premier  moment  ;  mais  dès  le  second  coup  d'œil  cela  m'intéressait  au 
point  que  je  n'en  pouvais  plus  détacher  mes  regards.  —  Il  avaitraison. 
Quand  l'homme  ne  s'est  pas  habitué  par  l'éducation  à  faire  prévaloir 
les  émotions  de  l'esprit  sur  les  émotions  du  corps,  il  n'hésite  pas,  je 
le  crains,  entre  une  tragédie  et  une  exécution,  s'il  a  déjà  vu  les 
deux  choses  :  il  va  où  il  est  le  plus  fortement  ému;  et  ce  qui  est 
triste  à  dire,  c'est  que  deux  sortes  de  personnes  sont  capables  de  ces 
préférences  brutales,  ceux  qui  n'ont  pas  l'esprit  cultivé  et  ceux  qui 
l'ont  trop,  les  ignorans  et  les  raffinés.  On  commence  par  l'émotion 
grossière;  mais  c'est  aussi  par  elle,  hélas!  qu'oii  finit. 

Il  reste,  dans  les  Confessions,  un  personnage  que  je  n'ai  point 
encore  montré,  et  pourtant  c'est  le  plus  important;  je  veux  parler 
de  sainte  Monicjne,  la  mère  de  saiiit  Augustin.  C'est  elle  qui  veille 
sur  lui ,  c'est  elle  qui  demande  à  Dieu  que  son  fils  vienne  à  la  foi 
chrétienne,  et  ses  pleurs  l'emportent  enfin.  Souvent,  le  voyant  livré 
aux  passions  du  monde  ou  aux  fiintaisies  de  la  philosophie,  inquiet, 
agité ,  mécontent  de  lui-même  et  des  autres ,  souvent  sa  mère  s'est 
affligée,  parfois  même  elle  s'est  découragée  :  elle  est  allée  tout  en 
pleurs  consulter  un  pieux  évoque,  qui  l'a  rassurée,  lui  disant  :  «  Allez 
en  paix,  et  continuez  de  prier  pour  lui,  car  il  est  impossible  qu'un 
fils  pleuré  avec  tant  de  larmes  périsse  jamais  (1).  )>  Cet  évoque  croyait 
à  la  puissance  des  larmes  d'une  mère,  et  il  avait  raison.  Mais  Monique 
avait  mieux  que  la  tendresse  qui  donne  les  larmes,  elle  avait  la  ten- 
dresse qui  donne  la  patience   et  la  force.  Lorsque  saint  Augustin 

(1)  M.  Villemain,  Èlémens  de  l'éloquence  chrétienne  dans  le  quinzième  siècle, 
pag.  393. 


(riO  IIEVIE   DES  DEUX   MONDES. 

quitte  Carlhagc  futur  aller  à  Rome,  et  qu'il  part  sans  inème  dire 
adieu  à  sa  mère,  sa  mère  monte  sur  un  vaisseau  et  le  suit  à  Rome. 
Une  tempête  éclate;  c'est  elle-même  qui  rassure  les  matelots,  l'iie 
mère  qui  va  chercher  son  enfant  ne  lait  pas  naufrage.  Monique  n'était 
pas  seulement  pour  saint  Augustin  une  sorte  de  bon  génie  et  d'ange 
gardien ,  elle  était  son  guide  dans  la  toi  et  même  dans  la  doctrine 
chrétienne;  car  elle  avait  un  esprit  vif  et  ardent,  capable  de  péné- 
trer dans  les  plus  profonds  mystères  de  la  grandeur  divine,  si  tant 
est  que  la  grandeur  divine  ne  se  comprenne  pas  encore  mieux  par 
l'ame  que  par  l'esprit.  Souvent,  dans  des  conversations  pleines  de 
foi  et  d'enthousiasme,  saint  Augustin  et  sa  mère,  s'échauffant  et 
s'éclairant  l'un  par  l'autre,  s'élevaient  de  concert  vers  Dieu,  comme 
deux  anges  de  lumière  qui  s'envolent  du  même  essor.  Il  est,  dans 
les  Confessions,  uiie  de  ces  conversations,  je  me  trompe,  une  de  ces 
méditations  qu'il  est  impossible  d'oublier,  tant  elle  est  belle  et  tant  elle 
prend  de  solennité  jiar  son  à-propos  môme;  car  ce  fut  la  veille  de  la 
mort  de  sainte  Monique.  Ils  étaient  à  Ostie;  ils  allaient  s'embarquer 
pour  l'Afrique.  Elle  ramenait  son  fds  dans  sa  patrie,  et  elle  le  rame- 
iiait  chrétien.  Sa  mission  était  remplie  sur  la  terre;  elle  n'avait  plus 
(ju'à  jouir.  Dieu,  qui  l'aimait,  voulut  (jue  ce  fût  au  ciel  qu'elle  jouît 
de  son  bonheur,  (c  Nous  étions  assis  près  de  la  fenêtre,  dit  saint  Au- 
gustin ;  sous  iios  yeux  s'étendait  un  jardin ,  au-delà,  la  mer,  et  sur  1:^ 
rivage  les  matelots  qui  se  reposaient  de  la  navigation.  ?(ous  étions 
seuls,  ma  mère  et  moi,  et  nous  causions  doucement;  oubliant  le 
passé  et  plongés  dans  la  méditation  de  l'avenir,  nous  cherchions  ce 
qu'était  cette  vie  immortelle  des  saints ,  que  ni  l'œil ,  ni  l'oreille ,  ni  le 
cœur  même  de  l'homme  ne  peuvent  apercevoir,  et  nous  demandions 
à  Dieu  de  nous  dévoiler  quelque  rayon  au  moins  de  cette  impérissable 
béatitude.  ?sous  élevant  peu  à  peu  des  douceurs  de  la  vie  des  hommes 
pieux  à  la  vie  des  bienheureux,  nos  pensées  arrivèrent  à  ces  hauteurs 
d'où  la  lumière  descend  sur  la  terre,  et  nous  montions  encore  pour 
atteindre  auceîstre  de  l'éternelle  félicité  el  de  l'incomparable  sagesse. 
Pendant  que  nous  nous  entretenions,  l'ame  ouverte  au  souftle  de 
Dieu,  nous  sentions  nos  cœurs  se  remplir  d'une  douceur  ineffable. 
Dieu  nous  avait  touchés  d'un  rayon  de  sa  béatitude;  nous  soupirâmes 
alors  de  bonheur,  et  l'ame  encore  pleine  de  ces  prémices  de  la  joie 
céleste,  nous  éclatâmes  en  ces  paroles,  vains  sons,  hélas!  qui  nais- 
saient et  mouraient  sur  nos  lèvres,  misérable  écho  donné  à  l'homme 
pour  exprimer  le  verbe  éternel  de  Dieu  !  —  Silence,  disions-nous  donc , 
silence  aux  bruits  de  la  chair,  aux  images  de  la  terre  et  des  eaux; 


LES  co^r"ES^ilo^s  dk  saint  alglstix.  621 

silence  aux  eieux;  silence  à  l'ame  elle-même,  à  la  pensée  de  la  vie, 
aux  songes  de  la  nuit  et  aux  illusions  du  jour;  que  toute  langue  se 
taise,  que  tout  signe  s'efface ,  que  tout  ce  qui  est  du  temps  et  de  la 
miimte  s'évanouisse  !  A  quoi  bon  le  cri  perpétuel  que  cet  univers  jette 
à  la  gloire  du  créateur?  c'est  Dieu,  c'est  l'Éternel  qui  nous  a  créés! 
Non ,  je  ne  veux  entendre  que  la  voix  de  Dieu  ;  que  Dieu  parle,  qu'il 
parle  seul  dans  le  silence  universel,  non  avec  les  langues  périssables 
de  la  chair,  ou  la  voix  harmonieuse  des  anges,  ou  le  bruit  des  vents, 
ou  l'emblème  des  symboles  divins;  c'est  lui  seul  que  je  veux  entendre, 
et  à  sa  voix  nos  amcs  s'élèveront,  et  nos  pensées  iront  se  confondre 
dans  l'éternité  de  la  sagesse  divine;  ineflables  momens  d'extase  pen- 
dant lesquels  disparaissent  les  visions  subalternes  des  hommes,  et  où 
l'ame  se  perd  dans  la  joie  d'une  unicjue  et  immense  idée;  merveilleux 
instans  de  lumière  et  d'intelligence  que  Dieu  accorde  à  nos  soupirs, 
brillante  et  sainte  image  de  l'éternelle  béatitude!  car  c'est  vraiment 
là  reposer  dans  la  joie  du  Seigneur;  mais  que  ce  repos  est  court,  ô 
mon  Dieu!  jusqu'au  jour  qu'il  vous  plaira  de  l'éterniser!  » 

Après  ces  heures  d'extase,  la  vie  d'ici-bas  doit  paraître  petite  et 
mesquine.  Aussi  Monique  disait  à  son  Ois  :  Je  n'ai  plus  rien  à  faire 
en  ce  monde!  et  quelques  jours  après  elle  mourut.  Saint  Augustin 
n'eut  guère  à  s'étonner  de  cette  mort  :  les  pensées  de  l'hymne  mys- 
tique que  sa  mère  avait  soupiré  avec  lui  n'étaient  déjà  plus  des  pen- 
sées de  la  terre. 

Saint-Marc  GmARDi>. 


POMPEl 


Avant  de  parler  de  cette  ville  étrange ,  qui  renaît  au  jour  après 
avoir  été  ensevelie  dix-huit  siècles  sous  la  terre  et  les  cendres  dont 
la  couvrit  le  Vésuve  dans  sa  terrible  éruption  de  l'année  79,  il  con- 
vient, et  la  reconnaissance  m'en  fait  un  devoir,  que  je  dise  quelques 
mots  du  guide  qui  m'a  dirigé  dans  l'intéressante  visite  des  ruines  de 
Pompeï. 

Le  célèbre  architecte  Fontana,  celui  qui  a  dressé  sur  les  places  de 
Kome  les  nombreux  obélisques  cédés  par  l'Egypte  à  l'ancienne  maî- 
tresse du  monde,  était  de  Lugano,  en  Suisse.  Il  vint  à  Rome,  jeune  en- 
core, et  y  fonda  sur  d'importans  travaux  une  grande  et  légitime  re- 
nommée; puis,  appelé  à  Naples  par  le  bruit  de  son  nom,  il  y  bâtit  le 
Palazzo  reale,  le  plus  bel  édifice  de  cette  grande  capitale,  et  jeta,  il  y 
a  deux  siècles  et  demi,  les  fondemens  du  musée  des  Stucli,  où  l'on 
rassemble  en  ce  moment,  à  côté  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  moderne, 
touslesdébrisderartantique.Parunecoïncidencesingulière,M.Pietro 
Bianchi  est  né  en  Suisse,  et  dans  la  même  petite  ville  de  Lugano. 
Élève  à  Paris  de  l'architecte  Percier,  lauréat  au  concours  et  pen- 
sionnaire à  Rome,  sous  Napoléon,  M.  Bianchi  s'est  d'abord  fixé  dans 
cette  ville.  Comme  Fontana,  il  y  a  exécuté  des  travaux  remarquables, 
et,  comme  Fontana ,  appelé  à  Naples,  il  est  devenu  l'architecte  le  plus 
distingué  du  royaume  des  Deux-Siciles,  où  il  termine  justement  ce 
musée  des  Studi  qu'avait  commencé  son  célèbre  compatriote.  Par  un 


POMPEi.  623 

bonheur  rare  en  ce  temps-ci,  M.  Bianchi  a  été  chargé  d'élever  un  véri- 
table monument,  et,  par  un  autre  bonheur  rare  à  toutes  les  époques, 
il  a  pu  l'achever  lui-même ,  et  lui  seul.  Je  veux  parler  de  l'église  San- 
Francesco  di  Paula,  qui  termine  la  place  où  Fontana  bâtit  le  palais 
des  rois  de  Naples.  Ce  n'est  pas  que  j'admire  pleinement  l'architec- 
ture de  ce  temple  qui  n'a  pas  précisément  le  caractère  d'une  église. 
11  rappelle  trop,  je  crois,  dans  sa  disposition  générale,  le  Panthéon 
de  Rome  [la  Rotonda),  de  façon  qu'on  pourrait  dire  de  M.  Bianchi 
qu'il  a  remis  par  terre  cette  coupole  antique  que  Bramante  voulait 
élever  dans  les  airs,  et  que,  de  concert  avec  Michel-Ange,  il  a  portée 
en  effet  au  haut  de  sa  fastueuse  basilique.  Mais  l'accord  harmonieux 
des  parties,  la  rare  élégance  des  détails,  la  richesse  bien  entendue 
des  ornemens,  suffisent  pour  faire  de  San-Francesco  une  œuvre  d'art 
de  haut  mérite,  et  pour  conserver  honorablement  le  nom  de  son 
auteur.  M.  Bianclii  peut  revendiquer  jusqu'à  la  découverte  des  maté- 
riaux qu'il  a  employés  dans  la  construction  de  ce  temple,  car  les 
principales  colonnes  de  sa  rotonde  sont  faites  d'un  marbre  magnifique 
qu'il  a  trouvé  et  exploité  dans  l'ancienne  montagne  de  Falerne  (au- 
jourd'hui Mondragone),  à  trente  milles  de  Naples,  entre  la  Campanie 
et  la  vallée  du  Garigliano. 

11  y  a  dix  ans  que  M.  Bianchi  est  chargé  des  fouilles  de  Pompcï,  et 
((u'avec  un  misérable  crédit  de  0,000  piastres  par  année  (ce  qui  met  à 
sa  disposition ,  comme  il  le  dit,  en  riant  de  sa  détresse,  deux  paires  de 
b(eufs  et  six  enfans),  il  a  poussé  fort  loin  déjà  l'ouvrage  de  la  com- 
plète résurrection  de  cette  ville.  C'est  avec  ce  guide,  aussi  complai- 
sant qu'éclairé,  que  j'ai  pu  voir  et  comprendre  la  vieille  bourgade 
romaine.  Cette  circonstance  me  rassure,  au  moment  où  je  vais  parler 
de  Pompeï,  en  me  faisant  espérer  que  j'éviterai  les  erreurs  où  tom- 
bent des  voyageurs  plus  savans  que  moi  sans  doute,  mais  qu'égare 
justement  la  science  recueillie  au  loin  dans  les  livres. 

Il  y  aura,  comme  on  le  sait,  bientôt  un  siècle  que  le  hasard  fit 
découvrir  les  restes  d'IIerculanum  cachés  sous  la  lave.  Charles  111, 
(jui  était  alors  roi  de  Naples,  avant  d'aller  occuper  le  trône  d'Espagne, 
fit  commencer  les  fouilles  en  17i8;  mais,  bien  qu'elles  eussent  été 
couronnées  d'un  plein  succès,  puisque  l'on  trouva  tout  d'abord,  et 
dans  un  seul  temple,  une  foule  d'objets  d'art  du  plus  haut  prix, 
tels  que  la  Minerve,  les  Balbus,  le  Faune  dormant,  le  buste  de  Sé- 
nèque,  etc.,  ces  fouilles  furent  bientôt  abandonnées.  Elles  étaient 
trop  difficiles  et  trop  coûteuses,  car  Herculanum  gît  sous  un  bloc 


62V  Ui:VTE  DES  DEUX  MONDES. 

durci  de  lave  de  soixante  pieds  d'épaisseur.  L'ancienne  Pompeïa,  au 
contraire,  n'est  recouverte  que  par  une  couche  de  cendres  et  de  terre 
qui  n'a  pas  plus  de  quinze  à  vingt  pieds,  et  qui  n'offre  à  la  pioche 
aucune  résistance.  Ce  fut  donc  sur  Pompeï  que  se  tournèrent  tous 
les  efforts.  Mais  les  premières  fouilles  furent  mal  dirigées  et  mal 
faites.  Quand  on  creusait  dans  un  endroit,  on  jetait  les  déblais  à 
droite  et  à  gauche,  de  façon  que,  pour  découvrir  une  maison,  l'on 
en  couvrait  d'autres  à  côté.  Ce  furent  les  Français,  pendant  l'occupa- 
tion de  Naples,  qui  donnèrent  aux  fouilles  une  direction  intelligente 
et  sûre  du  succès.  Avant  tout,  ils  cherchèrent  et  marquèrent  les  murs 
de  la  ville,  et,  l'enceinte  une  fois  bien  déterminée,  ils  firent  porter 
tous  les  déblais  au  dehors  sur  des  terrains  sans  valeur.  Ensuite,  au 
lieu  de  piocher  de  côté  et  d'autre,  et  tout-à-fait  au  hasard,  ils  suivi- 
rent, dans  le  travail  des  fouilles,  les  rues  qui  se  rencontraient  succes- 
sivement, de  manière  à  pouvoir  avec  certitude  achever,  dans  un  temps 
suffisant,  l'ouvrage  de  l'exhumation  de  la  ville  entière.  M.  Blanchi 
a  suivi  ces  sages  erremens  avec  persévérance  et  habileté;  par  ses  soins, 
dans  deux  ou  trois  mois,  le  percement  de  la  rue  dite  de  la  Fortuna 
sera  terminé  complètement,  et  le  visiteur  pourra  traverser  Pompeï 
depuis  la  porte  des  Tombeaux  jusqu'à  celle  qui  n'est  encore  ni  trouvée 
ni  nommée,  non  pas  à  pied,  non  pas  en  litière  comme  un  patricien 
romain,  mais  dans  un  bon  carrosse  moderne,  en  suivant  les  ornières 
tracées  sur  les  dalles  des  rues  par  les  chars  des  anciens  habitans. 

Au  sortir  de  Portici ,  on  arrive  à  Pompeï  par  une  plaine  fertile,  bien 
culti\ée,  qui  n'indique  aucun  désastre,  aucune  catastrophe;  car,  sur 
toute  la  couche  qui  recouvre  et  enferme  les  débris  de  cette  ville,  s'éten- 
dent de  beaux  champs  de  blé  et  de  maïs  traversés  par  des  allées  d'oli- 
viers où  pendent,  d'un  arbre  à  l'autre,  des  festons  de  pampres  et  de 
raisins.  Le  premier  édifice,  si  l'on  peut  employer  ce  mot,  que  ren- 
contre le  voyageur  en  arrivant  à  Pompeï,  c'est  l'amphithéâtre,  ou 
local  destiné  aux  spectacles  en  plein  air,  les  combats  de  gladiateurs, 
les  chasses,  les  naumachies,  etc.  Cet  amphithéâtre  n'est  ni  vaste  ni 
riche.  Pouvant  tout  au  plus  contenir  douze  à  quinze  mille  personnes, 
il  est  simplement  creusé  dans  la  terre,  et  ses  gradins  de  pierre  sont 
appuyés  sur  uîi  lalus  de  gazon.  Quand  on  a  vu  le  Colysée  de  Rome, 
ce  gigantesque  monument  oïi  cent  mille  spectat<'urs,  introduits  par 
d'innombrables  vomitoires ,  pouvaient  s'asseoir  autour  de  l'arène  sur 
des  gradins  adossés  à  quatre  étages  de  portiques,  on  comprend,  à 
l'aspect  de  son  humble  amphithéAtre,  que  Pompeï  n'était  qu'une 


POMPEI.  625 

petite  ville,  une  vraie  bourgade,  où  nous  logerions  à  peine  une  sous- 
préfecture. 

Pompoï  avait  en  outre,  pour  les  spectacles  de  nuit,  deux  théAtres, 
deux  vrais  théâtres  semblables  à  ceux  de  nos  villes  modernes.  Ils 
étaient  d'inégale  grandeur,  et  tout  voisins  l'un  de  l'autre.  Peut-être 
que,  dans  le  plus  grand,  les  Roscius  de  la  bourgade  joujiient  les  co- 
médies de  Plante  et  de  Térence,  tandis  que  le  plus  petit  était  réservé 
aux  jeux  des  lustrions,  des  funambules,  des  pantomimes,  ou  peut-être 
encore  aux  représentations  des  ateUanes,  de  ces  petites  pièces  bouf- 
fonnes qui  avaient  pris  naissance  dans  la  Campanie,  et  qui  se  réci- 
taient dans  la  langue  ou  le  patois  des  Osques.  Le  plus  im})ortant 
avantage  qu'avait  le  grand  théâtre  sur  le  petit,  outre  la  dimension, 
c'est  qu'il  était  entouré  d'un  portique  couvert,  qui  smvait  de  pro- 
menade et  qui  faisait  probablement  l'office  de  nos  foyers.  C'était 
une  idée  heureuse,  surtout  dans  l'emplacement  qu'occupait  la  ville, 
et  spécialement  le  théâtre.  Par  une  belle  nuit  de  la  Campanie,  on 
devait  trouver  un  divertissement  non  moins  doux  que  celui  ([u'offrait 
l'intérieur  de  la  salle,  à  se  promener  sous  ce  portique,  dont  l'une  des 
trois  faces  regardait  le  Vésuve,  noir  et  gigantesque  après  le  coucher 
du  soleil;  une  autre,  la  charmante  chaîne  de  montagnes  au  pied  des- 
quelles sont  maintenant  Castellamare  et  Sorrento;  et  la  priiicipale,  ce 
golfe  tranquille,  et  délicieux  dont  les  rocs  de  Capri  terminent  l'ho- 
rizon. 

Du  reste,  les  deux  théâtres  avaient  une  disposition  exactement 
semblable.  Tous  deux  formaient  un  demi-cercle  parfait,  coupé  par 
la  scène  en  ligne  droite,  et  la  scène,  peu  profonde,  ayant  à  peine  à\\ 
à  douze  pas  de  développement,  était  terminée,  de  face  et  des  côtés, 
par  un  mur  percé  de  trois  portes  dans  le  fond,  et  d'une  sur  chaque 
flanc.  Aux  trois  portes  de  face  se  plaçaient  les  décorations  que  nous 
nommons  aujourd'hui  toiles  de  fond  ou  rideaux;  aux  portes  de  côté, 
les  châssis.  A  partir  de  la  scène,  élevée  de  quelques  pieds  au-dessus 
des  places  les  plus  basses  de  l'amphithéâtre,  se  présentaient,  à  droite 
et  à  gauche,  les  loges  réservées  aux  magistrats,  justement  à  la  place 
qu'occupent  dans  nos  salles  les  loges  du  roi,  du  ministre  ou  des 
riches  banquiers.  Venaient  ensuite  les  gradins  circulaires.  Ceux  du 
bas,  formés  de  larges  dalles,  appartenaient  aux  citoyens  qui  possé- 
daient le  privilège  très  recherché  de  porter  au  spectacle  une  chaise, 
ou  plutôt  un  pliant  sans  dossier;  les  autres,  jusqu'au  faîte  de  l'amphi- 
théAtre,  beaucoup  plus  étroits  et  construits  en  simpl'S  briques,  étaient 
réservés  au  reste  des  habitans,  à  !a  ])lèhe,  qui  s'y  entassait  pèle-mèle. 


620  UEVIE  DES  DEUX  MONDES. 

après  avoir  remis  aux  contrôleurs  ou  aux  ouvreuses  les  contremar- 
ques prises  à  l'entrée  (1). 

D'ordinaire,  quand  on  visite  une  ville  à  l'étranger,  ce  sont  les 
églises  qu'on  va  voir  immédiatement  après  les  théâtres.  A  Pompeï, 
ce  sont  aussi  les  temples  qui  ont  la  seconde  visite.  11  y  en  avait  plu- 
sieurs dans  cette  petite  ville.  On  y  a  retrouvé  déjà,  bien  que  le  tiers 
à  peine  soit  déblayé,  ceux  d'Esculape,  de  Vénus,  de  la  Fortune, 
de  Mercure,  de  Neptune  ou  d'Hercule,  etc.  On  sait  que  les  temples 
du  paganisme  étaient  généralement  beaucoup  plus  petits  que  nos 
églises,  non  qu'il  y  eût  moins  de  dévotion,  moins  de  devoirs  religieux 
et  de  pratiques  superstitieuses  ;  mais  parce  que  les  prêtres  seuls  ha- 
bitaient les  temples,  et  que  les  profanes  restaient  au  dehors.  Ceux  de 
Pompeï  ne  démentent  point  cette  règle;  ils  sont  tous  fort  petits, 
plus  petits,  par  exemple,  non-seulement  que  le  Parthénon  ou  la 
Rotonde,  mais  que  le  temple  voisin  de  Sérapis,  dont  on  voit  à  Poz- 
zuoli  les  magniliques  vestiges.  Comme  les  théâtres,  ils  sont  construits 
d'une  manière  uniforme.  Dans  le  centre,  et  faisant  face  au  portique, 
s'élève  au-dessus  du  sol ,  et  presque  toujours  entre  un  cercle  de  co- 
lonnes, le  sanctuaire  destiné  aux  sacrifices,  et  qui  est  comme  le  chœur 
ou  le  maître-autel.  On  trouve,  à  côté,  le  cabinet  pour  les  oracles, 
espèce  de  confessionnal  où  l'on  venait  interroger  l'avenir  au  lieu  de 
demander  le  pardon  du  passé.  Çà  et  là,  dans  le  parvis,  quelques 
autels,  de  grandeur  inégale,  faisaient  l'office  des  chapelles  laté- 
rales de  nos  églises,  car  les  prêtres  du  paganisme  avaient  aussi  des 
sacrifices  à  tout  prix,  et  mesuraient  au  salaire  qui  leur  était  compté 
les  faveurs  de  leurs  dieux.  La  partie  la  plus  vaste  du  temple  est  une 
pièce  placée  derrière  le  sanctuaire  :  c'est  la  salle  à  manger,  le  réfec- 
toire, où  les  prêtres,  à  la  fin  des  offices  et  sans  sortir  du  temple,  man- 
geaient les  plus  délicats  morceaux  des  agneaux  ou  des  bœufs  qu'ils 
avaient  immolés  en  holocaustes.  Ils  accomplissaient  ainsi  littérale- 
ment le  mot  de  saint  Augustin  :  Sacerdos  ut  dealtare  vivat  opportet , 
qui  est  devenu  l'un  de  nos  proverbes  les  plus  populaires  (2).  Enfin, 
à  droite  et  à  gauche  de  la  salle  à  manger  sont  de  petites  cellules,  fraî- 
ches et  obscures,  qui  contenaient  des  lits  de  repos,  où  les  prêtres, 
après  leur  saint  repas,  allaient  faire  la  sieste,  si  chère  aux  moines  qui 
leur  ont  succédé. 

(1)  Plusieurs  de  ces  contremarques,  qui  sont  des  jetons  de  métal,  portant  pour 
empreintes  des  attributs  de  théâtre,  ont  été  retrouvées  et  se  conservent  au  musée 
Degli  Studi. 

(2)  Il  faut  que  le  prêtre  vive  de  l'autel. 


POMPEI.  627 

Le  plus  grand,  le  plus  riche  des  temples  de  Pompeï ,  et  qui  en  était 
certainement  aussi  le  plus  moderne,  est  celui  que  ses  liabitans  éle- 
vèrent à  Auguste,  déifié,  comme  on  sait,  dans  tout  l'empire.  Ce  n'était 
pas  assez  que  ce  nouveau  dieu  eût  un  logis  plus  magnifique  que  les 
dieux  anciens.  On  trouve  encore,  en  avant  du  sanctuaire  qu'occupait 
sa  statue ,  douze  piédestaux ,  d'égale  grandeur  et  disposés  en  cercle , 
qui  devaient  porter  (car  on  ne  saurait  leur  assigner  une  autre  desti- 
nation) les  images  des  douze  grandes  divinités  de  l'Olympe.  Elles 
étaient  là  comme  dans  l'antichambre  de  César.  La  flatterie  n'est  peut- 
être  jamais  allée  plus  loin  ;  mais  cela  prouve  aussi  en  quel  discrédit 
profond  était  déjà  tombée,  lorsque  le  christianisme  naissait,  la  reli- 
gion païenne. 

Le  forum  de  Pompeï,  qui  se  trouve  à  quelques  pas  du  temple  d'Au- 
guste, est  très  vaste  pour  une  ville  si  petite,  et  d'une  disposition  fort 
commode.  Il  forme  un  carré  long,  entouré  d'un  portique  couvert  et 
pavé  de  larges  dalles  symétriquement  rangées.  C'est  là  que  se  trai- 
taient les  affaires  du  municipe,  et  que  les  Cicérons  de  l'endroit,  du 
haut  d'une  tribune  en  pierres  qui  est  restée  debout,  haranguaient  le 
peuple  et  le  sénat.  Quand  on  a  comparé  l'amphithéâtre  de  Pompeï 
avec  le  Colysée,  on  peut  juger,  en  voyant  le  forum  de  la  bourgade, 
de  ce  qu'était  ce  forum  romain ,  où  furent  tant  de  fois  agitées  les 
destinées  du  monde,  et  le  reconstruire  en  quelque  sorte  par  la  pen- 
sée sur  cet  emplacement  ignoble  où  les  modernes  Romains  ont  éta- 
bli le  marché  aux  bestiaux  (//  Campo  raccino).  D'autres  tribunes  plus 
petites,  mais  peut-être  plus  bruyantes,  s'élevaient  autour  du  forum  : 
celles  des  écoles  publiques,  où  des  rhéteurs  grecs  et  latins  ensei- 
gnaient la  grammaire,  la  dialectique  et  l'éloquence.  J'ai  dit  des  tri- 
bunes, et  non  des  chaires,  parce  qu'en  effet  les  maîtres  de  ce  temps 
ne  professaient  pas  assis,  mais  debout,  parlant  à  leurs  élèves  comme 
les  orateurs  au  peuple,  et  ne  se  faisant  pas  faute,  sans  doute,  de 
beaux  mouvemens  oratoires  ou  d'cmportemens  pédagogiques,  car 
toutes  les  tribunes  que  j'ai  visitées,  quoique  faites  en  pierre  dure, 
sont  profondément  creusées  par  les  pieds  des  QuintiUen  qui  les  oc- 
cupèrent. 

Tout  près  de  là  s'élève  un  autre  édifice,  presque  aussi  vaste  que  le 
forum  et  d'une  disposition  analogue,  car  il  forme  également  un 
carré  long  entouré  de  portiques.  Une  inscription,  tracée  en  belles 
lettres  latines  sur  une  plaque  de  marbre  qui  couronne  la  porte  de 
cet  édifice,  indique  qu'il  fut  fondé  et  donné  à  la  ville  de  Pompeï  par 
une  certaine  dame,  nommée  Eumachia,  dont  la  statue,  déposée 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maintenant  au  musée  DrrjH  Studi,  lut  trouvée,  en  effet,  au  rentre 
(le  la  cour.  Mais  rien  n'indique  d'une»  manière  précise  quelle  était  la 
destination,  quel  était  l'usage  de  cette  importante  construction.  On 
croit  que  c'était  une  espèce  de  bourse,  ou  lieu  d'assemblée  pour  les 
négocians;  mais  cette  opinion  n'est  qu'une  conjecture  à  laquelle, 
toutefois,  les  circonstances  locales  donnent  une  grande  vraisemblance. 

De  l'autre  côté  du  forum,  et  presqu'en  face  du  bâtiment  d'Eu- 
macliia ,  s'élevait  un  autre  édifice ,  non  moins  vaste ,  non  moins 
important,  mais  dont  la  destination  n'est  point  incertaine;  je  veux- 
dire  la  basilique,  ou  palais  de  justice,  dans  laquelle  siégeaient  les 
tribunaux  de  Pompei.  C'est  encore  un  carré  long,  moins  allongé 
cependant  que  le  forum,  dont  il  a  toute  la  largeur,  et  qui  était  d'ail- 
leurs entièrement  couvert,  tandis  qu'au  forum  il  n'y  avait  que  le 
seul  portique  circulaire  qui  ne  fût  pas  sub  dio,  et  qui  offrît  un  abri 
aux  citoyens  rassemblés.  La  façade  de  la  basilique  est  percée  de  cinq 
portes,  qui  donnent  accès  dans  l'enceinte  ouverte  au  public,  et  qu'une 
rangée  quadrangulaire  de  colonnes,  placées  à  quelque  distance  de  la 
paroi  intérieure,  entoure  aussi  d'une  espèce  de  portique.  Dans  le 
fond,  sur  une  estrade  en  pierre,  élevée  de  quelques  palmes  au- 
dessus  des  dalles  dont  le  sol  est  pavé,  siégeait  le  tribunal.  Derrière 
l'estrade  est  une  petite  salle  basse,  bien  close,  à  laquelle  condui- 
saient deux  escaliers  jumeaux.  Là,  les  juges  délibéraient  et  rédi- 
geaient leur  sentence  avant  de  remonter  sur  l'estrade  pour  en  don- 
ner lecture,  soit  à  l'accusé,  soit  aux  plaideurs. 

On  sait  que  les  premiers  chrétiens,  devenus,  sous  Constantin, 
maîtres  de  l'empire  ,  trouvant  les  temples  païens  trop  petits  pour  les 
nouveaux  rites,  s'emparèrent  partout  des  salles  de  justice,  et  les  con- 
vertirent en  églises.  Delà  le  nom  de  basiliques,  que  portent  encore 
les  temples  métropolitains,  car  les  chrétiens  ne  se  firent  pas  scrupule 
de  prendre  les  noms  avec  les  choses,  et  d'employer  à  leur  usage 
les  mots  de  diocèse,  de  vicaire,  de  concile,  de  dalmalique,  et  tant 
d'autres  encore,  qui  avaient  eu,  bien  avant  eux,  leur  sens  et  leur 
emploi.  Cette  circonstance  donne  un  intérêt  tout  particulier  aux 
débris  de  la  basilique  de  Pompeï.  En  la  voyant,  et  dés  le  premier 
coup  d'œil,  on  est  frappé  de  la  ressemblance  qu'ont  avec  les  anciens 
tribunaux  romains  les  nouveaux  édifices  religieux,  et  l'on  reconnaît 
aussitôt  l'origine  de  ces  derniers.  Sauf  les  deux  ailes  ou  nefs  latérales, 
ajoHtées^dans  les  temples  modernes  pour  former  la  croix  grecque  ou 
latine;  sauf  encore  l'élévation  (]<'S  nefs  et  des  voûtes  en  ogives  que 
les  cbréliens  ont  dressées  sur  les  ( oiones  de  l'ancien  portique,  l'église 


POMPEi.  629 

est  une  basilique.  Il  y  a  pius  :  les  églises  un  peu  vieilles,  où  l'art  à  sa 
renaissance  n'a  point  épuisé  tous  ses  raffinemens,  où  l'on  ne  trouve 
encore  ni  la  croix,  ni  l'ogive,  sont  précisément  des  basiliques;  rien 
de  plus,  rien  de  moins.  Que  l'on  voie,  par  exemple,  la  busilica  di 
Monrcale,  en  Sicile,  bâtie,  dans  le  xii''  siècle,  par  le  Normand  Guil- 
laume-le-Bon,  ou  la  capella  ciel  lirai  Palazzo,  ou  la  cathédrale  de 
Cefalu  :  ce  sont  de  vraies  basiliques  romaines.  Dans  la  capitale  môme 
du  monde  chrétien,  à  Rome,  l'ancien  Saint-Paul,  San-Pancracio, 
Santa-Cccilia,  San-Pietro  »t  Vincula,  sont  aussi  des  basiliques.  Cette 
dernière  église  principalement,  où  tous  les  étrangers  vont  admirer 
le  prodigieux  Moïse  de  Michel-Ange,  et  qui  mériterait,  même  sans 
cet  incomparable  chef-d'œuvre,  une  visite  attentive,  reproduit  fidè- 
lement, dans  sa  forme,  dans  ses  deux  rangées  latérales  de  lourdes 
colonnes,  dans  son  maître-autel  semi-circulaire,  l'aspect  général  et 
jusqu'aux  détails  de  la  basiliipie  de  Pompeï.  Cette  comparaison,  et  lu 
parfaite  ressemblance  qu'elle  étabht,  sont  d'un  intérêt  considérable 
dans  l'histoire  de  l'architecture. 

Après  les  édifices  que  je  viens  de  citer,  à  savoir,  les  théâtres,  les 
temples,  le  forum,  les  écoles,  la  donation  d'Eumachia  et  la  basilique, 
il  ne  reste  plus  à  mentionner  de  monumens  proprement  dits,  si  ce 
n'est  les  thermes,  ou  bains  publics.  La  description ,  même  sommaire, 
de  ces  monumens  serait  inutile,  car  les  thermes  de  Pompeï  ressem- 
blent à  ceux  qu'on  a  retrouvés  partout.  C'est  toujours  la  grande  anti- 
chambre à  petites  niches,  où  l'on  quittait  et  reprenait  ses  habits,  puis 
la  vaste  baignoire  conmiune,  où  l'eau  se  renouvelait  lentement,  mais 
sans  cesse,  par  un  courant  qu'amenaient  des  tuyaux  fermés  de  robinets. 
Ce  qui  donne  néanmoins  une  grande  valeur  aux  thermes  de  Pompeï, 
c'est  que,  tandis  que  tous  les  autres  édifices  de  la  ville  ensevelie  se 
trouvent  sans  toiture,  on  a  pu  conserver  intacte,  avec  tous  ses  orne- 
mens  peints  ou  sculptés,  une  grande  partie  de  la  voûte  qui  couvrait 
la  salle  de  bain.  Aussi  est-ce  là  de  préférence  que  les  voyageurs  vont 
prendre  un  peu  de  repos,  et  manger  à  l'ombre  la  collation  qu'ils  ont 
apportée.  C'est  également  là  (|ue  les  ouvriers  des  fouilles  viennent 
leur  offrir  quelque  citron ,  quelque  figue  ou  quelque  bouquet  cueilli 
dans  les  ruines. 

Les  rues  que  l'on  parcourt  pour  aller  d'un  édifice  à  l'autre,  sont, 
comme  dans  tous  les  pays  chauds,  fort  étroites,  mais  généralement 
droites  et  régulières;  elles  sont  pavées  de  larges  dalles  de  lave, 
comme  celles  de  Naples,  qui  fait  aussi  servir  à  son  usage  les  présens 
de  son  terrible  voisin;  et  toutes  sans  exception,  même  les  plus 

TOME  XXlll.  'i*^ 


630  REVUE  DES  DEUX  MO.NDES. 

petites ,  même  celles  où  peut  à  peine  passer  un  char  à  bœufs ,  ont 
des  trottoirs,  au  moins  d'un  côté.  Dans  la  partie  jusqu'à  présent  dé- 
couverte, il  n'y  a  nul  emplacement  assez  vaste  pour  mériter  le  nom 
de  place  publique.  Les  carrefours,  ou  croisières  de  rues,  étaient  gé- 
néralement ornés  de  fontaines,  formées  d'ordinaire  par  une  espèce 
de  masque  de  théâtre ,  dont  la  bouche  béante  versait  l'eau  dans  une 
auge  de  pierre,  où  les  passans  la  pouvaient  puiser.  C'est  aussi  dans 
les  carrefours  et  leurs  abords  que  se  trouvaient  les  boutiques  de 
marchands;  on  les  reconnaît  sans  peine  à  la  vaste  ouverture  qu'elles 
ont  sur  la  rue,  fort  différente  des  entrées  de  maisons  particulières,  et 
que  fermaient  des  portes  pliées  en  volets  qu'on  ajustait  sur  une  rai- 
imre  creusée  dans  la  dalle.  Au-dessus  des  boutiques  étaient  pratiqués, 
comme  nous  le  voyons  encore  aujourd'hui  dans  nos  villes,  de  petits 
entresols  bas,  qu'habitaient  les  marchands. 

Quant  aux  maisons  proprement  dites,  aux  maisons  des  gens  aisés, 
à  celles  que,  dans  nos  usages,  on  pourrait  appeler  des  hôtels,  elles  méri- 
tent une  description  spéciale,  et  cette  tache  est  d'autant  plus  facile, 
qu'elles  se  ressemblent  toutes,  plus  encore  que  les  maisons  de  Londres, 
dont  l'uniformité  pourtant  est  proverbiale.  Les  principales  ont  reçu 
des  noms,  qui  servent  à  les  désigiier  sur  les  pians,  et  à  les  recon- 
naître quand  on  visite  la  ville;  ce  sont  les  maisons  du  Faune,  de 
la  Chasse,  de  la  Fontaine,  du  PoHe  tragique,  de  r Ancre,  du  Cen- 
taure, de  Méléagre,  du  Labyrinthe ,  d'Isis,  de  Sallusfe,  de  Cham- 
pionîiet,  etc.,  etc.  Toutes  ont  une  distribution,  non  pas  analogue, 
mais  parfaitement  semblable.  Voici  donc  de  quoi  se  composait  une 
maison  romaine,  au  moins  à  Pompei. 

On  y  entre  de  la  rue  par  un  passage  assez  étroit,  couvert,  toujours 
un  peu  montueux,  et  d'ordinaire  pavé  d'une  élégante  mosaïque; 
c'est  dans  ce  passage  qu'étaient  placés  les  dieux  lares,  petites  Qgurines 
nichées  dans  la  muraille,  comme  une  madone  d'Italie,  d'Espagne  ou 
des  Flandres.  D'un  côté,  se  trouvait  la  loge  du  portier;  de  l'autre, 
une  espèce  de  grenier  aux  provisions.  Ce  passage  donne  issue  sur 
V atrium,  ou  première  cour  intérieure,  pavée  de  dalles,  ayant  à  son 
centre  Y  impluvium ,  ou  réservoir  des  eaux  de  pluie,  et  tout  à  l'entour 
un  courant  d'eau  resserré  dans  une  margelle  en  pierre.  Sur  les  deux 
côtés  de  V atrium,  sont  les  chambres  à  coucher  et  les  cabinets  destinés 
au  repos  de  la  sieste ,  au  travail  des  femmes,  etc. ,  vraies  cellules  de 
couvent ,  très  petites ,  même  dans  les  plus  grandes  maisons ,  et  presque 
toujours  ornées  de  peintures  à  fresques,  remplaçant  nos  papiers  de 
tenture.  Au  bout  de  Vatriuni,  en  face  de  l'entrée,  se  trouve  la  salle 


POMPEI.  631 

de  réception,  où  les  étrangers  étaient  admis,  et  que  le  propriétaire 
mettait  tous  ses  soins  à  bien  décorer;  c'est  la  principale  pièce  du 
logis  par  sa  grandeur  et  son  élégance.  A  droite,  s'ouvre  un  passage 
conduisant  à  la  seconde  cour,  mais  destiné  seulement  aux  esclaves, 
et  pour  le  service  intérieur;  à  gauche,  la  salle  à  manger,  le  iriclinhim  , 
où  la  table,  fort  basse,  était  entourée  de  petits  divans  sur  lesquels 
les  convives  se  tenaient  à  demi  couchés.  La  salle  de  réception 
donne  accès  dans  la  seconde  cour,  d'abord  sous  un  portique  à 
colonnes,  puis  dans  un  jardin  planté  d'arbres,  et  terminé  d'ordinaire 
par  une  fontaine  ou  un  puits.  Les  fontaines  de  ces  jardins,  différentes 
en  cela  des  fontaines  publiques,  étaient  une  des  parties  les  plus 
ornées  de  la  maison  romaine;  on  en  rencontre  encore  plusieurs  toutes 
formées  de  mosaïques,  de  coquillages,  d'incrustations,  ayant  des 
formes  bizarres  de  temples,  de  grottes,  de  pyramides,  et  semblables 
à  ces  jouets  d'cnfans  conservés  sous  verre,  où  l'on  voit  des  monta- 
gnes en  cailloux  blancs ,  des  arbres  en  papier  de  couleur,  et  des 
nappes  d'eau  en  cristal.  Les  simples  puits  avaient  aussi  leurs  orne- 
mens;  beaucoup  plus  étroites  que  les  nôtres,  les  margelles  étaient  for- 
mées d'un  bloc  circulaire  de  marbre,  soigneusement  taillé  et  façonné, 
qui  ressemblait  à  un  fut  on  à  un  chapiteau  de  colonne  posé  à  terre. 
Enfin,  au  fond  du  jardin  et  à  l'extri-mité  de  la  maison,  se  trou- 
vaient la  cuisine ,  le  four,  la  buanderie ,  toutes  les  pièces  servant  aux 
usages  domestiques,  et  d'ordinaire  aussi  la  salle  à  manger  d'été,  qui 
n'était  pas  moins  richement  ornée  que  la  salle  de  réception.  On 
voit  encore  dans  quelques  maisons  riches  une  pièce  destinée  à  la 
caisse  où  l'on  gardait  l'argent.  Ces  caisses  étaient  pareilles  aux  nôtres. 
Faites  en  planches  épaisses,  revêtues  de  plaques  de  fer  au  dedans 
comme  au  dehors,  elles  étaient  de  plus  clouées  à  la  muraille.  Ou  en 
a  trouvé  plusieurs  assez  bien  conservées,  mais  presque  toutes  vides, 
car,  lorsqu'après  la  catastrophe  qui  engloutit  leur  cité,  les  habitans 
firent  quelques  fouilles  pour  retrouver  leurs  plus  précieux  objets,  ils 
enlevèrent  de  préférence  les  monnaies,  les  bijoux  et  quelques  pein- 
tures dont  on  voit  encore  la  place  sur  les  murailles  où  elles  furent 
découpées. 

Toutes  ces  maisons,  dont  je  viens  d'esquisser  le  plan  général  et 
uniforme,  n'avaient  qu'un  seul  étage,  c'est-à-dire  le  rez-de-chaussée. 
On  ne  trouve  que  dans  les  chambres  des  esclaves,  comme  dans  les 
boutiques  des  marchands,  de  petits  entresols,  on  plutôt  des  soupentes, 
coupant  la  chambre  en  deux  parties,  inférieure  et  supérieure.  Toutes 
les  pièces  où  les  étrangers  pénétraient,  telles  que  V atrium  ^  le  tricli- 

40. 


'632  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

nium,  la  salle  de  réception ,  etc.,  étaient  ouvertes,  ou  pour  mieux  dire, 
à  jour  et  comme  en  plein  air.  Au  contraire,  les  chambres  à  coucher, 
ne  recevant  d'air  et  de  jour  que  par  la  porte  ouverte  sur  Vutriu/n, 
restaient  soigneusement  fermées,  et  la  maison  tout  entière,  bien 
close  dans  ses  murailles,  n'avait  absolument  aucune  autre  ouverture 
extérieure  que  le  passage  d'entrée  donnant  sur  la  rue.  En  cela,  les 
habitations  romaines  ressemblaient  aux  habitations  de  l'Orient. 

Lorsqu'on  arrive  à  celle  des  portes  de  Pompeï  qui  est  depuis  long- 
temps déblayée,  et  où  l'on  trouva  le  corps  de  ce  factionnaire  qu'em- 
pêcha de  fuir  une  trop  sévère  observation  de  sa  consigne,  commence 
la  rue  des  Tombeaux.  C'est  le  nom  qu'on  donne  à  la  voie  ou  grande 
route  qui  menait  à  la  ville  de  ce  côté,  et  que,  suivant  un  usage 
dont  on  trouve  tant  de  preuves  à  l'entour  de  Uome,  les  habitans  bor- 
daient de  tombes  et  de  mausolées.  Là  se  trouvent  des  constructions 
i\e  forme  un  peu  différente  des  maisons  de  l'intérieur  :  d'abord,  et 
tout  près  de  la  porte,  à  main  gauche,  un  vaste  bâtiment  qui  était  à 
coup  sûr  une  hôtellerie,  car  son  grand  porche  en  arcades  voûtées  est 
tout-à-fait  semblable  aux  façades  des  auberges  d'Italie;  un  peu  plus 
loin,  à  main  droite,  la  maison  de  campagne  d'un  habitant  riche,  et 
qu'on  appelle  maison  de  Diomède,  parce  (ju'un  certain  Marcus-Arrius 
Diomedes  avait  fait  élever  vis-à-vis  le  tombeau  de  sa  fille.  Cette  maison 
est  curieuse  par  la  grandeur  inaccoutumée  des  pièces  qui  la  com- 
posent, et  par  les  vastes  proportions  du  jardin,  où  l'on  coupait, 
quand  je  l'ai  visité,  un  magnifique  champ  de  blé.  Elle  est  curieuse 
aussi  par  sa  disposition  générale;  car,  le  sol  au  niveau  de  la  rue  étant 
plus  élevé  que  celui  du  jardin ,  elle  se  trouve  avoir  deux  étages,  les- 
quels reposent  sur  quatre  grands  berceaux  de  caves,  comme  diraient 
nos  maçons,  qui  font  le  tour  de  l'habitation  entière.  C'est  à  l'entrée 
de  l'une  de  ces  caves,  où  s'était  réfugiée  la  famille  du  propriétaire 
pendant  l'éruption ,  que  l'on  trouva  dix-sept  cadavres  parfaitement 
conservés.  Une  des  personnes  étouffées  en  cet  endroit  par  la  cendre, 
et  qu'on  appelle  \?i  femme  de  Diomède,  était  encore  debout  contre 
la  muraille,  où  son  empreinte  est  marquée,  parée  de  ses  vètemens, 
de  ses  joyaux,  entre  autres  de  magnifiques  bracelets  ciselés,  et  por- 
tant à  la  main  une  bourse  pleine  de  monnaies. 

Dans  une  autre  maison,  l'on  a  trouvé  toute  l'argenterie  d'une  dame 
romaine  :  des  cuillères  assez  semblables  aux  nôtres,  sauf  que  le  manche 
est  moins  courbé,  des  fourchettes  à  un  seul  bec,  véritables  poinçons, 
des  plats,  des  assiettes,  des  coupes,  des  vases  à  boire,  entre  autres 
les  deux  admirables  vases  d'argent  ciselé,  représentant ,  l'un  un  cen- 


POMPET.  633 

taure,  l'autre  une  centauresse,  que  l'on  croirait,  à  leur  forme,  être 
des  ouvrages  de  la  renaissance,  et  que  l'incroyable  beauté  du  travail 
ferait  attribuer  aux  premiers  artistes  florentins,  à  Ghiberti,  à  Ben- 
venuto  Cellini.  On  a  également  trouvé  dans  la  boutique  d'un  mar- 
chand toute  une  collection  de  couleurs  antiques;  dans  une  autre, 
une  fabrique  de  savon  ;  ailleurs,  des  morceaux  de  toile  d'amyanthe, 
assez  grands  pour  donner  une  idée  complète  de  cette  singulière 
étoffe,  qui,  ne  brûlant  point,  servait  à  envelopper  les  corps  que  l'on 
brûlait,  et  à  en  recueillir  les  cendres;  ailleurs,  des  débris  de  vète- 
mens,  un  fdet  à  pêcher,  des  amphores  avec  leurs  bouchons  de  hége(l), 
du  pain,  de  la  viande  dans  une  casserole,  des  morceaux  de  pâté,  des 
œufs,  des  raisins  secs,  des  olives,  des  carroubes,  du  fard.  Tous  ces 
objets  sont  conservés  au  musée  Degli  Studi,  à  Naples.  Ceux  que  l'on 
peut  manier  sans  crainte,  et  dont  la  forme  est  à  peine  altérée,  sont  les 
objets  de  métal,  et  principalement  les  bijoux,  faits  d'un  or  très  pur. 
On  voit  des  pendans  d'oreilles  assez  semblables  à  ceux  de  nos  dames, 
mais  dont  le  poids  serait  bien  lourd  s'ils  n'étaient  la  plupart  en  or 
soufflé.  On  voit  aussi  de  petits  diadèmes,  des  anneaux,  des  bracelets 
de  diverses  formes,  presque  toujours  élégantes  et  ingénieuses;  quel- 
ques-uns, par  exemple,  imitent  des  serpens  par  le  mouvement  au- 
tant que  par  l'aspect.  Ce  goût  des  choses  belles  et  riches  n'excluait 
pas,  au  reste,  celui  des  aisances  domestiques,  du  confortable,  et  les 
maisons  romaines  étaient  aussi  bien  pourvues  de  l'utile  que  de 
l'agréable.  On  a  déjà  vu  leur  distribution  commode,  l'eau  circulant 
dans  toute  l'habitation ,  le  partage  des  pièces  entre  le  maître  et  les 
esclaves,  entre  la  famille  et  les  étrangers.  Je  vais  citer  un  autre 
exemple.  Le  four  antique  est  certainement  préférable  à  celui  dont 
nous  faisons  usage.  La  cavité  que  l'on  échauffe,  et  dans  laquelle  cuit 
le  pain,  est  semblable  dans  l'un  et  dans  l'autre;  mais  le  four  des  Ro- 
mains a  cet  avantage,  qu'en  avant  de  sa  bouche  ou  porte,  se  trouve 
une  espèce  de  fourneau  couvert  d'une  cheminée,  au  moyen  duquel 
deux  esclaves,  bien  à  l'abri  de  la  chaleur,  pouvaient  commodément 
et  rapidement,  l'un  jeter  la  pâte  sur  la  pelle,  et  l'autre  enfourner. 
Nos  boulangers  gagneraient  assurément  à  adopter  le  four  antique. 

Les  principaux  ornemens  des  maisons  romaines,  outre  les  co- 
lonnes de  y  atrium,  du  triclinium  et  du  portique,  outre  les  fontaines, 
les  mosaïques,  les  statues  de  marbre  ou  de  bronze  qui  décoraient  les 

(1)  Un  antiquaire,  d'ailleurs  fort  distingué,  M.  J...,  a  pris  ces  bouchons  d'am- 
phores pour  des  biscuits  de  mer;  mais  on  peut  se  tromper  plus  grossièrement. 


63!^  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

jardins,  étaient  les  peintures  à  fresques ,  dont  toutes  les  pièces  occu- 
pées par  les  maîtres  étaient  tapissées.  On  les  appelle  ainsi  par  habi- 
tude et  sur  l'apparence,  car  ce  ne  sont  pas  précisément  des  fresques, 
semblables  à  celles  des  artistes  modernes,  qui  remplissent  tous  les 
temples  et  tous  les  palais  de  l'Italie.  Ce  sont  plutôt  des  peintures  à  la 
gouache,  faites  sur  un  enduit  ressemblant  à  du  stuc.  En  effet,  on  les 
enlève  aisément,  en  lavant  et  frottant  les  couleurs,  sans  nuire  à  cet 
enduit  sur  lequel  elles  sont  simplement  appliquées.  Les  peintures 
antiques  ressemblent  donc  davantage  à  celles  que  l'on  fait  aujourd'hui 
sur  un  enduit  de  cire,  et  qui  remj)lacent  les  fresques  delà  renaissance, 
en  laissant  à  l'artiste  l'avantage  de  pouvoir  retoucher  son  ouvrage 
comme  s'il  peignait  sur  la  toile  ou  le  bois. 

Les  fresques,  puisqu'il  faut  les  appeler  ainsi,  déterrées  jusqu'à 
présent,  ont  été  enlevées  des  ruines  de  Pompeï ,  et  déposées  dans  une 
partie  des  salles  du  musée  Degli  Studi.  Mais  un  récent  décret,  provoqué, 
sollicité  par  M.  Bianchi,  vient  d'ordonner  que  désormais  elles  fussent 
conservées  dans  les  Heux  môme  où  elles  seront  découvertes.  Cet 
ordre  est  parfaitement  raisonnable.  Tous  ces  objets  antiques  perdent 
à  être  transportés  dans  nos  habitations  modernes,  et,  d'un  autre 
côté,  l'enlèvement  de  ces  objets  nuit  aux  habitations  qu'ils  décoraient. 
Le  musée  de  Pompeï  doit  être  dans  Pompeï,  ou  plutôt  doit  être 
Pompeï  même.  Les  fresques  du  musée  de  Naples  comprennent  à  peu 
près  tous  les  sujets  que  peut  traiter  la  peinture.  Elles  représentent  des 
traits  d'histoire  et  de  mythologie,  des  paysages,  des  marines ,  des  ani- 
maux, des  fruits  et  des  tleurs,  des  costumes,  des  orneraens  d'archi- 
tecture, des  arabesques ,  et  jusqu'à  des  caricatures.  Parmi  les  plus 
importantes,  il  faut  distinguer  Thrsrr  ayant  tvr  le  Ceninnre ,  le  Sacri- 
fice d'Iphigénie,  \ Éducation  d'Achille  par  (Ihiron  ,  Oreste  et  Pylade, 
Vénus  dans  sa  coquille,  etc.  Une  autre  grande  fresque,  où  se  trouvent 
Cérès,  Proserpine,  Hercule,  Télèydie  nourri  par  une  biche,  l'aigle, 
un  lion,  et  quelques  autres  persoimages  ou  animaux,  est  surtout 
remarquable  par  cette  circonstance  que  Proserpine  porte  de  grandes 
ailes  comme  les  anges  chrétiens.  Selon  moi ,  les  plus  précieux  débris 
de  l'art  antique  qu'aient  donnés  au  musée  de  Naples  les  fouilles  de 
Pompeï,  sont  deux  simples  dessins  au  trait,  faits  avec  du  crayon 
rouge  sur  des  plaques  de  marbre  blanc.  L'un,  très  bien  conservé, 
représente  Thésée  tuant  le  Centaure;  l'autre,  un  peu  plus  altéré,  un 
groupe  de  dames  jouant  aux  osselets.  Dans  ces  deux  compositions, 
le  dessin  est  d'une  pureté  et  d'un  fini  très  remarquables ,  digne  des 
artistes  les  plus  sévères  de  l'école  raphaëlesque,  et  bien  supérieur  à 


POMPEI.  635 

celui  des  fresques  proprement  dites,  qui  brillent  davantage  par  la 
couleur,  encore  vive  et  belle  dans  la  plupart.  Les  paysages  et  les  ma- 
rines sont  précieux  par  les  détails  qu'ils  rappellent.  La  perspective  y 
est  assez  exacte ,  quoiqu'un  peu  comprise  à  la  manière  de  celle  des 
Chinois,  dont  il  ne  faut  pas  regarder  les  ouvrages  horizontalement, 
mais  de  haut  en  bas ,  comme  si  le  spectateur  était  élevé  sur  une  émi- 
nence.  Les  animaux,  les  fruits,  les  fleurs,  sont  finement  touchés, 
et  retracés  avec  une  grande  exactitude.  Quant  aux  arabesques,  ce  sont 
absolument  celles  que  l'on  imite  encore  partout,  c'est-à-dire  ces  petits 
dessins  légers  et  capricieux  où  s'ajustent,  se  mêlent,  et  s'entrelacent 
mille  objets  réels  ou  composés  (1).  Enfin  les  caricatures,  assez  comi- 
ques môme  à  présent,  sont  formées  de  ces  petits  personnages  que 
nous  nommons  grotesques,  dont  la  tête  est  énorme,  le  corps  moindre, 
les  extrémités  très  petites.  Nos  artistes  qui,  les  premiers,  firent  en 
ce  genre  des  dessins  ou  des  statuettes,  croyaient  peut-être  inventer 
quelque  chose;  ils  ne  faisaient  que  copier  les  anciens.  Cependant  il 
est  bon  de  leur  remettre  en  mémoire  un  point  qu'ils  ont  oublié.  Sou- 
vent, dans  ces  grotesques  de  Pompeï,  les  jambes  et  les  bras  sont  in- 
achevés, de  façon  que  les  personnages  ont  l'air  de  marcher  sur  des 
pieux,  et  d'avoir  pour  bras  des  nageoires,  ce  qui  les  rend  encore 
plus  ridicules  et  plus  comiques. 

Mais  de  tous  ces  débris  de  l'art  antique ,  de  tous  ces  trésors  exhu- 
més des  cendres  de  Pompeï,  le  moiTcau  capital  est  assurément  la 
grande  mosaïque  découverte  en  1831 ,  par  M.  Blanchi,  dans  la  maison 
dite  du  Faune,  parce  qu'on  y  trouva  aussi,  sur  un  piédestal  du  jardin, 
cet  admirable  petit  Faune  dansant,  gloire  et  bijou  de  la  salle  des 
bronzes.  Cette  mosaïque  est,  sans  contredit,  le  plus  curieux,  le  plus 
complet,  le  plus  magnifique  fragment  qui  nous  soit  resté  de  la  pein- 
ture des  anciens;  je  dis  de  la  peinture,  car  elle  ne  peut  être  que  la 
copie  d'un  tableau,  et  probablement  celle  d'un  des  tableaux  grecs 
portés  à  Rome  après  la  conquête.  Elle  est  pour  nous  ce  que  seront 
peut-être,  dans  les  âges  futurs,  ces  étonnantes  mosaïques  qui  rem- 

(l)  Les  anibesfiues  reçurent  d'abord  le  nom  de  grotesques,  en  Italie  du  moins. 
Lorsqu'au  faisant  des  excavations  dans  réglise  de  San-V'nin'o-in-Vincula,  sous 
Léon  X,  on  découvrit  lesruinesdu  jialaisde  Titus,  les  ornemens  de  peinture  trouvés 
intacts  furent  nonjoiés,  parce  qu'on  les  tirait  des  grottes,  groteschi.  Un  élève  de 
Raphaël,  Giovanni  d'Udina,  ayant  découvert  un  moyen  d'imiter  le  stuc  ancien  avec 
du  marbre  pilé  mêlé  de  chaux  et  de  térébenthine  blanche ,  mit  à  la  mode  ce  genre 
de  fresques,  dont  Raphaël  lui-inèrae  fit  usage  dans  les  loges  et  les  galeries  du 
Vatican. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

placent,  sur  les  grands  autels  de  Saint-Pierre  de  Rome,  la  Transfi- 
guration de  IlapliaC'l,  le  Saint  Jirôme  du  Dominiquin,  la  Sainte 
Pctronille  du  (iucrchin,  le  Saint  Michel  de  Guide,  etc.,  et  qui  pour- 
ront encore,  après  la  destruction  des  toiles  originales,  faire  connaître 
l'état  de  la  peinture  au  siècle  de  Léon  X.  11  est  juste  d'en  faire  une 
description  détaillée. 

Cette  mosaïque  forme  le  pavé  du  triclinium  d'été  dans  la  maison 
du  Faune.  Contre  la  porte  d'entrée ,  et  en  avant  du  morceau  prin- 
cipal, se  trouvent  d'abord  trois  petits  tableaux  oblongs,  séparés  par 
des  dalles  blanches,  qui  représentent  une  rivière,  le  ^il  sans  doute, 
où  s'agitent  en  grand  nombre  des  animaux  aquatiques,  d'Egypte 
principalement,  des  canards,  des  ibis,  des  serpens,  un  hippopotame, 
un  crocodile,  un  ichneumon.  Quant  à  la  grande  mosaïque,  qui  est 
entourée  d'une  espèce  de  cadre ,  et  forme  un  véritable  tableau  d'his- 
toire, elle  représente  certainement  une  des  batailles  d'Alexandre 
contre  les  Perses,  probablement  la  bataille  d'Issus,  car  le  récit  de 
Quinte-Curce  (lib.  3) ,  dont  je  vais  citer  quelques  passages,  est  par- 
faitement d'accord  avec  l'œuvre  du  peintre.  On  peut  même  croire, 
si  le  tableau  original  dont  cette  mosaïque  doit  être  une  copie,  n'est 
pas  grec,  mais  romain,  que  l'artiste  aura  porté  sur  la  toile  tous  les 
détails  donnés  par  l'histoire  d'Alexandre,  comme  David,  par  exemple, 
a  composé  son  Léonidas  sur  le  récit  de  Barthélémy  (  Introduction  au 
Voyage  d'Ânacharsis).  Le  moment  choisi  par  le  peintre  est  celui  où 
les  Macédoniens,  Alexandre  à  leur  tête,  enfoncent  la  garde  d'hon- 
neur qui  entourait  Darius,  et  où  le  prince  persan,  dont  la  défaite 
est  accomplie,  abandonne  son  char  pour  prendre  un  cheval  et  fuir 
avec  plus  de  célérité.  La  partie  gauche,  malheureusement  plus  altérée 
que  le  reste  du  tableau,  et  qui  offre  de  grandes  lacunes,  faciles,  du 
reste,  à  combler  par  l'imagination,  montre  un  petit  groupe  de  Macé- 
doniens pénétrant  les  premiers  au  milieu  des  cavaliers  persans 
{Macedones,  ut  circa  reyem  crant,  miitua  adhortatione  firtnati  cum 
ipso  in  cqiiitum  agnicn  irrionpunt).  Alexandre  les  guide  et  les  pré- 
cède. Monté  sur  un  formidable  cheval  [forma  spectabiUs  atque  fero- 
cissimus],  la  tête  nue  et  le  manteau  royal  sur  les  épaules ,  il  combat 
à  la  tête  des  siens,  plutôt  en  soldat  qu'en  général  (  non  ducis  wagis 
quam  tnilitis  munia  exequebatur).  Il  renverse  tout  ce  qui  lui  fait 
obstacle  [tum  vero  similis  ruinœ stragis  erat),  et,  brûlant  de  frapper 
Darius  de  sa  main  [optimum  decus  cœso  rege  expctcns),  il  perce  de 
part  en  part  avec  sa  lance  un  seigneur  persan  qui  a  fait  au  roi  un 
rempart  de  son  corps.  Au  centre  du  tableau,  on  voit  Darius,  coiffé 


POMPEi.  637 

de  la  tiare  (  rectam  autem  thyaraw.  sali  impcratori  Persarum  licebal 
f/cstarc.  Comm.  de  Kadero-Colonia) ,  et  encore  monté  sur  son  char 
de  parade  (  quippequi  Darius  currn  sublimis  eminebat,  et  suis  ad  se 
luendiim  et  hostibus  ad  incessendum  ivgens  excitamentum) .  Autour 
de  lui  se  pressent  ses  courtisans,  parés  à  la  manière  des  femmes 
[hœc  vero  turba  midiebriter propcmodum  culta),  les  uns  abattus  déjà, 
les  autres  prêts  à  mourir  [circa  currum  Darii  jacebant  nobilissimi 
duces,  ante  oculos  rcr/is  egref/ia  morte  defuncti ,  omnes  in  ora  proni, 
sicut  dimicantes  procubucrant ,  adverso  corpore  vulneribus  acceptis). 
Le  cocher  a  fait  tourner  bride  au  magnifique  quadrige  qui  traîne  le 
char  de  Darius;  mais,  effrayés  du  fracas  qui  les  entoure,  et  percés 
des  traits  de  l'ennemi ,  les  chevaux  se  cabrent  et  résistent  [jamquc 
qui  Darium  vehebant  equi  ^  conj'ossi  hastis  ,  et  dolore  efjerati,jugu7n 
quatere,  et  rcgem  curru  excutcre  cœpenint).  Alors  le  prince,  arra- 
chant et  jetant  à  terre  ses  royales  insignes ,  pour  fuir  plus  librement 
[insignibus  quoque  imperii,  iie  fugam  proderent,  indecore  abject is), 
s'élance  de  son  char,  et  va  saisir  le  cheval  que  lui  présente  son  frère 
Oxartes  [frater  ejus,  cum  Alexandrum  instare  et  cerneret..,.),  alin 
d'échapper  à  toute  bride  au  formidable  assaillant  qu'il  voit  prêt  à  l'at- 
teindre [cum  ille  veritus  ne  veniret  in  hostinm  potcstatetn ,  desitit,  et 
in  equum  qui  ad  hoc  ipsum  sequebatur  imponitur). 

Ce  tableau,  d'une  dimension  considérable,  réunit  vingt-cinq  per- 
sonnages et  douze  chevaux,  à  peu  près  de  grandeur  naturelle.  II 
ressemble  tellement,  dans  sa  disposition  générale,  au  tableau  de 
Lebrun  sur  le  môme  sujet,  qu'on  pourrait  accuser  le  peintre  de 
Louis  XIV  d'être  un  plagiaire  de  l'antique,  si  la  mosaïque  de  Pompeï 
n'eût  pas  été,  de  son  temps,  enfouie  sous  vingt  pieds  de  cendres. 
Lebrun  ne  peut  manquer  d'avoir  consulté  Quinte-Gurce ,  et  de  là 
vient  sans  doute  la  curieuse  ressemblance  entre  l'œuvre  de  l'artiste 
grec  ou  romain,  et  celle  de  l'artiste  français.  Cette  ressemblance, 
au  reste,  prouve  mieux  encore,  et  fera  mieux  sentir  qu'une  froide 
description  toute  la  beauté,  toute  l'importance  de  l'ouvrage  ancien. 
La  vue  de  cette  mosaïque  démontr.^  invinciblement  que  les  peintres  de 
l'antiquité  savaient  traiter  de  grands  sujets,  et  embrasser  de  grandes 
compositions;  qu'ils  savaient  y  mettre  une  belle  disposition  de 
groupes,  des  plans  divers,  des  raccourcis,  du  clair-obscur,  le  mou- 
vement, l'action,  l'expression  des  têtes  et  du  geste,  toutes  les  (lualités 
(înfm  de  la  haute  peinture,  qui  leur  sont  communément  refusées.  Et 
quand  on  pense,  ce  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue,  qu'un  tel 
ouvrage  est  tout  simplement  le  puvé  d'une  salle  à  nunger  dans  une 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petite  ville  à  cinquante  lieues  de  Rome,  on  est  bien  légitimement  fondé 
à  croire  que  la  peinture  des  anciens  a  été  l'égale  de  leur  sculpture  et 
de  leur  architecture,  et  qu'ainsi  ils  ont  porté  ces  trois  grands  arts  à 
un  point  de  perfection  qui  ne  saurait  être  dépassé. 

Quand  il  fit  la  découverte  de  cette  mosaïque,  M.  Bianchi  fut  saisi 
d'une  joie  si  vive,  que,  pendant  plus  d'un  mois,  il  resta  dans  un  vé- 
ritable accès  de  folie.  La  population  de  Naples  partagea  son  allégresse 
et  son  admiration.  L'on  allait  par  troupes,  et  comme  en  procession, 
visiter  cette  précieuse  relique,  maintenant  bien  abritée  sous  un  toit 
et  des  vitrages  que  supportent  les  débris  de  l'antique  maison  romaine, 
et  protégée  ainsi  contre  les  entreprises  des  voyageurs  non  moins  que 
contre  les  injures  du  ciel.  Elle  est  devenue,  h  Naples,  uji  véritable 
objet  de  mode.  On  la  grave,  on  la  lithographie,  on  la  reproduit,  en 
proportions  réduites,  sur  des  plaques  de  porcelaine  propres  à  être 
encadrées,  sur  des  vases  de  terre  cuite  faits  en  imitation  des  vases 
étrusques;  on  la  brode  sur  des  canevas,  on  l'imprime  sur  des  étoffes. 
Puisqu'il  est  d'usage  de  faire  mouler  en  plâtre,  pour  nos  musées  et 
nos  écoles,  les  chefs-d'œuvre  de  la  statuaire  antique  dont  nous  ne 
pouvons  posséder  les  originaux ,  puisqu'on  envoie  copier  les  fresques 
de  Michel-Ange  et  les  tableaux  de  Raphaël ,  serait-il  moins  intéres- 
sant, moins  utile  pour  l'histoire  et  les  progrès  de  l'art,  de  faire  aussi 
copier  les  principales  fresques  de  Pompeï  réunies  au  musée  de  Na- 
ples, et  surtout  la  mosaïque  dont  je  viens  d'expliquer  l'importance? 
Ce  ne  serait  pas  un  ouvrage  fort  difficile,  et  la  réussite  m'en  paraît 
certaine,  si  l'artiste  auquel  on  confierait  un  tel  travail  y  mettait  encore 
plus  de  conscience  que  de  talent,  s'il  consentait  à  se  faire  l'humble 
et  religieux  traducteur  des  artistes  romains.  Je  suis  convaincu  que 
les  peintres  et  les  archéologues  trouveraient  à  consulter  ces  simples 
traductions  un  égal  plaisir,  une  égale  utilité,  et  le  département  des 
beaux-arts,  qui  met  toute  sa  sollicitude,  tout  son  orgueil  à  doter 
la  France  des  richesses  qu'elle  peut  acquérir,  leur  doit  en  quchpie 
sorte  la  reproduction  de  ces  curieux  monumens.  Le  ministre  qui  en- 
richira nos  collections  d'une  fidèle  copie  de  la  mosaïque  et  des  meil- 
leures fresques  de  Pompeï,  qui  permettra  que  la  gravure  et  la  litho- 
graphie les  répandent  ensuite  et  les  popularisent,  fera  certes  un 
précieux  cadeau  à  tous  les  amis  des  beaux-arts  et  de  l'antiquité. 

Louis  Viardot. 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE 


NEGOCIATIONS    DE    LONDRES. 


On  s'est  beaucoup  entretenu  ces  jours  derniers  du  discours  de  lord 
Palmerston  et  du  sens  qu'il  fallait  y  attacher.  On  a  aujourd'hui  un 
nouveau  texte  à  commenter  :  c'est  le  discours  de  la  reine  d'Angle- 
terre. L'un  et  l'autre  ne  signifient  que  deux  choses,  premièrement 
l'opinion  du  public  anglais,  à  laquelle  il  faut  que  le  gouvernement 
britannique  sacrifie,  et  secondement  la  position  que  lord  Palmerston 
a  prise  dans  la  négociation. 

Quant  à  l'opinion  du  public  anglais,  la  voici.  Ce  public  est  pour 
la  paix  avec  la  France,  même  pour  une  alliance  étroite  avec  elle.  Il 
ne  jalouse  pas  véritablement  la  France;  il  l'a  jalousée  beaucoup  il  y  a 
quarante  ans,  quand  la  France  menaçait  la  grandeur  britannique 
dans  l'Inde.  Aujourd'hui,  c'est  la  Russie  qu'il  jalouse.  L'ambition 
continentale  qu'on  suppose  à  tort  ou  à  raison  à  la  France  ne  le 
touche  guère;  il  laisse  le  soin  de  s'en  inquiéter  à  la  Prusse  ou  à  l'Au- 
triche. De  plus,  il  tient  beaucoup  à  la  paix,  et  il  est  certain  que  sans 
l'alliance  française  la  paix  est  en  péril.  Il  est  assuré,  au  contraire 
(ju'avec  cette  alliance,  il  est  possible  d'obtenir,  par  la  seule  force  de 
l'inlluence  des  deux  nations  réunies,  tous  les  résultats  qu'en  d'autres 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  on  n'aurait  obtenus  que  par  la  guerre.  Ce  sont  les  whigs 
d'abord  qui  pensent  ainsi;  ce  sont  aussi  les  tories  eux-mêmes.  Dans 
les  tories,  il  faut  distinguer  les  vieux  tories  aristocrates,  qui  en  sont 
encore  aux  traditions  de  lord  Castelreagh,  des  tories  modérés,  résis- 
tant par  esprit  de  conservation  au  mouvement  du  parti  réformiste ,  et 
pas  plus  aristocrates  que  leur  illustre  chef,  M.  Peel ,  qui  est  fils  de 
l'un  des  plus  riches  industriels  de  l'Angleterre.  Ces  tories,  qui  ne 
sont  pas  très  loin  du  pouvoir,  veulent  d'ailleurs  prouver  que  leurs 
préjugés  de  parti  ne  les  éloigneraient  pas,  comme  on  le  croit,  de 
l'alliance  de  la  France  libérale,  et  qu'ils  ne  sacrifieraient  pas  les  inté- 
rêts de  la  paix  à  des  préjugés  qu'ils  n'ont  plus,  et  qu'ils  ont  laissés 
à  leurs  devanciers.  Ce  public  anglais ,  qui  connaît  peu  les  affaires 
étrangères  et  qui  ne  s'en  occupe  presque  pas,  a  tout  à  coup  appris 
qu'un  traité  avait  été  signé  sans  la  France;  que  ce  traité  entraînait  pour 
celle-ci  une  sorte  d'exclusion  des  affaires  communes  de  l'Europe, 
et  que  la  forme  même  employée  avait  eu  quelque  chose  de  blessant 
pour  elle.  Il  a  de  plus  appris,  par  le  langage  de  la  presse  française, 
que  la  manière  dont  la  France  ressentait  une  telle  conduite  pouvait 
troubler  profondément  les  relations  des  deux  pays,  et  peut-être  la 
paix  de  fEurope.  11  a  fallu  lui  dire  ce  qui  en  était,  et  c'est  dans  ce 
but  que  lord  Palmerston  a  fait  un  discours  parfaitement  poli ,  mais 
pas  complètement  exact,  et  pas  du  tout  fondé  en  raison  politique. 

Dans  ce  discours,  il  a  pris  la  même  position  que  dans  la  négocia- 
tion même,  position  qui  au  fond  n'est  pas  soutenable.  Cette  posi- 
tion, la  voici. 

a  De  quoi  s'irrite  donc  la  France?  Pourquoi  dit-elle  qu'il  n'y  a  plus 
w  d'alliance?  Loin  de  là,  l'Angleterre  veut  l'alliance  de  la  France 
K  plus  que  jamais.  Elle  en  apprécie  plus  que  jamais  l'importance  et 
((  l'utilité.  Aussi  l'Angleterre  est-elle  sur  tous  les  points  dispesée  à 
n  s'entendre  avec  la  France.  Y  a-t-il  une  convention  commerciale  à 
«  signer,  l'Angleterre  est  toute  prête.  Y  a-t-il  en  Espagne  quelquiî 
<»  chose  de  commun  à  faire,  l'Angleterre  est  disposée  à  recevoir  l'avis 
H  du  cabinet  français  et  à  se  concerter  avec  lui.  Il  en  serait  de  même 
a  s'il  y  avait  une  question  en  Allemagne  ou  en  Suisse.  Si  demain  les 
u  trois  puissances  du  Nord  voulaient  entreprendre  une  guerre  de  prin- 
'<  cipe  contre  la  France,  f  Angleterre  ne  serait  plus  leur  alliée.  En 
<(  un  mot,  le  traité  de  Londres  est  un  accord  accidentel,  sur  un  point 
'<■  de  la  politique  générale,  qui  n'entraîne  aucune  séparation  défi- 
"  uilive  de  l'Angleterre  avec  la  France ,  aucune  alliance  durable  de 


NÉGOCIATIONS  DE  LONDRES.  G41 

«  l'Angleterre  avec  les  cours  du  Nord.  Ce  traité  prouve  que  sur  un 
((  point,  un  seul,  il  y  a  dissidence.  » 

Tel  est  le  thème  que  lord  Palmerston ,  dans  ces  termes  ou  dans 
d'autres,  n'a  jamais  cessé  de  développer  devant  les  négociateurs 
français. 

En  supposant  que  ce  thème  fût  aussi  fondé  qu'il  l'est  peu,  il 
prouverait  d'abord  que  la  France  et  l'Angleterre  se  tiennent  en 
général  pour  complètement  dégagées  de  tout  lien  l'une  à  l'égard  de 
l'autre,  qu'en  toutes  choses  elles  en  font  à  leur  tête;  que,  quand 
elles  sont  naturellement  du  môme  avis,  elles  votent  ensemble  dans 
le  conseil  des  cinq  puissances,  et  que,  lorsqu'elles  sont  d'un  avis  dif- 
férent, elles  votent  en  sens  divers.  Cela  s'appelle  liberté,  et  non  pas 
alliance.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  l'Autriche  et  la  France  ont 
vécu  ensemble  depuis  dix  ans  ;  ce  n'est  pas  ainsi  qu'ont  vécu  la  France 
et  l'Angleterre.  Une  alliance  suppose  qu'on  se  concerte  préalable- 
ment, qu'on  s'efforce  de  se  mettre  d'accord,  qu'on  fait  des  sacrifices 
pour  y  réussir,  et  qu'en  un  mot  on  vote  toujours  ensemble ,  par  un 
intérêt  supérieur  aux  intérêts  divers  qui  se  succèdent  chaque  jour, 
celui  d'unir  deux  grandes  influences,  et  de  rendre  leur  force  irrésis- 
tible en  les  réunissant. 

La  position  prise  par  le  cabinet  anglais  suppose  donc  tout  de  suite 
(lu'il  n'y  a  plus  ni  concert  ni  union  permanente.  Encore  s'il  s'agis- 
sait d'un  point  secondaire,  d'un  objet  de  médiocre  importance,  on 
pourrait  se  dire  que  le  dissentiment  sur  un  objet  de  ce  genre  ne  sau- 
rait entraîner  la  rupture  de  l'alliance.  Mais  il  n'y  a  plus  aujourd'hui 
qu'une  question  tout-à-fait  importante,  celle  d'Orient,  car  l'Espagne 
n'attire  plus  l'attention  des  puissances  ;  elle  l'attire  si  peu ,  que  la 
reine,  dans  son  discours,  annonce  qu'elle  va  retirer  ses  forces  na- 
vales des  côtes  de  la  Péninsule.  La  question  belge  est  finie  par  un 
traité;  en  Allemagne,  en  Italie,  tout  se  tait.  Un  différend  grave  allait 
compromettre  à  Naples  la  paix  du  monde;  la  France  l'a  apaisé,  et  on 
l'en  remercie.  Il  n'y  a  plus  qu'une  question,  une  seule,  la  question 
d'Orient.  Celle-là  est  d'une  immense  gravité,  d'une  gravité  telle  que 
depuis  1815,  c'est-à-dire  depuis  que  l'âge  des  grandes  choses  sem- 
blait clos,  il  ne  s'était  rien  présenté  d'aussi  considérable,  rien  qui 
méritât  à  un  aussi  haut  degré  l'attention  et  le  concours  de  deux 
nations  qui  voulaient  s'entendre  pour  maintenir  la  paix.  Et,  sur  cette 
question ,  on  se  sépare  brusquement  de  la  France,  presque  sans  avis 
préalable;  on  se  met  avec  ses  adversaires  avoués  ou  déguisés,  on  se 


6iâ  REVUE   DES  «EUX   MONDES. 

met  quatre  contre  elle;  on  la  laisse  de  côté  dans  une  question  qui 
l'intéresse  en  quelque  sorte  plus  que  tous  ceux  qui  la  traitent,  et 
puis  on  dit  que  l'alliance  n'est  pas  rompue,  qu'il  s'agit  d'un  dissen- 
timent accidentel  sur  un  seul  point,  que  ce  dissentiment  n'aura  pas 
d'autre  suite,  et  que  le  lendemain  on  traitera  encore  en  commun 
toutes  les  questions  qui  se  pri'senteront! 

Oui,  après  avoir  résolu  avec  la  Russie  la  seule  affaire  qui  puisse 
changer  la  face  du  monde,  la  seule  question  vraiment  territoriale 
qui  ait  agité  les  esprits  depuis  que  l'épée  de  Napoléon  ne  fait  et  ne 
défait  plus  les  empires,  on  viendra  nous  offrir  de  nous  entendre  sur 
l'entrée  des  poteries  anglaises  en  France,  ou  sur  l'entr-ée  des  modes 
françaises  en  Angleterre ,  ou  Men  on  nous  proposera  de  passer  en 
commun  une  note  à  l'Autriche  et  à  la  Russie,  sur  l'occupation  trop 
prolongée  de  Cracovie  ! 

Une  telle  manière  de  raisonner,  il  faut  le  dire,  n'est  pas  sérieuse. 

Cependant  gardons-nous  de  mal  accueillir  le  discours  de  lord  Pal- 
merston.  Il  prouve  que  le  public  anglais,  pour  lequel  ce  discours  était 
fait,  exige  qu'on  parle  avec  égard  de  la  France,  et  qu'on  professe 
publiquement  le  désir  de  conserver  son  alliance.  11  prouve  aussi  qu'en 
signant  le  traité  du  15  juillet,  on  n'avait  pas  plus  prévu  ses  consé- 
quences qu'on  n'avait  prévu  la  (in  de  l'insurrection  de  Syrie,  sur 
laquelle  toute  la  politique  du  traité  repose. 

Et  quant  à  la  question  du  procédé,  sur  laquelle  nous  avons  déjà 
donné  des  détails,  les  explications  de  lord  Palnierston,  tout  en  res- 
pirant une  grande  intention  de  réparer  le  mal  accompli,  ne  sont  pas 
plus  fondées. 

Il  dit  qu'on  avait  offert  projets  sur  projets  à  la  France,  qu'elle  les  a 
tous  rejetés,  et  qu'alors  il  a  bien  fallu  en  Unir  sans  elle.  Voici  les  faits, 
(|ue  nous  croyons  tenir  de  bonne  source. 

Sous  le  ministère  du  12  mai,  l'Angleterre  avait  proposé  un  plan 
qui  consistait  à  laisser  au  vice-roi  l'Egypte  liéréditairem;'nt,  et  le 
[)achalik  d'Acre  viagèrement,  moins  la  place  de  Saint-Jean-d'Acre. 
Cela  n'était  pas  acceptable.  Enlever  au  vice-roi,  pour  prix  de  la  vic- 
toire de  Nézib,  la  moitié  de  ses  possessions,  n'était  pas  môme  équitable 
chez  des  barbares.  Le  ministère  du  1-2  mai  refusa  cette  proposition. 
Quand  le  ministère  du  1"  mars  est  arrivé,  la  négociation  n'a  d'abord 
pas  été  très  active.  Il  semblait  que  d'un  commun  accord  on  voulût 
laisser  reposer  les  esprits,  pour  reprendre  la  question  avec  plus  de 
sang-froid.  Quand  on  est  revenu  à  la  question ,  lord  Palnierston  a 
renouvelé  son  oifre  de  l'Egypte  accordée  héréditaireinent,  et  du  pa- 


NÉGOCTAnONS  DE   LONDRES.  CAS 

chalik  d'Acre  accordé  viagèrement;  mais  pour  donner  à  l'offre  quel- 
que caractère  de  nouveauté  qui  la  rendît  admissible,  il  y  a  joint  la 
concession  de  la  place  de  Saint-Jean-d'Acre.  Cette  offre  n'était  guère 
plus  acceptable  que  la  précédente ,  car  on  ne  donnait  au  vainqueur 
de  Nézib  que  l'sigypte,  la  moindre  partie  de  la  Syrie,  et  il  fallait  lui 
arracher,  outre  la  plus  grande  partie  de  la  Syrie,  Adana,  que  Mé- 
hémet  appelle  la  clé  de  sa  maison,  Candie  ,  la  reine  de  l'archipel,  et 
les  villes  saintes,  qui  sont  le  plus  grand  moyen  d'influence  morale 
en  Orient.  Lui  ôter  tout  cela  après  une  victoire,  c'était  le  pousser 
aux  dernières  extrémités,  et  exposer  l'Europe  à  de  graves  dangers. 
Le  cabinet  du  1"  mars  avait  fait  des  efforts  très  grands  auprès  du  vice- 
roi  pour  lui  arracher  des  concessions;  il  avait  à  peu  près  obtenu 
l'abandon  des  villes  saintes  et  de  Candie.  Il  avait  été  moins  heureux 
à  l'égard  d'Adana  :  il  avait  cependant  quelque  espoir  d'en  obtenir  le 
sacrifice,  si  on  laissait  au  pacha  T Egypte  et  la  Syrie  héréditairement; 
mais  il  lui  était  démontré  que  sans  la  guerre,  on  n'arracherait  pas  au 
pacha  une  portion  quelc(uique  de  la  Syrie.  Or,  quand  on  lui  deman- 
dait de  consentir  à  un  arrangement  qui  avait  pour  but  d'enlever  au 
vice-roi  ce  qu'il  n'était  d'abord  pas  juste  de  lui  ôter,  et  ce  qu'on  ne 
lui  ôterait  que  par  la  guerre,  le  cabinet  du  1"  mars  ne  pouvait  pas 
céder,  et  dans  la  chambre ,  on  lui  disait  à  grands  cris  dé  ne  pas  se 
rendre!  Ceux  même  (pu  le  blâment  aujourd'hui  l'accusaient  alors  de 
faiblesse  envers  l'Angleterre,  lui  reprochaient  de  ne  savoir  rien  lui 
refuser. 

Le  cabinet  du  l*"'  mars  refusa  donc  cette  offre.  Il  déclara  que,  si  on 
lui  proposait  des  conditions  raisonnables,  il  emploierait  son  influence 
pour  les  faire  accepter  du  pacha,  mais  que  si  on  proposait  des  condi- 
tions qui  n'eussent  aucune  chance  auprès  de  lui,  qui  le  pousseraient 
au  désespoir,  qui  le  pousseraient  à  marcher  sur  Constantinople ,  à 
provoquer  ainsi  les  Russes  à  y  venir,  il  regarderait  cela  comme  une 
folie,  et  qu'il  y  résisterait. 

Cela  se  prassait  au  mois  de  mai.  La  proposition  de  donner  l'Egypte 
et  une  petite  portion  de  la  Syrie  était  donc  repoussée;  mais  lord 
Palmerston  ne  semblait  pas  en  être  à  son  dernier  mot.  Ce  qui  le 
prouve,  c'est  que  l'Autriche  fit  à  Londres  quelques  insinuations  à  la 
France,  lui  dit  que  peut-être  on  amènerait  lord  Palmerston  à  con- 
sentir à  donner  au  pacha  l'Egypte  héréditairement ,  la  Syrie  entière 
viagèremevt,  moins  Adana,  Candie  et  les  villes  saintes,  mais  que 
cette  concession  serait  la  dernière.  M.  Guizot  instruisit  sur-le-champ 
le  cabinet  français  de  cette  ouverture,  lî  fut  répondu  à  M.  Guizot  de  no 


iiï't-  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  refuser,  ou  d'accepter  cette  proposition  si  elle  lui  était  faite,  mais 
d'attendre,  avant  de  s'expliquer,  le  résultat  des  efforts  qu'on  allait 
tenter  à  Alexandrie  pour  amener  le  pacha  à  y  consentir.  Il  eût  été, 
en  effet,  bien  imprudent  d'accepter  cette  proposition  à  Londres  sans 
savoir  s'il  y  avait  <liance  de  la  faire  accepter  à  Alexandrie.  Que 
serait-il  arrivé,  en  effet,  si,  consentie  à  Londres  par  la  France,  cette 
proposition  eût  été  refusée  en  Egypte?  La  France  aurait  été  obligée, 
ou  de  retirer  le  consentement  donné  à  Londres,  ou  de  s'unir  aux 
quatres  puissances  pour  détruire  de  ses  mains  le  pacha  d'Egypte. 

11  fut  dit  à  M.  Guizot  : — Si  cette  nouvelle  proposition  vous  est  faite, 
adressez-vous  au  cabinet,  qui  vous  donnera  sa  réponse  définitive.  — 
M.  Eugène  Périer  fut  envoyé  à  Alexandrie ,  pour  s'assurer  si  le  pacha 
pourrait  être  amené  à  se  contenter  de  l'Lgypte  héréditaire  et  de  la 
Syrie  viagère,  et  si,  le  jour  où  la  France  pèserait  sur  lui  de  tout  son 
poids,  elle  ne  vaincrait  pas  sa  résistance.  La  France  n'entendait  ce- 
pendant pas  dépendre  en  dernier  ressort  de  l'ambition  du  pacha;  il 
était  un  point  où  elle  voulait  s'arrêter,  et  où  elle  était  décidée  même 
à  lui  dire  les  paroles  qui  pouvaient  le  faire  céder;  mais  c'était  lorsque 
la  proposition  faite  serait  équitable,  et  contiendrait  un  arrangement 
raisonnable  et  rassurant  pour  l'avenir.  La  Syrie  entière ,  mêmeviagè- 
rement,  avait  à  peu  près  ces  avantages. 

Ainsi,  d'après  quelques  insinuations,  on  devait  s'attendre  que  la 
proposition  de  céder  l'Egypte  héréditairement,  et  la  Syrie  viagère- 
ment,  serait  faite  à  Londres,  ou  que  du  moins,  si  on  ne  voulait  pas 
la  faire,  on  reviendrait  une  dernière  fois  à  celle  de  donner  l'Egypte 
avec  le  pachalik  d'Acre.  Mais  il  n'en  a  rien  été. Lord  Palmerston  s'est 
tu.  Il  n'a  plus  rien  dit.  Jamais  la  proposition  de  céder  l'Egypte  héré- 
ditairement, la  Syrie  viagèremeut,  n'a  été  ftiite.  Jamais  le  cabinet 
français  n'a  eu  à  la  refuser.  On  devait  s'attendre  au  moins  que,  si 
l'Angleterre  persistait  dans  celle  qui  se  bornait  à  joindre  à  l'Egypte 
le  pachalik  d'Acre  seulement,  on  provoquerait  une  dernière  explica- 
tion de  la  France.  Pas  du  tout.  On  garde  un  lojig  silence,  puis  tout 
à  coup,  à  la  nouvelle  de  l'insurrection  de  Syrie,  qui  fournit  un 
moyen  jusque-là  inespéré  d'agir  contre  le  vice-roi,  on  s'assemble, 
on  délibère.  On  garde  un  profond  secret,  pénétré,  il  est  a  rai,  par 
notre  ambassadeur,  mais  on  le  garde  du  mieux  qu'on  peut;  on  ne  dil 
pas  à  la  France  :  —  La  proposition  de  joindre  à  l'Egypte  le  pachalik 
rJ'Acre  seulement  est  la  proposition  définitive  à  laquelle  on  s'arrête. 
Voulez-vous,  ne  voulez-vous  pas  y  concourir?  —  Loin  de  là.  Oîi 
signe ,  puis  on  appelle  la  France  pour  lui  dire  qu'on  a  signé. 


NÉGOCIATIONS  DE  LONDRES.  645 

C'est  là ,  il  faut  le  dire ,  le  procédé  singulier,  étrange  dont  la  France 
a  à  se  plaindre  aux  yeux  du  monde ,  et  que  les  explications  de  lord 
Palmerston  n'ont  ni  expliqué  ni  justifié. 

En  somme,  voici  le  fait  résumé  :  on  avait  accordé  hcréditairement 
l'Egypte,  viagcrement  le  pachalik d'Acre.  On  allait  faire  un  peu  plus, 
on  allait  peut-être  donner  la  Syrie  viagèrement,  sous  la  condition  de 
l'abandon  de  Candie,  d'Adana,  des  villes  saintes.  Cela,  on  ne  le  pro- 
pose pas  à  la  France  ;  mais  on  le  lui  laisse  entrevoir.  La  France  n'a 
donc  pas  à  s'expliquer  encore;  néanmoins  elle  envoie  M.  Périer  à 
Alexandrie  pour  préparer  cette  solution.  Tout  à  coup  éclate  l'in- 
surrection de  Syrie;  on  change  brusquement  de  marche,  on  revient 
en  arrière,  et  sans  en  avertir  la  France,  sans  lui  demander  une  der- 
nière explication,  on  signe  une  convention  par  laquelle  on  se  sépare 
d'elle,  par  laquelle  on  se  joint  aux  puissances  du  Nord,  contre  elle, 
quoi  qu'on  en  puisse  dire. 

Voilà  l'exposé  exact  des  négociations ,  d'après  des  rcnseignemens 
que  nous  pouvons  donner  comme  certains. 

Maintenant,  pourquoi  faut-il  rappeler  ces  faits?  Est-ce  pour  aigrir 
les  deux  nations,  pour  les  pousser  l'une  contre  l'autre?  Non,  mais  il 
faut,  avant  tout,  que  la  vérité  soit  connue,  pour  que  l'une  et  l'autre 
sachent  comment  les  choses  se  sont  passées,  pour  que  la  France  ne 
s'exagère  pas  la  nature  du  mauvais  procédé,  et  que  d'autre  part  l'An- 
gleterre ne  croie  pas  que  tout  s'est  passé  régulièrement. 

Lord  Palmerston  a-t-il  voulu  outrager  la  France?  Non ,  on  n'a  pas 
facilement  une  telle  intention.  Mais  lord  Palmerston  se  voyait  peu  à 
peu  entraîné  à  faire  une  concession  nouvelle  qui  coûtait  à  sa  politique, 
fausse  ou  vraie.  C'est  sur  ces  entrefaites  qu'on  lui  annonce  la  pré- 
tendue insurrection  de  Syrie;  il  y  voit  un  expédient  pour  sortir  d'em- 
barras; il  assemble  les  négociateurs,  il  leur  montre  là  un  moyen, 
jusqu'alors  inconnu,  de  réduire  le  pacha,  et  il  signe  sans  la  France 
une  convention  jusque-là  regardée  comme  dangereuse  et  inadmis- 
sible. Il  la  cache  à  la  France,  uniquement  dans  un  but,  celui  de 
finir  plus  tôt,  plus  sûrement,  et  peut-être  de  donner  à  l'amiral  Stop- 
ford  des  ordres  qui  restent  huit  jours  inconnus!  ordres  arrivés  trop 
tard,  puisque  l'escadre  égyptienne  est  rentrée  à  temps  dans  le  port. 
d'Alexandrie. 

C'est  sur  cette  croyance,  si  légèrement  fondée,  sur  cette  croyance 
à  l'insurrection  de  Syrie,  qu'on  a  joué  et  compromis  l'alliance  fran- 
çaise! 

TOME  XXIII.  41 


646  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  reste,  n'insistons  pas  davantage  sur  le  procédé  :  parions  du  fait. 
Ou'en  reste-t-il,  toute  suscei)tibilité  mise  de  côté? 

Lue  chose  fort  grave  :  l'Angleterre,  après  dix  ans  d'alliance,  quitte 
la  France  pour  la  Russie,  et  s'en  va  tenter  de  résoudre,  avec  les  ad- 
versaires plus  ou  moins  avoués  de  la  France  et  même  de  l'Angleterre, 
la  plus  grande  question  du  temps. 

Là  France  est  exclue  d'une  question  qui  comprend  tous  les  inté- 
rêts de  la  Méditerranée  à  la  fois;  elle  en  est  exclue  quand  l'Autriche, 
(jui  a  Trieste  dans  cette  mer,  quand  la  Prusse,  qui  n'y  a  rien,  sont 
appelées  à  la  traiter  ! 

La  France,  en  outre,  se  trouve  seule  en  présence  des  puissîinces 
(lu  Nord,  toujours  au  fond  ennemies  de  sa  révolution,  et  elle  n'a 
plus  avec  elle  l'Angleterre  pour  conjurer  leur  mauvais  vouloir. 

Qu'a  dû  faire  la  France  dans  cette  position?  que  doit-elle  faire 
encore? 

S'agit-il  de  faire  du  bruit,  de  menacer,  d'agiter  les  esprits,  en  un 
mot  de  tenir  la  conduite  des  faux  braves?  Non. 

La  France  doit  se  soiivenir  que,  même  étant  seule,  elle  a  tenu  tête 
à  l'Europe;  elle  doit  se  rappeler  que,  même  étant  seule,  elle  peut 
défendre  ou  sa  révolution ,  si  c'est  sa  révolution  qu'on  menace ,  ou 
ses  intérêts,  si  c'est  à  ses  intérêts  qu'on  en  veut  dans  la  Méditerranée; 
elle  doit  se  mettre  en  mesure  sans  bruit  et  sans  jactance. 

Tout  le  monde  lui  dit  :  —  Mais  nous  ne  voulons  pas  la  guerre.  — 
Soit.  Si  vous  ne  la  voulez  pas ,  doit  répondre  la  France ,  ne  faites  pas 
ce  qui  pourrait  l'amener. 

La  France  doit  armer,  non  pas  avec  ostentation,  mais  avec  une 
activité  efficace.  Puis,  comme  on  dit,  elle  verra  venir.  C'est  aux 
quatre  puissances  à  voir  ce  qu'il  faut  penser  de  tout  cela,  et  à  se 
demander  si ,  en  s'étant  trompées  sur  les  premières  conséquences  de 
la  convention  de  Londres,  elles  ne  pourraient  pas  se  tromper  encore 
sur  les  dernières. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


li  août    ISiO. 


L'écliauffourée  de  Boulogne  a  fourni  une  nouvelle  preuve  de  l'excelleat 
esprit  qui  anime  les  populations,  la  garde  nationale  et  rarniée.  Entre  le  pays 
et  la  royauté  de  juillet,  le  pacte  d'alliance  est  définitivement  scellé.  La  France , 
qui  entoure  le  trône  de  son  amour  et  de  sa  puissance,  ne  s'est  guère  émue  au 
bruit  d'une  folle  tentative ,  et  n'a  pas  laissé  son  attention  se  distraire  de  la 
question  capitale  du  jour,  je  veux  dire  !a  question  d'Orient. 

Les  actes  du  gouvernement  anglais  viennent  d'ajouter  à  l'affaire  d'Orient 
un  nouveau  de^ré  d'importance  et  de  gravité.  Le  discours  de  lord  Palnierstoa , 
dans  la  chambre  des  communes,  et  plus  encore  les  paroles  que  le  cabinet 
anglais  vient  de  mettre  dans  la  bouche  de  la  reine,  doivent  nous  convaincre 
qu'il  est  décidé  à  suivre  jusqu'au  bout  le  faux  système  où  l'ont  enfin  entraîné 
les  passions  et  la  légèreté  de  deux  ou  trois  hommes  politiques. 

Dans  le  discours  de  la  couronne,  on  n'a  pas  même,  par  un  reste  de  cour- 
toisie, témoigné  quelques  regrets  d'une  négociation  si  importante,  conclue  sans 
le  concours  de  la  France.  Après  avoir  énuméré,  avec  une  sorte  de  complai- 
sance, ses  nouveaux  alliés,  le  gouvernement  anglais  annonce  au  monde  (|u'il 
entend,  par  ce  traité,  rétablir  la  paix  de  l'Orient  et  consolider  la  paix  de  l'Occi- 
dent. Dirait-on ,  en  lisant  ces  paroles,  qu'il  existe  dans  cette  Europe,  dont  on 
prétend  raffermir  la  paix ,  une  puissance  de  premier  ordre ,  une  grande  nation 
qu'on  n'a  pas  même  daigné  mentionner?  Est-ce  outrecuidance  ou  gaucherie? 
Est-ce  sérieusement  qu'en  l'an  de  grâce  1840  on  prétend  dicter  la  loi  à  fiini- 
vers,  en  tenant  de  la  France  le  même  compte  que  le  congrès  de  Vienne,  de 
funeste  mémoire,  tenait  de  Lacques  ou  de  Saint-jMarin? 

Si,  en  laissant  de  côté  l'étrangeté  des  formes,  on  entre  dans  le  fond  des 

il. 


048  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses,  l'étonnement  redouble  :  que  penser,  en  effet,  de  lord  Palmerston , 
lorsqu'il  affirme  gravement,  dans  sa  réponse  à  M.  Hume,  que  la  nouvelle 
alliance ,  au  lieu  de  seconder  les  vues  ambitieuses  de  la  Russie  en  Orient ,  aura 
un  résultat  tout  contraire?  A  cette  occasion  ,  il  a  fait  une  remarque  qui  serait 
plaisante,  si  la  plaisanterie  pouvait  trouver  place  dans  une  matière  aussi  grave. 
Vous  croyez  que  les  Russes  sont  arrivés  à  Kliiva?  Vous  vous  effrayez  de  leurs 
progrès  dans  le  cœur  de  l'Asie  ?  Vous  pensez  peut-être  que  cette  marche  sur 
Khi  va  est  une  preuve  irrécusable  de  l'ambition  démesurée  de  l'autocrate?  Dé- 
trompez-vous, il  n'en  est  rien;  les  Russes  n'ont  pas  pénétré  jusqu'à  Khiva;  ils 
ont  été  arrêtés  par  les  neiges.  Dès-lors  il  est  évident  que  la  Russie  n'a  pas 
d'ambition,  qu'elle  ne  vise  pas  à  l'empire  de  l'Asie.  Tenter  et  ne  pas  réussir, 
n'est-ce  pas  un  témoignage  irréfragable  de  modération?  La  campagne  de 
Moscou  n'a-t-elle  pas  prouvé  jusqu'à  l'évidence  que  iNapoIéon  n'était  pas  un 
prince  insatiable  de  gloire  et  de  conquêtes? 

Veut-on  une  autre  preuve  de  la  modération ,  de  la  bonhomie  du  cabinet 
russe?  La  voici.  Il  a  spontanément  déclaré  à  lord  Palmerston  qu'il  se  trompait 
sur  les  vues  qu'il  supposait  à  la  Russie,  et  qu'elle  était  prête  à  renoncer  au 
traité  d'IJnkiar-Skelessi,  si  on  voulait  le  remplacer  par  un  traité  commun  aux 
autres  puissances.  En  d'autres  termes,  la  Russie  renonce  à  un  traité  que  l'Eu- 
rope n'avait  pas  reconnu ,  et  qui  pouvait ,  en  conséquence ,  l'exposer  à  une  lutte 
avec  l'Angleterre  et  la  France  réunies,  pour  un  traité  à  l'aide  duquel  lord  Pal- 
merston sépare  l'Angleterre  de  la  France,  se  met  au  service  de  la  Russie,  et 
lui  ouvre  les  portes  de  i'Orient.  C'est  encore  là  pour  le  noble  lord  une  preuve 
de  la  touchante  modération  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg. 

Au  surplus,  dit-il,  que  voulons-nous?  maintenir  l'intégrité  de  l'empire  otto- 
man. La  France  aussi  a  déclaré  que  c'était  là  le  principe  dirigeant  de  sa  poli- 
tique. Nous  sommes  donc  d'accord  sur  le  but;  un  dissentiment  sur  les  moyens 
propres  à  l'atteindre  pourrait-il  amener  une  rupture  entre  les  deux  nations? 
La  France  ne  sait-elle  pas  que  le  ministère  anglais  attache  le  plus  grand  prix 
à  l'union  intime  des  deux  pays? 

Laissons  ces  vaines  protestations  si  formellement  démenties  par  les  faits. 
Tout  a  été  dit  à  ce  sujet. 

La  France  veut  l'intégrité  de  l'empire  ottoman,  c'est  vrai;  mais  la  France 
ne  s'est  jamais  dissimulé  l'état  réel,  les  conditions  actuelles  de  cet  empire. 
Elle  n'imagine  pas  et  ne  permet  à  personne  de  lui  faire  accroire  que  la 
Porte  conserve  des  forces  qu'elle  a  perdues  depuis  long-temps,  une  vigueur, 
une  énergie,  qu'elle  n'a  que  trop  oubliées.  L'empire  turc,  sans  être  démembré 
dans  le  sens  légal  du  mot,  a  vu  quelques-unes  de  ses  provinces  se  détacher  de 
l'administration  générale  du  sultan  et  recevoir  de  la  main  d'un  vassal  aussi 
habile  que  puissant  une  organisation  particulière  et  une  vie  nouvelle.  La  vic- 
toire de  Pvézib ,  provoquée  par  les  funestes  conseils  donnés  à  la  Porte  et  par  la 
folie  agression  qui  en  a  été  le  résultat,  a  mis  le  sceau  à  la  séparation  de  l'Egyiile 
et  de  la  Syrie.  La  Porte  est  aussi  incapable  de  reprendre  le  gouvernement  de 


REVUE  —  CHRONIQUE.  649 

ces  provinces  que  de  le  conserver.  Ces  pays  seraient  demain  abandonnés  par 
Méliémet-AIi ,  qu'au  lieu  de  rentrer  paisiblement  sous  l'administration  du 
sultan,  ils  se  trouveraient  livrés  à  une  effroyable  anarchie  que  l'Europe,  frois- 
sée dans  ses  intérêts  commerciaux  et  inquiète  de  son  équilibre  politique,  ne 
saurait  voir  d'un  œil  indifférent.  Les  relations  des  cabinets  européens  h  l'en- 
droit de  l'Orient  ne  tarderaient  pas  à  se  compliquer,  une  intervention  armée 
serait  bientôt  inévitable,  et  de  là  à  une  guerre  générale  il  n'y  a  qu'un  pas. 

Dès-lors  il  ne  reste  que  deux  explications  raisonnables  à  donner  de  ces  mots, 
l'intégrité  de  l'empire  ottoman;  l'une  positive,  l'autre  négative. 

D'un  côté  (c'est  le  sens  négatif),  nulle  puissance  européenne,  qu'elle  s'ap- 
pelle Autriche,  Angleterre,  France  ou  Russie,  ne  doit  aspirer  à  un  agran- 
dissement territorial  aux  dépens  de  la  Turquie.  L'empire  turc  doit  rester 
l'empire  des  Ottomans.  Qu'on  y  songe;  le  jour  où  l'on  croirait  sérieusement 
que  cela  est  impossible,  ce  jour-là  il  ne  s'agirait  plus  seulement  de  remanier 
le  territoire  de  la  Turquie ,  mais  celui  de  l'Europe.  Il  ne  manque  pas  en  Occi- 
dent de  choses  à  remettre  à  leur  place  naturelle.  La  France  ,  qu'on  a  souvent 
accusée  d'ambition  et  qui  donne  cependant  à  l'Europe,  depuis  vingt-cinq  ans, 
des  preuves  irrécusables  d'une  modération  bien  rare  dans  l'histoire  des  grandes 
nations,  la  France  ne  prendra  pas  l'initiative  de  ce  grand  mouvement;  mais 
elle  ne  permettra  pas  que  d'autres  l'impriment  au  monde  sans  qu'il  produise 
toutes  ses  conséquences,  sans  que  l'équilibre  de  la  balance  européenne,  troublé 
par  les  changemens  du  bassin  oriental,  soit  rétabli  par  des  changemens  pro- 
portionnels dans  le  bassin  occidental. 

Le  sens  positif  est  celui-ci  :  les  provinces  séparées  de  l'administration 
générale  de  la  Porte  ne  doivent  pas  être  démembrées  de  l'empire.  Le  sultan 
doit  en  conserver  la  suzeraineté  .  JMéhémet-Ali  et  ses  héritiers  seront  les  vas- 
saux de  la  Porte.  L'Egypte  et  la  Syrie  seront  deux  grands  fiefs  qui  ne  sor- 
tiront pas  du  cercle  de  l'empire  ottoman.  Méhémet-Aii  n'a  jamais  voulu  autre 
chose.  Dans  les  momens  les  plus  critiques,  il  n'a  jamais  brisé  ses  liens  avec  la 
Subliuîe-Porte,  il  n'a  jamais  manqué  à  ce  qu'il  lui  devait  d'honneurs  et  de  res- 
pects. Aucun  pacha  ne  s'est  montré  observateur  plus  scrupuleux  des  usages  et 
cérémonies  de  l'empire.  A  la  mort  du  sultan,  à  l'avènement  du  nouvel  empe- 
reur, à  l'occasion  d'un  mariage,  à  la  publication  d'un  batti-scheriff,  que 
sais-je?  toujours  j\Iéhémet-Ali  a  su  concilier  ses  légitimes  prétentions  avec 
cette  position  élevée,  mais  dépendante,  qu'il  n'entend  pas  changer.  Ce  n'est 
pas  la  souveraineté  absolue,  c'est  l'administration ,  c'est  le  gouvernement  héré- 
ditaire de  ces  provinces  qu'il  réclame.  Il  veut  ce  qui  est,  ce  qui  ne  pourrait 
|ias  cesser  d'être,  sans  plonger  ces  provinces  dans  le  désordre,  sans  exposer 
l'empire  à  des  secousses  qu'il  est  hors  d'état  de  supporter. 

La  France  n'a  jamais  demandé  autre  chose  que  de  régulariser  ce  qui  existe, 
(le  sanctionner  le  fait  accompli. 

L'empire  turc  conservera  son  intégrité,  et  retrouvera,  par  l'amitié  et  la  bonne 
administration  d'un  vassal  puissant,  une  partie  des  forces  qu'il  a  perdues. 


050  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Europe  verra  s'éloigner  pour  un  temps  indéfini,  très  long  peut-être,  une 
question  dont  la  solution  peut  amener  les  plus  grandes  catastrophes. 

Qui  pourraitse  plaindre  de  cet  arrangement?  Ceux-là  seulement  qui  auraient 
des  vues  secrètes  et  ambitieuses  sur  le  territoire  de  l'empire  ottoman;  ceux  qui 
verraient  avec  douleur  l'administration  vigoureuse  de  quelques-unes  de  ses 
provinces  lui  offrir  des  forces  et  un  modèle  qui  lui  sont  également  nécessaires; 
ceux  ,  en  un  mot ,  qui  ont  intérêt  à  prolonger  l'agonie  de  la  Porte,  pour  qu'un 
jour  elle  se  jette  complètement  épuisée  dans  les  bras  qui  sont  toujours  ouverts 
pour  la  recevoir  et  pour  l'étouffer. 

C'est  là  le  fond  de  la  question ,  c'est  là  le  vrai  ;  tout  le  reste  n'est  que  so- 
phismes  et  arguties.  Défaire  ce  qui  existe,  c'est  bouleverser  l'Orient,  c'est 
compromettre  l'intégrité  de  l'empire  ottoman  et  la  paix  du  monde.  Même  dans 
la  plus  étrange  des  suppositions,  dans  l'hypothèse  que  Méhémet-Ali ,  oubliant 
tout  à  coup  ses  forces ,  ses  antécédens ,  ses  victoires ,  sa  renommée ,  les  intérêts 
de  sa  famille,  sa  vie  tout  entière,  obéirait  humblement  aux  sommations  inju- 
rieuses de  l'alliance  anglo-moscovite,  ces  provinces  ne  tarderaient  pasà  devenir 
un  champ  de  bataill'»  où  nous  verrions  ces  amis  d'hier  se  mesurer  d'un  œil 
d'envie,  et  bientôt  s'entredéchirer;  car,  certes,  il  n'y  eut  jamais  de  pacte  plus 
étrange,  de  convention  plus  inconcevable,  d'accord  moins  durable  que  celui 
qui  fait  de  l' A  ngleterre ,  de  la  maîtresse  des  Indes ,  l'instrument  de  la  politique 
russe  en  Orient. 

En  présence  de  ce  fait,  il  est  des  amis  du  pouvoir  absolu  qui  se  permettent 
de  rire  des  gouvernemens  constitutionnels.  Pourquoi ,  disent-ils,  ces  étranges 
résolutions?  Pourquoi  cet  incroyable  aveuglement?  Parce  que  des  considéra- 
tions de  politique  intérieure,  des  patronages  de  famille,  des  combinaisons  élec- 
lî^.ales,  ont  forcé  le  cabinet  anglais  à  laisser  l'ambassade  de  Constantinople  à 
iord  Ponsonby,  et  n'ont  pas  permis  aux  collègues  de  lord  Palmerston  de 
rompre  avec  lui.  Lord  Palmerston ,  pour  ne  pas  se  brouiller  avec  une  famille 
|)uissaute,  à  dii  se  résigner  à  lord  Ponsonby,  et  le  cabinet  à  son  tour  a  dû 
subir  la  loi  de  lord  Palmerston.  Lord  Ponsonby  a  préparé  de  longue  main, 
avec  une  insistance  et  une  vivacité  déplorables,  toutes  ces  folies  orientales; 
lord  Palmerston  a  lini  par  les  adopter  avec  son  opiniâtreté  habituelle.  L'un 
et  l'autre  en  ont  fait  une  question  personnelle,  une  question  d'amour-propre. 
Lord  Ponsonby  tenait  à  Londres  depuis  plusieurs  mois  un  interprète  de  son 
ambassade  pour  qu'il  insistât,  pour  qu'il  pressât  les  ministres  et  les  diplo- 
mates, exactement  comme  un  plaideur  entretient  un  solliciteur  auprès  d'un 
tribunal. 

Certes,  nous  sommes  loin  de  vouloir  tirer  de  ces  faits  aucune  conséqueuce 
contre  le  gouvernement  constitutionnel;  mais  nous  reconnaissons  que  l'his- 
toire emploiera  un  langage  fort  sévère  en  parlant  un  jour  des  causes  qui  ont 
enfanté  un  si  grand  événement,  un  événement  qui  peut  compromettre  la  paix 
et  la  prospérité  dont  l'Europe  avait  le  bonheur  de  jouir  depuis  vingt-cinq  ans. 
Le  noble  lord  s'étonne  de  ces  prédictions.  A  l'entendre,  rien  de  plus  paci- 


REVUE  —  CHRONIQUE.  631 

fique,  rien  de  plus  simple  que  son  fameux  traité.  Il  n'y  a  dissentiment  que 
sur  les  moyens  d'atteindre  le  but  :  qu'importe?  c'est  si  peu  de  chose! 

Nous  venons  de  montrer  qu'au  fond  il  n'y  a  pas  même  unanimité  sur  le 
but.  La  France  pense  qu'il  est  sage  de  maintenir  les  faits  accomplis  :  le  noble 
lord  veut  tout  bouleverser.  La  France  veut  pour  l'empire  ottoman  une  inté- 
grité réelle  et  possible;  lord  Pal merston,  une  intégrité  chimérique,  qui  aboutît 
à  l'anarchie,  au  désordre,  au  démembrement. 

Mais  d'ailleurs  est-ce  sérieusement  qu'on  vient  nous  dire  que  ce  n'est  rien 
que  le  dissentiment  sur  les  moyens  d'exécution?  Et  quels  sont  ces  moyens? 
Où  commencent-ils?  où  finissent-ils?  que  deviendraient-ils  si  le  pacha  résistait, 
si  un  premier  succès  couronnait  ses  efforts?  si  la  lutte  se  prolongeait?  A  ces 
questions  il  n'est  qu'une  réponse  :  la  voici.  Les  nouveaux  alliés  ont  imaginé 
que  la  France  se  bornerait  humblement  au  rôle  de  spectatrice;  qu'elle  laisse- 
rait écrire  dans  l'histoire  du  xix'  siècle  ces  paroles:  La  France,  après  les 
guerres  de  la  révolution  et  de  l'empire  et  un  repos  de  vingt-cinq  ans,  vit  un 
jour  l'Angleterre,  la  Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche  régler  seules  les  affaires  de 
l'Orient,  et  se  contenta  de  leur  dire  que  c'étaient  là  des  façons  peu  courtoises  ! 

A  l'heure  qu'il  est,  l'Europe  sait  que  c'est  là  une  supposition  hasardée  que 
les  faits  se  chargeraient  de  démentir.  Quiconque  pense  que  la  France  désire 
sincèrement  le  repos  du  monde ,  qu'elle  préfère  à  toutes  choses  une  paix 
digne,  honorable,  celui-là  est  un  juste  appréciateur  de  l'opinion  publique; 
mais  il  la  méconnaîtrait  complètement,  celui  qui  pourrait  être  tenté  de  croire 
que  la  France  se  résignera  à  un  rôle  subalterne  et  indigne  d'elle. 

Empressons-nous  de  le  reconnaître.  Il  y  a  à  cet  égard  accord  parfait  de 
sentimens,  véritable  élan  national.  La  couronne  et  le  pays,  la  garde  natio- 
nale et  l'armée,  toutes  les  opinions,  tous  les  partis,  nous  n'en  exceptons  au- 
cun, n'auraient  qu'une  voix,  qu'un  cri  le  jour  où  la  France  se  sentirait  blessée 
dans  son  honneur,  dans  sa  dignité,  dans  ses  plus  chers  intérêts.  La  couronne 
trouverait  dans  le  cabinet  actuel  un  interprète  fidèle,  un  exécuteur  habile  de 
ses  généreuses  résolutions.  Disons  plus,  quels  que  fussent  les  hommes  assis 
au  pouvoir,  nulle  force  humaine  ne  pourrait  les  y  maintenir  le  jour  où  ils  fai- 
bliraient sous  le  poids  de  cette  mission  nationale,  le  jour  où  la  couronne  ne 
trouverait  pas  eu  eux  un  conseil  et  un  instrument  proportionnés  à  la  grandeur 
desévènemens. 

Au  surplus,  ce  n'est  pas  la  résolution  du  cabinet  anglais  qui  doit  fixer  plus 
particulièrement  l'attention  de  notre  gouvernement.  Sans  doute  c'est  du  cabi- 
net anglais  que  la  France,  au  point  de  vue  de  sa  dignité,  a  le  plus  le  droit  de 
se  plaindre;  c'est  lord  Palmerston  qui,  sans  tenir  aucun  compte  de  notre 
alliance,  n'a  eu  ni  trêve  ni  repos  qu'il  n'ait  formé  une  alliance  nouvelle.  Mais, 
au  point  de  vue  purement  politique  et  d'intérêt  matériel,  c'est  sur  la  Prusse 
et  l'Autriche,  sur  leur  adhésion  au  traité  anglo-russe,  que  le  gouvernement 
français  doit,  avant  tout,  porter  son  attention. 

L'Angleterre,  pays  libre,  pays  constitutionnel ,  ne  tardera  pas,  nous  en 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sommes  convaincus ,  à  demander  à  son  cabinet  un  compte  sévère  de  sa  con- 
duite politique.  Le  jour  où  il  sera  évident  pour  tout  le  monde  que  tous  les 
efforts  de  lord  Palmerston  n'ont  abouti  qu'à  la  rupture  de  l'alliance  anglo- 
française  et  à  l'intronisation  de  la  puissance  russe  en  Orient,  la  nation  anglaise 
élèvera  sa  voix  et  repoussera  le  rôle,  par  trop  subalterne  et  contraire  à  ses 
intérêts,  de  satellite  de  la  Paissie.  C'est  là  une  aberration  qui  d'un  côté  ne  peut 
être  durable,  et  qui ,  de  l'autre,  tout  en  donnant  aux  Russes,  dans  les  affaires 
d'Orient,  un  ascendant  funeste,  n'altère  guère  la  situation  relative  de  la  France 
et  de  la  Russie.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'adbésion  de  l'Autriche  et  de  la 
Prusse. 

Ces  deux  puissances  ont  si  peu  à  gagner  et  tant  à  perdre  à  cette  étrange 
convention,  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  se  demander  comment  elles  ont 
pu  y  donner  leur  consentement.  Quelle  est  donc  la  cause  de  ce  grand  aveu- 
glement? 

Comment  la  Prusse  a-t-elle  pu  oublier  tout  à  coup  sa  faible  population,  sa 
bizarre  géographie,  ses  populations  cis-rhénanes?  Comment  l'Autriche,  seul 
fondement  en  Kurope  du  système  stationnaire,  a-t-elle  pu,  elle,  si  prudente, 
si  réservée,  fermer  les  yeux  sur  tous  les  dangers  dont  elle  est  entourée,  dan- 
gers qu'elle  ne  peut  conjurer  que  par  l'inaction  et  la  retenue  de  la  France? 

Évidemment,  on  l'assure  d'ailleurs,  les  hommes  habiles,  prévoyans  de  ces 
deux  pays,  ont  dû  gémir  de  la  nécessité  où  ils  se  sont  trouvés  d'adhérer  à  pareil 
traité.  Nous  le  croyons  volontiers.  Mais  en  politique,  peu  importent  les  dispo- 
sitions morales  des  auteurs  d'un  fait  quelconque.  Plus  d'un  homme  politique 
n'approuvait  guère  la  bataille  de  Navarin.  Les  Hottes  égyptienne  et  turque 
ne  furent  pas  moins  attaquées  et  détruites. 

Que  nous  importent  les  regrets  qu'on  peut  éprouver  à  Vienne  et  à  Berlin? 
Le  fait  n'est  pas  moins  réel  ;  ces  regrets  ne  font  que  confirmer  ce  qui  est  déjà 
évident  de  soi-même,  c'est  que  ces  puissances  n'ont  plus  la  libre  disposition 
d'elles-mêmes,  c'est  qu'elles  obéissent  aveuglément  à  une  impulsion  étrangère 
qui  leur  paraît  irrésistible,  c'est  qu'en  réalité  il  y  a  chez  elles  décadence  poli- 
tique, qu'elles  ne  sont  plus  que  des  puissances  de  second  ordre.  C'est  là  ce 
que  tout  homme  impartial  sera  forcé  d'avouer  le  jour  où  le  traité  serait  ratifié 
par  la  Prusse  et  l'Autriche.  La  Prusse  devra  reconnaître  qu'en  changeant  de 
roi,  elle  a  changé  de  politique,  et  l'Autriche  ne  pourra  pas  ne  pas  s'apercevoir 
que  son  ministre  dirigeant  a  perdu  le  haut  rang  qu'il  a  si  long-temps  occupé 
dans  la  diplomatie  européenne. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  ratilication  du  traité  sera  pour  la  France  une  preuve 
certaine  que  la  Prusse  et  l'Autriche  ne  sont  plus  que  deux  hospodaras  russes. 
Lorsque ,  contrairement  à  ses  propres  intérêts ,  on  a  cédé  à  la  volonté  d'au- 
trui  sur  un  point  si  capital ,  il  est  évident  qu'on  ne  cède  pas  à  la  raison,  mais 
à  la  peur.  Dès-lors  on  peutcéder  sur  toutes  choses;  on  peut  s'humilier  demain 
comme  on  s'est  humilié  aujourd'hui;  on  peut  servir  les  passions  d'autrui 
comme  on  a  servi  les  intérêts;  on  est  un  instrument. 


REVUE — CHRONIQUE.  653 

C'est  là  ce  que  la  France  doit  se  dire,  c'est  là  ce  qu'elle  doit  prendre  en 
grande  considération  et  ne  jamais  perdre  de  vue. 

En  Angleterre ,  l'opinion  publique  est  libre  et  puissante.  Le  jour  où  la  nation 
anglaise  sera  convaincue  que  son  administration  s'est  égarée,  elle  n'hésitera 
pas  à  la  briser.  Elle  en  a  les  moyens. 

Ces  moyens  n'existent  ni  en  Prusse  ni  en  Autriche.  Si  la  Russie  s'est  emparée 
de  leurs  conseils,  elle  peut  y  régner  des  années  et  des  années,  et  y  affermir 
de  plus  en  plus  son  influence  exclusive.  Dès-lors  la  France  aura  un  jour  à 
délibérer  sur  la  question  de  savoir  jusqu'à  quel  point  elle  doit  permettre  qu'un 
système  qui  lui  serait  hostile  ou  seulement  suspect,  pousse  ses  forces  ou  du 
moins  son  influence  jusqu'aux  portes  de  Thionville  et  de  Grenoble. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  complètement  rassurés.  Le  roi,  le  pays, 
le  cabinet,  comprennent  également  toute  l'importance  et  la  gravité  de  la  nou- 
velle situation  politique  que  l'alliance  anglo-russe  vient  de  faire  à  l'Europe.  La 
France  n'a  rien  à  craindre. 

Les  affaires  d'Espagne  semblent  prendre  une  tournure  moins  fâcheuse. 
Espartero,  revenu  d'une  erreur  momentanée,  paraît  disposé  à  mettre  son  in- 
fluence et  son  épée  au  service  de  la  monarchie  constitutionnelle  et  de  l'ordre; 
ce  qui  est  d'autant  plus  rassurant,  que  le  gros  de  l'armée  ne  cachait  pas  sa 
répugnance  à  suivre  son  général  dans  ses  aventures  politiques. 

Toujours  est-il  qu'en  allant  se  mettre  au  pouvoir  d'Espartero ,  au  sein  de  la 
Catalogne,  la  reine  a  poussé  trop  loin  peut-être  la  hardiesse  d'un  esprit  poli- 
tique et  la  confiance  d'une  femme.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  s'agit  maintenant  de 
reprendre  d'une  main  habile  et  ferme  les  rênes  du  pouvoir  qu'on  a  laissé 
flotter  un  instant.  IMalheur  à  l'Espagne  s'il  arrivait  à  la  reine  ce  qui  arrive 
quelquefois  aux  personnes  les  plus  hardies  qui  viennent  d'échapper  à  un  grand 
danger  qu'elles  n'avaient  pas  prévu.  Elles  prennent  peur  et  se  découragent 
après  coup.  Si  la  reine  Christine,  qui  est  peut-être  l'homme  d'état  le  plus 
éminent  de  l'Kspagne,  songeait  à  laisser  ce  malheureux  pays  à  lui-même,  elle 
compromettrait  à  la  fois  l'avenir  de  l'Espagne  et  celui  de  ses  enfans.  On  parle 
du  mariage  de  la  reine  Isabelle  avec  le  fils  aîné  de  l'infant  François  de  Paule. 
Ce  mariage  ne  donnerait  pas,  dit-on,  à  la  jeune  reine,  un  conseil  bien  habile; 
mais  ce  serait  du  moins  une  question  résolue  :  c'est  ce  qu'on  peut  dire  de 
mieux  en  faveur  du  projet. 

La  saison  s'oppose  à  tout  fait  saillant,  à  toute  entreprise  considérable  dans 
l'Algérie.  Quelques  attaques  partielles  tiennent  nos  garnisons  en  haleine;  mais 
ce  ne  sera  qu'en  automne  que  les  opérations  militaires  pourront  reprendre 
leur  cours. 

M.  Laurence,  directeur  des  affaires  de  l'Algérie  au  ministère  de  la  guerre, 
a  publié  un  tableau  fort  bien  fait  et  fort  curieux  de  la  situation  des  établisse- 
mens  français  dans  l'Algérie  en  1839. 


^ï  RE  VF»  DBS  DEUX  MONDES. 

M.  Letronne  a  remplacé  M.  Daunoo  aux  Archives  générales  du  Royaume, 
M.  rvaudet  prend  à  la  Bibliothèque  royale  la  placede  M.  Letron^ie,  et  Al.  Sainte- 
Beuve  succède  dans  la  Bibliothèque  Mazariue  à  M.  TSaudet.  On  ue  pouvait 
confier  ces  services  publics  à  des  iiommes  plus  compétens  et  plus  dignes. 
Qu'on  l'.ous  permette  de  nous  féliciter  en  particulier  d'un  choix  qui  donne  à 
un  esprit  érainent,  trop  enveloppé  jusqu'ici  dans  sa  modestie,  les  moyens  de 
se  livrer  avec  une  nouvelle  ardeur  aux  grands  travaux  que  le  pays  a  le  droit 
d'atteudre  de  ÎM.  Sainte-Beuve. 


Nos  soieries,  cette  branche  si  importante  et  si  productive  de  nos  exporta- 
tions, sont  reçues  en  franchise  aux  États-Unis;  mais  elles  sont  menacées  d'être 
frappées  bientôt  de  droits  d'importation ,  et  plusieurs  membres  du  congrès 
ont  déjà  exprimé  le  désir  que  le  gouvernement  exécutif  prit  cette  affaire  en 
sérieuse  considération.  Ce  n'est  point  qu'ils  trouvent  qu'il  n'existe  pas  en 
France  d'équivalent  à  l'avantage  dont  nos  soieries  jouissent  aux  États-Unis;  ils 
ne  peuvent  pas  ignorer  que  la  convention  de  1822  a  mis  presque  toute  la  na- 
vigation entre  les  deux  pays  dans  les  mains  des  marins  américains,  et  cela 
est  si  vrai ,  que  les  ports  de  mer  français  font  chaque  année  de  vives  réclama- 
tions contre  cet  état  de  choses.  IMais  le  trésor  américain  est  hors  d'état  de 
subvenir  aux  besoins  du  gouvernement;  les  revenus  de  l'Uiiion  ont  diminué, 
et,  comme  la  loi  de  1833  ne  permet  pas  d'élever  les  droits  sur  les  articles  qui 
paient  plus  de  20  pour  100  ad  valorem,  il  devient  nécessaire  d'imposer  ceux 
qui  entrent  en  franchise.  Kous  avons,  il  est  vrai,  des  défenseurs  dans  le  con- 
grès; ceux  qui  représentent  l'Ouest,  le  Midi,  et  qui  voient  qu'une  pareille 
mesure  nuirait  à  leur  coton  et  à  leur  riz,  élèvent  la  voix  en  faveur  de  nos  soie- 
ries. Une  cause  ne  se  perd  pas  aisément  quand  elle  est  défendue  par  des 
hommes  connue  M.  Clay,  M.  Calhoun  et  M.  Benton,  le  sénateur  de  l'état  de 
Missouri,  un  des  honnnes  les  plus  remarquables  des  États-Unis,  doué  d'une 
grande  éloquence  et  admirateur  passionné  de  la  France.  M.  Benton  a  devant 
lui  un  brillant  avenir,  et  nous  ne  doutons  pas  qu'il  ne  réussisse  un  jour  à  res- 
serrer les  liens  qui  unissent  les  deux  peuples.  Mais,  nous  le  craignons,  l'élo- 
quence et  la  raison  de  ces  Américains  éminens,  et  les  intérêts  même  si  grands 
du  Midi,  ne  pourront  l'emporter  sur  les  intérêts  de  l'Est  et  du  INord,  et  sur- 
tout ils  ne  pourront  faire  taire  les  besoins  pressans  du  trésor  américain.  Tout 
ce  qu'ils  pourront  obtenir  sera  de  faire  maintenir  en  faveur  des  soieries  d'Eu- 
rope le  droit  différentiel  qui  frappe  celles  de  la  Chine. 

Une  espérance  qu'ils  ne  s'avouent  peut-être  pas  à  eux-mêmes,  pousse  plu- 


REVTE  —  CHRONIQUE.  655 

sieurs  représentans  de  l'Union  à  demander  l'imposition  de  nos  soieries,  ils 
espèrent  que  cette  industrie  pourra  se  perfectionner  en  Amérique,  au  point  de 
faire  une  concurrence,  non  pas  redoutable  à  notre  industrie,  mais  qui  puisse  les 
affranchir  en  partie  des  soieries  étrangères;  nous  n'aurons  pas  de  peine  à  ras- 
surer nos  manufacturiers,  et  nous  ne  pouvons  mieux  faire  pour  y  arriver,  que 
de  leur  mettre  sous  les  yeux  Tétat  actuel  de  l'industrie  sétifère  aux  États-Unis; 
nous  le  ferons  précéder  de  l'historique  rapide  des  diverses  tentatives  faites  pour 
naturaliser  la  culture  de  la  soie  dans  l'Amérique  du  Nord. 

La  révocation  de  i'édit  de  Nantes,  par  lequel  commence  l'histoire  de  tant 
d'industries  étrangères,  fit  passer  en  Angleterre,  en  1685,  un  grand  nombre 
d'ouvriers  français;  ils  s'établirent  à  Spithfields,  et  le  gouvernement  anglais, 
se  trouvant  ainsi  en  mesure  de  manufacturer  de  la  soie,  voulut  recevoir  la 
matière  première  au  sol  de  l'Angleterre.  Les  essais  furent  infructueux,  il  fut 
reconnu  que  le  climat  de  l'Angleterre  ne  convenait  pas  au  mîîrier,  et  Jac- 
ques r  '  donna  des  instructions  au  comte  de  Southampton  pour  pousser  avec 
vigueur  la  culture  de  la  soie  en  Virginie,  de  préférence  à  celle  du  tabac.  Les 
instructions  du  roi  Jacques  furent  exécutées,  elles  furent  renouvelées  par  ses 
successeurs,  et  le  gouvernement  de  la  Virginie,  entrant  sérieusement  dans  les 
vues  de  la  métropole,  encouragea  la  culture.  Ces  encouragemens  et  ceseffortà 
ne  produisirent  qu'un  grand  nombre  de  miiriers  que  l'on  retrouve  encore 
dans  la  partie  orientale  de  la  Virginie. 

Jusqu'en  1732,  on  n'entend  parler  d'aucune  autre  tentative.  A  cette  époque, 
le  gouvernement  aiiglais  acheta  de  sir  Thomas  Lambe  son  secret  d'importa- 
tion de  la  machine  à  moulinage,  dont  le  modèle  avait  été  surpris  par  son  frère 
en  Italie. 

Cet  encouragement,  qui  produisit  une  grande  sensation,  fit  établir  cette  même 
année  une  colonie  en  Géorgie,  et  des  mesures  furent  adoptées  pour  la  culture 
de  la  soie;  elles  étaient  sages;  elles  obtinrent  quelque  succès.  Une  filature  fut 
même  établie  à  Savannah ,  sous  la  direction  d'un  habile  Piémontais.  Les  admi- 
nistrateurs de  la  colonie  à  qui  appartenait  cette  filature,  résidaient  en  Angle- 
terre, et  étaient  représentes  sur  les  lieux  par  un  agent  qui  achetait  des  plan- 
teurs les  cocons ,  et  les  faisait  filer  au  profit  de  ses  ouvriers. 

Ce  système  n'ayant  pas  donné  les  résultats  qu'on  en  attendait ,  on  en  adopta 
un  autre,  et  en  1751  il  fut  établi  une  filature  publique,  où  l'on  filait  à  un  prix 
déterminé  la  soie  apportée  par  les  planteurs.  Cette  soie  une  fois  filée  était 
rendue  par  les  planteurs  aux  négocians  de  la  ville,  qui  l'expédiaient  pour 
l'Angleterre.  Mais  ce  nouveau  système  n'eut  pas  de  meilleurs  résultats  que  le 
premier,  puisque  de  1751  à  1772,  c'est-à-dire  pendant  une  période  de  dix-sept 
ans,  il  ne  fut  exporté  en  Angleterre  que  huit  mille  huit  cent  vingt-neuf  livres 
de  soie  grège,  ce  qui  ne  fait  qu'une  moyenne  d'un  peu  plus  de  cinq  cents 
livres  par  an.  La  révolution  détruisit  la  manufacture,  et  l'art  de  filer  les 
cocons  est  aujourd'hui  aussi  inconnu  en  Géorgie  que  dans  les  autres  étatà 
de  l'Union. 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  que  le  gouvernement  anglais  faisait  des  efforts  pour  introduire  la 
culture  de  la  soie  dans  les  colonies  américaines,  quelques  particuliers  ten- 
daient au  même  but.  Le  docteur  Franklin,  à  qui  l'Amérique  doit  tant  de 
grandes  et  utiles  choses,  se  trouvant  à  Londres  en  1769,  au  moment  où  l'An- 
gleterre s'occupait  d'introduire  dans  les  Indes  la  filature  de  la  soie,  suggéra  à 
la  société  pliiladelphienne  américaine,  tout  récennnent  instituée  à  Philadel- 
phie, ridée  d'introduire  la  culture  de  la  soie  en  Pensylvanie.  La  société  ap- 
plaudit vivement  à  l'idée  de  Franklin  :  après  avoir  demandé  les  secours  pécu- 
niaires de  la  législature,  et  en  avoir  éprouvé  un  refus,  il  ouvrit  une  souscription 
qui  suffit  à  faire  les  fonds  nécessaires.  Cette  filature,  qui ,  sous  la  direction 
d'un  Français,  avait  dès  la  première  année  reçu  deux  mille  trois  cents  livres 
de  cocons,  se  trouva  arrêtée  par  la  révolution. 

Nous  ne  ferons  que  mentionner  la  tentative  que  M.  Nathaniel  Aspinnal  fit 
dans  la  colonie  de  Connecticut  avant  la  fin  de  la  guerre  d'Amérique  entre  la 
France  et  l'Angleterre. 

L'ignorance  des  difficultés  qui  accompagnent  la  préparation  de  la  soie  a  fait 
multiplier  les  plantations  de  mûriers  dans  différentes  parties  du  Connecticut, 
et  surtout  dans  les  comtés  actuels  de  Windhoni  et  Talland.  On  éleva  des  vers 
à  soie,  on  obtint  des  cocons;  des  femmes  furent  occupées  à  dévider  la  soie  et 
h  la  convertir  en  soie  à  coudre;  et  quoiqu'elles  n'employassent  et  n'emploient 
encore  que  le  rouage  du  dévidoir  ordinaire,  elles  réussirent  à  obtenir  un  pro- 
duit qui ,  s'il  ne  peut  être  livré  au  conuuerce  sur  le  marché  des  grandes  villes, 
est  du  moins  employé  sur  les  lieux  à  beaucoup  d'usages  dans  l'intérieur  des 
familles. 

C'est  dans  cet  état  qu'un  Américain,  Français  d'origine,  I\L  Du  Ponceau  , 
trouva  l'industrie  sétifère.  Ses  efforts  pour  l'améliorer  furent  grands  et  multi- 
pliés; il  s'adressa  au  congrès  pour  obtenir  l'établissement  d'une  école  pratique, 
où  l'instruction  nécessaire  à  la  filature  de  la  soie  eût  été  donnée  gratuitement. 
Son  dessein  avoué  était  de  créer  aux  États-Unis  im  nouveau  produit,  la  soie 
grège,  et  d'en  former  un  nouvel  objet  d'échange  avec  l'Europe  et  avec  la 
France  particulièrement,  et  il  s'appuyait  sur  ce  que  la  chambre  de  commerce 
de  Lyon  et  les  commissions  de  fabricans  anglais  avaient  reconnu  que  la  soie 
qui  peut  être  produite  aux  États-Unis  était  égale  aux  plus  belles  soies  du 
inonde.  Quels  que  fussent  les  efforts  de  M.  Du  Ponceau,  son  plan  fut  rejeté 
par  le  congrès  pendant  trois  années  consécutives.  Il  ne  se  découragea  pas,  et 
forma  un  petit  établissement  où ,  aidé  d'un  autre  Français,  il  parvint  à  fabri- 
quer de  fort  belles  étoffes;  alors,  content  d'avoir  prouvé,  au  prix  d'une  partie 
de  sa  fortune,  que  les  États-Unis  pouvaient  produire  des  étoffes  de  soie,  il 
renonça  à  son  projet. 

Ainsi  donc,  en  ce  moment,  l'industrie  sétifère  en  Amérique  produit  dans 
quelques  comtés  de  la  Nouvelle-Angleterre  des  soies  d'une  consommation 
toute  locale;  de  plus,  il  existe  quelques  manufactures  de  soie  à  coudre,  objet 
de  commerce  protégé  par  un  droit  de  douane  de  40  pour  100,  ce  qui  n'empêche 


BEVUE  —  CHRONIQUE.  65t 

pas  qu'une  grande  partie  des  soies  à  coudre  employées  aux  États-Unis  ne 
vienne  de  l'étranger,  et  que  les  manufactures  américaines  préfèrent  pour 
matière  première  les  soies  qui  viennent  du  dehors  aux  soies  mal  filées  pro- 
duites dans  le  pays. 

INos  manufacturiers  peuvent  se  rassurer,  car  ils  n'ont  à  redouter  aucune 
concurrence  de  la  part  d'ouvriers  qui  ignorent  l'art  dufdage  et  du  moulinage, 
les  premiers  élémens  de  l'industrie  sétifcre. 


De  graves  questions  sont  soulevées  dans  le  livre  publié  par  M.  Hello  sous 
le  titré  de  Philosophie  de  l'Histoire  de  France  (1).  11  s'agit  en  effet  de  con- 
stater, pour  la  France,  la  marche  ascendante  des  générations,  de  rechercher  les 
causes  secrètes  qui  les  poussent  en  avant,  de  dégager,  dans  les  évènemens,  l'ac- 
tion de  l'homme  et  l'action  de  Dieu ,  de  montrer  enfin  ce  que  peut  le  maître 
absolu  et  la  créature  soumise,  quoique  indépendante.  Est-il  donné  à  l'homme 
de  résoudre  d'une  manière  satisfaisante  ces  grands  problèmes,  et  pour  arriver  à 
la  solution ,  quelle  est  la  marche  à  suivre?  Faut-il  se  borner  à  la  méthode  expé- 
rimentale, rassembler  les  faits,  les  examiner,  et  réduire  rigoureusement  les  lois 
qui  semblent  la  régir?  Faut-il  adopter  la  méthode  à  priori  pure,  et  des  seules 
notions  générales  des  choses  déduire  leurs  lois  suprêmes  par  la  seule  force  de 
la  pensée?  Je  ne  sais  vraiment;  car,  quel  que  soit  le  point  de  vue  oîi  se  place 
la  philosophie  de  l'histoire,  les  difficultés  semblent  égales.  Si  l'on  s'en  tient  à 
l'étude  sévère  des  faits,  il  est  presque  impossible  que  cette  étude  soit  complète, 
car  bien  des  faits  importans  se  déroberont  sans  cesse  dans  les  obscurités  du 
nasse,  et  il  faudra  constamment  suppléer  par  la  témérité  de  l'esprit  aux  ensei- 
gnemens  des  souvenirs  positifs.  D'autre  part ,  c'est  une  condition  de  notre 
intelligence,  que  les  notions  même  les  plus  universelles  ne  nous  sont  révélées 
que  par  la  réalité,  par  le  tangible.  Que  ce  soit  lîossuet,  Herder,  ou  Vico,  et 
que  le  génie  de  ces  grands  hommes,  en  sondant  l'incompréhensible,  ait  deviné 
juste,  il  y  aura  toujours  quelque  chose  d'idéal  dans  le  résultat  de  leur  syn- 
thèse, il  se  rencontrera  d'ailleurs  toujours  un  texte,  un  fait  qui  la  contredira. 
Le  doute  reparaît  partout;  l'omnipotence  humaine  a  contre  elle  l'évidence;  le 
dogme  de  la  fatalité  est  essentiellement  immoral  et  faux,  et  cependant  les  plus 
grands  historiens,  Thucydide,  Hérodote,  Tite-Live,  Tacite,  ne  sont-ils  pas 
fatalistes!  L'antiquité  et  la  société  moderne  se  contredisent;  certes  il  y  a  là 

(1)  Joubert,  rue  des  Grés,  n»  14.  Un  volume  in-8». 


658  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

de  quoi  désespérer  les  penseurs.  Faut-il  conclure  de  toutes  ces  inquiétudes,  de 
toutes  ces  opinions  divergentes,  (|ue  la  pliilosophie  de  l'histoire  n'est  qu'une 
belle  mais  vaine  spéculation,  et  l'abandonner  par  le  sentiment  de  notre  im- 
puissance? Loin  de  là.  Si  les  plus  hautes  intelliiïences  ont  suivi  des  voies 
diverses,  si  elles  ont  entrevu,  pressenti,  les  «grandes  vérités,  si  elles  se  sont 
égarées  dans  l'erreur,  il  appartient  aux  hommes  de  talent  de  rechercher  les 
preuves  de  ces  vérités  ou  de  ces  erreurs,  de  confirmer  ou  de  rectifier,  de 
donner,  h  défaut  d'une  solution  irrécusable,  à  défaut  d'un  de  ces  systèmes 
qui  n'appartiennent  qu'au  génie,  quelques  opinions  justes  et  plausibles;  ces 
fortes  études  d'ailleurs,  lors  même  qu'elles  laissent  le  doute,  sont  encore,  au 
point  de  vue  pratique,  d'une  évidente  utilité. 

C'est  aussi  pour  arriver  à  une  conclusion  pratique  que  M.  Hello,  dans  sa 
Philosophie  de  r Histoire  de  France,  a  vivement  abordé  les  abstractions.  Son 
livre  est  une  réponse  adressée  à  ces  esprits  inquiets  et  mécontens  qui  se  deman- 
dent :  faut-il  faire  une  révolution  politique  ou  une  révolution  sociale?  Et  pour 
les  détourner  de  ce  projet,  il  ne  s'arrête  pas  à  discuter  le  présent,  mais  il  des- 
cend jusqu'au  fond  même  du  passé,  et  il  cherche  à  démontrer  que  les  révolu- 
tions politiques  ou  sociales  ne  sont  pas  le  résultat  imprévu,  spontané,  de  quel- 
ques individus,  et  qu'avec  toute  l'auiiace,  avec  toute  la  conviction  possible,  on 
n'improvise  pas  une  société  à  l'aide  de  quelques  théories  exceptionnelles  ou 
aventureuses.  La  providence  et  l'activité  libre  de  l'homme  dispo.sent  et 
accomplissent  les  évèneinens.  Le  concours  de  cette  double  action,  dans  la  des- 
tinée des  peuples,  est  incontestable  et  peut  seul  donner  le  mot  du  mystère 
humain.  M.  Hello,  dans  la  question  du  bien-être  social,  se  place  ainsi  au 
même  point  de  vue  que  les  théologiens  orthodoxes  dans  les  questions  de  la 
grâce,  et  le  fait,  dans  le  monde  politique,  est  en  quelque  sorte  l'adhésion 
volontaire  de  l'homme  aux  décrets  éternels,  comme  l'acte,  dans  le  monde 
moral ,  n'est  que  la  libre  adhésion  de  la  volonté  aux  incitations  de  la  grâce. 
Entre  l'action  divine  et  l'action  humaine,  il  y  a  cette  différence  que  l'action 
humaine  est  perceptible  aux  contemporains,  tandis  que  l'action  divine  ne  l'est 
pas.  Mais  s'il  ne  nous  est  pas  donné  de  voir  clairement  dans  l'époque  même  où 
nous  vivons,  notre  vue  devient  plus  puissante  quand  nous  examinons  le  passé. 
Dieu  se  révèle,  et  l'historien  philosophe  peut  le  démontrer  par  la  formation  et 
l'accroissement  des  sociétés,  comme  Fénelon  ,  Olarke,  l'ont  démontré  par  les 
merveilles  de  la  création.  iM.  Hello,  à  l'appui  de  son  système,  parcourt  rapi- 
dement ,  quoiqu'î.vec  détail  et  en  s'appuyant  autant  que  possible  sur  les  faits, 
les  diverses  phases  par  lesquelles  a  passé  la  société  française.  Il  signale  d'abord 
la  différence  qui  sépare  le  monde  ancien  et  le  monde  moderne,  et  cette  diffé- 
rence, c'est,  selon  lui,  que  le  rôle  providentiel  est  plus  évident,  plus  actif 
dans  les  sociétés  modernes,  et  que  la  condition  de  ces  sociétés  est  par  cela 
même  plus  vraie,  plus  morale,  plus  durable.  Voyez  Rome,  elle  porte  en  elle 
comme  un  germe  fatal  de  mort,  et  le  bien  n'enfante  pas  le  mieux.  Pourquoi? 
parce  que  l'œuvre,  la  pensée  humaine ,  le  but  humain ,  dominent  sa  destinée. 


REVUE  — CHRONIQUE.  650 

La  société  française,  au  contraire,  n'a  point  été  fondée  par  un  homme,  et 
l'obsciirité  de  ses  origines ,  le  terrible  cbaos  de  ses  premiers  â^es,  ses  désastres 
même  dont  il  ressort  toujours  quelque  bien,  sont  comme  un  indice  du  soin 
que  la  Providence  a  pris  de  veiller  sur  elle.  M.  Hello,  pour  arriver  à  ces 
conclusions,  se  tient  constamment  dans  la  méthode  expérimentale.  11  suit 
pas  à  pas,  mais  rapidement,  le  vaste  drame  de  notre  histoire,  depuis  les  inva- 
sions barbares  jusqu'à  la  révolution  ;  il  cherche  tour  à  tour  le  rôle  de  l'individu 
dans  l'état,  puis  l'action  successive  des  générations.  C'est  ce  qu'il  désigne  sous 
le  nom  A'  élément  personnel.  Dans  le  chapitre  consacré  à  Vêlement  territorial, 
il  met  en  lumière  cette  puissance  occulte,  cette  espèce  d'aspiration  irrésistible 
qui  attire  à  l'unité  les  élémens  dispersés  qui  forment  le  royaume.  C'est  comme 
une  sorte  d'agrégation  moléculaire  dont  chaque  province  subit  la  puissance, 
mais  toujours  librement,  et  selon  les  sympathies  et  les  convenances  de  ceux 
qui  l'habitent.  Vêlement  politique  et  Vêlement  littéraire  sont  étudiés  avec  le 
même  soin  et  toujours  du  même  point  de  vue.  M.  Hello  cherche  à  constater 
que  la  culture  intellectuelle  se  développe  parallèlement  aux  destinées  politiques 
de  la  nation  avec  une  telle  rigueur,  que  l'on  peut  deviner  à  la  lecture  d'un 
livre  sans  date  et  sans  nom  la  phase  sociale  à  laquelle  il  appartient.  Selon  lui, 
le  caractère  de  notre  littérature  est  d'une  nature  si  exquise,  si  élevée,  que  le 
génie  littéraire  de  notre  nation  ne  saurait  être  une  ac(|uisition  de  l'homme, 
mais  un  don  venu  d'en  haut.  La  formation  de  notre  langue  offre  également 
le  cachet  irrécusable  du  doigt  de  Dieu.  Le  travail  de  l'homme  peut  bien  se 
reconnaître  dans  les  qualités  accessoires  et  contingentes  du  langage,  mais  cette 
merveilleuse  concordance  entre  l'expression  et  l'idée,  ce  spiritualisme  de  la 
langue,  cette  perfection  d'une  chose  abstraite,  est  précisément  la  qualité  qu'il 
était  le  plus  impossible  a  l'homme  d'atteindre. 

Ainsi,  en  dernière  analyse,  la  partie  humaine  et  la  partie  divine,  d'après 
M.  Hello ,  sont  partout  reconnaissables  dans  notre  histoire.  Dieu  et  l'honuue 
doivent  en  quelque  sorte  s'aider,  car  s'il  n'est  rien  dont  la  liberté  humaine  soit 
absolument  maîtresse,  il  n'est  rien  aussi  dont  elle  doive  absolument  s'abstenir. 
Mais  il  importe,  avant  tout,  de  constater,  par  l'étude,  quelle  est  dans  la  mar- 
che des  évènemens  la  part  de  notre  faiblesse  et  celle  de  l'omnipotence  divine, 
et  quand ,  de  cette  étude ,  de  cette  abstraction ,  on  arrive  au  fait  pratique, 
quand  on  veut  intervenir  dans  les  affaires  de  son  pays,  quand  on  a  la  préten- 
tion de  donner  aux  destinées  d'une  grande  nation  une  direction  nouvelle,  on 
doit  s'assurer,  avant  tout,  qu'on  a  bien  nettement  pour  soi  l'expérience,  l'au- 
torité des  évènemens,  et  que  l'on  est  absous  de  cette  ambition  par  les  ensei- 
gnemens  du  passé.  On  doit  surtout  rester  dans  la  limite  de  ses  forces,  et  ne 
pas  porter  la  main  sur  l'œuvre  de  Dieu.  Or,  cette  œuvre,  c'est  l'enfantement 
des  sociétés,  et  par  conséquent  L'homme  n'a  ni  le  droit  ni  le  pouvoir  de  faire 
une  révolution  sociale.  Voilà  la  conclusion  pratique. 

Nous  nous  sommes  bornés  à  exposer  très  sommairement  les  idées  générales 
de  M.  Hello.  En  semblable  matière,  il  y  a  toujours  dans  l'esprit  du  lecteur 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  chose  qui  laisse  subsister  une  certaine  envie  de  contredire.  M.  Hello 
a-t-il  raison?  Se  prononcer  pour  la  négative  ou  l'affirmative,  ce  serait,  je  le 
crois,  dire  qu'on  est  certain  soi-même  du  mot  de  l'énigme ,  et  dans  la  philo- 
sophie de  l'histoire,  un  peu  de  doute  est  bien  permis.  Sans  aller  jusqu'au  fond 
même  des  doctrines  et  sans  nous  occuper  de  la  forme,  qui  rappelle  en  certains 
points  l'école  humanitaire  ou  l'école  symbolique ,  nous  nous  bornerons  à 
dire  que  la  Philosophie  de  r histoire  de  France  atteste  dans  son  auteur  une 
remarquable  intelligence  du  passé  et  de  fort  sérieuses  éludes.  Le  livre  ne 
donne  pas  en  bien  des  points  ce  qu'il  promet  par  son  titre;  mais  du  moins  on 
y  trouve  des  vues  neuves,  hardies,  sans  trop  de  témérité,  et  c'est  un  résultat 
satisfaisant  que  d'avoir  reconnu  souvent  le  véritable  sens  des  faits,  et  de  les 
avoir  rattachés  à  l'ensemble  universel  de  la  civilisation.  Les  écrits  de  cette 
nature  doivent  exciter  l'intérêt  des  esprits  sérieux,  car  ils  donnent  à  penser, 
ce  qui  est  rare;  et  nous  tous,  qui  vivons  au  sortir  d'une  révolution  sociale,  la 
plus  grande  peut-être  qui  se  soit  jamais  accomplie,  nous  qui  ressentons  encore, 
sans  y  avoir  assisté,  l'ébranlement  profond  de  ce  drame  terrible,  nous  devons 
en  rechercher  attentivement,  par  une  étude  élevée  de  l'histoire,  le  prologue 
dans  le  passé  et  le  dénouement  dans  l'avenir. 

—  Clot-Bey  vient  de  publier  un  ouvrage  remarquable  et  plein  de  renseigne- 
mens  curieux  sur  l'Egypte  et  les  ressources  du  vice-roi.  Ce  livre  vient  à  propos 
dans  un  moment  où  la  question  égyptienne  occupe  tous  les  gouvernemens 
d'Europe,  et  nous  engageons  la  diplomatie,  qui  serait  tentée  de  croire  que 
d'un  coup  de  plume  elle  peut  rayer  la  jeune  puissance  qui  s'élève  sur  le  iSil ,  à 
consulter  l'Jperçu  général  sur  l'Egypte. 


V.   DE  MaBS. 


DE  L'ETAT  ACTUEL 


DE 


L'ANGLETERRE, 


DU  MINISTERE  WHIG. 


Il  y  a  un  mois,  la  session  du  parlement  anglais  se  traînait  pénible- 
ment vers  sa  fin,  sans  qu'aucun  signe  extérieur  annonçât  que  la 
politique  fût,  au  dedans  ou  au  dehors,  à  la  veille  d'une  crise.  Au 
dedans,  les  chartistes  et  les  socialistes  continuaient  bien  à  prêcher 
leurs  doctrines,  mais  froidement  et  en  hommes  qui  sentent  que  leur 
temps  n'est  pas  venu.  Au  dehors,  l'affaire  d'Orient  n'avait  pas  cessé 
de  fixer  l'attention,  mais  la  négociation  Brunow  semblait  avortée,  et 
toute  crainte  d'une  rupture  entre  la  France  et  l'Angleterre  indéfini- 
ment ajournée.  La  situation  chaque  jour  plus  faible  du  ministère 
whig,  et  l'attitude  chaque  jour  plus  confiante  du  parti  tory,  tel 
était  le  sujet  presque  unique  de  la  préoccupation  générale,  celui  qui 
devait  défrayer  les  banquets  politiques  pendant  l'intervalle  des  ses- 

TOME   XXIII.  —  1*^"^   SEPTEMBRE    1840.  42 


002  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sioiis.  Tout  à  coup  une  nouvelle  inattendue  a  retenti,  et  en  Angle- 
terre comme  en  France,  l'agitation  a  succédé  au  calme,  et  l'inquiétude 
à  la  sécurité. 

Cette  nouvelle ,  la  voici  dans  ce  qu'elle  a  de  fondamental ,  et  je  le 
crains,  d'irréparable.  Depuis  la  révolution  de  juillet  en  France,  et  la 
réforme  en  Angleterre,  une  alliance  honorable,  utile,  féconde,  avait 
réuni  deux  grands  peuples  long-temps  divisés,  mais  qui  semblaient 
enlin  comprendre  enfin  ce  qu'ils  valent  l'un  et  l'autre,  et  renoncer  à 
de  vieilles  antipathies.  Grâce  à  cette  union,  l'Europe  constitutionnelle 
tenait  en  échec  l'Europe  absolutiste,  la  paix  était  maintenue,  et 
chaque  nation,  maîtresse  chez  elle,  avançait  paisiblement  dans  les 
voies  largement  ouvertes  de  la  civilisation.  Or,  c'est  cette  union  qui 
vient  de  se  rompre  subitement,  capricieusement,  par  la  volonté  et 
par  les  mains  d'un  ministre  imprévoyant! 

Pour  ma  part,  j'admets  volontiers  les  explications,  je  crois  aux  pro- 
testations, et  j'acquitte  le  ministère  anglais  de  toute  intention  outra- 
geante ou  hostile  envers  la  France.  Il  y  a  plus;  j'espère  encore  que  le 
funeste  traité  du  15  juillet  restera  une  lettre  morte,  et  que  la  crainte 
de  précipiter  l'Europe  dans  une  crise  terrijjle  pèsera  assez  sur  les 
gouvernemens  pour  les  amener  à  une  juste  transaction.  ]Mais  cette 
transaction  accomplie,  il  n'en  restera  pas  moins  un  fait  déplorable, 
c'est  qu'un  jour,  sans  motif  sérieux,  l'Angleterre  se  sera  séparée  de 
la  France  pour  se  rapprocher  de  la  Russie  ;  c'est  que  cet  événement 
imprévu  aura  réveillé  des  sentimens  assoupis,  ranimé  des  haines 
éteintes ,  fait  revivre  des  jalousies  et  des  méfiances  qui  n'existaient 
presque  plus;  c'est  que  la  grande  alliance  occidentale  aura  ainsi  reçu 
un  coup  peut-être  mortel.  Et  ce  coup,  ce  ne  sont  point  les  tories  qui 
l'auront  porté;  ce  sont  les  whigs,  les  whigs  en  qui  la  France,  depuis 
tant  d'années,  avait  mis  sa  confiance,  les  whigs  dont  l'amitié 
ne  lui  paraissait  point  douteuse,  et  qu'elle  soutenait  de  son  approba- 
tion et  de  ses  vœux  !  r 

Dans  cette  s^ituation  nouvelle,  l'état  intérieur  de  l'Angleterre  mérite 
plus  que  jamais  de  fixer  notre  attention.  Plus  que  janiais,  il  nous 
importe  de  savoir  ce  qu'il  faut  penser  des  agitations  diverses  qui  pé- 
riodiquement viennent  troubler  son  repos,  et  si  le  ministère  qui 
dirige  en  ce  moment  ses  alîaires,  a  chance  de  les  diriger  long-temps. 
Mais-,  pour  se  livrer  utilement  h  cette  étude,  il  convient  de  se  mettre 
en  gaîdo  contre  les  préoccupations  du  jour,  et  de  se  défemlre  de  tout 
sentiment  d'amertume  et  de  colère.  C'est  ce  que  je  tâcherai  de  faire, 
et,  pour  être  |)lus  certain  d'y  réusstr,  je  me  reporterai  fidèlement 


L'ANGLETERRE  ET  LE  ]»ÎIMSTÈRE  WHIG.  663 

aux  notes  que  j'avais  prises,  et  à  l'opinion  que  je  m'étais  faite  avant 
que  le  traité  de  Londres  fût  connu. 

L'Angleterre ,  depuis  quelques  années,  est  en  proie  à  une  crise  inté- 
rieure qui  préoccupe  à  juste  titre  tous  les  esprits  politiques.  D'une 
part,  la  lutte  parlementaire  se  poursuit  et  se  renouvelle  avec  une 
activité  systématique,  une  persévérance  passionnée  dont  l'histoire 
offre  peu  d'exemples.  De  l'autre,  l'idée  d'une  rénovation  radicale 
dans  la  religion,  dans  le  gouvernement,  dans  la  société  même,  agite 
les  masses  et  fait  de  tenq)s  en  temps  explosion.  Aujourd'hui,  c'est 
un  illuminé  qui  apporte  à  l'Angleterre  la  fin  de  toutes  les  misères,  et 
qui  trouve  une  poignée  de  fanatiques  pour  prendre  les  armes  avec 
lui,  et  pour  l'adorer  comme  un  second  Messie,  quand  il  est  tombé 
sous  les  balles  des  soldats.  Demain ,  ce  sont  les  insurrections  des  char- 
tistesqui  éclatent  sur  plusieurs  points  à  la  fois,  et  qui  menacent  d'une 
ruine  complète  et  prochaine  la  vieille  constitution  du  pays.  En  même 
temps,  des  associations  s'organisent  et  se  propagent,  qui,  sans  s'in- 
quiéter des  symboles  religieux  ou  des  formes  politiques,  annoncent 
hautement  l'intention  de  reprendre  la  société  par  sa  base,  et  de 
fonder,  sur  l'abolition  du  mariage  et  de  la  propriété,  un  nouveau 
monde  moral.  Partout  enfin,  au  centre  comme  aux  extrémités,  au 
haut  comme  au  bas  de  l'échelle,  il  y  a  travail  et  malaise.  Partout  on 
sent  ce  trouble  inconnu  et  cette  vague  inquiétude  qui  précèdent  ordi- 
nairement dans  le  monde  les  grandes  catastrophes  et  les  longs  bou- 
leversemens. 

A  la  vue  de  cette  situation  singulière,  des  hommes  éclairés,  et 
dont  l'opinion  compte,  ont  pensé  et  pensent  encore  que  l'Angleterre 
est  à  la  veille  d'une  révolution.  Ils  ne  nient  certes  point  que,  dans 
sa  triple  action ,  religieuse,  politique  et  civile,  la  constitution  an- 
glaise n'ait  produit  d'immenses  résultats,  et  porté  au  plus  haut  point 
la  grandeur  et  la  prospérité  du  pays;  mais  ils  croient  que  cette  con- 
stitution a  fait  son  temps,  et  que  malgré  les  efforts  du  parti  réfor- 
miste pour  en  réparer  les  rouages  s.sns  la  briser,  la  vieille  machine, 
cette  machine  jadis  si  solide  et  si  puissante,  tombe  en  poussière  au- 
jourd'hui et  ne  peut  plus  fonctiomier  utilement.  11  faut  donc  (pi'elle 
périsse  toute  entière,  et  que  l'Angleterre  ait  son  1789,  de  même  que 
la  France  a  eu  son  1688,  il  y  a  dix  ans. 

Cette  opiiiion  est-elle  fondée,  et  les  réformes  accomplies  ou  entre- 
prises depuis  1830  ne  sont-elles  en  effet  qu'un  vain  palliatif,  bon  tc^it 
au  plus  à  retarder  de  quelques  jours  une  catastrophe  inévitable?  En 
d'auties  termes,  existe-t-il,  en  ce  moment,  chez  nos  voisins,  un  de 

42. 


664-  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

ces  mouvemens  irrésistibles  contre  lesquels  l'intelligence  et  la  vo- 
lonté humaines  sont  impuissantes?  C'est  là  une  formidable  question, 
une  question  qui  laisse  bien  loin  derrière  elle  l'éternelle  querelle 
des  whigs  et  des  tories. 

Quand  on  veut  se  rendre  compte  de  l'état  de  l'Angleterre,  il  y  a 
d'abord  une  considération  générale  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  : 
c'est  qu'il  n'est  aucun  pays  que  la  logique  gouverne  si  peu,  et  où  les 
faits  soient  plus  souvent  en  désaccord  avec  les  idées,  les  actes  avec 
les  paroles.  Je  citerai  un  exemple  déjà  ancien,  mais  qui  m'a  toujours 
paru  frappant  et  caractéristique.  En  1820,  au  moment  où  quelques 
émeutes  d'étudians  mettaient  en  France  le  gouvernement  en  péril, 
un  procès  inoui,  le  procès  de  la  reine  Caroline,  agitait  l'Angleterre 
et  troublait  le  repos  public.  C'était  mon  premier  voyage  dans  ce  pays, 
et  quand,  le  jour  même  de  mon  arrivée  à  Londres,  je  rencontrai  les 
longues  processions  qui  se  déroulaient  depuis  la  cité  jusqu'au  villiige 
d'Hammersmith,  résidence  de  la  reine  Caroline;  quand,  sur  les  ban- 
nières que  faisaient  flotter  ces  processions,  je  lus  les  inscriptions  les 
plus  séditieuses  et  les  plus  violentes;  quand  j'entendis  retentir  à  mes 
oreilles  des  cris  furieux  et  des  menaces  sanguinaires;  quand  en  même 
temps  je  remarquai ,  publiquement  exposées  dans  les  rues  les  plus 
fréquentées,  d'outrageantes  caricatures  contre  le  roi ,  une  entre  autres. 
Je  m'en  souviens,  où  on  le  montrait  mort  et  étendu  sur  une  brouette, 
avec  ces  mots  pour  légende  :  caVs  méat  (viande  pour  les  chats); 
quand  enfin,  au  retour  d'une  de  ces  visites  à  llammersmith,  je  vis 
une  populace,  ivre  de  fureur,  démolir  jusqu'à  la  dernière  pierre  la 
maison  du  ISeiv  Times,  journal  tory,  sans  que  les  magistrats  de  la 
cité  jugeassent  à  propos  d'intervenir,  je  me  dis  que  l'Angleterre  était 
à  la  veille  d'une  révolution ,  et  je  me  préparai  à  être  témoin  de  ter- 
ribles évènemens.  Quelle  fut  donc  ma  surprise,  quand  je  trouvai  les 
Anglais  à  qui  j'étais  recommandé ,  calmes  et  sans  effroi  !  «  Vous  êtes 
«  étonné,  me  dirent-ils,  parce  que  vous  ne  nous  connaissez  pas  en- 
te core.  Chez  nous,  le  peuple  a,  de  temps  immémorial,  le  droit  de 
«  s'assembler  quand  il  lui  plaît,  et  d'exprimer  son  opinion  comme  il 
«  l'entend.  Il  le  liiit  en  ce  moment  d'une  manière  un  peu  bruyante, 
«  un  peu  brutnle,  mais  cela  n'ira  pas  plus  loin.  Quant  aux  bannières 
«  et  aux  caricatures  séditieuses,  personne  ne  les  prend  au  sérieux. 
«  Le  lion  breton  s'est  levé,  lisez-vous  sur  vingt  de  ces  bannières,  et 
«  vous  en  concluez  qu'il  est  prêt  à  tout  déchirer.  Détrompez-vous. 
«  Après  que  le  lion  breton  s'est  levé,  il  se  couche,  et  comme  il  aime 
«  son  repos,  il  a  soin,  dans  son  propre  intérêt,  de  ne  blesser  per- 


L'ANGLETERRE   ET  LE  MINISTÈRE   WHIG.  665 

«  sonne.  Il  est  pourtant  possible  que  toutes  ces  démonstrations  aient 
«  un  résultat,  celui  de  hâter  la  fin  d'un  honteux  procès,  et  d'empêcher 
«  la  condamnation  d'une  femme  moins  coupable  cent  fois  que  celui 
«  qui  la  poursuit  avec  tant  d'acharnement.  Mais,  grâce  à  Dieu,  nos 
«  institutions  sont  trop  bien  assises  pour  qu'un  si  petit  incident  puisse 
«  les  ébranler.  » 

On  sait  que  trois  mois  après  la  procédure  était  abandonnée,  et  que 
l'année  suivante,  au  moment  du  couronnement,  la  reine  subissait 
silencieusement  l'humiliation  personnelle  de  se  voir  interdire  l'entrée 
de  l'abbaye  de  Westminster. 

Ce  n'est  pas  tout,  et  il  est  encore  dans  le  caractère  anglais  un  trait 
qu'il  est  important  de  connaître  et  de  se  rappeler.  Les  Anglais,  quand 
le  devoir  ou  la  passion  commandent,  sont  incontestablement  une  des 
nations  les  plus  braves  qu'il  y  ait;  mais  ils  n'ont  pas  cette  ardeur  de 
sang  qui,  à  définit  d'une  passion  profonde  ou  d'un  devoir  impérieux, 
se  précipite  volontairement  et  légèrement  dans  les  entreprises  les  plus 
périlleuses.  Ainsi,  lors  des  émeutes  qui,  depuis  dix  ans,  ont  troublé 
Paris,  il  a  été  constaté  que  plus  d'un  combattant  avait  pris  les  armes 
par  amour  du  combat  et  pour  chercher,  au  risque  de  la  vie,  de  nou- 
velles et  vives  émotions.  Il  n'y  a  rien  de  semblable  à  craindre  en  An- 
gleterre. Qu'on  se  rappelle  la  plus  sérieuse  des  insurrections  char- 
tistes  de  l'an  dernier,  celle  qui  s'est  emparée  un  moment  de  la  ville 
de  Newport.  Cette  insurrection  avait  été  préparée  de  longue  main 
par  des  hommes  capables  et  exercés.  Pour  la  dissiper,  il  a  pourtant 
suffi  d'une  poignée  de  soldats  et  de  quelques  coups  de  fusil.  Croit-on 
qu'en  France  plusieurs  milliers  d'hommes  armés  eussent  si  vite  re- 
noncé à  leurs  projets?  A  Newport,  d'un  autre  côté,  la  conduite  du 
maire,  de  l'oflicier  qui  commandait  le  détachement  et  des  soldats 
qui  le  composaient,  fut  admirablement  belle.  C'est  qu'ils  étaient  sou- 
tenus par  le  sentiment  du  devoir,  et  par  la  pensée  que  la  loi  com- 
battait avec  eux. 

De  ces  observations  je  conclus  qu'en  Angleterre  les  apparences 
sont  souvent  trompeuses,  et  qu'il  y  a  plus  loin  dans  ce  pays  que  dans 
tout  autre  d'une  émeute  à  une  révolution.  Sans  s'arrêter  à  la  surface, 
il  faut  donc  pénétrer  dans  les  entrailles  même  de  cette  vieille  société, 
et  chercher  si ,  comme  on  le  prétend ,  la  vie  commence  à  s'en  retirer. 
Il  faut  examiner  si  entre  l'état  des  esprits  et  les  institutions  reli- 
gieuses ,  politiques  et  civiles ,  le  désaccord  est  tel  qu'une  crise  vio- 
lente soit,  dès  à  présent,  devenue  nécessaire. 

Je  commence  par  les  institutions  religieuses.  En  Angleterre,  on  le 


666  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

sait,  les  révolutions  ont  toujours  été  plus  religieuses  que  politiques. 
C'est  l'esprit  presi)yt('rien  qui  comrfeiiça  la  révolution  de  iiîkO,  et 
l'esprit  indépendant  qui  l'aciieva.  C'est  l'esprit  protestant  qui,. de 
1600  à  1688,  mina  le  trône  des  Stuarts  et  finit  par  le  renverser.  Vers 
la  fin  du  dernier  siècle  encore,  quand  la  lutte  politique  restait  ren- 
fermée dans  l'enceinte  parlementaire,  la  lutte  religieuse  agitait  les 
rues  et  promenait  dans  Londres  le  meurtre  et  l'incendie.  Enfin  la 
grande  querelle  qui,  depuis  dh  ans,  absorbe  rattention  publique,  la 
querelle  irlandaise,  a  un  caractère  religieux.  V  a-t-il  lieu  de  craindre 
pourtant  que  la  question  religieuse  prise  en  elle-même,  et  indépen- 
damment des  intérêts  politiques  qui  s'y  rattachent,  puisse  aujourd'hui 
troubler  l'Angleterre?  Je  ne  le  pense  pas,  et  il  me  suffira  de  peu  de 
mots  pour  établir  et  justifier  mon  opinion. 

Il  y  a  dans  le  protestantisme  ceci  de  remarquable,  que  sa  méthode 
et  sa  doctrine  sont  en  contradiction  manifeste  et  se  combattent  en 
quelque  sorte  l'une  l'autre.  Aiusi  la  méthode  du  protestantisme,  celle 
à  l'aide  de  Irquelle  il  répudia  l'autorité  du  pape  et  fonda  un  culte 
nouveau,  c'est  l'examen  libre  et  individuel.  Sa  doctrine  au  contraire, 
celle  que  ses  plus  grands  docteurs  ont  prêche,  c'est  la  négation  de 
la  liberté  humaine,  et  son  absorption  dans  une  sorte  de  fatalité  divioe. 
JMais  une  religion ,  comme  une  philosophie,  vit  par  sa  méthode  plus 
encore  que  par  sa  doctrine,  et  il  était  interdit  au  protestantisme  d'en- 
chaîner de  nouveau  l'esprit  humain  après  l'avoir  aidé  à  s'affranchir. 
Une  fois  l'autorité  et  l'unité  catholiques  bris;'es,  il  ('eveuait  donc  in- 
évitable que  le  protestantisme,  livré  à  lui-même,  se  fractionnât  et  se 
décomposât,  pour  ainsi  dire,  en  une  multitude  de  sectes  ennemies 
ou  rivales.  Il  devenait  inévitable,  par  contre-coup,  qu'effrayés  de 
cette  agitation,  les  esprits  les  plus  timides  rentrassent  dans  le  sein 
du  catholicisme,  comme  dans  un  port ,  tandis  que  les  esprits  les  plus 
hardis  se  laisseraient  entraîner  graduellement  au-delà  même  des 
limites  du  christianisme. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  partout  où  le  protestantisme  a  régné.  En 
Angleterre,  à  la  vérité,  l'établissement  d'une  église  officielle  riche- 
ment doti'e  et  investie  de  puissantes  prérogatives  a  pu,  pendant  long- 
temps, lutter  contre  le  cours  nalun  1  des  choses  et  modérer  le  mouve- 
ment; mais,  depuis  quelques  années,  l'église  officielle  décline  sensi- 
blemeiit,  connue  le  prouvent  les  plaintes  amères  qu'elle  ne  cesse 
de  faire  entendre.  Ainsi,  en  Angleterre  même  et  dans  le  pays  de 
Galles,  le  nombre  des  dissidens  est  au  moins  égal  à  celui  des  angli- 
cans, et  les  catholiques  qui ,  d'après  le  recensement  de  1767,  attei- 


L'ANGLETERRE   ET   LE   MINISTÈRE  WHIG.  G67 

giiaient  à  peine  le  chiffre  de  68,000,  dépiissent  certainement  aujour- 
d'hui le  chiffre  d'un  million.  En  Irlande,  il  n'y  a  que  800,000  anglicans 
contre  700,000  dissidens,  et  6  millions  500,000  catholiques.  En 
Étosse  enfin,  où  le  culte  officiel  est  presbytérien,  les  catholiques,  les 
méthodistes,  font  des  progrès  incontestés.  Ajoutons  à  cela  qu'en 
Angleterre  comme  en  Ecosse  l'église  établie  porte  en  elle-même  les 
germes  d'un  s 'hisme  qui  se  manifeste  en  Angleterre  par  la  distinc- 
tion entre  ce  qu'on  appelle  la  haute  et  la  basse  église  [high  and  low 
cliurch),  en  Ecosse  par  la  querelle  entre  l'assemblée  g.'nérale  de 
l'église  et  les  propriétaires  de  bénéfices. 

Voici  donc  quelle  est  aujourd'hui  la  situation  religieuse  de  l'An- 
gleterre. Une  église  officielle  abondamnKMit  pourvue  des  biens  de  ce 
monde  et  fort  jalouse  de  les  conserver,  mais  travaillée  par  des  dis- 
sensions intérieures,  et  qui  perd  chaque  jour  quelques-uns  de  ses 
fidèles.  A  côté  de  cette  église,  une  multitude  de  sectes  qui  toutes  en- 
vient ses  richesses  et  ses  prérogatives;  puis,  aux  deux  extrémités,  le 
catholicisme  et  l'incrédulité  pénétrant  au  sein  du  protestantisme  par  des 
côti's  différens,  et  recueillant  incessamment  ceux  qui  dans  ce  tour- 
billon de  croyances  contradictoires  ne  trouvent  plus  l'appui  dont  leur 
faiblesse  a  besoin,  et  ceux  qui,  plus  forts  ou  plus  présomptueux,  se 
lassent  de  chercher  ailleurs  qu'en  eux-mêmes  la  source  de  leur 
croyance  et  la  règle  de  leur  conduite.  Partout  d'ailleurs,  excepté  dans 
un  très  petit  nombre  de  sectes,  une  foi  peu  vive  et  des  convictions 
peu  actives;  partout  une  tendance  évideiîte  à  s'parer  la  religion  de  la 
politique,  et  à  laisser  chacun  maître  d'adorer  Dieu  comme  il  l'entend. 

Je  sais  qu'à  cette  dernière  opinion  oii  peut  opposer  l'Irlande;  mais 
ce  serait,  je  crois,  s'abuser  étrangement  que  de  voir  aujourd'hui 
dans  la  question  irlandaise  une  question  plus  religieuse  que  poliîique. 
Il  en  était  encore  rinsi  vers  la  fin  du  Jernier  siècle,  (juand  les  lois 
pjnales  existaient  et  que  tous  les  protestans ,  bien  que  divisés  d'ail- 
leurs, faisaient  cause  commune  contre  les  catholiqu(  s.  Cette  coali- 
tion existe-t-elle  eu  18V0?  Loin  de  là.  Les  catholiques  ont  pour  alliés, 
d'une  part,  pres(|ue  tous  les  dissidens;  de  l'autre,  bon  nombre  d'an- 
glicans libéraux.  Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  remarquable 
encore.  Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  et  plus  récemment,  ce  sont  les 
masses  populaires  qui  se  soulevaient  au  seul  nom  de  papiste.  Loin 
qu'elles  eussent  besoiîi  de  les  exciter,  les  classes  éclairées  ne  devaient 
songer  qu'à  les  retenir  et  à  les  modérer.  Ainsi,  ce  n'est  point  à 
lord  Gordon,  espèce  de  maniaque,  qu'il  faut  attribuer  la  sanglante 
émeute  protestante  de  1780;  mais  lord  Gordon  trouva  au-dessous 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  lui  (les  passions  furieuses  qui  firent  explosion  à  la  première  étin- 
celle. Aujourd'hui  les  masses  populaires  écoutent  paisiblement  et 
applaudissent  O'Connell.  Il  est  toujours  question  ,  à  la  vérité,  d'une 
grande  croisade  protestante  qui  anéantirait  dans  les  trois  royaumes 
le  Satan  romain  ;  mais  cette  croisade  ne  se  prêche  plus  dans  les  rues 
et  sur  les  places  publiques;  elle  se  prêche  dans  la  chambre  des  lords 
et  dans  des  banquets  à  une  guinéc  par  tête,  ce  qui  est  beaucoup 
moins  dangereux.  A  vrai  dire,  la  haine  consciencieuse  et  désinté- 
ressée des  papistes  n'existe  que  dans  un  bien  petit  nombre  d'esprits, 
et  si  O'Connell  pouvait  garantir  à  ceux-ci  la  conservation  de  leurs 
privilèges,  à  ceux-là  la  paisible  possession  du  pouvoir  et  de  l'in- 
fluence, il  en  est  peu  qui  refusassent  de  lui  serrer  la  main.  Lord 
Lyndhurst  est,  dans  la  chambre  des  lords,  le  plus  implacable  en- 
nemi de  l'Irlande.  Croit-on  que  ce  soit  par  haine  du  catholicisme, 
par  zèle  ultra-protestant?  Quant  au  duc  de  Wellington  et  à  sir  Robert 
Peel,  ils  ont  prouvé  en  1839  combien  ils  étaient  étrangers  à  toute 
espèce  de  préjugés  religieux.  Il  y  a  donc  dans  la  question  anglo- 
irlandaise  plus  d'intérêts  temporels  que  d'intérêts  spirituels,  plus 
d'esprit  de  parti  que  de  fanatisme  réel. 

Ce  n'en  est  pas  moins,  j'en  conviens  volontiers,  une  situation  très 
grave  que  celle  d'une  église  officielle  qui ,  sur  vingt  millions  d'hommes 
à  peu  près  dont  se  compose  la  population  de  l'Angleterre  et  de  l'Ir- 
lande, ne  compte  pas  plus  de  sept  millions  de  fidèles,  et  voit  tous  les 
jours  ses  temples  désertés  pour  la  chapelle  dissidente  ou  catholique. 
Cette  église  n'est  plus  celle  de  la  majorité,  et  le  jour  où  tous  ceux 
qui  n'en  font  pas  partie  voudront  se  réunir  pour  lui  enlever  ses  pré- 
rogatives et  ses  biens,  il  lui  sera  bien  difficile  de  les  conserver.  Mais 
il  y  a  beaucoup  de  raisons  pour  que  ce  jour  soit  encore  éloigné.  La 
première,  c'est  qu'entre  les  catholiques  et  les  dissidens  d'une  part,  et 
de  l'autre  entre  les  diverses  sectes  de  dissidens,  il  ne  saurait  exister, 
malgré  quelques  rapprochemens  passagers,  cette  union  intime  et 
vigoureuse  qui  triomphe  de  tous  les  obstacles.  La  seconde,  c'est  que 
l'Angleterre  est  un  pays  de  traditions  et  de  précédens,  où  plus  qu'ail- 
leurs la  lettre  survit  à  l'esprit  et  le  fait  à  l'idée.  Or,  l'église  officielle 
consacrée  par  la  constitution,  incorporée  avec  le  gouvernement, 
intimement  unie  à  l'aristocratie  territoriale ,  a  pour  elle  la  double 
force  qui  résulte  de  son  ancienneté  et  de  son  organisation.  Quand 
elle  se  sentira  trop  vivement  pressée,  elle  fera  quelques  concessions, 
comme  elle  a  déjà  fait,  et  se  tirera  d'affaire.  Il  y  a  là,  dans  l'état 
actuel  des  esprits,  matière  à  réforme  plutôt  qu'à  révolution. 


L'ANGLETERRE   ET   LE   MINISTÈRE  WHIG.  '      669 

Il  est  bien  entendu  qu'en  exprimant  celte  opinion,  je  parle  de  la 
question  de  l'église  en  elle-même,  et  indépendamment  des  incidens 
qui  peuvent  en  changer  radicalement  le  caractère  et  la  portée.  Ainsi, 
sous  un  ministère  libéral  et  juste,  je  crois  l'église  officielle  peu  me- 
nacée, même  en  Irlande,  où  pourtant  son  existence  est  une  mon- 
strueuse anomalie.  Il  en  serait  tout  autrement  sous  un  ministère 
partial  et  violent.  Nul  doute  qu'alors  l'Irlande,  aujourd'hui  paisible, 
ne  se  soulevât,  et  que  l'église  officielle  ne  fût  le  premier  objet  de  ses 
attaques;  nul  doute  que  cette  grande  lutte  n'eût  en  Angleterre  même 
un  certain  retentissement;  mais,  je  le  répète,  il  n'y  a  rien  là  de  néces- 
saire, rien  qui  ne  puisse  être  évité  par  une  bonne  et  sage  politique. 

Voyons  si  les  institutions  politiques  et  civiles  sont  exposées  en  ce 
moment  à  de  plus  sérieux  dangers. 

Dans  sa  célèbre  analyse  de  la  constitution  anglaise,  Montesquieu 
déclare  que  la  grande  supériorité  de  cette  constitution  sur  toutes  les 
autres  consiste  dans  la  séparation  rigoureuse  du  pouvoir  législatif, 
du  pouvoir  exécutif  et  du  pouvoir  judiciaire.  Pour  quiconque  veut 
examiner  la  constitution  anglaise,  non  dans  sa  forme  extérieure  et 
dans  la  théorie,  mais  dans  la  pratique  et  au  fond,  il  doit  être  évident 
que  c'est  une  grave  erreur,  et  ({ue  nulle  part  peut-être  les  trois  pou- 
voirs dont  parle  Montesquieu,  n'ont  été  plus  intimement  unis  et 
confondus.  L'Angleterre,  personne  ne  l'ignore  aujourd'hui,  a  vécu 
et  grandi  sous  l'empire  d'une  aristocratie  maîtresse  du  sol,  et  qui, 
présente  au  centre  comme  aux  extrémités,  rassemblait  en  quelque 
sorte  tous  les  pouvoirs  dans  sa  main.  C'est  cette  aristocratie  qui  à 
Londres  faisait  les  lois  et  gouvernait  non  directement,  mais  par 
ceux  de  ses  chefs  qu'il  lui  plaisait  d'imposer  à  la  couronne;  c'est  elle 
qui ,  dans  les  comtés ,  administrait  et  rendait  la  justice;  c'est  elle  qui , 
par  le  clergé  et  les  universités,  s'emparait  des  jeunes  générations 
et  les  façonnait  à  son  gré;  c'est  elle  enfin  qui  commandait  l'armée,  et 
qui  à  la  force  morale  joignait  ainsi  la  libre  disposition  de  la  force 
matérielle.  De  là,  malgré  des  apparences  contraires,  une  unité 
mystérieuse,  mais  puissante,  et  d'où  il  était  aisé  de  faire  sortir  le  des- 
potisme. 

Cependant,  il  faut  le  reconnaître ,  le  gouvernement  de  l'Angleterre, 
pris  dans  son  ensemble,  a  été  non-seulement  un  des  plus  grands, 
mais  un  des  meilleurs  qui  aient  jamais  existé.  Sous  ce  gouvernement, 
les  bons  instincts  et  les  nobles  passions,  à  la  fois  excités  et  contenus, 
ont  pris  un  essor  et  produit  des  résultats  qui  frappent  les  yeux  les 
moins  exercés,  et  parlent  aux  esprits  les  plus  défavorablement  pré- 


G70,  REVUE   DES   PEUX    MONDES. 

venus.  Sous  ce  g;ouvernement,  en  un  mot,  la  nation  a  conquis  une 
somme  de  liberté  et  de  richesses  telle  que  long-temps  on  a  douté 
qu'elle  pût  être  dépassée.  D'où  vient  cela?  et  comment  raiistocratie 
anglaise  s'est-elle  distinguée  à  ce  point  des  autres  aristocraties?  Cela 
vient,  je  crois,  d'abord  de  ce  que  l'aristocratie  anglaise  a  toujours 
été  une  aristocratie  ouverte,  à  laquelle  des  hommes  nouveaux  pou- 
vaient apporter  sans  cesse  un  sang  rajeutii  et  des  idées  contempo- 
raines; ensuite  et  surtout  de  ce  (jue  cette  aristocratie,  tout  en  se  réser- 
vant le  gouvernement,  avait  laissé  à  la  nation  le  droit  de  manifester 
son  opinion  partons  les  modes,  et  d'exprimer  sous  toutes  les  formes, 
môme  les  plus  brutales,  sa  satisfaction  ou  son  mécontentement.  Il 
suivait  de  là,  d'une  part,  que  l'aristocratie  était  sans  cesse  avertie 
des  besoins  et  des  intérêts  généraux  et  mise  en  demeure  d'en  tenir 
compte;  de  l'autre,  que,  pour  ne  pas  perdre  toute  influence  morale, 
elle  devait  chaque  jour,  par  ses  actes  et  par  ses  paroles,  justifier  ses 
privilèges  et  légitimer  son  autorité.  Parmi  les  partis  et  les  hommes 
qui,  au  sein  de  l'aristocratie,  se  disputaient  le  pouvoir,  il  était  d'ail- 
leurs inévitable  que ,  par  ambition ,  si  ce  n'est  par  conviction ,  quel- 
ques-uns cherchassent  un  point  d'appui  dans  les  sentimens  populaires, 
et  prêtassent  à  ces  sentimens  une  voix  passionnée.  De  cette  façon, 
les  classes  exclues  du  gouvernement  ne  manquaient  jamais,  dans  le 
gouvernement  même,  d'organes  et  de  défenseurs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  deux  faits  incontestables  :  l'un  que  l'aristo- 
cratie a,  pendant  une  longue  suite  d'années,  gouverné  l'Angleterre; 
l'autre,  qu'un  seul  peut-être  excepté,  il  n'est  point  en  Europe  de  pays 
plus  libre,  plus  puissant  et  plus  riche.  Maintenant,  est-il  vrai  que, 
depuis  la  réforme,  le  rôle  de  l'aristocratie  anglaise  soit  si  bien  fini, 
et  le  souvenir  des  services  qu'elle  a  rendus  si  complètement  effiicé, 
que  l'opinion  publique  s'arme  de  toutes  p:irts  contre  elle,  et  qu'elle 
penche  visiblement  vers  sa  ruine?  Est-il  vrai  en  un  mot  qu'en  Angle- 
terre comme  ailleurs,  le  jour  de  sou  éternelle  rivale  soit  venu,  et 
que  l'œuvre  entreprise  et  manqu'e  parles  niveleurs,  il  y  a  deux 
siècles,  soit  à  la  veille  de  s'accomplir?  C'est  ce  que  je  veux  examiner. 

Les  révolutions,  on  le  sait,  se  font  de  deux  manières,  par  les 
pouvoirs  établis  ou  contre  ces  pouvoirs.  Ainsi,  en  IGVO  comme 
en  1789,  ce  sont  des  assemblées  régulièrement  convoquées,  élues  et 
réunies  qui  se  mirent  à  la  tête  du  mouvement  et  donnèrent  l'impul- 
sion. Il  convient  donc  de  chercher  d'abord  si,  de  la  part  des  pouvoirs 
légalement  établis  en  Angletere,  rien  de  semblaltle  est  à  espérer  ou 
à  craindre.  Or,  personne  assurément  ne  le  croit.  Pbùf  commencer 


L'ANGLETERRE   ET    LE   MINISTÈRE    WHIG.  671 

par  la  chambre  héréditaire,  l'aristocratie  y  règne,  ou,  pour  mieux 
dire,  cette  chambre  est  l'aristocratie  elle-même.  Quant  à  la  chambre 
des  communes,  elle  se  compose  de  320  tories,  champions  ardens  des 
vieilles  institutions,  et  de  100  à  150  whigs  conservateurs  qui  n'y 
tiennent  guère  moins.  Il  reste  donc  pour  le  parti  radical  ou  démocra- 
tique 200  membres  tout  au  plus;  mais,  de  ces 200  membres,  il  faut 
déduire  30  Irlandais  qui  s'associent  au  parti  radical,  sans  partager 
ses  opinions,  et  qui  l'abandonneraient  le  jour  où  l'Angleterre  aurait 
rendu  justice  à  leur  pays.  Il  faut  en  déduire  encore  un  certain  nombre 
d'hommes  politiques,  radicaux  par  ton  ou  par  situation,  mais  qui, 
comme  sir  Francis  Burdett  et  sir  Robert  Wilson  en  ont  déjà  donné 
l'exemple,  passeraient  dans  le  camp  ennemi  le  jour  où  ils  pourraient 
redouter  une  trop  prompte  victoire.  Toutes  ces  déductions  faites,  je 
ne  pense  pas  qu'il  reste  dans  la  chambre  des  communes  plus  de  50 
à  60  radicaux  fermes  et  résolus.  Est-ce  au  sein  d'une  assemblée  ainsi 
composée  que  l'on  verra  jamais  une  nuit  du  4  août? 

On  peut  dire ,  à  la  vérité ,  que  cette  assemblée  se  renouvelle  tous 
les  trois  ou  quatre  ans,  et  que  par  l'action  de  l'opinion  publique,  et 
grâce  au  bill  de  réforme,  elle  sera  sans  doute  notablement  modiQée; 
mais  cette  objection ,  très  plausible  il  y  a  huit  ans ,  a  cessé  de  l'être 
aujourd'hui.  On  ne  peut  ou!>lier  en  effet  que  le  parti  tory,  réduit 
à  180  membres  en  1832 ,  lors  de  l'élection  qui  suivit  le  bill  de  réforme, 
est  remonté  à  310  en  183V,  et  h  320 en  1837,  bien  qu'à  cette  dernière 
époque  l'influence  de  la  couronne  et  l'influence  ministérielle  fussent 
iir.ics  contre  lui.  On  ne  peut  oublier,  d'un  autre  côté,  que  le  parti 
radical  exalté  n'a  pu  faire  renommer  ses  chefs  les  plus  notables,  et 
(l'.ie  c'est  tout  au  plus  s'il  conserve  dans  la  chambre  des  communes 
quatre  à  cinq  représentans  ignorés.  11  faut  conclure  de  tout  cela,  ou 
que  le  bill  de  réforme  n'est  point  si  contraire  à  l'aristocratie  qu'on 
l'avait  cru  d'abord,  ou  que  l'opinion  publique,  loin  de  se  retirer 
d'elle,  lui  devient  plus  favorable  de  jour  en  jour.  Dans  une  hypothèse 
comme  dans  l'autre,  la  chambre  des  communes  ne  prendra  certaine- 
ment pas  l'initiative  d'une  révolution. 

Si  la  révolution  doit  se  faire,  ce  ne  sera  donc  point  par  les  pouvoirs 
établis.  Reste  à  savoir  si  ce  sera  contre  eux. 

Quand  les  réformistes  font  le  d ''nombrement  de  leur  arm;'e  dans 
le  pays  et  de  l'arm'e  ennemie,  ils  accordent  sans  hésiter  à  celle-ci 
la  grande  majorité  des  propriétaires  du  sol  et  des  chefs  d'industrie, 
l'église,  l'armée,  les  professions  judiciaires,  c'est-à-dire  à  peu  de 
chose  près  toutes  les  classes  supérieures  de  la  société.  Ils  reven- 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diquent  d'une  part  les  dissidens,  de  l'autre  les  classes  moyennes 
et  les  classes  ouvrières.  Il  importe  de  remarquer  que  le  parti  réfor- 
miste comprend  en  ce  moment  les  whigs,  qui  ne  sont  pas  plus 
révolutionnaires  que  les  tories.  Or,  c'est  surtout  la  bannière  des 
whigs  que  suivent  les  classes  moyennes.  Les  classes  moyennes,  pro- 
priétaires, fermiers  et  industriels,  peuvent  bien  trouver  et  trouvent 
certainement  que  leur  part  n'est  pas  assez  grande,  et  que  celle  des 
classes  supérieures  l'est  trop;  mais  elles  ont  en  même  temps  l'œil 
fixé  sur  les  classes  ouvrières,  dont  les  désirs  et  les  passions  les  inquiè- 
tent et  les  effraient.  Le  jour  où  les  wbigs  se  sépareraient  des  radicaux, 
on  peut  être  assuré  qu'une  portion  notable  des  classes  moyennes  s'en 
séparerait  avec  eux.  Mais  parmi  ceux-là  même  qui  au  sein  des  classes 
moyennes  et  populaires  se  disent  et  se  croient  sincèrement  démo- 
crates, combien  qui  ne  le  sont  que  de  nom,  et  qui  cachent  enra- 
cinées au  fond  de  leur  esprit  les  idées  les  plus  aristocratiques! 
N'est-ce  pas,  par  exemple,  l'idée  aristocratique  par  excellence  que 
celle  du  partage  inégal  de  la  terre  entre  les  enfans  d'un  même 
père?  Eh  bien!  cette  idée  sur  laquelle  repose  tout  l'édifice  de  la 
vieille  constitution ,  cette  idée  qui ,  tant  qu'elle  vivra ,  rendra  la  dé- 
mocratie impossible,  qui  ne  sait  qu'elle  a  en  Angleterre  pénétré  toutes 
les  parties  de  l'organisation  sociale  et  pour  ainsi  dire  passé  dans  le 
sang?  (3n  croit  généralement  en  France  que  la  loi  anglaise  impose 
tyranniquement  le  partage  inégal  de  la  terre,  et  que  la  volonté  pater- 
nelle n'y  est  pour  rien.  On  se  trompe.  Quand  la  volonté  paternelle 
est  restée  muette,  la  loi  crée  le  privilège  de  l'aînesse;  mais  pour  que 
ce  privilège  n'existe  pas,  il  suffit  d'un  mot.  Si  personne  ne  dit  ce 
mot,  c'est  que  tout  le  monde  est  convaincu  que,  pour  les  petites 
aussi  bien  que  pour  les  grandes  fortunes,  le  privilège  de  l'aînesse  est 
utile  et  bon. 

Depuis  quelques  années  pourtant,  il  faut  en  convenir,  les  idées 
aristocratiques,  jusqu'alors  non  contestées,  ont  rencontré  d'habiles 
adversaires  et  subi  de  dangereuses  attaques.  Mais  ce  ne  sont  pas  seu- 
lement les  idées,  ce  sont  les  mœurs  et  les  habitudes  aristocratiques  qui 
ont  envahi  la  société  anglaise.  Or,  les  mœurs  et  les  habitudes  sont  par- 
tout plus  durables  que  les  idées.  Dans  son  cabinet,  et  du  point  de  vue 
de  la  théorie ,  on  consent  à  faire  table  rase  et  à  livrer  à  la  démocratie  le 
gouvernement  tout  entier;  mais  on  ne  consent  pas  aux  conséquences 
naturelles  et  nécessaires  de  cette  grande  révolution.  Qu'on  voie  l'ac- 
cueil que  beaucoup  de  démocrates  anglais  ont  fait  au  beau  livre  de  M.  de 
Tocqueville.  M.  de  Tocqueville  n'a  pns,  je  le  soupçonne,  un  bien  vif 


L'ANGLETERRE   ET   LE   .MIMSTÊRE  WHIG.  G73 

penchant  pour  la  démocratie;  mais  sa  raison  l'accepte,  et,  en  homme 
convaincu ,  il  se  résigne,  pour  obtenir  les  avantages,  à  subir  les  incon- 
véniens.  Dans  le  monde  radical  anglais,  le  livre  de  M.  de  Tocqueville 
passe  pourtant  pour  un  pamphlet  contre  la  démocratie.  La  raison  en 
est  simple.  Entre  les  mœurs  démocratiques  telles  que  les  décrit  M.  de 
Tocqueville,  et  l'Angleterre  même  radicale,  il  y  a  parfaite  antipathie. 
Si  telles  étaient  les  conséquences  de  la  démocratie,  pour  la  plupart  des 
radicaux  aussi  bien  que  pour  les  tories  et  les  whigs,  l'arbre  serait  jugé 
par  son  fruit.  Pour  rester  fidèle  au  principe,  on  n'a  donc  d'autre  res- 
source que  de  nier  les  conséquences. 

De  tout  ce  qui  précède,  je  conclus  qu'une  révolution  démocratique 
n'est  point  imminente  en  Angleterre,  et  que  le  pays  à  cet  égard  n'est 
guère  plus  avancé  que  les  pouvoirs  établis.  A  vrai  dire ,  les  seuls  dé- 
mocrates, ce  sont  les  chartistes  avec  leurs  cinq  articles  de  foi,  le 
suffrage  universel ,  les  parlemens  annuels,  le  vote  secret,  l'aboHtion 
du  cens  d'éligibilité  et  la  répartition  proportionnelle  des  députés 
selon  la  population.  Encore  est-il  douteux  que  ce  programme  tout 
politique  aille  à  la  racine  même  des  institutions  qu'il  menace.  Qu'im- 
porte ,  après  tout ,  que ,  dans  une  paroisse  dont  toutes  les  maisons  et 
toutes  les  terres  appartiennent  à  deux  ou  trois  propriétaires,  le  nombre 
des  électeurs  soit  plus  ou  moins  grand?  Est-ce  d'un  autre  côté  l'aris- 
tocratie qui  perdrait  le  plus  à  ce  que  les  scènes  honteuses  qui  accom- 
pagnent en  Angleterre  toutes  les  élections  populaires  se  renouve- 
lassent chaque  année?  Le  scrutin  secret  aurait  sans  doute  quelque 
efficacité;  je  connais  pourtant  plus  d'un  conservateur  éminent  qui 
croit  que  les  influences  aristocratiques  n'en  seraient  que  peu  sensible- 
ment altérées.  Suffrage  universel,  parlemens  annuels,  scrutin  secret, 
l'aristocratie  supporterait  tout  cela  plutôt  qu'un  simple  article  de  loi 
qui  rendrait  obligatoire  le  partage  des  terres  entre  tous  les  enfans. 
Or  cet  article ,  les  chartistes  eux-mêmes  songent  à  peine  à  le  de- 
mander. 

Les  chartistes,  d'ailleurs,  par  leurs  violentes  manifestations  et  par 
les  écrits  qu'ils  répandent,  ont  déterminé  dans  toutes  les  classes  pai- 
sibles de  la  société  une  vive  réaction  contre  leurs  doctrines  et  contrô- 
leurs tendances.  Que  veut-on  quepensent  les  classes  moyennes  quand, 
pour  les  séduire,  on  leur  dit  en  propres  termes  que  (1)  «  si  elles  ne  se 
joignent  pas  aux  chartistes,  un  million  d'incendiaires  iront  brûler 
leurs  maisons  et  leurs  magasins,  et  égorger  leurs  femmes  et  leurs 


(1)  The  way  to  universaî  suffrage  by  a  tyne  chartist. 


674.  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

enfans;  »  quand,  dans  une  parodie  audacieuse  d'une  prière  ehré- 
tienne  (1),  on  les  invite  à  croire  en  lord  John  Kussel  «  conçu  par  un 
«  rtiauvais  esprit,  né  d'une  femme  qui  a  été  vierge,  que  torture  une 
«  mauvaise  conscience,  qui  a  crucifié  tous  les  sentîmens  humains,  et 
c(  que  le  peuple  précipitera  en  enler  ou  il  restera  jusqu'au  jugement 
«  des  vivans  et  d^  morts;  »  quand,  pour  prouver  en  m'ème  tem|<s 
qu'on  ne  veut  pas  s'en  tenir  aux  paroles,  on  engage  chaque  jour  les 
classes  laborieuses  à  se  munir  d'armes  et  à  s'exercer  en  secret?  Est-il 
bien  étonnant  qu'après  de  telles  violences  les  chartistes  voient  se 
retirer  d'eux  tous  les  hommes  paisibles,  et  que  leurà  délégués  soient 
forcés  de  prononcer  la  dissolution  de  la  convention ,  en  se  plaignant 
amèrement  «de  la  désertion  des  taux  amis  du  peuple,  et  de  l'apathie 
«  d'une  portion  du  peuple  même?»  Les  chartistes,  aujourd'hui,  sont 
partout  en  déclin,  et,  pendant  leur  courte  apparition,  il;!;  ont  con- 
tribué à  raffermir  les  vieilles  institutions,  loin  de  les  ébranler. 

Si  les  institutions  religieuses,  politiques  et  civiles  de  l'Angleterre 
sont  dans  ce  pays  moins  impopulaires  et  moins  caduques  qu'on  ne  le 
croit  généralement,  est-ce  à  dire  toutefois  qu'une  longue  vie  teur  seit 
assurée,  et  qu'assez  fortes  pour  résister  aux  attaques  directes  de  leurs 
ennemis,  elles  ne  puissent  succomber  dans  une  de  ces  catastrophes 
qui  bouleversent  le  sol?  En  d'autres  termes,  l'état  moral  et  matériel 
des  classes  ouvrières  n'est-i!  pas  tel  qu'il  y  ait  à  craindre  quelque 
clTOse  de  plus  qu'une  révolution  politique,  une  révolution  sociale? 
C'est  de  toutes  les  questions  la  plus  obscure,  la  plus  compliquée,  la 
plus  difficile.  11  ne  me  paraît  pourtant  pas  impossible,  sinon  de  la 
résoudre ,  du  moins  de  l'éclaircir. 

Je  me  hâte  d'abord  de  le  dire,  je  ne  suis  point  de  ceux  qui  mau- 
dissent les  progrès  de  l'industrie  et  qui  penserit  que  chaque  pas  qu'il 
fait  dans  la  voie  de  la  science  et  de  la  civilisation  inflige  à  l'homme  un 
surcroît  de  misère  et  de  souffrance.  C'est  là,  selon  moi,  une  pensée 
impie,  et  je  me  refuse  absolument  à  croire  qu'en  accordant  à  l'homme 
d'immenses  facultés,  Dieu  ait  voulu  que  son  bonheur  fût  en  raison 
inverse  de  sa  puissance.  11  n'en  faut  pas  moins  reconnaître  que  lors- 
qu'une invention  nouvelle  vient  changer  brusquement  les  anciennes 
conditions  du  travail,  le  passage  d'un  état  à  l'autre  ne  peut  s'opérer 
sans  détresse  et  sans  souffrance.  Il  n'en  faut  pas  moins  reconnaître 
aussi  que  la  concentration  des  forces  industrielles  sur  quelques  points 
et  la  création  simultanée  de  produits  que  leur  abondance  peut  priver 

(1)  John  s  Bull  political  calechistn. 


L'ANGLETERRE   ET   LE   MINISTÈRE  WHIG.  675 

momentanément  de  tout  débouclu^  et  par  conséquent  de  toute  va- 
leur, modifient  gravement  la  situation  des  classes  laborieuses  et  les 
soumettent  à  de  terribles  cbances.  Or,  sous  ces  deux  rapports,  il 
n'est  aucun  pays  qui  soit  plus  exposé  que  l'Angleterre.  Aussi,  iiu 
milieu  de  toutes  ses  richesses  et  de  toutes  ses  grandeurs ,  l'Angle- 
terre présente-t-elle  souvent  le  plus  triste ,  le  plus  désespérant  des 
spectacles,  celui  d'vm  être  humain  qui  ne  demande  qu'à  travailler 
pour  vivre  et  qui  ne  trouve  pas  de  travail.  Outre  les  causes  géifé- 
rales  que  je  viens  d'indiquer,  et  qui  si  évidemment  tendent  à  rendre 
incertaine  et  précaire  la  condition  des  classes  ouvrières,  il  est  d'ail- 
leurs une  cause  spéciale  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  tenir  compte. 
Cette  cause,  ce  sont  les  émignitions  successives  des  pauvres  irlan- 
dais qui  offrent  leur  travail  à  bas  prix  et  font  ainsi  descendre  gra- 
duellement la  race  anglaise  à  leur  niveau.  Dans  un  article  récent 
sur  l'excellent  livre  de  M.  de  Beaumont,  j'ai  analysé  la  condi- 
tion des  classes  pauvres  en  Irlande,  et  je  suis  arrivé  à  cette  déso- 
lante conclusion,  qu'au  point  où  est  venu  le  mal,  il  y  a  des  palliatifs 
possil'les,  mais  point  de  remède  radical.  C'est  là  le  triste  résultat  de 
plusieurs  siècles  d'oppression  et  de  violence.  Mais  l'injustice  à  la 
longue  pèse  presque  autant  sur  celui  qui  la  commet  que  sur  celui  qui 
la  subit. Voici  donc  les  fruits  amers  que  l'Angleterre  recueille  aujour- 
d'hui de  sa  longue  tyrannie.  A  certaines  époques  de  l'année,  chaque 
bateau  à  vapeur  venu  d'Irlande  apporte  plusieurs  centaines  de  pau- 
vres irlandais  habitués  à  se  vêtir  de  haillons,  à  coucher  dans  des  huttes 
infectes,  à  se  nourrir  de  pommes  de  terre  de  basse  qualité ,  à  vivre 
enlin  le  plus  mal  et  au  plus  vil  prix  possible.  De  Liverpool,  ces  pau- 
vres se  rendent  à  Birmingham,  à  Manchester,  à  Londres  même,  sur 
tous  les  marchés  enfm  où  leur  travail  peut  se  vendre.  Là  ils  rencon- 
trent des  ouvriers  anglais  pour  qui  un  vêtement  propre,  une  habita- 
tion saine,  une  nourriture  abondante  et  substantielle,  sont  devenus 
un  objet  de  première  nécessité.  Qu'arrive-t-il  alors?  Il  est  bien  évi- 
dent que  le  travail  ne  saurait  avoir  deux  prix,  l'un  pour  les  Irlandais 
et  l'autre  pour  les  Anglais.  Il  faut  donc  ou  que  ceux-là  montent  ou 
que  ceux-ci  descendent,  et  que  le  niveau  s'établisse.  Des  deux  hypo- 
thèses, c'est  malheureusement  la  seconde  qui  se  réalise  presque 
toujours.  Si  elle  ne  se  réalisait  pas  immédiatement,  l'Irlande  d'ail- 
leurs tient  en  réserve  quelques  millions  de  bras  inoccupés  qu'elle 
jetterait  sur  le  marché,  et  qui,  en  détruisant  toute  proportion  entre 
l'offre  et  la  demande-  ne  tarderaient  pas  à  frapper  la  marchandise 

■         ■     '  .;  ;[  f  .'.'1   .  V  1  '•    ■       ■'■  ' 

d'un  véritable  discrédit. 


07G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  regrette  d'employer  de  pareils  mots;  mais  c'est  là  la  loi  de  l'in- 
«lustrie,  loi  fatale  et  qu'il  ne  servirait  à  rien  de  dissimuler  ou  de  nier. 
Veut-on  savoir  maintenant  dans  quelles  proportions  ont  lieu  les  émi- 
grations dont  il  s'agit?  En  1830,  il  est  arrivé  à  Liverpool  seulement 
7V,2iO  Irlandais,  en  1837,  45,590,  en  1838,  V5,470.  Le  nombre  des 
Irlandais  qui  résident  à  Liverpool  dépasse  d'ailleurs  4^0,000,  à  Manches- 
ter 60,000,  à  Glascow  50,000,  à  Birmingham  25,000,  à  Leeds  12,000, 
sans  compter  ceux  qui  sont  dispersés  dans  les  campagnes  voisines. 
Pense-t-on  que  ce  soit  là  un  élément  sans  importance,  et  qui  n'exerce 
pas  sur  la  fixation  des  salaires  une  puissante  influence?  Si  dans  les 
<  oratés  manufacturiers  de  l'ouest  de  l'Angleterre  le  bien-être  des 
classes  ouvrières  a ,  depuis  quelques  années ,  notablement  diminué, 
c'est  à  l'Irlande  que  ces  classes  en  sont  surtout  redevables,  ou,  pour 
mieux  dire,  à  l'Angleterre  elle-même,  qui  s'est  étudiée  pendant 
tant  de  siècles  à  tenir  ce  malheureux  pays  dans  la  servitude  et  dans 
l'abrutissement. 

Voici  d'ailleurs  quelle  est  en  ce  moment  la  situation  matérielle  des 
classes  ouvrières  en  Angleterre.  J'emprunte  les  chiffres  à  un  discours 
remarquable  prononcé  le  4  février  1840  dans  la  chamlire  des  com- 
munes par  M.  Slaney. 

En  1790,  le  nombre  des  ouvriers  industriels  n'était,  au  nombre  des 
ouvriers  agricoles,  que  comme  1  est  à  2.  En  1840,  c'est,  on  le  sait, 
tout  le  contraire.  Dans  certains  comtés  la  proportion  est  même  bien 
plus  forte.  Ainsi,  dans  le  Warwickshire ,  il  y  a  4  ouvriers  industriels 
contre  1  ouvrier  agricole,  6  dans  l'ouest  de  l'Vorkshire,  10  dans  le 
Lancashire,  12  dans  Middlessex.  Et,  ceci  est  digne  de  remarque, 
tandis  que  la  population  industrielle  augmentait  ainsi,  sa  puissance 
productive  était  centuplée  par  les  admirables  découvertes  du  dernier 
<lemi-siècle.  Que  des  progrès  aussi  rapides,  aussi  prodigieux,  aient 
accru  notablement  la  richesse  nationale,  et  même  amélioré  la  condi- 
tion de  certains  ouvriers,  cela  est  hors  de  doute;  mais  il  est  hors  de 
doute  aussi  qu'il  en  est  résulté  de  brusques  déplacemens  d'industrie 
et  des  fluctuations  qui,  plus  d'une  fois,  ont  privé  subitement  des 
populations  entières  de  travail  et  de  pain.  Il  en  est  résulté  aussi 
(ju'entassés  dans  quelques  localités  les  ouvriers  n'ont  pu  s'y  établir 
convenablement  et  sainement.  Ainsi,  à  Liverpool,  dont  la  popula- 
t  on  a  plus  que  doublé  en  trente  ans,  sur  270,000  habitans,  il  y 
eut  a  40,000  qui  vivent  jour  et  nuit  dans  des  caves  humides;  à  INIan- 
ciliicster,  sur  200,000  habitans,  il  y  en  a  15,000,  et  la  plupart  dc^s 
autres  habitations  ne  valent  guère  mieux,  A  Bury,  le  tiers  de  la  popu- 


L'ANGLETERRE   ET   LE   MINISTÈRE  WIIIG.  677 

lation  laborieuse  n'a  qu'un  lit  pour  3,  k,  5  et  même  6  individus.  A  Glas- 
cow,  dans  les  quartiers  les  plus  pauvres,  10, 12  et  quelquefois  20  per- 
sonnes, de  tout  sexe  et  de  tout  Age,  couchent  pêle-mêle  et  presque 
nues  sur  un  carreau  humide  et  sale.  On  n'évalue  pas  à  moins  de  20  à 
30,000  le  nombre  des  malheureux  qui  vivent  ainsi.  A  Leeds,  à  Bristol, 
à  Londres  surtout,  les  enquêtes  signalent  d'aussi  tristes  résultats. 

Quant  aux  salaires,  ils  seraient  en  général  suffisans,  s'ils  étaient 
également  répartis  sur  plusieurs  années,  ou  si ,  quand  ils  sont  élevés, 
ceux  qui  les  reçoivent  savaient  en  mettre  une  portion  de  côté  pour 
le  temps  où  le  travail  manquera.  Mais  comment  attendre  d'hommes 
ignorans  et  condamnés  à  une  pénible  existence  tant  de  prévoyance 
et  de  modération?  Quand  la  production  s'arrête  ou  languit,  il  se  trouve 
donc  de  nombreuses  familles  réduites,  du  jour  au  lendemain,  à  la 
misère  et  au  désespoir. 

Assurément  ce  n'est  point  là  pour  les  classes  ouvrières  un  état 
normal.  Est-il  surprenant  dès-lors  qu'elles  écoutent  les  proi)liéties 
furibondes  des  illuminés  qui,  comme  le  révérend  Stephen,  ministre 
méthodiste,  leur  montrent  la  terre  promise,  «  pourvu  qu'au  lieu  de 
«  se  borner  à  de  vaines  menaces,  elles  osent  prendre  /es  couteaux  et 
«  les  fourchettes  dont  on  leur  rend  l'usage  inutile  pour  les  porter  à  la 
«  gorge  de  leurs  oppresseurs,  »  et  les  utopies  insensées  des  rêveurs 
qui,  comme  M.  Owen,  prêchent  hardiment  l'abolition  de  la  religion, 
du  mariage  et  de  la  propriété,  «  trinité  formidable  et  monstrueuse, 
«  source  inépuisable  de  maux  et  de  crimes,  véritable  et  unique  Satan 
«dans  le  monde?  »  Comme  tous  les  prétendus  organisateurs  de  notre 
époque,  M.  Owen  s'entend  mieux  à  détruire  qu'à  édifier,  et  il  est 
difficile  de  prendre  au  sérieux  ses  associations  de  500  à  3,000  per- 
sonnes, où  il  n'existe  d'autre  classification  que  celle  de  l'âge,  de  sorte 
que  tous  les  hommes  et  toutes  les  femmes  doivent  être  employés 
indistinctement  et  simultanément,  de  10  à  15  ans  aux  soins  domesti- 
ques, de  15  à  25  à  la  création  de  tous  les  produits  agricoles  et  indus- 
triels dont  l'association  a  besoin ,  de  25  à  30  à  la  distribution  de  ces 
produits,  de  30  à  40  au  gouvernement  intérieur  de  la  communauté, 
de  VO  à  GO  à  la  direction  de  la  même  communauté  dans  ses  rapports 
avec  les  communautés  étrangères.  Mais  d'une  part  M.  Owen  déclare 
nettement  que  l'homme  n'est  pas  responsable  de  ses  croyances,  de 
ses  sentimens,  de  ses  actions,  que  par  conséquent  il  n'y  a  ni  vice  ni 
vertu,  et  que  tout  châtiment  est  injuste  aussi  bien  que  toute  récom- 
pense. De  l'autre,  il  promet  à  l'homme,  prescpie  sans  travail,  la  pleine 
satisfaction  de  ses  besoins  et  de  ses  goûts.  C'en  est  assez  pour  que 

TOME  XXIII.  43 


678  REME    DES    DEUX    MONDES. 

beaucoup  de  ceux  qui  soulTrcMit  viemient  se  grouper  autour  de  lui.  Il 
y  a  quelques  années,  qu.uid  M.  Owcn  dirigeait  l'établissement  de 
.Wnv-Lauark,  on  le  regardait  comme  un  philanthrope  ingénieux, 
dont  les  expériences  curieuses  mériliiient  de  lixer  l'attention  sans 
tirer  à  conséquence.  Aujourd'hui  la  secte  qu'il  a  fondée  compte 
soixante-une  sociétés  affiliées  et  un  nombre  considérable  d'adeptes, 
surtout  dans  les  grands  centres  manu'acturiers.  Ardente  et  active, 
cette  secte  d'ailleurs  inonde  l'Angleterre  d'écrits  à  bon  marché,  où  la 
théorie  socialiste  est  repro.luile  sous  toutes  les  iormes  et  dans  tous 
les  langages.  A  Manchester,  à  Eirmingham,  ailleurs  encore,  elle  sou- 
tient publiquement  sa  thèse,  et  d('fend  hardiment  ses  principes  contre 
quiconque  veut  les  attaquer. 

Je  ne  parle  point  de  ces  imelin^fi  plus  étranges  encore  où  l'on 
professe  sans  déguisement  que,  «  si  les  ouvriers  ne  peuvent  pas  ga- 
«  gner  assez  de  pain  pour  eux-mêmes  et  pour  leurs  enfaus,  ils  doi- 
«  vent  en  prendre  sur  le  fonds  commun  (1  ).  w  Je  ne  parle  pas  non  plus 
de  quelques  écrits  incendiaires,  plutôt  donnés  que  vendus,  entre 
autres  d'un  poème  où  l'on  excite  les  pauvres  à  l'extermination  de 
tous  les  riches,  et  d'un  pamphlet  signé  Marcus^  qui,  pour  diminuer 
l'exubérance  de  la  population ,  engage  les  familles  pauvres  à  tuer  i;n 
enfant  sur  quatre.  O  sont  là  d'abom.inables  rêveries,  qui  n'ont  d'im- 
portance que  par  l'état  d'esprit  qu'elles  révèlent.  Mais  un  tel  état 
d'esprit,  on  en  conviendra,  n'appartient  pas  à  une  société  bien  por- 
tante. 

Là  est  le  véritable  daiiger  de  l'Angleterre,  et  ce  danger  a  peut-être 
été  augmenté  par  la  deriùère  loi  sur  les  pauvres.  Ce  n'est  pas  que 
l'ancienne  loi  lut  bonne.  Fondée  sur  cette  fausse  idée  que  la  terre 
suffit  toujours  à  nourrir  tous  ses  habitans,  l'ancienne  loi,  partout  où 
on  avait  essayé  de  la  mettre  sincèrement  à  exécution,  n'avait  eu 
d'autre  effet  que  d'encourager  la  paresse  et  le  vice  aux  dépens  de 
l'honnêteté  et  de  l'activité.  Mais  les  pauvres,  sans  se  rendre  compte 
de  ses  résultats  véritables,  y  voyaient  l'acquittement  d'une  dette  à 
leur  égard ,  et  c'est  avec  douleur  et  ressentiment  qu'ils  en  ont  appris 
le  changement.  Ajoutons  que  dans  cette  circonstance  les  tories  les 
plus  ardens  se  sont  unis  aux  radicaux  exaltés,  et  que,  depuis  quatre 
ans,  ils  ne  cessent  de  répéter  ensemble  aux  clas.ses  ouvrières  que  le 
ministère  whig  les  a  dépouillées  du  droit  qui  leur  appartenait  depuis 
Elisabeth,  et  de  leur  dernière  ressource.  Comment  veut-on  que  de 

(Ij  Meeting  des  ouvriers  snns  n";iv;iil  à  Locds,  j:*nvier  I8ifl. 


L'ANGLETERRE   ET   LE   MINISTÈRE    WHIG.  079 

pareils  argumeris  ne  finissent  pas  par  égarer  les  esprits  et  par  les 
pousser  au  désespoir  et  à  la  sédition? 

Si  j'étais  membre  du  parlement  d'Angleterre,  ce  ne  sont  donc  pas 
les  agitations  politiques  ou  religieuses  que  je  redouterais,  mais  les 
convulsions  sociales;  ce  ne  sont  pas  les  chartistes,  mais  les  commu- 
nistes :  ou  plutôt  ce  que  je  craindrais,  c'est  que  chartistes  et  commu- 
nistes, abandonnant  les  uns  leurs  cinq  artids  de  loi,  les  autres  la 
partie  théorique  de  leur  nouvel  évangile,  ne  se  réunissent  un  jour, 
pressés  par  la  misère  et  la  faim,  dans  un  effort  terrible,  contre 
tous  ceux  qui  possèdent  et  qui  jouissent;  c'est  que  le  xix''  siècle 
n'eût  aussi  sa  jacquerie,  et  que  l'Angleterre,  si  belle  et  si  riche,  ne  se 
couvrît  de  ruines  et  ne  se  baignât  dans  le  sang.  Grâce  à  Dieu,  il  y  a 
bien  des  chances  pour  qu'une  telle  catastrophe  n'ait  pas  lieu;  mais, 
si  l'on  veut  la  prévenir,  il  faut  la  prévoir,  il  faut  y  songer.  On  ne  doit 
pas  se  lasser  de  le  répéter,  partout,  et  surtout  en  Angleterre,  la  con- 
dition des  classes  ouviières  a  subi  depuis  un  demi-siècle  de  notables 
changemens.  L'avenir  prouvera,  je  le  crois,  que  ces  changemens  en 
somme  ont  été  plutôt  bons  que  mauvais,  heureux  que  malheureux, 
mais  à  la  condition  expresse  qu'on  en  tienne  compte,  et  qu'on  ne 
veuille  pas  appliquer  obstinément  de  vieilles  pratiques  à  un  état  tout 
nouveau.  Jusqu'ici,  je  le  sais,  quoi  qu'en  puissent  penser  les  secta- 
teurs de  Saint-Simon ,  de  Fourier  et  d'Owen ,  l'homme  de  génie  qui 
doit  résoudre  le  problème  n'a  pas  paru  dans  le  monde,  et  il  n'y  a  rien 
de  plus  vieux,  rien  de  plus  rétrograde,  que  ce  qu'on  nous  donne 
chaque  jour  avec  assurance  pour  un  progrès  et  une  nouveauté.  Mais 
c'est  beaucoup  déjà  que  de  vouloir  bien  reconnaître  que  la  question 
existe,  et  de  s'en  occuper  sérieusement.  Il  y  aurait  là  pour  l'aristo- 
cratie anglaise,  si  elle  comprenait  son  devoir  et  son  intérêt,  un  ma- 
gnifique rôle  à  jouer  et  un  service  capital  à  rendre  à  l'humanité. 

Malheureusement  pour  l'Angleterre  et  pour  elle-même,  l'aristo- 
cratie anglaise  ne  paraît  guère  songer  qu'à  conserver  dans  leur  inté- 
grité ses  privilèges  pécuniaires  et  les  lois  qui  les  consacrent.  Je  citerai 
la  loi  des  céréales,  la  plus  inique  assurément  de  toutes  celles  qui 
pèsent  sur  les  classes  pauvres.  Dans  un  pays  où  les  deux  tiers  de  la 
population  vivent  de  salaires  industriels,  quelle  réponse  peut  faire 
l'aristocratie  à  ceux  qui  lui  disent  :  «  Avec  nos  salaires,  tout  réduits 
qu'ils  soient  par  la  concurrence,  nous  pourrions  acheter  par  semaine 
trente  livres  de  pain  qui  nous  feraieiit  vivre  ainsi  que  notre  famille; 
au  lieu  de  trente,  il  ne  nous  est  permis  d'en  acheter  que  quinze, 
afin  que  tel  d'entre  vous  reçoive  de  ses  fermiers  100,000  livres 

43. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sterl.  au  lieu  de  50.  »  Sans  doute  il  y  a  là  quelque  exagération,  et  la 
libre  importation  des  grains  étrangers  ne  ferait  pas  baisser  de  moitié 
le  prix  du  pain;  mais  le  raisonnement,  assez  simple  pour  être  saisi 
par  les  esprits  les  plus  grossiers,  n'en  reste  pas  moins  sans  réplique. 

A  la  question  que  je  me  suis  posée  en  commençant,  voici  défini- 
tivement ma  réponse.  Quelque  contraires  que  soient  les  institutions 
anglaises  aux  idées  que  la  révolution  d'Amérique  et  surtout  la  révo- 
lution française  ont  produites  et  jetées  dans  le  monde,  il  n'y  a  ni  dans 
le  sentiment  religieux,  ni  dans  le  sentiment  politique  du  pays,  rien 
d'assez  antipatbiqiie  à  ces  institutions  pour  qu'elles  soient  menacées 
d'une  prompte  ruine.  Elles  pourront  donc  subsister  long-temps  en- 
core, surtout  à  l'aide  de  réformes  habiles  et  opportunes,  si  elles  ne  se 
trouvent  englobées  dans  une  catastrophe  plus  générale  et  qui  aura 
une  origine  plus  profonde.  Cette  catastrophe  pourtant  n'est  rien 
moins  qu'inévitable,  rien  moins  qu'imminente,  pourvu  que  les 
classes  supérieures  et  moyennes,  au  lieu  de  fermer  les  yeux  et  de 
s'endormir,  regardent  le  danger  en  face  et  s'occupent  activement 
des  moyens  de  le  conjurer. 

Je  ne  cherche  point,  on  le  voit,  à  diminuer  l'importance  du  redou- 
table problème  qui  agite  aujourd'hui  l'Angleterre;  mais  de  ce  que  ce 
problème  n'est  pas  résolu,  suit-il  que  toutes  les  autres  questions  doi- 
vent s'elTacer  devant  lui,  et  que,  comme  le  prétendent  quelques  écri- 
vains, les  débats  parlementaires  depuis  dix  ans  méritent  à  peine  qu'on 
y  fasse  attention?  Non  certes,  et  c'est  là  se  faire  des  choses  humaines 
une  idée  bien  étroite  et  bien  mesquine.  Si  les  nations  doivent  songer 
à  leur  avenir,  elles  ne  peuvent  oublier  (lu'elles  vivent  dans  le  pré- 
sent, et  que  le  présent  se  compose  d'une  foule  d'incidens  éphémères 
et  insignifians  peut-être  au  point  de  vue  de  l'histoire  et  de  la  philo- 
sophie, mais  dont  l'ensemble  détermine  le  rang  qu'elles  occupent 
dans  le  monde  et  le  rôle  qu'elles  y  jouent.  C'est  à  ces  incidens  et  aux 
difficultés  qui  en  naissent  chaque  jour  que  l'homme  politique,  quelle 
(|ue  soit  d'ailleurs  la  supériorité  de  son  esprit,  doit  appliquer  surtout 
ses  facultés  et  consacrer  ses  efforts.  Après  avoir  examiné  quel  est 
l'état  des  institutions  de  l'Angleterre  et  quels  dangers  les  menacent, 
il  est  donc  bon  d'examiner  quelle  est  la  situation  de  son  gouverne- 
ment et  quelles  sont  ses  chances  de  durée.  Ceci  m'amène  à  jeter  un 
coup  d'd'il  rapide  sur  les  diverses  phases  par  lesquelles  le  ministère 
actuel  a  passé.  Il  est  impossible  de  bien  comprendre  ce  qu'il  est  au- 
jourd'hui sans  connaître  ce  qu'il  a  été. 

La  carrière  du  ministère  v^hig  peut  se  diviser  en  quatre  époques 


L'ANGLETERRE  ET   LE  .MLMSTÈRE   WHIG.  681 

principales  :  le  ministère  Grey,  le  premier  ministère  Melbourne,  le 
second  ministère  Melbourne  après  la  tentative  des  tories  en  183i  jus- 
qu'à sa  retraite  au  mois  de  mars  1839,  le  troisième  ministère  Mel- 
bourne depuis  mars  1839  jusqu'à  ce  jour.  La  première  époque,  qui 
vit  réunis  sous  le  drapeau  de  lord  Grey  des  bommes  tels  que  lord 
Stanley  et  lord  Durbam,  lord  John  Russell  et  sir  James  Graham, 
lord  Brougbam  et  lord  Ripon ,  lord  Howwick  et  le  duc  de  Ricbmond, 
lord  Melbourne  et  lord  Althorp,  est  certainement  la  plus  brillante  et 
la  plus  féconde.  Le  parti  whig,  récemment  arrivé  aux  affaires,  et 
plein  de  confiance  en  lui-même,  marchait  avec  ensemble,  avec  ardeur, 
sous  un  chef  à  qui  trente  années  d'une  vie  politique  glorieuse  avaient 
assuré  l'affection  de  ses  amis  et  le  respect  de  tous.  C'est  alors  qu'eut 
lieu,  au  sujet  du  bill  de  réforme,  la  grande  lutte  des  communes 
<;6«tre  les  lords ,  lutte  presque  oubliée  aujourd'hui ,  mais  qui  n'en 
est  pas  moins  un  événement  extraordinaire  et  significatif.  Pour  bien 
apprécier  la  portée  de  cet  événement,  il  faut  se  souvenir  de  deux 
choses  :  la  première,  qu'au  commencement  de  1830  la  vieille  loi  élec- 
torale était  encore  entourée  de  tant  de  respect  que,  de  peur  d'y 
porter  la  plus  légère  atteinte,  la  chambre  des  communes  refusait  d'ac- 
corder à  des  villes  telles  que  Manchester  et  Birmingham  un  ou  deux 
représentans;  la  seconde,  que  jusqu'alors,  directement  ou  indirecte- 
ment, la  voix  des  lords  avait  toujours  été  prépondérante.  Dix-huit 
mois  après,  un  bill  devenu  loi  de  l'état,  malgré  la  chambre  des  lords, 
supprimait  toutes  les  vieilles  fictions  électorales,  et  établissait  partout 
le  principe  de  la  représentation. 

Que  le  bill  de  réforme  soit,  dans  quelques-unes  de  ses  dispositions 
secondaires,  plus  ou  moins  satisfaisant  et  durable,  il  n'en  faut  pas 
moins  reconnaître  que  le  ministère  à  qui  ce  bill  est  dû  a  fait  une 
grande  chose.  Mais  ce  n'est  pas  tout,  et  le  bill  de  réforme  est  loin 
d'être  le  seul  titre  du  ministère  Grey.  Ainsi  c'est  le  ministère  Grey 
qui  a  fait  passer  le  premier  bill  pour  rendre  permanente  et  obligatoire 
la  conversion  des  dîmes  en  une  rente  foncière.  C'est  lui  qui ,  par  une 
initiative  hardie,  a  porté  le  premier  coup  à  l'église  irlandaise  en  sup- 
primant dix  évêchés  et  une  foule  de  sinécures  ecclésiastiques.  C'est 
lui  qui  a  préparé  la  réforme  des  lois  municipales  et  apporté  dans  les 
lois  civiles  et  militaires  d'importans  changemens;  c'est  lui  enfin  qui  a 
eu  l'insigne  honneur  d'attacher  son  nom  à  l'abolition  de  l'esclavage. 
Et  tout  cela  s'est  fait  depuis  la  fin  de  1832  jusqu'au  commencement 
de  183i,  à  travers  les  agitations  inséparables  de  la  grande  révolution 
légale  qui  venait  de  s'opérer,  quand,  à  l'extérieur,  la  question  de 


682  UEVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

paix  et  de  guerre,  encore  suspendue  sur  l'Europe,  préoccupait  tous 
les  cabinets.  Assurément  il  y  a  là  pour  le  parti  whig  un  juste  et  éternel 
sujet  de  contentement  et  d'orgueil. 

On  sait  comment  finit  le  ministère  Grey.  La  question  de  l'église  lui 
enleva  d'abord  quatre  de  ses  membres  les  plus  éminens,  et  la  ques- 
tion irlandaise,  un  peu  plus  tard,  contraignit  son  illustre  chef  à  la 
retraite.  Alors  commença,  en  juillet  18;ii,  la  seconde  époque,  celle 
du  premier  ministère  Melbourne.  C.omparé  à  celui  qui  l'avait  précédé, 
ce  ministère  contenait  si  peu  d'hommes  supérieurs,  que  personne  dans 
le  premier  moment  ne  crut  à  sa  durée.  Autant  d'ailleurs  le  ministère 
Grey  avait  été  brillant  et  résolu,  autant  le  ministère  Melbourne  se 
montra  indécis  et  terne.  Dédaigné  par  les  tories  et  parles  ^vhigs  dis- 
sidens,  injurié  par  O'Connell,  attaqué  par  les  radici.ux,  ce  cabinet, 
après  six  mois  d'une  existetice  insignifiante,  semblait  près  de  s'éteindre 
doucement ,  quand ,  en  rappelant  brusquement  les  tories,  le  roi  jugea 
à  propos  de  le  ranimer. 

J'ai  ailleurs  expliqué  les  causes  et  les  effets  de  cet  étrange  événe- 
ment. Je  ne  veux  point  y  revenir.  Je  rappellerai  seulement  qu'ou- 
tragés et  foulés  aux  pieds  par  la  couronne,  les  whigs  contractèrent 
dès-lors  avec  le  parti  radical  et  le  parti  irlandais  l'alliance  qui  depuis 
six  ans  maintient  le  gouvernement  entre  leurs  mains,  et  trouvèrent 
ainsi  dans  leur  chute  une  nouvelle  force.  Les  tories  avaient  pour  eux 
la  co; -onne,  les  deux  tiers  de  la  chambre  des  lords,  et,  depuis  les  nou- 
velles élections,  près  de  la  moitié  de  la  chambre  élective;  mais  dans 
cette  dernière  chambre  les  whigs,  les  radicaux  et  les  Irlandais  réunis 
l'emportaient  de  vingt  à  trente  voix,  et  devant  cette  imperceptible 
majorité  sir  Robert  Peel  dut  se  retirer.  C'est  à  dater  de  ce  jour  que 
l'étoile  pâlissante  du  parti  whig  brilla  d'un  nouvel  éclat,  et  que  le 
ministère  Melbourne,  liion  que  la  crise  lui  eût  enlevé  encore  deux 
de  ses  membres  les  plus  considérables,  lord  Althorp  et  lord  Brou- 
gham,  devint  un  ministère  sérieux  et  puissant. 

De  mai  1835  à  mars  1839,  il  y  a  près  de  quatre  ans,  et  pendant  cette 
longue  période,  l'Angleterre  a  présenté  un  spectacle  inoui  jusqu'alors, 
celui  d'un  ministère  qui,  combattu  par  la  chambre  des  lords  et 
appuyé  dans  la  chambre  des  communes  par  une  majorité  de  quel- 
ques voix  seulement,  dont  la  moitié  ne  partage  ni  ses  opinions  ni  ses 
sympathies,  gouverne  cependant  le  pays  avec  autorité,  avec  dignité, 
et  poursuit  paisiblement  l'œuvre  si  difficile  d'une  réforme  à  la  fois 
sérieuse  et  modérée.  Une  telle  conduite  à  travers  de  telles  difficultés 
fait  sans  doute  beaucoup  d'honneur  au  ministère;  naais  elle  en  fait 


L'ANGLETERRE   ET    I.E    MINISTÈRE   WHIG.  683 

plus  encore  à  la  majorité  dont  l'intelligence  et  le  bon  sens  ont  su 
triompher  ainsi  de  ses  passions  et  de  ses  dissentimens  intérieurs.  Nous 
faisons  en  ce  moment  en  France  une  tentative  analogue,  et  si  l'on 
peut  juger  de  l'avenir  par  le  passé,  j'ai  la  confiance  qu'elle  réussira. 
Mais  que  sont  les  difiérences  qui  nous  séparent  auprès  de  celles  qui 
distinguent  en  Angleterre  les  whigs  des  radicaux?  Les  whigs,  je  le 
répète,  veulent  maintenir  la  vieille  constitution  anglaise,  que  les  radi- 
caux veulent  détruire.  Depuis  six  ans  pourtant,  les  radicaux,  pour 
écarter  les  tories,  soutiennent  les  whigs,  bien  que  cenx-ci,  toutes  les 
fois  qu'ils  en  ont  été  sommés,  n'aient  pas  ht'sifé  à  déclarer  que,  plutôt 
que  de  dépasser  la  limite  de  leurs  opinions,  ils  étaient  prêts  à  quitter 
le  pouvoir.  C'est  là  des  deux  parts  un  exemple  de  justesse  et  de  fer- 
meté d'esprit  qui  ne  doit  pas  être  perdu. 

Il  est  certain  d'ailleurs  qu'en  présence  d'une  chambre  des  lords 
ouvertement  hostile  et  d'une  chambre  des  communes  presque  par- 
tagée par  moitié,  les  w  higs,  sous  le  second  ministère  Melbourne,  sont 
loin  d'avoir  accompli  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  d'eux ,  tout  ce 
qu'eux-mêmes  croyaient  juste  et  bon.  Ils  ont  pointant  réform''  les 
corporations  municipales,  converti  délinitivement  les  dîmes  en  une 
rente  foncière,  refait  les  lois  des  pauvres,  régularisé  l'état  civil  et  l'in- 
struction publique,  adouci  les  lois  criminelles,  réparti  plus  également 
les  revenus  ecclésiastiques,  complété  l'affranchissement  des  esclaves; 
et  si  sur  deux  autres  questions  d'une  haute  importance,  celles  des 
taxes  et  des  propriétés  de  l'église,  ils  ont  dû  reculer,  la  tentative 
qu'ils  ont  faite  et  les  principes  qu'ils  ont  émis  n'en  restent  pas  moins 
comme  la  preuve  d'un  progrès  remarquable  dans  l'opinion  publique, 
et  comme  un  engagement  pour  l'avenir. 

Mais  le  gouvernement  d'un  pays  ne  consiste  pas  uniqiiemeiit  dans 
la  législation.  Il  y  a,  en  outre,  la  conduite  générale  des  affaires  tant 
en  dehors  qu'en  dedans.  Or,  si ,  malgré  la  première  quadruple  alliance, 
il  est  difficile  de  signaler  une  notable  différence  entre  la  politique 
étrangère  des  whigs  et  celle  des  tories,  il  en  est  tout  autrement  de 
leur  politique  intérieure.  Pour  la  première  fois  peut-être,  on  a  vu 
le  gouvernement  et  l'administration  lutter  contre  les  abus  d'une  orga- 
nisation aristocratique,  au  lieu  de  les  favoriser.  Pour  la  première  fois, 
on  a  vu  le  pouvoir  se  mettre  du  côté  des  faibles  contre  les  forts.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  dire  que  c'est  surtout  par  sa  conduite  en  Irlande 
<|ue  le  ministère  Melbourne  a  mérité  cet  éloge.  En  Irlande,  on  le  sait, 
le  gouvernement,  l'administration,  la  justice,  n'ont  eu  qu'un  but 
depuis  plusieurs  siècles,  opprimer  et  pressurer  le  pays.  Aussi,  siir 


68V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  terre  malheureuse,  la  guerre,  une  guerre  atroce  et  sanglante, 
n'a-t-elle  jusqu'à  ces  dernières  années  cessé  d'exister  entre  le  pou- 
voir et  le  peuple.  La  civilisation  modifiait  et  adoucissait  progressive- 
ment la  législation;  elle  restait  sans  inlluence  sur  l'administration; 
et  cette  tyrannie,  la  pire  de  toutes,  était  si  profondément  enracinée, 
que  le  premier  ministère  whig  lui-même  n'avait  pas  osé  ou  voulu  en 
afïrancliir  le  pays.  Ce  sera  la  gloire  du  ministère  Melbourne  de  l'avoir 
attaquée  et  vaincue  jusque  dans  ses  plus  redoutables  forteresses.  Sous 
ce  ministère,  l'Irlandais,  aux  yeux  de  l'administration  comme  de  la 
loi,  a  été  l'égal  de  l'Anglais,  et  le  catholique  l'égal  du  protestant. 
Sous  ce  ministère,  ni  rang  ni  fortune  n'ont  pu  mettre  l'injustice  à 
l'abri  de  la  disgrâce,  si  ce  n'est  du  châtiment.  Aussi  l'Irlande,  malgré 
ses  souifrances,  malgré  sa  détresse,  s'est-elle,  sous  le  ministère  Mel- 
bourne, montrée  docile  et  recoimaissante. 

Chose  singulière  !  si  dans  la  politique  des  w  higs  il  est  quelque  chose 
d'irréprochable,  c'est  incontestablement  leur  conduite  en  Irlande.  Là 
pourtant  est,  en  Angleterre,  la  cause  de  leur  impopularité  croissante, 
de  cette  impopularité  qui ,  après  leur  avoir  enlevé  le  pouvoir  pour  la 
seconde  fois  en  mars  1839,  ne  leur  a  permis  de  le  reprendre  que  par 
le  bon  plaisir  de  la  reine,  plus  affaibli  et  plus  vacillant  que  jamais.  Je 
touche  ici  à  la  quatrième  époque  du  ministère  \\hig,  celle  qui  dure 
encore  aujourd'hui.  Comme  il  ne  s'agit  plus  du  passé ,  mais  du  pré- 
sent, il  est  jjon  d'entrer  dans  quelques  détails. 

Il  arrive  souvent  dans  le  monde  politique  que  la  cause  apparente 
des  évènemens  n'en  est  pas  la  cause  réelle.  Si  le  ministère  du  11  oc- 
tobre se  retira,  en  1836,  devant  un  léger  échec,  c'est  que  le  minis- 
tère du  11  octobre  avait  dans  son  sein  ou  au  dehors  d'autres  causes 
de  mort  (|ue  la  question  des  rentes;  si,  en  mars  1839,  le  minis- 
tère Melbourne  donna  sa  démission  après  le  vote  sur  le  bill  de  la  Ja- 
maïque, c'est  que  le  ministère  Melbourne,  plusieurs  fois  vaincu  par 
les  tories  depuis  le  commencement  de  la  session ,  sentait  que  sa  posi- 
tion n'était  plus  tenable.  Comment  les  tories,  qui,  après  le  bill  de 
réforme,  ne  comptaient  plus  que  pour  un  tiers,  étaient-ils  donc  par- 
venus à  reconquérir  un  ascendant  graduel,  et  à  faire,  par  leurs  pro- 
pres forces,  équilibre  au  parti  réformiste  tout  entier?  Est-ce,  comme 
ils  aiment  à  le  dire,  parce  qu'ils  avaient  été  plus  habiles,  plus  persé- 
vérans,  plus  actifs  que  leurs  adversaires?  Est-ce,  comme  on  le  leur 
répète  chaque  jour,  parce  qu'ils  avaient  su  dans  les  élections  rem- 
placer l'autorité  par  la  corruption?  Peut-être  y  a-t-il  dans  les  deux 
explications  quelque  chose  de  fondé;  mais  elles  sont,  même  réunies, 


L'ANGLETERRE   ET  LE  MINISTÈRE  WHIG.  685 

loin  d'être  suffisantes.  Malgré  leur  habileté  et  leur  richesse,  les  tories 
n'auraient  pu  se  relever  si  vite,  s'ils  n'avaient  trouvé  dans  les  opinions 
de  l'Angleterre  un  levier  solide  et  puissant.  Ce  levier,  c'est  le  mépris 
pour  l'Irlande  presque  dans  toutes  les  classes,  et,  dans  quelques- 
unes,  la  haine  pour  le  catholicisme.  Et  qu'on  ne  croie  pas  que  ce 
mépris  et  cette  haine  ne  se  rencontrent  que  parmi  les  tories.  Au  sein 
du  parti  radical  même,  plusieurs  en  sont  atteints,  et  O'Connell  n'est 
pas  un  insensé  quand ,  dans  les  assemblées  populaires  de  Dublin ,  il 
dénonce  le  radicalisme  anglais  comme  l'ennemi  de  l'Irlande.  Grâce  à 
Dieu  et  à  la  civilisation ,  beaucoup  d'Anglais  se  défendent  de  ces  indi- 
gnes sentimens  et  les  blâment  hautement;  mais  il  en  est  peu  qui,  au 
fond  de  l'ame,  n'en  conservent  quelques  traces.  N'est-il  pas  incroyable, 
par  exemple,  que,  depuis  dix  ans,  les  tories  puissent,  toujours  avec 
un  nouveau  succès,  séparer,  dans  la  chambre  des  communes,  les 
votes  irlandais  des  votes  anglais,  comme  si  la  nature  de  ces  votes 
était  différente  et  leur  autorité  inférieure?  Ainsi,  dans  un  pays  qui 
compte  2i  millions  d'habitans,  il  y  a  une  vaste  province  qui  en  compte 
8  millions  à  elle  seule,  et  qui  pourtant  n'envoie  au  parlement  que 
lOi-  représentans  sur  658.  Ces  lO't  voix,  on  les  lui  conteste  pourtant 
encore,  ou  du  moins  on  veut  que,  moralement,  elles  pèsent  moins 
que  les  autres.  Et  contre  une  si  absurde,  contre  une  si  inique  préten- 
tion ,  il  ne  s'élève  pas  de  toutes  parts  une  de  ces  énergiques  récla- 
mations qui  commandent  le  silence!  De  quel  droit,  à  quel  titre,  sous 
quel  prétexte  peut-on  dès-lors  refuser  à  O'Connell  la  séparation  légis- 
lative qu'il  demande,  certainement  sans  espoir,  et  peut-être  sans  un 
bien  vif  désir  de  l'obtenir? 

Le  mot  de  l'énigme,  je  le  répète,  c'est  que,  dans  le  cœur  des 
Anglais  môme  bienvcillans  pour  l'Irlande,  la  race  irlandaise  éveille 
quelque  chose  des  sentimens  que  portent  à  la  race  nègre  les  colons 
les  plus  éclairés.  La  race  irlandaise  souffre  et  obéit  depuis  si  long- 
temps, qu'on  a  peine  à  voir  en  elle  l'égale  de  ceux  qui  la  font  obéir 
et  souffrir. 

Voilà  ce  que,  dès  1834,  au  moment  de  la  scission  Stanley,  sentit 
et  comprit  parfaitement  le  parti  tory.  S'il  se  fût  borné  à  se  porter  le 
défenseur  ardent  et  persévérant  de  tous  les  abus  civils  et  politiques 
que  mettait  à  nu  le  parti  réformiste,  il  eût  échoué  certainement,  et 
sa  minorité  eût  diminué  au  lieu  de  s'accroître.  Il  était  bien  plus  habile 
de  faire  appel  aux  sentimens  nationaux  et  religieux,  et  de  dénoncer 
lord  Melbourne ,  non  comme  l'allié  des  radicaux ,  mais  comme  l'ami 
complaisant  et  presque  comme  le  serviteur  des  Irlandais  et  des  catho- 


68i'6  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

liquos.  !.a  supériorité  de  l'Angh^terre  sur  l'Irlande  et  du  protestan- 
tisiiiosur  le  catholicisme  devint  donc  le  mot  d'ordre  du  parti  tory,  mot 
d'ofdfe  qui  retentit  partout  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre,  dans  le 
parlen'ieiit  et  sur  les  /nisfi/iys,  à  table  et  dans  la  chaire.  Est-il  néces- 
saire d'ajouter  que,  dans  cette  croisade,  le  clergé  anglican  se  fit  re- 
marquer par  l'Apreté  de  son  zèle  et  l'ardeur  de  son  langage?  Ainsi, 
d'ailleurs,  ({u'oii  devait  s'y  atlendre,  le  point  de  mire  (ut  O'Connell, 
personniiication  échitante  de  rirlande  et  du  catholicisme;  O'Connell, 
tribun  fougueux,  mais  homme  i)olitique  mesuré,  et  devenu,  par  sa 
situation  et  par  son  talent,  l'allié  nécessaire  du  cabinet  et  la  pierre 
angulaire  de  la  majorité.  Il  l'ut  donc  entendu  que  lord  Melbourne 
était  l'esclave  d'O'Connell,  qu'O'Connell  seul  gouvernait  sous  son 
nom ,  et  que  l'Irlande  catholique,  à  peine  échappée  d^*  ses  fers,  tenait 
l'Angleterre  protestante  sous  ses  pieds.  Et  comm<'  O'C-onnell,  accep- 
tant hardiment  le  rôle  qu'on  lui  faisait  et  le  déti  qu'on  lui  jetait, 
allait  tantôt  en  Irlande,  tantôt  en  Angleterre,  faire  entendre  aux 
masses  une  voix  éloquente  et  souvent  injurieuse,  on  n'eut  pas  de 
peine  à  persuader  aux  crédules  que  l'ami,  le  protecteur,  le  maître  du 
cabinet  travaillait  à  l'asservissement  de  l'Angleterre  et  à  la  restaura- 
tion du  papisme. 

On  comprend  maintenant  comment  les  élections  de  183i  et  de  1837 
lurent  si  favorables  au  parti  tory;  on  comprend  comment,  tandis  que 
l'irlande  s'attachait  de  plus  en  plus  au  gouvernemerit  de  lord  Mel- 
bourne, il  s'opéra  en  Angleterre  une  réaction  chaque  jour  plus  visible 
contre  ce  gouvernement.  Ce  n'est  pas  contre  lord  Melbourne  et  lord 
.Tohn  Russell,  partisans  modérés  et  prudens  des  réformes  politiques, 
que  se  prononçaient  beaucoup  d'électeurs,  jadis  amis  des  whigs, 
aujourd'hui  alliés  des  tories,  mais  contre  O'Connell,  Irlandais  et  ca- 
tholique. Si  l'on  n'a  pas  sans  cesse  cetti»  distinction  sous  les  yeux, 
on  ne  peut  se  faire  une  juste  idée  de  l'état  réel  des  partis. 

Maintenant,  qu'arriva-t-il  au  commencement  de  18.39?  Le  voici. 
Le  parti  tory,  fier  d;'  ses  succès  passés,  se  monirait  plus  audacieux 
que  jamais,  et  mettait  chaque  jour  le  ministère  à  deux  doigts  de  sa 
perte.  D'un  autre  côté,  quelques  radicaux  semblaient  déterminés  à  se 
s 'parer  et  à  former  un  petit  groupe  dont  l'hostilité  n'attendait,  pour 
éclater,  qu'une  occasion  favorable.  L'ancien  lord  chancelier,  lord 
Brougham,  d'finitivemen.t  rallié  h  l'opposition,  déversait  en  même 
temps  à  pleines  mains  sur  ses  ex-collègues  tout  ce  que  peuvent  avoir 
de  plus  poignant  le  sarcasme  et  le  dédain ,  tandis  que  l'ancien  gou- 
verneur du  Canada,  lord  Durliam,  gardait  une  attitude  silencieuse  et 


L'ANGLETERRE  ET  LE  MINISTÈRE  MHIG.  687 

menaçante.  L'échec  du  bill  de  la  Jamaïque  par  les  votes  unis  des 
tories  et  de  quelques  radicaux  était  donc  un  l'ait  trop  significatif  pour 
être  méconnu.  En  quittant  le  pouvoir  qui  le  quittait,  lord  Melbourne 
ne  fit  que  consulter  sa  pro])re  dii;nité,  et  se  con.'brmer  à  la  règle 
fondamentale  du  gouvernement  représentatif. 

Je  ne  veux  point  raconter  la  crise  qui  suivit,  mais  cette  crise  se 
termina  par  un  incident  trop  curieux  pour  que  je  le  passe  entièremeiit 
sous  silence.  Le  ministère  tory  était  formé,  et  sir  Robert  Peel,  chef  du 
cabinet  nouveau,  allait  recommencer  avec  plus  de  chances  de  succès 
la  tentative  de  183'p  ,  (juand  tout  à  coup  on  apprit  que  sir  Ro!)ert  Peel 
avait  demandé  la  faculté  de  renvoyer,  s'il  le  jugeait  nécessaire,  deux 
dames  de  la  cour,  alliées  de  très  près,  l'une  au  vice-roi,  l'autre  au 
secrétaire  d'étiit  d'Irlande.  Le  lendemain ,  sir  Robert  Peel  avait  remis 
ses  pouvoirs,  et  lord  Melbourne,  rappelé  par  la  reine,  reprenait  les 
siens. 

Personne  n'a  oublié  la  longue  et  vive  polémique  à  laquelle  cet 
incident  donna  lieu.  Ce  que  l'on  n'a  peut-être  pas  assez  remarqué, 
c'est  que  les  partis  semblèreiit,  dans  cette  circonstance,  avoir  changé 
de  rôle  et  de  langage.  Ainsi,  ce  sont  les  whigs  et  les  radicaux  qui 
défendaient  la  prérogative  royale ,  ce  sont  les  tories  qui  l'attaquaient. 
M  L'histoire,  s'écriaient  les  premiers,  ne  présente  pas  d'exemple  d'une 
oppression  aussi  odieuse,  aussi  révoltante,  et  si  le  pays  n'intervient 
ouvertement  pour  sa  reine,  il  faut  s'attendre  à  voir  renaître  les  jours 
du  long  parlement.  »  —  «Une  conspiration  d'antichambre,  répon- 
daient les  seconds,  menace  le  principe  parlementaire,  et  si  le  pays  ne 
se  prononce  pas  énergiquement  contre  un  ministère  de  favoris  et  de 
courtisans,  l'Angleterre  reculera  de  deux  cents  ans.  »  Qu'à  côté  de 
cette  polémique,  oîi  relise  les  débats  de  1783,  quand  le  fameux  mi- 
nistère de  la  coalition  fut  renversé  par  le  vote  des  gentilshommes  de 
la  chambre.  Couibien  les  whigs  alors  se  montrèrent  parlementaires, 
et  les  tories  moîiarcbiques!  D'une  part,  quelles  éloquentes  invectives 
contre  l'influence  corruptrice  de  la  cour,  et  quelle  revendication 
hardie  du  pouvoir  qui  doit  appartenir  à  tout  u'.inistère  ssn-  la  maison 
royale!  De  l'autre,  quelle  loyale  et  fervente  indignation  contre  les 
téméraires  qui  prétendaient  asservir  la  royauté  jus(pie  dans  ses  affec- 
tions privées,  et  quelles  énergiques  protestations  contre  des  doctrines 
quasi-républicaines!  En  1839,  sir  Robert  Peel  parlait  à  peu  près 
comme  M.  Fox  en  1783,  et  lord  Melbourne  comme  M.  Pitt. 

Nul  doute  qu'en  droit  sir  Robert  Peel  n'eût  raison;  mais,  en  fait, 
il  y  a  une  circonstance  qui  me  paraît  justifier  pleinement  la  conduite 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  reine  et  celle  de  lord  Melbourne.  Cette  circonstance,  c'est  que 
sir  Robert  Peel  n'avait  pas  la  majorité  dans  la  chambre  des  com- 
munes. Or,  s'il  est  juste  et  bon  qu'au  nom  d'une  miijorité  qui  l'appuie, 
un  premier  ministre  demande  quelquefois  au  chef  constitutionnel  de 
l'état  le  sacrifice  de  ses  affections  et  de  ses  convenances,  il  est  im- 
possible d'admettre  qu'un  tel  sacrifice  puisse  jamais  être  exigé  au  nom 
d'une  minorité ,  et  comme  moyen  de  convertir  plus  tard  cette  minorité 
en  majorité.  Si  donc  sir  Robert  Peel  pensait  que  l'adhésion  de  la  cou- 
ronne, manifestée  par  un  acte  éclatant,  fût  nécessaire  pour  qu'il  pût 
conduire  dignement  et  fortement  les  affaires  du  pays,  il  avait  raison 
d'en  faire  une  condition  expresse  de  son  entrée  au  pouvoir.  La 
reine ,  de  son  côté ,  était  entièrement  maîtresse  de  l'accorder  ou  de  la 
refuser.  Telle  est,  je  crois,  dans  toute  la  rigueur  du  principe  constitu- 
tionnel, la  part  qu'il  convient  de  faire  à  chacun.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  ce  troisième  avènement  du  ministère  Melbourne  ressembla 
peu  au  second.  En  1835,  lord  Melbourne  était  rentré  en  vainqueur, 
porté  par  la  majorité  parlementaire  et  par  l'opinion  nationale.  Il 
rentrait  en  1839,  grâce  à  la  faveur  de  la  reine  et  à  la  protection  des 
dames  de  la  cour;  c'était  pour  son  ministère  une  situation  fâcheuse, 
même  un  peu  ridicule,  et  qui  ne  pouvait  manquer  de  l'affaiblir  encore 
et  de  l'user.  Aussi,  dans  l'espoir  de  se  fortifier  et  de  se  rajeunir,  ne 
tarda-t-il  pas  à  faire  un  pas  de  plus  vers  les  radicaux  pour  les  per- 
sonnes et  pour  les  choses:  pour  les  personnes,  en  faisant  entrer  dans 
le  cabinet  M.  Macaulay  et  lord  Clarendon;  pour  les  choses,  en  pla- 
çant au  nombre  des  questions  ouvertes,  la  question  du  scrutin  secret. 

On  sait  ce  que  sont  en  Angleterre  les  questions  ouvertes.  Quand 
une  question  n'est  pas  ouverte,  tous  les  membres  du  cabinet  et  les 
hauts  fonctionnaires  qui  font  partie  de  l'une  ou  l'autre  chambre, 
sont  tenus  de  voter  ensemble  et  comme  le  premier  ministre.  Quand 
une  question  est  ouverte,  chacun  conserve  son  indépendance  et  vote 
comme  il  lui  plaît.  En  ouvrant  la  question  du  scrutin  secret,  on 
affranchissait  donc  une  quinzaine  de  votes  favorables  à  cette  opinion , 
mais  que  la  discipline  ministérielle  avait  retenus  jusque-là.  On  don- 
nait en  outre  l'idée  que  le  scrutin  secret  pouvait,  dans  un  délai  plus 
ou  moins  long,  devenir  une  mesure  de  gouvernement. 

Dans  toute  autre  occasioji,  le  parti  tory  eût  fait  grand  bruit  de  ces 
concessions;  mais  il  y  avait  quelque  chose  qui  lui  tenait  bien  plus  au 
cœur  et  qui  lui  fit  oublier  tout  le  reste.  C'est  la  nomination  de  deux 
Irlandais  catholiques ,  M.  Sheil  et  M.  Wyse ,  aux  fonctions  impor- 
tantes de  vice-président  du  bureau  de  commerce  et  de  lord  de  la  tré- 


L'ANGLETERRE  ET  LE   MINISTÈRE   WHIG.  689 

sorcric.  On  ne  peut,  si  l'on  n'a  lu  avec  attention  les  journaux  anglais 
pendant  l'intervalle  des  deux  sessions ,  se  fiiire  une  juste  idée  de  la 
démence  qui  à  cette  occasion  parut  s'emparer  du  parti  tory  tout 
entier.  A  Cantorbery,  c'est  un  membre  de  la  chambre  des  communes, 
M.  Bradshaw,  qui,  enchérissant  encore  sur  lord  Lyndhurst,  dénonce 
le  peuple  irlandais  comme  «  un  ramas  de  sauvages  bigots  à  peine 
«  plus  civilisés  que  les  indigènes  de  la  Nouvelle-Zélande.  »  Ailleurs, 
c'est  sir  Robert  Hill,  qui,  dans  un  meeting  présidé  par  le  comte  de 
Bradford,  fait  adopter  une  résolution  portant  que  «  le  papisme,  en 
((  raison  de  l'idolâtrie,  de  l'intolérance  et  de  la  perfidie  qui  en  sont 
«  inséparables,  peut  être  comparé  à  l'antique  Jesabel,  et  que  l'encou- 
<(  rager  en  Angleterre,  c'est  violer  les  commandemens  de  Dieu  et 
«  compromettre  la  sûreté  du  pays.  »  Ce  sont  en  même  temps,  plus 
de  dix  ans  après  l'émancipation  catholique,  des  pétitions  furibondes 
pour  demander  le  rétablissement  des  anciennes  lois  pénales  avec 
toutes  leurs  rigueurs.  Les  outrages  des  tories  ne  s'arrêtent  point 
aux  Irlandais,  aux  catholiques,  aux  ministres.  Ils  remontent  jusqu'à 
la  reine  elle-même,  qui  se  voit  chaque  jour  insultée  et  calomniée. 
A  entendre  les  orateurs,  à  lire  les  écrivains  tories,  la  cour  est  «  un 
<(  lieu  pestilentiel  dont  l'ordure  doit  dégoûter  tous  ceux  qui  savent 
«  distinguer  la  vertu  du  vice  et  la  pureté  de  l'impureté.  »  On  ajoute 
que  «  l'innocence  est  bannie  du  palais,  tandis  que  le  vice,  assis  à  la 
«  table  royale,  s'y  livre  aux  plus  honteuses  orgies.  »  Au  dîner  annuel 
des  conservateurs  dans  le  South-Derby,  un  ministre  anglican,  le 
révérend  Chandos  Pôle,  va  plus  loin  encore.  «  L'archevêque  de  Can- 
«  torbery,  dit-il,  a  reçu  un  outrage  h  la  cour.  Il  ne  faut  pas  s'en 
<(  étonner.  L'admission  dans  un  tel  lieu  d'un  si  vénérable  prélat  pour- 
«  rait  gêner  les  grossières  débauches  dans  lesquelles  se  vautrent  les 
«  familiers  corrompus  du  palais.  »  Pendant  ce  temps,  un  autre  mi- 
nistre, par  une  allusion  claire  et  frappante,  flétrit  la  reine  du  nom 
de  Jesabel,  et  s'écrie  que  jusqu'au  jour  de  sa  mort  le  protestantisme 
n'aura  pas  de  repos.  A  ces  fanatiques  attaques  il  s'en  joint  de  plus 
étranges  encore,  surtout  de  la  part  des  tories.  Ainsi  le  principe  mo- 
narchique lui-même  est  contesté,  l'abdication  forcée  de  Jacques  II 
rappelée  avec  complaisance ,  et  un  membre  du  parlement  proclame 
tout  haut  que  «  le  peuple  anglais  ne  se  laissera  pas  abaisser  et  dé- 
grader pour  le  bon  plaisir  d'une  créature  humaine.  » 

Dans  la  bouche  des  chartistes  ou  des  socialistes,  ces  furieuses  dé- 
clamations auraient  pu  agiter  le  peuple.  Dans  la  bouche  des  tories, 
elles  ne  rencontraient  au  sein  des  masses  qu'indifférence  et  dégoût; 


090  REVIE  DES  DEUX  MONDES. 

CM  retour  elles  excitaient  dans  le  parti  tory  exalté  un  vif  enthou- 
siasme et  iritniûenses  acclamations.  Quant  aux  tories  modér^'s,  ils  se 
taisaienl,  n'approuvant  ni  ne  blâmant,  et  se  réservant  sans  dpute  de 
régler  \o.m  ojjinion  selon  les  circonstances.  Ce  qui  prouve  p(>urtant 
qu'une  portion  notable  du  parti  lory  modéré  s'associait  sinon  à  la 
violence,  du  moins  aux  sentimens  d'où  ce  langage  émanait,  c'est  que 
la  société  de  la  réforme  protestante,  présidée  par  lord  WharnclilTe, 
homme  grave  et  cojisidiMé,  ordonnait  ilans  le  môme  moment  un  jeiine 
universel,  en  expiatioii  de  la  nomination  de  MM.  Slieil  et  Wyse. 

Tel  était,  quand  s'ouvrit  la  deriiière  session,  l'état  réel  ou  factice 
des  esprits,  et  tout  le  monde  comprend  combien  devenait  embarras- 
sante la  situation  des  chefs  du  parti  tory  modéré  dans  la  chambre  des 
communes,  sir  Robert  Peel,  lord  Staid<>y  et  sir  James  Graham.  Ces 
hommes  d'état  éminens  s'associe  raient-ils,  au  moins  par  leur  sihuice, 
à  des  extravagances  qu'au  fond  de  l'ame  ils  ne  peuvent  approuver? 
ou  bien  risqueraient-ils,  en  les  dcsavoviant,  de  s'ali'ner  la  faction  la 
plus  r.rdente  de  leur  armée?  Telle  est  la  question  que  tout  le  mo'ule 
s'adressait.  Il  faut  rendre  à  sir  Robert  Peel ,  à  lord  Stanley,  à  sir  James 
Graham,  cette  justice  qu'ils  n'hésitèrent  pas,  et  que  le  premier  sur- 
tout, par  quelques  paroles  dignes  et  fermes,  sut  prompteraent  séparer 
sa  cause  de  celle  de  M.  Bradshaw.  Ils  tirent  plus ,  et,  dès  le  début  de 
la  session,  ils  prouvèrent  qu'ils  n'entendaient,  dans  aucun  cas,  sacri- 
fier leurs  principes  et  les  droits  du  parlement  à  l'esprit  de  parti.  Un 
conflit  singulier  s'était  élevé  entre  la  cour  du  banc  du  roi,  qui  préten- 
dait punir  comme  diffamateur  l'imprimeur  du  parlement  au  sujet  d'u^e 
publication  officiellement  autorisée,  et  la  cliambre  des  communes 
qui,  pour  défendre  ses  privilèges,  appelait  successivement  à  la  liarre 
et  emprisonnait  non  les  juges,  mais  les  shériffs  exécuteurs  de  leurs 
ordres  d'une  part,  et  (!e  l'autre  les  parties  plaignantes  et  leurs  am- 
seils  judiciaires.  Pans  ce  conflit,  le  parti  tory  ne  vit  qu'un  moyen 
d'embarrasser  le  ministère  et  de  reconquérir  quelque  popularité''; 
mais  il  fut  abandonné  p;ir  sir  K(»bert  IVel,  lord  Stanley  et  sir  James 
Graham,  qui,  malgré  les  reproches  de  leurs  journaux,  parlèrent  et 
votèrent  constamnient  avec  le  cabinet.  Aussi,  lorsque  tout  fut  ter- 
miné ,  reçurent-ils  les  remerciemens  publics  de  lord  John  Russell,  qui 
avoua  shicèrement  que  sans  leur  concours  le  privilège  parlementaire 
eût  succombé. 

Grâce  à  la  sage  conduite  de  ses  trois  chefs,  un  mois  après  l'ouver- 
ture de  la  session,  l'effervescence  du  parti  tory  s'était  calmée.  Privé 
du  secours  (jue  cette  effervescence  lui  apportait,  le  ministère  se  trouva 


l'angleteïike  et  le  ministère  whig.  691 

alors  livré  à  sa  propre  faiblesse,  et  pour  lui  commença  une  suite 
d'échecs  dont  il  est  douteux  qu'il  puisse  se  relever.  Dans  les  premîefs 
jours  de  la  semaine,  un  membre  tory,  M.  Charles  Buîler,  soutenu 
par  toutes  les  nuances  de  son  parti,  avait  proposé  de  déclarer  positi- 
vement que  «  le  ministère  ne  possédait  pas  la  confiance  de  la  chambre 
des  communes,  »  et  cette  motion ,  combattue  par  toutes  les  nuances 
du  parti  réformiste  ,  moins  six  membres  qui  s'étaient  abstenus,  avait 
été  rejetée  à  la  majorité  de  308  membres  présens  contre  287.  Mais 
dans  la  discussion  ,  sir  Robert  Peel  et  lord  Stardey,  prenant  une  atti- 
tude nouvelle,  annoncèrent  que  le  parti  tory  se  croyait  désormais 
assez  fort  pour  prendre  le  pouvoir  et  qu'il  agirait  en  conséquence. 
C'était  déclarer  au  cabinet  une  guerre  acharnée  et  quotidienne.  Or, 
voici  sommairement  quels  ont  été  les  résultats  de  cette  guerre. 

Au  mois  de  janvier,  les  ministres  proposent  une  dotation  de 
50,000  livres  sterling  pour  le  prince  Albert.  Sur  la  motion  du  colonel 
Sibthorpe,  membre  tory,  la  chambre,  à  la  majorité  de  262  voix 
contre  158,  substitue  30,000  livres  à  50,000.  Peu  de  jours  après,  la 
chambre  des  lords  va  plus  loin  encore,  et  force  lord  Melbourn'î  à 
retirer  du  bill  la  clause  qui  assure  la  préséance  du  futur  >'poux  de  la 
reine. 

En  février,  M.  Herries,  ancien  chancelier  de  l'échiquier,  demande 
la  production  de  certains  documens  financiers ,  sans  dissimuler  que 
cette  demande  implique  une  censure  sévère  des  actes  du  ministère. 
La  motion  de  M.  Herries,  vivement  combattue  par  le  cabinet,  passe 
à  la  majorité  de  182  voix  contre  172,  bien  que  trois  radicaux  seule- 
ment, MM.  Hume,  Grote  et  Jarvis,  se  joignent  aux  tories. 

Dans  le  même  mois  de  février,  M.  Liddell  propose  de  blâmer  par 
un  vote  formel  la  pi^nsion  donnée  à  sir  John  INewport,  contrôleur  de 
l'échiquier,  pour  le  déterminer  à  céder  sa  place  à  lord  Monteagle 
(M.  Spring-Hice  ),  membre  récemment  sorti  du  cabinet.  Neuf  radi- 
caux, dont  MM.  Hume,  Grote,  Leader,  Molesvsorth  et  Wakley, 
votent  avec  M.  Liddell,  et  le  ministère  est  blâmé  par  2'»0  voix 
contre  212. 

Puis  arrive  le  fameux  bill  de  lord  Stanley  sur  l'enregistrement  des 
électeurs  irlandais,  bill  habilement  combiné,  et  dont  la  seconde  lec- 
ture est  adoptée  par  250  voix  contre  234 ,  malgré  les  efforts  du  minis- 
tère, secondé  cette  fois  par  tous  les  radicaux.  Après  la  vacance  de 
Pâques,  le  bill  est  repris,  et  le  ministère,  qui  a  convoqué  toute  son 
armée,  essaie  de  prendre  sa  revanche  et  d'empêcher  que  le  bill  ne 
passe  en  comité;  mais,  abandonné  par  le  fils  et  le  gendre  de  lord 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Grey,  lord  Ilowick  et  sir  Charles  Wood,  le  ministère  ne  peut  réunir 
que  298  voix  contre  301.  Forcé  dans  ses  derniers  retranchemens,  le 
ministère  alors  propose  lui-môme  un  bill  qui  doit,  dit-il,  remédier 
aux  abus  signalés  par  lord  Stardey,  et  il  demande  que  ce  bill  ait  la 
priorité.  Celte  fois  encore,  bien  que  lord  Ho>vick  et  sir  Charles  Wood 
lui  reviennent,  il  est  battu  par  20G  voix  contre  195.  Le  bill  alors 
suit  son  cours,  et,  dans  la  discussion  des  détails,  le  ministère  est 
un  jour  vainqueur  et  le  lendemain  vaincu,  jusqu'à  ce  qu'entraîné 
par  une  manœuvre  habile  d'O'Connell,  et  pressé  par  le  temps,  lord 
Stanley  retire  lui-même  sa  proposition,  et  ajourne  le  combat  jusqu'à 
la  prochaine  session. 

Tel  est  le  compte  des  échecs  graves  que  le  ministère  a  subis  dans 
le  cours  de  la  session  qui  finit.  En  revanche,  il  faut  le  dire,  chaque 
fois  que,  par  un  vote  direct,  le  parti  tory  a  voulu  mettre  son  existence 
en  question,  le  cabinet  a  eu  la  majorité.  Mais  quelle  majorité?  21  voix 
d'abord ,  puis  9  voix  seulement  (  272  contre  2G1],  lors  de  la  motion  de 
lord  Graham  sur  la  Chine;  et  cependant,  sur  cette  affaire  de  la  Chine, 
le  duc  de  Wellington,  on  l'a  su  depuis,  ne  partageait  pas  l'opinion 
de  ses  amis. 

La  session  du  moins  a-t-elle  été,  sous  d'autres  rapports,  utile  et 
productive?  Jamais,  au  contraire,  session  ne  fut  plus  mal  employée 
et  ne  produisit  moins.  De  la  grave  question  des  taxes  de  l'église,  pas 
un  mot,  si  ce  n'est  le  jour  où  M.  T.  Duncombe,  appuyé  par  soixante- 
deux  amis,  en  a  demandé  l'abolition  pure  et  simple.  Deux  débats 
lourds  et  traînans  sur  la  loi  des  céréales,  terminés  l'un  par  225  voix 
contre  129,  l'autre  par  300  voix  contre  177,  bien  que  tous  les  minis- 
tres membres  de  la  chambre  des  communes  votassent  avec  la  mino- 
rité; deux  motions  enfin,  l'une  de  M.  Ewart,  pour  abolir  la  peine  de 
mort,  rejctée  par  161  voix  contre  90,  l'autre  de  M.  Kelly,  pour  en 
réduire  l'application ,  à  peine  discutée  et  morte  sans  bruit  au  milieu 
de  l'indifférence  générale;  voilà  tout  ce  ([ui  mérite  d'être  cité.  Qu'on 
ajoute  le  bill  de  l'union  des  Canadas,  voté  par  les  deux  chambres 
presque  sans  opposition,  malgré  le  dissentiment  du  duc  de  Welling- 
ton ;  un  bill  pour  répartir  plus  équitablement  les  revenus  ecclésiasti- 
ques, combattu  par  les  ultra-tories,  mais  appuyé  par  une  portion  du 
banc  des  évêques  et  par  les  tories  modérés;  enfin,  l'éternel  bill  des 
corporations  irlandaises,  de  nouveau  voté  par  la  chambre  des  com- 
munes, de  nouveau  mutilé  par  lord  Lyndhurst,  et,  en  dernier  lieu, 
accepté  de  guerre  lasse  par  le  ministère  tel  que  la  chambre  des  lords 
l'a  voulu ,  et  l'on  connaîtra ,  à  peu  de  chose  près ,  tout  le  bilan  de 


L'ANGLETERRE  ET   LE  MINISTÈRE  WHIG.  69o 

cette  longue  session.  Il  n'y  a  pas  là,  en  vérité,  de  quoi  satisfaire  le 
pays  et  faire  vivre  le  ministère. 

J'examinerai  plus  tard  si  les  derniers  évènemens  ont  amélioré  la 
situation  du  ministère  whig.  Je  me  borne  à  constater,  pour  le  mo- 
ment, que  ce  ministère  est  sorti  de  la  session  plus  affaibli  que  jamais. 
J'ajoute  qu'après  avoir  successivement  perdu  lord  Stanley  et  lord 
Grey,  sir  James  Graliam  et  lord  Durham,  lord  Althorp  et  lord  Broug- 
ham,  M.  Spring-Rice  et  lord  Ilowick,  il  lui  reste  peu  de  moyens  de 
se  régénérer,  et  qu'il  doit  rester  tel  qu'il  est  ou  tomber  tout  entier. 

Maintenant,  les  choses  étant  dans  cet  état,  verra-t-on  s'accomplir 
une  alliance  dont  on  parle  depuis  long-temps,  celle  des  whigs  et  des 
tories  modérés?  J'ai  cru  à  cette  alliance  en  1837;  je  n'y  crois  point  en 
1840.  Il  faut  que  je  dise  pourquoi. 

Je  dois  d'abord  en  convenir,  si  la  conduite  des  partis  n'avait  en  ce 
monde  d'autre  règle  que  leurs  opinions  et  leurs  intérêts,  jamais  le 
rapprochement  dont  il  s'agit  n'eût  été  plus  probable.  D'un  côté, 
malgré  des  concessions  dont  on  tient  peu  de  compte,  la  brèche  entre 
les  radicaux  et  les  chefs  des  whigs  tend  plutôt  à  s'élargir  qu'à  se 
fermer;  de  l'autre,  il  est  difficile  de  concevoir  comment  les  tories 
modérés  et  les  ultra-tories  pourraient  marcher  longtemps  de  concert. 
Sans  parler  du  désaveu  public  infligé  par  sir  Robert  Peel  à  la  queue 
de  son  parti,  ne  s'est-il  pas  séparé  d'elle  dans  l'affaire  des  privilèges 
de  la  chambre  des  communes,  dans  la  question  de  la  répartition  des 
revenus  ecclésiastiques,  dans  celles  de  l'instruction  publique  et  des 
corporations  irlandaises,  enfin  dans  l'étrange  débat  qui  tout  récem- 
ment a  eu  lieu  sur  la  pauvreté  de  l'église  anglicane  et  sur  la  nécessité 
de  venir  à  son  secours?  Le  successeur  de  sir  Robert  Peel  comme 
représentant  de  l'université  d'Oxford,  sir  Robert  Inglis,  avait  imaginé 
de  proposer  un  supplément  de  dotation  pour  l'église  anglicane,  si 
misérable,  ainsi  que  chacun  sait,  et  tous  les  journaux  tories  appuyaient 
chaudement  cette  curieuse  proposition.  A  les  entendre,  l'église  mou- 
rait de  faim,  et,  pour  le  prouver,  on  citait  l'évèque  de  Londres,  qui , 
malgré  ses  20,000  livres  sterling,  était  forcé  d'aller  vivre  à  la  cam- 
I)agne.  Une  si  cruelle  situation  devait  toucher  les  tories,  qui  brave- 
ment ont  donné  à  sir  Robert  Inglis  liO  voix  contre  169.  Mais  le  jour 
du  vote,  sir  Robert  Peel ,  lord  Stanley  et  sir  James  Graham  brillèrent 
par  leur  absence.  Quelques  jours  après,  un  amendement,  proposé 
par  le  même  sir  Robert  Inglis,  au  bill  pour  la  meilleure  distribution 
des  revenus  ecclésiastiques,  était  rejeté  à  une  seule  voix ,  par  le  vote 
de  lord  Stanley. 

TOME  XXIII.  44 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'on  pensait  qu'aux  yeux  des  ultra-tories  ce  sont  là  des  péchés 
véniels,  on  se  tromperait  fort,  et,  pour  s'en  convaincre,  il  suftit  de 
lire  les  journaux  qui  expriment  le  plus  liabituellement  les  opinions  du 
parti.  «  La  conduite  de  sir  Robert  Peel  dans  la  question  du  privilège, 
imprimait  en  toutes  lettres  le  1  iines  au  mois  de  lévrier  dernier,  est 

faite  pour  exciter  le  chagrin  et  le  dégoût  de  tout  vrai  conservateur 

Puisque  sir  Robert  Peel  n'est  pas  capable  de  comprendre  les  raisons 
qui  soulèvent  l'opinion  publi(pie  contre  les  ministres  actuels,  pourquoi 
ne  pas  entrer  au  pouvoir  avec  ou  sans  eux?  Pourquoi  tromper  le  pays 
par  le  nom  d'un  opposant  quand  de  fait  on  n'est  plus  qu'un  instru- 
ment docile  et  égaré?  »  —  «  Les  protestans  d'Irlande,  disait  le  Mor- 
ning- Herald  le  10  mars  dernier,  à  propos  du  bill  des  corporations 
irlandaises,  viennent  encore  d'être  trahis  dans  le  parlement,  comme 
tout  le  corps  des  protestans  l'avait  été  en  1829.  Sir  Robert  Peel  et  ses 
gardes  du  corps  ont  une  seconde  fois  vendu  leurs  défenseurs....  Nous 
ne  serions  pas  surpris  de -voir  sir  Robert  Peel ,  pour  revenir  au  pou- 
voir, proposer  lui-même  de  remplacer  l'établissement  protestant  par 
un  établissement  catholique.  » 

Le  lUuming-Posi  est  plus  modéré  ;  néanmoins  il  s'en  faut  que  la 
conduite  des  chefs  tories  lui  paraisse  sans  reproche.  Qimnt  au  Standard, 
il  va  plus  loin  que  tous  les  autres,  et  il  ne  se  passe  guère  de  jour  sans 
qu'il  lance  contre  ceux  qu'il  nomme  des  traîtres  et  des  apostats  les 
plus  furieuses  invectives.  Le  duc  de  Wellington  lui-m.ôme  et  lord 
Lyndhurst,  parce  qu'ils  admettent  le  priiicipe  des  corporations  muni- 
cipales en  Irlande,  ne  sont  pas  purs  à  ses  yeux.  «  Jamais,  s'écriait-il 
dernièrement,  le  parti  tory  n'a  été  plus  près  d'une  scission.  »  Et 
quelques  jours  après,  dans  sa  colère  non  contre  les  communes  mais 
contre  les  lords,  qui ,  selon  lui ,  désertaient  aussi  la  sainte  cause  du 
protestantisme,  il  n'hésitait  pas  à  dire  que  «  le  meilleur  conservateur 
est  celui  qui  déteste  le  plus  la  ligure  d'un  lord,  et  que  le  peuple, 
trahi  par  l'aristocratie,  saura  bien  se  faire  justice.  » 

Je  ne  cite  pas  certains  journaux  du  dimanche  bien  plus  ardens  en- 
core et  plus  injurieux;  mais  on  ne  peut  oublier  que  le  'finies,  le  Mor- 
ning-Herakl ,  le  Standard  et  le  miortiing-Posl  constituent  ensemble 
toute  la  presse  quotidienne  du  parti  tory.  Ce  parti  en  est  donc  venu  à 
ce  point  que  la  presse  presque  entière  est  en  insurrection  contre  ses 
chefs,  et  ce  n'est  pas  dans  la  presse  seulement  que  se  manifestent  de 
telssentimens  :  c'est  dans  des  réunions  nombreuses  où  le  nom  de  sir 
Robert  Peel  et  de  ses  amis  conunence  à  être  accueilli  par  des  mur- 
mures et  par  des  sifllets. 


L'ANGLETERRE  ET  LE   MINISTÈRE   WIIIG.  695 

Dans  cette  situation ,  nul  doute  que  l'intérêt  bien  entendu  de  sir 
Robert  Peel  et  de  lord  Melbourne,  de  lord  John  Russell  et  de  lord 
Stanley  ne  dût  les  porter  à  se  réunir.  Nul  doute  aussi  qu'entre  leurs 
opinions  il  n'y  ait  plus  de  ressemblance  qu'entre  celles  de  lord  Mel- 
bourne et  de  M.  Hume,  de  sir  Robert  Peel  et  de  sir  Robert  Inglis. 
Mais  outre  que  depuis  trois  ans  bien  des  paroles  ont  été  dites  et  bien 
des  engagemens  pris;  outre  que  la  difficulté  de  concilier  les  positions 
et  de  fixer  la  prééminence,  déjà  fort  grave  alors,  s'est  encore  aggravée, 
il  y  a  une  question  qui  suffirait  à  elle  seule  pour  rendre,  quant  à 
présent  du  moins,  tout  arrangement  impossible,  la  question  de  l'Ir- 
lande. Sur  cette  question,  j'incline  à  le  croire,  sir  Robert  Peel  ne 
pense  pas  autrement  que  lord  John  Russell,  et,  s'il  le  pouvait,  il  adop- 
terait à  peu  près  la  même  politique.  Le  peut-il  toutefois  quand ,  depuis 
trois  ans,  le  parti  dont  il  est  le  chef  a  fondé  sur  la  conduite  du  minis- 
tère en  Irlande  presque  toute  son  opposition? Le  peut-il  quand,  indé- 
pendamment de  sa  volonté  et  de  ses  actes,  son  avènement  serait  en 
Irlande  même  salué  avec  enthousiasme  par  le  parti  orangiste,  accueilli 
avec  des  cris  de  rage  par  le  parti  irlandais?  Le  peut-il ,  quand  les  pré- 
jugés qu'il  n'a  pas,  les  sentimens  dont  il  est  exempt,  sont  ceux  de 
presque  tous  les  hommes  qui  combattent  sous  sa  bannière  et  lui 
donnent  leur  appui?  Le  peut-il  enfin,  quand  il  devrait  se  séparer  de 
ses  amis  les  plus  intimes,  de  ceux  sur  lesquels  il  compte  pour  entrer 
au  pouvoir  avec  lui?  La  réunion  d'opinions  long-temps  ennemi?s  est 
quelquefois  désirable  et  possible,  mais  à  condition  qu'aucune  n'y  laisse 
ses  convictions  ou  sa  dignité.  En  gouvernant  l'Irlande  comme  lord 
John  Russell  et  d'accord  avec  lui ,  sir  Robert  Peel  ne  sacrifierait  peui- 
être  pas  ses  convictions;  mais  à  coup  sûr  sa  dignité  y  périrait. 

On  pourrait  penser  qu'il  serait  plus  aisé  de  rapprocher  des  whigs 
lord  Staidey,  leur  ancien  ami,  leur  ancien  collègue,  auteur,  comme 
eux ,  du  bill  de  réforme,  et  qui ,  comme  eux ,  lutta  pendant  deux  ans 
contre  les  tories.  C'est  pourtant  tout  le  contraire.  Lord  Stanley,  dont 
les  mœurs  sévères,  le  noble  caractère  et  le  talent  émiiient  sont  encore 
rehaussés  par  une  grande  situation  ,  appartient  incontestablement  à 
cette  vieille  et  grande  race  que  Shakespeare  a ,  sous  (juelques  rapports, 
personnifiée  dans  Hofspi/r,  mélange  curieux  de  passion  et  de  ténacité, 
d'emportement  et  de  persévérance.  Pendant  la  discussion  du  bill  de 
réforme,  il  était  parmi  les  whigs  un  des  plus  hardis;  mais  le  jour  où 
se  séparant  de  ses  anciens  amis,  il  alla  s'asseoir  à  côté  de  sir  Robert 
Peel ,  lord  Stanley  se  jeta  dans  la  mêlée  plus  résolument  que  personne , 
et  laissa  bientôt  derrière  lui  la  prudente  réserve  de  son  nouvel  allié. 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  l'heure  qu'il  est,  lord  Stanley,  malgré  son  origine,  malgré  ses  anté- 
eédens,  malgré  ses  affections  personnelles,  semble  donc  plus  rappro- 
ché des  ultra-tories  que  sir  Robert  Peel ,  et  plus  éloigné  du  parti  réfor- 
miste; il  est  d'ailleurs  l'adversaire  infatigable  de  l'Irlande  catholique 
et  l'ennemi  en  titre  d'O'Connell.  Quand  l'un  des  deux  se  lève,  on  est 
i^ertain  que  l'autre  se  lèvera  ensuite,  et  que  les  deux  côtés  de  la  cha- 
pelle Saint-Étienne  retentiront  successivement  de  longs  applaudisse- 
mens.  Dans  les  assemblées  populaires  d'Angleterre  ou  d'Irlande, 
n'est-ce  pas  aussi  lord  Stanley  et  O'Connell,  le  scorpion  et  le  grand 
mendiant,  pour  parler  le  langage  grossièrement  injuste  des  partis, 
que  l'on  met  toujours  en  présence? N'est-ce  pas  entreces  deux  hommes, 
si  différens  sous  tous  les  rapports,  mais  tous  deux  si  éminens,  une 
sorte  de  duel  à  mort  continué  ou  repris  chaque  jour  avec  un  achar- 
nement nouveau? 

Si  lord  Stanley,  si  O'Connell  n'étaient  que  des  ambitieux,  la  paix 
entre  eux  serait  possible.  Mais  O'Connell  est  et  restera  toujours  le 
représentant  énergique  et  passionné  de  l'Irlande  catholique.  Lord 
Stanley,  de  son  côté,  quand  il  a  quitté  le  pouvoir  plutôt  que  de  porter 
la  plus  légère  atteinte  à  l'établissement  anglican,  n'a  fait  qu'obéir 
aux  convictions  de  toute  sa  vie,  et  accomplir  un  devoir  de  conscience. 
Comment  dès-lors  comprendre  que  lord  Stanley  puisse  jamais  réclamer 
ou  accepter  le  concours  d'O'Connell? 

Je  ne  parle  pas  du  duc  de  Wellington ,  dont  la  vie  politique  semble 
achevée,  ni  de  lord  Lyndhurst,  jadis  whig  et  plus  que  whig,  aujour- 
d'hui l'organe  le  plus  éloquent  et  le  plus  âpre  du  parti  tory. 

De  ce  qui  précède,  je  conclus  que  l'Irlande,  en  ce  moment,  élève 
entre  les  whigs  et  les  tories  une  barrière  insurmontable.  Si  lord  Mel- 
bourne tombe,  qui  donc  le  remplacera?  Il  fut  un  temps  où  les  radi- 
caux espéraient  en  lord  Durham;  mais  cet  homme  d'état  vient  de 
mourir,  et  on  ne  lui  voit  point  de  successeur  dans  le  parti  radical. 
Quand  lord  Durham  vivrait,  d'ailleurs,  il  est  peu  probable  que  la 
chambre  des  communes,  telle  qu'elle  est  aujourd'hui  composée,  lui 
permît  de  gouverner.  Après  lord  Melbourne,  sir  Robert  Peel  est  donc 
le  ministre  nécessaire,  et  tout  annonce  qu'une  dissolution  pourrait 
lui  donner  une  majorité  de  quelques  voix.  Cette  majorité  suffirait- 
elle?  Oui ,  s'il  s'agissait  seulement  de  gouverner  l'Angleterre  et  de 
résister  aux  chartistes.  Mais  à  côté  de  l'Angleterre  il  y  a  l'Irlande,  qui 
ne  paraît  point  disposée  à  courber  patiemment  la  tète.  En  janvier 
dernier,  l'avènement  des  tories  paraissait  prochain ,  et  déjà  l'Irlande 
5'agitait  jusque  dans  ses  fondemens.  Qu'on  lise  la  lettre  écrite  à  cette 


L'ANGLETERRE   ET  LE  MINISTÈRE   WHIG.  697 

époque  par  deux  des  hommes  les  plus  considérables  et  les  plus  vé- 
nérés de  l'Irlande,  le  duc  de  Lenster  et  lord  Charlemont,  ainsi  que  les 
résolutions  qui,  à  la  suite  de  cette  lettre,  furent  adoptées  à  Dublin 
par  le  grand  meeting  libéral.  Ce  ne  sont  point  là  de  vaines  déclama- 
tions catholiques;  ce  sont  des  actes  proposés,  défendus,  votés  par 
l'élite  des  protcstans  du  pays.  Qu'y  lit-on  cependant? 

«  Que  les  efforts  du  parti  tory  en  Angleterre,  pour  raviver  de  vieux 
préjugés  et  pour  soulever  l'opinion  publique  contre  les  ministres, 
parce  qu'ils  ont  appelé  à  des  fonctions  éminentes  des  catholiques  aussi 
bien  que  des  protestans,  sont  à  la  fois  si  injustes,  si  malfaisans  et  si 
raenaçans  pour  l'union  de  l'Irlande  et  de  la  Grande-Bretagne,  qu'il 
importe  de  les  déjouer  par  une  grande  et  publique  manifestation.  » 

«  Que  la  grande  masse  du  peuple  est  protestante  en  Angleterre  et 
catholique  en  Irlande;  que  par  conséquent,  tenter  de  soulever  les 
protestans  contre  les  catholiques,  c'est,  dans  le  fait,  travailler  à  sou- 
lever les  catholiques  contre  les  protestans,  et  l'Irlande  contre  la 
Grande-Bretagne.  « 

«  Que  l'Irlande  ne  se  soumettra  jamais  à  la  domination  exclusive 
et  intolérante  d'aucun  parti  ou  d'aucune  secte,  et  que  tout  ami  de 
son  pays  doit  s'opposer  par  tous  les  moyens  à  la  formation  et  h  la 
durée  de  toute  administration  qui ,  ouvertement  ou  secrètement , 
chercherait  son  appui  dans  des  passions  bigotes  et  dans  de  déplora- 
bles animosités.  » 

«  Enfin  que  l'état  actuel  de  l'Irlande  est  une  démonstration  triom- 
phante du  bien  produit  par  un  gouvernement  fondé  sur  des  principes 
diamétralement  opposés  à  ceux  que  professent  les  tories.  « 

Et  c'est  quand  les  hommes  les  plus  modérés  et  les  plus  éclairés  de 
l'Irlande  font  entendre  un  tel  langage;  c'est  quand  d'un  autre  côté 
l'infatigable  et  puissant  O'Connell  tient  la  tempête  dans  sa  main  et 
menace  de  la  déchaîner  le  jour  où,  pour  le  malheur  de  son  pays,  une 
administration  tory  renaîtrait;  c'est  quand  tant  de  passions  contenues, 
tant  de  ressentimens  comprimés,  tant  de  souffrances  assoupies  n'at- 
tendent qu'un  mot,  qu'un  signe  pour  faire  explosion  et  pour  rallumer 
une  guerre  terrible  de  la  chaussée  des  Géans  au  cap  Clear,  c'est  alors 
que  non  sir  Bobert  Peel  seulement,  mais  lord  Stanley  et  lord  Lynd- 
hurst  remonteraient  au  pouvoir;  lord  Stanley,  l'auteur  du  dernier  bill  ; 
lord  Lyndhurst,  l'Anglais  qui  le  premier,  du  haut  de  son  orgueil,  a 
jeté  le  défi  à  l'Irlande  et  proclamé  les  Irlandais  «  une  race  étrangère 
par  le  sang,  par  le  langage,  par  la  religion!  »  Cela  arrivera,  je  le 
crois;  mais  je  crois,  en  même  temps,  que  le  lendemain  la  séparation 


698  RENTE   DES  DEUX  MO>DES. 

législative  dont  O'Connell  est  le  prédicateur  deviendra  le  mot  d'ordre 
de  six  millions  d'hommes  et  leur  cri  de  guerre. 

Ce  n'est  point  d'ailleurs  la  seule  difficulté  qui  attende  le  ministère 
tory,  et  il  sera  curieux  de  voir  si,  pour  soutenir  sir  Robert  Peel,  pre- 
mier ministre ,  les  ultra-tories  sauront,  comme  l'ont  fait  les  radicaux, 
modérer  leurs  désirs,  borner  leurs  prétentions,  réprimer  leurs  pas- 
sions. Ce  qui  se  passe  depuis  un  an  autorise  à  en  douter.  Si  sir  Robert 
Peel  veut  que  son  ministère  vive  deux  jours,  il  faudra  pourtant  que 
dès  ses  premiers  pas  il  se  sépare  ouvertement  des  ultra-tories  sur  plu- 
sieurs points  importans.  Que  diront  alors  sir  Robert  Inglis,  M.  Brads- 
haw  ,  M.  Plumptree  et  M.  Gladstone,  qui  tous,  comme  M.  de  Lamen- 
nais jadis,  professent  que  «l'état  a  une  conscience  religieuse,  et  qu'il 
ne  peut,  sans  athéisme,  concourir  directement  ou  indirectement  à  la 
propagation  de  l'erreur.  »  Il  s'agit  pour  eux,  qu'on  ne  l'oublie  pas, 
non  d'opinions  politiques,  mais  de  croyances  religieuses,  c'est-à-dire 
de  ce  qu'il  y  a  dans  l'esprit  humain  de  plus  inébninlable  et  de  plus 
exclusif.  Pense-t-on  que  ces  croyances  ils  les  sacrifient  à  sir  Robert 
Peel,  ou  qu'ils  se  contentent  de  les  manifester  de  temps  en  temps  par 
un  débat  et  par  un  vote?  Pense-t-on  même  qu'ils  pardonnent  à  ceux 
qui,  sortis  de  leurs  rangs,  les  combattraient  au  lieu  de  les  seconder? 

Il  reste  une  dernière  question ,  la  plus  grave  de  toutes  dans  les 
circonstances  actuelles.  Avant  la  signature  du  traité  anglo-russe,  le 
ministère  Melbourne,  si  je  suis  bien  instruit,  ne  se  faisait  pas  illusion 
sur  sa  situation,  et  sentait  que  sa  fin  approchait.  îI  était  donc  résolu, 
dans  la  session  prochaine,  à  se  retirer  au  premier  échec  ou  à  dis- 
soudre la  chambre ,  non  avec  l'espoir  de  retrouver  la  majorité  dans 
les  élections,  mais  pour  s'assurer  du  moins  une  minorité  respectable, 
et  qui  lui  permît  de  tenir  le  cabinet  en  échec.  Le  grand  événement 
qui  depuis  est  intervenu  a-t-iî  changé  cette  situation ,  et  le  ministère 
Melbourne  va-t-il  puiser  une  nouvelle  vie  dans  sa  nouvelle  politique? 
C'est  ce  que  je  veux  examiner  en  terminant. 

Il  y  a  pour  l'affirmative  quelques  raisons  plausibles  que  je  n'en- 
tends pas  dissimuler.  Si  l'on  se  reporte  aux  inciciens  de  la  dernière 
session,  il  est  facile  de  voir  que  le  ministère  .Melbourne  périssait 
surtout  d'impuissance  et  de  paraly.  ie.  Il  s'en  manquait  de  huit  à  dix 
voix  que  ses  adversaires  fussent  assez  nombreux  pour  ie  renverser 
par  un  vote  direct;  mais  ils  pouvaient  successivement  briser  ou  mu- 
tiler tous  ses  actes  et  toutes  ses  mesures.  C'est  donc  en  quelque  sorte 
une  bonne  fortune  pour  le  ministère  Meliiourne  que  d'avoir  pu  faire 
une  grande  chose,  même  mauvaise.  Pour  les  tories,  qui  depuis  huit 


L'ANGLETERRE  ET   LE   MINISTÈRE   WHIG.  699 

ans  lui  reprochent  de  sacrifier  l'alliance  des  puissances  du  Nord  à 
celle  de  la  France,  il  y  a  d'ailleurs  quelque  embarras  à  blâmer  au-r 
jourd'bui  un  traité  si  conforme  à  leurs  vues  et  qui  leur  donne  si  com^ 
plètement  raison.  Enfin,  au  moment  d'une  crise  européenne,  et 
peut-être  d'une  guerre  avec  la  France,  il  paraît  assez  naturel  que  les 
chefs  tories  reculent  devant  la  crainte  d'agiter  et  de  soulever  l'Irlande, 
et  hésitent  à  prendre  le  pouvoir.  On  peut  donc  croire  et  dire  que  le 
ministère  Melbourne  est  aujourd'hui,  sinon  plus  fort,  du  moins  plus 
vivant  qu'au  commencement  de  juillet. 

Cette  opinion ,  je  le  répète ,  est  plausible.  En  y  regardant  de  près, 
il  est  pourtant  facile  de  se  convaincre  qu'elle  n'est  pas  fondée.  Et 
d'abord  j'ai  l'intime  conviction  qu'en  signant  le  traité  de  juillet,  pour 
complaire  à  un  de  ses  membres,  le  ministère  Melbourne  n'en  a  ap- 
précié ni  toute  la  portée  ni  toutes  les  conséquences,  et  que  plus  tard 
il  s'étonnera  et  s'inquiétera  un  peu  lui-même  de  ce  qu'il  a  ftiit.  Si  la 
politique  étrangère  des  whigs  s'est  distinguée  de  celle  des  tories,  c'est 
par  deux  idées  fort  simples  :  l'une  que  les  nations  sont  maîtresses  de 
leurs  destinées ,  et  qu'il  n'appartient  point  à  une  puissance  étrangère 
de  venir  étouffer  les  révolutions  ou  prévenir  les  démembremens  qui 
peuvent  s'opérer  dans  leur  sein;  l'autre,  que  l'Europe  occidentale 
constitutionnelle,  dont  la  France  et  l'Angleterre  sont  la  tête,  ne  peut 
contenir  dans  de  justes  bornes  l'Europe  orientale  absolutiste  que  par 
une  union  intime  et  persévérante.  C'est  en  vertu  de  ces  idées  que, 
pendant  plusieurs  années,  la  France  et  l'Angleterre  ont  marché  d'ac- 
cord et  maintenu  la  paix  du  monde. 

Maintenant,  que  fait  le  cabinet  whig?  D'un  coup  il  brise  les  deux 
principes  qui  ont  fait  sn  force  et  son  honneur.  Par  une  seule  signa- 
ture, il  rompt  l'alliance  occidentale,  et  offre  à  un  souverain  vaincu  le 
secours  de  ses  armes  pour  mettre  un  sujet  vainqueur  à  la  raison. 
C'est,  quoi  qu'en  puisse  dire  lord  Palmerston,  la  politique  de  la  sainte 
alliance  dans  toute  sa  pureté.  Or,  cette  politique,  quaad  il  s'agira  de 
la  mettre  à  exécution ,  croit-on  qu'elle  n'inspire  à  des  hommes  comme 
lord  Melbourne  et  lord  John  Russell,  lord  Hol?and  et  lord  Lands- 
downe,  aucune  répugnance?  croit-on  que  de  gaieté  de  cœur,  et  sans 
une  longue  hésitation,  ils  fassent  ce  que  repousse  leur  vie  entière, 
ce  que  si  souvent,  dans  l'opposition  ou  dans  le  pouvoir,  leur  bouche 
a  condamné  et  flétri?  On  peut  se  laisser  entraîner  à  signer  un  fâclieux 
traité ,  quand  celui  qui  en  est  plus  directement  responsable  affirme 
qu'un  succès  certain  et  facile  suivra  ce  traité ,  et  qu'après  avoir  ter- 
miné prompteraent  et  pacifiquement  le  dernier  différend  grave  qui 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

subsiste  en  Europe,  on  rentrera,  sans  que  rien  d'ailleurs  soit  dérangé, 
dans  l'ancienne  politique.  Mais  une  fois  ces  imprudentes  promesses 
démenties  par  l'événement,  une  fois  constaté  qu'il  s'agit,  non  d'une 
déviation  accidentelle,  mais  d'un  changement  radical  et  permanent, 
une  fois  établi  que  l'on  va,  si  l'on  persiste,  jeter  l'Europe  dans  les 
convulsions  d'une  guerre  générale,  n'est-il  pas  permis  d'espérer  qu'on 
réfléchira  avant  d'agir,  et  qu'on  aimera  mieux  quitter  honorablement 
le  pouvoir  que  d'y  rester  à  ce  prix? 

Je  suppose  néanmoins  que,  par  aveuglement  ou  par  amour-propre, 
tous  les  membres  du  ministère  Melbourne  soient  déterminés  à  soutenir 
lord  Palmerston  jusqu'au  bout,  l'existence  de  ce  ministère  en  sera- 
t-elle  plus  durable  ?  J'ai  peine  à  le  penser.  Que  le  revirement  si  subit 
et  si  complet  qui  s'opère  en  ce  moment  paraisse  délicieux  [dclightfid] 
à  l'empereur  de  Russie  et  à  lord  Londondcrry,  je  le  conçois  facile- 
ment; mais  qu'en  diront  les  radicaux,  qui  jusqu'ici  ont  appuyé  le 
ministère  whigavec  tant  de  désintéressement?  Qu'en  diraO'Connell? 
Je  ne  veux  point  attacher  trop  d'importance  aux  diverses  manifesta- 
tions populaires  qui  ont  eu  lieu  à  Birmingham,  à  Glascow  et  dans 
plusieurs  autres  villes.  Ces  manifestations,  ce  sont  en  général  les  char- 
tistes  qui  les  ont  faites,  et  leur  voix  n'a  pas  beaucoup  d'écho.  Cepen- 
dant il  est  une  circonstance  bien  plus  frappante,  c'est  le  soin  qu'a 
pris  lord  Palmerston ,  dans  sa  réponse  à  MM.  Uume  et  Leader,  de 
protester  de  son  attachement  à  l'alliance  française,  et  de  sa  ferme 
conviction  que  cette  alliance  ne  serait  pas  ébranlée  par  le  dernier 
traité.  Que  lord  Palmerston  fût  ou  non  sincère  dans  ses  protestations, 
je  l'ignore;  ce  que  je  sais,  c'est  qu'en  présence  de  la  chambre  des  com- 
munes il  n'a  pu  défendre  son  déplorable  traité  qu'en  en  dissimulant 
les  conséquences;  ce  que  je  sais,  c'est  que  si  ces  conséquences  eus- 
sent apparu ,  cent  radicaux  se  fussent  à  l'instant  même  levés  contre 
lui.  O'Connell,  de  son  côté,  a  parlé,  et  dans  des  termes  assez  clairs  : 
«  Si  la  guerre  éclate  entre  l'Angleterre  et  la  France,  a-t-il  dit,  l'Ir- 
lande pourra  consentir  à  aider  l'Angleterre,  mais  à  la  condition 
expresse  qu'il  lui  sera  fait  pleine  justice.  »  Or,  on  sait  ce  que  signifie 
ce  mot  dans  la  bouche  d'O'Connel.  L'éloquent  orateur  a  d'ailleurs, 
plus  énergiquemcnt  que  personne,  reproché  au  cabinet  whig  son 
alliance  avec  l'empereur  Nicolas. 

Quant  aux  tories ,  il  est  possible  que  momentanément  ils  prêtent 
leur  appui ,  mais  ce  ne  sera  pas  sans  le  faire  payer  cher.  Parmi  les 
tories  d'ailleurs,  pour  la  politique  étrangère  comme  pour  la  politique 
intérieure,  il  y  a  deux  partis.  Les  tories  modérés,  sir  Robert  Peel, 


L'ANGLETERRE   ET  LE  MINISTÈRE   WHIG.  701 

lord  Stanley,  sir  James  Graham,  et  même  le  duc  de  Wellington  accep- 
tent volontiers  le  principe  de  non  intervention,  et  préfèrent  à  l'alliance 
russe  l'alliance  française.  Les  ultra-tories,  dont  lord  Londonderry 
est  le  type,  trouvent  bon ,  au  contraire,  que  les  révolutions  soient  par- 
tout comprimées,  et  détestent  la  France;  mais  ils  détestent  plus  encore 
le  ministère  qui  gouverne  sagement  l'Irlande  et  que  protège  O'Con- 
nell.  Tandis  que  les  tories  modérés  verront  avec  peine  l'alliance  fran- 
çaise abandonnée  et  la  paix  compromise,  il  est  donc  fort  douteux  que 
les  ultra-torics  pardonnent  au  cabinet  Melbourne  ce  qu'il  y  a  de  bon 
dans  sa  politique  en  faveur  de  ce  qu'il  y  a  de  mauvais.  Ne  les  entend-on 
pas  déjà  dire  qu'il  est  louable  sans  doute  de  rompre  avec  la  France, 
mais  que  pour  soutenir  une  telle  lutte,  il  faut  à  l'Angleterre  des  minis- 
tres énergiques  et  vraiment  nationaux?  Et  lord  Palmerston  a-t-il  lieu 
d'être  bien  satisfait  des  complimens  et  des  éloges  qu'il  reçoit  chaque 
jour  de  ses  nouveaux  alliés? 

Ainsi,  selon  toute  apparence,  le  ministère  whig  perdra  les  radicaux 
sans  conquérir  les  tories.  Peut-ître,  en  parlant  à  l'amour-propre  na- 
tional, parviendra-t-il  à  échauffer  l'Angleterre,  d'abord  si  froide,  et 
à  rendre  entre  elle  et  la  France  la  rupture  inévitable.  Pourtant,  s'il  dé- 
clare la  guerre,  il  ne  la  fera  pas,  et  c'est  pour  la  mettre  en  d'autres 
mains  qu'il  tirera  l'épée  du  fourreau.  Rentrés  alors  dans  les  rangs  de 
l'opposition,  quelle  sera  l'attitude  des  ministres  whigs,  et  comment 
pourront-ils  résister  aux  conséquences  de  leur  propre  politique,  et 
invoquer  les  principes  qu'ils  auront  sacrifiés? 

Je  ne  puis,  en  finissant,  me  défendre  d'une  pénible  réflexion. 
Depuis  quinze  ans,  j'ai  souvent  écrit  sur  l'Angleterre,  et  cherché 
à  démêler  à  travers  l'incertitude  des  évènemens  ses  bonnes  et  ses 
mauvaises  chances.  Souvent  aussi  j'ai  tâché  de  juger  les  partis  avec 
impartialité.  Mais  toujours,  je  le  dis  sincèrement,  il  y  avait  en 
moi  un  vif  désir  que  les  bonnes  chances  l'emportassent  sur  les  mau- 
vaises, et  que  le  parti  wliig  triomphât  de  tous  ses  ennemis.  Faut-il 
qu'aujourd'hui  l'intérêt  et  l'honneurde  mon  pays  me  forcent  à  éprouver 
un  sentiment  tout  contraire?  Faut-il  que  je  me  représente  avec  satis- 
fection  plutôt  qu'avec  tristesse  les  divers  symptômes  de  désordre  et 
de  malaise  qui  apparaissent  tantôt  sur  un  point  du  territoire  tantôt 
sur  l'autre?  Faut-il  qu'en  combattant  l'opinion  généralement  accré- 
ditée, mais  faussa,  selon  moi,  qu'une  révolution  est  imminente  dans 
la  Grande-Bretagne,  je  souhaite  me  tromper?  Faut-H  enfin  que  je 
lasse  des  vœux  pour  que  les  héritiers  de  Fox  se  retirent  devant  les 
successeurs  de  Pitt?  Je  voudrais  que  les  évènemens  en  ordonnassent 


YO^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autrement,  car  je  sens  trop  bien  par  moi-même  combien  vite,  si  le 
différend  actuel  se  prolonge,  renaîtront  les  vieilles  antipathies  que 
dix  ans  avaient  presque  détruites.   C'est  aux  hommes  libéraux  de 
r  \ngleterre,  whigs,  radicaux  ou  tories,  de  prévenir  ce  malheur;  c'est 
à  eux  de  signifier  à  leur  gouvernement  qu'il  a  fait  fausse  route,  et 
qu'il  est  puéril  de  célébrer  l'alliance  de  la  France  en  la  brisant,  et  de 
prétendre  contenir  la  Russie  en  se  livrant  à  elle;  c'est  à  eux  enfm  à 
t)rouver  que  dans  un  état  constitutionnel  il  n'appartient  pas  à  un  mi- 
histre  de  faire  volte-face  selon  son  caprice,  et  de  jeter  subitement 
d'un  pôle  à  l'autre  la  politique  et  les  destinées  de  son  pays.  Pour  la 
France,  grâce  à  Dieu,  il  n'y  a,  dans  cette  grave  question,  ni  deux 
opinions  ni  deux  attitudes  possibles.  Quand,  au  mois  de  février  der- 
nier il  fut,  pour  la  première  fois,  question  de  l'alliance  anglo-russe, 
la  chambre  était  assemblée,  et  jamais  je  n'ai  vu  tous  les  partis  plus 
prompts  à  suspendre  leurs  querelles  pour  se  confondre  dans  un  sen- 
timent commun.  Cette  unanimité  existe  encore,  ou  plutôt,  malgré 
quelques  protestations  isolées,  elle  n'a  fait,  depuis,  que  se  fortifier. 
Sans  doute  c'est  pour  la  France  une  périlleuse  épreuve  que  de  se 
trouver  seule  en  face  de  l'Europe  entière  ,  et  il  y  aurait  à  ne  pas  le 
reconnaître  une  forfanterie  puérile.  Mais,  tout  en  regrettant  la  paix 
et  tout  en  mesurant  le  danger,  la  France,  si  la  nouvelle  coalition  l'y 
obhge,  saura  se  montrer  digne  d'elle-m^me.  Quels  que  soient  ensuite 
les  évènemens,  il  appartiendra  à  l'histoire  de  juger  les  hommes  qui 
si  légèrement  auront  troublé  le  monde,  et  anéanti  en  un  jour  l'œuvre 
de  vingt-cinq  ans. 

P.  DUVERGIER  DE  HaURANNE. 


LE 


THEATRE  EN  ITALIE 


IV. 

Les  quatre  Masques  du  Théâtre.' 


Les  quatre  masques  du  théâtre  italien  forment  la  transition  natu- 
relle des  types  populaires  de  la  comédie  ileW  arte  aux  personnages 
de  la  comédie  de  caractère.  Chacun  de  ces  masques,  en  effet,  repré- 
sente un  caractère  tranché  comme  son  costume.  Pantalon,  Arlequin, 
Brighella  et  le  Docteur  bolonais  sont  ces  quatre  nouveaux  person- 
nages. D'où  vient  que  Polichinelle  et  Scaramouche  ont  fait  bande  à 
part,  et  n'ont  pas  été  rattachés  à  ce  petit  groupe?  L'analogie  entre 
ces  bouffons  est  si  grande,  et  leurs  habitudes  dramatiques  se  ressem- 
blent sous  tant  de  rapports,  que  nous  avons  peine  à  trouver  les  motifs 
de  cette  exclusion.  A  vrai  dire,  il  n'en  existe  peut-être  qu'un  seul, 
l'absence  du  masque.  Les  pièces  dans  lesquelles  jouent  les  quatre 
masques  sont ,  en  général ,  des  pièces  à  canevas,  qui  ne  se  distinguent 
des  farces  populaires  de  Florence ,  Rome  ou  Naples ,  que  par  des 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  mars,  15  avril  et  15  juin;  cet  article  complète  et 
termine  la  série. 


701  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuances  dif[iciles  à  apprécier.  La  iuiélité  avec  laquelle  chacun  de  ces 
personnages  conserve  son  caractère  est  la  plus  essentielle  de  ces  dif- 
férences. Le  Pantalon  vénitien  et  le  Docteur  bolonais  sont  les  per- 
sonnages comme  il  faut,  les  pères  nobles  de  cette  nouvelle  branche  de 
la  famille  des  bouffons  italiens;  Arlequin  et  Brighella,  appelés  dans 
les  états  vénitiens  les  deux  Zan  i ,  sont  les  gens  du  commun ,  les  valets. 

Pantalon  est  d'ordinaire  un  bon  négociant  qui  fait  son  commerce 
honnêtement,  qui  a  des  mœurs  simples  et  un  extérieur  un  peu  lourd. 
Il  a  presque  toujours  deux  jeunes  et  jolies  filles  à  garder,  et  il  est  fort 
rare  qu'il  ne  soit  pas  trompé  par  un  nombre  au  moins  égal  d'amou- 
reux, qui  mettent  dans  leurs  intérêts  sa  servante  ou  son  valet.  Il  n'est 
pas  étonnant  que  Pantalon  se  mêle  de  négoce,  car  il  est  originaire  de 
Venise,  ville  commerçante  par  excellence.  Son  costume  est  le  même 
aujourd'hui  qu'il  y  a  deux  siècles;  il  a  conservé  l'ancien  habit  véni- 
tien, le  caleçon  servant  de  culottes,  la  grande  robe  noire  ou  en  in- 
dienne, le  gros  bonnet  de  laine,  les  bas  cramoisis  et  les  pantouffles 
turques.  Pantalon ,  déjà  fort  peu  prodigue  lors  de  l'époque  florissante 
du  commerce  vénitien ,  est  devenu ,  avec  le  temps  et  quand  les  affaires 
de  la  république  ont  mal  tourné,  rangé,  avare,  et  ne  s'est  plus  laissé 
aussi  facilement  tromper.  Il  est  masqué  comme  l'étaient  tous  ses 
compatriotes  au  temps  de  son  bel  âge  et  de  sa  prospérité. 

Le  Docteur  a ,  comme  Pantalon ,  des  prétentions  à  la  gravité  et  aux 
manières  nobles;  il  est  de  plus  savant  et  homme  de  loi;  il  doit  donc 
être  de  Bologne.  Cette  ville  a,  de  tout  temps,  ambitionné  le  premier 
rang  dans  la  science;  elle  a  même  reçu  au  moyen-âge  l'épithète  ca- 
ractéristique de  docte.  Le  docteur  s'appelle  Graziano.  Le  poète  Lucio, 
le  premier,  le  transporta  de  la  légende  populaire  sur  la  scène  vers  1560. 
Le  docteur  est  nécessairement  fort  pédant;  il  sait  peu  ou  sait  mal,  et 
croit  savoir  beaucoup  et  bien.  Son  ignorance  rend  son  pédantisme 
très  amusant.  11  cite  à  tout  propos,  mais  toujours  liors  de  propos,  des 
textes  latins  qu'il  estropie  ou  des  traits  de  la  fable  qu'il  dénature, 
changeant  Cyparisse  en  fontaine,  Biblis  en  cyprès;  faisant  trancher 
par  les  trois  Grâces  le  fil  de  nos  destinées  et  présider  les  Parques  à  la 
toilette  de  Vénus,  et  cela  avec  un  aplomb  sans  pareil  et  toute  l'intré- 
pidité de  la  sottise.  Le  docteur,  comme  tous  les  gens  satisfaits  d'eux- 
mêmes,  se  permet  volontiers  la  satire;  mais  la  méchanceté  ne  lui 
réussit  pas  plus  que  l'érudition;  il  n'était  que  burlesque,  il  devient 
odieux  :  on  le  voit  berner  avec  un  double  plaisir. 

Devenu  avocat,  ser  Graziano  ne  voit  clair  ([ue  dans  les  affaires  dont 
on  ne  l'a  pas  chargé.  Ses  plaidoyers  rappellent  ceux  de  l'Iiîtimé;  ils 
sont  fort  courts ,  parce  que  personne  ne  veut  les  entendre. 


LE   THÉÂTRE   EX   ITALIE.  705 

Le  docteur  a  conservé  le  costume  des  professeurs  et  des  avocats  de 
Bologne.  Comme  Pantalon ,  il  est  accusé  de  lésinerie,  et  le  masque 
qui  lui  couvre  le  nez  et  le  front  a  été  imaginé  pour  rappeler  une 
énorme  tache  de  vin  qui  s'étendait  sur  le  visage  d'un  jurisconsulte 
du  temps;  c'est  du  moins  l'explication  traditionnelle  que  les  anna- 
listes de  la  comédie  populaire  nous  ont  conservée.  Depuis  plus  d'un 
siècle,  le  docteur  a  bien  passé  de  mode;  Venise  et  Milan  l'ont  à  peu 
près  banni  de  leurs  théâtres;  c'est  à  Bologne,  sa  ville  natale,  qu'il 
s'est  réfugié;  c'est  là  qu'on  le  voit  encore. 

Le  Docteur  et  Pantalon ,  malgré  la  morgue  et  le  sérieux  qu'ils  affec- 
tent, ont,  de  tout  temps,  prêté  à  rire  à  leurs  concitoyens.  Les  Bolonais 
et  les  Vénitiens  se  moquent  de  leur  avarice,  et  les  appellent  pince- 
mailles,  claque-dents,  docteur  rince-pot,  Pantalon  pleure-pain;  ils 
les  représentent,  lorsqu'ils  se  mettent  en  débauche,  assis  à  une  table 
rase ,  mangeant  de  la  soupe  de  lévrier,  buvant  du  vin  clairet  puisé  à 
la  fontaine  du  coin ,  et  se  régalant  d'un  œuf  de  canne  dont  ils  gardent 
le  jaune  pour  eux ,  donnant  le  blanc  à  leur  femme  et  l'eau  lactée  à 
leurs  enfans,  repas  qui,  à  ce  qu'ils  assurent,  n'engendre  ni  crudités 
ni  pesanteurs  de  l'estomac.  Les  mauvais  plaisans  racontent  en  outre 
plusieurs  folles  histoires  dont  ces  deux  masques  ont  été  les  héros , 
ou  plutôt  les  victimes.  Pantalon  surtout  joue  particulièrement  de 
malheur.  Pantalon  a  tous  les  petits  préjugés,  et,  sous  certains  rap- 
ports, toute  l'ignorance  de  ses  concitoyens  du  quai  des  Esclavons, 
qui  se  hasardent  si  rarement  sur  la  terre  ferme,  et  pour  lesquels  un 
arbre,  une  voiture,  un  cheval,  sont  autant  de  merveilles.  Pantalon  a 
cependant  roulé  souvent  d'une  ville  à  l'autre,  en  compagnie  des  bate- 
leurs, ses  confrères,  dans  quelque  mauvais  carrosse  de  louage;  mais 
il  n'est  jamais  monté  qu'une  seule  fois  à  cheval,  et  quand,  par  des 
circonstances  indépendantes  de  sa  volonté,  il  s'est  trouvé  au  beau 
milieu  de  la  route  étendu  sur  le  dos,  il  a  juré  par  saint  Marc  qu'on 
ne  l'y  reprendrait  plus.  Cette  seule  promenade  à  cheval,  terminée 
d'une  façon  si  malencontreuse ,  fut  remplie  d'incidens  curieux ,  que 
les  habitans  de  la  terre  ferme  racontent  avec  un  sourire  goguenard , 
et  qu'ils  se  plaisent  sans  doute  à  embellir.  La  rosse  d'emprunt  que 
Pantalon  montait  ce  jour-là  s'était  arrêtée  tout  court  ;  Arlequin ,  son 
valet,  lui  donna  une  telle  volée  de  coups  de  bâton,  que  le  pacifique 
animal,  poussé  à  bout,  lui  allongea  une  terrible  ruade  dans  le  ventre. 
Arlequin,  furieux,  ramassa  une  pierre  et  la  jeta  au  cheval;  mais  le 
maladroit  ajusta  si  mal,  qu'au  lieu  de  toucher  la  bête,  cette  pierre 
frappa  son  maître  au  milieu  du  dos.  Pantalon  se  retournait  en  mau- 


70G  REVUE  UES  DE IX  MONDES. 

gréant,  lorsqu'il  vit  Arlequin  (jui  le  suivait  à  distance,  en  se  tenant 
le  ventre.  —  Quelle  bête  vicieuse  on  nous  a  donnée  là?  lui  criait-il 
d'un  air  consterné;  croirais-tu  (ju'en  même  temps  qu'elle  t'a  frappé 
au  ventre  elle  m'a  allongé  à  moi  un  coup  de  pied  au  milieu  du  dos? 

Bergame,  cette  jolie  ville  bAtie  en  amphitbéàtre  sur  le  dernier  con- 
trefort des  Alpes  de  la  Valteline  et  de  l'Italie,  est  la  patrie  des  deux 
v«kts  Brigbella  et  Arlequin  ;  Bergame  a  toujours  été  le  point  de 
«lire  des  beaux  esprits  moqueurs  du  reste  de  l'Italie,  qui  traitent  se& 
bourgeois  à  l'écorce  rude  d'ignor;!ns  et  de  lourdauds.  LesBcrgamas- 
ques  cependant  ne  sont  ni  plus  spirituels  ni  plus  bètes  que  les  Mila- 
nais et  les  Vénitiens  leurs  voisins.  Deux  anecdotes  nous  feront  con- 
naître, quoique  d'une  façon  indire(  te,  les  deux  valets  comiques  dont 
Bergame  est  la  patrie. 

Un  fermier  de  Bergame  avait  chargé  Girolamo,  son  valet,  d'acheter 
sept  ânes.  Girolamo  se  rendit  à  pied  au  marché  de  la  bourgade  voi- 
SHie,  acheta  les  ânes,  les  paya,  et,  pour  retourner  à  la  ferme,  monta 
sur  l'une  des  bêtes  dont  il  venait  de  faire  l'acquisitiou ,  chassant  les 
six  autres  devant  lui.  De  retour  au  logis,  avant  de  mettre  pied  à  terre 
et  de  frapper  à  la  porte  de  la  ferme ,  Girolamo  compte  ses  ânes  et 
n'en  trouve  que  six.  a  Le  septième  se  sera  égaré  en  chemin,  »  se 
dit-il,  et  le  voilà  reparti  en  toute  hâte  pour  le  marché  où  il  a  fait  son 
achat,  cherchant  la  bête  qw  lui  manque  et  sur  laquelle  il  est  monté. 
Il  traversa  la  bourgade  dans  tous  les  sens,  parcourut  les  environs, 
s'informa  auprès  de  chaque  passaiit  et  ne  put  retrouver  l'animal  qu'il 
croyait  perdu;  il  passa  le  reste  du  jour  et  toute  la  soirée  dans  ces 
recherches,  si  bien  qu'à  la  fin  le  pauvre  une  qu'il  montait,  à  demi 
mort  de  fatigue  et  de  faim,  refusa  net  de  marcher.  Girolamo,  tiré  de 
sa  préoccupation  par  cet  acte  de  résistance,  se  frappe  le  front  :  «  Im- 
bécille  que  je  suis,  s'écrie-t-il  ;  mon  une  (jue  je  cherchais,  le  voilà  ! 
c'est  sur  son  dos  que  je  me  promène!  » 

Ce  valet  simple  d'esprit,  ce  balourd  distrait,  c'est  Arlequin.  Dans 
d'autres  occasions,  il  ne  manque  cependant  ni  de  iînesse  ni  de  ruses. 

Quand  les  moqueries  dirigées  contre  les  compatriotes  d'Arlequin 
étaient  par  trop  fortes,  et  que  les  Florentins,  ces  marchands  parve- 
nus, ces  républicains  qui  visaient  à  la  dictature  de  l'intelligence,  se 
mettaient  à  la  tète  des  railleurs  insolens  et  les  accablaient  d'un  feu 
roulant  d'épigrammes,  les  Bergamasques  leur  répondaient  par  le  récit 
tout  simple  qu'on  va  lire. 

Un  jour  que  les  Florentins  avaient  été  plus  méchans  encore  que  de 
tioutume ,  et  que  leurs  railleries  avaient  poussé  à  bout  les  habitans 


LE  THEATRE  EN   ITALIE.  707 

de  Bergame,  ceux-ci  résolurent  de  se  venger  d'une  façon  qui  leur  fît 
honneur.  Us  envoyèrent  donc  une  députation  à  Florence,  chargée 
d'un  singulier  cartel.  Cette  députation,  s'étant  rendue  dans  la  salle 
de  l'académie,  parla  en  ces  termes  à  ses  membres  convoqués  :  «  Vous 
nous  traitez  d'iinbécilles  et  vous  vous  croyez  plus  savans  que  nous; 
eh  bien  !  nous  venons  vous  proposer  une  joute  d'esprit  en  champ 
clos  ;  Bergame  sera  le  lieu  du  combat ,  les  Vénitiens  et  les  Bolonais 
seront  nos  juges.  »  Les  Florentins  relevèrent  avec  un  mépris  qu'ils 
ne  s'efforçaient  pas  même  de  dissimuler  le  gant  jeté  par  les  Berga- 
masqups.  Il  fut  convenu  qu'une  députation  de  savans  florentins  se 
rendrait  à  Bergame  et  y  disputerait  sur  les  matières  les  plus  subtiles, 
sur  les  points  de  la  science  les  plus  délicats,  avec  un  nombre  égal  de 
savans  de  cette  ville. 

La  veille  du  jour  fixé  pour  le  combat,  et  lorsqu'on  sut  que  les  doc- 
teurs florentins  étaient  en  chemin,  les  Bergamasques ,  qui  avaient 
proposé  le  défi,  réunirent  toutes  les  personnes  les  plus  instruites  de 
leur  ville,  toutes  celles  qui  parlaient  latin  ou  grec.  Ils  firent  prendre 
aux  uns  des  habits  de  paysans,  aux  autres  des  costumes  de  valets, 
de  cabaretiers  ;  les  jeunes  gens  qui  n'avaient  pas  encore  de  barbe 
au  menton,  s'habillèrent  en  servantes  d'auberges.  Sur  ces  entrefaites, 
on  annonce  que  les  Florentins  vont  arriver.  Tous  nos  comédiens  im- 
provisés, parfaitement  au  courant  de  leurs  rôles,  se  portent  sur  la 
route,  dans  les  cabarets  et  les  hôtelleries,  et  remplissent  les  premières 
auberges  de  la  ville. 

Les  Florentins,  richement  vêtus  et  montés  sur  des  mules  frin- 
gantes, cheminaient  déjà  vers  Bergame.  L'un  d'eux  voit  au  bord  de 
la  route  un  gros  paysan  qui  bêchait  la  terre.  —  Combien  de  milles 
y  a-t-il  encore  d'ici  à  la  ville?  lui  demande-t-il  d'un  ton  moqueur, 
en  contrefaisant  de  son  mieux  l'idiome  pesant  des  Bergamasques.  — 
Trois  milles,  lui  répond  le  paysan  en  excellent  latin.  Arrivés  en  vue 
de  Bergame ,  les  députés  font  halte  dans  un  village  peu  distant  des 
faubourgs ,  avec  l'intention  de  se  rafraîchir  et  de  se  reposer  quelques 
instans  avant  de  faire  leur  entrée  dans  la  ville.  Ils  frappent  à  la  porte 
d'une  petite  auberge;  l'hôte  s'empresse  d'ouvrir,  leur  fait  ses  com- 
plimens  en  style  cicéronien,  et  cite  Horace  et  Anacréon  en  remplis- 
sant leurs  verres.  Le  garçon  d'écurie,  auquel  ils  donnent  leurs  mules 
à  garder,  leur  répond  en  latin;  la  servante,  qu'un  des  jeunes  savans 
lutine  et  veut  embrasser,  s'enfuit  en  laissant  échapper  quelques 
imprécations  dérobées  à  une  héroïne  de  Sénèque.  Les  Florentins, 
ébahis,  se  regardaient  l'un  l'autre.  —  Si  la  canaille  de  Bergame  s'ex- 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prime  ainsi,  que  sera-ce  donc  lorsqu'ils  vont  avoir  affaire  aux 
savans  de  profession?  —  Ils  persistent  néanmoins,  remontent  sur 
leurs  mules,  et  se  présentent  aux  portes  de  la  ville.  Leur  étonnement 
redouble  lorsque  la  sentinelle  de  faction  à  la  porte  les  salue  avec  un 
vers  de  l'Odyssée.  Mais  lorsque,  descendus  à  l'hôtel  préparé  pour  les 
recevoir,  ils  entendirent  les  valets  et  les  portefaix  s'exprimer  en  latin 
dans  les  termes  les  plus  choisis,  lorsque  après  les  avoir  accueillis  avec 
un  magnifique  compliment  en  prose  grecque,  l'hôte  les  conduisit 
dans  la  salle  à  manger,  où  le  cuisinier  vint  leur  offrir  ses  services 
dans  un  langage  fleuri  qui  eût  fait  honneur  au  maître  d'hôtel  d'Api- 
cius,  la  consternation  chez  eux  succéda  à  l'étonnement.  Ils  ne  son- 
gèrent plus  qu'à  éviter  la  honte  d'une  défaite  publique,  refusèrent  le 
combat  sous  le  premier  prétexte  venu ,  et  se  hâtèrent  de  reprendre 
le  cUemin  de  Florence,  jurant  par  Hercule  que  Bergame,  loin  d'être 
ignorante,  comme  on  le  disait  bien  à  tort,  méritait  certainement,  plus 
encore  que  Bologne,  l'épithète  de  savante. 

On  a  prétendu  qu'un  de  ces  valets  improvisés,  si  spirituels  et  si 
malins,  ayant  trouvé  bon  le  vin  du  cabaret,  a  pris  goût  au  métier,  et 
que  ce  drôle  n'est  autre  que  Brighella,  le  rusé  compère,  qui  depuis  a 
oublié  son  latin. 

Ces  deux  nuances  du  caractère  bergimasque  font  mieux  connaître 
qu'une  longue  analyse  les  deux  valets  Arlequin  et  Brighella,  aussi 
différens  de  costumes  que  de  manières  et  d'esprit.  Brighella  est  aussi 
adroit  et  rusé  qu'Arlequin  est  simple  et  nigaud.  L'habit  de  Brighella, 
valet  fripon  et  intrigant,  figure  une  espèce  de  livrée  baroque;  son 
masque  est  de  couleur  brune;  on  a  voulu  de  cette  façon  caractériser 
la  couleur  basanée  des  habitans  de  ces  collines  du  Bergamasque,  dé- 
pouillées de  verdure  et  brûlées  par  le  soleil.  Scapin,  Fenocchio  et 
Fiqueto  sont  des  dérivations  ou  des  transformations  du  personnage 
de  Brighella. 

Arlequin  a  des  prétentions  à  la  malice ,  mais  il  est  toujours  naïf 
jusqu'à  la  balourdise.  Son  costume  est  très  bigarré,  comme  on  sait. 
C'est  celui  d'un  valet  de  médecin,  pauvre  diable  qui  ramassait  tous 
les  morceaux  d'étoffe  qu'il  trouvait  dans  la  rue  pour  boucher  les  trous 
de  son  habit;  son  chapeau  plat,  tout  râpé  et  de  forme  quasi  mili- 
taire, est  le  chapeau  d'un  mendiant  qui  a  hérité  du  tricorne  usé  d'un 
soldat;  la  queue  de  lièvre  qui  le  décore  est  tout  à  la  fois  l'emblème 
du  courage  de  ce  personnage  et  la  parure  habituelle  des  paysans  de 
Bergame. 
Une  chose  surprenante,  c'est  que  notre  siècle,  qui  a,  sinon  tout 


LE  THEATRE   EN   ITALIE.  709 

détruit,  du  moins  tout  changé,  n'a  pu  arracher  le  masque  d'aucun 
des  quatre  bouffons  italiens.  Ils  ont  bravé  l'inconstance  du  public, 
les  caprices  des  auteurs,  la  tyrannie  de  la  mode.  Ils  ont  vu  mourir 
cette  aristocratie  vénitienne  qui  les  méprisait.  Ils  ont  survécu  à  la  ré- 
publique, au  conseil  des  dix;  Pantalon,  Brighella  et  Arlequin,  les 
trois  masques  de  A'enise,  ont  enterré  les  trois  inquisiteurs  d'état.  Qui 
donc  les  a  sauvés  au  milieu  de  ces  révolutions  et  de  ces  catastrophes? 
leur  popularité.  S'ils  plaisent  toujours  à  la  masse  de  la  nation;  si, 
après  avoir  si  long-temps  diverti  les  pères,  ils  amusent  encore  les  en- 
fans  ,  nous  devons  en  conclure  que  les  Vénitiens  sont  bien  routiniers 
dans  leurs  plaisirs ,  et  qu'au  fond  le  caractère  du  peuple  a  peu  changé. 
Ce  fut  vers  le  milieu  du  siècle  dernier  que  ces  représentans  de  la 
vieille  comédie  deW  arte  eurent  à  soutenir  le  combat  le  plus  rude, 
lorsque  Goldoni,  cédant  aux  influences  françaises,  tenta  cette  réforme 
du  théâtre  qu'il  ne  put  jamais  accomplir.  Blomolo  Cortesan ,  comédie 
de  caractère ,  dans  laquelle  il  flattait  la  noblesse  vénitienne ,  et  il  Pro- 
digo^  furent  les  deux  ouvrages  dans  lesquels  il  essaya  de  créer  un 
nouveau  genre.  Dans  ces  deux  pièces,  Goldoni  substituait  au  canevas 
de  l'ancienne  comédie  un  dialogue  écrit  en  partie,  et  remplaçait  les 
masques  par  des  personnages  empruntés  à  la  vie  réelle.  Ces  pièces 
eurent  du  succès,  et  néanmoins  Goldoni  dut,  presque  vers  le  même 
temps,  céder  aux  réclamations  du  public  et  des  acteurs,  et  donner 
deux  grandes  comédies  selon  l'ancienne  manière  [les  Trente-deux  i?i- 
fortunes  d'Arlequin  et  la  Nuit  critique) ,  dans  lesquelles  Arlequin  et 
Pantalon  reparaissaient  avec  tout  leur  éclat ,  et  réjouissaient  le  public 
de  leurs  prouesses  ordinaires.  Goldoni  ne  put  même  ôter  le  masque 
à  ces  personnages  qu'il  employait  à  contre-cœur.  Le  masque,  disait-il 
avec  raison,  fait  toujours  tort  à  l'action  de  l'acteur;  qu'il  soit  joyeux 
ou  triste,  amoureux,  colère  ou  plaisant,  c'est  toujours  le  même 
visage  froid  et  immobile,  le  méine  cuir.  L'acteur  a  beau  gesti- 
culer, changer  d'attitudes,  et  varier  ses  inflexions;  il  ne  fait  connaître 
que  les  traits  généraux,  les  teintes  grossières  de  la  passion,  il  n'en 
peut  exprimer  les  nuances.  Ces  raisons,  qui  ne  manquaient  pas  de 
justesse,  furent  sans  effet;  Pantalon  ,  Brighella,  Arlequin  et  le  Doc- 
teur gardèrent  le  masque;  et,  tout  en  hasardant  quelques  comédies 
de  caractère,  accueillies  avec  plus  ou  moins  de  succès,  Goldoni  se 
résigna  à  travailler  dans  un  genre  qu'il  méprisait,  et  à  faire  jouer  tous 
les  mois  queUjue  bonne  grosse  comédie  à  canevas,  dont  il  n'espérait 
pas  grand  honneur,  mais  qui,  du  moins,  remplissait  sa  bourse.  Gol- 
doni cependant  se  trompait  :  ces  pièces  qu'il  fit  en  se  jouant,  et  qu'il 

TOME  XXIII.  45 


71Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jetait  au  public  avec  un  véritable  dédain ,  celles  surtout  dont  il  esquissa 
le  dialogue  et  dans  lesquelles  il  employa  de  préférence  le  dialecte 
vénitien,  sont  encore,  parmi  ses  comédies,  celles  qui  obtiennent  la 
plus  grande  vogue ,  et  qui  ont  le  plus  contribué  à  sa  gloire. 

Goldoni,  chez  les  Italiens,  esta  Machiavel  et  à  l'Arioste,  poètes 
comiques,  ce  que  chez  nous  Picard  est  à  Molière  et  à  Regnard.  ï^a 
fécondité  incroyable  le  met  néanmoins  hors  de  ligne.  Goldoni  s'en- 
gageait, par  exi'mple,  avec  le  public,  lors  de  la  clôture  d'une  saison, 
à  lui  donner  seize  pièces  nouvelles  dans  la  saison  qui  devait  suivre; 
et  en  effet,  décidé,  comme  il  le  dit,  à  tenir  parole  au  public  ou  à 
crever  dans  l'espace  de  quelques  mois,  il  composait  et  faisait  jouer 
seize  pièces  en  trois  actes,  durant  chacune  trois  heures,  et  en  don- 
nait même  une  dix-septième  par-dessus  le  marché  (1). 

Arlequin,  dansées  pièces  de  Goldoni,  n'est  déjà  plus  l'imbécille 
qui  se  croit  mort,  commande  son  cercueil,  et  se  propose  d'assister  à 
son  propre  enterrement;  le  niais  qui ,  dans  un  moment  de  désespoir, 
veut  se  pendre  ,  jusqu'à  ce  que  son  chagrin  soit  passé  ;  le  nigaud  qui , 
entendant  crier  sa  femme  en  mal  d'enfant,  lui  promet,  pour  la  con- 
soler, qu'une  autre  fois  il  accouchera  à  sa  place;  le  stupide  faiseur  de 
pointes  cpii,  à  cette  question  de  Brighella  : —  Chi  e  quel  rè  che  ha 
la  jjin  grande  corona  dcl  niondn  ?  répond  résolument  :  —  Quello  che 
ha  la  testa  più  piccola  (2).  Sa  balourdise  est  moins  grossière,  sa  niai- 
serie moins  franche,  ses  lazzi  sont  moins  plats  et  moins  crus.  Il  ne 
ment  pas  non  plus  avec  la  même  impudence,  n'est  plus  si  rustre,  et 
se  sert  de  sa  batte  avec  plus  de  modération.  C'est  toujours  ce  grand 
enfant  qui,  dans  la  même  minute,  rit  et  pleure ,  se  fâche  et  s'apaise, 
et,  comme  un  jeune  chat,  égratigne  et  fait  patte  de  velours.  Sans 
avoir  encore  atteint  à  cette  bêtise  naïve  et  délicate ,  à  cette  malice 
tendre,  qui,  grâce  à  l'aimable  Florian ,  l'ont  fait  si  long-temps  goûter 
des  spectateurs  français ,  Arlequin  néanmoins  est  devenu  plus  inté- 
ressant (3).  Dans  ces  innombrables  canevas  de  Goldoni  et  de  son 
rival  Gozzi,  Arlequin  a  pu  modifier  quelque  peu  son  caractère,  mais 


(1)  Voici  les  litres  des  pièces  composées  par  Goldoni  dans  une  saison  :  —  le 
Théâtre  comique ,  les  Femmes  pointilleuses,  le  Café,  le  Menteur,  l'Adulateur, 
V  Antiquaire,  Paméla,  l'Homme  de  goût,  le  Joueur,  la  Feinte  malade,  la  Femme 
prudente,  l'Inconnue,  r Honnête  aventurier,  la  Femme  chanijeante,  el  les  Caquets. 

(2)  «  Quel  est  le  roi  qui  a  la  pins  grande  couronne  du  monde?  —  Celui  qui  a  la 
tète  la  plus  |)elile.  » 

(3)  Voir  les  Trente-deux  infortunes  d'Arlequin,  —  Arlequin  perdu  et  retrouvé, 
'—  la  bonne  Femme,  —  les  Cent  quatre  accidens,  etc. 


LE   THÉÂTRE   EX   ITALIE.  71 1 

U  a  toujours  gardé  son  habit,  et  son  agilité  est  restée  la  même. 
Va-t-il  la  nuit  à  un  rendez-vous  d'amour,  et  sa  maîtresse ,  après  avoir 
écouté  sa  sérénade,  entr'ouvre-t-elle  sa  jalousie.  Arlequin  fait  tou- 
jours le  plus  plaisamment  du  monde  la  culbute  en  tenant  pittores- 
quement  à  la  main  sa  chandelle  allumée.  Krighella  se  permet-il  avec 
lui  quelque  insolence,  Arlequin  lui  donne  lestement  un  soufflet  avec 
le  pied,  et  dans  ses  momens  de  contrition ,  il  dit  son  wvrt  culpa  en  se 
frappant  la  poitrine  avec  le  talon.  Pantalon,  las  d'être  volé  par  ce 
mauvais  garnement  de  \alet,  met-il  les  sbires  à  ses  trousses.  Arle- 
quin disparaît  inévitablement  par  le  trou  du  souffleur,  et  s'échappe 
en  faisant  le  tour  de  la  salle  sur  la  balustrnde  des  loges.  Brighella  est 
toujours  son  antagoniste  et  Pantalon  sa  victime.  i>omme  Brighella  , 
Arlequin  a  eu  des  imitateurs  et  des  copistes  :  les  Trujfaldim  et  les 
Triicagnins  sortent  de  son  école,  et  l'oit  prétend  que  lui-même  s'est 
quelquefois  caché  sous  les  noms  de  Grade  fin  et  de  Mezzetin.,  conser- 
vant, comme  Brighella-Scapin ,  son  caractère  original  sous  un  nom 
d'emprunt.  Pantalon  et  le  Docteur,  personnages  plus  graves,  tiennent 
à  leur  nom,  et  ne  l'ont  jamais  quitté.  Le  reproche  le  plus  sérieux 
qu'on  puisse  leur  faire,  c'est  d'avoir  quelquefois  ahandoimé  le  masque; 
c'est  moins  à  eux  (ju'on  doit  s'en  prendre,  il  est  vrai ,  ((u'à  (joldoni,  le 
mobile  et  impuissant  novateur  qui ,  plus  d'une  fois,  lésa  si  étour^imeut 
compromis;  mais  aussi  pourquoi  lui  faisaient-ils  tant  d'agaceries? 

Un  jour,  par  exemple,  un  gros  garçon  d'humeur  joviale  frappe  à  la 
porte  du  poète,  devenu  momentanément  avocat.  —  Qui  ètes-vous? 

—  Je  suis  Darbes.  —  Comment,  M.  Darbes ,  le  fils  du  directeur  de  la 
poste  du  Frioul,  qu'on  a  cru  perdu?  —  Lui-même.  —  Et  que  faites- 
vous  maintenant? —  Darbes  se  lève,  et  frappant  du  plat  de  la  main  sur 
son  énorme  ventre  : — Monsieur  Tioldoni ,  lui  dit-il  d'un  ton  plein 
de  fierté  plaisante,  je  suis  comédien,  et  sans  vanité,  je  puis  dire  que, 
si  Garelli  est  mort,  Darbes  l'a  remplacé;  mais,  à  vous  parler  franche- 
ment, si  je  fais  mon  éloge  à  un  auteur,  c'est  que  j'ai  besoin  de  lui. 

—  Vous  avez  besoin  de  moi?  —  Oui,  monsieur  (loldoni,  et  je  viens 
vous  demander  une  comédie.  J'ai  promis  à  mes  camarades  une  pièce 
de  Goldoni,  je  l'aurai  et  je  gagnerai  ma  gageure.  —  J'ai  des  occupa- 
tions, je  ne  puis...  — Qu'à  cela  ne  tienne,  faites  ma  pièce  quand  vous 
voudrez.  —  Et  tout  en  causant ,  Darbes  s'empare  de  la  tabatière  de  Gol- 
doni ,  prend  une  prise  de  tabac,  laisse  tomber  dans  la  boite  quelques 
pièces  d'or,  et  la  rejette  sur  la  table,  accompagnant  son  action  de 
lazzi  qui  la  font  comprendre.  Goldoni  ouvre  la  boîte  et  ne  veut  pas 
se  prêter  à  la  plaisanterie.  —  Ne  vous  fâchez  pas,  lui  dit  Darbes,  c'est 

'♦5. 


712  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  petit  à-compte  pour  le  papier.  —  Goldoni  résiste,  Darbes  insiste, 
devient  pressant,  referme  la  tabatière,  fait  la  révérence,  gagne  la 
porte  et  s'en  va. 

Goldoni,  engagé  de  cette  façon,  écrit  à  Darbes  et  lui  promet  une 
pièce;  Barbes  lui  répond  :  «  J'aurai  donc  une  comédie  de  Goldoni... 
Je  suis  jeune,  mais  maintenant  j'irai  défier  tous  les  Pantalons  de 
Venise,  Rubini  à  Saint-Luc,  Corrini  à  Saint-Samuel;  j'irai  attaquer 
Ferramonti  à  Bologne,  Pasini  à  Milan,  Bellotti  à  Florence,  Golinetti 
dans  sa  retraite  et  Garelli  dans  son  tombeau.  »  On  voit,  par  ce  dénom- 
brement des  Pantalons,  que  cette  époque  devait  être  celle  de  leur  plus 
grande  prospérité, 

Tonin  belia  gracia  (  Toinet  le  gentil  )  était  le  titre  de  la  pièce  que 
Goldoni  avait  composée  pour  Darbes,  qui  jouait  sans  masque  le  rôle 
de  Pantalon  ;  elle  tomba  à  plat.  Le  pauvre  acteur  était  très  mortifié  : 
Goldoni  lui  donna  sur-le-champ  l'occasion  de  prendre  sa  revanche 
dans  l'Homme  prudent,  où  Darbes  reparut  avec  le  masque  tradi- 
tionnel. Une  rapide  analyse  de  cette  comédie,  qui  eut  beaucoup  de 
succès,  nous  montrera  Pantalon  agissant,  et  nous  donnera  en  même 
temps  une  idée  du  bon  goût  de  l'époque. 

Pantalon,  riche  négociant  de  Venise,  a  fait  fortune;  il  s'est  retiré 
à  Sorrente,  dans  la  baie  de  Naples,  et  quoiqu'il  ait  déjà  deux  enfans 
d'un  premier  mariage,  M.  Octave  et  M"''  Rosaure,  il  a  épousé  en 
secondes  noces  donna  Béatrice,  fille  d'un  commerçant  napolitain. 
Pantalon  et  donna  Béatrice  ne  tardent  pas  à  faire  mauvais  ménage. 
Pantalon,  cependant,  est  sage  et  d'un  caractère  accommodant;  mais 
sa  nouvelle  femme  est  coquette ,  méchante ,  vindicative ,  et  de  plus 
elle  a  des  sigisbés.  La  conduite  des  enfans  augmente  encore  le  dés- 
ordre de  la  maison  :  Octave  est  un  libertin,  Rosaure  une  sotte;  Ocfave 
a  des  maîtresses  et  Rosaure  un  amant.  Pantalon  est  raisonnable,  il 
sermonne  donc  tour  à  tour  chacun  des  membres  de  sa  famille,  qui 
l'injurient  ou  font  la  sourde  oreille.  Comme  il  est  fort  prudent,  ce 
n'est  (}u'après  avoir  vainement  essayé  de  la  douceur  qu'il  a  recours  à 
des  moyens  plus  efficaces  :  après  avoir  grondé,  il  menace;  mais  ses 
menaces  ne  produisent  pas  plus  d'elTet  que  ses  représentations.  On 
s'en  irrite  ou  l'on  s'en  moque;  mère,  fille  et  fils  sont  déchaînés  contre 
le  pauvre  Pantalon ,  qui  leur  cède  la  place  et  s'enfuit. 

Béatrice,  que  les  menaces  de  son  mari  ont  mise  hors  d'elle-même, 
et  qui  prête  l'oreille  aux  conseils  d'un  sigisbé  fripon,  cherche  à  se 
venger,  c'est-à-dire  à  se  défaire  de  Pantalon.  Elle  voudrait  avoir  pour 
complices  son  beau-fils  et  sa  belle-fille,  mais  Octave  seul  est  décidé 


LE  THÉÂTRE   EN  ITALIE.  713 

à  la  seconder  ;  Octave  achète  donc  du  poison ,  et  sa  bel!e-mère  se 
charge  de  le  faire  prendre  à  son  mari.  Elle  saisit  le  moment  où  le 
cuisinier  de  la  maison  a  le  dos  tourné ,  pour  jeter  le  poison  dans 
un  potage  destiné  à  l'homme  prudent.  Ici  la  farce  tourne  au  tra- 
gique, mais  la  tragédie  retombe  aussitôt  dans  la  farce.  En  effet,  tandis 
que  le  potage  empoisonné  cuit  à  petit  feu,  la  chienne  favorite  de 
Rosaure,jjar  { odeur  alléchée ,  aboie  aux  fourneaux.  Rosaure,  pour 
régaler  sa  chienne,  n'hésite  pas  à  écorner  le  déjeuner  paternel. 
L'animal  mange  quelques  cuillerées  de  potage,  tombe  dans  des  con- 
vulsions et  meurt.  Tandis  que  Kosaure  se  désole,  arrive  son  amant. 
C'est  un  Napolitain  rusé  qui  devine  sur-le-champ  d'où  le  coup  est 
parti ,  et  comme  il  pense  fort  judicieusement  qu'en  faisant  pendre 
Octave  et  Béatrice ,  il  se  débarrassera  à  la  fois  d'un  beau-frère  futur 
et  d'une  future  belle-mère ,  et  que  l'héritage  de  Rosaure  s'accroîtra 
d'autant,  il  va  tout  aussitôt  dénoncer  le  crime  à  la  justice.  A  peine 
est-il  parti ,  que  Pantalon ,  à  la  recherche  de  son  déjeuner  qui  se  fait 
attendre ,  arrive  et  trouve  Rosaure ,  qui  lui  fait  part  de  son  agréable 
découverte.  L'homme  prudent  se  décide  naturellement  à  se  passer  de 
déjeuner  ;  il  fait  plus ,  il  jette  la  marmite  et  le  potage  par  la  fenêtre. 
Sur  ces  entrefaites,  les  sbires  se  présentent  et  s'emparent  de  Béatrice 
et  d'Octave.  Nous  assistons  ensuite  à  leur  procès,  et  c'est  alors  que  la 
générosité  de  l'homme  prudent  brille  de  tout  son  éclat.  Pantalon  re- 
fuse, en  effet,  de  charger  les  accusés;  il  fait  plus,  il  se  porte  leur 
défenseur.  Goldoni ,  dans  cette  occasion ,  se  souvient  que  la  veille  il 
était  avocat,  et  met  dans  la  bouche  de  Pantalon  une  longue  harangue 
pathétiquement  burlesque.  L'effet  de  la  pi  roraison  est  surtout  irrésis- 
tible :  l'orateur,  évoquant  un  nouveau  témoignage  à  l'appui  de  l'in- 
nocence de  sa  femme  et  de  son  fils,  fait  tout  à  coup  sortir  de  dessous 
sa  robe  une  chienne  vivante ,  absolument  semblable  à  celle  qui  est 
morte  du  poison  ;  l'animal  s'élance  au  milieu  de  la  salle  en  aboyant; 
le  tribunal  ne  résiste  plus  à  cette  bruyante  éloquence,  il  se  déclare 
suffisamment  éclairé,  et  absout  les  accusés.  Pantalon  triomphe,  l'hon- 
neur de  la  famille  est  sauvé;  mais  comme  il  ne  s'appelle  pas  lliomme 
prudent  pour  rien,  il  se  promet  bien  de  ne  jamais  manger  de  potage 
le  matin  et  de  mettre  toujours  le  dernier  la  main  au  plat. 

La  réussite  de  pareils  ouvrages  fait  peu  d'honneur  au  public  véni- 
tien du  siècle  dernier,  et  donne  une  haute  idée  des  acteurs  qui  les 
faisaient  valoir.  Quelle  prodigieuse  dépense  de  verve  et  d'esprit  ne 
devaient  pas  faire  les  Golinetti,  les  Darbes,  lesSacchi,  pour  rendre 
supportables  et  même  intéressantes  les  drôleries  d'Arlequin ,  les  gros- 


714  REVUE  DES  DEIX  MONDES. 

sièretés  de  Brighella  et  les  lourdes  et  grotesques  tirades  du  moraliste 
Pantalon!  Le  charmant  patois  vénitien  venait,  il  est  vrai,  en  aide  aux 
auteurs  et  aux  acteurs;  c'est  le  plus  doux  et  le  plus  gracieux  des  dia- 
lectes de  ritalie  :  Goldoni,  qui  l'employa  de  préférence  à  tout  autre,  en 
convient  dans  ses  Mémoires.  —  La  prononciation,  dit-il,  en  est  claire, 
délicate  et  facile;  les  mots  sont  expressifs,  et  pour  nommer  chaque 
chose,  les  termes  abondent  et  semblent  composer  à  souhait  des  phrases 
spirituelles  et  harmonieuses.  —  L'amour  du  plaisir,  l'insouciance  ai- 
mable et  la  douce  gaieté  formaient  dans  le  dernier  siècle  le  fonds 
du  caractère  vénitien  ;  il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  le  langage  du 
peuple  se  prête  si  admirablement  à  la  plaisanterie.  Goldoni  n'est 
jamais  plus  vraiment,  plus  franchement  comique,  que  lorsqu'il  peint 
iiaïvement  les  mœurs  vénitiennes  et  qu'il  se  sert  du  langage  national. 
S'il  a  quelque  chose  du  laisser-aller  du  génie,  c'est  surtout  lorsqu'il 
se  renferme  dans  cette  précieuse  spécialité  ;  il  cesse  d'être  original 
et  tombe  souvent  au-dessous  du  m-édiocre,  quand  il  emploie  sa  mer- 
veilleuse facilité  à  combiner  de  longs  (,'t  pénibles  imbroglios,  ou  de 
lourdes  comédies  de  caractère.  Sans  doute,  pour  que  l'inspiration 
vienne,  il  faut  s'avancer  à  sa  rencontre;  mais  si  on  la  sollicite  à  toute 
heure,  elle  s'éloigne,  devient  ombrageuse  et  finit  par  délaisser  les 
importuns  sans  retour. 

Goldoni  a  fait  école  en  Italie,  et  c'est  surtout  sa  mauvaise  ma- 
nière qu'on  a  copiée.  La  plupart  de  ces  misérables  faiseurs,  ne  pou- 
vant î>eindre  la  société,  qu'ils  n'ont  jamais  vue,  s'attaquent  à  des 
travers  qu'ils  imaginent,  ou  peignent  des  mœurs  si  basses,  que  l'on 
est  plutôt  porté  à  prendre  en  pitié  leurs  originaux  qu'à  s'égayer  à 
leurs  dépens.  Un  poète,  pour  eux,  est  toujours  un  pauvre  diable  un 
peu  timbré,  qui  ne  fait  jamais  une  visite  à  un  ami  sans  lui  emprunter 
un  écu.  Un  négociant  est  un  coquin  qui  vend  à  faux  poids,  et  qui  se 
vante  de  sa  friponnerie  comme  d'une  ndroite  spéculation.  Les  juges 
acceptent  de  toutes  mains,  et  donnent  gain  de  cause  à  celui  dont  la 
bourse  est  la  mieux  garnie;  les  avocats  plaident  à  tant  l'heure,  et 
sont  toujours  prêts  à  soutenir  dans  la  même  séance  le  pour  et  le 
contre.  Les  médecins  parlent  encore  le  latin  de  Molière ,  tuent 
effrontément  leurs  malades,  ou,  s'ils  les  laissent  vivre,  c'est  pour 
subsister  eux-mêmes  aux  dépens  de  la  maladie.  Les  militaires  sont 
toujcmrs  iusolens  et  n'ont  de  bravoure  qu'en  paroles  ;  comme  le  ma- 
tamore de  Corneille,  ils  disent  au  rival  qui  marche  sur  leurs  brisées 
et  courtise  leur  maîtresse  : 


LE  THÉÂTRE  EN  ITALIE.  tî5 

Je  te  donne  le  choix  de  trois  ou  quatre  morts: 

Je  vais  d'un  coup  de  poing  te  briser  connue  verre, 

Ou  t'enfoncer  tout  vif  au  centre  de  la  terre, 

Ou  te  fendre  en  dix  parts  d'un  seul  coup  de  revers, 

Ou  te  jeter  si  haut  au-dessus  des  éclairs. 

Que  tu  sois  dévoré  des  feux  élémentaires. 

Choisis  donc  promptement,  et  pense  à  tes  affaires. 

Mais  si  ce  rival,  au  lieu  de  tourner  les  talons,  leur  répond  résolu- 
ment : 

Pas  tant  de  bruit, 
.T'ai  déjà  massacré  dix  hommes  cette  nuit  (1), 

Ils  se  soucient  peu  de  compléter  la  douzaine,  battent  prudemment  en 
retraite,  et  au  besoin  font  même  les  honneurs  de  leur  maîtresse  à  ce 
rival  qui  leur  tient  tète. 

Ce  qui  manque  à  ces  pauvres  auteurs ,  c'est  moins  le  savoir-faire  et 
la  verve  que  l'esprit  et  la  connaissance  du  monde.  C'est  là  ce  qui  les 
rend  si  grossiers  et  si  faux,  et  ce  qui,  pour  nous  autres  Français  du 
moins,  détruit  en  grande  partie  l'intérêt  de  leurs  ouvrages,  de  ceux 
surtout  dans  lesquels  ils  se  proposent  de  peindre  la  société.  Mais  re- 
venons aux  quatre  masques  du  théâtre. 

Ces  personnages  ont  perdu  un  peu  de  leur  vogue  d'autrefois.  Le 
Docteur  est  relégué  à  Bologne;  et,  dans  toute  la  Lombardie,  à  Ber- 
game  comme  à  Milan,  Meneghino  a  remplacé  Arlequin  et  Brighella. 
Meneghino  est  l'enfant  gâté  des  Milanais,  le  héros  du  théâtre  de  la 
Stadera;  son  talent  consiste  surtout  dans  une  espèce  de  gaucherie 
adroite,  dans  la  façon  pluisante  avec  laquelle  il  se  heurte  contre 
les  murailles  et  trébuche  contre  les  saillies  du  parquet  sans  jamais 
tomber  ni  sans  rien  perdre  de  son  sang-froid.  Enfin  Pantalon  lui- 
même  est  accueilli  à  Venise  avec  indifférence,  je  dirais  presque  avec 
froideur  :  le  bonhomme,  ainsi  que  ses  valets ,  ne  défraie  plus  que  le 
répertoire  des  théâtres  du  troisième  ordre. 

Arlequin  cependant  est  toujours  ce  maladroit  plein  de  souplesse, 
ce  malicieux  imbécille  que  nous  connaissons.  Si ,  par  exemple,  il  veut 
vendre  sa  maison,  il  dit  à  l'homme  avec  lequel  il  est  en  marché,  en 
tirant  un  moellon  de  sa  poche  :  Comme  je  n'ai  pas  voulu  vous  dé- 
ranger pour  si  peu  de  chose,  je  vous  ai  apporté  un  échantillon  de  la 
marchandise.  —  Un  jour  il  arrive  avec  son  casaquin  tout  en  lambeaux, 

(1)  Corneille,  V Illusion  comique,  acte  III ,  scène  x. 


^1^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  est  aussi  gueux  que  possible,  et  il  demuude  l'aumône.  Pantalon 
à  qui  il  s'adresse,  en  disant  comme  les  Napolitains  :  Fatc  mi  ben  pèr 
voi/  lui  donne  une  pièce  de  six  sous,  et  lui  en  redemande  cinq.  Arle- 
quin fouille  long-temps  dans  ses  poches  et  ne  trouve  rien.  —  J'aurai 
oublié,  dit-il,  ma  monnaie  en  changeant  d'habit,  —et  il  escamote  la 
pièce  entière.  Pantalon  se  résigne  et  veut  se  venger  par  des  raille- 
ries. —  Combien  as-tu  de  pères?  lui  demande-t-il  d'un  ton  gogue- 
nard. —  Mais  je  n'en  ai  qu'un,  excellence.  —  Comment,  drôle",  tu 
n'as  qu'un  père.  Voyons,  cherche  bien,  tu  en  trouveras  sans  doute 
quelque  autre?  —Arlequin,  après  avoir  rénéchi  un  moment  :  —  J'ai 
beau  chercher,  je  ne  trouve  rien  ;  c'est  que,  voyez-vous,  M.  Pantalon, 
je  ne  suis  qu'un  pauvre  homme;  si  j'étais  riche  comme  vous,  peut-être 
aurais-je  aussi  trente-six  pères. 

Arlequin  est  souffrant,  le  docteur  lui  ordonne  de  prendre  un  bain; 
puis,  quand  il  le  revoit,  il  lui  demande  comment  il  a  trouvé  ce  bain? 
—  Bien  humide,  lui  répond  le  malade.  Le  docteur  réclame  ensuite 
son  salaire;  Arlequin  n'a  pas  le  sou  et  refuse  net  de  payer.  Le  doc- 
teur l'appelle  Birbnnfe  et  le  fait  assigner.  Lorsqu'ils  sont  devant  le 
juge.  Arlequin  prend  la  parole  :  — Que  le  docteur  dépose  au  greffe 
ma  maladie,  dit-il,  je  suis  prêt  de  mon  côté  à  déposer  la  santé  qu'il 
m'a  rendue;  chacun  de  nous  reprendra  ce  qui  lui  appartient,  et  par- 
tant nous  serons  quittes.  —  Arlequin  donne  aussi  son  petit  coup  de 
patte  à  la  noblesse.  —  Quel  dommage  qu'Adam  ne  se  soit  pas  fait 
nommer  baron!  dit-il,  nous  serions  tous  nobles. 

Pantalon  charge  son  valet  Arlequin  de  porter  à  un  de  ses  amis 
une  cruche  de  vin  de  Chypre;  mais  comme  il  se  méfie  du  drôle,  qu'il 
connaît  pour  une  mouche  de  cuisine  des  plus  gourmandes,  il  a  grand 
som  de  cacheter  le  bouchon  qui  ferme  la  cruche.  Arlequin  fait  un 
trou  par-dessous,  vide  à  moitié  la  cruche  et  la  rebouche.  L'ami  à  qui 
la  cruche  était  adressée,  l'ouvre  et  s'aperçoit  aussitôt  du  déchet-  il 
regarde  le  fond  de  la  cruche  et  aperçoit  un  trou.  —Ah!  coquin, 
dit-il  à  Arlequin  ,  c'est  toi  qui  as  fait  un  trou  par-dessous  la  cruche  et 
qui  as  bu  le  vin.  —Vous  n'en  croyez  rien,  monsieur,  reprend  naïve- 
ment le  fripon,  car  vous  voyez  bien  que  ce  n'est  pas  par-dessous, 
mais  par-dessus  que  le  vin  manque. 

Parmi  les  farces  où  figure  Arlequin,  les  plus  vieilles  sont  encore 
les  meilleures.  Arlequin  empereur  dans  la  lune  est  une  de  ces  anciennes 
bouffonneries  qui  ont  fait  le  tour  de  l'Europe,  et  dont  en  Italie,  quand 
vient  le  carnaval ,  les  troupes  de  comédiens  du  second  ordre  ne  man- 
quent jamais  de  régaler  leurs  habitués.  Cette  pièce,  qui  n'est  guère 


LE  THEATRE   EN   ITALIE.  717 

qu'un  canevas  que  chacun  remplit  à  sa  guise,  est  pleine  d'un  bout  à 
l'autre  de  folies  plus  ou  moins  divertissantes,  et  les  grossièretés  y 
abondent.  Cependant,  au  fond  de  toutes  ces  scènes  de  parade,  dignes 
des  tréteaux  de  la  foire,  on  rencontre  par  instans  de  ces  coups  de 
pinceau  inattendus,  de  ces  traits  de  satire  philosophique  qui  distin- 
guent la  plupart  des  vieilles  farces  populaires ,  et  qu'on  croirait  dé- 
robés à  Machiavel  ou  à  Rabelais  :  témoin  ce  dialogue  d'Arlequin 
empereur  et  du  Docteur. 

Le  DOCTEUR.  —  Oserais-je  demander  à  votre  hautesse  de  quelle 
humeur  sont  vos  sujets? 

Arlequin. —  Mes  sujets,  ils  sont  quasi  sans  défauts,  si  ce  n'est 
que  l'intérêt  et  l'ambition  seuls  les  gouvernent. 

Le  DOCTEUR.  —  C'est  tout  comme  ici. 

Arlequin.  —  Chacun  tâche  de  s'établir  du  mieux  qu'il  peut  aux 
dépens d'autrui  ;  et  la  première  des  vertus  dans  mes  états,  c'est  d'a- 
voir beaucoup  d'argent. 

Le  docteur.  —  C'est  tout  comme  ici.  Et  dans  votre  empire,  sei- 
gneur, fait-on  bonne  justice? 

Arlequin.  —  On  l'y  fait  à  peindre. 

Le  docteur. —  Les  juges  ne  se  laissent  donc  pas  un  peu  cor- 
rompre? 

Arlequin.  —  Les  femmes  comme  ailleurs  les  sollicitent,  leur  font 
parfois  de  petits  présens;  leur  conscience  sait  ce  qu'il  en  advient; 
mais,  à  cela  près,  tout  se  passe  dans  l'ordre. 

Le  docteur.  —  C'est  encore  tout  comme  ici!... 

Au  commencement  de  la  pièce,  Arlequin,  qui  n'a  pas  encore  eu 
l'heureuse  idée  de  se  ftiire  empereur  de  la  lune,  apprend  que  le  Doc- 
teur veut  marier  Colombine,  sa  servante,  à  un  fermier;  il  se  désole 
dans  un  fameux  monologue,  qui  est  le  triomphe  et  la  pierre  d'achop- 
pement des  acteurs  qui  jouent  ce  rôle. 

«  Malheureux  que  je  suis!  le  docteur  veut  marier  Colombine  à  un 
fermier,  et  je  vivrais  sans  Colombine  !  non ,  je  veux  mourir.  Docteur 
ignorant!  ingrate  et  inconstante  Colombine  !  misérable  fermier  !  déplo- 
rable Arlequin  !  oui ,  je  veux  mourir  ;  je  veux  qu'on  lise  dans  l'histoire 
ancienne  et  moderne  :  Arlequin  est  mort  pour  Colombine.  Allons 
dans  ma  chambre;  j'attacherai  une  corde  au  plafond,  je  monterai  sur 
une  chaise,  je  me  passerai  un  nœud  coulant  autour  du  cou,  je  don- 
nerai un  coup  de  pied  à  la  chaise ,  et  me  voilà  pendu.  Ouf!  (  Il  prend 
la  posture  d'un  pendu.  )  —  Mais  fi  donc ,  Arlequin ,  vous  tuer  pour 


718  REVLE  DES  DELX  MONDES. 

uuo  lille!  ce  serait  une  grande  sottise.  —  D'accord,  mais  cette  fille 
trahit  un  honnête  homme,  c'est  une  grande  scélératesse.  —  Soit; 
mais  quand  vous  seriez  pendu,  en  seriez-vous  plus  gras? — Non, 
certes,  el  j'en  deviendrai  même  beaucoup  plus  maigre.  —  Alors, 
pourquoi  vous  pendre?  —  Parce  que  je  le  veux.  —  Vous  ne  vous 
pendrez  pas.  —  Je  me  pendrai.  —  Je  vous  assure  que  non.  —  Je  vous 
jure  que  oui,  —  Vous  ne  vous  pendrez  pas,  vous  dis-je.  —  Attends, 
drôle,  je  saurai  bien  me  délivrer  de  ton  importunité.  (Il  tire  sa  batte, 
s'en  domie  de  grands  coups  sur  le  dos,  et  se  met  à  courir.)  Ah!  voilà 
notre  raisonneur  parti  ;  maintenant,  allons  nous  pendre.  (  Il  fait  quel- 
ques pas,  et  s'arrête  tout  court.)  Mais  non,  se  pendre,  c'est  bien 
commun,  cela  ne  me  ferait  pas  honneur:  cherchons  quelque  mort 
extraordinaire,  héroïque,  quelque  mort  digne  d'Arîequin.  » 

Il  essaie  tour  à  tour  divers  genres  de  mort,  soit  en  retenant  sa 
respiration,  soit  en  se  tenant  les  jambes  en  l'air,  et  la  tète  en  bas; 
mais  il  ne  peut  réussir  :  il  a  beau  se  boucher  le  nez  et  fermer  la  bouche, 
il  ne  vient  pas  à  bout  de  mourir.  —  Il  Hiut  que  le  vent  s'échappe  par 
quelque  issue.  —  Imbécille  que  je  suis!  Ah!  j'ai  trouvé!  — Et  il  in- 
dique par  une  pantomime  expressive  quelle  peut  ctre  cette  issue.  Il 
se  tourne  alors  vers  le  parterre ,  qui  rit  aux  éclats. 

—  Vous  riez ,  vous  autres  :  hé  bien  !  je  parie  que  vous  n'êtes  pas 
plus  malins  que  moi ,  et  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  d'entre  vous  qui  voulût 
me  servir  de  modèle  et  me  montrer,  par  son  exemple,  comment  je 
dois  m'y  prendre  pour  mourir?  Mais  votre  gaîté  me  donne  une  idée  : 
j'ai  lu  dans  les  histoires  que  des  hommes  étaient  morts  à  force  de 
rire;  si  je  pouvais  mourir  en  riant;  essayons,  ce  serait  drôle.  Gomme 
je  ne  suis  guère  joyeux,  je  vais  me  chatouiller:  de  cette  façon  je  serai 
bien  obligé  de  rire. 

Il  se  chatouille  en  effet,  tombe  à  terre  en  riant  aux  éclats  et  fai- 
sant mille  folies  et  mille  tours  d'adresse;  il  est  sur  le  point  de  se 
pâmer,  quand  un  ami  arrive,  le  console  et  l'emmène.  C'est  à  la  suite 
de  ces  tentatives  de  suicide  qu'il  se  fait  passer  d'abord  pour  un 
envoyé  <le  l'empereur  de  la  lune,  puis  pour  l'empereur  lui-même, 
et  qu'enlin  il  épouse  la  servante  du  Docteur,  auquel  il  escroque  sa 
belle  bague  ornée  d'un  brillant  et  six  pièces  d'or,  lui  donnant  en 
revanche  la  place  du  scorpion  dans  le  zodiaque. 

Sous  toutes  ces  bouffonneries,  on  retrouve  encore,  comme  il  est 
aisé  de  le  voir,  la  lutte  du  matérialisme  et  de  l'intelligence,  du  corps 
et  de  l'esprit;  c'est  l'esprit  qui,  dans  le  monologue  comique  d'Arle- 
quin résolu  à  se  pendre,  bàtonne  le  corps,  et  cependant  c'est  le  corps 


LE   THÉÂTRE   EN   ITALIE.  719 

qui  finit  par  avoir  le  dessus,  regagnant  tout  à  coup,  par  un  détour  et 
à  l'aide  d'une  flatterie,  le  terrain  qu'il  vient  de  perdre. 

Arlequin,  dans  ses  pièces  renouvelées  de  l'ancien  répertoire  et  dans 
d'autres  pièces  plus  nîodernes,  cherche  toujours  à  tirer  parti  de  son 
agilité.  Il  joue  habituellement  le  rôle  de  valet  dans  les  comédies,  et 
celui  de  niais  dans  les  monstrueux  mélodrames  empruntés  au  théAtre 
allemand  ;  mais  il  n'est  jamais  plus  à  son  aise  que  dans  ces  petites 
comédies  bouffonnes  qu'au  moment  du  carnaval  on  daigne  parfois 
composer  pour  lui ,  et(5,ui,  dans  leur  genre,  sont  des  chefs-d'œuvre, 
surtout  lorsque  des  gens  d'esprit  comme  Antonio  Cesari,  Carlo  Porta 
ou  Anelli,  le  fameux  faiseur  de  libretti ,  se  sont  donné  la  peine  de  les 
rimer.  Anelli ,  pendant  vingt  ans,  a  eu  le  talent  de  se  moquer  tour  à 
tour  des  Français  et  des  Allemands,  sans  que  ni  les  uns  ni  les  autres 
aient  pu  s'en  iacher.  Dans  Ylfaliana  in  Aif/hieri,  il  eut  même  l'au- 
dace de  se  moquer  de  la  nullité  du  sénat  milanais,  qu'il  caractérisa 
par  ce  vers  devenu  proverbial" 

Mangiar,  bere  e  lasciar  fare. 

Comme  la  pièce  faisait  fureur,  on  eut  le  bon  esprit  de  ne  pas  paraître 
comprendre  l'épigramme  et  de  laisser  faire. 

L'analyse  d'une  de  ces  pièces  bouffonnes,  en  montrant  ces  masques 
en  action,  fera  connaître  ce  genre  de  comédie  populaire  mieux  qu'une 
longue  appréciation.  Nous  choisirons,  comme  nous  l'avons  fnit  jus- 
qu'ici, la  pièce  qui  a  toujours  obtenu  le  plus  grand  succès.  C'est 
une  imitation  du  Marco  d'Antonio  Cesari  :  cette  pièce  a  pour  titre 
les  Trois  Polffo.is. 

Ambrogio  Burlamatti,  noble  Véronais,  et  plusieurs  de  ses  amis 
Vénitiens,  sont  en  villeggiature  dans  l'un  des  jolis  casinos  de  la 
Brenta.  L'automne  est  arrivé;  c'est  la  saison  des  tempêtes  dans  ces 
provinces  de  l'Italie  situées  au  pied  des  Alpes.  Il  pleut,  il  vente,  il 
tonne.  La  chasse,  la  pêche,  la  promenade,  divertissemens  favoris  de 
ces  jeunes  gens  oisifs ,  ne  leur  sont  plus  permises ,  et,  s'i's  ne  trouvent 
quelque  autre  façon  de  passer  le  temps,  nos  prisonniers  vosit  mourir 
d'ennui.  Bnrlamatti  et  Stefano  son  ami  se  creusent  la  tête  et  ne  peu- 
vent rien  imaginer.  Tout  à  coup  Ambrogio  pousse  un  cri  de  joie,  et 
s'adressant  à  Stefano;  —  Sois  tranquille ,  mon  ami,  lui  dit-il,  nous 
voilà  désensorcelés;  nous  ne  mourrons  pas  encore  cette  fois,  je  puis 
même  t'assurer  que  cette  miit  nous  allons  rire.  —  Tant  mieux ,  car 
j'aimerais  tout  autant  digérer  mon  ennui  entre  deux  draps  qu'au- 
tour d'une  table  de  jeu  où  l'on  se  ruine.  — Écoute-moi  :  tu  sais  s;ne 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Meneghino,  mon  sommelier,  est  mort  ce  matin;  eh  bien!  c'est  à 
cette  occasion  que  nous  allons  nous  divertir.  —  Comment,  à  l'occa- 
sion d'un  mort?  —  Précisément.  Tu  sais  que  dans  ce  pays  il  est 
d'usage  de  faire  veiller  le  mort  par  quelqu'un  de  ses  compagnons; 
eh  bien  !  je  compte  donner  à  celui-ci  pour  veilleur  un  personnage 
qui  ne  peut  manquer  de  nous  amuser,  Pantalon,  ce  rustre,  fils  d'un 
marchand  de  Venise  qui  s'est  ruiné,  et  que  j'ai  pris  à  mon  service.  Ce 
monstrueux  personnage,  de  sept  pieds  de  haut,  a  l'encolure  et  la 
pesanteur  d'esprit  d'un  bœuf;  c'est  un  maladroit  si  renforcé,  qu'un 
poisson  cuit  s'échapperait  de  ses  mains.  C'est  lui  qui,  cette  nuit, 
veillera  le  mort.  — Je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  là  rien  de  si  divertissant. 

—  Écoute-moi  encore.  Le  balourd  se  prétend  un  Hercule  de  cou- 
rage, que  sais-je?  un  Ferragus,  un  Roland,  toujours  prêt  à  pourfendre 
ou  à  assommer;  au  fond,  c'est  le  i)lus  grand  poltron  que  je  connaisse, 
et,  quand  il  fait  nuit,  sa  main  droite,  je  crois,  a  peur  de  sa  main 
gauche.  Je  me  propose  donc  de  mettre  son  grand  courage  à  l'épreuve. 

—  Et  comment  cela?  —  Arlequin,  mon  valet  de  chambre,  prendra 
la  place  du  mort  dans  le  lit,  et  je  me  fie  assez  à  son  adresse  et  à 
son  humeur  joviale,  pour  croire  qu'il  nous  donnera  quelque  bonne 
comédie;  de  cette  fenêtre,  nous  verrons  tout  ce  qui  se  passera  dans 
la  chambre  du  mort. 

Ambrogio  fait  sur-le-champ  venir  Pantalon.  Celui-ci  raconte  en 
arrivant  qu'il  était  à  panser  le  cheval  de  son  excellence,  qui  a  les 
amygdales  enflées.  Il  a  passé  plus  de  deux  heures  à  cette  occupation 
fatigante;  il  n'en  peut  plus.  —  Je  n'ai  nul  besoin  de  savoir  cela.  — Et 
moi ,  j'ai  besoin  de  vous  le  dire,  pour  que  vous  sachiez  quel  homme 
vous  avez  à  votre  service.  —  D'accord  ;  mais,  à  propos,  aurais-tu  peur 
des  morts? —  Peur  des  morts!  vous  voulez  rire.  Comment  aurais-je 
peur  des  morts,  moi  qui  n'ai  jamais  redouté  les  vivans? —  Voilà  qui 
est  parler.  Aussi,  mon  brave  Pantalon ,  n'ai-je  jamais  mis  ton  courage 
en  doute.  Écoute-moi  donc.  Tu  sais  que  Meneghino  est  mort  ce  matin? 

—  Hélas  !  oui ,  excellence;  le  docteur  l'a  tué.  —  Tu  as  raison  ;  mais  ce 
qui  est  fiiit  est  fait.  Je  sais  que  tu  étais  l'ami  du  défunt,  et  j'ai 
décidé  que  tu  le  veillerais  cette  nuit.  —  Pantalon  prend  un  air  piteux 
et  commence  à  trembler.  —  Je  veillerais  le  mort  ?  —  Eh  quoi  !  n'au- 
rais-tu pas  le  courage  qu'il  faut  pour  cela?  —  Pantalon ,  se  redressant  : 

—  Le  courage!  est-il  besoin  de  courage  pour  veiller  un  mort?  J'en 
veillerais  dix  mille  s'il  le  fallait.  —  Alors  c'est  une  chose  convenue. 
A  l'heure  de  VAve  Maria,  tu  iras  t'étabhr  dans  la  chambre  du  mort  et 
tu  y  resteras  tout»  la  nuit  jusqu'à  ce  que  le  prêtre  vienne  demain 


LE   THÉÂTRE  EN   ITALIE.  721 

enlever  le  corps;  tu  entends?  Ainsi  donc,  à  ce  soir.  —  A  ce  soir.  —  Et 
Pantalon ,  qui  a  peine  à  cacher  son  émotion ,  s'éloigne  l'oreille  basse. 
Dès  qu'il  est  dehors,  le  comte  appelle  Arlequin  et  le  met  au  cou- 
rant. —  Tu  transporteras  le  corps  de  Meneghino  dans  quelque  caveau, 
lui  dit-il,  et  tu  prendras  sa  place  dans  le  lit.  Tu  sais  ensuite  ce  que  tu 
auras  à  faire  quand  tu  te  trouveras  en  tète-à-téte  avec  Pantalon ,  ton 
veilleur;  mais  je  te  préviens  d'une  chose,  c'est  que  nous  voulons  rire. 
—  Vous  rirez,  et  comme  vous  n'avez  jamais  ri;  moi-même  j'en  ai 
déjà  mal  à  la  rate. 

Le  comte  ne  s'arrête  pas  en  si  beau  chemin;  il  veut,  comme  il  le 
dit,  prendre  trois  dindons  avec  la  même  noix.  Deux  dindons  sont 
déjà  trouvés;  Brighella,  son  homme  d'affaires,  sera  le  troisième. — 
J'ai  quelque  part  dans  mes  greniers  la  défroque  d'un  diable  :  tête  de 
lion,  museau  de  crocodile,  peau  de  bouc,  pied  de  satyre,  queue  d'âne, 
rien  n'y  manque;  Brighella,  mon  ami,  tu  endosseras  ce  costume,  et 
tu  descendras  par  une  fenêtre  dans  la  chambre  où  Pantalon  sera 
occupé  à  veiller  Meneghino.  Ton  arrivée  causera  certainement  une 
agréable  émotion  à  ce  brave  Pantalon ,  et  cette  émotion  ne  peut  man- 
quer de  nous  divertir  tous,  et  toi  le  premier.  — Brighella  est  ravi 
du  rôle  qu'on  lui  donne;  il  se  frotte  les  mains  en  songeant  au  bon 
tour  qu'il  va  jouer  à  Pantalon ,  son  rival ,  et  à  la  belle  peur  qu'il  va  lui 
faire.  Le  comte,  de  son  côté,  rit  sournoisement  dans  sa  barbe,  car  il 
s'est  bien  gardé  de  dire  à  Brighella  qu'Arlequin  devait  prendre  la 
place  du  mort  et  de  prévenir  Arlequin  que  Brighella  devait  compléter 
la  comédie  et  jouer  le  rôle  du  diable.  Il  est  si  content,  il  se  promet 
tant  de  plaisir  de  la  merveilleuse  combinaison  qu'il  vient  d'imaginer, 
qu'il  embrasse  Stefano,  et  que  tous  deux  chantent  en  chœur  de  vifs 
et  joyeux  couplets  qui  terminent  ces  premières  scènes. 

L'acte  suivant  se  passe  dans  la  chambre  de  Meneghino.  Arlequin, 
enveloppé  d'un  grand  drap  et  tout  barbouillé  de  blanc,  est  couché 
sur  le  lit  du  mort;  il  n'est  rien  moins  que  rassuré,  il  a  même  très 
peur,  et,  par  momens,  il  se  tâte  pour  s'assurer  que  réellement  il  n'est 
pas  mort.  Du  reste,  il  se  propose  bien  de  se  venger  tout  à  l'heure  de 
sa  peur  sur  le  pauvre  Pantalon,  dont  la  présence  le  rassurera.  Cepen- 
dant, comme  Pantalon  tarde  à  venir,  il  se  livre  à  des  réflexions  phi- 
losophiques que  lui  inspire  son  étrange  position.  —  Aujourd'hui, 
dit-il,  je  fais  le  mort  pour  rire,  mais  un  jour  viendra  où  je  le  ferai  au 
naturel;  ce  jour-là  on  me  portera  au  cimetière  pour  engraisser  les 
raves;  encore  si  je  pouvais  les  manger...  —  Sur  ces  entrefaites  Pan- 
talon arrive.  —  Va-t-en ,  dit-il  à  un  homme  qui  l'a  accompagné  jus- 


722  REVIE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  la  porte;  c'est  à  moi  seul  de  «Tarder  ce  mort;  ceux  qui  viendraient 
pour  l'enlever  auraient  de  bons  liras  s'ils  en  venaient  à  bout.  Je  le 
détendrais,  s'il  le  fallait,  contre  une  batterie  de  canons.  —  Pantalon , 
resté  seul,  s'assied  cependant  le  plus  loin  qu'il  peut  du  mort,  et  pose 
soigneusement  à  <'oté  de  lui  \\u  fiasro  rempli  de  vin  du  Frioul.  —  C'est 
là  dedans  qu'est  la  vie,  dit-il ,  et  l'on  a  grand  besoin  de  la  vie  dans  la 
maison  de  la  mort.  En  achevant  cette  réflexion  philosophique,  il  s'ap- 
proche du  lit  du  mort  avec  pre^caution.  —  Ce  pauvre  Meneghino,  le 
voilà  donc!  Comme  il  est  blanc...  In  autre  en  aurait  peur....  Moi... 
moi...  je...  je...  je.  .  n'ai  pas  peur. —  En  disatitcela,  il  tremble  de  tous 
ses  membres. —  Mais  le  temps  s'est  bien  refroidi...  Je  sens  comme 
4in  frisson,  mon  sang  se  tige,  et  il  me  semble  que  j'éprouve  par  tout 
le  corps  comme  uti  petit  ressentiment  fébrile...  comme  un  faible  com- 
mencement d'inquiétude.  La  nuit  sera  bien  longue;  si  j'appelais  un 
camarade  pour  jouer  aux  dés  ou  à  la  m.orra/...  Fi  donc!  on  dirait 
demain  que  Pantalon  a  eu  peur.  Ou'ai-je  besoin,  d'ailleurs,  d'un 
compagnon?  n'ai-je  pas  là  une  excellente  compagne?  —  Il  prend  la 
bouteille.  —  A  la  bonne  heure  1  voilà  ce  qui  réconforte,  cela  redonne- 
rait la  vie  à  un  mort. —  liî  peu  raffermi  par  cette  réflexion,  i!  chante 
à  demi-voix  des  couplets  burlesques  dans  lesquels  il  défie  le  diable  et 
la  mort  en  personne.  îl  remplit  ensuite  son  verre;  mais,  au  moment 
où  il  l'approche  de  sa  bouche.  Arlequin  pousse  un  long  soupir  et  se 
retourne  sur  le  ventre.  Pantalon  laisse  tomber  son  verre  et  veut  fuir; 
ses  jambes  tlageolent  et  refusent  de  le  porter;  il  regarde  le  mort  à 
la  dérobée.  Arlequin  fait  le  saut  de  carpe  et  reprend  sa  première 
position.  A  cette  vue,  S-antalon  tombe  à  genoux,  joint  les  mains,  et 
lors(}u*il  pense  que  le  mort  ne  peut  le  voir,  il  essaie  de  se  glisser  dans 
cette  position  vers  la  porte;  Arlequin  se  dresse  lentement  sur  le  lit; 
Pantalon  tombe  à  plat  ventre.  Dans  ce  moment  on  entend  un  grand 
bruit  de  chaînes  à  l'extérieur.  Arlequin  se  recouche  lestement;  Pan- 
talon reste  immobile,  regardant  tantôt  le  lit,  tantôt  la  porte.  Le  bruit 
approche;  Ailequin  ne  fait  plus  de  culbutes  ;  i!  est  maintenant  presque 
aussi  terrih/^  que  Pantalon.  C'est  alors  que  lîrighella,  dans  son  cos- 
tume de  diable  et  une  torche  à  la  main ,  paraît  sur  le  seuil  de  la  porte. 
A  cette  vue.  Pantalon  se  redresse;  il  veut  fuir.  lîrighella  le  repousse; 
et  tandis  qu'il  est  occupé  à  lui  griller  le  poil  avec  sa  torche,  on  entend 
Arlequin,  que  la  peur  doue  sur  le  lit,  murmurer  d'une  voix  éteinte 
des  plaintes  entrecoupées.  —  Miséricorde!  oùsuis-je  venu  me  fourrer? 

C'est  Satan  lui-même Satan  en  personne,  qui  vient  pour  enlever 

Meneghino Me  trouvant  à  sa  place,  il  va  me  prendre  pour  lui  et 


LE   THÉATF.E   EN   ITALIE.  723. 

m'emporter  tout  vivant!...  Si  je  pouvais  m'édiapper?  —  Il  se  soulève 
lentement,  et,  se  glissant  le  long  du  mur,  tâche  de  gagner  la  porte, 
lorsque  tout  à  coup  Brighella,  toujours  occupé  à  écliauder  Pantalon, 
se  trouve  nez  à  nez  avec  lui.  —  Satan!  —  Le  mort!  —  Et  tous  deux 
tombent  à  la  renverse.  —  C'en  est  fait  de  moi,  s'écrie  Pantalon,  et  il 
tombe  entre  les  deux.  Mais  bientôt  tous  trois  se  relèvent  et  courent 
par  la  chambre,  comme  des  insens  s,  s'évitant,  s'entre-choquant  et 
se  culbutant  les  uns  les  autres.  —  A  moi ,  mes  camarades,  au  secours! 
au  mort!  au  diable!  au  revenant!...  —  Quel  diable  est-ce  là?  s'écrie 
Arlequin.  —  Qu'est-ce  qu'un  pareil  mort?  reprend  Brighella.  A  la 
fin ,  les  trois  braves  s'arrêtent  chacun  dans  un  coin,  à  demi  morts  de 
fatigue,  et  se  regardent  d'un  air  consterné.  Pantalon  beugle,  Arle- 
quin gémit,  le  diable  hurle.  Dans  ce  moment,  le  comte  Ambrogio, 
suivi  de  ses  amis,  ouvre  la  porte,  et  s'élance  au  milieu  de  la  chambre 
en  riant  aux  éclats.  —  Taisez-vous,  poltrons,  dit-il,  taisez-vous,  ou 
je  vous  fais  tous  bàtonner. 

Brighella.  —  .le  suis  mort  ! 

Arlequin.  —  Je  n'ai  plus  ni  jambes  ni  rate! 

Pantalon  (se tenant  le  ventre).  —  Miséricorde,  quelle  colique! 

Arlequin.  — Voyez  le  mort! 

Brk.hella.  —  Voyez  le  diable  ! 

Pantalon.  —  Voyez-les  tous  deux. 

Le  comte.  —  Encore  un  coup,  taisez-vous,  misérables  poltrons, 
ou  je  vous  fais  taire  avec  ce  gourdin.  Qui  croirait  jamais  qu'un  mort 
fasse  peur  au  diable,  et  que  le  diable  fasse  peur  à  un  mort?  Et  toi, 
intrépide  Pantalon ,  qu'as-tu  donc  fait  de  ton  courage? 

Pantalon.  —  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise,  seigneur  comte; 
j'aurais  voulu  vous  voir  entre  un  diable  et  un  mort. 

Il  est  impossible  de  faire  comprendre  par  une  analyse  toute  la  folie 
de  cette  scène,  qui  rappelle  d'une  manière  éloignée  l'entrevue  des 
deux  ours  dans  l'excellente  farce  de  L'Ours  et  le  Pacha.  Jouée  par  ces 
acteurs  un  peu  grossiers,  mais  pleins  de  verve,  que  l'on  rencontre  à 
chaque  pas  en  Italie,  elle  est  toujours  accueillie  par  un  fou  rire,  et 
met  le  spectateur  en  belle  humeur  pour  toute  la  soirée.  Le  dialogue 
qui  accompagne  la  reconnaissance  des  trois  masques  est  aussi  fort 
comique.  Ils  s'en  veulent  l'un  l'autre  de  la  peur  qu'ils  se  sont  réci- 
proquement faite,  au  point  qu'ils  en  vont  venir  aux  mains.  Ils  s'in- 
jurient, se  menacent,  et  le  comte  est  obligé  d'interposer  son  auto- 
rité.— Vous  tairez-vous,  bavards,  s'écrie-t-il  de  nouveau  ;  ces  drôles- 


72i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lù  ont  autant  de  langue  qu'ils  ont  peu  de  cœur.  Or  ça,  messieurs  les 
poltrons,  je  pense  qu'il  ne  serait  pas  hors  de  propos  de  vous  admi- 
nistrer quelques  remèdes  pour  prévenir  les  suites  de  la  peur  que  vous 
vous  êtes  faite  les  uns  aux  autres.  Ces  remèdes,  les  voici  :  on  va 
défoncer  sous  le  vestibule  un  baril  de  vin,  on  vous  apportera  deux 
grands  poulets  d'Inde  et  un  gros  jambon,  vous  mangerez  et  vous 
boirez  à  discrétion,  et,  quand  vous  serez  bien  repus,  la  Nicolosa,  la 
Brunelta,  la  Tancia,  la  Tina,  et  toutes  ces  drôlesses  qui  jouent  si 
bien  de  l'escarpin,  vont  arriver  en  gambadant,  et  alors  vive  la  danse 
et  vive  la  joie  !  Meneghino  sera  content  de  ses  funérailles.  —  Arle- 
quin, Pantalon  et  Brighella,  que  ces  dernières  paroles  ont  tout  à  la 
fois  rassurés  et  reconfortés,  remercient  le  comte  Ambrogio,  et  tous 
trois  chantent  en  chœur  des  couplets  d'une  expression  et  d'une  har- 
monie admirablement  bouffonnes. 

Si  nous  avons  analysé  cette  bagatelle  avec  quelque  détail ,  c'est  que 
chez  nous  ce  genre  de  comédie  n'a  pus  d'analogue.  Ce  n'est,  à  pro- 
prement parler,  ni  de  la  comédie,  ni  du  vaudeville,  ni  de  l'opéra 
bouffe.  Ce  sont  des  parades  pleines  de  caprices,  écrites  souvent  en 
vers  charmans,  et  mêlées  parfois  de  danses  et  de  chants.  C'est  un 
genre  tout-à-fait  italien ,  comme  le  fut  autrefois  la  comédie  pasto- 
rale, si  complètement  abandonnée  de  nos  jours;  genre  que  l'on  fait 
remonter  à  l'Anfiparnasso,  d'Orazio  Yecchi ,  qui  fut  représentée 
vers  1595.  Dans  cette  comédie  mêlée  de  musi(iue.  Pantalon,  Arle- 
quin, Brighella,  et  le  capitan  Cardon ,  matamore  espagnol,  jouent 
déjà  chacun  leur  rôle.  Ces  personnages  parlent  castillan ,  italien,  bolo- 
nais, bergamasquc  et  même  hébreu.  Si  ces  joyeux  masques  ont  sur- 
vécu aux  Myrtils ,  aux  Tircis  et  aux  Sylvio  de  la  comédie  pastorale , 
c'est  à  leur  belle  humeur  inaltérable  et  à  leur  robuste  gaieté  qu'ils 
doivent  leur  existence  prolongée.  Ces  joyeux  boute-en-train  ont  une 
constitution  bien  autrement  vigoureuse  que  les  mélancoliques  au 
cœur  tendre.  Pantalon,  Arlequin  et  Brighella,  sans  être  accueillis 
avec  le  même  empressement  qu'autrefois,  n'ont  donc  pas  encore  lassé 
la  constance  du  public  italien ,  et  sont  encore  aujourd'hui  fort  vivans. 
Quand  mourront-ils?  Dieu  le  sait. 


LE  THÉÂTRE  EN  ITALIE.  725 

V. 

La  Comédie  italienne,  le  Drame  moderne  et  les  Acteurs. 

Lorsque  l'on  voit  Bossuet  condamner  si  hautement  la  comédie, 
ce  pernicieux  plaisir  qui ,  dit-il ,  ne  flatte  que  les  passions  des  hommes 
dont  le  fond  est  grossier,  qui  ridiculise  la  vertu  et  la  piété ,  excuse 
la  corruption  qu'il  rend  plaisante,  offense  la  pudeur  toujours  en 
crainte  d'être  violée  par  les  derniers  attentats;  quand,  non  content 
de  proscrire  un  plaisir  où  l'homme,  selon  ses  expressions,  se  fait 
à  la  fois  un  jeu  de  ses  vices  et  un  amusement  de  la  vertu ,  on  le  voit 
s'attaquer  à  Molière,  le  traiter  d'infâme  et  le  poursuivre  même  dans 
la  tombe  de  désolans  anathèmes,  on  a  peine  à  concevoir  que  la  cour 
d'un  pape,  chef  de  cette  reUgion  dont  Bossuet  n'était  que  l'un  des 
ministres,  ait  été  le  berceau  de  la  comédie  renaissante  :  et  de  quelle 
comédie?  de  cette  comédie  italienne  si  pleine  de  prostitutions  !  s'écrie 
encore  Bossuet.  Ce  pape,  il  est  vrai,  c'est  l'aimable  Léon  X.  Poète, 
musicien ,  grand  chasseur,  et  par-dessus  tout  homme  d'esprit ,  ce 
chef  de  l'église  eut  à  la  fois  les  goûts  d'un  artiste  et  ceux  d'un  souve- 
rain ,  et ,  pendant  les  neuf  années  qu'il  occupa  la  chaire  de  saint 
Pierre,  sa  cour  ressembla  plutôt  à  celle  d'un  prince  séculier  qu'à 
celle  du  successeur  du  prince  des  apôtres. 

Nous  ne  considérerons  ici  Léon  X  que  comme  poète  et  homme 
d'esprit,  car  c'est  à  ce  titre  qu'il  choisit  pour  secrétaires  Sadolet 
et  Bembo,  et  Béroalde  pour  bibliothécaire;  qu'il  protège  le  vieux 
Lascaris;  qu'il  correspond  avec  Érasme  et  tous  les  beaux  esprits  du 
temps;  qu'il  établit  une  université  romaine  et  s'entoure  d'une  légion 
de  poètes,  d'écrivains  et  d'artistes.  Ce  pape  et  tous  ces  jeunes  cardi- 
naux, riches,  spirituels,  amis  du  plaisir  comme  lui,  les  Sigismond 
fionzague ,  les  Bibbiena ,  les  Hippolyte  d'Esté,  avaient  pris  la  reHgion 
du  côté  riant,  et  ne  semblaient  préoccupés  que  d'un  seul  objet,  de 
jouir  gaiement  de  la  vie. 

Quelques  beaux  et  grands  esprits ,  comme  les  Machiavel ,  les  Bib- 
biena ,  l'Arétin  et  l'Arioste ,  avaient  composé  des  comédies  d'autant 
plus  libres  et  plus  hardies,  que  leurs  auteurs  occupaient,  dans  la 
société  de  cette  époque,  un  rang  plus  élevé,  et  pouvaient  beau- 
coup se  permettre.  Le  pape  Léon  X,  qui  aimait  toute  espèce  de 
plaisirs,  et  surtout  les  plaisirs  de  l'intelligence,  voulut  que  ces 

TOME  XXIII.  4G 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comédies  i'iissent  jouées  devant  lui,  non  par  esprit  de  libéralisme 
philosophique,  comme  on  l'a  dit  mal  à  propos,  mais  tout  bonne- 
ment par  épicuréisme,  et  pour  se  donner  un  agréable  passe- temps. 
Le  cardinal  Bibbiena  avait  autant  de  gaieté  dans  l'esprit  que  son 
maître;  il  aimait,  comme  lui,  à  railler  les  pédans  et  à  mystifier 
les  sots.  Dans  ce  but,  il  conduisait  au  Capitole,  pour  y  être  cou- 
ronné, le  mauvais  poète  Baraballo  qu'il  avait  grotesquement  installé 
sur  un  magnifique  éléphant,  ayant  soin  au  retour  de  le  faire  bien 
siffler  par  la  canaille;  ou  bien  il  applaudissait  avec  un  grand  sérieux 
aux  mauvais  vers  du  poète  Ouerco,  et  le  présentait  malicieuse- 
ment à  son  maître.  Léon  X  s'empressait  d'admettre  à  ses  soupers 
le  poète  parasite;  ce  ridicule  personnage,  qui  restait  près  d'une 
fenêtre ,  mangeant  debout  les  morceaux  qu'on  lui  jetait  comme 
à  un  chien,  se  regardait  néanmoins  comme  très  honoré  de  cet  ac- 
cueil. Le  pape  par  instans  se  rappelait  que  le  pauvre  poète  était 
là:  —  Querco!  lui  criait-il  en  lui  envoyant  sa  coupe  pleine  de  vin, 
fais-moi  sur-le-champ  des  vers  sur  la  gourmandise ,  et  je  te  per- 
mettrai de  vider  cette  coupe.  —  Si  les  vers  étaient  bons,  Querco 
buvait  le  vin  ;  s'ils  étaient  mauvais ,  on  remplissait  la  coupe  d'eau ,  et 
le  malheureux  était  obligé  de  la  vider.  Croirait-on  qu'un  tel  person- 
nage eût  de  la  vanité?  Un  jour,  le  bandeau  dont  la  sottise  lui  couvrait 
les  yeux  étant  tombé,  il  s'aperçut  (ju'on  se  moquait  do  lui,  et  qu'on 
ne  le  traitait  guère  mieuv  qu'un  buulTon;  ce  jour-là,  il  se  retira  liôre' 
ment  de  la  cour.  La  vanité  lui  avait  tourné  la  tête,  la  misère  l'acheva; 
Léon  X  étant  mort ,  il  s'ouvrit  le  ventre  avec  une  paire  de  ciseaux , 
et  se  découpa  les  entrailles. 

On  a  cru  découvrir,  dans  ces  mystifications  auxquelles  se  plaisaient 
Bibbiena  et  son  maître,  un  désir  secret  de  rabaisser  le  talent  litté- 
raire; nous  ne  voyons  pas  trop  comment,  en  s'attaquant  au  pédan- 
tisme  et  à  la  sottise,  on  peut  nuire  au  talent  véritable.  N'est-ce  pas 
plutôt  rendre  service  aux  vrais  poètes  que  de  remettre  à  leur  place 
ces  auteurs  faméliques  qui  veulent  à  toute  force  produire  leur  im- 
puissance et  leur  sottise? 

Le  Bibbiena,  lui,  fut  vraiment  un  esprit  supérieur.  Nous  ne  vou- 
drions pas  être  accusé  de  pruderie ,  et  cependant  nous  avouerons 
qu'il  nous  serait,  sinon  impossible,  du  moins  fort  dilficile,  d'analyser 
sa  comédie  de  la  Calandria,  cette  comédie  jouée  devant  un  pape  et 
qu'applaudissait  le  sacré  collège.  Les  incidens  de  cette  pièce,  imitée 
en  partie  des  Mrncchmps ,  et  dont  l'intrigue  roule  sur  la  ressemblance 
dedeuxjuraoauxde  sexesdifférens,  sont  si  nombreux,  etlesquiproqu©  i 


LE   THÉÂTRE   EN   ITALIE.  72T 

produits  par  cette  ressemblance  si  fréqueris,  que  l'analyse,  à  moins 
d'être  fort  développée,  en  serait  incompréhensible.  Ces  quiproquo 
sont  toujours  amenés  par  les  déguisemens  de  Santilla,  la  jeune  fdle, 
en  homme,  et  de  Lidio,  son  frère,  en  femme;  ils  sont  des  plus  hasardés, 
et,  quoique  conduite  avec  art,  l'intrigue,  trop  compliquée,  finit  par 
amener  l'ennui.  Disons-le,  la  (lalandria,  si  souvent  citée  par  les  cri- 
tiques italiens,  et  que  les  Florentins  tiennent  encore  aujourd'hui  en 
si  haute  estime, n'a  dû  ce  long  succès  qu'à  la  finesse  et  à  l'esprit 
du  dialogue,  et  surtout  à  la  perfection  de  la  forme,  que  le  parti  toscan 
proclame  excellente  et  met  sur  la  même  ligne  que  le  style  des  nou- 
velles de  Boccace  et  des  comédies  de  l'Arioste  et  de  Machiavel. 

Machiavel!  ce  nom  ne  rappelle  d'abord  que  de  graves  et  sombres 
-idées,  et  cependant  ce  terrilde  politique  est  l'auteur  de  la  plus  vive , 
de  la  plus  leste  et  de  la  meilleure  des  comédies  italiennes.  La  Man- 
dragore, en  effet,  est  supérieure  à  la  Calandria.  Le  sujet  est  plus 
intéressant,  l'intrigue  plus  simple  et  mieux  conduite,  et  le  dialogue 
aussi  vif.  La  Mandraç/ore  et  la  Calandria  sont  en  quelque  sorte  les 
orighies  de  la  comédie  italienne.  C'est  dans  la  Mandragore  surtout 
qu'on  retrouve  le  type  de  cette  manière  rapide,  compliquée,  dégagée 
de  scrupule ,  de  pudeur  même ,  qui  a  prévalu  pendant  deux  siècles  ; 
il  est  donc  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  l'œuvre  de  Machia- 
vel, pour  arriver  à  la  parfaite  intelligence  des  révolutions  du  théûtre 
en  Italie. 

Le  sujet  de  la  Mandragore  est  bien  connu.  Chacun  sait  l'histoire 
de  messer  Nicia  Calfucci,  ce  bourgeois  de  Florence,  que  tourmentait 
un  si  violent  désir  de  paternité;  chacun  sait  comment  son  ami  Calli- 
maque,  amoureux  de  Monna  Lucrèce,  sa  femme,  ne  pouvant  triom- 
pher de  la  vertu  de  la  dévote  Florentine, 

]\e  savait  phis  à  quel  saint  se  vouer, 
Quand  le  mari ,  par  sa  sottise  extrême. 
Lui  fit  juiier  qu'il  n'était  stratagème 
Où  le  pauvre  homme  à  la  fin  ne  donnât. 

Chacun  sait  encore  comment  Callimaque,  médecin  par  occasion, 
proposa  à  son  ami  une  recette  qui  devait  infailliblement  le  rendre  père. 

Cette  recette  est  une  médecine 
Faite  du  jus  de  certaine  racine 
Ayant  pour  nom  mandragore... 

M&is  ce  jus  a  des  qualités  très  malignes;  il  fait  mourir  le  premier 
qui  partage  la  couche  de  celle  qu'il  doit  rendre  mère. 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nice  reprit  aussitôt  :  —  Serviteur; 

Plus  de  votre  herbe...  il  n'en  est  pas  besoin. 

Il  y  a  remède  à  tout,  lui  dit  l'amant;  —  Que  faire  donc?  —  Que 
faire?  écoutez  : 

II  nous  faudra  choisir  quelque  jeune  homme 
D'entre  le  peuple,  un  pauvre  malheureux 
Qui  vous  précède...  attire  et  prenne  en  somme 

Tout  le  venin 

Nice  d'abord  eut  peine  à  digérer 

L'expédient,  allégua  le  danger, 

Et  l'infamie 

Il  finit,  cependant,  par  consentir  à  tout.  Le  plus  difficile  mainte- 
nant était  de  décider  madame  Lucrèce. 

De  prime-abord  elle  crut  qu'on  riait  : 
Puis  se  fâcha,  puis  jura  sur  son  ame 
Que  mille  fois  plutôt  on  la  tuerait. 


Lucrèce  étant  de  la  sorte  arrêtée , 
On  eut  recours  à  frère  Timothée. 
Il  la  prêcha ,  mais  si  bien  et  si  beau , 
Qu'elle  donna  les  mains  par  pénitence. 


Le  mari,  d'un  autre  côté,  l'encourageait  de  toutes  ses  forces. 

Vous  savez  bien  qu'il  y  va  de  ma  vie  ; 
N'allez  donc  pas  faire  la  renchérie  ! 
IMontrez  par  là  que  vous  savez  aimer 
Votre  mari...  Que  si  cette  pécore 
Fait  le  honteux,  envoyez  sans  tarder 
M'en  avertir...  nous  y  mettrons  bon  ordre  (1). 

On  devine  que  ce  rustre ,  qui  devait  emporter  le  premier  venin  de 
la  mandragore,  n'était  autre  que  Callimaque.  Ce  jus  de  la  mandra- 
gore se  composait  d'un  verre  d'Iiypocras.  Son  effet  n'en  était  pas 
moins  assuré,  et  Lucrèce,  le  lendemain  de  l'expérience,  voulait  OUi- 
maque  pour  compère. 

Ce  cadre,  comme  on  voit ,  est  des  plus  lestes;  les  détails  ne  le  sont 
pas  moins ,  et  certaines  touches  arrivent  même  à  la  plus  extrême  cru- 
dité, les  consultations  latines  du  prétendu  docteur  par  exemple;  il 

(1)  La  Fontaine,  la  Mandragore. 


LE  THÉÂTRE  EN  ITALIE.  729 

fallait  que  dans  ce  temps-là  on  fût  habitué  à  tout  dire  comme  à  tout 
faire.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Mandragore  étincelle  de  beautés  du  pre- 
mier ordre.  Les  caractères  des  personnages  principaux,  du  parasite 
Ligurio,  de  ÎVIonna  Lucrezia,  femme  coupable  sans  le  vouloir  et  sans 
le  savoir,  de  messer  Nicia,  ce  mari  dupé  et  content  de  l'être,  si  sou- 
vent mis  en  scène  par  Molière;  du  frère  Timothée,  ce  type  du  moine 
de  l'époque,  grossier,  intrigant,  avide,  et  qui,  loin  de  ressembler  au 
Tartuffe,  comme  on  l'a  dit  à  tort,  a  la  bonne  foi  de  sa  fragilité   et  en 
quelque  sorte  la  naïveté  du  vice  :  tous  ces  caractères  sont  tracés  de 
main  de  maître.  Ce  sont  de  ces  portraits  qu'un  grand  peintre  fait  en 
se  jouant,  mais  qu'un  grand  peintre  seul  peut  faire.  On  ne  sait  trop 
ce  que  l'on  doit  le  plus  admirer  de  la  netteté  et  de  la  fermeté  du 
dessin  et  de  la  vigueur  de  la  touche  un  peu  heurtée,  ou  de  la  vivacité 
du  coloris  et  de  la  science  de  l'effet.  L'admirable  choix  des  détails  et 
la  savante  sobriété  des  accessoires  dénotent  également  un  écrivain  de 


génie 


Sans  nul  doute  l'homme  qui  composa  ce  chef-d'œuvre,  dans  un 
moment  de  chagrin,  pour  se  distraire  (1),  n'a  envisagé  que  le  côté 
triste  de  la  vie.  Que  voit-on  en  effet  dans  sa  pièce?  des  niais,  des  fri- 
pons, des  personnages  qui  vivent  aux  dépens  des  premiers  et  avec  l'aide 
des  seconds,  et  pas  un  seul  honnête  homme;  mais  la  gaieté  et  la  viva- 
cité de  la  forme  sauvent  la  tristesse  du  fond.  Les  saillies  spirituelles 
et  les  mots  plaisans  tiennent  d'un  bout  à  l'autre  du  drame  le  specta- 
teur en  haleine,  et  ne  lui  permettent  pas  de  retomber  sur  lui-même 
Dans  quelques-uns  de  ces  mots  éclate  le  meilleur  comique,  le  comi- 
que de  situation  :  ainsi,  lorsque  Nicia,  le  mari,  apprend  que  l'on  a 
enfin  décidé  Lucrèce  à  recourir  à  l'étrange  moven  qui  doit  emporter 
le  venin  de  la  mandragore,  il  se  frotte  joyeusement  les  mains  et 
secrie:  lo  son  il  più  contenf  uomo  del  mondo.   Ce  mot  du  mari 
trompé,  et  si  heureux  de  l'être,  semble  dérobé  à  Molière. 

Le  dialogue  de  Sostrata,  la  mère,  qui  encourage  sa  fille  Lucrèce, 
et  du  frère  Timothée,  qui  vient  à  son  aide,  est  aussi  d'une  grande 
vérité. 

—  De  quoi  as-tu  peur,  pauvre  sotte?  dit  la  mère;  il  y  a  cinquante 
emmes  de  ce  pays  qui  lèveraient  les  mains  au  ciel  si  pareille  aubaine 
leur  arrivait?  — Je  me  résigne;  mais  je  ne  crois  pas  être  encore  en 

^^)  D' un  uom...  elles' iiigegna 

Con  quesli  van  pensiori 
Fare  il  suo  trislo  tenip  più  soave. 

(  La  Mandragola ,  prologo.} 


REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

vie  demain  matin.  —  >'e  craignez  rien,  ma  fille,  reprend  frère  Timo- 
Ihée;  je  prierai  Dieu  pour  vous,  et  je  dirai  l'oraison  de  l'ange  Raphaël 
pour  qu'il  vous  tienne  compagîiic.  —  Dieu  et  la  Madone  me  soient 
en  aide!  ils  savent  si  j'ai  intention  de  mal  faire! 

Cette  pudeur  et  cette  simplicité  de  Lucrèce  donnent  un  grand 
charme  à  la  gracieuse  figure  de  cette  jeune  femme,  complice  malgré 
elle  des  ruses  de  son  amant. 

Les  monologues  du  frère  Timotliée  ne  sont  pas  moins  hardis  (pie 
le  reste  de  la  pièce;  c'est  là  cependant  que  se  trouve  la  moralité  du 
drame.  Écoutons  plutôt  les  réflexions  qu'il  fait  lorsqu'il  se  trouve  la 
nuit,  hors  de  son  couvent,  travesti  et  prêt  à  venir  en  aide  aux  pro- 
jets d'un  jeune  débauché  :  «  Ceux  qui  disent  que  la  frécpientation 
de  la  mauvaise  société  peut  conduire  un  homme  à  la  potence  ont  bien 
raison;  il  arrive  également  mallKHir  à  celui  qui  est  trop  bon  et  trop 
facile  et  à  celui  qui  est  vraiment  méchant.  Dieu  sait  si  je  pensais  à 
nuire  à  personne.  Je  me  tenais  tranquille  dans  ma  cellule,  je  disais  mes 
offices,  je  soignais  mes  boimes  dévotes.  Ce  diable  de  Ligurio  m'est 
venu  prendre;  il  m'a  fait  mettre  un  doigt  dans  l'erreur;  le  bras  s'y  est 
bientôt  trouvé  pris  en  entier,  et  maintenant  voilà  toute  ma  personne 
engagée.  Je  ne  sais  trop  vraiment  où  cela  pourra  me  mener.  » 

Le  monologue  (jui  commence  le  cinquième  acte  est  également 
curieux  ;  il  fallait  que  le  pouvoir  ecclésiastique  fût  alors  bien  fort  et 
eût  en  même  temps  une  singulière  confiance  dans  cette  force,  pour 
tolérer  de  pareilles  plaisanteries,  et,  qui  plus  est,  pour  en  rire. 

Cette  extrême  liberté,  pour  ne  pas  dire  cette  licence,  que  la  comé- 
die s'était  acquise  tout  d'abord ,  elle  la  conserva  jusqu'à  la  fin  du  der- 
nier siècle,  et  les  comédies  de  Machiavel,  du  Bibbiena  et  de  l'Arioste 
servirent  de  poétiques  et  de  modèles  aux  écrivains  des  âges  suivans. 
Plaute  et  Térence  furent  également  imités  ou  copiés  ;  seulement  les 
personnages  des  poètes  latins  chaiigeaient  d'habits  et  de  condition. 
LeCerchi,  par  exemple,  remplaçait  sans  façon  par  deux  sœurs  grises 
qui  parlaient  de  leur  habit ,  de  leur  couvent,  et  disaient  leur  chapelet, 
les  deux  courtisanes  ([ui  mènent  l'intrigue  de  la  (yisfdhnia  de  Plaute. 
Le  sujet  de  la  plupart  de  ces  pièces  est  toujours  quelque  bon  tour 
joué  à  un  avare ,  à  un  mari  jaloux  ou  à  quehpie  vieux  docteur.  Les 
déguisemens  ridicules  <iue  les  personnages  revêtent,  et  les  coffres  au 
fond  desquels  ils  se  cachent  tour  à  tour,  sont  à  peu  près  les  seuls 
ressorts  dramatiques  à  l'aide  desquels  l'action  marche  et  se  débrouille. 
Il  semble  par  instant  que  tous  ces  personnages  jouent  entre  eux  à  la 
cligne-musette ,  l'intérêt  roulant,  la  plupart  du  temps,  sur  la  chance 


LE   THÉÂTRE   EN   ITALIE.  731 

qtills  cour(Mit  d'être  ou  non  découverts.  Du  reste,  l'amour  finit  tou- 
jours par  triompher,  quelques  soufflets  (pi'il  faille,  pour  cela,  donner 
à  la  décence  et  à  la  morale.  Au  commencement  du  xvii^  siècle,  les 
poètes  de  l'Age  précédent  sont  déjà  bien  dépassés.  Il  est  telle  comédie 
du  Guarini,  par  exemple,  le  charmant  auteur  d\i  Pastor  Jido,  qui, 
dans  ce  genre,  va  au-delà  de  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  fort. 
Cette  comédie  a  pour  titre  YIdropica.  Une  jeune  et  jolie  fille  en  est 
l'héroïne,  et  l'on  devine  aisément  la  nature  de  l'hydropisie  dont  elle 
est  atteinte.  La  pièce  roule  d'un  bout  à  l'autre  sur  la  cause  et  le  trai- 
tement de  cette  singulière  maladie;  enfin  la  malade  arrive  sur  la  scène 
dans  un  état  si  critique,  que  l'on  peut  croire  un  moment  que  l'on  va 
assister  à  la  cure  infaillible  de  cette  sorte  d'hydropisie.  Vldwpica  lut 
jouée  en  1G08  à  la  cour  de  Mantoue,  pour  le  mariage  de  l'un  des  fils 
du  duc. 

Dans  toute  la  durée  de  ce  siècle ,  les  mœurs  théâtrales  et  le  fond 
des  pièces  restèrent  à  peu  de  chose  près  les  mêmes;  seulement,  plus 
on  s'éloignait  des  premiers  temps  de  la  comédie,  et  plus  la  forme  se 
compliquait.  La  conduite  de  l'intrigue  faisait  négliger  l'étude  et  le 
développement  des  caractères;  il  était  déjà  facile  de  présager  le  pro- 
chain triomphe  de  l'imbroglio  romanesque  [commedia  romanzesche) 
dont  Jean-Bnptiste  Porta,  le  savant  philosophe,  Bernardo  Accolti  et 
Rafaël  Borghiiii  furent  les  promoteurs.  La  pièce  des  Intrigues  Am<!U- 
reuses,  iili  intriglil  amorosi ,  attribuée  au  Tasse,  est  le  chef-d'œuvre 
de  cette  nouvelle  manière.  La  trame  en  est  tellement  compliquée, 
que  Vénus  elle-même,  dans  le  prologue,  prend  soin  d'annoncer  que 
jamais  son  fils  n'en  noua  de  semblable.  On  y  trouve,  en  effet,  seize 
personnages  principaux  et  à  peu  près  autant  d'actions  parallèle;;,  et 
un  nombre  infini  de  déguisemens  et  de  reconnaissances.  C'est  un 
véritable  labyrinthe  dramatique ,  dont  il  est  fort  difOcile  de  ne  pas 
perdre  le  fil;  le  dialogue,  plein  de  vivacité  et  àe  nerf  comique,  a  seul 
empêché  cette  pièce  extravagante  d'être  considérée  comme  une 
parodie  du  genre. 

L'imitation  du  théâtre  espagnol ,  alors  en  grande  vogue  dans  toute 
l'Europe,  dominait  dans  ces  comédies  et  dans  \e&  fables  pastorales  que 
le  Tasse  et  le  Guarini  avaient  popularisées.  Vers  la  fin  du  xvii''  siècle, 
Girolamo  Gigli,  de  Sienne,  voulut  faire  sortir  la  comédie  italienne  de 
cette  voie  déjà  trop  battue,  et  fit  jouer  à  Rome  deux  pièces  imitées 
du  théâtre  français.  Don  Pir/one,  calque  du  Tartuffe  de  Molière,  et 
I  LUiganti,  traduction  des  Plaideurs  de  Racine.  Quelques  critiques 
ont  prétendu  que  Girolamo  Gigli  mérita  bien  de  la  comédie  ita- 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lienne  en  lui  donnant  cette  nouvelle  impulsion  et  en  appelant  l'at- 
tention des  poètes  de  l'époque  sur  les  chefs-d'œuvre  du  théâtre  fran- 
çais. Nous  ne  partageons  pas  cet  avis.  Gigli,  selon  nous,  ruina  du 
même  coup  la  nationalité  du  théâtre  italien  qui  allait  naître  et  annula 
son  originalité.  Fatigués  d'imiter  tour  à  tour  Térence,  Plaute,  les 
Espagnols  et  les  grands  comiques  du  xvi"  siècle,  quelques  écri- 
vains (1),  vers  cette  époque,  s'essayaient  en  effet  dans  un  genre  de 
comédie  qu'on  eût  pu  appeler/;/ or /?tcm/r,-  ils  peignaient  des  ridicules 
locaux ,  et  songeaient  à  tirer  parti  des  données  si  fécondes  de  la 
comédie  deW  arte,  qui,  après  avoir  long-temps  cheminé  parallèle- 
ment à  la  comédie  régulière  sans  jeter  trop  d'éclat,  avait  tout  à  coup 
prévalu  dans  les  premières  années  du  \\\V  siècle.  Ce  mouvement 
fut,  sinon  suspendu,  du  moins  neutralisé;  l'imitation  des  pièces  fran- 
çaises succéda  à  celle  des  pièces  latines  ou  espagnoles.  Goldoni  lui- 
même,  si  original  quand  il  voulait  l'être,  aima  mieux  se  traîner  à  la 
remorque  de  Molière.  Il  est  resté  à  ce  grand  homme  ce  que  Métas- 
tase et  Apostolo  Zeno  sont  à  Racine  et  à  Corneille.  Il  eût  été,  s'il  l'eût 
voulu,  le  restaurateur  de  la  scène  italienne. 

Le  marquis  Maffei ,  ce  savant  et  spirituel  Véronais,  combattit  cette 
nouvelle  tendance  à  l'imitation  dans  ses  comédies  de  la  Cérémonie 
et  de  Raguet.  Dans  cette  dernière  pièce  surtout,  il  s'efforce  de  ridi- 
culiser les  Italiens  qui  dénaturent  la  langue  nationale  en  se  servant  à 
tout  propos  de  locutions  françaises.  Ces  comédies,  élégamment  dia- 
loguées,  étaient  trop  littéraires  et  partant  trop  froides  pour  avoir  une 
influence  sensible  et  déterminer  une  réaction.  Au  lieu  de  dire  ce 
qu'il  fallait  faire,  il  eût  mieux  valu  prêcher  par  l'exemple.  Maffei 
tirait  à  la  fois  sur  les  Français  et  les  Florentins.  Sa  comédie  du  Crus- 
cante  devenu  j'ou  est  une  boime  satire  de  l'académie  ultra-puriste  de 
la  Crusca.  La  comédie  italienne,  vers  cette  époque,  tomba  dans  le 
pédantisme;  Giulio  Cesare  Becelli,  en  guerroyant  contre  les  pédans 
de  son  temps,  donna  dans  leurs  travers;  ses  comédies,  qui  ont  pour 
titre  :  /  falsi  lUterati,  I poeti  cornici,  VAriostita,  Il  Tassisia,  s'atta- 
quent à  des  conceptions  trop  raffinées  pour  ne  pas  être  toujours 
froides.  Ce  sont  des  satires  littéraires,  plus  ou  moins  dramatisées,  et 
qui  prêtent  peu  à  rire.  Molière  seul  a  su  être  amusant  en  combattant 
des  travers  et  des  affectations  du  même  genre ,  lui  seul  a  pu  faire 
les  Précieuses  ridicules. 


(1)  Giulio  Cesari  Cortèse,  1630;  Gic-Batista  F.ig;o!i,  Florentin;  Pasquale Cirillo', 
Napolitain. 


LE   THEATRE   EN    ITALIE.  733 

Les  partisans  de  la  comédie  nationale,  au  lieu  de  combattre ,  par 
des  raisons  ou  par  leurs  œuvres,  cette  influence  française ,  ont  mieux 
aimé  la  nier.  Loin  de  poursuivre  de  leurs  critiques  les  copistes  ou  les 
parodistes  de  Molière,  ils  ont  récriminé  contre  ce  grand  comique, 
l'accusant  de  plagiat ,  et  lui  refusant  toute  espèce  d'originalité.  —  Nous 
ne  devons  rien  à  Molière,  ont-ils  dit,  et  Molière  nous  doit  tout.  Il  a 
mis  effrontément  nos  vieux  écrivains  à  contribution.  Il  a  pris  à  Bar- 
bieri,  l'auteur  de  Vlnavvertito,  sa  comédie  de  l'Étourdi,  le  sujet  et 
l'intrigue  du  Dépit  amoureux  à  Y  Intéressa  de  Sacchi,  et  la  fameuse 
scène  de  la  cassette  à  la  Sporta  de  Gelii.  Il  y  a  plus,  vous  retrouvez 
sa  pièce  de  Tartuffe  dans  une  vieille  comédie  du  xv^  siècle,  qui  a 
pour  titre  il  Dottore  Baccliettone.  Non  content  de  dépouiller  ces  au- 
teurs ,  il  a  puisé  à  des  sources  analogues  ses  comédies  de  r École 
des  Maris ^Aq  George  Dandin,  de  iWvare,  etc.,  etc.  Chacun  sait 
ensuite  tout  ce  qu'il  doit  aux  pièces  mimiques  et  à  la  comédie  dcW 
arte;  c'est  là  qu'il  a  dérobé  sa  précieuse  gaîté,  son  esprit  et  sa  verve 
merveilleuse.  —  Molière  s'est  chargé  de  répondre  à  ces  accusations 
ridicules,  et  sa  réponse  est  bien  coimue  :  —  fai  pris  mon  bien  où  je 
le  trouvais. 

Ces  reproches  de  plagiat ,  que  les  critiques  italiens  renouvellent 
encore  de  nos  jours,  ne  méritaient  pas  une  autre  réponse;  le  mépris 
seul  doit  en  faire  justice.  Au  lieu  de  déclamer  contre  un  maître  qui 
leur  montra  comment  on  devait  dégrossir  des  diamans  bruts  et  enfouis, 
■ces  écoliers  impuissans  devraient  suivre  son  exemple  et  montrer  un 
moins  grand  dédain  pour  la  comédie  dclV  arte  et  les  types  nationaux. 
^Loin  de  refaire  Goldoni,  qui  lui-môme  avait  voulu  refaire  Molière, 
ils  devraient  utiliser  ces  types  et  leurs  vieux  canevas,  et  chercher  la 
comédie  où  elle  se  trouve.  Une  chose  digne  de  remarque,  et  qui 
vient  à  l'appui  de  cette  assertion ,  c'est  que  les  poètes  comiques  qui , 
depuis  un  quart  de  siècle,  ont  obtenu  en  Italie  le  succès  le  plus  franc, 
sont  ceux  qui  se  sont  rapprochés,  soit  par  le  choix  de  leurs  sujets, 
soit  par  la  manière  de  les  traiter,  de  la  simple  et  naïve  comédie  popu- 
laire. Le  comte  Giraud,  Sografi,  Frederici,  sont,  à  proprement 
parler,  des  poètes  populaires,  d'habiles  metteurs  en  œuvre  de  doujiées 
assez  vulgaires.  Sografi  surtout,  si  admirablement  comique  dans  ces 
pièces  où  il  peint  l'intérieur  et  les  mœurs  des  troupes  dramatiques 
italiennes  (1),  n'a  dû  son  grand  succès  qu'à  l'habile  emploi  des  carac- 
tères et  des  dialectes  provinciaux,  génois,  bolonais  ou  romain.  En 

(1)  Le  Convenienze  teatrali,  le  Inconvenienze  teatrali,  par  Simone  Sografi, 


*73V  REVUE   DES    UEIX   MONDES. 

dessinant  des  portraits ,  \fà  créé  des  caractères  qui  resteront;  Dazia 
Garhinafi  de  Procoli ,  l'altière  et  capricieuse  prima  donna,  qui  ciian- 
tait  hier  dans  la  rue,  et  qui  aujourd'hui  raconte  à  tout  >enant  qu'elle 
a  refusé  de  prendre  un  engagement  avec  l'Angleterre,  voulant  iaire 
un  cadeau  [recjalo]  de  son  talent  à  la  noblesse  et  aux  dileltanti  de 
Lodi;  Procolo,  son  mari,  si  soumis  avec  elle,  si  brutal  avec  les  autres, 
qu'on  prendrait  à  la  fois  pour  son  singe  et  son  perroquet,  tant  il  copie 
fidèlement  ses  gestes  et  répètt^  littéralement  ses  boutades;  Genna- 
rifllo,  le  célèbre  maestro;  (Jiuseppina  Pappa,  le  primo  musico;  lu 
Tata,  cette  intrépide  ballerine  qui  estropie  chaque  mot  avec  une 
naïveté  enfantine;  Luisa  Si/antiayalli,  la  cantatrice  bolonaise;  Gu- 
gliemo  KnoUemanhUverdinclisprafchmaester,  le  tenore  allemand; 
enfin,  chacun  des  personnages  de  ces  petites  pièces  si  vives  sont  autant 
d'excellens  originaux,  esquissés  d'après  nature,  et  que  l'on  peut  ren- 
contrer dans  toutes  les  petites  villes  de  l'Italie.  Sografi  fait  ressortir 
avec  une  véritable  gaieté  et  un  naturel  parfait  leurs  ridicules  si  variés, 
et  cela  sans  être  ni  commun  ni  trivial.  Malheureusement  le  besoin, 
ce  mortel  ennemi  des  plus  beaux  génies  italiens .  a  perdu  celui-là 
comme  tant  d'autres.  Sografi  s'est  mis  aux  gages  A'iwprrsarii  avides 
et  sans  goût;  il  a  moins  cherché  à  bien  faire  qu'à  beaucoup  faire.  Re- 
nonçant ta  mettre  habilement  en  œuvre  la  comédie  populaire,  comme 
il  l'avait  tenté  dans  ses  premiers  essais,  il  s'est  laissé  absorber  par 
elle ,  et  n'a  plus  composé  que  des  canevas.  Ce  que  nous  venons  de 
dire  de  Sografi  peut  s'appliquer  à  Frederici,  l'auteur  du  Cha/jeau 
parlant j  de  la  Philosophie  des  iirifjands,  etc.  Nous  nous  plaisons  à 
rendre  justice  aux  qualités  de  ces  écrivains  faciles;  nous  regrettons 
seulement  l'abus  qu'ils  ont  fait  de  cette  facilité  et  de  ces  qualités. 

Les  critiques  italiens,  toujours  un  peu  guindés,  et  qui  n'ont  de  sym- 
pathie que  pour  la  comédie  noble  ou. soi(t''nu<',  dédaignent  Sografi,  et 
font  grand  cas  d'Alberto  Nota  ,  qu'ils  metteid  au  premier  rang.  Nous 
sommes  loin  de  partager  leur  opinion  à  l'égard  de  ce  prétendu  conti- 
miateur  de  (ioldoni ,  et  nous  n'aurons  pas  de  peine  à  prouver,  par 
une  appréciation  sommaire,  que  notre  sévérité  n'est  que  de  la  justice. 
Examinons  d'abord  celle  des  pièces  de  cet  auteur  qui  a  obtenu  le 
plus  grand  succès,  et  qui  a  commencé  sa  réputation ,  celte  comédie 
des  P l'on iers  pas  vers  le  vial  [I  Primi  passi  al  nml  rosfin/>e],  (jue 
M.  Casimir  Delavigne  n'a  pas  dédaigné  d'imiter  en  partie  dans  son 
École  des  Vieillards. 

L'intrigue  se  développe  péniblement,  et  à  l'aide  d'interminables 
dialogues  entre  une  jeune  femme  sans  priPiCipcs  et  sans  force  morale. 


LE   THÉÂTRE   EN    ITALIE.  735 

un  mari  maussade  et  raisonneur,  une  amie  dévote,  méchante  et 
jalouse ,  un  séducteur  des  plus  vulgaires,  un  père  brutal ,  et  des  valets 
qui  spéculent  sur  les  bonnes  maiits  des  soupirans  de  madame.  Don 
Fulgence,  le  mari,  voit  fort  clair  dans  la  conduite  de  sa  femme;  il  la 
défend  néanmoins  contre  les  accusations  du  colonel  Odoardo,  son 
père,  et  contre  les  insinuations  do  ses  valets  et  de  sa  sœur;  puis, 
tout  à  coup,  se  ravisant  aux  premières  apparences  d'infidélité,  il  lui 
défend  brutalement  d'aller  à  un  bal  où  il  sait  que  le  lieutenant  Guil- 
laume, son  amant,  doit  se  trouver.  Doima  Camille  s'indigne,  s'irrite, 
crie,  pleure,  supplie,  in  us  en  vaiti,  quand  tout  à  coup,  sur  une  pensée 
qui  lui  vient  à  l'esprit,  Fulgence  change  encore  une  fois  d'avis,  et  pro- 
met de  la  conduire  à  ce  bal.  Tous  deux ,  en  effet,  s'y  rendent  masqués. 
Ils  y  rencontrent  le  lieutenant.  Celui-ci,  connaissant  la  défense  du  mari, 
mais  ignorant  sa  nouvelle  résolution,  y  a  mené  une  femme  galante. 
Camille,  cachée  par  son  masque,  entend  les  discours  du  lieutenant  et 
de  sa  rivale;  elle  ne  peut  plus  douter  de  la  perfidie  de  celui  qui  se 
disait  son  amant;  elle  profite  du  moment  où  il  montrait  à  sa  rivale 
son  portrait  qu'elle  avait  eu  la  faiblesse  de  lui  donner,  pour  le  lui 
escamoter  adroitement,  et  se  retire  avec  son  mari.  On  devine  le 
reste.  Guérie  par  cette  épreuve  et  par  une  scène  fort  ridicule  que 
lui  fait  son  mari,  de  retour  du  bal,  scène  dans  laquelle  il  feint  assez 
mal  à  propos  de  se  séparer  pour  jamais  de  la  coupable  repentante, 
Camille  congédie  le  lieutenant  et  implore  sou  pardon.  Don  Fulgence 
n'a  garde  de  le  refuser,  et  tous  deux  se  rendent  à  la  campagne  pour 
retremper  leur  amour  dans  la  solitude.  Cette  donnée,  comme  on  voit, 
est  celle  de  V École  des  Vieillards,  avec  cette  différence  cependant, 
que  Fulgence  est  beaucoup  trop  jeune  pour  jouer  convenablement 
le  triple  rôle  de  sot,  de  jaloux  et  de  donneur  de  leçons.  L'exécution, 
à  notre  avis,  est  loin  de  sauver  ce  que  le  sujet  a  de  commun;  l'exé- 
cution a  fait  tout  le  succès  de  la  pièce  de  M.  Delavigne.  Le  style 
du  drame  de  Nota  a  quel([uo  chose  à  la  fois  d'élégant  et  de  vulgaire 
(jui  peut  plaire  à  la  foule ,  mais  qui  ne  saurait  satislaire  un  goût 
délicat.  On  dirait  un  conte  moral  de  Marmontel  dialogué  et  mis  en 
action.  Les  personnages  sont  tout-à-fait  à  la  hauteur  de  leur  situation, 
c'est-à-dire  que  nul  d'entre  eux  n'est  intéressant,  ni  même  amusant; 
ce  sont  des  gens  grossiers  et  mal  élevés  qui  ont  mis  de  beaux  habits 
neufs  dans  lesquels  ils  sont  gênés,  et  qui,  se  trouvant  en  société, 
s'elForcent  de  se  tenir  et  d'agir  le  plus  convenablement  ({u'ils  peu- 
vent ,  mais  trahissent  toujours ,  par  leur  langage,  des  habitudes  et  une 
condition  vulgaires.  Quelque  bonne  volonté  qu'on  ait,  on  ne  se  résigne 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  difficilement  à  passer  une  soirée  tout  entière  avec  des  gens  de 
cette  espèce;  leur  manque  d'usage  déplaît,  il  n'amuse  pas.  C'est  bien 
là  ce  ridicule  bas  et  fade  que  La  Bruyère  proscrit  de  la  scène. 

Voyons  quels  sont  ces  personnages  :  Camille,  la  jeune  femme,  sur 
laquelle  l'auteur  a  voulu  concentrer  tout  l'intérêt,  met  des  colliers 
en  gage  pour  jouer  au  pharaon ,  ne  pense  qu'à  la  belle  robe  qu'elle 
doit  mettre  le  soir,  et  s'entend  avec  sa  femme  de  chambre  pour 
tromper  son  mari.  Lorsqu'elle  a  enfin  décidé  celui-ci  à  la  conduire  au 
bal,  veut-on  voir  dans  quel  style  elle  s'en  félicite  :  «  Apprends,  dit- 
elle  à  sa  servante ,  apprends  que  j'ai  déployé  tout  notre  savoir-faire 
dans  l'art  de  mener  les  hommes.  Cris,  larmes,  plaintes,  désespoir, 
j'ai  tout  employé.  Qu'est-ce  que  cela  coûte  si  on  arrive  à  ses  fins?  » 
Il  n'est  pas  surprenant  que  Camille  se  laisse,  à  peu  de  chose  près, 
séduire  par  un  homme  de  mauvaise  compagnie,  qui  ne  l'aime  pas, 
et  qui  lui  tient  effrontément  des  discours  qu'une  sotte  ou  qu'une 
femme  galante  peut  seule  écouter.  «  Si,  dans  le  commencement,  vous 
craignez  de  rendre  votre  mari  jaloux ,  lui  dit-il ,  c'est  fait  de  vous. 
Vous  ne  pourrez  même  plus  sortir  quand  vous  voudrez.  Votre  mari 
sera  votre  tyran ,  et  vous  tiendra  dans  une  sorte  d'esclavage  perpé- 
tuel. Voyez  donna  Octavie,  donna  Eugénie,  donna  llortense,  cha- 
cune d'elles  a  son  cavalier;  le  monde  applaudit  à  leur  choix,  et  leurs 
maris,  qui  sont  des  gens  d'esprit,  loin  de  s'inquiéter  de  semblables 
bagatelles,  laissent  les  choses  suivre  leur  cours  naturel.  —  Mon  mari, 
lui,  n'est  pas  de  cette  humeur-là.  —  11  y  vieiuha,  mais  cela  dé- 
pend de  vous.  »  Le  père  est  un  brutal  qui  querelle  sa  fille  sur  les 
robes  qu'elle  achète,  l'argent  qu'elle  perd  au  jeu  et  les  gens  qu'elle 
reçoit,  et  qui,  sur  l'assurance  que  lui  donne  la  camériste  que  les 
hommes  qui  viennent  voir  sa  maîtresse  se  tiennent  assez  éloignés 
d'elle  pour  que  deux  carrosses  passent  de  front  dans  l'intervalle, 
s'apaise  aussi  facilement  qu'il  s'est  irrité.  Le  mari  lui-même,  le  per- 
sonnage raisonnable  de  la  pièce ,  est  si  maussade ,  si  froidement 
calculateur,  et  en  même  temps  si  brusque  dans  sa  manière  de  diri- 
ger sa  femme,  que  l'on  conce>rait  sans  peine  que  celle-ci  poussât 
les  choses  fort  loin.  Banville,  dans  l'École  des  Vieillards,  est  aussi 
quelque  peu  chagrin  ;  mais  cette  humeur  est  de  son  âge,  et  sa  sévé- 
rité est  rachetée  par  un  grand  fonds  de  tendresse  et  de  bonté;  il 
s'emporte,  mais  il  revient  sur-le-champ.  Fulgence,  plus  jeune,  est 
toujours  de  sang-froid.  Lorsque  sa  femme,  poussée  à  bout  par  son 
calme  et  sa  dureté,  s'écrie  :  Vous  me  mettez  en  fureur!  —  loin  de 
s'échauffer  et  de  s'irriter  comme  elle,  il  se  contente  de  lui  dire  :  —  Je 


LE  THÉÂTRE  EN   ITALIE.  737 

vais  voir  si  votre  père  est  éveillé. . .  Nous  causerons  demain.  —  Ce  mari 
italien  est  si  froidement  jaloux ,  si  amèrement  aimable ,  qu'on  peut  le 
croire  capable  de  tout ,  même  de  battre  sa  femme  dans  un  moment 
d'humeur.  La  dévote  Christine  est  bien  la  digne  sœur  de  Fulgence; 
elle  calcule  comme  lui,  mais  dans  un  but  dilTérent.  Fulgence,  au 
fond,  veut  le  bien,  sa  sœur  veut  le  mal  et  ne  cherche  qu'à  nuire;  à 
cet  effet,  elle  écoute  aux  portes,  dénonce,  calomnie,  envenime  les 
actions  les  plus  innocentes.  Ce  caractère  est  trop  noir  pour  être  plai- 
sant, il  impatiente  trop  pour  que  l'on  songe  à  s'en  moquer. 

Veut-on  maintenant  avoir  une  idée  des  mœurs  délicates  des  per- 
sonnages secondaires  de  la  comédie  de  Nota,  de  Flamminia,  la  femme 
galante,  de  Filucca,  le  ci-devant  jeune  homme,  du  poète  Raymond? 
L'extrait  suivant  de  quelques  scènes  du  quatrième  acte  nous  les  fera 
connaître.  Le  lieutenant  Guillaume,  ne  pouvant  mener  Camille  au 
bal,  comme  il  l'espérait,  y  a  conduit  Flamminia.  Camille,  qui  accom- 
pagne son  mari,  les  rencontre  et  les  examine. 

—  Ce  masque  vous  a  remarqué  avec  attention ,  dit  Flamminia  au 
lieutenant.  —  C'est  quelque  belle  qui  cherche  fortune.  Voulez-vous 
que  nous  prenions  du  café?  —  Je  préfère  du  rosolio.  —  Garçons,  du 
café  et  du  rosoho.  —  Vous  ne  me  parlez  pas  de  Camille  ;  elle  doit 
être  furieuse  de  ne  pas  venir  à  ce  bal  ?  —  Je  le  crois  volontiers , 
la  pauvre  femme  !  — Cette  conversation  vous  est  peut-être  dé- 
sagréable?—  Pourquoi  donc?  pensez-vous,  par  hasard,  que  je  sois 
amoureux  de  Camille?  —  Elle  meurt  d'amour  pour  vous,  chacun  le 
sait  et  le  dit.  —  Je  ne  puis  l'empêcher  d'avoir  de  l'inclination  pour 
moi,  mais  cela  me  touche  peu  :  elle  est  si  jeune,  si  gauche,  elle  a  si 
peu  d'esprit  et  de  grâce.  Un  petit  nombre  de  femmes,  chère  Flam- 
minia, ont  le  bonheur  de  vous  ressembler.  —  Cependant,  sans  la  dé- 
fense de  son  mari ,  vous  l'auriez  accompagnée  ce  soir,  ingrat  que  vous 
êtes!  —  Vous  êtes  bien  injuste,  car  la  vérité  est  que  j'avais  déclaré  à 
donna  Camille  que  je  vous  avais  promis  mon  bras  pour  ce  soir.  [A 
part.  ]   Mentir  avec  les  femmes ,  c'est  leur  rendre  la  monnaie  de  leur 

pièce.  — Ce  rosolio  ne  vaut  rien.  —  Ce  qu'on  prend  au  théâtre 

est  rarement  bon Voulez-vous  que  nous  retournions  dans  la  salle 

du  bal?  —  Non,  j'aime  mieux  faire  un  tour  dans  le  salon  de  la  Re- 
doute. —  Pour  jouer,  peut-être?  —  Vous  avez  deviné  ;  je  suis  mas- 
quée, et  je  profiterai  de  l'occasion  pour  risquer  quelques  scquins. 
—  La  joueuse  !  je  ne  suis  pas  surpris  qu'elle  ait  ruiné  son  mari.  — 
Vous  ne  venez  pas  avec  moi?  —  Je  ne  veux  pas  jouer.  Je  vais  re- 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tourner  un  moment  au  bal.  —  Conv-enons  donc  que  nous  nous  re- 
trouverons ici. 

Dans  ce  moment  Flamminia  et  le  lieutenant  rencontrent  Filucca 
qui  sort  du  bal.  Filucca  raconte  que  sa  goutte  le  fait  soulïrir,  que, 
pour  se  distraire,  il  a  hasardr  (juelques  sequins,  et  qu'il  vient  d'en 
gagner  vingt. 

—  Je  me  suis  retiré  avec  ce  petit  bénéfice.  — >Qui  a  gagné ,  dites- 
vous?  reprend  Flamminia.  —  Moi,  belle  dame.  —  A  merveille;  con- 
fiez-moi donc  vos  vingt  sequins. — Qu'en  voulez-vous  faire?  vou- 
driez-vous  les  garder?  —  Non,  non;  mais  donnez  toujours.  —  i^ilucca 
donne  les  vingt  sequins.  —  A  présent,  dites-moi  ce  que  vous  voulez 
en  faire?  —  Je  veux  les  jouer  pour  votre  compte. 

Vers  la  fin  du  bal,  le  lieutenant  et  Raymond  le  poète  se  retrouvent 
de  nouveau  avec  Filucca.  Filucca  s'adresse  à  Raymond  : 

—  Sortez-vous  du  jeu?  —  Oui.  —  Auriez-vous  rencontré  donna 
Flamminia?  —  Oui;  la  pauvre  dame  a  une  mauvaise  veine. — Hélas! 
mes  pauvres  sequins!  —  Elle  est  venue  me  cajoler,  me  priant  de  ris- 
quer pour  elle  un  écu  sur  le  tapis;  je  m'en  suis  fort  gracieusement 
dispensé. 

Flamminia  a  tout  perdu,  et  la  fête  tire  à  sa  fin;  elle  rentre  éche- 
velée,  et  s'adressant  au  lieutenant  :  —  Partons,  lui  dit-elle,  j'ai  tout 
perdu  ;  je  ne  veux  pas  rester  un  moment  de  plus  à  cette  maudite  fête. 
—  Le  lieutenant,  occupé  de  rattraper  le  portrait  qu'on  vient  de  lui 
enlever,  lui  répond  brusquement  :  Raymond  vous  accompagnera, 
laissez-moi.  — Je  suis  désolé,  dit  Raymond,  mais  je  ne  le  puis.  [A- 
part.)  Je  ne  veux  pas  payer  la  voiture. 

En  vérité,  les  folies  des  mascpies  et  des  personnages  populaires 
de  la  comédie  de/l'  arle  sont  autrement  divertissantes  que  ces  froides 
platitudes;  encore  une  fois,  ces  mœurs  basses  révoltent,  et,  avec 
la  meilleure  volonté  du  monde ,  on  ne  peut  s'en  amuser. 

Nota ,  comme  tous  les  esprits  froids  et  timides ,  s'est  prestpie  con- 
stamment placé  à  la  suite  d'un  autre.  11  imite  indifféremment  Gol- 
doni,  Molière  ou  Colin  d'ïlarle ville;  mais  il  imile  en  dénaturant.  Il 
ôte  à  Colin  d'Harleville  sa  finesse  et  sa  bonliomie,  à  (loldoni  son  feu, 
à  MoHère  sa  v«rve  comique ,  et  quand  il  a  refondu  péniblement  les 
meilleurs  ouvrages  de  ces  divers  auteurs,  il  les  jette  dans  son  moule 
uniforme,  d'où  ils  sortent  contrefaits  et  mécomiaissables.  Croirait-on , 
par  exemple,  que  l'avocat  piémonlais  ait  eu  l'incroyable  prétention 
d(^  refaire  te  Malade  imaginaire  de  Molière?  C'est  là  surtout  que  se 


LE  THÉÂTRE   EN   ITALIE.  739 

trahit  la  faiblesse  de  son  procédé  habituel.  Que  fait-il  eu  effet?  Il 
remplace  le  vieil  Argant,  si  naturellement  et  si  plaisamment  entêté 
dans  ses  appréhensions,  par  un  jeune  homme  sentimental,  qui  écoute 
avec  la  même  confiance  et  la  même  tranquillité  que  le  crédule  vieil- 
lard de  Molière  les  burlesques  consultations  de  ses  médecins.  Comment 
l'auteur  italien  n'a-t-il  pas  senti  que  l'âge  seul  pouvait  justifier  cette 
faiblesse  et  cette  crédulité?  Comment  n'a-t-il  pas  compris  combien  ce 
caractère  déjeune  homme  qui  a  peur  d'aimer,  parce  qu'il  a  peur  de 
mourir,  est  contre  nature?  La  jeunesse  va  droit  devant  elle;  elle  n'a 
ni  vains  ménagemens,  ni  ridicules  terreurs.  L'homme  qui,  dans  la 
fleur  de  l'âge,  consulterait  son  baromètre  pour  savoir  s'il  doit  sortir 
du  lit,  et  son  médecin  pour  savoir  s'il  doit  aimer,  et  qui  écouterait 
de  sang-froid  les  burlesques  et  interminables  consultations  de  mes- 
sieurs Chrysalide  et  Castoreum,  loin  d'être  un  malade  imaginaire, 
serait  bien  réellement  malade. 

Alphonse ,  le  malade  d'Alberto  Nota ,  est  entouré  d'intrigans  comme 
l'Argant  de  Molière;  mais  ces  intrigans  sont  encore  de  l'espèce  la  plus 
vile.  C'est  une  Aspasie,  sœur  dn  malade,  qui  ne  songe  qu'à  escroquer 
son  frère  en  détail  ou  à  détourner  sa  fortune,  et  qui,  dans  ce  but, 
donne  aux  médecins  qu'il  consulte  force  doublons  d'Espagne  pour 
qu'ils  le  déclarent  très  malade;  c'est  M.  Raymond,  parasite  et  vil 
flatteur,  qui,  de  son  côté,  exploite  Aspasie,  dont  il  convoite  la  main, 
et  qui,  voyant  les  espérances  qu'il  fondait  sur  sa  fortune  s'évanouir, 
reprend  soigneusement  les  présens  qu'il  avait  faits ,  et  s'échappe  en 
disant  grossièrement  :  —  Mot,  épouser  une  femme  maussade  et  qui 
n'a  pas  de  dot  !  je  ne  suis  pas  si  bête.  —  Sont-ce  donc  là  réellement  les 
mœurs  de  la  société  italienne?  Nous  ne  le  croyons  pas;  tant  de  bas- 
sesse et  de  cupidité  nous  semble  impossible;  nous  aimons  mieux  sup- 
poser que  l'auteur,  pour  exciter  l'intérêt,  s'est  cru  obligé  de  charger, 
et  cependant  Alberto  Nota  passe  ,  avant  tout,  pour  un  écrivain  sage, 
et  ses  pièces  ont  obtenu  cette  sorte  de  succès  d'estime  qu'on  accorde 
à  des  portraits  fidèles. 

Ces  remarques  s'apphcpient  aux  autres  pièces  de  Nota,  à  la  Fiera , 
au  Philosophe  célibataire,  à  la  Donna  ambitiosa,  etc.,  etc.  Ce  sont 
toujours  les  mêmes  mœurs  communes,  les  mêmes  situations  vulgaires, 
le  même  style  élégant,  froid,  tout  d'une  venue.  Ses  drames  de  la 
Marquise  de  Gafitfes,  de  Laure  et  Péààrque,  n'ont  d'autre  mérite  que 
celui  d'une  exécution  patiente.  Dans  ces  pièces  ternes,  inanimées,  la 
vérité  historique  est  outrageusement  violée,  sans  profit  pour  l'art  ni 
pour  rintérêt'Nota ,  par  exemple,  fait  partager  à  Laure  l'ardent  amour 


7V0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  Pétrarque,  et  nous  assistons  à  des  querelles  de  ménage  entre  elle  et 
son  mari,  querelles  dont  l'effet,  assez  étrange,  est  de  la  rendre  prude 
et  intraitable.  Cela  tient  au  système  de  Nota,  grossier  dans  le  choix 
des  détails,  et  néanmoins  tendant  toujours  au  but  moral. 

Le  poète  piémontais  a  fait  école;  mais  ses  imitateurs,  à  force  de 
viser  au  sérieux  et  au  soutenu,  comme  ils  disent,  en  sont  verms  à 
proscrire  le  rire  de  la  comédie,  —  le  rire,  selon  eux,  ne  convenant 
guère  qu'à  la  farce,  —  et  sont  tombés  dans  le  drame  larmoyant  de 
La  Chaussée  ou  dans  le  drame  moral  de  Sedainc.  Les  gens  de  talent, 
dégoûtés  de  ce  genre  bâtard,  et  manquant  d'ailleurs  de  toute  la  liberté 
nécessaire  au  poète  comique,  au  lieu  de  batailler  avec  la  censure, 
ont  mieux  aimé  renoncer  à  la  peinture  des  mœurs  et  des  ridicules 
contemporains ,  et  se  sont  rejetés  sur  le  drame  historique  et  la  tra- 
gédie, que  plusieurs  d'entre  eux  ont  entrepris  de  pousser  dans  des  voies 
nouvelles.  Lorsque  Alfieri  tenait  le  sceptre  de  la  tragédie,  on  put  croire 
que  tous  les  poètes  de  l'Italie  allaient  se  précipiter  à  sa  suite  dans  une 
aveugle  imitation ,  comme  ils  firent  au  temps  de  Pétrarque.  Ce  mou- 
vement dans  les  esprits  eut  lieu  en  effet,  mais  il  fut  de  courte  durée; 
Monti  et  Pindemonte  sortirent  seuls  avec  honneur  de  la  foule  de  ces 
imitateurs.  Manzoni ,  Pellico  et  Niccolini ,  qui  vinrent  immédiatement 
après  eux,  s'écartèrent  sagement  du  sentier  battu.  Chacun  de  ces 
poètes  a  son  genre  de  mérite  et  son  caractère  propre.  Pellico,  l'au- 
teur d'Esther,  de  Gismonda  et  de  Francesca  de  Himini,  se  distingue 
d' Alfieri  plutôt  par  le  fond  que  par  la  forme.  Pellico  est  le  poète  des 
sentimens  tendres,  comme  Alfieri  est  le  poète  de  la  colère,  de  la  ven- 
geance et  des  sentimens  violens.  On  retrouve  déjà  dans  YEsther  et 
la  Francesca  cet  esprit  de  résignation  humble  et  soumise  qui  éclate 
à  chacune  des  pages  du  livre  des  Prisons;  sentiment  de  componction 
méritoire  sans  doute,  mais  dangereux  et  quelque  peu  dégradant ,  car, 
ainsi  que  l'humilité  et  la  résignation  chrétienne  exagérées,  il  ne  tend 
à  rien  moins  qu'à  annihiler  la  fierté  humaine  et  l'indépendance  de 
l'individu  au  profit  de  la  tyrannie  triomphante,  en  un  mot,  à  justifier 
l'oppresseur  aux  dépens  de  l'opprimé.  Niccolini  est  l'auteur  de  Jean 
de  Procida,  de  Louis  le  Maure  et  de  ce  singulier  drame  de  Nabucco, 
dans  lequel  il  met  en  scène  Napoléon  sous  le  nom  du  personnage 
allégorique,  héros  de  la  pièce.  Niccolini  marque  la  transition  de  Pel- 
lico à  Manzoni  :  la  forme  chez  lui  prend  plus  d'ampleur,  et  le  détail 
plus  d'importance;  la  peinture  des  mœurs  se  substitue  insensiblement 
à  celle  des  caractères ,  et  l'étude  du  costume  et  des  usages  à  celle  des 
passions.  Manzoni,  dès  son  début,  montra  plus  de  hardiesse  encore. 


LE   THEATRE  EN   ITALIE.  741 

Il  introduisit  tout  d'abord  dans  le  drame  national  les  développemens 
qui  distinguent  le  drame  anglais  et  allemand,  et  l'homme  de  génie 
qui  plus  tard,  dans  son  roman  des  Promcssi  sposi.,  rappela  Walter 
Scott,  moins  la  fécondité  et  V humour,  se  plaça  glorieusement,  comme 
écrivain  dramatique,  à  la  suite  de  Shakespeare  et  de  Schiller.  Manzoni 
peut  être  regardé  comme  le  chef  poétique  de  cette  école  lombarde 
qui,  en  littérature,  s'est  mise,  dans  tous  les  genres,  à  la  tète  des 
novateurs.  Les  Piémontais  d'un  côté,  les  Napolitains  de  l'autre,  n'ont 
pas  tardé  à  suivre  cette  impulsion,  contre  laquelle  Florence  lutte 
encore.  Malheureusement  Pellico  et  Manzoni  se  reposent.  Le  mys- 
ticisme a  absorbé  toutes  leurs  facultés,  et,  comme  Racine,  ils  font 
pénitence  de  leurs  chefs-d'œuvre.  Une  nouvelle  génération  de  dra- 
maturges les  a  remplacés.  Marenco,  l'auteur  de  Berenger,  Brofferio, 
l'auteur  de  Vitige  re  dei  Goti,  Giacometto,  le  peintre  de  la  Famiglia 
Lercnri,  ne  sont  guère  que  de  médiocres  continuateurs  de  l'école 
d'Alfieri. 

Battaglia ,  ïurotti  et  Giuseppe  Révère  ont  conduit  le  drame  dans 
des  voies  plus  modernes.  Imitateurs  de  Manzoni,  ils  ont  transporté 
sur  la  scène  le  roman  historique,  et  tous  trois  ont  fait  choix  de  sujets 
nationaux.  Battaglia,  l'auteur  de  Louise  Sfrozzi,  est  le  plus  habile  de 
ces  écrivains.  Il  sait  habilement  concentrer  l'intérêt  sur  un  person- 
nage, combiner  les  incidens  du  drame  et  ralentir  ou  précipiter  l'ac- 
tion pour  le  plus  grand  plaisir  du  spectateur.  Battaglia  a  essayé  d'un 
compromis  entre  l'école  classique  et  l'école  romantique.  Dans  ce  but, 
il  a  tenté  d'approprier  les  formes  anciennes,  en  leur  donnant  l'élas- 
ticité dont  elles  manquaient,  aux  incidens  plus  variés  du  drame  mo- 
derne; c'est  le  Casimir  Delavigne  de  l'Italie.  Giuseppe  Révère,  l'au- 
teur de  Lorenzino  de  flledicis,  est  l'ennemi  déclaré  de  toute  transac- 
tion de  ce  genre;  aussi  a-t-il  rassemblé  tant  de  personnages  dans  son 
drame  et  donné  une  telle  ampleur  à  chacune  de  ses  scènes,  que  la 
représentation  en  serait  matériellement  impossible  et  durerait  plus 
d'un  jour.  Il  a  voulu  tout  à  la  fois  présenter  un  tableau  complet  de 
l'époque,  comme  un  historien  aurait  pu  le  tenter,  et  faire  une  œuvre 
dramatique  :  il  n'a  réussi  qu'à  demi.  L'amour  de  la  patrie,  la  haine 
de  la  tyrannie,  les  sentimens  religieux,  la  peur  du  diable,  l'amour 
délicat  et  le  libertinage  se  mêlent  confusément  dans  ce  drame ,  où 
l'auteur  semble  s'être  imposé  l'obligation  de  parler  de  tout  et  de  ne 
rien  oublier  de  ce  qui  se  rapporte  à  ses  personnages.  M.  Alfred  de 
Musset,  qui  a  traité  le  même  sujet  dans  une  vive  esquisse  où  l'on 
retrouve  tout  l'imprévu  et  toute  la  délicatesse  de  son  esprit,  à  la  fois 

TOME  XXIII.  47 


7^2  REVUE   DES  DEDX   MONDES. 

si  liu  et  si  énergique,  est  moins  savant  peut-être  que  M.  Giuseppe 
Uevere,  mais  il  est  bien  autrement  vfiii  et  intéressant;  il  est  surtout 
bien  autrement  dramatique. 

M.  Turotti ,  le  plus  jeune  des  trois  auteurs  que  nous  venons  de 
citer,  est  un  débutant  du  plus  grand  espoir;  les  critiques  italiens,  en 
s'occupant  de  son  drame  du  Comte  d'An f/uisso/a,  l'ont  salué  de  ces 
louanges  dithyrambiques  dont  ils  sont  malheureusement  trop  pro- 
(hgues,  et  (pi'ils  devraient  réserver  pour  ces  combattans  vieillis 
dans  les  triomphes,  pour  les  Manzoni  et  les  Pellico.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  drame  de  M.  Turotti  est  i)eut-ètre  l'œuvre  dramatique  la  plus 
importante  de  ces  dernières  années;  la  contexture  du  drame  est 
vive,  quoique  travaillée,  l'intérêt  est  habilement  gradué,  et  le  coloris 
séduisant.  Le  sujet  de  ce  drame  est  fort  simple  :  Pierre-Louis  Far- 
nèse  s'est  rendu  maître  de  Plaisance,  et  appesantit  son  joug  sur 
la  noblesse;  Giovani  Anguissola,  homme  d'un  caractère  énergique 
et  résolu,  ourdit  contre  le  tyran  une  conjuration  que  Ferrante  Gon- 
zague  de  Milan  doit  seconder.  Tandis  que  l'Anguissola  s'est  rendu 
à  Milan  pour  s'entendre  avec  ce  prince,  Farnèse  fait  saisir  et  em- 
prisonner sa  maîtresse,  Teresa  délia  Casa  Bianca.  L'Anguissola, 
de  retour,  ne  songe  plus  qu'à  se  venger,  et  le  10  septembre  Ibïl ,  il 
tue  d'un  coup  de  poignard  Pierre-Louis  Farnèse.  Turotti  a  couvert, 
par  la  nouveauté  des  détails  et  le  choix  des  ressorts  qu'il  a  mis  en 
usage,  la  nudité,  et,  s'il  faut  le  dire,  la  vulgarité  de  ce  sujet.  C'est 
une  œuvre  toute  de  passion;  la  soif  du  pouvoir,  le  désir  de  la  ven- 
geance, l'insolence  de  l'oppresseur,  la  noble  colère  de  l'opprimé,  et 
le  double  amour  de  la  mère  et  de  l'amante  se  partagent  les  scènes 
rapides  et  colorées  de  ce  drame  saisissant;  les  Italiens  en  vantent  le 
beau  style  :  //  ri/u/inu/io  c  sempre  sostninio ,  disent-ils.  Nous  l'aime- 
rions mieux  plus  simple  et  plus  naturel.  Il  est  inutile  de  dire  que, 
par  le  temps  qui  court,  on  ne  joue  pas  un  pareil  ouvrage  par-delà 
les  Alpes;  c'est  déjà  surprenant  qu'on  en  tolère  l'impression. 

Le  iSapolitain  de'  Virgiliis,  que  nous  avons  placé 'au  nombre  des 
poètes  dramatiques  modernes  de  l'Italie,  se  sépare  essentiellement 
du  groupe  que  nous  avons  fait  connaître;  c'est  un  esprit  original, 
mais  confus.  Sa  grande  (lumédle  du  xix''  siècle,  ouvrage  de  propor- 
tions colossales,  rappelle  à  la  fois  le  t'ausl  de  Goethe,  le  don  Juan  de 
lUarana,  de  M.  Dumas,  et  la  Fiera  de  Buonarotti  le  jeune,  cette 
pièce  singulière  qui  a  vingt-cinq  actes  et  qu'on  ne  peut  représenter 
qu'en  cinq  jours.  Le  ciel,  la  terre,  les  passions  humaines,  surna- 
turelles ou  plutôt  extra-naturelles,  se  confondent  assez  malheureu- 


LE  THÉÂTRE   EN   ITALIE.  7i3 

sèment  dans  l'œuvre  de  M.  de'  VirjiiUis  ;  c'est  une  de  ces  concep- 
tions qui  n'ont  d'autre  mérite  que  leur  singularité ,  que  le  goût 
désavoue,  que  réprouve  le  sens  commun. 

Au-dessous  de  ces  auteurs,  qui,  du  moins,  ont  le  mérite  de  l'ori- 
ginalité, se  groupe  l'arniée  des  arrangeurs,  qui  traduisent  nos  mélo- 
drames et  nos  vaudevilles,  faisant  souvent  de  deux  pièces  une  seule, 
ou  d'une  seule  pièce  deux  librctti,  selon  que  l'étoile  prête  plus  ou 
moins.  Ce  sont  nos  théâtres  du  boulevart  qu'ils  mettent  de  prélérence 
à  contribution,  et  c'est  aux  pièces  les  plus  insignifiantes,  et  par  cela 
même  plus  faciles  à  mettr>'  à  portée  de  la  foule,  qu'ils  s'attaciuent 
d'ordinaire.  Les  tableaux  de  mœurs  locales,  fins  de  ton  et  d'un  dessin 
délicat  et  naïf,  seraient,  pour  l'ouvrier,  trop  mal.  aisés  à  reproduire, 
et  pour  le  public  trop  difiiriies  à  ccmiprendre.  Quelques-uns  de  ces 
faiseurs  essaient  bien  de  temps  à  autre  de  puiser  dans  leur  propre 
fonds,  et  de  faire  du  vaudeville  et  du  mélodrame  indigènes;  mais  le 
succès  a  rarement  couronné  leurs  efforts,  et  la  plupart,  trouvant  que  les 
profits  ne  couvraient  pas  les  frais,  ont  mieux  aimé  suivre  le  troupeau 
des  imitateurs.  Felice  Romani  à  Venise,  Francesco  Bon  à  Turin,  ont 
seuls  persisté.  Felice  Komani  compose  de  grands  mélodrames  à  la 
Pixéricourt,  auxquels  il  donne  quelques  beaux  titres,  tels  que  le 
Solitaire  des  Asturies.  Francesco  Bon  vise  plus  haut;  il  ffiit  du  mélo- 
drame passionné,  et  s'insjjire  du  Joveur  ou  de  (a  Tour  de  iSesk^  ces 
mélodrames  modèles.  Son  drame  du  Vagabond,  représenté  à  Turin 
l'hiver  dernier,  a  obtenu  un  de  ces  succès  de  vogue  qui  s'attachent 
passagèrement  à  ces  sortes  d'ouvrages. 

Le  vagabond  a  joui  d'une  honorable  aisance,  mais  ses  vices  l'ont 
réduit  à  la  plus  extrême  misère;  sa  femme  est  épuisée  par  la  maladie, 
et  comme  Ugolin  dans  la  Tour  de  la  Faim,  il  est  entouré  d'enfans  qui 
lui  crient  :  Père ,  j'ai  faim  !  Quoique  vicieux ,  cet  homme  est  trop 
fier  pour  mendier.  Il  aime  mieux  s'en  prendre  à  Dieu  et  aux  hommes 
de  son  infortune,  et  repousse  par  des  imprécations  et  des  blasphèmes 
les  consolations  de  sa  femme.  Cette  femme  est  l'image  de  la  vertu, 
elle  aime  son  mari,  tout  vicieux  qu'il  est,  et  conserve  sur  lui  un 
reste  d'empire.  Elle  sait  que  le  malheureuux  hésite  entre  le  crime 
et  le  suicide;  elle  s'efforce  de  réveiller  son  courage ,  et  de  relever  son 
ame  abattue.  Deux  inconnus  obsèdent  le  vagabond;  ils  lui  olFrent  à 
k  fois  le  moyen  de  s'enrichir  et  l'occasion  de  se  venger  d'un  ennemi 
puissant.  Qu'il  enlève  la  fille  de  cet  ennemi,  qu'il  la  leur  livre,  et 
une  somme  considérable  sera  sa  récompense.  L'honneur  l'eût  peut- 
être  emporté  sur  la  cupidité,  l'honneur  est  trop  faible  contnî  le 

47. 


744.  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

besoin  de  la  vengeance  et  la  cupidité  réunis;  l'infortuné  cède  et 
donne  un  rendez-vous  aux  inconnus  dans  un  endroit  écarté.  C'est  de 
là  qu'il  doit  partir  avec  eux  pour  les  guider  dans  l'exécution  du  com- 
plot, car  l'homme  dont  il  veut  se  venger  est  son  parent,  et  il  sait 
comment  on  peut  pénétrer  dans  sa  maison.  Un  grand  crime  va  être 
commis,  mais  la  femme  du  coupable,  cet  ange  gardien  que  le  mélo- 
drame ne  manque  jamais  de  donner  à  la  vertu  qui  chancelle,  a  épié 
ses  démarches,  et  dans  une  scène  pathétique  lui  arrache  d'abord 
l'aveu  de  son  projet;  elle  le  conjure  au  nom  de  ses  enfans  de  renoncer 
à  cet  infâme  complot;  enfin,  réveillant  habilement  la  générosité 
naturelle  de  son  époux,  elle  l'amène  à  ne  se  venger  de  son  ennemi 
que  par  un  bienfait.  Cette  scène,  parfaitement  conduite,  et  qui  rap- 
pelle la  grande  scène  de  la  prison  dans  la  Tour  de  Nesle,  a  fait  la  for- 
tune de  la  pièce.  Le  vagabond,  ramené  à  la  vertu,  arrache  la  fille  de 
l'homme  qui  l'a  ruiné  des  mains  de  ses  ravisseurs,  la  lui  rend,  et 
la  fait  épouser  par  ce  grand  seigneur  qui  a  voulu  lui  ravir  l'honneur. 
Le  père,  reconnaissant,  se  réconcilie  avec  son  noble  ennemi,  et 
lui  rend  les  biens  qu'il  lui  avait  enlevés.  De  cette  façon ,  la  vertu  est 
récompensée,  le  crime  puni,  l'innocence  protégée,  et  tout  finit  pour 
le  mieux. 

11  était  naturel  qu'un  ouvrage  si  raisonnablement  pathétique  obtînt 
un  grand  succès,  étant  joué  surtout  par  des  acteurs  chaleureux,  qui 
se  livrent  corps  et  ame  à  leurs  rôles.  En  Italie,  ces  acteurs,  remplis 
sinon  de  talent,  du  moins  de  cette  verve  qui  en  tient  lieu,  de  ce 
feu  qui  remplace  l'étude,  ne  sont  pas  rares,  et  c'est  habituellement 
sur  les  théâtres  secondaires  qu'on  les  rencontre.  Gottardi,  dans  la 
pièce  que  nous  venons  d'analyser,  enlevait,  par  sa  manière  impé- 
tueuse et  quelque  peu  sauvage ,  les  applaudissemens  des  specta- 
teurs les  plus  froids;  la  Bettini  le  secondait  admirablement.  Elle 
avait  surtout  un  élan  qui  électrisait  la  salle  entière  et  faisait  verser  des 
larmes  à  chacun  des  spectateurs,  lorsque,  dans  la  grande  scène  de  la 
conversion,  elle  criait  à  son  mari  :  Guardami,  sono  la  madré  de  hioi 

Ces  acteurs  singuliers,  si  misérables  d'ordinaire  et  si  vulgaires  par 
instans ,  connaissent  "merveilleusement  tous  les  moyens  d'émouvoir. 
Tls  savent  se  servir  adroitement  de  leur  grossièreté,  de  leur  laideur, 
de  leurs  infirmités,  souvent  même  d'un  tic  et  d'un  ridicule.  Casa- 
ciello,[à  Naples,  entrait  en  scène  presque  toujours  ivre,  ayant  toutes 
les  peines  du  monde  à  se  tenir  sur  les  jambes,  et  l'on  n'imaginerait 
jamais  tout  le  parti  qu'il  tirait  de  son  ivresse,  principalement  dans  k>= 


LE  THEATRE   EN  ITALIE.  745 

rôles  bouffes  un  peu  chargés.  Il  avait  une  manière  unique  de  perdre 
son  centre  de  gravité,  soit  en  croisant  les  jambes  lorsqu'il  était  assis, 
soit  en  trébuchant  lorsqu'il  était  debout.  En  tombant,  il  se  retenait  à 
son  voisin ,  ce  voisin  se  rattrapait  au  plus  proche,  qui  en  saisissait  un 
quatrième.  Casaciello  était  énorme,  sa  chute  entraînait  nécessaire- 
ment celle  du  chapelet  tout  entier,  de  sorte  qu'en  un  instant  tous  les 
personnages  en  scène  culbutaient  comme  des  capucins  de  cartes,  aux 
applaudissemens  délirans  du  public.  En  temps  de  carnaval ,  ces  cas- 
cades bouffonnes  s'étendaient  jusqu'à  l'orchestre  et  menaçaient  de 
gagner  le  parterre,  où  les  garçons  de  café  et  les  abbés  se  ruaient  les 
uns  sur  les  autres  en  hurlant  de  joie. 

L'Italie  a  encore  d'excellens  acteurs  bouffes,  qui,  en  général,  ont 
chacun  leur  spécialité.  Il  est  tels  acteurs  qui  ne  jouent  que  les  rôles 
de  gondoliers  ou  de  cochers  boiteux ,  tels  autres  les  rôles  de  bègues 
ou  de  borgnes,  et  cela  parce  qu'ils  sont  naturellement  boiteux, 
bègues  ou  borgnes.  Les  Italiens  s'amusent  facilement  d'une  chose, 
et  s'en  amusent  long-temps.  La  première  fois  que  je  passai  à  Venise^ 
on  jouait,  sur  l'un  des  petits  théâtres  du  Rialto,  une  pièce  dans 
laquelle  des  matelots  de  Trieste  se  battaient  entre  eux.  (S'il  y  a 
quelque  mauvais  coup  à  faire,  les  Vénitiens  en  chargent  volontiers 
ces  voisins,  dont  ils  sont  jaloux.)  L'un  des  matelots  finissait  par  appli- 
quer un  si  terrible  coup  de  poing  à  son  adversaire,  qu'il  lui  faisait 
sortir  l'œil  de  la  tète.  On  appelait  un  chirurgien.  C'était  un  gros 
homme,  revêtu  d'un  habit  galonné,  qui  arrivait  en  tenant  un  énorme 
sac  d'outils,  et  qui,  en  tirant  un  bistouri  prodigieux  et  d'immenses 
pinces,  opérait  .silencieusement  le  blessé.  Lorsque,  après  avoir  bien 
tenaillé  son  homme,  il  se  préparait  à  se  retirer  :  —  Ai-je  perdu  l'œil"? 
lui  demandait  le  patient.  —  Non ,  lui  répondait  le  chirurgien ,  car  le 
voici  dans  ma  main.  —  La  parfaite  tranquillité  avec  laquelle  le  gros 
homme  débitait  sa  terrible  réponse ,  le  geste  plaisant  dont  il  l'ac- 
compagnait, fiiisaicnt  à  la  fois  rire  aux  éclats  et  frémir  les  assistans. 
Trois  ans  après,  je  repassais  à  Vein'se;  je  me  rendis  par  curiosité  à  ce 
même  théâtre  :  on  y  donnait  la  même  pièce,  le  même  homme  jouait 
et  faisait  la  même  repartie ,  qu'accueillaient  les  mêmes  éclats  de  rire 
et  les  mêmes  frémissemens.  Je  sus  plus  tard  que  l'on  avait  donné 
cette  comédie  plus  de  cent  fois  chaque  année ,  et  que ,  grâce  à  cette 
réponse  du  chirurgien ,  elle  avait  toujours  attiré  la  foule.  C'est  sans 
doute  à  cette  constance  rare  que  les  bouffons  provinciaux  et  les  quatre 
masques  du  théâtre  doivent  leur  succès  si  prolongé.  Elle  a  fait  aussi 
la  fortune  du  joyeux  et  sensé  curé  Arlotto,  de  Bertoldo  et  Bertoldino, 


746  REVUE    DES    PEl'X    MONDES. 

son  fils,  (0  peiysîin  rusé  et  sentcntieii\  dont  les  (lénois  et  les  Mila- 
nais s'amusent,  je  crois,  depuis  le  temps  d'Alhoin  et  du  roi  Didier; 
du  rustre  florentin  Arzigo^^olo,  ce  cousin  de  maître  Patelin,  qui, 
accusé  de  vol,  contrefait  l'insens'-  d'après  le  conseil  de  son  avocat, 
et  ne  répond  aux  questions  du  juge  qw  par  un  sifflenientaigu.  Celui-ci 
le  renvoie  absous.  Vient  l'avocat,  qui  réclame  son  salaire,  et  auquel 
le  rusé  paysan  ne  répond  aussi  que  par  le  môme  sifflement.  Les  ac- 
teurs qui  se  sont  emparés  une  fois  des  sympatliios  du  public  peuvent 
donc  compter  qu'il  leur  restera  long-temps  fidèle. 

Aujourd'hui  le  meilleur  acteur  comicjue  de  l'Italie  est  sans  con- 
tredit rtattinelli.  Ilticnt  le  sceptre  de  la  déclamation  bouffonne,  comme 
Moriani  celui  du  chant.  A  Paris,  nous  ne  pouvons  manquer  de  faire 
connaissance  avec  Moriani ,  dont  le  talent  depuis  deux  ans  a  atteint 
une  rare  perfection.  Ses  admirables  fa  sol  la  retentiront  un  jour  sous 
les  voûtes  du  Théâtre-Italien;  niais  je  doute  fort  (jue  nous  ayons 
jamais  la  visite  de  Gattinelli,  et  c'est  un  véritable  malheur,  car  (iatti- 
nelli  est  le  modèle  le  plus  complet  de  l'acteur  italien,  qui,  à  la  verve 
comique,  à  l'aptitude  morale,  doit  joindre  une  grande  souplesse  phy- 
sique. Faites  un  composé  de  Bouffé,  de  Frédéric  Lemaître  et  de 
Mazurier,  et  \ous  aurez  l'analogue  de  Gattinelli.  Cet  excellent  acteur 
du  théâtre  lie,  à  Milan,  égale,  s'il  ne  le  surpasse  pas,  le  fameux  Ves- 
tris,  qui  n'avait  pas  de  rival  en  Italie  dans  les  pièces  bouffonnes,  il  y 
a  vi':gt-cinq  ans. 

C(>  ne  sont  donc  pas  les  acteurs  qui  manquent  aujourd'hui  aux  bons 
ouvrages,  ce  sont  les  bons  ouvrages  qui  manquent  aux  acteurs,  con- 
damnés à  représenter  éternellement  les  froides  esq^iisses  de  Nota, 
les  banales  moralités  des  poètes  de  son  école,  ou  quelques  drames  dans 
lesquels  la  nature  est  trop  souvent  sacrifiée  à  de  bruyans  effets  de 
scène.  Goldoni  et  Alfieri,  tout  imparfaits  qu'ils  sont,  n'ont  pas  été 
remplacés,  et  la  plupart  de  leurs  continuateurs  ne  s'élèvent  guère 
au-dessus  du  médiocre.  D'un  autre  côté,  les  romantiques  qui  mar- 
chent à  la  suite  de  Manzoni  écrivent  des  romans  dialogues  que  l'excès 
des  d.'veloppemens  et  la  difficulté  de  la  mise  en  scène  empêcheraient 
de  jamais  représenter,  quand  môme  la  censure  ne  les  interdirait  pas. 
Deux  ou  trois  débutans,  jeunes  encore,  donnent  quelque  espoir; 
mais  quelle  constance  ne  leur  faudrait-il  pas  pour  persévérer  dans 
cette  route  ingrate,  semée  d'épines,  qui  leur  promet  à  peine  un  peu 
de  gloire!  La  comédie  est  tombée  plus  bas  encore  que  le  drame.  Il 
est  vrai  qu'avec  le  système  politique  actuel  des  gouvernans  elle  n'est 
guère  possible;  Nota  lui-même,  persécuté  un  moment,  caressé  plus 


LE   THEATRE   EN   ITALIE.  747 

tard,  n'écrit  plus,  et  s'il  a  des  imitateurs,  on  ne  peut  guère  appeler 
comédies  ces  pièces  niaisement  honnêtes  et  trivialement  morales, 
que  has;irdent  d:'  temps  à  autre  sur  le  théâtre  de  leur  petite  ville 
quelques  poetaslrl  qui  ont  étudié  le  cœur  humain  dans  leux  grenier. 

Nous  avons  déjà  vu  quels  étaient  les  mœurs  et  les  caractères  repro- 
duits par  ces  écrivains  de  bas  étage  qui,  lorsqu'ils  ont  donné  un  but 
moral  à  leurs  plates  rapsodies ,  croient  avoir  t'ait  de  la  comédie  philo- 
sophique, et  s'intitulent  les  Molières  de  l'Italie,  comme  si  en  pareille 
matière  uii  but  moral  remplaçait  jamais  la  verve  et  la  gaieté.  La  haute 
comédie  n'existe  plus  en  Italie,  et  n'y  a  peut-être  jamais  existé  que 
d'une  manière  incomplète.  Le  développement  précoce  que  l'art  dra- 
matique prit  au-delà  des  Alpes  à  une  époque  où  dans  le  reste  de  l'Eu- 
rope il  n'était  pas  même  à  l'état  d'enfance,  promettait  une  maturité 
vigoureuse;  l'art  cependant,  stationnaire  quelques  iustans,  n'a  pas 
tardé  à  décliner.  Les  italiens  nous  avaient  devancés,  nous  les  avons 
surpassés.  Je  doute  fort  qu'ils  reprennent  jamais  le  dessus,  qu'ils  par- 
viennent même  à  nous  égaler.  Il  faudrait  pour  cela  chaiiger  le  carac- 
tère de  la  nation,  tâche  plus  difficile  que  l'apparente  mobilité  des 
individus  ne  pourrait  le  faire  soupçonner.  En  effet,  les  niodifications 
apportées  par  l'étranger  au  caractère  national  des  Italiens  ne  soiit 
jamais  durables.  Espagnols,  Allemands,  Français,  ont  laissé  dans  les 
mœurs  du  peuple  des  traces  de  leur  passage,  aucun  d'eux  ne  les  a  ni 
transformées  ni  modifiées  sérieusement.  L'Italien  est  encore  aujour- 
d'hui ce  qu'il  était  du  temps  de  Léon  X  et  de  Machiavel ,  tout  a  l'in- 
stinct et  à  la  passion.  Les  individus  se  civilisent,  le  fonds  de  la  nation 
garde  ses  mœurs  quelque  peu  sauvages  et  ce  tour  d'esprit  qui  nous 
semble  si  grossier.  Aujourd'hui  comme  il  y  a  quarante  ans  lorsque  l'in- 
vasion française  les  visitait,  comme  il  y  a  cent  ans  lorsque  Duclos  et 
l'aimable  Desbrosses  les  observaient,  comme  il  y  a  trois  siècles  lorsque 
Montaigne  arrêtait  sur  eux  son  attention  curieuse,  ces  enfims  de  la 
nature  se  1. lissent  aller  au  bien  et  au  mal  avec  la  même  facilité;  ainsi 
qu'on  l'a  dit  si  judicieusement,  ils  ne  font  rien  parce  qu'on  les  regarde, 
ne  s'abstiennent  de  rien  parce  qu'on  les  voit.  C'est  tout  l'opposi  des 
Français.  Un  te!  peu[)le  prête  peu  à  la  comédie  de  mœurs  et  de  ca- 
nictère,  le  ridicule  pour  lui  n'étant  pas  une  chose  bien  positive  ni 
bien  saisissable. 

Une  autre  cause  de  décadence  et  d'infériorité  pour  la  comédie, 
c'est  la  trop  grande  facilité  du  public,  toujours  prêt  à  se  passionner, 
à  se  livrer  à  l'auteur  et  à  s'assimiler  au  personnage.  Lorsqu'un  impro- 
visateur napolitain  a  raconté  aux  gens  du  peuple  qui  l'entourent 


748  REVUE   DES  «EUX   MONDES. 

quelque  traj;ique  histoire  qui  finit  mal,  ses  auditeurs  s'éloignent  de 
mauvaise  humeur  et  hattent  leurs  femmes  en  rentrant  chez  eux.  Les 
gens  du  monde  eux-mêmes  pensent  encore,  en  s'éveillant  le  len- 
demain, au  dénouement  fatal  du  drame  de  la  veille.  La  foule  qui 
fréquente  les  théAtres  est  donc  par  trop  facile  à  satisfaire;  elle  se  con- 
tente de  l'a  peu  près.  Les  poètes  qui  travaillent  pour  elle  ne  se  croient 
pas  ohligés  de  faire  de  grands  efforts  ni  de  se  livrer  à  de  bien  péni- 
bles études ,  assurés  qu'ils  sont  d'exciter  la  sympathie  et  de  ne  re- 
cueillir que  desapplaudissemens.  Quelle  bonne  fortune  pour  un  poète 
que  ce  public  si  bien  préparé!  mais  il  faudrait  que  ce  poète,  au  lieu 
d'exploiter  en  vue  de  sa  fortune  ces  heureuses  dispositions  de  ses 
auditeurs,  cherchât  à  les  mettre  à  profit  pour  sa  gloire. 

La  constance  du  public  italien ,  son  naturel  poussé  à  l'excès,  et  cette 
•  espèce  de  parti  pris  de  s'amuser  de  tout,  expliquent  le  succès  durable 
de  la  comédie  populaire ,  de  celle  surtout  qui  s'attaque  aux  ridicules 
proviïiciaux,  si  aisément  saisis  par  le  peuple.  Ce  genre  de  comédie  a 
seul  peut-être  encore  de  l'avenir;  perfectionnée  et  développée,  la 
comédie  populaire  pourrait  en  effet  s'élever  à  des  résultats  inat- 
tendus. Aujourd'hui  elle  ne  sert  guère  que  d'accompagnement  bur- 
lesque aux  drames  assommans  ou  aux  lourdes  comédies  nobles  du 
théâtre  moderne.  Molière,  que  l'on  querellait  sur  les  bouffonneries 
de  Scapin,  répondait  fort  sagement:  — J'ai  vu  le  public  quitter  le 
Mminthropc  pour  Scaramouche;  j'ai  chargé  Scapin  de  le  ramener.  — 
Les  Scapins  d'aujourd'hui  n'ont  plus  de  pareils  chefs-d'œuvre  à  faire 
valoir,  mais  eux-mêmes  ne  sont  pas  sans  valeur  personnelle.  Maniée 
par  un  homme  de  génie  et  dirigée  dans  certaines  voies  que  les  An- 
nelli,  les  Cesari,  les  Sografi  n'ont  fait  qu'indiquer,  cette  comédie 
populaire ,  si  vivace  encore  au-delà  des  Alpes,  déterminerait  sans  nul 
doute  une  heureuse  révolution  dans  l'art  dramatique,  et  amènerait 
peut-être  la  résurrection  de  la  vraie  comédie  italienne,  morte  si  tôt 
après  être  née. 

Frédéric  Mercey. 


LETTRES   DU  NORD 


ET 


DU  MIDI  DE  L'EUROPE 


V.' 
LA    SICILE. 


«  A-'ous  avez  souvent  entendu  parler  de  Syracuse,  la  plus  grande 
des  villes  grecques,  la  plus  belle  de  toutes,  «  écrivait  Cicéron  en 
commençant  une  longue  description  que  lit  immanquablement  tout 
voyageur  un  peu  instruit ,  en  mettant  le  pied  au  milieu  des  ruines 
actuelles  de  Syracuse,  si  toutefois  on  peut  donner  le  nom  de  ruines 
aux  rares  vestiges  de  monumens  antiques  qui  s'offrent  devant  vous. 
Encore,  s'il  ne  restait  à  Syracuse  que  des  ruines,  comme  à  Palmyre, 
si  l'on  errait,  comme  à  Balbek,  dans  un  immense  labyrinthe  de  tem- 
ples détruits,  de  colonnes  renversées ,  du  milieu  desquelles  se  font 
entendre,  non  des  voix  humaines  et  le  bruit  actif  de  l'industrie,  mais 
les  cris  des  chacals  et  des  grands  aigles  réfugiés  sous  les  voûtes  des 
monumens  abandonnés,  on  trouverait  l'émotion  qu'on  cherche  et 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  juillet  et  l^f  octobre  1838,  du  lermaiet  15  juin  18i0. 
Cette  lettre  complète  la  série  sur  la  Sicile. 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  attend  quand  ou  sn  dit  qu'on  entre  dans  les  murs  de  l'ancienne 
rivale  d'Athènes.  Par  maliieur,  l'apijroche  de  Syracuse  ne  vous 
attriste  pas.  La  plaine  qui  l'entoure  est  riante,  entrecoupée  de  jolis 
coteaux ,  semée  de  blé,  de  fèves,  coupée  par  des  champs  de  vigne  où 
se  mêlent  gaiement  des  amandiers,  des  orangers  et  des  figuiers  qui 
vous  offrent  l'ombre  sous  leurs  longs  bras  tordus.  En  avançant,  on 
vous  montre,  il  est  vrai,  quehpies  restes  d'amphithéâtres,  de  cata- 
combes, passage  aride,  mais  dont  la  vue  est  moins  attristante  que  celle 
des  carrières  qu'on  aperçoit  aux  portes  de  Paris;  et  bientôt  on  arrive 
à  l'entrée  de  l'île  d'Ortygie,  où  est  la  ville  de  Syracuse  actuelle,  petite 
ville  forte,  bien  défendue  par  sept  portes  et  par  un  cxcelieiit  système 
de  fossés.  Une  petite  population  assez  active  s'agit«  tunsultuensement 
dans  les  deux  ou  trois  principales  rues  de  cette  étroite  cité,  où  vous 
trouvez  la  meilleure  auberge  de  la  Sicile,  véritable  iiin  anglaise,  dont 
le  service  comfortable  achève  de  vous  arracher  à  vos  dernières  rémi- 
niscences de  l'antiquité. 

L'histoire  des  agrandissemens  successifs  et  de  la  décadence  de  Syra- 
cuse a  quelque  chose  de  philosophique  dont  il  est  impossible  de  ne 
pas  être  frappé  dès  les  premiers  pas  qu'on  fait  dans  cette  petite  île 
d'Ortygie.  Vers  l'époque  de  la  fondation  de  Home,  au  dire  de  Thucy- 
dide, vint  de  Corinthe  en  Sicile  un  certain  Archias.  Jeté  par  une  tem- 
pête sur  ce  rivage,  il  s'y  trouva  bien  et  y  fonda  une  ville  à  l'aide  de 
quelques  lïéraclides  qui  l'accompagnaient.  L'île  d'Ortygie  suffit  long- 
temps à  la  colonie;  mais  enfin,  le  nombre  des  habitans  s'étant  accru, 
Syracuse  étendit  son  enceinte  sur  l'isthme  qui  joint  l'île.  Cinq  quar- 
tiers immenses  en  couvrirent  toute  l'étendue.  L'île  fut  attachée  à  la 
terre  ferme  par  une  digue  et  un  pont,  et  la  ville  (ju'on  y  avait  bâtie 
primitivement  devint  une  citadelle  où  l'on  enferma,  à  l'abri  de  toute 
attaque,  les  dieux  de  Syracuse,  ses  rois  morts  et  ses  rois  vivans.  Pour 
les  Syracusains,  laissant  à  Ortygie  les  temples,  les  palais  des  princes 
et  leurs  tombeaux,  ils  s'établirent  dans  les  beaux  et  somptueux  quar- 
tiers de  l'Acradine,  de  Tycha,  d'Épipoli  et  de  iVéapoIis.  A  droite  et 
à  gauche  d'(^rtygie,  devenue  la  tète  de  pont  de  la  capitale,  se  trou- 
vaient et  se  trouvent  encore  aujourd'hui  deux  ports.  L'un,  dit  le 
grand,  celui  que  Virgile  nommait  Slccniitr  sininii,  a  une  lieue  et  demie 
de  tour;  des  flottes  entières  y  trouvaient  jadis  un  refuge,  et  delà  sor- 
tirent les  innombrables  vaisseaux  qui  soutinrent  les  doubles  attaques 
des  marines  de  Cartilage  et  d'Athènes.  Ce  port  était  fermé,  d'un  côté, 
par  l'île  d'Ortygie,  qui  forme  en  partie  la  rade,  et  de  l'autre,  par  le 
promontoire  de  Plemirium,  aujourd'hui  Plemirio,  où  les  Syracusains 


LA    SICILE.  751 

avaient  bâti  un  fort  surmonté  de  signaux  inventés  par  Archimède.  Le 
fort  a  disparu ,  le  port  s'est  ensablé  par  l'action  des  vagues,  et  l'en- 
trée, large  de  cinq  cents  toises,  défendue  autrefois  par  une  ligne  de 
galères  enchaînées,  est  interdite  aux  vaisseaux  ennemis  par  quelques 
travaux  de  peu  d'importance.  Le  petit  port,  jadis  entouré  de  quais 
de  marbre,  reçoit  maintenant  quelques  bricks  de  commerce,  des 
polacres,  des  spéronares  qui  reviennent  du  cabotage,  et  de  l 'gères 
balancelles  qui  exportent  les  fruits,  le  vin  et  les  grains.  Ce  petit  port, 
les  sales  et  étroites  rues  qui  traversent  l'île  d'Ortygie,  les  remparts 
déserts  qui  l'entourent,  et  le  long  desquels  on  voit  de  misérables  filles 
publiques  étendues  au  soleil  ou  jouant  de  la  guitare  à  la  porte  de 
leurs  masures,  c'est  là  tout  Syracuse  aujourd'hui.  La  grande  Syracuse 
qui  s'étendait  le  long  de  l'Anape  avec  ses  deux  ports,  ses  temples  de 
.lupiter,  de  la  Fortune,  de  la  Concorde,  de  Diane  et  de  Minerve,  ses 
fontaines  grandes  comme  des  mers,  avec  ses  prytanées,  ses  portiques, 
ses  théâtres,  est  rentrée  modestement  dans  la  pauvre  petite  île  d'Or- 
tygie, d'où  elle  était  sortie.  Archias,  s'il  revenait  au  monde  après 
deux  mille  cinq  cents  ans ,  la  trouverait  à  peu  près  telle  qu'il  l'avait 
fondée,  vivant  philosophiquement  dans  ses  limites  exiguës  et  dans  son 
obscurité,  comnie  si  elle  n'avait  rien  perdu,  et  se  souvenant  à  peine 
qu'elle  a  figuré  parmi  les  cités  reines  du  monde,  .le  vais  un  peu  tioj) 
loin  toutefois  en  disant  que  Syracuse  a  oublié  sa  grandeur.  On  y 
trouve  quelques  hommes  fort  estimables  sans  doute,  mais  qui  pren- 
nent soin  de  vous  entretenir  de  la  gloire  passée  de  leur  ville  avec 
uiie  persévérance  dont  quelques  voyageurs,  plus  ingrats  que  moi,  se 
sont  lassés. 

Dès  qu'on  touche  le  sol  de  Syracuse,  on  est  en  pleine  histoire.  En 
venant  du  côté  de  Catane  et  du  fort  d'Augusta ,  le  long  de  la  mer,  on 
trouve  une  petite  presqu'île  et  un  promontoire  qui  portent  le  nom  de 
Magnisi,  et  que  le  savant  Cluver  nomme,  si  je  ne  me  trompe,  Tapsus, 
dans  sa  carte  de  la  Sicile  antique.  C'est  là  que  débarquèrent  les  Athé- 
niens lorscpi'ils  militèrent  une  attf.que  contre  Syracuse,  pnr  le  fau- 
bourg d'Épipoli.  Ce  lieu,  à  égale  distance  de  Syracuse  et  d'Augusta, 
paraît  très  favorable  à  l'établissement  d'un  grarid  lazareth  pour  l(>s 
retours  d'Orient,  station  que  réclament  les  besoins  du  commerce  des 
Deux-Siciles.  Je  savais  que  plusieurs  voyageurs  distingués  avaient  déjà 
appelé  dans  ce  but  l'attention  du  gouvernement  napolitain  sur  cette 
petite  anse  et  le  promontoire  qui  la  termine,  et  à  mon  retour  à  Naples, 
un  jour  de  baise-mains,  me  trouvant  en  présence  d'un  auguste  per- 
sonnage, je  pris  la  liberté  de  vaiiter  les  avahtages  que  proeurerment 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  grand  lazareth  à  Magnisi ,  et  un  autre  sur  la  côte  méridionale  du 
royaume  de  Naples.  Un  sourire  m'apprit  que  je  m'étais  trompé,  et 
je  vis,  par  la  réponse  qu'on  daigna  laire,  qu'examiner  curieuse- 
ment un  pays  qu'on  traverse  ne  suffit  pas  pour  apprécier  avec  jus- 
tesse ses  avantages  et  ses  nécessités.  Cette  réponse ,  la  voici  :  «  Qui 
oserait  établir  un  lazareth  pour  les  cas  de  peste  dans  un  pays  qu'un 
garde  de  la  côte  ou  de  la  santé  n'hésiterait  pas  à  exposer  à  la  conta- 
gion ,  si  on  lui  offrait  quelques  ducats?  » 

Il  est  impossible  de  ne  pas  rendre  hommage  aux  sentimens  de  sol- 
licitude qui  s'opposent  à  la  formation  d'un  établissement  sanitaire 
sur  cette  côte,  surtout  quand  on  songe  qu'en  écartant  ces  nobles 
scrupules,  on  ferait  bientôt  de  l'excellent  havre  de  Syracuse  une  sta- 
tion navale  de  la  plus  haute  importance ,  bien  préférable  à  Malte ,  et 
un  vaste  entrepôt  du  commerce  avec  l'Adriatique,  la  Morée,  l'Egypte 
et  le  Levant,  tandis  qu'aujourd'hui  tout  le  commerce  de  Syracuse 
consiste  en  exportations  de  vins,  d'huiles,  de  grains  et  de  poissons. 
Cependant  le  port  appelle,  par  sa  sûreté  et  sa  grandeur,  les  vaisseaux 
de  toutes  les  nations.  On  n'a  pas  oublié  que  Nelson  vint  s'y  ravitailler 
en  1798,  et  c'est  de  là  qu'il  repartit  pour  rejoindre  la  flotte  française 
et  la  combattre  dans  une  journée  mémorable  et  fatale  à  la  fois  pour 
les  deux  nations. 

Le  monument  de  Marcellus  est  à  l'extrémité  de  cet  isthme  de  Ma- 
gnisi. On  nomme  dans  le  pays  Aguglia,  l'aiguille,  cette  colonne  dont 
il  ne  reste  que  la  vaste  base ,  et  qui  fut  élevée  en  commémoration  de 
la  victoire  remportée  par  Marcellus  sur  les  Syracusains.  Un  tremble- 
ment de  terre  la  renversa  en  15i'2.  Le  Syméthe  coule  près  de  là.  C'est 
le  plus  complet  des  monumens  de  Syracuse,  si  l'on  excepte  le  temple 
de  Minerve,  dans  Ortygie,  édifice  entièrement  défiguré  par  sa  trans- 
formation en  cathédrale.  Dans  cette  pauvre  ville,  trois  restes  de 
colonne  d'ordre  gréco-sicule,  cachées  sous  les  boiseries  d'une  maison 
de  la  rue  ïrabochetto,  représentent  le  temple  de  Diane;  un  égout 
marque  la  place  de  la  charmante  et  célèbre  fontaine  Aréthuse;  vingt- 
quatre  colonnes  sans  bases,  emplàtrées  dans  le  mur  d'une  église, 
vous  sont  données  pour  ce  temple  de  Minerve  dont  je  viens  de  vous 
parler;  deux  pierres  informes  dans  une  plaine,  au  bord  du  fleuve 
Anape,  soirt  tout  ce  qui  reste  du  fameux  temple  de  Jupiter,  à  qui 
Denys  l'Ancien  vola  le  manteau  d'or  dont  l'avait  revêtu  Phidias;  enfin 
le  chef-d'œuvre  qu'on  admire  à  genoux,  la  divine Callipyge,  est  privée 
d'un  bras,  et  nul  antiquaire  ne  sait  vous  dire  ce  qu'est  devenue  la 
charmante  tête  qui  surmontait  cette  déUcieuse  statue. 


LA   SICILE.  753 

Pour  ceux  qui  savent  se  contenter  de  simples  vestiges ,  et  dont 
l'érudition  et  l'imagination  suppléent  à  ce  qui  manque  aux  yeux , 
Syracuse  renferm»;  encore  de  nombreux  et  notables  restes.  Je  vous  ai 
dit  que  la  ville,  bâtie  hors  de  l'île  d'Ortygie,  se  divisait  en  quatre 
districts  :  le  plus  noble ,  le  plus  recherché  de  ces  districts ,  était  celui 
d'Acradina,  situé  du  côté  de  la  mer.  On  assure  que  sa  population 
s'élevait  à  iOO,000  âmes;  tout  Syracuse  en  contient  aujourd'hui  15,000! 
Une  muraille  d'une  grande  hauteur  séparait  ce  quartier  de  ceux  de 
Tycha  et  de  Néapolis,  on  en  voit  encore  les  traces  en  les  cherchant 
avec  quehjue  attention  ;  on  y  trouve  aussi  des  restes  de  thermes,  un 
débris  du  palais  nommé  les  Soixante  Bains,  élevé,  dit-on,  par  Aga- 
thoclès,  et  assez  d'inscriptions  pour  jeter  pendant  quelques  siècles 
le  trouble  et  la  division  parmi  les  antiquaires. 

ïycha,  le  district  voisin,  était  le  quartier  des  gens  opulens,  la 
chaussée  d'Antin  de  Syracuse;  mais  comme  les  édifices  y  étaient  bâtis 
sur  le  roc,  les  fondations  n'étant  pas  nécessaires,  il  reste  peu  de 
traces  de  ses  monumens  et  de  ses  maisons.  Pour  plus  de  ressem- 
blance avec  le  quartier  de  Paris  auquel  je  viens  de  le  comparer,  le 
quartier  de  Tycha  se  termine  par  un  sol  crayeux  et  des  carrières  à 
l'entrée  desquelles  on  vous  montre  une  petite  grotte  surmontée  d'un 
reste  de  bas-relief.  Cette  grotte  est,  dit-on ,  le  tombeau  d'Archimède, 
découvert  un  jour  par  Cicéron  en  personne,  qui  reconnut  la  sépul- 
ture du  grand  géomètre  à  la  sphère  et  au  cylindre  sculptés  sur  le 
fronton  triangulaire  qui  décore  l'entrée. 

Dans  INéapolis,  d'où  l'on  voyait  le  port,  se  trouve  ce  qui  fut  le 
temple  de  Jupiter,  le  théâtre,  l'amphithéâtre,  la  prison  connue  sous 
le  nom  d'Oreille  de  Denys,  et  une  grotte  taillée  de  main  d'homme, 
et  nommée  LinJ'eo,  pane  qu'on  y  chantait  des  hymnes  à  Apollon.  Le 
temple  de  Jupiter  se  compose,  comme  je  l'ai  dit,  de  trois  fragmens 
de  colonnes;  le  théâtre  est  formé,  comme  tous  les  théâtres  antiques, 
par  des  degrés  circulaires,  coupés  par  des  diazômes.  Ceux-ci  sont 
taillés  dans  le  roc  et  très  étendus,  autant  qu'il  est  permis  d'en  juger 
par  les  décombres.  Jadis  ils  étaient  recouverts  de  marbre;  on  y  a 
bâti  deux  moulins,  sans  respect  pour  l'antiquité  et  les  souvenirs 
de  Syracuse.  L'amphithéâtre  est  aussi  taillé  dans  le  roc.  Tacite  parle 
quelque  part  d'un  sénatus-consulte  donné  sous  Néron ,  en  vertu  du- 
quel on  accorda  aux  Syracusains  le  droit  d'entretenir  un  plus  grand 
nombre  de  gladiateurs.  L'amphithéâtre  où  ils  combattaient  ne  mé- 
ritait pas  ce  sénatus-consulte.  Il  est  fort  au-dessous  des  monumens 
de  ce  genre  qu'on  voit  à  Porapeïa  et  à  Rome.  Pour  l'Oreille  de  Denys, 


754  KEME   DES   DEUX    MONDES. 

c'est  une  suite  de  cavernes  disposées  sur  un  plan  qui  a,  en  effet,  la 
forme  du  tympan  de  l'oreille  humaine.  Cette  caverne,  ainsi  disposée, 
et  formant  une  courbe  parabolique  géonîétriquement  exacte,  était 
naturellement  revêtue  d'une  couche  de  stalactites  qui  donnait  une 
grande  étendue  et  une  sonorité  parfaite  aux  répercussions.  Denys, 
dit-on,  voulant  savoir  les  secrets  de  ses  captifs,  se  plaçait  extérieu- 
rement à  l'extrémité  de  cette  galerie  convexe,  et  y  recueillait  jusqu'aux 
moindres  paroles.  Je  ne  sais  si  les  captifs  se  plaignaient  plus  haut  et 
plus  énergiquement  que  les  ciceroni  qui  font  entendre  aujourd'hui 
leur  voix  aux  voyageurs  curieux;  mais  l'Oreille  de  Denys  m'a  semblé 
un  peu  sourde. 

Dans  Néapolis,  ce  quartier  qui  représentait  le  goût  moderne  de  la 
Syracuse  antique,  devait  naturellement  se  trouver  le  thé;\tre.  Le 
théâtre  était,  vous  le  savez,  chez  les  anciens,  non-seulement  un  lieu 
destiné  aux  divertissemens  et  aux  représentations  scéniques,  mais 
aussi  l'arène  où  l'on  débattait  les  intérêts  politiques.  Le  peuple ,  c'est- 
à-dire  les  citoyens,  s'y  assemblaient  pour  délibérer  des  affaires  de 
l'état;  chacun  d'eux  avait  sa  place  marquée,  sa  stalle;  et  ainsi,  en 
venant  s'asseoir  au  théAtre,  un  Syracusain  jouissait  en  quelque  sorte 
d'un  droit  politique.  Ce  vieux  cirque  à  trois  étages  de  gradins  taillés 
dans  le  roc  a  donc  été  le  théâtre  de  tous  les  grands  évènemens 
de  la  cité.  (Test  là  que  (lélon,  après  avoir  invité  tous  les  habitans 
à  prendre  les  armes,  se  rendit  devant  eux  en  simple  toge,  pour 
leur  rendre  compte  de  son  administration.  Là  aussi  Agathocles  de- 
manda compte  du  sang  versé  et  du  massacre  des  meilleurs  citoyens; 
et  sur  un  de  ces  sièges  de  pierre,  Timol  'on,  le  vieux  et  illustre  aveugle, 
donnait  ses  conseils  au  peuple,  après  l'avoir  délivré  de  la  servitude. 
C'est  encore  là  que  les  Syracusains,  avides  de  beaux-arts  et  épris  du 
pur  langage  de  la  Grèce,  dont  ils  étaient  originaires,  amenaient  les 
soldats  athéniens  prisonniers,  et  leur  faisaient  réciter  les  tragédies 
d'Euripide,  'lant  de  souvenirs  et  d'autres  dont  l'impression  fugitive 
s'est  effacée  depuis  de  ma  mémoire,  nous  avaient  doucement  surpris, 
et  nous  berçaient,  nous  qui  n'avions  vu  d'abord,  en  venant  nous 
asseoir  sur  ces  degrés,  que  des  pierres  écroulées  et  de  tristes  escaliers 
de  roches  surmontées  d'un  vulgaire  moulin  moderne.  >ious  sentîmes 
bientôt  que  cette  profanation  même  ajoutait  un  charme  à  l'aspect  mé- 
lancolique du  tableau.  Le  génie  des  grands  tragiques  grecs,  la  pompe 
des  fictions  antiques,  l'effet  imposant  des  chonirs,  l'éloquence  et  la 
.  grandeur  d'ame  des  hommes  d  état  et  des  guerriers  qui  aN aient  aussi 
figuré  sur  cette  scène,  tout  avait  disparu;  mais  \e  temps  avait  accu- 


LA   SICILE.  755 

raulé  la  terre  végétale  sur  les  degrés  de  pierre;  de  grands  arbres  s'y 
étaient  élevé^^j,  et,  protégeant  ce  lieu  de  leur  feuillage;  lui  donnaient 
l'aspect  solennel  d'un  immense  tombeau.  En  même  temps,  les  eau\ 
d'un  aqueduc  sarrazin,  amenées  pour  le  moulin,  sortant  avec  force 
des  étages  supérieurs,  couvraient  de  leurs  nappes  fraîches  tout  ce 
vieux  monument  et  invitaient  à  rêver  par  le  bruit  régulier  de  leurs 
cascades.  Entin,  la  mer,  le  golfe,  la  plaine,  se  déroulaient  au  loin  et 
augmentaient  encore  la  magnificence  de  ce  spectacle  dont  nous  étions 
bien  loin  de  soupçonner  l'effet  en  pénétrant  dans  ces  misérables 
ruines.  Sur  une  des  plintlies  du  théAtre,  on  lit,  en  grands  carac- 
tères grecs  :  BÂSiAissvE  *iAirnA(î5:.  Le  reste  est  caché  par  un  mur 
contre  lequel  s'aj)puie  le  moulin,  malgré  les  eflTorts  d'un  anticjuaire 
distingué,  le  chevalier  Landohna,  qui  avait  proposé  de  reculer  ce 
mura  ses  propres  frais,  mais  qui  n'a  pu  faire  agréer  sa  demande 
par  le  gouvernement.  Ce  mur,  ou  plutôt  cette  inscription,  fait  le 
désespoir  des  savans.  La  reine  Pliilistide  était-elle  une  souveraine 
de  Syracuse  que  l'histoire  a  oubliée,  ou  le  titre  de  Basilissas  qui 
lui  est  donné  désigne-t-il  simplement  la  grande  prêtresse  de  Bac- 
chus,  auquel  le  théâtre  aurait  été  dédié?  C'est  ce  qu'on  ignore;  mais 
de  nombreuses  médailles  portant  le  même  nom  à  l'exergue,  repré- 
sentant une  femme  d'une  grande  beauté,  et  frappées  à  diverses  épo- 
ques, ont  été  trouvées  dans  les  fouilles.  On  en  conclut  que  cette  Phi- 
hstide,  soit  prêtresse,  soit  reine,  a  vécu  ou  régné  long-temps. 

A  la  gauche  du  théâtre  est  une  voie  sépulcrale  formée  de  deux  ran- 
gées de  tombeaux;  elle  mène  à  une  voie  semblable  et  à  des  monti- 
cules de  roc  dans  lesquels  on  a  creusé  les  réduits  funèbres.  C'est  en 
se  promenant  philosophiquement  dans  ces  nécroi)oles,  que  Cicéron  , 
alors  questeur  de  la  province  Lilibétane,  découvrit  le  tondieau  d'Ar- 
chimède,  que  surmonte,  dit-on,  celui  de  Timoléon. 

En  faisant  la  môme  promenade  que  Cicéron ,  on  arrive  au  quartier 
d'Épipoli ,  qui  était  comme  la  banlieue  de  Syracuse,  et  aux  latômies 
ou  carrières  (jui  s'y  trouvent.  Quelques-unes  de  ces  carrières  servaient 
de  tombeaux  aux  vivans  quand  ils  avaient  eu  le  malheur  de  déplaire 
aux  despotes,  et  on  y  montre  encore  le  caveau  où  le  philosophe 
Philoxène  voulait  (|u'on  le  ramenât  quand  Denys  lui  lut  ses  mauvais 
vers.  Le  village  de  Belvédère  a  remplacé  la  citadelle  qui  terminait  la 
nouvelle  ville  de  ce  côté;  or  ce  village  est  maintenant  à  plus  de  deux 
milles  de  la  ville  actuelle.  Mais  la  plus  curieuse  des  latômies  est  nom- 
mée le  Palombino;  elle  appartient  à  un  joli  couvent  de  capucins 
nonamé  Selva ,  qui  s'élève  sur  les  latômies  elles-mêmes ,  dans  le  quar- 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tier  d'Acradina.  Les  moines  y  ont  créé  un  jardin  dont  la  fertilité  est 
remarquable.  Le  couvent  ressemble  un  peu  à  une  place  forte.  On  y 
entre  par  un  pont-levis ,  qui  n'était  pas  une  précaution  inutile  avant 
notre  conquête  d'Alger,  quand  les  corsaires  barbaresques  venaient 
visiter  cette  partie  de  la  Sicile.  Aujourd'hui  encore,  les  côtes  de  la 
Calabre  et  de  la  Sicile  sont  exposées  à  des  dangers  de  ce  genre ,  et 
pendant  mon  derriier  séjour  à  Naples,  le  jeune  roi  quitta  tout  à  coup 
son  palais  et  s'embarqua  brusquement  sur  un  bateau  à  vapeur  armé 
en  guerre,  pour  aller  en  personne  donner  la  chasse  à  des  corsaires 
grecs  qui  s'étaient  montrés  dans  le  golfe  de  Sainte-Euphémie.  Au 
reste,  la  brillante  activité  du  roi  de  ISaples  s'accommode  à  merveille 
de  ces  incidens  aventureux. 

Les  latômiesde  Syracuse  sont  immenses;  il  s'en  trouve  dans  presque 
tous  les  anciens  districts  situés  hors  de  l'île  d'Ortygie.  Denys  le  tyran 
avait  à  sa  disposition  douze  prisons  qui  sont  autant  de  latômies  ou 
passages  souterrains.  On  assure  qu'un  de  ces  passages  conduisait 
jusqu'à  Ortygie,  et  qu'un  corps  de  fantassins  pouvait  y  passer  de- 
bout avec  ses  casques  et  ses  piques.  De  ces  cavernes,  les  unes  ser- 
vent aux  cordiers  pour  travailler  le  chanvre  ;  d'autres  ne  sont  plus 
que  des  fosses  ouvertes,  au  fond  desquelles  on  ne  trouve  que  des 
pierres  et  des  ronces;  enfin  celle  dont  j'ai  parlé,  et  où  les  capucins 
ont  élevé  leur  monastère,  est  un  beau  verger  souterrain  dont  les 
parois  ont  plus  de  trente-trois  mètres  d'élévation  ;  le  sol  est  couvert 
de  grenadiers,  de  pampres  et  d'orangers.  Les  plus  vastes  de  ces  cata- 
combes, parmi  lesquelles  je  compte  les  Capucins ,  s'éteiulent  sous  le 
sol  d'Acradina,  près  de  la  mer,  en  trois  lignes  parallèles  et  semi- 
circulaires.  Celle  qui  porte  le  nom  de  San-Giovanni  est  une  ville  tout 
entière.  Les  rues,  les  places,  les  carrefours  de  cette  nécropole  se  dé- 
roulent sans  fin  devant  vos  pas,  et  vous  les  parcourez  entre  deux  ran- 
gées de  niches  où  sont  creusées  d'innombrables  tombes.  Ces  tombes 
se  présentent  par  groupes,  et  forment  des  chambres  sépulcrales  qui 
appartenaient  aux  différentes  familles.  Elles  sont  sans  ornement,  tail- 
lées dans  le  roc  d'une  manière  uniforme,  et  donnent  à  la  fois  l'idée 
de  l'ordre  et  de  l'esprit  d'égalité  qui  régnait  dans  la  population  de 
Syracuse.  Au-dessous  de  chacune  de  ces  tombes,  le  roc  a  été  creusé 
en  arceaux  à  jour,  et  les  regards  peuvent  ainsi  pénétrer  dans  la  voie 
sépulcrale  qui  est  parallèle.  Toutes  sont  assez  vastes  pour  laisser  pas- 
sage à  une  voiture,  les  voûtes  en  sont  élevées,  et  les  cérémonies  reli- 
gieuses qui  y  avaient  lieu  jadis  devaient  être  singulièrement  impo- 
santes. A  défaut  d'ornement  architectural,  on  y  voit  des  inscriptions, 


LA  SICILE.  75? 

(les  chiffres,  des  objets  votifs,  placés  là  dans  différens  siècles,  et  offrant 
le  symbole  des  croyances  qui  ont  successivement  dominé  dans  le  pays, 
ainsi  que  les  images  du  christianisme,  qui  les  a  remplacées.  Quant 
aux  épitaphes,  elles  ont  été  pieusement  arrachées  des  tombes  par  le^ 
antiquaires,  et  figurent  dans  le  musée  de  Syracuse,  où  l'on  retrouve 
de  déplorables  et  nombreux  témoignages  de  toutes  les  spoliations 
laites  de  nos  jours  au  nom  de  la  science. 

Dans  le  quartier  de  ïycha,  situé  entre  l'Acradina  etEpipoli,  vivaient 
le  bas  peuple,  les  gladiateurs,  les  vendeurs.  On  y  voyait  le  temple  de 
'a  Fortune,  assidûment  fréquenté  par  une  foule  misérable  qui  s'ef- 
forç^ait  Idborieuscmi^nt  de  mériter  les  faveurs  de  la  déesse.  C'est  dans 
le  quartier  de  Tycha  que  se  trouvait  la  maison  donnée  par  le  sénat 
et  le  peuple  de  Syracuse  à  Timoléoi! ,  leur  libérateur. 

Dans  Ortygie,  l'enceinte  sacrée,  la  demeure  du  chef  ou  du  prince, 
régnaient  dans  de  beaux  temples,  Diane  et  Minerve.  Ce  dernier  temple 
est  debout,  et  j'y  assistai,  en  présence  de  l'archevêque,  de  tout  le 
clergé  et  de  la  garnison,  à  une  messe  solennelle  d'actions  de  grâce  pour 
l'éloignement  du  choléra-morbus,  qui  avait  fait  disparaître  la  moitié  de 
la  population  de  Syracuse.  Je  vous  ai  dit  qu'un  mouvement  populaire 
avait  éclaté  à  l'apparition  de  la  maladie,  qu'un  grand  nombre  de  mal- 
heureux, accusés  de  vouloir  empoisonner  le  peuple,  avaient  été  mas- 
sacrés, et  que  la  populace  sanguinaire  était  restée  quelques  jours 
maîtresse  de  la  ville,  où  commandait  le  général  Tanzi,  vieillard  res- 
pectable, mais  vieillard ,  et  vieillard  de  soixante-quatorze  ans ,  leciuel 
n'avait  pour  se  défendre  qu'une  garnison  de  quatre  centshommes.  Une 
sortie  du  château-fort,  où  ces  quatre  cents  hommes  étaient  enfer- 
més, eût  suffi  à  détruire  les  barricades  élevées  dans  la  rue  principale, 
et  à  dissiper  les  mutins,  qui,  du  reste,  n'avaient  aucun  dessein  poli- 
tique, et  jetaient  partout  le  désordre  aux  cris  de  viva  cl  re  è  santa 
Liicia!  (sainte  Lucie  est  la  patronne  de  Syracuse).  A  Augusta,  près 
de  Syracuse,  un  pareil  soulèvement  avait  eu  lieu;  mais  le  colonel 
Bagni,  commandant  du  fort  et  homme  résolu,  avait  rétabli  l'obéis- 
sance aux  lois,  en  faisant  une  vigoureuse  attaque.  Faute  d'un  homme 
semblable,  ou  plutôt  faute  d'hommes,  car  la  garnison  était  trop  faible, 
Syracuse,  abandonnée  par  la  noblesse  et  par  toutes  les  personnes  de 
distinction  qui  avaient  pris  la  fuite,  Syracuse  resta  livrée  aux  horreurs 
d'une  maladie  effroyable,  augmentée  par  la  licence  et  l'oubli  de  tous 
les  devoirs  sociaux.  Une  chaloupe  canonnière,  qui  apportait  l'effectif 
nécessaire  aux  hôpitaux  ,  fut  prise  et  brûlée.  Le  château  fut  bloqué . 
et  pendant  ce  temps  les  malades  étaient  abandonnés  dans  les  maisons 

TOME  XXIII.  48 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  dans  les  rups,  si  le  mal  les  surprenait.  Des  orgies,  des  débauches, 
des  violences  de  toute  espèce,  se  succédaient  sans  interruption;  et 
rien  ne  semblait  pouvoir  arrêter  le  désordre ,  quand  il  cessa  tout  à 
coup  comme  par  ^race  divine,  avant  même  que  le  général  del  Ca- 
retta,  investi  des  pouvoirs  de  Yalff^r  offo,  se  fût  présenté  devant  la 
ville.  C'est  de  ce  retour  inespéré  au  calme  et  de  la  cessation  de  la 
maladie,  qui  avait  causé  tant  de  crimes,  que  nous  rendions  grâce  à 
Dieu ,  au  son  d'une  belle  musi(iue ,  par  une  brillante  matinée  de  no- 
vembre, dans  le  temple  de  Minerve  à  Syracuse. 

L'évêque  de  Syracuse  et  le  g'-néral  prince  Pignatelli  Monteleone, 
nuiveau  commandant  militaire  de  la  ville,  assistaient  à  cette  messe 
métropolitaine;  mais  les  autres  autorités  étaient  absentes.  Je  demandai 
où  se  trouvaient  les  magistrats,  l'intendant,  les  syndics.  On  me 
répondit  qu'ils  étaient  en  exil,  .l'appris  plus  tard  que  toutes  ces  auto- 
rités avaient  été,  non  exilées,  mais  transférées  à  Noto.  Voici  les  mo- 
tifs de  cette  mesure  rigoureuse,  qui  a  été  révoquée  lors  du  dernier 
voyage  du  roi.  A  son  arrivée  à  Syracuse,  le  marquis  del  Caretta, 
investi  des  pouvoirs  (Valter  ecjn ,  trouva  l'ordre  et  le  calme  rétablis 
dans  la  ville.  Une  garde  civi(|ue  s'y  étant  organisée  d'elle-même, 
s'était  rendue  maîtresse  de  la  population ,  et  le  soulèvement  popu- 
laire, qui  avait  eu  un  caractère  politique  à  Catanc,  n'avait  pas  même 
produit  le  déploiement  d'un  autre  drapeau  que  la  grande  baimière 
royale  que  portaient  k's  bateliers  syracusains,  tout  en  mécoimaissant 
l'autorité  des  dilégués  du  roi.  Toutefois  le  marquis  del  Caretta  jugea 
à  propos  de  prendre  un  arrêté  par  le(iuel  la  ville  de  Noto  reçut  le 
titre  de  chef-lieu  de  la  vallée,  que  portait  alors  la  ville  de  Syracuse. 
En  conséquence,  le  chapitre  métropolitain,  les  tribunaux,  l'intendant, 
reçurent  l'ordre  de  se  rendre  dans  cette  petite  ville,  presque  déserte, 
à  demi  bâtie,  où  l'on  voit  un  ou  deux  palais,  trois  ou  quatre  belles 
églises,  et  à  peine  cent  maisons.  L'évêque,  Agé  et  malade,  lit  dou- 
loureusement le  voyage  de  Noto;  mais  à  la  vue  de  la  demeure  qui  lui 
était  destinée  en  échange  de  son  magnifique  palais  de  Syracuse,  son 
état  maladif  s'aggrava  sensiblement.  Il  reprit  aussitôt  la  route  de  son 
ancienne  résidence,  et  jura  qu'il  y  finirait  ses  jours.  Le  marquis  de 
San-Alfano,  intendant  de  la  vallée,  possédait  un  beau  palais  à  Noto, 
et  fut  le  moins  malheureux;  mais  les  magistrats  et  les  fonctionnaires 
me  donnèrent  un  risible  spectacle  quand  je  visitai  Noto  quelques 
jours  ay»rès  leur  installalinn  dans  le  nouveau  chef-lieu.  Los  uns,  les 
plus  considérables  sans  doute,  avaient  étabU  leur  cabinet  dans  l'unique 
café  de  la  ville,  composé  d'une  sale  et  étroite  chambre.  Les  autres 


LA  SICILE.  759 

n'avaient  trouvé  pour  abri  que  desédinces  à  demi  couverts,  peu  dignes 
de  si  hauts  personnages,  et  qui  n'avaieut  été  habités  jusqu'alors  que 
par  les  muletiers  et  leurs  animaux,  et  leurs  visages  sillonnés  de  petites 
tumeurs  montraient  que  les  taons  et  les  moustiques  d'Afrique,  dont 
la  côte  est  voisine  de  ce  coin  méridional  de  la  Sicile,  leur  avaient 
tait  payer  cher  la  triste  hospitalité  qu'ils  avaient  trouvée  dans  les 
écuries  de  Noto.  D'autres,  plus  malheureureux  encore,  erraient 
au  soleil  sur  les  places  assez  vastes  de  cette  cité  montueuse,  regret- 
tant les  rues  étroites,  mais  ombragées  d'Ortygie ,  et  les  eaux  souillées 
de  la  fontaine  d'Aréthuse.  Un  instant  je  me  crus  transporté  à  Pon- 
toise ,  au  temps  où  le  chancelier  Manpeou  y  exila  le  parlement;  mais 
Pontoise,  comparé  à  l'horrible  bourg  qu'on  nomme  la  ville  de  Note, 
est  une  véritable  capitale,  et  les  présidens,  conseillers,  avocats  et 
clercs  du  parlement  de  Paris  n'étaient  pas  forcés  de  se  rendre  à  cheval 
à  leur  exil,  faute  de  routes,  d'y  écrire  sur  un  billard  et  de  coucher 
sur  une  maigre  litière  de  paille,  avec  des  mulets,  et,  ce  qui  est  pire, 
avec  des  muletiers.  Ces  juges  siciliens  et  ces  magistrats  qu'on  transpor- 
tait ainsi,  par  un  décret,  d'une  ville  à  une  autre,  sont  tous  amovibles. 
Cependant  le  code  iNapoléon  est  en  vigueur  en  Sicile,  mais  en  partie 
seulement,  et  les  deux  codes,  pénal  et  d'instruction  criminelle,  ont 
été  remplacés  par  d'autres  dispositions.  L'institution  du  jury  a  égale- 
ment été  supprimée,  mais  on  a  conservé  la  publicité  des  débats  judi- 
ciaires et  toutes  les  formes  des  tribunaux  français.  Par  suite  des 
émeutes  qui  eurent  lieu  à  l'occasion  du  choléra,  et  qui  amenèrent 
des  mesures  de  rigueur,  la  cour  suprême  ou  de  cassation  fut  trans- 
férée k  Naples.  Jusqu'alors  les  Siciliens,  qui  sont  très  processifs,  avaient 
le  privilège  de  se  faire  juger  en  dernier  ressort  devant  les  trii  unaux 
de  Sicile.  Aujourd'hui,  quand  ils  ont  épuisé  leurs  huit  degrés  de  juris- 
diction,  passé  par  les  conciliateurs,  les  tribunaux  d'arrondissement, 
les  tribunaux  d'instruction,  les  tribunaux  civils,  les  grandes  cours 
criminelles,  les  grandes  cours  spéciales,  les  grandes  cours  civiles ,  ils 
se  voient  forcés  de  franchir  le  détroit  et  d'aller  demander  justice  à  Na- 
ples.  Le  côté  véritablement  fâcheux  de  cette  mesure  pour  la  Sicile, 
c'est  qu'elle  enlève  à  ses  habitans  un  certain  nombre  de  places  de 
magistrats  qui  leur  étaient  dévolues  par  le  décret  du  11  novembre  1816, 
en  vertu  duquel  tous  les  emplois  civils  au-delà  du  Phare  devaient 
être  donnés  aux  Sicihens. 

Parmi  les  personnages  déportés  de  Syracuse  h  Noto,  se  trouvaient 
aussi  l'intendant,  le  syndic  et  tout  l'état-major  administratif  de  la 
vallée.  Je  vous  ai  déjà  dit,  dans  une  de  mes  lettres  (et  vous  le 

48. 


TOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saviez  sans  doute  avant  de  les  lire)  que  la  Sirile  est  divisée  en  sept 
intendances  ou  vallées  (1).  Ces  vallées  sont  divisées  en  districts.  L'in- 
tendant est  le  préfet  français;  il  a  les  mêmes  attributions  et  le  même 
rang  dans  la  hiérarchie  des  fonctionnaires.  La  commune  est  admi- 
nistrée par  un  syndic;  c'est  notre  maire.  11  a  deux  adjoints  iel'tti],  un 
trésorier  et  un  archiviste.  Un  conseil  communal,  nommé  décurion- 
nat,  et  composé  de  dix  à  trente  membres,  selon  l'étendue  de  la  com- 
mune et  sa  population,  assiste  ce  magistrat  dans  ses  travaux.  C'est 
le  décurioniiat  (pii  forme  le  projet  du  budget  sur  la  proposition  du 
syndic  et  les  renseignemens  qu'il  foundt;  et  ce  conseil  examine 
annuellement  la  gestion  du  syndic  qui  le  préside.  Pendant  cet  exa- 
men, la  présidence  est  déférée  au  plus  ancien  des  décurions.  Ce 
système  municipal  est  particulièrement  soutenu  par  la  noblesse  et  les 
classes  inférieures,  qui  y  trouvent  un  appui  contre  l'induence  tou- 
jours croissante  des  gens  de  loi  enrichis,  des  marchands  et  de  la  bour- 
geoisie des  villes.  L'ancienne  aristocratie  s'applique,  comme  il  arrive 

(1)  Voici  la  division  de  ces  vallées,  telle  que  j':ii  ]m  la  reciioillir  d";iiir<'s  li-  der- 
nier élal,  l'ait  trois  ans  avant  mon  passage  en  Sicile  : 


Val  de  Paleiine.  .  . 

Val  de  Messine.   .  . 

\  al  de  Catane.  .  .  . 
Val  deGirgenli.  .  . 
Val  de  Syracuse  .  . 
Val  de  Trapani.  .  . 
Val  de  Caltanisetta. 


DISTRICTS. 

Palerme. 

Coiieonc. 

Tei'inini. 

Cefnlà. 

Messine. 

Caslroreale. 

Patti. 

Mistrella. 

Catane. 

Calalagirouo. 

Nicosia. 

Girgenti. 

Bivona. 

Sciacca. 

Syracuse. 

Nolo. 

Modica. 

Trapani. 

Mazzara. 

Alcamo. 

Caltanisetta. 

Piazza. 

Terranova. 


2i  —  — 

9  —  — 

23  —  — 

16  —  — 

2'J  —  — 


—  —  28  — 

—  —  12  — 

—  —  il  — 

—  —  11  — 

—  —  li  — 

—  —  13  — 

—  —  14  — 

—  -  11  — 

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—  —  15  — 


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218 

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53 


65 
52 
36, 


,ATIO>. 

,977 
,088 
,632 
483 
297 
1 29 
"7(t 
,288 
,774 
,595 
,037 
,56(1 
385 
938 
.061 
,588 
,U8 
,936 
,766 
,010 
,878 
,783 
564 


LA  SICILE.  761 

en  France,  à  recouvrer  dans  les  communes,  par  la  considération  qui 
«'attache  à  la  propriété  et  par  l'influence  de  ses  lumières,  le  crédit  et  le 
pouvoir  que  lui  a  fait  perdre  l'abolition  de  la  féodalité.  En  ce  qui  est  des 
intendances,  on  a  placé  près  d'elles  un  conseil  provincial  composé  de 
quinze  membres.  A  Palerme,  le  conseil  en  compte  vingt.  Ce  conseil 
s'assemble  tous  les  ans;  sa  session  dure  vingt  jours.  L'intendant  en 
fait  l'ouverture  et  dépose  sur  le  bureau  du  président  tous  les  docu- 
mens  relatifs  à  l'administration.  H  y  a  de  plus  un  conseil  d'intendance 
auquel  on  adjoint  un  secrétaire-général  qui  examine  les  comptes  de 
tous  les  administrateurs  de  la  province,  même  ceux  de  l'intendant, 
qui ,  alors ,  n'a  pas  voix  délibérative  dans  le  conseil.  Le  roi  nomme  les 
intendans,  les  secrétaires-généraux  et  les  conseillers  d'intendance, 
ainsi  que  les  présidens  des  conseils  provinciaux.  Tous  les  quatre  ans, 
les  intendans  forment  des  listes  d'éligiblcs  au  décurionnat;  ils  sont 
pris  parmi  les  propriétaires,  les  commerçans  (1)  et  les  artisans,  qui 
ont  ou  qui  gagnent  un  revenu  de  quelques  centaines  de  francs.  Le 
roi  choisit  les  décurions  sur  cette  liste  pour  les  communes  au-dessus 
de  6,000 âmes;  au-dessous,  c'est  le  luogo-tcMente  (le  vice-roi)  qui  les 
nomme.  Les  candidats  aux  places  de  syndic  et  d'adjoint  sont  choisis 
par  le  décurionnat  sur  la  liste  des  éligibles  de  la  commune.  Le  droit 
de  nommer  à  ces  places  est  réservé  au  roi  dans  les  communes  de  Pa- 
lerme, de  Messine  et  de  Catane,  et  à  Palerme,  le  syndic  prend  le  titre 
romain  de  imlcur.  Le  luogo-tenentc  exerce  ce  droit  de  nomination 
dans  les  communes  qui  ont  plus  de  3,000  liabitans,  et  les  intendans  en 
sont  investis  dans  les  autres  communes.  Il  en  est  ainsi  pour  les  places 
de  conseillers  provinciaux.  Les  conflits  entre  l'autorité  judiciaire  et 
l'autorité  administrative  sont  jugés  par  le  luogo-tenente,  et  les  recours 
contre  les  décisions  des  conseils  d'intendance,  en  matière  adminis- 
trative, sont  portés  devant  la  cour  des  comptes,  dont  l'office  est,  en 
outre,  d'examiner  les  comptes  de  tous  les  administrateurs  publics  de 
la  Sicile.  Enfin,  pour  sortir  de  cette  îiride  matière,  je  vous  dirai  un 
dernier  mot  sur  l'impôt.  \\  se  perçoit  au  moyen  de  deux  directions, 
celle  des  droits  directs  et  des  droits  indirects,  qui  embrasse  l'impôt  fon- 
cier, les  droits  de  mouture,  de  douanes,  et  autres,  et  la  direction  des 
droits  divers,  sans  parler  des  directions  de  la  loterie,  du^/rfl/c/o  (l'ar- 


(1)  Les  commerçans  ne  paient  pas  de  patente  en  Sicile,  mais  une  commission  est 
chargée  de  taxer  chaque  commerçant  selon  sa  fortune,  de  manière  à  compléter  la 
somme  que  doit  payer  le  commerce  en  masse,  et  qui  est  fixée  par  le  budget.  Le 
procédé  est  un  peu  turc. 


'762  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

riéré)  de  la  poste,  etc.  Toutes  ces  directions  ont  pour  chefs  de  nobles 
Siciliens  pleins  de  capacité  et  pénétrés  des  devoirs  que  leur  imposent 
cos  fonctions.  Los  recettes  sont  versées  (-liez  le  trésorier-général ,  à  Pa- 
lerme.  Le  budget,  lixé  en  iS-îd  à  1,800,329  onces  (20,^63,019  francs), 
s'est  élevé  en  1833  à  1,897,495.  Il  offre,  ainsi  que  les  subséquens, 
un  déficit  do  100  à  120,000  onces  environ  (1,500,000  francs).  Le 
droit  do  niouluro,  (jui  ligurail  dans  le  budget  pour  525,000  onces,  a 
été  beaucoup  diminué,  et  la  popularité  du  roi  s'est  augmentée  d'au- 
tant par  cet  allégement  d'un  i'aidoau  qui  était  particulioroment  odieux 
aux  Siciliens.  Il  est  vrai  que  le  gouvernomont  comptait  trouver  une 
compensation  dans  les  bénélices  que  lui  promettait  le  marché  des 
soufres  avec  la  compagnie  française;  mais,  bien  que  ce  marché  ait  été 
résilié,  il  serait  très  impolitiquo  de  rétablir  le  droit  de  mouture  tel 
(ju'il  était  avant  sa  conciusion.  Peut-être  se  décidera  t-on  à  diminuer 
le  budget  des  dépenses  en  réduisant  la  part  de  frais  de  la  liste  civile 
que  supportent  les  Siciliens,  et  qui  est  de  173,532  onces,  sans  compter 
leur  part  des  dépenses  communes  aux  deux  royaumes,  qui,  pour  un 
quart,  s'élève  à  853,  VOO  onces.  D'un  autre  côté,  l'amortissement  appli- 
qué à  la  dette  publique  sicilien;  e,  et  particulièremesil  aux  11,000,000 
de  francs  empruntés  on  1828,  dégrèvera  gradueilomont  le  budget  e 
finira  par  combler  le  délicit,  qui  provient  principalement  des  charges 
d'une  rente  perpétuelle  peu  proportioimée  aux  rossoinros  du  pays. 
—  Mais  la  digression  est  un  pou  longue,  llàtoiis-iious  maintenant  de 
nous  enfuir  de  ce  dédale  de  chiffres  profanes ,  ou  je  suis  entré  presque 
involontairement,  et  Cn'  nous  réfugier  dans  l'encointo  (ioux  fois  sainte 
et  sacrée  du  temple  de  ^linervo,  dédié  maintenant  à  la  véritable 
sagesse  et  au  vrai  Dieu. 

Le  temple  est  resté  debout  dans  toute  la  splendeur  de  ses  belles 
proportions.  Ce  temple  est  trop  vaste  pour  la  Syracuse  actuelle  ;  il 
contiendrait,  au  besoin,  toute  sa  population,  et  il  écrase  de  sa  gran- 
deur cette  mesquine  petite  cité.  En  approchant  par  vmo  rue  étroite, 
on  ne  voit  rien  qu'une  façade  de  mauvais  goût,  à  fronton  brisé, 
comme  sont  généralement  en  Italie  les  églises  bâties  par  les  jésuites, 
ou,  à  mieux  dire,  pour  les  jésuites.  Les  architectes  chrétiens  de 
l'époquo  barbare  où  ce  temple  fut  Cijnverti  en  cathédrale,  pensèrent 
sans  doute  qu'un  |)ur  et  noble  pronaon  antique  ne  pouvait  servir  d'in- 
troduction à  une  église  orthodoxe,  et  ils  hront,  en  conséquence,  ce 
chef-d'œuvre.  Heureusement,  ils  n'ont  pu  défigurer  le  gracieux  et 
irrégulicr  parallélogramme  de  l'édifice  antique,  flanqué  sur  les  côtés 
de  magnifiques  colonnes  cannelées,  sans  bases,  et  conçues  dans  le 


LA   SICILE.  763 

simple  et  élégant  style  dorique.  Une  haute  frise,  ornée  de  triglyphes, 
surmonte  la  colonnade,  qui  rappelle  la  disposition  des  temples  d'Agri- 
genteetde  Pœstum.  N'ayantpu  abattre  ces  colonnes,  les  constructeurs 
modernes  les  ont  du  moins  encastrées  dans  d'épaisses  murailles  qui  ne 
permettent  plus  qu'à  la  pensée,  et  non  à  l'œil,  d'apprécier  la  légèreté 
aérienne  que  devait  avoir,  dans  sa  première  forme,  cet  immense  mo- 
nument. Dans  l'intérieur  de  l'édifice,  au  contraire,  loin  de  cacher  les 
colonnes  dans  la  pierre  des  murailles,  on  a  taillé  les  piliers  et  les  arceaux 
plâtreux  de  la  nef  dans  les  murs  unis  de  l'antique  cella.  Enfin,  une 
partie  delà  base  extérieure  est  cachée  sous  la  terre  qui  s'est  exhaussée 
comme  à  Rome  et  dans  d'autres  villes  antiques,  et  il  ne  reste  plus  que 
deux  des  cinq  marches  qui  servaient  à  montera  l'autel  de  Minerve.  Ce 
temple  a  du  moins  péri  noblement,  et  les  noms  de  ses  spoliateurs 
ont  passé  à  l'immortalité.  Le  consul  }Jarcellus,  qui  surprit  les  Syra- 
cusains  dans  les  libations  et  les  débauches  de  la  fête  de  Minerve  et  de 
Diane ,  ces  deux  patronnes  des  hommes  sobres  et  des  chastes  femmes, 
porta  le  premier  la  main  sur  les  trésors  de  ce  temple  et  de  celui  d'Hé- 
cate, qui  en  était  voisin.  Les  bas-rcHefs  d'ivoire,  les  gonds  et  les 
clous  d'or,  les  portraits  des  tyrans,  les  statues,  disparurent  saiis 
doute  à  cette  époque  du  sac  de  la  ville,  et  ce  que  laissa  Marceilus 
tomba  plus  tard  sous  la  main  du  préteur  Verres,  l'homme  que  l'élo- 
quente prose  de  Cicéron  livre,  depuis  des  siècles,  à  la  juvénile  indi- 
gnation de  tous  les  écoliers.  Je  soupçonne  toutefois  le  grand  rhéteur 
d'avoir  exagéré  les  richesses  du  temple  de  Syracuse ,  d'abord  pour 
arrondir  ses  phrases,  comme  fait  tout  bon  rhéteur,  puis  pour  grandir 
aux  yeux  des  Romains  l'énormit''  des  crimes  de  Verres;  car,  quelque 
riche  que  soit  l'ordonnance,  quelque  noble  que  soit  l'architecture  de 
ce  vaisseau,  elles  ne  dépassent  pas  en  fini  et  n'égalent  même  pas 
en  élégance  les  vieux  monumens  an^^lques  de  l'Italie. 

En  se  dirigeant  vers  le  rempart,  on  trouve  à  re\vrémité  de  l'île 
d'Ortygie,  à  peu  de  distance  du  temple  de  Minerve,  un  lieu  non 
moins  fameux  dans  l'histoire,  ia  fontaine  d'Aréthnse.  Ouin'aludans 
Ovide  et  dans  un  des  dialogues  de  Lucien  la  charmante  histoire  de  la 
fille  de  la  nymphe  Doris,  la  timide  nymphe  Aréthuse,  qui  vivait 
innocente  et  heureuse  clans  les  campagnes  d'Èlos,  la  plus  belle  con- 
trée du  Péloponèse,  quand  un  fleuve  ardent  et  libertin ,  le  fougueux 
Alphée,  l'aperçut  au  milieu  de  ses  sœurs,  et  se  mit  à  sa  poursuite? 
On  sait  comment  la  chaste  Diane,  la  protectrice  de  toutes  les  vierges 
éperdues  de  l'Arcadie,  eut  pitié  de  son  embarras,  et  la  changea  en 
fontaine  au  moment  où  le  dieu -fleuve  la  saisissait  dans  ses  bras. 


7G'|.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'était  près  de  la  mer.  Aréthuse,  toute  fille  du  fleuve  Nérée  et  toute 
fontaine  qu'elle  était,  ne  continua  pas  moins  de  fuir  pour  échapper 
aux  torrens  que  répandait  le  fleuve  amoureux,  et  qu'il  voulait  mêler 
à  ses  ondes.  Alphée  la  poursuivit,  et  s'engouffrant  près  d'Olympie, 
il  roula  sur  ses  traces  à  travers  la  mer  jusqu'à  l'île  sicilienne  d'Or- 
lygie,  un  des  domaines  de  Diane,  où  Aréthuse  avait  trouvé  un  refuge. 
L'Alphée  coule  en  effet  à  peu  de  distance  du  grand  port  de  Syra- 
cuse, où  la  fontaire  d'Aréthuse  verse  ses  eaux  en  oubliant  la  prière 
de  Virgile,  qui  la  suppliait,  en  si  beaux  vers,  de  ne  pas  laisser 
altérer  sa  virginité  par  le  contact  des  flots  de  la  mer  d'Ionie  (1). 
L'Alphée  de  Syracuse,  il  est  inutile  de  vous  le  dire,  n'a  rien  de  com- 
mun avec  celui  qui  se  perd  près  d'Olympie  en  Grèce;  mais  c'est  une 
délicieuse  fiction,  une  superstition  presque  respectable,  que  celle 
«pii  rattachait  les  fontaines  et  les  fleuves,  ces  charmes  de  la  patrie 
absente  et  regrettée,  aux  eaux  qui  rafraîchissaient  le  sol  d'exil  de  la 
patrie  nouvelle  où  s'étaient  confinés  les  colons  veims  de  la  Grèce 
pour  fonder  Syracuse. 

Quant  à  la  pureté  d'Aréthuse,  elle  a  cruellement  souffert,  d'abord 
des  inliltrations  de  la  mer,  que  de  nombreux  tremblemens  de  terre 
ont  conduite  par  mille  canaux  souterrains  vers  la  source,  dont  les  ondes 
ont  pris  une  exhalaison  saline;  puis  de  mille  autres  genres  de  profa- 
nation. En  passant  vite  devant  quelques  mauvais  lieux,  au  seuil  des- 
(piels  se  montrent  des  nymphes  peu  dignes  de  vivre  dans  un  lieu  con- 
sacré à  Diane,  on  se  trouve  près  d'un  haut  parapet  demi-ruiné,  qui 
surmonte  un  réservoir  triangulaire  rempli  d'une  eau  souvent  bour- 
beuse. On  est  tenté  de  s'éloigner  en  toute  hâte  de  cet  égout,  mais  le 
guide  vous  arrête.  C'est  le  lieu  que  vous  cherchez,  c'est  là  ce  qu'ont 
chanté  Pyndare,  Bion ,  Moschus  et  Virgile  !  C'est  en  faveur  de  ce  fossé 
fangeux,  et  des  souvenirs  qui  s'y  attachaient,  qu'un  vainqueur  irrité 
épargna  Syracuse!  L'aspect  en  est  affreux.  Tantôt  des  tanneurs  y 
trempent  leurs  cuirs,  tantôt  des  lavandières,  malheureusement  nues, 
et  qui  rappellent  plus  les  commères  des  dialogues  de  ïhéocrite  que 
les  bergères  de  ses  idylles,  y  battent  en  cadence  des  guenilles;  d'au- 
tres fois  de  lourds  aquajoli  viennent  y  puiser  l'eau  nécessaire  à  la 
consommation  des  bourgeois  de  la  ville.  Et  pour  comble  d'abaisse- 
ment et  d'humiliation ,  une  autre  source ,  qu'on  nomme  VOEU  de 


Exlrenium  hune,  Areihusa  ,  niilii  concède  laborem. 
Sic  til)i ,  eU. 

(EsI.X.) 


LA   SICILE.  7G5 

Cilica  [Occliio  délia  Cilico],  bouillonne  à  quelques  centaines  de  pas 
de  là,  au  niveau  même  de  la  mer,  et  fait  jaillir  à  sa  surface  une  onde 
pure,  claire,  et  agréable  au  goût! 

En  continuant  cette  excursion  mythologique  à  travers  les  marais 
de  l'Anapo,  qui  bordent  le  grand  port,  je  ne  tardai  pas  à  trouver  sur 
ma  route  une  autre  nymphe  métamorphosée  de  la  même  manière. 
Celle-ci  vivait  dans  les  champs  de  l'Etna,  au  centre  même  de  la 
Sicile,  où  Pluton  vint  enlever  Proscrpine.  Cyane  était  une  des  com- 
pagnes de  Proscrpine.  Elle  voulut  s'opposer  à  son  enlèvement  et  fati- 
gua tant  le  ravisseur  par  les  larmes  qu'elle  versa,  qu'il  la  changea  en 
fontaine.  Comment  se  trouve-t-elle  transportée  du  pied  des  hauteurs 
de  Castrogiovanni  à  cette  extrémité  de  l'île?  On  l'ignore.  Toujours 
est-il  qu'on  peut  chaque  jour  la  surprendre  se  jetant  gaillardement 
dans  les  bras  du  fleuve  Anapo,  et  courant  aveclui  vers  la  mer  Ionienne. 
Près  de  là  sont  les  deux  restes  de  colonnes,  dernier  débris  du  temple 
de  Jupiter  Urius,  élevé  par  les  Syracusains  sur  le  champ  même  où 
ils  défirent  les  Carthaginois,  et  avec  l'or  trouvé  dans  leur  camp.  Pour 
bien  jouir  du  coup  d'oeil  ravissant  qu'offre  l'union  des  deux  cours 
d'eau,  il  faut  prendre  une  barque  près  de  la  fontaine  d'Aréthuse, 
traverser  en  ligne  droite  le  bassin  du  grand  port,  et  aborder  à  l'em- 
bouchure môme  de  l'Anapo,  où  s'élèvent  déjà  les  forêts  de  joncs  entre 
lesquels  serpente  le  fleuve.  On  débarque  un  moment  sur  le  sable,  et, 
tandis,que  les  matelots  portent  la  barque,  on  marche  jusqu'au  point 
où  les  eaux  sont  assez  hautes  pour  la  soulever.  Là  on  se  rembarque 
de  nouveau  et  l'on  remonte  entre  deux  rives  rapprochées  qui  encaissent 
l'Anapo  et  se  déroulent  sous  les  arbres,  les  fleurs,  les  herbes  on- 
doyantes et  les  plantes  aquatiques  dont  elles  sont  chargées.  En  quel- 
ques endroits  même,  les  bords  de  la  nacelle  touchent  les  rives.  L'eau 
est  d'une  grande  profondeur;  mais  elle  est  naturellement  si  limpide, 
et  l'ombre  des  arbres  qui  se  projette  sur  elle  la  rend  si  transparente, 
qu'on  aperçoit  le  sable  et  les  petits  rochers  qui  tapissent  le  lit  de  ce 
fleuve  si  riant.  Bientôt,  et  toujours  en  remontant  le  cours  de  l'Anapo, 
on  le  voit  se  séparer  en  deux  bras.  La  plus  étroite  de  ces  branches 
est  formée  par  les  eaux  de  l'antique  Cyane,  que  le  peuple  de  Syra- 
cuse nomme  grotesquement  la  Pismôtta.  Dès  que  vous  pénétrez  dans 
la  rivière  de  Cyane,  une  surprise  vous  attend.  Une  forêt  de  longues, 
sveltes  et  vertes  plantes,  s'élance  de  l'eau.  Leurs  tiges  sont  trian- 
gulaires; les  unes  soutiennent  un  léger  oignon  de  forme  ovale;  les 
autres,  plus  avancées  dans  leur  floraison,  portent  une  houpe  délirate, 
iirrondic,  creuse  comme  un  calice,  et  terminée  par  des  aigrettes  de 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couleur  d'or  d'une  délicatesse  iulinie,  que  le  vent  fait  doucement 
écheveler.  Ces  plantes,  qui  Ont  déjà  plus  de  six  pieds  du  lit  de  la 
rivière  jusqu'à  sa  surface,  la  dépassent  encore  souvent  de  dix  pieds. 
Celles  qui  ont  cette  dimension  offrent  presque  la  grosseur  du  bras  à 
leur  racine.  La  vue  de  ce  géant  végétal  étonne  même  dans  la  Sicile, 
où  les  yeux  sont  cependant  hahitués  aux  productions  des  latitudes  tor- 
rides.  On  sent  qu'une  autre  nature  que  celle  de  la  Sicile  méridionale 
et  du  nord  de  l'Afrique  a  déposé  là  ce  produit  inconnu.  On  consulte 
ses  souvenirs,  on  s'interroge,  et  quand  le  peu  de  science  botanique 
qu'on  possède  est  en  défaut,  on  se  tourne  vers  les  matelots  qui  sem- 
blent attendre  fièrement  votre  question ,  et  qui  prononcent  tous  à 
la  fois  d'un  air  de  triomphe  le  nom  de  papyrus  ! 

On  croit  que  ces  plantes  de  papyrus  furent  envoyées  d'Egypte  par 
Ptolémée  Philadelphe,  à  Hiéron,  avec  qui  il  entretenait  des  relations 
amicales.  En  Egypte,  on  se  servait  de  la  moelle  spongieuse  de  cette 
plante  gigantesque  pour  fabriquer  le  papier  qu'on  trouve  en  si  grande 
abondance  dans  les  tombeaux.  Le  cavalier  Laiidolina  a  fabriqué  du 
papier  avec  les  papyrus  de  la  rivière  Cyane ,  et  il  a  écrit  sur  ce  papier 
une  circulaire  aux  savans  pour  leur  faire  part  de  la  réussite  de  son 
procédé;  mais  le  papier  ne  manque  pas  en  Europe,  et  les  produits  de 
l'industrie  du  cavalier  Landolina  ne  seront  jamais  qu'une  affaire  de 
curiosité  archéologique. 

Je  m'arrachai  de  Syracuse,  où  les  ruines  et  les  souvenirs  de  l'anti- 
quité commençaient  à  m'intéresser  trop,  à  mon  gré,  et  je  pris  la  route 
de  Noto,  mu  par  un  sentiment  de  curiosité  bien  différent.  Le  calme 
commençait  à  renaître  en  Sicile,  et  il  ne  restait  plus  qu'un  seul  centre 
d'agitation  dans  la  vallée  de  Modica,  où  s'était  réfugié,  disait-on,  le 
marchesino  de  Saint-Julien,  fils  du  chef,  volontaire  ou  non,  du 
mouvement  politique  de  Catane.  Une  sorte  de  guérilla,  composée  de 
jeunes  nobles  et  de  paysans,  s'était  formée  dans  cette  petite  vallée 
peu  distante  du  cap  Passero,  le  dernier  point  méridional  de  la  Sicile, 
du  côté  de  l'Afrique.  En  peu  d'heures,  on  peut  se  rendre,  de  ce  cap  ou 
de  la  pointe  de  Palo,  à  Malte.  Le  désir  de  voir  de  mes  yeux  la  fin  de 
cette  insurrection ,  dont  j'avais  vu ,  par  hasard ,  le  berceau ,  m'entraî- 
nait irrésistiblement.  Je  me  remis  donc  en  route,  et  je  suivis  la  plaine 
sablonneuse  et  inculte  qui  se  prolonge  le  long  de  la  mer  jusqu'à 
Noto.  L'ancienne  Necluin  était,  comme  je  vous  l'ai  dit,  remplie  de 
magistrats  et  de  fonctionnaires  (jui  cherchaient  un  toit  pour  abriter 
leurs  tètes.  Sans  m'y  arrêter,  je  pris  à  travers  les  montagnes,  pour 
me  rendre  à  Modica,  une  route  moins  directe  que  celle  qui  passe  par 


LA   SICILE.  767 

Spaccafoino.  Modica  est  une  belle  ville  avec  de  belles  églises,  des 
eouvens  nombreux  et  une  magnifique  commanderie  de  Malte,  où  la 
noblesse  passe  son  temps  à  gémir  de  la  perte  des  grands  privilèges  dont 
elle  jouissait ,  privilèges  si  grands,  que  les  rois  des  Deux-Siciles  appe- 
laient Modica  liegmwi  in  Rcgno.  Les  esprits  étaient  agités,  mais  la 
ville  était  calme.  On  s'y  inquiétait  des  mouvemens  qui  avaient  lieu 
dans  la  vallée;  mais  bientôt  je  pus  me  convaincre,  par  mes  yeux ,  que 
ces  inquiétudes  n'étaient  pas  fondées,  car  en  descendant  vers  la  mer, 
le  long  de  la  rivière  de  Ségura ,  j'arrivai  à  la  pointe  d'Alga  nu  moment 
où  une  spéronare,  chargée  de  fugitifs,  gagnait  le  large.  Depuis,  la 
Sicile,  quoique  infestée  de  brigands  et  tourmentée  par  la  misère  de 
ses  habitans ,  n'a  pas  été  troublée  sous  le  rapport  politique ,  et  il  ne 
tient  qu'à  son  gouvernement  de  rendre  cette  tranquillité  plus  sure  et 
durable.  J'ai  déjà  dit  dans  ces  lettres,  et  je  répète  en  les  terminant, 
que  des  routes,  une  protection  éclairée  assurée  à  l'industrie  et  au 
commerce,  qu'un  peu  de  prospérité  matérielle,  en  un  mot,  empê- 
cherait le  retour  des  troubles  et  déjouerait  les  espérances  des  voisins 
jaloux  qui  convoitent  cette  position  si  importante  dans  la  Méditer- 
ranée. Une  bonne  politique  conseille  au  roi  des  Deux-Siciles  d'agir 
ainsi;  les  sentimens  d'humanité,  la  noblesse  d'ame  qui  distinguent 
ce  jeune  prince,  lui  parleront  encore  plus  haut  que  la  politique  en 
faveur  de  cette  belle  et  malheureuse  moitié  de  ses  états. 


LE  TOMBEAU 


DE  NAPOLÉON. 


Encore  quelques  mois,  et  les  cendres  qui  depuis  vingt  ans  reposent 
H  Sainte-Hélène  auront  traversé  les  mers  et  seront  déposées  sur  le  sol 
de  France. 

La  poésie  regrettera  ce  lointain  mystérieux,  ce  rocher  battu  de  la 
tempête,  ce  mausolée  de  création  divine  échangé  contre  une  tombe 
de  main  d'homme.  L'histoire  à  son  tour  pourra,  par  d'autres  motifs, 
ne  pas  applaudir  à  cette  translation  ;  mais  qu'importe?  là  n'est  plus  la 
question.  Le  fait  est  accompli  :  les  cendres  sont  à  bord  du  navire;  elles 
arrivent,  il  leur  faut  un  tombeau. 

C'est  sous  la  coupole  de  l'église  des  Invalides  que  ce  tombeau  doit 
s'élever.  Confier  la  dépouille  du  grand  capitaine  à  la  garde  de  ses  sol- 
dats mutilés,  c'est  une  noble  idée;  encadrer,  enchâsser  })our  ainsi  dire 
sa  mémoire  dans  un  monument  déjà  consacré,  c'est  une  idée  habile, 
c'est  de  la  politique  :  mais  est-ce  une  idée  d'artiste?  Pour  nous,  c'est 
imiqueinent  là  ce  «[ue  nous  voulons  examiner. 

On  peut  bien  dire  à  la  tribune  et  répéter  dans  le  Bulletin  des  Lois  : 
Tel  monument  s'élèvera  dans  tel  lieu.  —  Mais  le  monument  sera-t-il 


LE  TOMBEAU  DE  NAPOLÉON.  769 

beau?  sera-t-ii  digne  de  sa  destination?  Pour  cela  deux  conditions 
sont  nécessaires  :  il  faut  d'abord  que  l'artiste  ait  du  talent;  puis  il  faut, 
et  avant  tout  peut-être,  que  le  lieu  soit  fait  pour  recevoir  le  mo- 
nument. 

Nous  sommes  prêt  à  en  convenir,  quelque  lieu  qu'on  eût  choisi , 
quelque  programme  qu'on  eût  adopti',  construire  un  monument  fu- 
néraire pour  Napoléon  devait  toujours  être  une  entreprise  à  faire 
pâlir  le  plus  audacieux  génie,  une  œuvre  à  laquelle  personne,  de  nos 
jours ,  n'est  vraiment  de  taille  à  se  mesurer.  Il  est  de  ces  sujets  dés- 
espérans  parce  qu'ils  mettent  tous  les  esprits  en  travail.  Qui  de  nous 
n'a  pas  rêvé  plus  ou  moins  vaguement  son  tombeau  de  Napoléon? 
Qui  ne  se  l'est  figuré  plus  grandiose,  plus  imposant,  plus  formidable 
qu'il  ne  pourra  jamais  être?  Quand  l'artiste  est  ainsi  en  concurrence 
avec  l'imagination  de  tout  le  monde,  la  lutte  est  presque  impossible, 
il  est  vaincu  d'avance. 

Aussi  je  plains  très  sincèrement  celui  qui  subira  ce  fardeau;  mais 
je  le  plains  surtout  lorsque  j'entre  sous  ce  dôme,  monument  achevé, 
complet,  dont  chaque  pierre  est  taillée  selon  l'esprit  de  son  époque, 
dont  les  lignes,  un  peu  molles,  mais  harmonieuses,  forment  un  tout 
que  rien  ne  saurait  impunément  troubler,  dont  les  arcades,  corres- 
pondant les  unes  avec  les  autres ,  doivent  rester  en  libre  communi- 
cation sans  qu'aucune  masse  intermédiaire  vienne  les  obstruer;  et 
c'est  là,  dans  cette  rotonde,  au  milieu  de  ce  pavé,  qu'il  faut  planter 
un  monument,  et  pour  qui?  pour  l'homme  d'ArcoIe,  d'Austerlitz  et 
de  Montmirail!  Passe  encore  pour  Louis  XIV:  je  conçois  une  sorte 
de  catafalque  de  marbre  et  de  bronze,  d'une  hauteur  moyenne, 
surmonté  d'un  monarque  à  genoux,  la  tête  courbée  devant  l'autel  ; 
les  larges  plis  de  son  manteau  royal,  les  profils  onduleux  du  monu- 
ment, les  figures  qui  se  groupent  à  sa  base,  les  ornemens  qui  les 
accompagnent,  loin  d'être  des  dissonnances  choquantes  avec  le  style 
de  l'édifice,  sembleront  le  compléter,  en  lui  donnant  un  centre  en 
accord  avec  toutes  ses  parties.  Mais  est-ce  là  le  tombeau  que  nous 
pouvons  offrir  à  Napoléon? 

On  a  commencé  par  dire  qu'on  ne  voulait  qu'un  bloc  de  pierre,  une 
tombe  austère,  mais  impérissable;  pas  une  figure,  pas  un  emblème  : 
un  nom  et  du  granit,  rien  de  plus. 

C'était  fort  beau  sur  le  papier  :  sur  place,  ce  quartier  de  rocher 
eût  été  ridicule.  Il  est  permis  de  faire  des  antithèses;  mais  un  dobnen 
ou  un  menhir  sous  li  coupole  de^Mansart!  l'amour  des  contrastes 
ne  peut  aller  jusque-là. 


770  REVUE   DES    lîEUX   MONDES. 

Il  a  donc  faliii  renoncer  à  ce  projet  de  rusticité  primitive  et  s'adres- 
ser à  i'art,  qui  est  eu  possession  de  faire  les  monumens  funéraires, 
c'est-à-dire  à  la  sculpture. 

Les  projets  sont  arrivés  eu  foule  :  quelques-uns  ont  proposé  tout 
simplement  un  sarcophage  antique  soutenu  par  quatre  aigles,  ou  bien 
encore  par  quatre  lions. 

Rien  de  plus  froid,  comme  on  sait,  que  ces  animaux  transformés 
en  portefaix.  C'est  même  un  spectacle  choquant  que  des  oiseaux, 
quelque  forts  qu'ils  soient,  supportant  une  masse  de  granit  ou  de 
porphyre;  la  force  des  aigles  est  dans  leurs  serres  et  non  dans  leurs 
épaules.  Et,  quant  aux  lions,  un  sculpteur  doit  y  regarder  à  deu\ 
fois  avant  d'avoir  affaire  à  ce  roi  des  animaux.  Le  lion  classique,  ie 
lion  à  tète  frisée,  est  presque  toujours  si  raide  et  si  glacial  1  Et  quant 
au  lion  réel,  tel  qu'on  le  fait  aujourd'hui,  c'est  une  espèce  de  san- 
glier ou  de  porc-épic  dont  les  formes  sont  par  trop  heurtées  pour 
accompagner  des  lignes  monumentales.  Je  sais  bien  qu'on  cite  en 
faveur  des  lions  ces  deux  admiraSdes  gardiens  du  tombeau  de  Clé- 
ment XIII,  et  ce  vieux  serviteur  de  la  monarchie  sculpté  dans  le 
rocher  de  Lucerne.  ^îais  d'abord  ces  lions-là  ne  portent  rien  sur  leur 
dos,  puis  ils  sortent  du  ciseau  de  Canova  et  de  Thorwaldsen;  enlin, 
ils  sont  tellement  connus,  que,  sdus  peine  de  tomber  dans  la  misère 
du  plagiat ,  il  serait  presque  impossible  de  les  imiter  avec  bonheur. 

Quant  à  l'urne  antique  pure  et  simple,  il  ne  saurait  en  être  ques- 
tion. Ce  ne  serait  vraiment  pas  la  peine  d'avoir  fait  faire  un  si  long 
voyage  à  ces  cendres  impériales  pour  les  traiter  comme  celles  du  pre- 
mier Parisien  venu,  qui,  moyennant  vingt-cinq  louis,  se  couche  au 
Père-Lachaise  dans  l'urne  des  Scipiotis. 

Le  sarcophage  antique,  avec  ou  sans  supports,  étant  mis  de  côté, 
reste  ce  beau  motif  constamment  en  usage  pendant  les  quatre  ou 
cinq  derniers  siècles  du  moyen-âge,  la  statue  couchée  sur  le  tombeau. 
Je  conçois  cette  noble  figure,  ce  front  puissant,  ce  profil  héroïque,  des- 
sinés par  la  main  ferme  de  M.  Ingres,  exécutés  par  un  ciseau  habile  à 
travailler  le  marbre ,  celui  de  M.  Pradier,  par  exemple;  je  vois  sur  un 
socle  de  forme  simple  et  taillé  à  grands  traits  la  pourpre  du  César 
retombant  comme  un  drap  mortuaire,  largement,  noblement,  sans 
cassures  inutiles ,  sans  plis  brisés  ou  tourmentés.  Cet  ensemble  peut 
être  beau,  solennel;  mais  prenons-y  garde,  il  faut  à  Napoléon  autre 
chose  que  le  monument  d'un  archevêque  ou  d'un  abbé.  Je  sais  bien 
que  vous  ne  le  représenterez  pas  les  mains  jointes;  il  saisira,  tout 
endormi  qu'il  est,  et  sa  main  de  justice  et  son  épée.  Cela  ne  suffit 


LE  TOaiBEAU  DE   NAPOLÉON.  771 

pas.  Quoi  que  ^ous  fassiez,  cette  statue  couchée  ne  peut  être  qu'uu 
accessoire  du  monument;  elle  ne  peut  pas  être  le  tombeau  tout 
entier.  C'est  trop  peu  de  chose  aussi  bien  pour  la  grandeur  de  l'édi- 
fice que  pour  la  grandeur  du  personnage.  Au  milieu  de  cette  immense 
rotonde  des  Invalides,  elle  se  perdra  dans  l'espace.  iS'espérez  pas  la 
l'aire  grandir,  n'essayez  pas  de  lui  donner  des  dimensions  proportion- 
nées à  son  importance;  une  règle  impérieuse  s'y  oppose.  Les  statues 
couchées  ne  peuvent  jamais  être  colossales.  Comment  les  verrait-on? 
Le  socle  devant  nécessairement  grandir  en  proportion  de  la  statue, 
le  point  de  vue  manquerait  :  il  faudrait  monter  sur  des  échelles  pour 
être  à  leur  niveau. 

Ainsi  tous  les  types  simples,  vrais,  naturels,  ceux  qui  furent  con- 
sacrés aux  époques  de  goût  pur  et  d'inspiration  naïve,  se  trouvent 
ici  hors  de  cause  :  f;iudra-t-il  donc  recourir  aux  types  raffinés,  aux 
l'ormes  pittoresques,  aux  scènes  dramatic^ues,  à  toutes  ces  inven- 
tions d'une  sculpture  expirante  et  d'une  ingénieuse  barbarie?  Ferons- 
nous  de  la  tombe  un  théâtre,  y  ferons-nous  monter  le  Temps  son 
horloge  et  sa  faux  à  la  main,  ou  bien  la  Mort  sous  forme  de  sque- 
lette disputant  sa  proie  à  la  patrie  en  pleurs?  Évoquerons-nous  cet 
éternel  cortège  d'allégories  demi-chrétiennes,  demi-païennes,  et  les 
sépulcres  entr'ouverts,  et  les  cercueils  brisés  par  la  gloire,  par  la 
reconnaissance,  par  l'amitié,  et  tant  d'autres  métaphores  traduites 
en  marbre,  dont  le  chevalier  Bernini,  je  crois,  nous  gratitia  le  pre- 
mier, et  dont  on  a  tait  chez  nous  un  si  prodigieux  usage  dans  ces 
temps  où  tous  les  arts ,  débordés  et  s'envahissant  les  uns  les  autres , 
se  Uvraient  aux  plus  étranges  saturnales? 

Non,  personne,  que  je  sache,  ne  pense  à  ces  aberrations;  on  peut 
bien ,  dans  nos  salons,  ressusciter  les  magots,  exhumer  les  caprices  et 
jusqu'aux  délires  de  la  mode;  mais  faire  à  Napoléon  un  tombeau 
rococo,  je  défie  que  personne  en  ait  eu  la  pensée. 

Et  sans  même  aller  si  loin ,  sans  tomber  dans  les  derniers  écarts  du 
goût ,  si  nous  passons  en  revue  ces  tombeaux  composés  avec  tant 
d'art ,  ces  catafalques  si  élégamment  ajustés  qui  font  la  gloire  et  l'or- 
nement des  principales  églises  de  Florence,  de  Naples  et  surtout  de 
Venise,  nous  ne  trouverons  encore  rien  dont  nous  puissions  profiter. 
Ce  ne  sont  ni  ces  rideaux,  ni  ces  draperies,  ni  ces  baldaquins,  ni  ces 
fines  colonnettes,  ni  ces  délicats  bas-reliefs  qui  pourront  décorer  la 
tombe  de  Napoléon.  Tout  cela  devient  mesquin  et  presque  puéril 
(juand  on  s'en  sert  pour  une  telle  fin. 

il  est  donc  parfaitement  inutile  de  consulter  les  types  comms,  les 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

combinaisons  consacrées;  on  y  perdrait  son  temps  et  sa  peine;  il  faut 
chercher  ailleurs. 

C'est  là  ce  qu'a  su  comprendre  un  de  nos  artistes,  homme  d'esprit , 
i\\n  déjà  dans  quelques  compositions  brillantes  a  fait  preuve  de  cett(^ 
hardiesse,  de  cette  confiance  qui  sait  marcher  sans  lisières.  M.  Maro- 
ihetti  a  conçu  le  projet  d'un  tombeau  qui  a  pour  premier  mérite  de 
ne  ressembler  à  aucun  de  ceux  que  nous  connaissons.  Il  s'est  peut- 
être  inspiré  çà  et  là  de  certains  monumens  célèbres,  tels  que  les  mau- 
solées des  La  Scala,  à  Vérone,  les  tombeaux  des  Médicis  dans  la  sacristie 
de  Saint-Laurent;  mais  il  en  a  fait  un  tout  qui  n'appartient  qu'à  lui , 
et  dans  les  arts  c'est  là  ce  qu'on  appelle  création. 

Si  C(;  projet  subit  avec  bonheur  la  plus  redoutable  des  é})reuves, 
l'exécution;  s'il  tient,  quand  il  sera  terminé,  toutes  les  promesses 
(pi'il  nous  fait  sous  cette  forme  d'ébauche  si  séduisante  pour  l'imagi- 
nation, je  ne  crains  pas  de  dire  que  les  principales  parties  du  pro- 
blème seront  résolues  :  l'impression  sera  saisissante,  l'effet  grandiose 
l'I  majestueux. 

M.  Marochetti  est  parti  de  cette  idée,  que  pour  un  géant  il  faut  une 
sépulture  colossale. 

Toutefois,  en  déposant  son  héros,  selon  la  coutume  du  moyen-âge, 
sur  la  tombe  où  seront  renfermées  ses  cendres,  il  ne  lui  donne  que 
sa  grandeur  naturelle;  il  le  revêt  de  son  habit  de  bataille;  c'est  là  la 
réalité  du  tombeau,  c'est  sa  partie  matérielle,  c'est  par  là  qu'il  se  rat- 
tache à  la  terre. 

Mais  l'artiste  a  senti  qu'au-dessus  de  cette  dépouille  mortelle,  au- 
dessus  de  cette  image  terrestre,  il  fallait  quelque  chose  qui  parlât  de 
gloire,  de  génie,  d'immortalité,  ou  plutôt  qu'il  fallait  deux  monu- 
mens, l'un  sépulcral,  obscur,  mystérieux,  l'autre  triomphal ,  lumi- 
neux, éclatant;  l'un  pour  l'homme  périssable,  l'autre  pour  l'éternelle 
renommée. 

Cette  idée  d'un  cénotaphe,  c'est-à-dire  d'un  tombeau  commémo- 
ratif  superposé  à  une  tombe  mortuaire,  n'est  pas  une  invention  nou- 
velle. On  voit  en  Italie  beaucoup  de  monumens  qui  en  offreni 
l'exemple;  mais  ce  ne  sontquc  des  monvmiensde  dimensions  moyennes, 
et  la  plupart,  étant  adossés  à  des  murailles,  ne  peuvent  avoir  aucun 
rapport  avec  celui  qui  nous  occupe.  Il  en  est  toutefois  quelques-uns 
qui  sont  isolés,  tels  que  le  mausolée  de  saint  Dominique  de  Sienne, 
«'t  un  ou  deux  tombeaux  à  arcades  dans  la  chartreuse  de  Pavie.  Enfin , 
su!s  aller  si  loin,  nous  avons  à  Saint-Denis  trois  modèles  célèbres 
de  ce  genre  de  composition,  les  tombeaux  de  Louis  XII,  de  Frau- 


LE  T031BEAU  1)E   NAPOLÉON.  773 

çois  I"  et  de  Henri  II,  Néanmoins  aucun  de  ces  monumens  n'est 
destiné  à  exprimer  franchement  cette  double  idée  de  mort  et  d'apo- 
théose. En  surmontant  la  tombe  et  la  statue  couchée  d'un  petit  édi- 
fice de  marbre  tout  à  jour  et  si  délicatement  profilé,  ce  qu'on  cher- 
chait par-dessus  tout,  c'était  une  combinaison  agréable  aux  yeux ,  \\n 
harmonieux  ajustement;  peut-ôtre  aussi  voulait-on  reproduire  l'as- 
pect d'un  lit  ou  d'un  dais  d'honneur.  A  la  vérité,  sur  la  plate-forme 
que  supportent  ces  élégantes  arcades,  on  voit  les  monarques  revêtus 
de  leurs  habits  royaux ,  tandis  que  sur  le  sarcophage  leur  corps , 
amaigri  et  décharné  par  la  mort,  offre  la  plus  hideuse  image.  Mais 
ce  contraste  est  surtout  une  idée  chrétienne;  ce  qui  le  prouve ,  c'est 
que  ces  puissans  monarques  sont  à  genoux  priant  Dieu,  humiliant 
leur  grandeur  devant  la  majesté  divine,  et  semblant  demander  pitié 
pour  les  actes  de  leur  vie  dont  ces  cadavres  gisans  sous  leurs  pieds 
sont  un  souvenir  et  une  image. 

En  se  servant  de  cette  donnée,  M.  Marochetti  en  a  complètement 
changé  la  signification,  le  caractère  et  les  proportions.  Ce  n'est  pas 
sous  des  arcades  finement  évidées,  sous  une  brillante  colonnade  qu'il 
veut  enfermer  son  sarcophage  et  sa  statue,  c'est  dans  les  profondeurs 
d'un  vaste  soubassement,  formé  de  quatre  épaisses  et  impénétrables 
murailles.  Il  n'a  que  faire  de  ces  pilastres  délicatement  festonnés,  de 
ces  rinceaux ,  de  ces  corniches  si  bien  découpées  et  refouillécs;  tout  ce 
luxe,  toute  cette  coquetterie  de  sculpture,  il  n'en  a  pas  besoin;  ses 
murailles  sont  lisses  comme  la  base  d'un  bastion.  Quatre  portes  de 
bronze  donnent  accès  dans  la  chambre  funèbre,  qui  ne  reçoit  d'autre 
clarté  que  la  lueur  d'une  lampe.  Chatiue  porte  est  surmontée  d'un 
énorme  linteau  dont  l'épaisse  saillie  s'appuie  sur  deux  pilastres  mas- 
sifs, et  soutient  un  grand  aigle  aux  ailes  tombantes  et  rcployées  en 
signe  de  deuil,  morne  gardien  de  celte  gloire  dont  il  fut  le  symbole. 

Jusqu'ici  nous  ne  voyons  que  le  soubassement,  l'enveloppe  du 
sanctuaire,  le  premier  étage  du  mausolée;  mais  au-dessus  de  ce  sou- 
bassement s'élève  en  retraite  un  socle  immense,  et  aux  quatres  angles 
de  ce  socle  sont  assises  quatre  figures  colossales ,  vieillards  athléti- 
ques, la  tête  enveloppée  dans  un  vaste  manteau  qui  retombe  en  flot- 
tant sur  leur  corps. 

Quels  sont  ces  vieillards  ?  Ne  demandez  ni  leur  nom ,  ni  leur  patrie. 
Voyez  entre  leurs  mains,  sur  leurs  genoux,  ce  sceptre,  cette  épée, 
ces  deux  couronnes,  et  vous  comprendrez  à  quoi  ils  pensent ,  ce  qui 
vaut  mieux  que  de  savoir  qui  ils  sont.  Ces  méditations  dans  lesquelles 
ils  demeurent  plongés,  vous  y  entrerez  comme  eux,  et  vous  saurez, 
TOîiE  xxm.  49 


7ÎA-  REVUE   DES   DEL'X   MONDES. 

sans  qu'on  vous  le  dise,  sur  quel  passé,  sur  quel  avenir  se  porte  leur 
pénétrant  regard. 

Ces  veillards  sont  une  allégorie  anonyme  que  le  spectateur  a  le 
droit  de  baptiser  à  sa  fantaisie.  Certains  esprits  aimeraient  mieux 
peut-être  quatre  grenadiers  de  l'île  d'Elbe,  ou  bien  encore  quelques 
divinit's  non  équivoques,  Mars,  Hercule,  Mercure,  et  peut-être  aussi 
Thémis,  pour  représenter  1rs  cinq  Codes.  Un  véritable  artiste  ne  saurait 
tomber  dans  ces  trivialités;  il  ne  met  pas  des  écriteaux  à  ses  idées, 
et  la  langue  qu'il  parle  est  d'autant  plus  belle  et  plus  expressive  qu'elle 
est  moins  formuLe.  L'art  doit  s'entendre  à  demi-mot,  ou  plutôt  il 
doit  se  sentir  :  des  impressions,  toujours  des  impressions,  et  jamais 
(le  définitions. 

La  conception  de  ces  quatre  vieillards  suflirait,  à  mon  avis,  pour 
mettre  le  projet  de  M.  Marochetti  bors  de  ligne,  .le  sais  bien  que  ces 
ligures  sont  de  la  famille  dos  propbètes  et  des  sibylles  de  Michel-Ange, 
et  surtout  des  quatre  statues  de  la  chapelle  des  Médicis;  mais  encore 
une  fois,  imiter  à  propos  c'est  créer. 

Ainsi ,  sur  chaque  face  du  soubassement,  une  porte  surmontée  d'un 
aigle  de  bronze;  aux  quatre  angles,  quatre  ligures  colossales  également 
en  bronze,  et  enhn  au-dessus  du  socle  sur  lequel  ces  figures  sont 
assises,  un  piédestal  contre  lequel  elles  s'appuient  et  qui  sert  de  sup- 
port au  couronnement  du  tombeau,  c'est-à-tlire  à  la  statue  équestre 
de  Napoléon,  revêtu  de  ses  habits  d'empereur. 

Cette  statue  équestre  sera  peut-être  critiquée ,  et  pourtant  c'est  elle 
qui  donne  au  monument  son  caractère,  son  originalité,  non-seule- 
ment comme  symbole  expressif  de  la  puissance,  de  la  conquête,  de 
l'empire,  mais  au  simple  point  de  vue  de  l'art,  comme  couronnement 
nécessaire  de  la  silhouette  générale  du  monument.  Pour  surmonter 
une  si  grande  masse  pyramidale,  une  statue  debout  serait  trop  mince, 
trop  pointue;  assise,  elle  serait  ridicule;  à  cheval,  elle  se  groupe  admi- 
rablement avec  les  étages  inférieurs;  elle  est  pour  l'œil  un  repos, 
pour  l'esprit  une  conclusion. 

Il  existe  quelques  exemples  de  statues  équestres  placées  au-dessus 
de  monumens  funéraires.  A  Venise,  dans  l'éalise  de  Saint-Jean  et 
Saint-Paul,  sur  le  tombeau  de  Nicolas  Orsini,  on  voit  ce  générai 
représenté  à  cheval.  Le  joli  monument  de  Louis  de  Brézé  dans  la 
cathédrale  de  Rouen ,  monument  qu'on  suppose  avoir  été  conçu  par 
Jean  Cioujon,  se  termine  également  par  une  statue  équestre.  Enfin, 
à  Vérone ,  tous  les  La  Scala  sont  sculptés  à  cheval  au  sommet  de 
leurs  mausolées.  .îe  crois  même  qu'un  de  ces  chevaux  ne  marche  ni 


Î.E   TOMBEAU    DE    NAPOLl'ON.  775 

ne  trotte,  et  que  l'artiste  l'a  représenté  immobile,  en  arrêt  pour 
ainsi  dire  sur  le  piédestal  et  s'avançant  sur  le  vide  qui  est  devant  lui, 
comme  pour  en  mesurer  la  profondeur.  C'est  une  pose  à  peu  près 
semblable  que  M.  Aîarochetti  a  choisie  pour  son  cheval,  et  s'il  est 
permis  d'en  juger  sur  une  esquisse,  il  a  trouvé,  dans  cette  pose,  le 
moyen  de  dormer  à  îa  statue  et  à  tout  l'ensemble  du  monument  un 
grand  caractère  d'idt'al  et  de  fermeté. 

Tel  est  donc  ce  projet,  ou  plutôt  cette  heureuse  trouvaille  qui  nous 
promet  un  monument,  je  ne  dis  pas  irréprochable,  car  plusime  œuAre 
est  originale ,  plus  elle  offre  de  prise  aux  censures,  mais  un  monument 
qui  aura  le  rare  mérite  de  n'être  ni  plat,  ni  mesquin,  ni  commun. 

Une  seule  chose  m'inquiète  :  l'artiste,  quand  l'idée  de  son  projet 
lui  est  apparue,  quand  il  en  a  mûri  la  conception,  s'est-il  bien  sou- 
venu du  programme?  S'est-il  dit  dans  quel  lieu,  sous  quelles  voûtes 
ce  tombeau,  de  par  la  loi,  devait  être  élevé?  Nous-même,  tout  à 
l'heure,  quand  nous  contemplions  son  œuvre,  nous  avions  perdu  de 
vue  cette  impérieuse  condition.  11  faut  pourtant  nous  v  soumettre  : 
entrons  donc  sous  cette  coupole  et  voyons  quel  effet  doit  y  produire 
le  tombeau. 

L'ensemble  du  projet,  y  compris  la  statue  équt^stre,  doit  avoir  plus 
de  cinquante  pieds  de  haut;  il  en  a  pour  le  moif>s  trente  ou  trente- 
cinq  de  large  à  sa  base,  et  cette  base  s'élève  carrément  à  (pn'nze  ou 
vingt  pieds  du  sol. 

Représentez-vous  une  telle  masse  au  milieu  de  cette  rotonde  qui, 
toute  grande  qu'elle  est,  n'a,  au-dessus  de  l'entablement,  que 
soixante-quinze  pieds  de  diamètre,  et  soixante-cinq  tout  au  plus  dans^ 
le  bas,  au  pied  des  colonnes.  Ainsi  la  moitié  au  moins  du  vide  de 
l'édifice  se  trouvera  remplie  par  le  tombeau.  Et  ou  se  pincera  le  spec- 
tateur? Comment  se  reculera-t-il  assez  loin  pour  saisir  l'ensemble  de 
la  pyramide,  depuis  sa  base  jusqu'à  la  statue?  Si  les  quatre  petites 
nefs  qui  aboutissent  à  l;i  rotonde  se  prolongeaient  davantage ,  on 
pourrait,  en  s'enfonçant  jusqu'à  leur  extrémité,  trouver  un  poiid  de 
vue  convenable;  mais  on  sait  combien  elles  sont  courtes  :  à  peine  ont- 
elles  dix  ou  douze  mètres  de  profondeur.  Faudra-t-il  donc  pénétrer 
dans  l'église,  et,  les  yeux  toursés  vers  l'autel,  chercher,  à  travers 
les  chandeliers  et  les  ornemens  sacrés  qui  le  surmontent,  la  statue 
équestre  et  le  sommet  du  moimment?  Mais  comment  tolérer,  sans 
une  sorte  de  profanation,  qu'un  homme  domine  ainsi  l'autel  et  le 
tabernacle,  qu'il  devienne  le  maître  apparent  du  temple  saint,  et 
qu'en  voulant  lui  faire  honneur,  on  se  méprenne  à  le  déifier? 

49. 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Évidemment,  si  c'est  seulement  de  l'intérieur  de  l'église  qu'on 
peut  voir  à  son  plan  cet  immense  tombeau,  il  faut  y  renoncer.  Aban- 
donnons à  l'artiste  le  dôme,  qui  est  un  édifice  à  part,  où  les  saints 
mystères  ne  sont  pas  célébrés,  mais  qu'entre  le  dôme  et  l'église  un 
rideau  soit  abaissé,  et  défende  aux  regards  de  cbercher  au-dessus  de 
l'autel  autre  chose  que  Dieu. 

L'effet  de  perspective  sera  donc  impossible,  et  ce  n'est  qu'en  levant 
la  tète  avec  effort  qu'on  pourra  porter  les  yeux  sur  le  monument.  Si 
du  moins  c'était  là  le  seul  inconvénient  de  sa  présence  en  ce  lieu! 
Mais  voyez,  avec  un  pareil  voisinage,  ce  que  vont  devenir  et  le  dôme, 
et  la  coupole,  et  les  pilastres,  et  les  colonnes,  et  toute  cette  décora- 
tion calme,  d'une  noblesse  élégante,  sans  éclat,  sans  recherche,  mais 
aussi  sans  énergie  et  sans  fermeté?  A  côté  de  ces  masses  de  bronze, 
de  granit  ou  de  marbre,  ces  murailles  de  pierre  blanche  vont  res- 
sembler à  du  carton.  Dans  le  tombeau,  tout  est  carré;  tout,  sauf  les 
figures,  n'est  que  lignes  droites,  verticales  ou  horizontales;  dans 
l'édifice,  tout  est  adouci ,  tout  est  arrondi  :  quelle  opposition ,  quel 
choc,  quel  combat  pour  les  yeux! 

Essaiera-t-on  d'introduire  un  peu  d'harmonie,  de  sauver  du  moins 
les  plus  fortes  dissonnances  en  diminuant  les  proportions  du  monu- 
ment? Mais  pour  qu'il  n'écrase  plus  le  dôme,  il  faut  le  réduire  aux 
dimensions  des  tombeaux  ordinaires,  et  aussitôt  il  devient  bAtard, 
avorté,  et  presque  ridicule.  Un  Hercule  qu'on  rapetisse  n'est  plus 
qu'un  nain  difforme.  Que  vont  signifier  ces  portes  sépulcrales,  si  un 
enfant  peut  seul  passer  dessous?  et  ces  aigles,  et  ces  vieillards,  et  cette 
statue,  dont  la  première  beauté  est  la  grandeur,  qu'allez-vous  en  faire, 
si  vous  leur  imposez  des  dimensions  raccourcies?  Non,  tout  cet  en- 
semble n'a  de  signification,  d'esprit  et  d'effet,  que  s'il  est  colossal. 
Faites  un  autre  tombeau,  si  vous  voulez  une  hauteur  moyenne; 
mais  puisque  vous  préférez  ce  monument,  parce  qu'il  est  puissant  et 
hardi ,  laissez-lui  ce  qui  (ait  sa  hardiesse  et  sa  puissance ,  laissez-lui 
ses  proportions. 

On  peut  recourir  à  un  autre  expédient  :  ne  rien  changer  à  la  gran- 
deur du  monument,  mais  diminuer  en  apparence  sa  hauteur  en  fai- 
sant descendre  sa  base  en  contrebas  du  sol  où  se  trouve  placé  le 
spectateur.  On  sait  en  effet  que  le  pavé  du  dôme  proprement  dit,  par 
une  disposition  assez  heureuse  du  plan ,  est  déjà  de  quelques  pieds 
plus  bas  que  les  chapelles  et  les  petites  nefs  latérales.  Il  s'agirait  de 
rendre  cette  différence  de  niveau  plus  saillante  encore  en  creusant  le 
sol  dans  le  milieu  du  dôme  et  en  i)rolongcant  les  escaliers  circulaires. 


LE  TOMBEAU  DE  NAPOLÉON.  777 

Le  tombeau,  placé  dans  le  fond,  ne  perdrait  rien  de  sa  hauteur  réelle, 
mais  sa  grandeur  relative  serait  diminuée  de  toute  la  profondeur  de 
son  enfoncement;  et  comme  la  partie  la  plus  difficile  à  raccorder  avec 
l'intérieur  du  dôme  est  le  soubassement,  à  cause  de  sa  grande  masse 
carrée  et  anguleuse,  on  sauverait  une  partie  de  la  difficulté  en  faisant 
disparaître  pour  ainsi  dire  une  moitié  de  ce  soubassement.  Ce  serait 
d'ailleurs  ajouter  encore  à  l'effet  du  monument  que  de  placer  ainsi  ses 
fondemens  dans  une  profondeur  qui ,  échappant  d'abord  au  regard , 
aurait  ({uelque  chose  de  mystérieux. 

Malheureusement,  quand  on  examine  les  lieux,  on  reconnaît  que 
l'emplacement  n'est  pas  assez  large  pour  qu'on  puisse,  en  creusant 
ainsi  la  partie  du  milieu,  ménager  les  moyens  d'y  descendre  facile- 
ment. Il  faudrait,  pour  conserver  une  pente  douce,  se  borner  à 
creuser  à  peine  de  trois  ou  quatre  pieds;  ce  qui  serait  insignifiant  et 
sans  conséquence.  Les  disparates  ne  seraient  pas  moins  choquantes; 
l'effet  serait  doublement  manqué. 

Du  moment  qu'on  ne  peut  pas  diminuer  les  proportions  du  tom- 
beau sans  en  altérer  le  caractère;  du  moment  qu'on  ne  peut  pas 
le  faire  descendre  assez  bas  pour  déguiser  une  partie  de  sa  hauteur, 
l'artiste  va  probablement  nous  dire  :  Laissez-moi  changer  quelque 
chose  à  l'intérieur  du  dôme  ;  laissez-moi  faire  disparaître  ce  qui  est 
en  si  grand  désaccord  avec  mon  monument.  Je  doimerai  à  ces  parois 
une  apparence  plus  solide,  plus  robuste,  en  les  couvrant  d'un  enduit 
ou  d'un  stuc,  en  changeant  leur  couleur  trop  claire,  en  enlevant  sans 
pitié  tous  ces  ornemens  d'un  goût  indécis,  semés  çà  et  là  sur  les 
murs;  en  un  mot,  je  referai  le  dôme,  je  le  transformerai,  je  l'appro- 
prierai à  mon  tombeau. 

?s'ous  protestions  tout  à  l'heure  contre  un  projet  de  profanation 
envers  l'autel  ;  serons-nous  plus  tolérant  pour  cette  autre  espèce  de 
profanation?  Non;  les  monumens  aussi  sont  chose  sacrée,  et  surtout 
lesmonumens  qui,  comme  le  dôme  des  Invalides,  sont  les  représen- 
tans  d'une  grande  et  glorieuse  époque.  Cette  coupole  n'est-elle  pas  le 
chef-d'œuvre  d'un  homme  qui  fut  de  son  vivant  non-seulement  le 
premier  architecte  du  roi,  mais  le  premier  architecte  de  France?  Et 
quelle  que  soit  l'opinion  qu'on  professe  pour  ce  genre  d'architecture, 
peut-on  ne  pas  reconnaître  dans  ce  grand  édilice  une  légèreté ,  une 
élégance  pleine  de  noblesse  et  de  majesté?  N'espérez  pas  qu'on  per- 
mette aujourd'hui  à  qui  que  ce  soit,  môme  au  nom  de  Napoléon ,  de 
porter  une  main  profane  sur  l'œuvre  de  Mansart  et  de  Louis  XIV. 
Le  gouvernement  ordonne  tous  les  jours  à  ses  agens,  d'un  bout  de 
la  France  à  l'autre,  de  respecter  les  œuvres  d'art  que  nous  ont  lais- 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sées  nos  pères  ;  il  proclame  le  principe  de  la  conservation  des  moin- 
dres moniimens  historiquos,  il  défend  non-seulement  qu'on  les  dé- 
truise, m;iis  qu'en  les  restaurant  on  altère  leur  style  et  leur  caractère. 
Irait-il  donc,  violant  lui-même  les  ordres  qu'il  prescrit,  changer  ce 
qu'il  doit  respecter,  rajeunir  ce  qu'il  doit  laisser  vieillir?  Non,  un  tel 
exemple  ne  sera  pas  donné  par  lui  ;  le  dôme  des  Invalides,  au  dedans 
aussi  bien  qu'au  dehors,  restera  tel  qu'il  est,  tel  que  le  temps  et  san 
auteur  l'ont  légué  à  notre  époque. 

M:iis  alors  que  faire? 

Tout  autre  tomheau  qu'un  tombeau  colossal  nous  semble  mesquin 
et  partant  impossible. 

Tout  tombeau  colossal  placé  dans  l'intérieur  de  ce  dôme  l'écrase  et 
en  est  écrasé. 

Toute  tentative  de  changer  la  décoration  du  dôme  pour  le  mettre 
en  harmonie  avec  le  tombeau  est  déclarée  profane  et  inadmissible. 

Comment  sortir  de  toutes  ces  impossibilités? 

Le  moyen  est  bien  simple  :  il  faut  sortir  du  dôme. 

Et,  en  effet,  ce  n'est  pas  sous  des  voûtes,  quelque  élevées  qu'elles 
soient,  ce  n'est  pas  dans  l'enceinte  d'un  édifice,  quelle  que  soit  sa 
grandeur,  qu'il  vous  sera  donné  d'élever  le  monument  qu'on  attend 
de  vous.  Ce  qu'il  faut  à  votre  héros,  ce  n'est  pas  une  tombe  dans  une 
chapelle;  c'est  un  tombeau  qui  soit  sa  chapelle  à  lui-même,  c'est  un 
éditioe  conçu,  bâti,  décoré  pour  lui,  pour  lui  seul,  et  qu'il  remplisse 
tout  entier. 

].es  cendres  de  Charlemagne  sous  la  coupole  d'Aix-la-Chapelle 
n'avaient  besoin  que  d'une  pierre  et  d'un  caveau  :  le  cénotaphe, 
c'était  l'église  elle-même;  Charlemagne  l'avait  bâtie. 

Mais  à  Rome  sous  les  Césars,  mais  dans  l'Asie  antique,  quel  mo- 
narque, quel  guerrier  illustre  reçut  jamais  les  honneurs  funèbres  dans 
une  demeure  qui  ne  lui  fût  pas  spécialement  consacrée?  La  sépul- 
ture de  tout  homme  puissant  était  un  édifice  plus  ou  moins  vaste, 
quelquefois  immense.  Aussi  nos  tombeaux  modernes,  même  les  plus 
riches  et  les  plus  grandioses,  sont-ils  des  jouets  d'enfant  à  côté  des 
mausolées  de  l'antiquité.  Sans  parler  de  ces  tinnulus  que  les  âges 
héroïques  et  les  premiers  siècles  des  civilisations  naissantes  ont  laissés 
sur  le  sol,  ouvrages  grossiers,  mais  gigantesques,  qui  souvent  se 
confondent  avec  ceux  de  la  nature ,  nous  n'avons  qu'à  porter  les  yeux 
sur  les  bords  du  Nil  pour  nous  faire  une  idée  des  grandes  sépultures 
antiques.  Les  pyramides,  ces  énormes  tumuius  de  pierre,  étaient  des 
tombeaux  ou  plutôt  des  palais  funèbres.  Les  labyrinthes ,  ces  im- 
menses et  fabuleuses  constructions,  étaient  aussi  des  tombeaux.  Les 


LE  TOMBEAU   DE  NAPOLÉON.  779 

historiens,  en  décrivant  les  sépultures  des  rois  d'Asie,  celle  de  Mau- 
sole  à  Halicarnasse ,  celle  d'Alyates,  le  père  de  Crésus,  nous  parlent 
de  dimensions  tellement  extraordinaires,  qu'on  ne  pourrait  y  croire, 
si  les  pyramides  d'Egypte  n'étaient  pas  là  pour  rendre  tout  vraisem- 
blable. En  Italie,  long-temps  avant  la  grandeur  de  Rome,  nous 
voyons  un  roi  d'Étrurie,  Porsenna,  se  bâtir  un  tombeau  dont  le  sou- 
bassement renfermait  un  labyrinthe  aussi  grand  que  celui  de  Crète, 
et  dont  les  étages  supérieurs  étaient  surmontés  de  je  ne  sais  combien 
de  pyramides  plus  élevées  les  unes  que  les  autres.  A  Rome,  enfin, 
les  tombeaux  des  empereurs  n'étaient-ils  pas  de  véritables  forteresses, 
des  tours  énormes,  témoins  cette  grande  masse  du  château  Saint- 
Ange,  qui  n'est  que  l'ancienne  base  du  mausolée  d'Adrien,  et  cette 
autre  vaste  construction  circulaire  non  loin  de  Porto  Ripella,  qu'on 
nomme  le  tombeau  d'Auguste?  Au-dessus  de  ces  piédestaux  im- 
menses s'élevaient  une  succession  de  terrasses,  et  sur  chacune  de  ces 
terrasses  des  jarcHns,  des  colonnades,  des  statues,  puis  entin,  au 
sommet  de  cette  masse  pyramidale,  le  quadrige  de  l'empereur.  Tel 
était  aussi  le  fameux  Septiz-omum ,  énorme  construction  à  sept  étages, 
ainsi  que  l'indique  son  nom ,  que  Septime-Sévère  consacra  de  son 
vivant  à  sa  propre  mémoire. 

Et  ce  n'étaient  pas  seulement  les  empereurs  qui  faisaient  de  leurs 
tombeaux  des  édifices;  on  voyait  les  simples  citoyens  se  bâtir  à  l'envi 
des  maisons  mortuaires  aussi  belles,  aussi  grandes  que  les  palais 
qu'ils  habitaient.  La  plupart  étaient  placés  entre  les  bords  du  Tibre 
et  la  voie  Flaminienne.  Aussi  le  voyageur  qui  entrait  par  la  porte  du 
Peuple  s'étonnait  de  trouver  Rome  déserte  et  silencieuse;  il  parcourait 
de  longues  rues  bordées  de  splendides  monumens;  il  se  croyait  dans 
Rome,  dans  la  ville  des  vivans,  il  n'était  encore  que  dans  celle  des 
morts.  N'est-il  pas  étrange  que  dans  tout  ce  quartier  on  ne  trouve 
aujourd'hui  d'autre  trace  de  ces  grands  tombeaux  que  le  soubassement 
de  celui  d'Auguste?  Mais,  hors  la  ville,  le  sépulcre  d'Albano,  celui  de 
la  famiUePlautia,  près  de  Tivoli,  l'admirable  tour  de  CeciliaMetella, 
et  dans  l'Intérieur  des  remparts  cette  pyramide  de  Caïus  Cestius,  si 
finement  décorée  au  dedans,  si  belle  et  si  imposante  au  dehors,  nous 
apprennent,  mieux  encore  que  Pline  et  tous  les  historiens,  œ  que 
devaient  être  chez  les  Romains  les  sépultures  des  familles,  même 
plébéiennes.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'au  barbier  d'Auguste,  Licinius,  qui  se 
fit  construire  un  tombeau  magnifique.  On  connaît  le  distitpie  de 
Varron  : 

Marmoreo  Licinius  tuniulo  jacet... 


78U  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  est  uai  (juc  Varron  ajoute  : 

AtCatoparvo, 
Pompeïus  nullo,  quis  putet  esse  Deos  ? 

Faut-il  conclure  de  cette  épigramme  qu'avant  qu'il  y  eut  des  empe- 
reurs, le  luxe  et  surtout  la  grandeur  des  sépultures  étaient  inconnus? 
Mais  le  tombeau  de  Cecilia  Metella ,  ce  mausolée,  plus  robuste,  plus 
imposant  qu'un  donjon  de  citadelle,  n'indique-t-il  pas,  par  ses  profds 
si  fermes,  par  son  ornementation  chaste  et  sévère,  qu'il  appartient  à 
une  époque  antérieure  à  Auguste?  Et  enfin,  si  je  ne  craignais  de 
m'engager,  sans  y  prendre  garde ,  dans  une  véritable  digression ,  ne 
trouverais-je  pas  un  argumciit  sans  réplique  dans  cette  découverte  si 
curieuse  ({u'on  a  laite  récemment  au  pied  de  la  porte  Claudia,  ce 
tombeau  d'un  boulanger  et  de  sa  femme,  construction  authentiquement 
et  incontestablement  n'publicaine,  voire  même  d'une  époque  assez 
reculée,  et  qui,  pur  l'importaiice  de  ses  dimensioiis,  par  la  grandeur 
des  matériaux ,  par  les  statues  dont  elle  était  surmontée  et  par  les 
charmans  bas-reliefs  qui  la  décoraient,  ferait  pâlir  tous  les  cénotaphes 
de  nos  patriciens  les  plus  fastueux? 

Certes,  quand  nous  citons  les  pompeuses  folies  de  l'Orient  et  de 
Rome,  nous  ne  prétendons  pas  les  donner  pour  exemple.  Il  ne  s'agit 
pas  de  parodier  ces  dimensions  démesurées,  ce  luxe  extravagant; 
mais  n'y  a-t-il  pas  dans  cette  manière  de  concevoir  les  sépultures 
quelque  chose  dont  nous  puissions  profiter?  Si  jamais  il  fut  une  oc- 
casion de  nous  affranchir  une  fois  des  liabitudes  toutes  modernes  qui 
nous  dominent ,  de  voir  dans  un  tombeau  autre  chose  qu'une  dépen- 
dance, un  accessoire,  je  dirais  presque  un  meuble  d'église,  d'en 
faire  une  construction  architecturale,  isolée,  indépendante,  un  édi- 
fice mortuaire,  c'est  le  jour  où  un  grand  peuple  bâtit  la  dernière  de- 
meure de  l'homme  qui,  tout  en  lui  faisant  tant  de  mal,  lui  a  légué 
un  si  mc!  vi'illeux  héritage  de  gloire. 

Je  me  hasarde  à  le  prédire,  si  l'on  persiste  à  faire  construire  pour 
Napoléon  un  tombeau  renfermé,  enveloppé  dans  d'autres  murailles, 
si  une  autre  voûte  que  le  ciel  doit  abriter  ce  monument,  il  y  a  mille 
chaiices  pour  qu'il  ne  soit  pas  digne  de  sa  destination. 

Et  si,  comme  je  l'espère,  c'est  au  projet  de  M.  IMarochetti  que  la 
préférence»  est  donnée,  il  doit  être  démontré,  ce  nous  semble,  par 
tout  ce  qui  précède,  que,  dans  l'intérêt  de  ce  projet,  aussi  bien  que 
pour  le  salut  du  dôme  de  Mansart,  il  faut  à  tout  prix  qu'on  permette 
à  i'artiste  de  choisir  un  autre  emplacement. 


LE  TOMBEAU   DE  XAPOLÉON.  781 

Quelques  personnes  proposeraient  de  ne  pas  sortir  de  l'Hôtel  des 
Invalides,  et  de  placer  le  tombeau  au  milieu  de  la  grande  cour  à  ar- 
cades. Nous  ne  pensons  pas  que  cette  idée  puisse  être  adoptée.  Un 
tel  lieu  n'est  ni  assez  retiré,  ni  assez  solitaire  pour  recevoir  un  tombeau  : 
ajoutons  que  cette  cour  est  aussi  un  chef-d'œuvre  dans  son  genre ,  et 
qu'élever  une  si  grande  masse  au  milieu  de  ses  quatre  façades  ce  serait 
en  changer  complètement  l'effet.  Ne  troublons  pas  cette  belle  et  sé- 
vère harmonie,  laissons  l'œil  suivre  librement  ces  longues  séries 
d'arcades,  et  pénétrer  sans  obstacles  dans  les  galeries  de  ce  cloître 
guerrier. 

Pour  nous ,  il  est  un  autre  emplacement ,  qui  nous  semblerait 
mieux  choisi  :  c'est  un  lieu  prédestiné  en  quelque  sorte  à  recueillir 
cette  dépouille  mortelle  de  Napoléon,  et  plus  d'une  fois,  long-temps 
avant  qu'il  fût  question  du  retour  de  ses  cendres,  nous  y  avions  rêvé 
son  tombeau.  Je  veux  parler  de  cette  place  où  lui-même  avait  jeté 
les  fondemens  du  palais  du  roi  de  Rome.  Ce  terrain,  par  sa  gran- 
deur, par  son  élévation,  par  son  isolement,  semble  fait  à  dessein 
pour  un  tel  monument.  Je  n'ajouterais  au  projet  de  M.  Marochetti 
qu'un  large  et  grand  soubassement  placé  sur  le  haut  de  la  colline, 
et  auquel  on  parviendrait  par  les  deux  rampes  actuelles.  Ces  rampes, 
revêtues  de  murs  de  terrasses,  prendraient  elles-mêmes  un  caractère 
monumental.  Au-dessus  du  grand  soubassement,  je  placerais,  à  la 
manière  antique,  un  triple  rang  d'arbres  toujours  verts,  et  c'est  au- 
dessus  de  cette  masse  de  verdure  épaisse  et  sombre  que  se  détache- 
rait sur  le  ciel  la  silhouette  pyramidale  du  monument,  si  heureuse- 
ment accidentée  par  les  quatre  figures  assises  aux  quatre  angles ,  si 
hardiment  couronnée  par  la  statue  équestre. 

C'est  là  que  Napoléon  voulait  élever  la  demeure  de  sa  dynastie 
naissante,  c'est  là  que  sa  dynastie  éteinte  serait  ensevelie  avec  lui.  Il 
dominerait  ce  nouveau  Paris  dont  il  fut  pour  ainsi  dire  le  créateur,  ces 
rives  de  la  Seine  qu'il  voulait  couvrir  d'une  longue  ligne  de  palais; 
à  ses  pieds,  sous  son  regard,  s'étendrait  le  Champ-de-Mars  :  le  spec- 
tacle des  manœuvres  réjouirait  encore  son  ombre,  et  quand  vers  le 
matin  nos  jeunes  soldats  viendraient  s'exercer  aux  fatigues  du  métier 
des  armes ,  ils  verraient  au-dessus  de  leur  tête  cette  grande  figure 
s'éclairer  des  rayons  du  soleil  levant,  comme  un  phare  lumineux 
placé  là  pour  leur  montrer  le  chemin  des  combats  et  de  la  victoire. 

L.  VlTET. 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE 


L'ESPAGNE. 


La  situation  de  l'Espagne  est  toujours  critique.  iVous  avons  la  ferme 
confiance  que  la  monarchie  constitutionnelle  finira  par  l'emporter, 
mais  il  n'est  pas  douteux  que  cette  monarchie  ne  passe  en  ce  moment 
par  une  crise  redoutable  :  l'admirable  fermeté,  l'habileté  politique  de 
la  reine  Christine,  sont  plus  que  jamais  n'cessaires  pour  la  défense 
des  droits  de  sa  fille,  menacés  à  la  fois  par  les  conspirations  des 
sociétés  secrètes  et  par  les  violences  du  despotisme  militaire. 

L'issue  des  évènemens  de  Barcelone  (*st  d'un  bon  augure.  Ces  évè- 
nemens,  si  menaçans  à  leur  début,  ont  fini  par  tourner  à  la  mysti- 
fication de  leurs  auteurs.  L'homme  que  les  factieux  des  clubs  et  les 
séditieux  de  l'armée  avaient  choisi,  d'un  commun  accord,  pour  en 
faire  l'instrument  de  leurs  desseins,  Espartero,  s'est  arrêté  à  moitié 
chemin.  Après  avoir  consenti  à  marcher  à  la  tète  d'une  émeute  fac- 
tice, dans  la  nuit  du  19  juillet,  le  duc  de  la  Victoire  s'est  renfermé 
chez  lui,  et  a  refusé  obstinément  de  pousser  plus  loin  son  triste 
avantîige.  Il  a  fait  plus,  comme  on  sait;  il  a  mis  la  ville  de  Barcelone 
en  état  de  siège,  et  r  primé  lui-même  les  tumultes  populaires  qu'il 
avait  permis  d'exciter. 

Cette  conduite  inattendue  a  dérangé  tous  les  projets  des  exaltés.  Un 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  783 

ministère  avait  été  formé  le  20,  sous  la  dictée  d'Espartero.  Dans  ce 
ministère  se  trouvaient  deux  hommes  appartenant  au  parti  exalté 
proprement  dit,  jkîM.  Gonzalès  et  Sancho.  Ce  dernier  surtout,  connu 
par  ses  rapports  avec  les  sociétés  secrètes,  aurait  pu  donner  quelque 
suite  à  l'impulsion  révolutionnaire  imprimée  par  les  scènes  de  Barce- 
lone. Mais,  averti  à  temps  des  hésitations  d'Espartero,  M.  Sancho  a 
refusé,  et  de  ce  refus  a  daté  le  mouvement  rétrograde  qui  a  mis  en 
quelque  sorte  au  néant  le  grand  triomphe  remporté  à  Barcelone  par 
l'ayuntamiento  et  le  généraiissime,  sur  une  femme  sans  défense,  la 
reine,  et  sur  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  M.  Perez  de  Castro. 

Plus  entreprenant  ou  mohis  instruit  que  M.  Sancho,  M.  Gonzalès 
n'a  pas  abandonné  la  partie  aussi  vite  que  son  collègue.  Il  s'est  rendu 
à  Barcelone,  et  là,  il  a  présenta  son  programme  à  la  reine.  Ce  pro- 
gramme n'était  autre  que  ce  qu'avait  demandé  Espartero  dans  ses 
fameuses  entrevues  de  Lerida  et  d'Esparmguerra  :  révocation  de  la 
sanction  donnée  à  la  loi  sur  les  ayuntamientos,  dissolution  des  cortès 
et  destitution  des  employés  nommés  par  le  dernier  ministère.  La 
reine,  qui  n'avait  pas  cédé  au  comte-duc  à  la  tête  de  son  armée  et 
des  émeutiers  de  Barcelone,  n'a  eu  garde  de  céder  à  un  ministère 
déjà  désorganisé  par  la  retraite  du  plus  important  de  ses  membres; 
elle  a  refusé,  et  M.  Gonzalès,  complètement  abandonné  par  Espar- 
tero, a  été  forcé  de  donner,  lui  aussi,  sa  démission. 

Nous  n'en  avons  pas  fini  avec  les  démissions  des  ministres  dans  ces 
bizarres  évènemens.  Le  ministère  eiitier  s'était  retiré  avec  son  pré- 
sident; mais  les  ministres  n'étaient  pas  au  bas  de  l'escaher  du  palais, 
que  la  reine  a  fait  rappeler  don  N  alentin  Ferraz,  qui  faisait  partie  du 
cabinet  démissionnaire  comme  ministre  de  la  guerre.  Sa  majesté  lui 
a  oflèrt  de  garder  son  portefeuille  en  prenant  la  présidence,  et  don 
Valentin  Ferraz  a  accejité,  et  avec  lui  les  autres  ministres,  à  l'excep- 
tion de  M.  Gonzalès  Quant  au  programme,  il  a  été  mis  de  côté;  il  a 
été  convenu  seulement  que  l'article  de  la  loi  sur  les  ayuntamientos, 
qui  donne  à  la  reine  la  nomination  des  alcades,  serait  dé.éri'  de  nou- 
veau aux  cortès. 

Ce  qu'il  y  a  eu  de  plus  curieux  dans  ce  revirement  ministériel ,  c'est 
que  le  nouveau  président,  don  Valentin  Ferraz,  est  «ywrwtAo comme 
Espartero,  et  comme  tel  ami  intime  du  généraUssime.  Le  comte-duc 
prêtait  donc  les  mains  à  cette  combinaison,  dont  la  première  condi- 
tion était  l'abandon  de  tout  ce  qu'il  avait  demandé  jusqu'alors.  La 
stupéfaction  a  été  générale  dans  toute  l'Espagne,  quand  cette  in- 
croyable nouvelle  a  été  connue.  Déjà  la  première  composition  (!u 


7-84  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

ministère  avait  étonné,  car,  à  part  MM.  Gonzalès  et  Sancho,  les  autres 
ministres  désignés  par  Espartero  étaient  des  hommes  sans  significa- 
tion politique;  mais  ce  nouveau  pas  en  arrière  passait  tout  ce  qu'on 
avait  pu  attendre  de  la  faiblesse  et  de  l'irrésolution  bien  connues  du 
généralissime. 

Cependant  la  reine,  toute  désarmée  qu'elle  était  en  présence  de 
l'armée  et  de  la  municipalité,  avait  repris  d'elle-même,  avec  un  cou- 
rage qui  contraste  avec  les  timidités  du  duc  de  la  Victoire,  le  libre 
exercice  de  son  autorité.  A  la  première  nouvelle  de  l'attentat  du 
19  juillet,  le  général  O'Donnell,  commandant  l'armée  du  centre, 
avait  envoyé  sa  démission,  pour  protester  contre  la  violence  dont  le 
chef  de  l'armée  s'était  rendu  complice.  La  reine  lui  a  renvoyé  sa  dé- 
mission, en  y  joignant  le  grand  cordon  de  Charles  III.  Elle  a  fait 
plus,  elle  a  envoyé  le  cordon  de  son  ordre  à  W"'  Ferez  de  Castro, 
femme  du  ministre  que  l'émeute  avait  déposé  après  avoir  voulu  l'as- 
sassiner, et  elle  a  distribué  également  des  récompenses  à  l'équipage 
de  la  frégate  Cartes,  qui  avait  reçu  à  son  bord  le  comte  de  Cléonard, 
ministre  de  la  guerre,  poursuivi  par  les  furieux  de  l'ayuntamiento  et 
de  l'état-major. 

Espartero  a  assisté  impassible  à  ces  protestations  si  claires  contre 
les  actes  coupables  qu'il  avait  encouragés.  11  n'a  pas  empêché  davan- 
tage le  général  Diego  Léon ,  comte  de  Belascoain ,  dont  le  dévoue- 
ment à  l'autorité  royale  n'est  pas  douteux ,  d'entrer  à  Barcelone  avec 
la  division  de  la  garde,  et  d'amener  ainsi  h  la  reine  des  défenseurs 
pour  le  cas  d'agressions  nouvelles.  Enfin ,  quand  la  reine  a  manifesté 
l'intention  de  quitter  Barcelone,  il  ne  s'est  pas  non  plus  opposé  à  ce 
départ,  qui  délivrait  sa  prisonnière.  11  était  dès-lors  complètement 
rentré  dans  le  rôle  passif  qu'il  affectionne  par  tempérament  et  par 
système,  et  dont  il  n'est  sorti  un  jour  si  malheureusement  que  parce 
qu'il  y  a  été  entraîné  presque  sans  s'en  douter. 

11  n'est  intervenu  dans  le  ministère  nouveau  que  pour  un  fait  qui 
n'a  rien  de  politique.  A  peine  ce  ministère  a-t-il  été  constitué,  que  le 
généralissime,  revenant  à  ses  anciennes  habitudes,  a  brusquement 
demandé,  pour  les  besoins  de  l'armée,  au  ministre  des  finances,  don 
José  Ferraz,  douze  millions  de  réaux  pour  le  lendemain,  et  cinquante- 
trois  millions  à  des  termes  très  rapprochés.  On  sait  que  le  gouverne- 
ment n'a  été  long-temps  pour  Espartero,  et  il  voudrait  en  être  encore 
là,  qu'un  fournisseur  secondaire ,  qu'il  gourmandait  sans  cesse,  et 
qui  devait  se  prêter  sans  murmurer  à  ses  plus  excessives  exigences. 
M.  Ferraz  a  été  tellement  troublé  des  façons  d'agir  du  généralissime, 


POLITIQUE    EXTÉRIEURE.  T8o 

surtout  en  présence  de  la  situation  actuelle  des  finances  espagnoles, 
qu'il  a  eu  une  attaque  d'apoplexie,  et  qu'il  a  donné  sa  démission. 
C'était  la  troisième  en  quinze  jours. 

MM.  Gonzalès  et  Sancho  avaient  été  déjà  remplacés,  comme  on 
avait  pu ,  le  premier  par  M.  Silvela,  qui  était  à  !a  Corosne ,  le  second 
par  M.  Cabello.  qui  était  à  Madrid  ;  M.  Ferraz  a  été  remplacé  de  même 
par  M.  Ségalès,  directeur  des  rentes,  qui  était  également  à  Madrid. 
Tous  ces  choix,  faits  sans  le  consentement  des  intéressés,  n'avaient 
évidemment  aucune  valeur.  On  n'a  pu  encore  savoir  quelles  sont  les 
intentions  de  MM.  Silvela  et  Ségalès;  quant  à  M.  Cabello.  il  a  accepté, 
mais  ce  n'a  pas  été  pour  long-temps.  li  était  écrit  que  ce  ministère, 
€nfant  équivoque  des  premières  irrésolutions  d'Espartero ,  n'aurait 
rien  de  viable,  et  qu'il  ne  pourrait  faire  un  pas  sans  tomber  en  disso- 
lution. 

C'est  au  milieu  de  ces  avortemens  que  le  prince  de  Saxe-Cobourg 
est  arrivé  à  Barcelone.  Les  journaux  ont  parlé  de  la  réception  qui  lui 
avait  été  faite,  mais  cette  réception,  si  nous  en  croyons  des  rensei- 
gneraens  particuliers ,  n'a  eu  rien  qui  ait  dû  le  flatter.  Il  y  avait  à 
Barcelone,  quand  il  y  est  venu,  trois  autorités  distinctes,  la  reine, 
la  municipalité,  l'état-major,  toutes  trois  mécontentes.  La  reine  se 
renfermait  dans  son  palais  ou  allait  pêcher  en  mer;  Espartero  bou- 
dait et  no  sortait  de  son  lit  que  pour  passer  des  revues:  la  municipa- 
lité, désabusée  de  ses  espérances,  affectait  de  ne  se  mêler  de  rien. 
C'est  à  peine  si  le  prince  a  trouvé  de  quoi  se  loger  et  s'il  a  pu  parler 
à  la  reine.  Il  est  parti,  dit-on,  fort  peu  satisfait  de  ce  sinculier  pays. 
S'il  a  jamais  pensé  a  un  mariage,  comme  on  l'a  dit,  il  est  peu  pro- 
bable qu'il  y  pense  encore. 

Ce  marasme  général  de  Barcelone  n'a  pu  même  être  altéré  par  la 
nouvelle  que  la  reine  se  préparait  à  quitter  cette  ville.  Une  sourde 
agitation  s'est  répandue  d'abord  dans  le  public  ;  les  exaltés ,  frémis- 
sant à  la  pensée  de  laisser  échapper  cette  femme  qu'ils  avaient  déjà 
vaincue  une  fois  ,  ont  pensé  un  moment  a  soulever  encore  contre 
elle  la  clameur  de  la  sédition  ;  mais  tous  ces  complots  sont  venus 
mourir  aux  pieds  de  l'immobile  Espartero.  Le  généralissime  se  sen- 
tait blessé  de  la  froideur  que  lui  montrait  la  reine,  et  il  n'avait  pas  le 
courage  de  rompre  avec  elle  plus  ouvertement.  Il  lui  tardait  donc 
d'en  finir  avec  cette  situation  pénible  et  embarrassée,  et  au  lieu  de 
craindre  l'éloignement  de  la  reine,  il  le  voyait  avec  un  plaisir  secret. 

La  reine  est  donc  partie  le  22  août,  un  mois  et  quelques  jours 
après  révènement  du  19  juillet.  Elle  avait  annoncé  son  départ  pour 


786  HEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

le  !2i  ;  mais  le  bateau  à  vapeur  qui  devait  la  transporter  étant  arrivé 
le  -li  au  soir,  elle  a  voulu  s'embarquer  dès  le  lendemain  matin,  tant 
elle  avait  Iiàte  de  sortir  de  Siarcelone.  Du  reste,  elle  a  pu  tout  dis- 
poser à  son  gré  pour  son  voyage;  elle  a  pu  se  diriger  d'abord  sur 
Valence,  où  l'atteiulait  O'JJoiinell  à  la  tête  de  l'armée  (idèle  du  centre; 
elle  a  pu  donner  l'ordre  au  comte  de  Belasccain  de  se  porter  direc- 
tement sur  Madrid  à  la  tête  de  sa  division  de  la  garde,  et  de  l'y  attendre. 
Trop  vain  pour  reconnaître  sa  faute  et  solliciter  son  pardon,  trop 
faible  et  trop  combattu  pour  oser  davantage,  Espartero  a  laissé  faire 
tous  ces  préparatifs,  qui  étaient  évidemment  dirigés  contre  lui;  il  a 
accompagné  la  reine  jusqu'à  son  bâtiment,  et  n'a  nullement  insisté 
pour  partir  avec  elle,  quoiqu'il  en  eût  été  question  précédemment. 

Voilà  donc  cet  épisode  de  Barcelone  terminé.  La  reine  et  Espartero 
sont  séparés;  une  nouvelle  période  commence.  Déjà  quelques  faits 
peuvent  indiquer  le  caractère  de  veux  qui  suivront  probablement. 
La  reine  est  arrivée  à  Valence  le  23;  elle  a  été  reçue  avec  accla- 
mations par  O'Donnell  et  son  armée.  Le  télégraphe  vient  d';mnoncer 
que  la  partie  modérée  de  la  population  avait  voulu  donner  une 
sérénade  à  leurs  majestés,  mais  que  les  exalt('s  de  Valence  avaient 
menacé  de  s'y  opposer  par  la  force.  Les  ministres  nommés  par  Espar- 
tero se  sont  rassemblés  alors  et  ont  décidé  que  la  st'rénade  n'aurait 
pas  lieu.  Ds  ont  de  plus  demandé  à  la  reine  d'être  autorisés  à  annon- 
cer que  la  loi  des  ayuntamientos  ne  serait  pas  exécutée  jusqu'à  ce 
qu'il  en  soit  déféré  à  de  nouvelles  cortès.  La  reine  a  refusé,  comme 
ils  devaient  s'y  attendre,  et  le  ministère  a  donné  sa  démission  pour 
la  quatrième  fois.  Mais  cette  fois  sera  sans  doute  la  dernière;  les  mi- 
nistres ont  vu  que  leur  situation  ne  serait  pas  long-temps  tenable, 
et  ils  n'ont  dû  fiiire  leur  dernière  proposition  que  pour  avoir  un 
prétexte  de  retraite,  car  cette  proposition  est  coiUraire  au  programme 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  arrêté  avec  la  reine  lors  de  la  dernière 
reconstitution  du  cabinet. 

Le  ministère  formé  par  Espartero  s'est  donc  dissous  de  lui-même 
après  un  mois  entier  de  l'enfantement  le  plus  laborieux,  dès  qu'il  n'a 
plus  été  sous  la  protection  de  l'épée  du  généralissime.  Ce  dernier 
trait  manquait  à  la  ridicule  équipée  de  Barcelone.  C'est  sans  doute 
la  présence  d'O'Donnell  quia  défait  ce  qu'avait  lait  le  duc  de  la  Vic- 
toire. Il  est  probable  en  effet  que  le  jeune  général  de  l'arm  e  du 
centre,  loyal  comme  il  est,  dit-on,  aura  vu  avec  peu  de  sympathie 
ces  ministres  se  rassembler  pour  décider  qu'une  libre  manifestation 
de  l'amour  des  Valenciens  pour  leur  souveraine  n'aurait  pas  lieu, 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  78T 

parce  que  l'émeute  s'y  opposait.  Une  concession  à  l'émeute  avait 
élevé  ce  cabinet;  une  concession  à  l'émeute  l'a  renvers.'\ 

Que  va-t-il  arriver  maintenant?  Nul  ne  peut  le  dire;  mais  nous 
avons  jjon  espoir  dans  la  cause  de  l'ordre.  Jamais  dans  aucun  pays  un 
parti  politique  n'a  plus  radicalement  montré  son  impuissance  que  le 
parti  exalté  espagnol  dans  ces  derniers  évènemens.  Ce  parti  a  eu  pour 
lui  la  fortune,  qui  lui  a  livré  la  reine  dJsarmée;  il  a  eu  à  la  fois,  chose 
sans  exemple,  la  puissance  des  idées  révolutionnaires  et  celle  des 
souvenirs  les  plus  antiques  et  les  plus  chers  du  pays,  les  souvenirs 
des  libertés  locales;  il  a  eu  toutes  les  municipalités  de  l'Espagne, 
dont  la  loi  nouvelle  doit  détruire  l'intluence:  il  a  eu  enfui,  outre  ses 
armes  ordinaires,  les  sociétés  secrètes  et  les  journaux,  un  généralis- 
sime à  la  tête  de  son  armée  victorieuse  et  en  possession  du  pouvoir 
le  plus  absolu  que  jamais  homme  ait  exercé;  et,  malgré  ces  moyens 
formidables,  irrésistibles,  malgré  ce  concours  des  circonstances  et  des 
hommes,  il  a  échoué.  11  a  sufti  de  l'inflexible  résistance  d'une  femme 
pour  venir  à  bout  de  toutes  ces  forces  combinées. 

C'est  que  l'ascendant  moral  de  la  royauté  est  toujours  immense 
en  Espagne,  quoi  qu'on  en  dise.  La  royauté  a  été  souvent  humiliée, 
souvent  vaincue  dans  ces  derruères  années;  mais  elle  s'est  toujours 
relevée  par  sa  propre  force ,  et  elle  a  survécu  à  tous  ses  vainqueurs 
d'un  jour.  Tout  n'est  pas  perdu  dans  un  pays  quand  il  lui  reste  encore 
un  pareil  levier.  L'Espagne  a  toujours  ses  deux  vieilles  croyances, 
elle  est  monarchique  et  catholique;  seulement ,  elle  aspire  à  dégager 
ces  deux  grands  principes  de  leurs  propres  excès,  et  à  les  concilier 
avec  les  besoins  des  sociét's  modernes.  Le  problème  est  loin  d'être 
insoluble;  il  faut  espérer  qu'il  sera  résolu.  Ce  qui  permet  de  le  croire, 
c'est  la  double  victoire  que  la  royauté  constitutionnelle  vient  de  rem- 
porter, l'une  sur  l'absolutisme  personnifié  dans  don  Carlos,  l'autre 
sur  l'esprit  révolutionnaire  un  moment  représenté  par  Espartero. 

Nous  disons  qu'il  y  a  eu  victoire,  quoique  la  lutte  dure  encore.  Tl 
nous  semble,  en  effet,  que  les  plus  terribles  épreuves  viennent  d'être 
subies,  et  qu'il  ne  peut  plus  se  représenter  de  situation  semblable  à 
celle  dont  nous  venons  d'être  les  témoins.  La  reine  délivrée  va  pro- 
bablement appeler  aux  affaires  un  ministère  modéré.  Ce  ministère 
aurait  sans  doute  de  grandes  difficultés  à  vaincre;  mais,  appuyé  sur  la 
majorité  des  deux  chambres,  soutenu  par  la  royauté,  défendu  par 
une  partie  de  l'armée,  il  aurait  aussi  entre  les  mains  de  puissans 
moyens  de  gouvernement.  L'expérience  de  Barcelone  doit  avoir  dis-  ' 
sipé  bien  des  illusions  d'un  côté,  et  fait  cesser  bien  dès  tâtonnemens 


788  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'autre.  S'il  y  a  dans  le  parti  modéré  espagnol  quelque  puissance, 
({uelque  vie,  quelque  chance  d'avenir,  voici  le  moment  venu  de  se 
montrer  et  de  prendre  fermement  les  rênes.  L'occasion  est  décisive. 

Craindrait-on  quelque  résistance  dangereuse  de  la  part  des  muni- 
(  ipalités?  Mais  cette  résistance  doit  être  bien  ébranlée  par  ce  qui  est 
arrivé  à  la  municipalité  de  Barcelone.  Dans  la  première  ivresse  du 
succès,  l'ayuntamicnto  de  Madrid  avait  délibéré  sur  la  réception  qui 
serait  laite  à  Espartero,  quand  il  rentrerait  dans  la  capitale  traînant 
après  lui  la  reine  asservie.  Il  avait  été  décidé  qu'on  prendrait  pour 
modèle  ce  (^ui  eut  lieu  pour  l'entrée  de  (Jiarles-Quint  emmenant 
François  I"  prisonnier.  L'allusion  était  claire  et  facile  à  saisir;  mais 
quand  on  a  su  que  la  reine  arrivait  seule,  et  cjLie  Diego  Léon  et 
O'Donnell  nnuplaceraient  Espartero,  il  a  bien  fallu  changer  de  pro- 
gramme. Il  est  arrivé  en  même  temps  que  le  capitaine-général  de 
Madrid  a  défendu  à  l'ayuntamicnto  d'agiter  la  population  par  des  ma- 
nifestations publiques,  et  il  paraît  que  l'ayuntamiento  s'est  montré 
disposé  à  se  soumettre. 

Toute  la  question  est  dans  l'armée,  dans  la  force  publique  qui  doit 
faire  respecter  l'autorité.  Or  il  est  certain  que,  dans  les  chefs  de  cette 
armée,  il  en  est  plusieurs,  et  des  plus  braves,  des  plus  aimés  du  soldat, 
(lui  brûlent  de  prouver  leur  fidélité  à  leur  devoir.  Ce  serait  une  grande 
faute  pour  les  modérés  que  de  songer  à  licencier  une  partie  de  l'armée. 
Ce  que  les  officiers  craignent  surtout ,  c'est  la  perte  de  leur  grade  et 
de  leur  solde;  c'est  en  les  effrayant  sur  leur  avenir  que  les  fiiutcurs  de 
désordre  peuvent  les  entraîner.  Oue  le  gouvernement  déclare  qu'il 
conservera  l'armée  sur  son  pied  actuel,  et  l'armée  suivra  le  drapeau. 
Quiconque  porte  une  épée  est  naturellement  ami  de  l'ordre  et  attaché 
à  son  serment.  Il  faut  que  le  besoin  parle  bien  haut  pour  que  le  soldat 
n'entende  pas  avant  tout  la  voix  de  l'honneur. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  l'entretien  de  l'armée  telle  qu'elle  est 
coûtera  trop  cher.  Ce  qui  établit  dans  un  pays  le  règne  des  lois  ne 
saurait  être  cher.  Si  la  force  publique  est  insuffisante,  si  des  émeutes 
périodiques  continuent  à  troubler  les  villes,  si  des  bandes  impunies 
parcourent  les  campagnes,  le  recouvrement  régulier  des  impôts  de- 
meurera impossible,  et  l'Espagne  s'enfoncera  de  plus  en  plus  dans  le 
gouffre  de  la  banqueroute.  Si  au  contraire  l'armée  est  assez  nom- 
breuse pour  garantir  la  sécurité  sur  tous  les  points  du  territoire,  si  le 
gouvernement  est  durable  et  obéi,  si  les  désordres  sont  réprimés,  si 
les  propriétés  sont  protégées,  alors  le  sol  admirable  de  la  Péninsule 
produira  de  nouveau  des  trésors,  et  l'agriculture,  l'industrie,  le  corn- 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  780 

merce,  fourniront  bien  au-delà  de  ce  qui  sera  nécessaire  pour  payer 
leurs  défenseurs.  C'est  l'absence  d'une  armée  qui  serait  coûteuse,  et 
non  la  conservation  de  celle  qui  existe. 

Les  exaltés  prétendent  que  l'intention  des  modérés  est  de  faire  un 
coup  d'état,  d'abroger  par  ordonnance  la  constitution  de  1837,  et  de 
revenir  au  régime  du  bon  plaisir.  Cette  accusation  est  absurde.  A 
quoi  bon  la  suppression  de  la  constitution  pour  un  parti  qui  est  maîtr»^, 
de  la  presque  unanimité  des  deux  cbambres?  Pourquoi  se  priverait-tl 
de  gaieté  de  cœur  de  la  force  ({ue  donne  à  un  gouvernement  radiiésion 
certaine  des  représentans  du  pays?  La  loi  sur  les  ayunlamientos,  par 
exemple,  n'est-elle  pas  plus  puissante  pour  avoir  été  librement  votée 
par  des  assemblées  librement  élues,  que  si  elle  émanait  uniquement 
de  la  royauté?  Ceux-là  seuls  font  des  coups  d'état  qui  trouvent  de 
la  résistance  dans  les  pouvoirs  «onstitués ;  mais  on  ne  fait  pas  de 
coups  d'état  contre  soi-même,  on  ne  prend  pas  par  la  violence  et 
l'illégalité  ce  qu'on  est  sur  de  se  donner  légalement  et  paisiblement. 

Sans  doute  les  modérés  veulent  se  servir  de  leur  majorité  dans 
les  chambres  et  dans  la  nation  pour  réparer  par  des  lois  nouvelles  les 
maux  (jue  des  révolutions  de  caserne  et  des  émeutes  soldées  ont  faits 
à  l'Espagne;  mais  ils  sont  dans  leur  droit,  dans  leur  droit  incon- 
testable, et  il  n'y  a  que  la  force  matérielle  qui  puisse  les  en  empê- 
cher. Ils  ont  malheureusement  manqué  jusqu'ici  de  l'énergie  qui  au- 
rait facilement  triomphé  des  faibles  élémens  de  désordre  qu'ils  avaient 
à  combattre;  mais  si  cette  énergie  leur  est  venue,  il  n'y  a  rien  à  dire. 
Les  lois  sont  sauvées  et  non  compromises,  s'ils  sont  les  plus  forts.  Ce 
sont  les  exaltés  qui  ont  toujours  procédé  par  les  voies  extra-légales; 
les  modérés  ont  respecté  les  formes  jusqu'à  l'excès;  ils  ont  obéi  jus- 
qu'à des  constitutions  imposées  à  l'Espagne  par  un  sergent  ivre  (jui 
ne  savait  pas  de  quoi  il  parlait. 

Les  progrès  que  les  idées  modérées  ont  faits  depuis  se])t  ans  sont 
immenses.  La  plupart  des  hommes  éminens  qui  ont  appartenu  au 
parti  progressiste,  sont  maintenant  du  parti  modéré.  Tout  le  monde 
sait  quel  changement  radical  la  pratique  des  affaires  a  opéré  che/. 
M.  Isturitz.  M.  Mendizabal  lui-même  est  presque  complètement  re- 
venu de  ses  anciennes  erreurs.  Ce  qui  a  fait  avorter  la  révolution  com- 
mencée à  Barcelone,  c'est  moins  encore  le  désistement  subit  d'Es- 
partero  que  le  peu  de  foi  de  tous  les  hommes  de  quelque  valeur  dans 
les  idées  progressistes.  Pour  trouver  un  véritable  ministère  exalté,  il 
aurait  fallu  fouiller  dans  les  clubs  et  dans  les  bullangeros.  Il  n'y  a  plus 
d'exaltés  que  là.  Les  modérés  triompheront  sans  peine  de  ce  qui  ets 

TOME   XXIII.  —  SUPPLÉMENT.  ôO 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reste ,  le  jour  où  ils  le  voudront  sérieusement ,  et  en  vérité  ils  seraient 
inexcusables  de  ne  pas  le  vouloir  dès  aujourd'hui. 

Reste  un  obstacle,  un  seul:  c'est  Espartoro.  Encore  n'est-il  pas 
bien  sûr  que  ce  soit  véritablement  un  obstacle.  Le  généralissime  a  dû 
faire  beaucoup  de  réflexions  depuis  son  incartade  de  li  ircelone.  Son 
attitude  montre  qu'il  s'est  repenti,  bien  qu'il  ne  veuille  pas  en  con- 
venir. On  parle  beaucoup  moins  depuis  quelque  temps  du  fameux 
Linage.  Le  bruit  s'était  même  répandu  qu'il  avait  été  nommé  à  un 
commandement  qui  l'éloignait  du  quartier-général.  Ce  bruit  n'a  pas 
et  ;  confirmé  officiellement  ;  mais  qu'il  soit  Fondé  ou  non ,  il  n'est  pas 
moins  l'indice  d'une  situation  nouvelle  pour  lui.  Son  ascendant  paraît 
avoir  baiss'-  ;  celui  de  la  duchesse  de  la  Victoire  s'est  accru.  Il  se 
pourrait  à  la  rigueur  qu'Espartero  rentrât  dans  le  devoir  et  reprît  le 
rôle  qu'il  n'aurait  jamais  dû  quitter. 

Disons  pourtant  avec  franciiise  que  nous  ne  l'espérons  pas.  H  ne 
faut  pas  se  faire  illusion.  Il  y  aura  toujours  chez  Espartero  un  terrible 
argument  contre  la  soumission,  c'est  l'orgueil.  Des  adresses  de  mu- 
nicipalités lui  arrivent  encore  de  tous  les  côtés;  le  cri  de  rire  hspar- 
terof  retentit  encore  sur  bien  des  points  plus  haut  que  le  cri  de  vive 
la  reine/  Bientôt  va  arriver  l'anniversaire  de  la  convention  de  Ber- 
gara.  Les  couronnes  d'or  vont  pleuv(»ir  à  son  quartier-général.  Bien 
qu'il  ait  trompé  toutes  les  espérances  des  exaltés,  ils  ne  cesseront  pas 
de  l'entourer,  car  il  est  leur  dernier  espoir.  Les  commissaires  anglais  se 
multiplient  depuis  quelque  temps  autour  de  lui  (1).  Il  s'entendra  dire 
tous  les  jours  par  sa  camarilla,  car  c'est  là  qu'est  vraiment  la  cama- 
rilla  aujourd'hui,  qu'il  est  le  plus  grand  homme  et  le  plus  méconnu 
du  siècle,  et  que,  s'il  le  voulait ,  il  serait  le  maître  de  l'Espagne.  Rien 
ne  sera  épargné  en  même  temps  pour  lui  rendre  plusamères  les  atta- 
ques dont  il  va  être  l'objet ,  et  pour  lui  grossir  les  mesures  qui  seront 
iniailliblement  prises  pour  diminuer  le  pouvoir  dont  il  jouit. 

Il  faudrait  être  doué  d'une  bien  grande  vertu  pour  résister  à  de 
pareilles  suggestions  incessamment  renouvelées.  On  doit  d'aiileuFS 
s'attendre,  pourquoi  ne  le  dirions-nous  pas?  à  peu  d'elïorts  du  côté 
de  la  reine  pour  ramener  Espartero.  La  reirie  a  dit  au  généralissime, 
en  partant  de  Barcelone ,  qu'elle  ne  gardait  pas  de  rancune  de  la 
jarana  (échauffourée)  du  10  juillet;  mais  est-il  possible  qu'elle  n'en 
conserve  pas  au  contraire  un  vif  ressentiment?  Elle  a  dû  être  d'au- 
tant plus  offensée  de  la  conduite  du  comte-duc,  qu'elle  avait  plus 

(t)  Le  culonci  Wylde  vient  do  lui  apporter  le  j;rand  cordon  de  l'ordre  du  Bain. 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  T91 

compté  svir  lui.  Elle  est  entourée,  elle  aussi,  de  serviteurs  que  l'iu- 
gratitude  d'Espurtero  a  blessés  profondément,  et  qui  ne  cesseront 
pas  de  le  représenter  comme  un  traître  et  comme  un  rebelle.  La 
duchesse  de  la  Victoire  aviiit  excité,  pendant  sa  haute  faveur,  les 
jalousies  de  toute  la  cour;  ces  Jalousies  ne  pardonnent  pas,  et  elles 
ont  déjà  tout  mis  on  œuvre  pour  envelopper  la  duchesse  dans  la 
disgrâce  de  son  mari,  et  rompre  ainsi  l'unique  lien  qui  aurait  pu  rap- 
procher la  reine  d'Espartero. 

Toutes  les  probabilités  sont  donc  pour  une  lutte  entre  le  gouver- 
nement de  la  reine  et  le  généralissime.  Avant  les  évènemens  de  Bar- 
celone, celte  lutte  eût  été  impossible;  depuis  ces  évènemens,  les 
chances  sont  plus  égales.  Dans  tous  les  cas,  ce  sera  un  terrible  jeu 
que  celui-là,  et  il  serait  bien  à  désirer  que  l'Espagne  en  pût  être  pré- 
servée; mais  enfin,  puiscjue  tout  l'annonce,  il  est  bon  de  l'envisager 
d'avance  de  sang-îroid.  La  victoire  des  exaltés  n'est  plus  possible 
maintenant  que  par  une  révolution  qui  supprime  la  royauté;  ils  ne 
se  serviront  d'Espartero  que  dans  ce  but,  et  comme  il  leur  a  déjà 
échappé  une  fois  au  dernier  moment,  ils  prendront  leurs  mesures 
pour  s'assurer  de  lui  ou  se  passer  au  besoin  de  son  concours.  Ce  sera 
donc  d'une  révolution  qu'il  s'agira  si  la  lutte  s'engage,  que  le  générc- 
hssime  y  consente  ou  non. 

Espartero  espère  toujours  se  borner  à  faire  le  Walstein,  et  à  se 
créer,  à  coté  du  gouvernem;mt  régulier,  une  sorte  de  principauté 
mihtaire  indépendante.  Il  ne  le  pourra  pas  long-temps.  Déjà  les 
inspirations  de  son  état-major  lui  ont  fait  prendre  une  attitude  qui 
a  quelque  chose  de  ridicule  à  force  d'être  audacieuse.  On  sait  que  les 
révolutionnaires  espagnols  mêlent  toujours  la  France  dans  leurs  dé- 
clamations contre  le  gouvernement  de  leur  pays,  et  qu'ils  aiment 
à  confondre  dans  la  même  répulsion  le  nom  de  la  reine  Christine  et 
celui  du  roi  Louis-Philippe.  Pétulant  les  évènemens  de  Barcelone, 
Linage  et  les  siens  disaient  hautement  que,  si  le  gouvernement  fran- 
çais faisait  mine  de  vouloir  soutenir  la  reine,  cinquante  mille  Espa- 
gnols paraissant  sur  la  crête  des  Pyrénées ,  et  prononçant  le  mot  de 
république,  mettraient  aussitôt  la  France  en  feu.  Il  paraît  ([ue  ces 
belles  imaginations  ont  gagné  Espartero  lui-même,  car  il  groupe 
depuis  (juelque  temps  ses  divisions  sur  la  frontière  de  France,  avec 
une  affectation  qui  a  déjà  excité  quelques  alarmes  dans  la  population 
des  Pyrénées-Orientales. 

Cette  démonstration  est  si  folle,  qu'elle  ne  mériterait  pas  qu'on 
en  fît  mention,  si  elle  n'était  l'indice  de  l'état  d'esprit  du  généralis- 

50. 


792  REVUE   DES  DEUX   iMONDES. 

sime.  Il  veut  faire  peur  à  la  France,  pour  intimider  plus  sûrement 
la  reine.  Tout  invincible  qu'a  été  jusqu'ici  le  duc  de  la  Victoire,  cette 
entreprise  de  sa  part  a  lieu  d'étonner;  elle  a  (pielque  rapport  avec 
les  t.''mérités  de  ces  héros  castillans  qui  ont  donné  leur  nom  à  la  pré- 
somption militaire.  On  raconte  aussi  que ,  lors  de  son  dernier  triomphe 
sur  Cabrera,  il  prenait  plaisir  à  rejeter  sur  notre  territoire  les  ar- 
mées de  don  Carlos,  disant  qu'il  était  bon  que  ces  hôtes  incommodes 
donnassent  de  l'occupation  au  gouvernement  français.  Cette  étrange 
hostilité  s'explique  parfaitement,  ([uand  on  songe  à  ceux  qui  entourent 
Espartcro  :  on  peut  en  induire  tout  ce  dont  le  généralissime  est  ca- 
pable quand  son  orgueil  est  enjeu,  (^elui  qui  déclare  presque  la  guerre 
à  la  France  en  ce  moment  pourra  bien  la  déclarer  plus  tard  à  sa  sou- 
veraine. 

Eh  bien  !  nous  ne  croyons  pas  au  succès  d'une  révolution  en  Es- 
])agne ,  quand  même  le  duc  de  la  Victoire  se  mettrait  à  la  tète  de 
<ette  révolution.  Il  ne  manque  aux  modérés  que  du  courage  et  de 
l'ensemble;  ce  qui  vient  de  se  passer  doit  leur  en  donner.  L'ascen- 
dant personnel  de  la  reine  Christine  s'est  nécessairement  accru  par 
les  scènes  qui  auraient  pu  lui  être  fatales ,  et  dont  elle  est  sortie  à 
son  avantage,  à  force  de  tact,  d'intelligence  et  de  résolution.  Encore 
un  coup,  avec  l'autorité  de  la  couronne,  l'adhésion  de  la  nation  entière, 
la  sympathie  de  tous  les  hommes  raisonnables  à  l'étranger,  le  gouver- 
nement constitutionnel  espagnol  doit  triompher  d'une  poignée  de 
factieux ,  et  môme  de  cet  homme  faible ,  indécis  et  vain ,  que  sa  gloire 
facile  a  enivré,  et  que  son  orgueil  pousse  à  usurper  la  domination, 
(piaud  son  bon  sens  lui  crie  de  s'en  abstenir. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  août  1840. 

La  question  d'Orient,  telle  que  la  convention  du  15  juillet  a  prétendu  la 
poser,  est  entrée  dans  sa  seconde  phase ,  et  tout  semble  annoncer  qu'elle  ne 
pourra  pas  atteindre  la  troisième. 

Après  avoir  signé  le  pacte  anglo-russe ,  après  avoir  résolu  de  se  faire  les 
arbitres  de  l'Orient  sans  le  concours  et  l'assentiment  de  la  France ,  les  signa- 
taires de  la  convention  avaient  un  second  pointa  fixer,  un  point  qui,  secon- 
daire en  apparence,  était  en  réalité  le  point  capital  et  le  plus  difficile  à  régler; 
je  veux  dire  l'exécution  du  traité,  ce  qu'on  a  appelé  les  inoyens  coèrcitifs. 

Ici  encore  lord  Palmerston  s'est  laissé  égarer  par  des  rapports  exagérés  et 
par  de  fausses  suppositions.  Il  faut  le  dire,  l'histoire  de  ces  étranges  négocia- 
tions fournira  plus  d'une  page  curieuse  aux  annales  diplomatiques  de  notre 
époque. 

Pourquoi  a-t-on  conçu  la  pensée  du  traité  du  15  juillet?  Parce  que  lord 
Palmerston  a  supposé  que  notre  cabinet  poussait  IMéhémet-Ali  à  conclure 
un  arrangement  direct  avec  la  Porte;  parce  qu'il  a  cru  que  l'offre  de  restituer 
au  sultan  sa  flotte  avait  été  un  conseil  de  jM.  Thiers;  parce  qu'il  s'est  imaginé 
que  le  gouvernement  français  n'ayant  d'autre  but  que  d'enlever  à  la  confé- 
rence de  Londres  la  décision  du  litige,  il  importait  de  le  gagner  de  vitesse; 
enfin  parce  qu'en  prenant  au  pied  de  la  lettre  les  exagérations  de  l'esprit  de 
parti ,  il  s'est  persuadé  que  la  France  voulait  réellement  la  paix  à  tout  prix  ,  et 
qu'elle  se  résignerait,  pour  la  maintenir,  à  ne  jouer  dans  les  affaires  du  monde 
que  le  rôle  du  dieu  d'Kpicure.  Toutes  ces  suppositions  étaient  gratuites;  elles 
étaient  même  contradictoires;  car  un  gouvernement  qui  voudrait  la  paix  à 
tout  prix  ne  s'engagerait  pas  isolément  dans  des  voies  détournées  qui  peuvent 
toujours  aboutir  au  dissentiment  et  à  la  guerre. 

Il  était  cependant  bien  facile  de  se  tenir  en  garde  contre  ces  vaines  hypo- 
thèses, facile  d'apprécier  à  son  véritable  point  de  vue  la  politique  de  la  France 
dans  les  affaires  de  l'Orient. 

On  a  supposé  au  cabinet  français  une  politique  toute  de  finesse  et  d'artifice. 


79V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  s'est  trompé.  C'est  ainsi  que  se  trompent  souvent  les  hommes  que  le  vul- 
gaire qualifie  d'habiles.  Il  est  arrivé  au  gouvernement  français  ce  qui  arrive 
aux  personnes  véridiques.  Sans  le  vouloir  ils  induisent  en  erreur  les  esprits 
méfians  qui  redoutent  toujours  le  mensonge. 

La  politique  de  la  France  a  été  simple,  franche,  honnête.  Elle  a  toujours 
voulu  une  solution  pacifique  de  la  question  d'Orient,  et  une  solution  qui  écartât 
tout  empiétement  d'une  puissance  européenne  sur  l'empire  ottoman.  Sans 
doute  peu  importe  à  la  France  que  ÏMéhémet-Ali  conserve  ou  abandonne  telle 
ou  telle  partie  du  territoire  qu'il  occupe.  S'il  prenait  fantaisie  au  |)acha  de 
rentrer  dans  la  vie  privée  ou  de  rendre  au  sultan  le  gouvernement  de  la  Syrie, 
voire  même  celui  de  l'I^^gypte,  la  France  n'y  apporterait  aucun  obstacle.  Mais 
la  saine  politique  ne  se  fonde  pas  sur  de  folles  suppositions.  En  fait,  Mehemet- 
Ali  occupe  depuis  long-temps  ces  provinces;  il  y  est  fortement  établi;  il  n'est 
pas  homme  à  s'en  dessaisir  de  bon  gré;  le  gouvernement  français,  en  tenant 
compte  de  ces  faits,  des  embarras  de  l'empire  ottoman,  des-  antécédens  du 
pacha,  de  son  habileté,  de  son  influence  en  Orient,  a  compris  que  toute  ten- 
tative sérieuse  pour  arracher  au  pacha  ses  conquêtes  pourrait  auiener  un  choc 
funeste  à  la  Porte  et  des  complications  dangereuses  pour  la  paix  du  monde. 
La  France,  suivant  cette  politique  calme,  sensée,  pratique,  qui  distingue  émi- 
nemment la  monarchie  de  juillet,  en  a  conclu  qu'il  fallait,  dans  l'intérêt  de 
Tempire  ottoman  et  de  l'équilibre  européen,  accepter  les  faits  accomplis,  et 
arriver,  par  une  sage  lenteur  et  par  rinduence  morale  des  puissances,  à  un 
arrangement  qui ,  sans  rien  ôter  de  ses  forces  réelles  à  la  Porte,  la  mît  à  l'abri 
de  toute  secousse  et  de  tout  démembrement.  Méconnaître  la  politiijue  de  la 
France,  c'est  obéir  à  d'aveugles  préventions  ou  à  de  coupables  arrière-pen- 
sées. La  politique  de  la  France  concilie  les  intérêts  légitimes  de  tout  le  monde, 
tous  les  intérêts  qu'on  peut  avouer.  La  politique  contraire  n'est  qu'égoïsme, 
faiblesse  et  colère  :  en  effet,  les  vues  égoï.stes  de  la  Russie,  la  colère  de  lor<l 
Palmerston  et  de  lord  Ponsonby,  la  faiblesse  des  cabinets  autrichien  et  prus- 
sien, excitées,  encouragées  par  de  fausses  suppositions  à  l'endroit  de  la  France, 
sont  les  mobiles  de  cette  monstrueuse  alliance,  qui,  incapable  de  rien  produire 
de  décisif,  a  cependant  déjà  fait  beaucoup  de  mal  par  la  perturbation  et  les 
alarmes  qu'elle  a  jetées  dans  les  marchés  du  monde. 

Elle  ne  peut  rien  produire  de  décisif,  car  il  en  est  des  moyens  d'exécution 
comme  du  principe  même  du  traité  ;  tout  reposait  sur  de  vaines  suppositions. 
Les  négociateurs,  nous  en  sommes  convaincus,  n'ont  pas  osé  fixer  leur  pensée 
sur  l'énormité  des  moyens  que  la  résistance  de  JMéhémeî-Ali  pourrait  rendre 
nécessaires;  ils  ne  se  sont  pas  représenté  ia  France  surveillant  d'un  œil  juste- 
ment jaloux  et  l'arme  au  bras  toute  tentative  violente,  la  France  prête  à  jeter, 
coûte  (|ue  coule,  tout  son  poids  dans  la  balance,  le  jour  oij  l'équilibre  euro- 
péen paraîtrait  .sérieusement  troublé.  Non  :  ils  ont  cru,  d'un  côté,  que  l'insur- 
rection de  Syrie  se  chargerait  de  l'exécution  de  leurs  arrêts,  et  de  l'autre  que 
la  France,  à  tout  événement,  ne  ferait  pas  sortir  un  fusil  de  plus  de  se& 
arsenaux. 


REVUE — CHROMQUE.  795 

Qu'est-il  arrivé?  L'insurrection  de  Syrie  a  disparu  comme  un  nuage;  la 
France,  la  France  unanime  a  pris  à  l'instant  même  l'attitude  que  sa  dignité 
et  son  intérêt  lui  imposaient  :  les  suppositions  de  lord  Palmerston  et  de  M.  de 
Metternicli  ont  fait  place  à  de  graves  réalités.  lAleliémet-Ali ,  vainqueur  de  l'in- 
surrection  ,  développe  ses  moyens  de  défense  et  oppose  aux  sommations  de  la 
Porte  un  refus  péremptoire  :  la  France  observe  et  se  prépare  à  tout  événement. 
Les  .auteurs  de  la  convention  anglo-russe  ss  trouveat  ainsi  jetés  sur  une 
mer  où  peuvent  éclater  de  grands  orages,  et  dont  ils  n'avaient  pas  soupçonné 
les  écueils.  Il  est  impossible  que  la  prudence  ne  reprenne  pas  son  empire  sur 
des  hommes  blanchis  dans  les  affaires,  et  qui  ont  à  sauver  le  repos  de  leurs 
vieux  jours  et  l'éclat  de  leur  renommée.  A  l'heure  qu'il  est,  plus  d'un  diplo- 
mate regrette,  nous  le  pensons,  d'avoir  concouru  à  un  acte  qui  n'est  au  fond 
qu'une  étourdcrie. 

Il  suflit,  pour  s'en  convaincre,  de  lire  le  )nemoranduni  adressé  à  la  France 
le  17  juillet.  Qu'est-ce  qu'une  convention  sur  l'Orient,  conclue  sans  la  France 
et  se  fondant  sur  deux  suppositions  que  notre  ambassadeur,  IM.  Guizot,  à 
l'instant  même,  a  nettement  et  fortement  coulredites?  On  prétendait  que  l'ar- 
rangement proposé  au  pacha  reposait  sur  des  idées  émises  par  le  gouverne- 
ment français.  11  n'en  est  rien.  On  prétendait  que  la  France  avait  donné  le 
droit  de  croire  que  dans  aucun  cas  elle  ne  s'opposerait  aux  mesures  prises  par 
les  puissances.  La  France,  au  contraire,  jamais,  à  aucune  époque,  n'a  aliéné 
sa  liberté  d'action.  M.  Guizot  l'a  constate,  et  on  na  rien  eu  à  lui  répondre. 
Loin  de  nous  le  désir,  la  pensée  d'envenimer  la  querelle.  S'il  était  en  notre 
pouvoir  d'effacer  d'un  trait  de  plume  les  incidens  des  six  dernières  semaines, 
et  de  rétablir  à  l'instant  même  entre  l'Angleterre  et  la  France,  entre  les  deux 
grandes  nations  constitutionnelles  de  l'Europe,  cette  union  intime  qui  était 
également  utile  et  honorable  aux  deux  pays,  et  qui  seule  garantissait  la  paix 
du  monde,  certes  nous  n'hésiterions  pas  à  le  faire.  Cependant  qu'on  nous 
permette  de  faire  remarquer  au  noble  lord  le  singulier  langage  qu'il  tient  à  la 
France  à  la  Un  du  meinorandiun.  Au  moment  où  il  quitte  l'alliance  française 
pour  se  jeter  dans  les  bras  de  la  Russie,  au  moment  où  il  se  propose  de  faire 
en  Orient  ce  que  la  France  désapprouve,  c'est  à  la  France  qu'il  demande  de 
lui  prêter  son  concours  moral,  l'appui  de  son  inlluence  !  ■  Votre  influence, 
nous  dit-il,  est  toute-puissante  à  Alexandrie.  »  Ce  langage  est-il  sérieux?  S'il 
ne  l'était  pas,  la  France  aurait  le  droit  de  s'en  plaindre.  Elle  est  trop  grande 
dame  pour  que  qui  que  ce  soit  au  monde  se  permette  avec  elle  l'ironie.  Si  ce 
langage,  connue  nous  aimons  à  le  croire,  est  sérieux,  il  approche  de  la  na.veté. 
Quoi!  la  France  emploierait  son  inlluence  pour  que  la  convention  du  lô  juil- 
let, faite  sans  elle  et  en  quelque  sorte  contre  elle,  ne  reste  pas  une  lettre 
morte!  la  France  viendrait  en  aide  à  l'alliance  anglo-russe!  elle  contribuerait 
à  amoindrir  l'homme  qu'on  déteste  à  Saint-Pétersbourg  et  que  poursuivent  de 
leur  haine  lord  Palmerston  et  lord  Ponsonby! 

Encore  une  fois,  libre  au  pacha  de  rendre,  si  bon  lui  semble,  à  la  Porte 
toutes  ses  possessions  ;  libre  à  lui  de  prendre  peur,  et  de  déiiientir,  s'il  le  veut^ 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toute  sa  vie.  La  France,  tant  que  la  Porte  seule  agira ,  tant  qu'elle  restera  seule 
maîtresse  du  pays,  n'a  rien  à  dire.  Mais,  quoi  qu'on  fasse  au  nom  de  la  conven- 
tion du  15  juillet,  de  la  convention  conclue  clandestinement,  sans  inviter 
préalablement  et  formellement  la  France  à  la  discuter  et  à  y  prendre  part, 
certes,  le  gouvernement  français  n'y  prêtera  pas  son  concours.  Son  rôle,  le 
minimum,  pour  ainsi  dire,  de  son  rôle,  c'est  l'observation  armée.  Le  surplus 
dépendra  des  évènemens,  de  la  prudence  ou  de  l'audace  des  cabinets.  La  poli- 
tique de  la  France  est  connue  :  elle  est  désintéressée,  mais  digne;  la  France  ne 
demande  rien,  mais  elle  ne  laissera  pas  impunément  compromettre  l'équilibre 
européen.  Elle  aime  la  paix ,  elle  en  connaît  et  apprécie  les  avantages-,  mais  le 
jour  où  le  droit  et  l'honneur  le  lui  commanderaient,  elle  ferait  la  guerre  comme 
la  France  peut  la  faire,  et  là  où  la  France  a  le  plus  d'intérêt  à  la  faire.  Elle  ne 
se  laisserait  pas  assigner  un  champ  de  bataille,  elle  le  choisirait. 

L'Europe  ne  l'ignore  pas,  et  si  quelques  doutes  lui  restaient  encore,  s'il  se 
trouvait  quelque  part  un  homme  trop  confiant  dans  ses  prévisions,  ces  doutes 
et  ces  croyances  seront  dissipés,  nous  le  pensons,  par  ces  nobles  et  vives  paroles, 
par  ces  paroles  si  françaises  et  à  la  fois  si  utiles  à  l'Europe ,  qui  ont  été 
dites  en  haut  lieu.  INous  voudrions  pouvoir  redire  tout  ce  qu'il  y  avait  dans 
ces  paroles  augustes  de  haute  raison ,  de  fermeté  patriotique,  de  dignité  natio- 
nale. La  couronne,  le  pays,  le  cabinet,  sont  unanimes,  également  fermes  et 
modérés,  également  calmes  et  résolus.  Dès-lors  toute  inquiétude  serait  vaine, 
toute  agitation  prématurée,  ^ous  pouvons  envisager  la  question  de  sang-froid , 
avec  toute  la  confiance  que  nous  inspirent  le  bon  droit,  l'honnêteté  de  notre 
politique,  la  force  et  les  sentimens  du  pays,  la  sagesse  et  la  résolution  du 

pouvoir. 

En  présence  de  ces  faits,  posons  de  nouveau  la  question  des  moyens  coer- 
citifs.  L'insurrection  de  Syrie  n'est  plus;  le  pacha  résiste,  nous  le  supposons 
du  moins.  Que  fera-t-on? 

Le  blocus  de  la  Syrie?  L'Angleterre  a  toujours  soutenu,  relativement  à  l'Es- 
pagne, qu'on  ne  pouvait  pas  faire  accepter  aux  neutres  le  blocus  des  ports 
d'une  puissance  amie.  11  n'y  a  pas  là  de  blocus  possible,  car  la  Syrie  est  une 
province  de  l'empire  ottoman.  Or,  les  Anglais  ne  peuvent  pas  bloquer  les  ports 
de  leur  allié,  et  la  Porte  ne  peut  pas  se  bloquer  elle-même.  Le  sultan  pourrait 
déclarer  que  par  mesure  de  police  il  ferme,  à  toutes  les  nations  sans  excep- 
tion, tel  ou  tel  port.  Dans  ce  cas,  les  forces  du  sultan  peuvent  seules  inter- 
venir pour  faire  exécuter  la  mesure. 

Le  bombardement  d'Alexandrie?  Indépendamment  de  tout  ce  qu'il  y  aurait 
à  dire  sur  la  légalité,  la  moralité  et  la  possibilité  de  cet  expédient,  qui  réveille- 
rait de  tristes  souvenirs,  ce  serait  un  singulier  service  à  rendre  à  la  Porte  que 
de  brûler,  avec  la  flotte  égyptienne,  la  flotte  turque,  que  le  pacha  placerait, 
sans  aucun  doute,  en  première  ligne.  Serait-ce  une  preuve  de  la  tendresse 
anglo-russe  pour  le  sultan  ?  Et  si ,  comme  nous  le  pensons,  Méhémet-Ali  pré- 
fère quelques  pertes,  même  un  désastre  à  l'ignominie,  quel  sera  le  résultat  de 
ces  efforts?  quel  profit  en  retirera  le  sultan?  La  lutte  sera  longue  et  acharnée, 


REVUE  —  CHRONIQUE.  797 

et,  comme  l'a  dit  M.  Guizot  avec  cette  netteté  d'expression  qui  le  caractérise, 
la  paix  du  monde  sera  livrée  aux  incidens  et  aux  subalternes. 

Le  blocus,  le  bombardement!  mais  si  le  pacha  irrité,  fatigué,  se  résout  à 
jouer  le  tout  pour  le  tout  et  donne  à  Ibrahim  Tordre  de  franchir  le  Taurus,  s'il 
sollicite  le  fanatisme  musulman  et  couvre  le  territoire  de  l'empire  de  révoltes 
et  d'insurrections,  que  feront  les  vaisseaux  de  la  Grande-Bretagne?  Hélas! 
ils  iront  prendre  des  cargaisons  de  R.usses  pour  les  porter  en  Egypte,  en 
Syrie,  quesais-je?  En  même  temps  une  armée  moscovite  marchera  sur  Con- 
stantinople. 

«  Cela  n'arrivera  pas.  »  Il  faut  l'espérer;  mais  cela  peut  arriver,  grâce  à 
votre  traité.  C'est  là  le  résultat  net  de  la  politique  de  lord  Palmerston;  il  n'y 
en  a  pas  d'autres.  Jusqu'ici  la  paix  du  monde  était  entre  les  mains  des  cabi- 
nets européens;  disons-le,  avant  tout,  elle  était  entre  les  mains  de  l'Angleterre 
et  de  la  France.  Aujourd'hui  elle  est  tout  entière  entre  les  mains  d'un  Turc, 
d'un  pacha  qui ,  dans  un  coin  de  l'Afrique,  peut  calculer  à  son  aise  toutes  les 
chances  que  lui  présente  une  conflagration  générale  de  l'Occident  et  de  l'Orient. 
Et  ces  chances  ne  seraient  pas  à  mépriser  pour  lui  ! 

Cette  remarque,  qui  est  le  point  vital  de  la  question,  ne  nous  appartient 
pas.  Espérons  que  ceux  à  qui  elle  a  été  faite  avec  une  autorité  et  une  force  que 
nous  ne  saurions  lui  rendre,  en  feront  leur  profit  et  ne  voudront  pas  nous 
faire  répéter  encore  une  fois  le  mot  du  chancelier  suédois. 

Au  reste,  l'énormité  de  l'intervention  russe,  que  le  pacha  passe  ou  non  le 
ïaurus,  paraît  aujourd'hui  reconnue  partout  le  monde.  C'est  là,  ce  nous 
semble,  le  fait  caractéristique  de  la  situation  ;  c'est  là  ce  qui  la  rend  en  réalité 
stationnaire,  pour  le  moment  du  moins. 

Les  Anglais,  whigs,  tories  ou  radicaux,  peu  importe,  à  l'heure  qu'il  est,  ne 
veulent  pas  entendre  parler  de  l'emploi  des  troupes  russes  comme  moyen  coër- 
citif. 

L'Autriche  et  la  Prusse,  à  leur  tour,  ouvrent  les  yeux  sur  les  résultats  que 
pourrait  avoir  pareille  intervention ,  et  sont  loin  d'y  consentir. 

La  Pvussie  elle-même  ne  paraît  pas  très  pressée  d'arriver  à  ce  dénouement. 

L'attitude  de  la  France  modifie  profondément  la  question.  S'il  faut  porter 
ses  regards  du  Rhin  à  Beyruth,  en  passant  par  Varsovie  et  Constantinople, 
Ja  ligne  est  longue,  et  il  vaut  même  pour  la  Russie  la  peine  d'y  penser  long- 
temps. 

Bref,  dans  ce  moment  nul  ne  désire  ou  n'ose  employer  les  Russes  pour 
-{"exécution  du  traité. 

Dès-lors,  encore  une  fois,  que  devient  cette  fameuse  convention,  cette 
convention  pour  laquelle  lord  Palmerston  n"a  pas  craint  de  porter  à  l'alliance 
française  une  si  rude  atteinte? 

11  reste  cependant  à  lord  Ponsonby  et  à  lord  Palmerston  une  espérance , 
nous  le  croyons,  l'espérance  de  ranimer  l'insurrection  de  la  Syrie.  Les  agens 
russes  et  anglais  vont  se  mettre  à  l'oeuvre  pour  exciter  des  troubles  et  provo- 
<juer  des  massacres;  quelques  armes,  quelque  argent,  seront  jetés  sur  les 


798  REVUE  DES  DEUX  SÏONDES. 

côtes  (le  la  Syrie  pour  exciter  ces  malheureuses  populations  à  une  rébellion 
sanglante  et  inutile  contre  les  troupes  nombreuses  et  airiierries  du  pacha.  La 
révolte  rendra  le  gouvernement  militaire  du  pacha  de  plus  en  plustyrannique 
et  inexorable  Qu'importe?  pourvu  qu'on  puisse  dire  que  le  traité  anglo-russe 
n'est  pas  une  lettre  morte,  et  que  la  nouvelle  alliance  porte  ses  fruits.  Quels 
fruits  ! 

En  somme,  on  peut  prévoir  beaucoup  de  malheurs,  mais  point  de  résultats 
politiques  déci>ifs  et  sérieux.  Aussi  es|)érons-nousque  le  bon  sens  de  la  nation 
anglaise,  l'intérêt  par  trop  évident  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse,  la  forée  et  la 
modération  de  la  France  finiront  par  conjurer  l'orage  qui  menace  le  repos  du 
monde. 

]Ne  l'oublions  pas  cependant  :  il  faut,  pour  le  conjurer,  autre  chose  que  des 
paroles;  il  faut  une  attitude  forte  et  persévérante,  l'attitude  que  le  cabinet, 
av^ec  le  complet  assentiment  du  roi  et  du  pays,  vient  de  prendre,  et  qu'il 
saura  maintenir  et  rendre,  s'il  le  faut,  de  plus  en  plus  forte  et  redoutable. 

La  reine  d'Espagne  n'a  pas  été  bien  accueillie  par  une  partie  de  la  popu- 
lation de  Valence.  Espartero,  le  faible,  et  nous  espérons  qu'on  ne  devra  pas 
direun  jour  le  coupable  Espartero,  est  toujours  l'homme  du  parti  révolution- 
naire. Tandis  qu'on  prétend  donner  aux  reines  la  leçon  du  silence,  ou  qu'on 
cherche  à  les  troubler  par  d'ignobles  vociférations,  les  acclamations  des  exaltés 
sont  pour  le  général  qui  a  tenté,  dans  Barcelone,  de  mettre  son  épée  à  la 
place  de  la  loi. 

Ajoutez  la  résistance  des  municipalités  et  la  faiblesse  du  pouvoir  central  ; 
on  pourrait  croire  que  l'Espagne  est  menacée  d'une  complète  anarchie.  Que 
deviendrait  alors  la  royauté?  Que  deviendrait-elle  si,  effrayée  des  symp- 
tômes qui  se  manifestent  dans  ce  malheureux  pays,  et  du  despotisme  des 
généraux,  la  reine  prenait  un  parti  extrême  en  abandonnant  l'Espagne  à 
elle-méuie?  Heureuseuient  le  courage  et  le  génie  politique  de  la  reine  doivent 
nous  rassurer.  Le  nouvel  ambassadeur,  M.  de  la  Redorte,  paraît  avoir  prcmp- 
tement  acquis  une  influence  salutaire  et  se  faire  remarquer  par  des  conseils 
habiles,  pleins  à  la  fois  de  modération  et  de  fermeté. 

En  attendant,  les  affaires  d'Espagne  ont  jeté  en  France  trente  mille  réfugiés 
carlistes.  L'humanité  ne  permet  pas  de  les  renvoyer  dans  un  pays  où  malheu- 
reusement on  ne  connaît  guère  d'autre  moyen  de  terminer  les  discordes  civiles 
que  le  massacre  de  ses  adversaires.  Il  faut  donc  les  garder  jusqu'au  jour  où 
leur  rentrée  en  Espagne  sera  sans  danger  et  pour  la  vie  des  réfugiés  et  pour 
la  paix  du  pays.  Mais  l'asile  qui  leur  est  accordé  n'est  pas  moins  pour  la  France 
une  charge  fort  lourde  et  un  embarras  sérieux ,  charge  et  embarras  qui  pour- 
raient encore  s'aggraver,  si  de  nouvelles  luttes  entre  les  partis  qui  divisent 
l'Espagne  amenaient  sur  notre  territoire  une  émigration  de  modérés  ou  d'exal- 
tés. La  dépense  du  trésor  pour  les  réfugiés  espagnols  se  monte  déjà  à  ()00,000  û'. 
par  mois.  D'un  autre  côté,  ce  n'est  pas  un  fait  sans  importance  pour  la  bonne 
police  du  royaume  que  le  séjour  en  France  de  tous  ces  hommes  nourris  de 
haines  politiques  et  de  guerre  civile,  et  imbus  d'opinions  hostiles  à  notre  sys- 


REVUE  —  CHUONIQUE.  *7S& 

tème  politique.  Le  gouvernement  doit  prendre  au  plus  tôt  des  iTiesures  pro- 
pres à  atténuer  ces  inconvéniens.  Si  riuimanité  commande  de  venir  au  secours 
desTéfugiés,  elle  ne  défend  pas  de  soustraire  les  hommes  valides  à  une  oisi- 
veté qui  est  également  fâcheuse  pour  eux-mêmes  et  pour  la  paix  publique. 
Le  gouvernement  ne  tardera  pas,  dit-on,  à  prendre  un  parti  à  leur  égard. 

On  annonce  que  douze  comités  électoraux  viennent  d'être  formés  à  Paris, 
savoir,  un  comité  par  arrondissement.  Le  premier,  qui  seul,  dit-on,  est  orga- 
nisé, est  présidé  par  M.  Laffitte. 

C'est  aujourd'hui  que  doit  avoir  lieu  à  Châlillon  le  grand  banquet  radicaL 
Le  nombre  des  invités  est,  dit-on,  de  quatre  mille.  Espérons  que  tout  se  pas- 
sera sans  désordre.  Nous  ne  redoutons  nullement  l'expression  légale  et  régu- 
lière des  opinions  diverses  qui  divisent  les  esprits.  C'est  ainsi  que  le  pays  se 
forme  peu  à  peu  aux  mœurs  constitutionnelles,  que  la  liberté  s'enracine  et  se 
consolide  par  sa  propre  retenue  et  la  régularité  de  ses  développemens. 

Il  règne  une  grande  activité  dans  les  divers  départemens  ministériels,  non- 
seulement  aux  ministères  des  affaires  étrangères,  de  la  marine  et  de  la  guerre, 
où  les  circonstances  politiques  ont  donné  lieu  à  un  redoublement  d'activité, 
mais  aussi  aux  autres  ministères,  tels  que  l'instruction  publique,  la  chancel- 
lerie, les  travaux  publics.  iNous  rendrons  compte  une  autre  fois  des  impor- 
tans  travaux  qu'on  vient  d'accomplir  ou  qu'on  prépare  pour  l'ouverture  de 
la  session. 


Les  graves  complications  qu'a  fait  surgir  le  traité  de  Londres,  ont  inspiré  la 
lettre  suivante  qui  nous  arrive  d'Allemagne.  Les  vues  qu'elle  présente  sur  l'état 
des  esprits  au-delà  du  Rhin  et  sur  l'action  que  la  France  peut  prétendre  à 
exercer  dans  les  pays  régis  par  la  confédération ,  nous  ont  paru  dignes  de 
fixer  l'attention  des  hommes  politiques. 

Monsieur, 

Les  partis  politiques  qui  ont  divisé  la  France  jusqu'à  ce  jour,  semblent  se 
raliier  auseul  bruit  d'une  menace,  même  indirecte,  de  l'étranger.  Il  y  a  dans  ce 
spectacle  de  quoi  faire  tressaillir  de  bonheur  toutes  les  âmes  françaises.  Mais, 
après  cette  manifestation  d'un  sentiment  unanime,  la  discussion  doit  s'ouvrir 
sur  ce  qu'il  convient  de  faire.  Alors  les  avis  se  partagent,  et,  quelles  que  soient 
les  modilications  de  détail,  ils  se  rapprochent  tous  de  deux  opinions  dominantes, 
manifestées  aujourd'hui  avec  noblesse  et  énergie  :  l'une  en  faveur  de  la  guerre 
défensive  dans  le  Journal  des  Débats ,  l'autre  en  faveur  du  S}  stème  de  pro- 
pagande européenne  dans  le  National. 

.T'ai  vu  de  près  l'étranger  pendant  dix  ans  ,  et  j'ai  eu  l'occasion  decoimaître 
quelques-uns  des  principaux  hommes  d'état  de  l'Allemagne.  Me  permettrez- 
vous  de  payer  à  la  France,  par  votre  organe,  le  tribut  d'une  opinion  dont  la 
publication  me  semble  utile,  et  qui  n'est  ni  celle  du  National,  ni  celle  du 
Journal  des  Débatsl 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  dernier,  en  conseillant  le  système  défensif ,  prend  assurément  pour  point 
de  départ  un  principe  triomphant  en  matière  de  droit  des  gens;  mais  c'est 
parce  qu'on  a  un  principe  fort  dans  la  source,  qu'il  faut  bien  se  garder  de  le 
laisser  altérer  dans  ses  conséquences.  Or,  comme  à  l'équité,  qui  est  le  plus 
fort  des  principes  en  matière  judiciaire,  on  ajoute  les  lois  écrites  qui  en  sont 
l'explication ,  il  ne  faut  pas  conseiller  à  la  France  le  système  défensif,  sans  lui 
dire  en  quoi  consiste  ce  système ,  sur  quels  traités  il  s'appuie ,  et  quelle  influence 
l'action  défensive  de  la  France  peut,  sans  violer  la  lettre  de  ces  traités,  exercer 
sur  le  monde  politique. 

Raisonnons  en  ce  sens,  et  disons:  Bordée  de  trois  côtés  par  la  mer,  la 
France,  si  la  guerre  éclate,  devra  tourner  ses  regards  vers  le  continent.  Au 
nord,  elle  verra  la  Hollande,  intéressée  à  corder  la  neutralité,  et  la  Belgique, 
qui  ne  peut  manquer  d'être  notre  alliée;  au  midi ,  le  Piémont,  que  ses  penelians 
pourront  bien  porter  vers  les  intérêts  autrichiens ,  mais  seulement  au-delà  des 
Alpes,  ce  qui  ne  nous  empêcherait  pas  d'en  garder  les  issues  de  ce  c6té-ci. 
C'est  l'Allemagne  qui  se  présente  à  nous  comme  le  champ  sérieux  où  s'opére- 
ront les  premiers  mouvemens  de  la  politique  européenne.  Aussi ,  esî-ce  de 
l'Allemagne  que  je  veux  vous  parler,  .le  suppose  le  système  défensif  adopté 
sincèrement  par  notre  cabinet  ;  je  ne  vous  entretiens  donc  pas  d'une  guerre  sur 
le  Rhin,  ni  de  nos  frontières  naturelles;  tout  ce  qui  peut  rappeler  la  conquête 
reste  étranger  à  ce  système  dont  je  veux  examiner  la  force.  Le  Journal  des 
Débats  semble  réduire  la  tache  de  la  France  à  la  défense  du  territoire,  et  cette 
défense  n'en  est,  à  mon  avis,  que  la  seconde  et  dernière  partie. 

Trois  puissances  semblent,  depuis  1815,  avoir  pris  pied  en  Allemagne;  et 
si  ce  grand  et  noble  pays  jouit  encore  d'une  ombre  de  liberté,  il  le  doit  à  la 
surveillance  mutuelle  que  ces  trois  puissances  exercent  l'une  sur  l'autre. 

L'Autriche,  toujours  inquiète  sur  l'Italie,  et  préoccupée  de  sa  marine  de 
Trieste  ainsi  que  de  sa  navigation  du  Danube,  a  vu  la  Prusse  s'avancer  pro- 
gressivement jusqu'à  ses  frontières  de  Bohême,  espérant  tôt  ou  tard  enclaver 
ce  beau  pays  dans  son  système  de  douanes  allemand.  ]\Iais,  comme  en  ce 
pays  réside  principalement  l'industrie  autrichienne,  M.  de  IMetternich  dit  à  la 
Prusse  :  Ou  laissez-nous  le  pays  qui  produit,  ou  enclavez  avec  lui  ses  voisins, 
qui  ne  produisent  guère;  et  la  Prusse  n'insiste  plus.  Quelques  villages  du 
Tyrol  embrassent  la  religion  réformée;  l'Autriche  en  est  embarrassée,  ne  vou- 
lant ni  tolérer  la  chose,  ni  persécuter  les  hommes.  Alors  le  roi  de  Prusse 
offre  gracieusement,  dans  ses  états ,  un  asile  à  tous  les  Autrichiens  qui  se  sont 
faits  protestans.  Que  réijoiid  M.  de  JMetternicli?  .le  ne  le  sais  pas,  je  ne  veux 
pas  le  savoir.  Mais  \\n  an  ne  s'est  pas  écoulé  que  les  catholiques  du  Rhin  mur- 
murent contre  sa  majesté  prussienne,  qui  est  obligée  défaire  arrêter  un  arche- 
vêque, et  le  hasard  semble  merveilleusement  poser  un  levier  catholique  sur  le 
sol  de  la  Prusse,  comme  celle-ci  avait  posé  imprudemment  sur  l'Autriche  son 
levier  protestant. 

Querelles  de  douanes,  querelles  de  religion  sont  étouffées  en  apparence  par 
la  politique  et  la  censure;  mais  on  sent  que  le  terrain  allemand  est  miné  çà  et 


REVUE  —  CHROMQUE.  80f 

là  ;  et  si  l'Autriche  et  la  Prusse  affectent  sans  cesse  raccord  et  l'harmonie,  c'est 
qu'elles  redoutent  en  commun  une  troisième  influence,  celle  de  la  Russie. 

La  Russie  joue  l'indifférente;  ce  n'est  qu'un  créait  purement  r/iu/ al  que  le 
czar  demande  à  l'Allemagne.  Chaque  année  cependant,  sous  prétexte  de  prendre 
les  eaux,  il  vient  essayer  sur  ces  populations  l'effet  de  sa  présence  et  de  son 
esprit.  Il  ne  veut  rien ,  mais  il  passe  des  revues  en  Bohême.  En  Saxe,  il  ne  veut 
rien  non  plus,  mais  il  a  une  bonne  sœur  qu'il  faut  bien  visiter.  A  Darmstadt, 
il  trouve  une  princesse  qui  convient  à  son  CIs;  puis,  avec  le  temps,  les  familles 
se  feront  des  visites  réciproques.  On  l'accuse  de  vouloir  prendre  une  position 
sur  les  bords  du  Rhin  pour  observer  la  France,  une  autre  dans  le  duché 
d'Oldenbourg,  afin  d'entrer  un  jour  par  là  dans  la  confédération  germanique. 
Erreur!  calomnie!  il  est  vrai  seulement  que  l'empereur  Nicolas  a  auprès  de 
lui  à  Saint-Pétersbourg  un  neveu,  le  prince  Pierre  d'Oldenbourg,  qui  n'a  pas 
positivement  renoncé  à  l'Allemagne;  et  comme  ce  prince  a  épousé  la  sœur  du 
duc  de  Nassau  actuel ,  il  faudra  bien  que  l'auguste  couple  et  l'empereur,  qui 
aime  les  deux  époux  comme  ses  enfans,  viennent  de  temps  en  temps  visiter  le 
duché  de  INassau,  véritable  position  de  quiconque  tient  à  observer  la  France , 
mais  qu'on  ne  prend  que  par  hasard ,  et  seulement  pour  se  trouver  en  famille. 

Contre  cette  triple  influence,  que  peut  l'Allemagne.^  Je  le  dirai  tout  à  l'heure; 
mais  il  faut  montrer  jusqu'au  bout  comment  elle  est  garrottée. 

Les  traités  de  1815,  dirigés  principalement  contre  la  France,  ne  purent 
refuser  aux  Allemands,  qui  avaient  si  noblement  combattu  pour  leur  indépen- 
dance, la  garantie  de  leurs  gouvernemens  constitutionnels;  et  comme  on  tenait 
à  avoir  la  signature  de  la  France,  afin  qu'elle  eut  l'air  d'adhérer  elle-même  ù 
son  abaissement,  la  France  a  bigné  ces  traités.  En  ayant  ainsi  adopté  les 
charges,  elle  en  a  acquis  les  avantages;  or,  le  premier  de  ces  avantages  est 
celui-ci  :  que  la  France  a  garanti  par  sa  signature  l'indépendance  de  tous  les 
états  libéraux  de  l'Allemagne;  que,  par  conséquent,  attaquer  un  seul  de  ces 
états  constitutionnels,  c'est  commettre  un  attentat  contre  la  France,  dont  la 
signature  et  la  foi  sont  choses  sacrées. 

Qu'ont  fait  les  souverains  d'Allemagne?  Us  ont  tourné  une  position  qu'ils 
n'osaient  attaquer  ouvertement;  et  aux  actes  de  Vienne  a  succédé  un  acte 
final,  destiné  à  placer  tous  les  états  allemands  sous  l'autorité  d'un  pouvoir 
central  appelé  la  Diète  germanique. 

Il  faut  apprendre  ou  rappeler  au  lecteur  que  la  diète  germanique  est  une 
haute  assemblée  politique,  composée  de  ministres  envoyés  ad  hoc  pour  repré- 
senter les  princes  confédérés  de  l'Allemagne.  L'acte  final  du  congrèsdeVienne, 
en  fixant  les  attributions  et  le  pouvoir  de  cette  assemblée,  a  eu  soin  de  l'in- 
vestir de  tout  ce  qui  a  rapport  à  la  sûreté  inférieure  et  extérieure  de  l'Alle- 
magne. Voilà  donc  tous  les  gouvernemens  allemands  dominés  par  un  pouvoir 
supérieur,  indépendant  de  leurs  pouvoirs  constitutionnels.  Voilà  des  états  où 
le  prince  et  les  deux  chambres  peuvent  adopter  une  loi  à  l'unanimité,  et  où 
un  courrier  extraordinaire,  expédié  par  une  autorité  arbitraire  de  Francfort, 
vient  annoncer  que  la  loi  est  repoussée  et  mise  au  néant  par  la  diète,  qui  l'a 


8f»2  REVUE   DES  DEITX  MONDES. 

jugée  contraire  à  la  sûreté  intérievre  et  extérievre  de  rAllemagiie.  Ainsi,  à 
lîjifle,  les  trois  ponvoirs  proclament-ils  la  liberté  de  la  presse,  la  diète  n'en 
veut  pas;  ainsi,  dans  le  AVurtemberg,  les  chambres  ont-elles  résolu  de 
réduire  le  budget  militaire,  la  diète  s'y  oppose,  sous  prétexte  qu'elle  a  le  droit 
de  prononcer  souverainement  sur  ce  qui  concerne  la  sûreté  de  tout  le  pays. 
Voilà  ce  que  l'on  appelle  en  Allemagne  Findépendance  des  états  allemands. 
Kt  cette  indépendance,  quelle  est  sa  garantie.''  La  signature  de  la  France, 
dans  laquelle  l'Allemagne  espère  toujours. 

Examinons  nîaintenant  la  situation  militaire.  La  confédération  germanique, 
dit  la  Feuille  Iiehdomadaire  de  BfvHn,  peut  mettre  sous  les  armes  quatre 
cent  mille  hommes.  Nous  reconnaissons  qu'elle  le  peut,  en  effet,  mais  o«? Et 
jff  supplie  le  lecteur  de  bien  peser  l'importance  de  cette  question. 

.Te  sais  parfaitement  que  chacun  des  trente-six  états  de  l'Allemagne  doit 
fournir  au  corps  confédéré  un  certain  nombre  de  soldats;  mais  ce  que  je  sais 
aussi,  c'est  qu'aucun  de  ces  états  ne  peut  être  occupe  militairement  sans  voir 
son  territoire  envahi  et  son  indépendance  confisquée.  Lorsque,  sous  prétexte 
de  calmer  des  troubles,  la  diète  a  fait  entrer  à  Francfort  une  garnison  autri- 
chienne ,  les  privilèges  de  cette  vilh-  libre  ont  été  foules  aux  pieds,  et  la  France 
a  protesté,  comme  elle  le  devait,  contre  cette  occupation  militaire.  Qu'a  répondu 
la  diète?  Qu'elle  avait  ce  droit  d'invasion?  Elle  ne  l'eût  pas  osé.  Elle  s'est  bor. 
née  à  alléguer  que  le  sénat  de  Francfort  avait  sollicité  lui-même  au  nom  de  la 
ville  cette  garnison  nécessaire  pour  la  sûreté  publique. 

Ce  précédent  consacre  un  principe  essentiel  qu'il  est  important  de  ne  pas 
laisser  oublier  :  c'est  qu'un  état  de  la  confédération  germanique  ne  peut  subir 
l'occupation  des  forces  même  confédérées,  à  moins  qu'il  n'en  ait  fait  lui-même 
la  demande  expresse.  Occuper  un  de  ces  territoires  avec  une  armée,  ce  serait 
un  attentat  manifeste  à  cette  indépendance  que  la  France  a  solennellement 
garantie.  J'ai  donc  raison  de  demander  a  la  feuille  de  Berlin  où  se  fera  la 
réunion  de  ses  quatre  cent  mille  honunes?  Mettra-t-on  deux  cent  mille  hommes 
dans  Mayence  et  deux  cent  mille  dans  Luxembourg?  Je  sais  que  les  plans 
sont  formes  pour  donner  d'autres  places  fortes  a  la  confédération,  et  je  con- 
nais, dût  cette  révélation  causer  quelque  scandale  dans  le  cabinet  tie  Berlin, 
je  connais  aussi  le  plan  magnifique  par  lequel  la  \ille  libre  de  Francfort  serait 
destinée  à  devenir  ville  prussienne,  et  a  voir  ses  belles  promenades  reprendre 
la  forme  de  bastions  et  de  remparts.  Mais  Francfort  peut  être  tranquille;  la 
France  a  garanti  son  indépendance,  et  ne  souffrirait  (las  un  tel  attentat. 

On  voit  qu'en  restant  Odèle  à  la  lettre  des  traités,  la  France  peut  en  élargir 
le  sens  au  point  de  les  rendre  insupportables  à  ceux  qui  les  lui  ont  imposés 
<omme  une  honte.  Mais  il  faut  aller  plus  loin. 

Dans  un  de  ces  états  dont  la  France  a  garanti  la  constitution ,  cette  consti- 
tution a  été  déchirée.  Le  roi  de  Hanovre  a  foulé  aux  pieds  les  traités  aussi  bien 
*iue  les  droits  de  son  peupie.  La  France  a-t-elle  protesté  contre  ce  parjure?  Je 
!  Ignore.  Dans  tous  les  cas,  si  elle  l'a  fait,  sa  protestation  a  été  sourde  et  timide, 
tft  elle  a  laissé  croira  h  un  peupte  allemand ,  indignement  troni[>é,  qu'il  ne  lui 


REVUE  —  CHRONIQUE.  803^ 

restait  plus  aucun  appui  sur  la  terre.  Ceci  a  été  une  faute  grave  du  gouverne- 
ment français. 

Heureusement,  la  maladresse  de  la  diète  germanique  est  venue  à  notre 
secours.  Elle  avait  institué  un  tribunal  arbitral  pour  prononcer  sur  les  contes- 
tations élevées  entre  les  princes  et  les  peuples,  et  elle  a  repoussé  la  plainte  du 
peuple  hanovrien,  parce  qu'elle  ne  s'exhalait  pas  d'après  les  formes  prescrites 
par  cette  constitution,  qui  n'existait  plus.  Le  droit  de  nommer  de  tels  arbitres 
n'était  pas  reconnu  à  la  diète;  en  les  faisant  servir  cette  seule  fois  à  la  défense 
des  intérêts  populaires,  elle  eût  légitimé  pour  toujours  sa  compétence  dans 
c«tte  matière.  Enlin,  c'était  peut-être  la  seule  occasion  où  l'on  put  donner 
raison  à  un  peuple  et  tort  à  son  prince  sans  risquer  une  révolution;  car  la 
victoire  de  ce  peuple  n'aurait  abouti  qu'à  conserver  une  constitution  déjà 
éprouvée,  et  qui  n'avait  alarmé  personne.  Par  cette  concession  adroitement 
faite  et  cette  réprobation  lancée  contre  un  souverain  qui  n'était  pas  Allemand, 
la  diète  eut  fait  croire  à  sa  justice  et  à  la  bonne  foi  des  puissances  par  lesquelles 
les  constitutions  avaient  été  garanties  à  Vienne  Qui  croira  aujourd'hui  à  cette 
bonne  foi?  Personne.  Ainsi  se  dénouent  de  hautes  questions  politiques  devant 
un  tribunal  de  chambellans  auxquels  le  roi  Ernest  a  quelques  cordons  à  dis- 
tribuer. 

Il  faut  que  le  gouvernement  français,  qui  a  trop  négligé  de  si  graves  inté- 
rêts, se  tienne  pour  bien  averti  que  la  même  question  doit  se  représenter  en- 
core. A  Cassel ,  dans  notre  ancienne  Westphalie,  règne  un  prince  électeur  et 
co-régent,  dont  le  mariage  avec  la  comtesse  de  Schombourg  a  produit  des 
enfans  inhabiles  à  régner  aux  termes  des  lois  de  l'ctat.  Ici  donc,  comme  dans 
le  Hanovre,  un  parent  éloigné,  un  obscur  général ,  viendra,  en  sa  qualité 
d'agnat,  réclamer  ses  droits  à  la  couronne.  Or,  ici  comme  dans  le  Hanovre, 
cet  agnat  a  déjà  déclaré  qu'il  imiterait  le  roi  Ernest,  et  déchirerait  cette  con- 
stitution à  laquelle  il  n'a  pas  prêté  serment.  Voilà  donc  un  peuple  qui  est 
instruit  que  sa  loi  fondamentale  n'aura  dautre  durée  que  celle  de  la  vie  de 
son  prince,  un  peuple  bien  averti  que  sa  constitution,  garantie  par  les  puis- 
sances, lui  sera  enlevée;  et  si  on  lui  conseille  d'en  appeler  à  la  diète  germa- 
nique, il  sait  d'avance,  par  l'exemple  du  Hanovre,  quel  cas  fait  la  diète  des 
prières  des  peuples  et  de  leurs  droits.  Dans  une  semblable  extrémité,  les 
citoyens  de  la  Hesse-Électoraie  ne  feront ,  en  tournant  leurs  regards  vers  la 
France,  que  s'en  rapporter  à  l'un  des  arbitres  naturels  de  leur  sort.  »  Quoi! 
diront-ils,  parmi  les  puissances  signataires  des  traités  de  Vienne,  il  n'en  existera 
pas  une  seule  qui  protège  notre  indépendance,  qu'elle  a  garantie,  et  nos  droits, 
que  sa  foi  a  sanctiliés!  Ah!  malheur  à  la  France,  si  elle  n'accueillait  pas  nos 
plaintes,  et  si  elle  ne  disait  pas  fièrement  à  l'Europe  :  Ce  peuple  sera  et  restera 
libre,  dabord  parce  que  c'est  justice,  ensuite  parce  que  moi,  France,  je  l'ai 
signé.  »  Tel  sera  fappel.  Quelle  sera  notre  réponse? 

Vous  devez  remarquer,  monsieur,  avec  quel  soin ,  dans  ce  tableau  de  l'in- 
lluence  que  peut  exercer  la  France  sur  l'Allemagne,  je  respecte  la  lettre  des 
traités  qui  ont  constitué  dans  ce  pays  le  droit  politique  et  le  droit  des  gens. 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

]\"allez  pas  me  croire,  pourtant,  partisan  de  ces  traités  qui  ont  si  long-temps 
humilié  la  France;  ce  que  je  voudrais  seulement,  c'est  que  ces  mêmes  cabinets 
qui  crurent  nous  enlever  à  Vienne  la  force  et  la  vie  apprissent  qu'avec  un  seul 
droit  qu'ils  nous  ont  laissé  consigner  dans  ces  actes,  la  France  peut  encore 
les  tenir  en  échec,  et  se  montrer  redoutable,  même  chez  eu\. 

C'est  donc  une  propagande,  mais  littéralement  légale,  constitutionnelle, 
conforme  aux  traités  et  aux  lois  régulières,  que  je  conseille  à  mon  pays;  pro- 
(Kigande  éclatante,  avouée  à  la  face  du  soleil,  et  qui  apprenne  à  tous  les  peu- 
j5les  constitutionnellement  organisés  que  s'attaquer  à  eux,  c'est  s'attaquer  à 
nous-mêmes;  que  leurs  principes  et  leurs  droits  seront  défendus  par  nous  à 
«'égal  des  droits  et  des  principes  du  peuple  français. 

INIais,  prenez-y  garde,  cette  propagande  n'est  point  celle  du  National;  non 
{{ue  j'aie  pour  celle-ci  la  moindre  aversion  ,  mais  parce  qu'elle  repose  sur  une 
erreur  de  fait  qui  exposerait  nos  hommes  politiques  à  de  dangereuses  inconsé- 
quences. L'Allemagne  veut  être  libre,  mais  elle  ne  veut  pas  être  républicaine. 
Voilà  une  vérité  dont  le  moindre  voyagear  peut  s'assurer  comme  moi.  La  con- 
quête et  la  république,  voilà  ce  que  redoute  l'Allemagne.  Garantissez-lui 
qu'elle  n'a  à  craindre  ni  l'une  ni  l'autre,  et  tous  ses  peuples  vous  tendront  la 
main. 

Il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  notre  première  révolution  est  très  mal  jugée  à 
Ff-xtérieur.  La  démocratie  elle-même  y  redoute  l'influence  des  démagogues  à 
régal  de  celle  de  la  tyrannie;  et  les  préventions  contre  la  propagande  républi- 
caine sont  devenues  si  populaires  en  Allemagne,  que  ces  gouvernemens  qui 
redoutent  tant  la  liberté  ne  prennent  pas  le  moindre  ombragede ta  république. 
Proinenez-vous  sur  les  places,  dans  les  lieux  publics,  fréquentez  les  jardins  et 
les  tables  d'hôte:  vous  entendrez  partout  chanter  la  République  de  Béranger, 
et  jouer /a  Marseillaise,  qu'aucun  gouvernement  allemand  ne  songe  à  pros- 
crire. Mais,  si  dans  un  salon  vous  élevez  la  moindre  question  constitutionnelle, 
on  se  tait,  on  vous  observe,  et  vous  devinez  quelle  est  la  matière  inflani- 
uîable  dont  on  tremble  de  vous  voir  approcher. 

A  ce  peuple  froid  que  vous  n'exalterez  pas,  promettez  donc  le  maintien  de 
ses  institutions,  la  défense  de  ses  privilèges  contre  d'arbitraires  usurpations; 
jjromettez-lui  votre  protection  en  expliquant  en  faveur  de  ses  droits  la  lettre  des 
traités  sans  y  déroger;  qu'au  lieu  d'une  propagande  illégale,  aventureuse  et 
obscure,  il  entende  le  gouvernement  français  proclamer  à  sa  tribune  nationale, 
dont  le  monde  entier  est  l'écho ,  que  la  France  donne  l'assurance  positive  de 
s.i  sympathie  et  de  sa  protection  à  tous  les  états  constitutionnels;  qu'elle  ne 
souffrira  ni  la  violation  de  leurs  droits  ou  de  leurs  pouvoirs  réguliers,  ni  celle 
de  leurs  constitutions  garanties  par  les  traités,  ni  enfin  l'occupation  même 
momentanée  d'un  territoire  par  les  troupes  d'un  autre  pays.  Qu'elle  identifle 
a^nsi  ses  intérêts  avec  ceux  de  tous  les  peuples  libres,  prenant  l'engagement 
de  renoncer  à  toute  conquête,  mais  de  les  secourir  dans  la  guerre,  comme  elle- 
fiême  compte  en  cire  secourue.  Que  de  votre  parlement  cette  déclaration 
retentisse  d'ns  l'Europe,  et  vous  en  verrez  le  résultat! 


REVUE  —  CHRONIQUE.  805 

Le  malheur  de  notre  temps,  c'est  l'habitude  que  nous  prenons,  par  suite 
de  l'ignorance  des  faits,  de  fonder  nos  espérances  sur  de  perpétuels  anachro- 
nismes.  Ainsi,  dans  ce  moment  même,  le  National^  comme  tant  d'autres, 
prend  en  pitié  le  prince  Napoléon-Louis,  qui  a  cru  retrouver  en  France  les 
soldats  et  l'esprit  de  1815,  et  en  même  temps  ce  journal ,  parlant  de  la  propa- 
gande républicaine,  et  ne  doutant  pas  de  son  succès,  ne  s'aperçoit  pas  qu'il 
a  toujours  devant  les  yeux  l'Allemagne  de  1815,  et  non  plus  celle  d'au, 
jourd'hui. 

Quelle  différence  pourtant!  Où  est-il  cet  enthousiasme  que  les  gouverne- 
inens  eux-mêmes  savaient  entretenir  par  de  brillantes  promesses?  Où  est-elle 
cette  grande  voix  qui ,  dans  les  universités,  entonnait  a-ec  attendrissement  les 
chansons  patriotiques  de  Tlhland,  le  Déranger  germanique?  Ce  peuple  de 
frères ,  alors  réuni  comme  un  seul  homme,  aujourd'hui  parqué  dans  trente-six 
états  différens,  qu'a-t-il  pour  centre,  pour  chef-lieu  de  la  grande  patrie  alle- 
mande, si  ce  n'est  une  diète,  assemblée  ombrageuse  et  policière,  qui  n'a  rien 
de  constitutionnel  ni  de  représentatif,  et  devant  laquelle  les  représentations 
nationales  et  les  constitutions  sont  comme  si  elles  n'existaient  pas? 

Que  l'on  fasse  des  promesses  à  l'Allemagne,  elle  n'y  croira  plus-,  que  l'on 
écoute  ses  universités,  elles  sont  silencieuses  et  indifférentes.  Le  patriotisme 
local  s'y  est  même  refroidi  par  suite  d'une  impuissance  perpétuelle  et  d'une 
défiance  trop  fondée  à  l'égard  des  princes  qui  feignent  d'accorder  gracieuse- 
ment à  leurs  peuples  aujourd'hui  ce  que  demain  ils  leur  feront  défendre  par  la 
diète  au  nom  de  l'intérêt  général  de  l'Allemagne  confédérée.  Dans  un  tel  état 
de  choses,  les  esprits  se  sont  calmés  et  dégoûtés,  les  théories  se  sont  enfuies, 
et  l'intérêt  matériel ,  caressé  par  les  gouvernemens,  est  venu  se  substituer  aux 
élans  et  à  l'enthousiasme  d'autrefois.  L'Allemand ,  regardant  la  France  avec 
envie,  fait  plus  que  d'être  jaloux  de  notre  sort;  il  nous  blâme,  à  tort  ou  à 
raison,  de  ne  jamais  trouver  notre  situation  supportable.  Jugeant  par  compa- 
raison, il  se  croirait  au  comble  du  bonheur  s'il  avait,  non  ce  que  nous  dési- 
rons, mais  ce  que  nous  possédons,  et  il  se  trouve  très  courageux,  lorsqu'en 
face  des  autorités  du  pays  il  ose  faire  l'éloge,  non  de  notre  opposition  ,  mais 
de  notre  roi  et  de  nos  ministres.  On  se  croit  donc  aujourd'hui  très  avancé  en 
Allemagne  quand  on  se  déclare  tout  simplement  philippiste.  Certes,  le  Na- 
tional serait  bien  étonné  s'il  savait  que  la  propagande  partie  des  Tuileries 
serait  plus  puissante  sur  ce  pays  que  celle  de  tous  les  républicains  du  monde, 
et  cependant  ceci  est  de  la  plus  exacte  vérité.  Que  le  drapeau  tricolore  se 
montre  au  bord  du  Rhin ,  et  il  sera  accueilli  au  cri  de  :  J  ive  le  roi  des  Fran- 
çais! popularité  qui  se  maintient  d'autant  mieux  au  sein  des  masses,  que 
tous  les  souverains  d'Allemagne  s'en  montrent  évidemment  jaloux. 

En  un  mot,  c'est  bien  la  propagande  qu'il  faut  faire,  mais  la  propagande 
constitutionnelle,  proclamée  hautenient  par  le  gouvernement  français  lui- 
même  ,  venant  en  aide  et  en  appui  à  tous  les  états  représentatifs. 

L'opinion  de  toute  l'Allemagne  se  montre  favorable  à  la  France  de  juillet. 
ISe  pouvant  combattre  ce  mouvement  des  esprits,  T>L  de  Metternich  ;]  voulu 
TOME  xxm.  «il 


806  KEVIE    DES   DEl'X   MONDES. 

se  donner  les  airs  de  le  diriger.  Je  conn<iis  un  voyageur  français  qui  a  vu  le 
prinee  de  Metternicli  à-Tœpiitz,  et  à  qui  ce  ministre  n'a  pas  caché  sa  sympa- 
thie pour  notre  gouvernement.  Ce  voyageur  hii  dit  qu'il  l'aurait  cru  plus 
attaché  à  la  cause  de  la  légitimité. 

«  La  légUhtiité!  répondit  en  propres  termes  M.  de  Metternich,  la  légiti- 
mité! Ils  ont  toujours  ce  mot  à  la  bouche,  et  je  n'en  connais  aucun  qui  soit 
plus  fatal ,  aucun  avec  lequel  on  ait  fait  plus  de  mal  à  l'Europe  depuis  vingt 
ans.  La  légif imité!  Kt  combien  y  en  a-t-il  de  légilimilés^  Ces  soldats  de  don 
Carlos  qui  combattent  pour  les  vieilles  lois  de  leur  monarchie  et  pour  la  prag- 
matique de  Philippe  V,  ne  croient-ils  pas  défendre  une  cause  légitime?  Les 
fidèles  sujets  de  Ferdinand ,  qui  n'obéissent  à  sa  veuve  que  par  respect  pour  les 
volontés  de  leur  roi  mourant,  et  qui  restent  attacliés  au  trône  pour  ne  pas 
violer  leur  serment,  ne  defendent-ils  pas  aussi  une  cause  légitime?  En  voilà 
deux  contraires  pourtant;  laquelle  faut-il  choisir.^  En  France,  pouvons-nous 
empêcher  les  vieux  serviteurs  de  la  branche  aînée  de  soutenir  que  leur  cause 
seule  est  légitime?  Et  pourtant,  quand  une  révolution  est  venue  tout  boule- 
verser, (juand  le  peuple  était  dans  les  rues,  déchaîne,  tout-puissant,  cette 
assemblée  législative  qui  a  rallié  tous  les  esprits  à  l'ordre,  ce  roi  qui  a  rétabli 
l'empire  des  lois  et  fondé  un  nouveau  trône  autour  duquel  a  pu  se  rallier  la 
France,  n"ont-ils  pas,  aux  yeux  de  tous  les  gens  sensés,  fait  l'œuvre  la  plus 
légitime,  une  œuvre  dont  toute  l'Europe  doit  être  reconnaissante?  Tenez, 
monsieur,  examinons  les  droits  de  chacun,  pesons-les  avec  calme,  faisons 
la  part  des  circonstances  qui  donnent  aussi  des  droits  nouveaux;  mais  n'em- 
ployons jamais  ce  mot  de  légiti)nité.  C'est  un  non-sens  en  politique.  » 

Cette  conversation,  que  je  rapporte  Udèleinent,  ne  semblera-t-elle  pas 
caractéristique?  N'est-il  pas  curieux  d'entendre  le  prince  de  Metternich  s'ex- 
pr.mer  sur  notre  gouvernement  comme  parlerait  un  député  du  centre,  et 
déclarer  qu'il  ne  voit  rien  que  d'absurde  dans  le  mot  de  légitimité?  Telle  est 
la  force  (le  l'opinion.  L'Allemagne,  qui  réclame  la  liberté,  qui  voudrait  la 
tenir  de  la  France,  mais  à  laquelle  notre  passe  faisait  redouter  de  notre  part 
l'esprit  de  conquête,  a  été  à  la  fois  émerveillée  par  la  révolution  de  juillet  et 
rassurée  sur  ses  conséquences  extérieures  par  l'esprit  pacifique  du  roi  des 
Français.  De  la  linunense  popularité  dont  jouit  ce  monarque  au-delà  du  Rhin. 
Se  séparer  des  Tuileries  en  faisant  la  propagande,  ce  serait  en  négliger  l'agent 
le  plus  puissant  et  les  plus  efficaces  moyens. 

.fe  pense  avoir  établi  que  le  Journal  des  Débats  n'étend  pas  assez  son  sys- 
tème défensif ,  et  que  le  National  espère  trop  de  sa  propagande.  Il  nous 
inq)orîe  de  prendre  en  Allemagne  une  position  politique.  En  écoutant  le 
.tournai  des  Débats ,  les  peuples  allemands  se  croiraient  abandonnés  par  la 
France;  avec  le  Aalioual ,  ils  se  verraient  menacés  d'une  irruption  républi- 
caine, et  croiraient  voir  le  trouble  et  la  conquête,  deux  fléaux  qu'ils  redoutent 
également. 

J'ai  dit  aussi  quelle  est  l'attitude  qui  est,  selon  moi,  devenue  nécessaire. 
Les  gouvernemens  qui  insulteiit  la  France  ou  la  comptent  pour  rien ,  cachent 


REVl  E  —  CHKONIQCE. 

SOUS  l'apparence  d'une  iierlé  quasi-guerrière  la  peur  véritable  qu'ils  ont  de 
nous.  Je  dis  la  peur,  et  des  hommes  d'état  très  haut  placés  savent  bien  qu'en 
parlant  ainsi  je  n'exagère  pas. 

Il  n'y  a  donc  pas  un  moment  à  perdre.  Il  faut  que  la  France  prenne  tout 
haut  et  immédiatement  le  rôle  qui  lui  convient,  et  rassure  tous  les  gouveme- 
mens  constitutionnels  et  représentatifs,  en  se  déclarant  leur  protectrit^e  et  en 
confondant  leur  cause  avec  la  sienne.  Il  faut  que ,  traçant  autour  de  tous 
les  pays  libéraux  un  large  cercle  avec  son  épée,  la  France  dise  au  despotisme  : 
Tu  n'iras  pas  plus  loin  !  INos  finances  sont  les  meilleures  de  l'Europe,  le  sang 
français  coule  dans  nos  veines  avec  plus  d'abondance  et  d'énergie  que  jamais. 
Oublions  nos  querelles  intérieures;  que  les  partis  s'effacent,  que  les  opinions 
se  taisent,  et  que  l'Europe  pressente  avec  effroi  ce  que  sera  la  force  de  la  France 
rentrée  dans  le  culte  de  ses  deux  génies  tutélaires  :  la  gloire  et  la  liberté! 

Agréez,  etc. 


L'abolition  de  l'esclavage  dans  les  colonies  françaises,  (\\n  a  du  être  toujours 
considérée  comme  inévitable,  est  devenue  maintenant  une  affaire  prochaine. 
La  proposition  d'une  loi  d'émancipation  pourrait  bien  terminer  la  session 
de  1841,  ou ,  sinon,  ouvrir  la  session  de  1842.  Vers  le  milieu  du  mois  de  mai , 
une  commission  a  été  nommée  pour  étudier  la  question.  Elle  a  tenu  un  assez 
grand  nombre  de  séances  et  produit  ses  premières  coiiclusious,  en  vertu  des- 
quelles le  ministre  de  la  marine  vient  de  transmettre  a.ix  gouverneurs  des  colo- 
nies une  série  de  questions  et  des  instructions  nouvelles. 

Ces  questions  et  ces  instructions  ont  un  caractère  différent  de  ce  que  le 
gouvernement  a  fait  jusqu'ici ,  soit  pour  préparer  les  colonies  à  l'émancipa- 
tion, soit  pour  indiquer  les  conditions  auxquelles  lui-même  prétend  l'accom- 
plir. Le  gouvernement  n'admet  plus  de  discussion  sur  le  principe.  La  question 
de  droit  est  résolue  en  faveur  des  noirs,  et  d'accord  avec  toutes  les  notions  de 
juste  et  d'injuste  qui  sont  aujourd'hui  le  fond  des  institutions  et  des  mœurs 
en  France.  En  faveur  du  propriétaire  d'esclaves,  la  seule  question  à  poser  était 
une  question  transitoire,  savoir,  à  quel  prix  la  France  introduirait  dans  ses 
colonies  une  législation  nouvelle  détruisant  l'effet  d'un  ancien  régime  légal 
dont  elle  reconnaît  les  vices  et  les  abus?  La  solution  est  digne  d'un  gouverne- 
ment fort  et  régulier  :  il  a  été  reconnu  que  l'état  devrait  payer  une  indem- 
nité. Dans  l'intérêt  du  maître  comme  de  l'esclave,  reste  à  présent  une  autre 
question,  une  des  plus  graves  dont  la  politique  puisse  avoir  à  s'occuper,  lors 
même  que  la  solution  n'intéresse,  comme  chez  nous,  qu'un  petit  nombre  de 
possessions  :  comment  pourvoir  au  maintien  du  travail?  comment  organiser 
un  régime  nouveau,  sans  précédens  dans  l'histoire  locale  et  dans  les  habi- 
tudes de  la  population?  Là  est  toute  la  difficulté.  C'est  sur  ce  point  aussi  que 
la  commission  a  concentré  toute  sa  sollicitude.  Il  a  étéjésolu;,  suivant  le  bon 

51. 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sens  et  la  raison,  que  le  passage  du  travail  esclave  au  travail  libre  devrait 
donner  lieu  à  un  régime  intermédiaire.  Les  questions  envoyées  aux  colonies 
se  rapportent  particulièrement  à  ce  régime  intermédiaire  dont  on  cherche  les 
meilleures  conditions. 

Voilà,  certes,  une  grande  tache  entreprise.  La  liberté  en  France  demandait 
ce  complément,  et  les  hommes  pénétrés  de  l'esprit  réel  de  nos  institutions, 
sans  avoir  besoin  pour  cela  de  s'abandonner  aux  exagérations  d'un  négrophi- 
lisme  qui  a  fini  par  devenir,  chez  quelques  PLuropéens,  Thostilité  contre  leur 
propre  race,  ont  du  souvent  s'étonner  et  gémir  de  voir  le  drapeau  de  la  France 
de  1830  flotter  sur  des  pays  à  esclaves.  D'où  vient  cependant  que  l'opinion 
publique,  chez  nous  si  prompte  à  s'enflammer,  et  quelquefois  pour  des  sujets 
moins  graves,  s'émeuve  à  peine  en  cette  occasion?  car  on  peut  encore  accuser 
l'opinion  publique  d'indifférence,  bien  que  depuis  quelques  jours  elle  semble 
se  réveiller. 

En  Angleterre  les  choses  se  sont  passées  autrement,  et  peut-être,  de  l'autre 
<;ôté  de  la  Manche,  trouverait-on  l'exagération  du  zèle.  La  propagande  de 
l'émancipation  est  devenue,  chez  nos  voisins,  une  affaire  religieuse.  Aucune 
classe  de  la  société  n'y  demeure  étrangère,  et  l'on  peut  comparer  l'enthou- 
siasme qui  s'est  développé  dans  cette  occasion  à  celui  qui ,  aux  xi""  et  xii''  siè- 
cles, poussait  l'Europe  à  la  croisade.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  un  des 
moindres  contrastes  entre  les  deux  peuples,  de  voir  celui  qui  a  tant  de  choses  à 
faire  chez  lui,  en  Ecosse  et  en  Irlande  surtout,  pour  mettre  les  institutions  en 
harmonie  avec  les  véritables  idées  libérales,  s'inquiéter,  avant  nous,  de  porter 
ces  idées  à  ime  autre  race  et  dans  un  autre  hémisphère;  tandis  que  le  peuple 
qui  jusqu'ici  a  réalisé  la  liberté  politique  et  l'égalité  ou  plutôt  l'unité  civile 
sur  la  plus  vaste  étendue  de  territoire  et  au  bénéfice  de  la  population  la  plus 
nombreuse,  semblait  avoir  oublié  que  sur  l'Atlantique  et  dans  la  mer  des  Indes 
une  population  de  300,000  sujets  français  avait  à  réclamer  justice.  Au  nombre 
des  victimes  de  l'oppression  dans  nos  colonies,  il  faut  compter  aussi  les  per- 
sonnes de  la  race  blanche  :  elles  y  sont  privées  en  effet  d'une  partie  des  droits 
politiques  et  même  des  droits  civils. 

Serait-ce  (jue  nos  colonies  nous  paraissent  de  trop  peu  d'importance?  Ou 
bien  nos  vingt-cinq  années  de  guerre  continentale  ont-elles  distrait  si  long- 
temps notre  attention  des  destinées  de  la  France  d'outre-mer,  que  nous  ne  puis- 
sions nous  résoudre  à  rattacher  ce  qui  concerne  ces  contrées  au  foyer  commun 
des  sentimens  nationaux,  et  à  juger  leurs  affaires  comme  nous  jugeons  les 
nôtres?  Il  y  a  un  peu  de  ces  deux  causes  dans  notre  indifférence;  mais,  au 
fond,  cette  indifférence  est  plutôt  apparente  que  réelle.  Surtout  en  ce  qui  se 
rapporte  aux  droits  civils ,  la  liberté  est  devenue ,  en  France ,  un  lieu  commun. 
Le  devoir  imposé  à  celui  qui  fait  travailler  de  payer  un  salaire  raisonnable, 
le  droit  de  celui  qui  travaille  à  débattre  ses  conditions  au  lieu  de  subir  la  con- 
trainte, avec  un  peu  de  pâture  pour  conq)ensation,  tous  ces  premiers  élémens 
du  droit  social  sont  aujourd'hui  tellement  acquis  à  la  conscience  publique,  que 
personne  n'oserait  les  nier  ou  s'y  opposer  en  s'appuyaut  sur  les  principes  con- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  809, 

traires.  Or,  lorsqu'il  n'y  a  pas  de  résistance,  la  force  d'un  sentiment  ne  peut  se 
faire  connaître  :  il  faut  la  lutte  pour  que  la  passion  se  développe. 

Les  habitans  des  colonies  paraissent  s'être  trompés  sur  le  véritable  carac- 
tère de  la  situation  à  leur  égard.  Ils  ont  pris  la  stagnation  de  l'opinion  pour 
un  gage  de  sécurité  :  c'est  un  danger  pour  leurs  intérêts,  mais  ce  n'est  pas  un 
signe  favorable  au  maintien  de  l'esclavage. 

De  ce  qu'il  n'existe  pas  en  France  une  propagande  abolitionniste  puissam- 
ment organisée,  pénétrant  la  société  par  tous  les  pores,  envoyant  au  loin  ses 
journaux  et  ses  missionnaires,  et  dispensant  à  pleines  mains  les  dons  de  la 
charité,  on  a  eu  grand  tort  de  penser  que  la  nécessité  de  faire  l'émancipation 
serait  facilement  éludée.  Si  l'esclavage  n'a  pas  été  attaqué,  c'est  qu'il  n'est  pas 
défendu.  Quelques  hommes  d'état  sérieux,  plusieurs  membres  des  deux  cham- 
bres, se  sont  chargés  du  soin  de  conduire  cette  mesure  :  l'opinion  s'en  est 
reposée  sur  eux.  Quand  il  en  a  été  temps,  ils  ont  agi  sur  le  gouvernement,  et 
le  gouvernement  a  pris  un  parti.  Quand  il  en  sera  temps,  les  deux  chambres 
voteront  la  mesure,  et  sans  discus.sion.  11  n'y  aura  de  tiédeur  que  pour  l'in- 
demnité :  c'est  là  le  danger  que  nous  signalions  tout  à  l'heure  dans  l'intérêt 
des  colonies. 

Les  membres  de  la  commission  que  le  gouvernement  vient  d'instituer  sont 
heureusement  en  position  de  parer  à  ce  danger.  Par  leur  consistance  dans  les 
deux  chambres ,  par  leur  volonté  bien  arrêtée  et  par  l'esprit  de  justice  qui  les 
anime,  ils  répondent  aux  légitimes  exigences  de  tous  les  intérêts.  En  ce  qui 
regarde  le  principe,  ils  sont  les  sûrs  garans  des  droits  du  travailleur  et  des  titres 
éternels  de  la  liberté  humaine  que  l'oppression  n'a  pu  prescrire.  Pour  ce  qui 
touche  l'intérêt  des  anciens  planteurs  qui  ont  fondé,  vaille  que  vaille,  la  civi- 
lisation et  l'industrie  dans  ces  contrées,  ils  savent  qu'une  loyale  indemnité 
leur  est  due,  et  qu'il  faut  aviser,  en  outre ,  à  ce  que  les  institutions  anciennes 
soient  remplacées  par  une  constitution  meilleure  du  travail.  Quant  à  l'intérêt 
qui  prime  tous  les  autres,  le  véritable  intérêt  public  de  la  France,  la  régéné- 
ration de  notre  puissance  coloniale  et  maritime,  ce  sera,  n'en  doutons  pas, 
la  préoccupation  dominante  de  tous  les  membres  de  la  commission. 

Les  termes  même  de  l'ordonnance  qui  a  créé  la  commission  permettent  que 
Ja  question  soit  posée  dans  toute  son  étendue.  La  commission  doit  se  proposer 
l'examen,  et  par  suite  la  réforme  de  l'ensemble  des  institutions  coloniales. 
Elle  a  compris  sans  doute  qu'il  ne  serait  ni  juste,  ni  possible  de  changer  la 
condition  d'une  classe,  sans  pourvoir  aux  modifications  qui  devraient  s'intro- 
duire dans  les  autres  parties  de  l'état  social. 

Pour  que  l'esclavage  existe  encore  au  sein  de  populations  régies  par  la 
France,  il  faut  nécessairement  que  ces  populations  soient  demeurées  à  peu 
près  étrangères  au  mouvement  des  idées,  des  intérêts  et  dos  faits,  qui  s'est 
opéré  dans  la  métropole  depuis  un  demi-siècle.  C'est,  en  effet,  ce  qui  a  eu 
lieu.  La  révolution  de  1789  a  bien  pénétré  dans  nos  colonies,  jjuisqu'elle  nous 
a  fait  perdre  celle  qui  était  alors  la  plus  florissante,  Saint-Domingue.  Le  com- 
merce de  la  traite  et  l'esclavage  ont  même  été  abolis  de  fait  par  la  France,  à 


810  REVrÈ  DES  DEUX  MONDES. 

un  moment  où  l'Angleterre  y  sonjzeait  à  peine.  Ainsi ,  le  principe  qui  a  pro- 
voqué dans  le  monde  Tabolition  de  la  traite  et  de  l'csciavage  est  sorti  de  la 
France.  Mais  la  révolution  de  1789  avait  trop  à  faire  chez  elle,  et  même  elle  a 
eu  trop  crand"  peine  à  assurer  quelques  résultats  décisifs,  pour  que  son  mou- 
vement outre-mer  n'ait  pas  été  fort  irrégulier  d'abord,  et  ensuite  sans  effet. 
L'esclavage  dut  être  rétabli  dans  nos  colonies,  après  ime  fausse  tentative;  et 
le  noir,  qu'aucune  mesure  de  prévoyance  n'avait  préparé  à  la  civilisation,  fut 
ramené  au  travail  par  la  contrainte.  Le  consulat  remit  en  vigueur  à  peu  près 
toutes  les  anciennes  institutions  coloniales.  Elles  se  consolidèrent  de  nouveau 
sous  le  régime  de  la  conquête  anglaise  et  pendant  la  restauration.  En  1828, 
ont  commencé  des  réformes  partielles,  mal  conçues  et  mal  exécuté^'S,  dirigées 
par  une  administration  (jui  n'avait  conscience  ni  du  point  de  départ  ni  du 
point  d'arrivée,  et  qui,  ne  sachant  rien  vouloir  par  elle-même,  se  défendait  par 
la  force  d'inertie,  et  finissait  toujours  par  céder  Ces  concessions  n'ont  jamais 
abouti  qu'à  un  système  d'attermoiement  dont  l'effet  a  été  funeste  aux  institu- 
tions anciennes,  sans  profit  pour  les  nouvelles.  Un  fait  donnera  la  mesure  de 
l'imprévoyance  de  cette  administration  :  dans  un  Mémoire  sur  le  Commerce 
maritime  et  colonial  de  la  Fraiice ,  écrit,  dit-on,  par  un  ancien  délégué  de 
la  Guadeloupe,  M.  de  Vaublanc,  et  qui  a  été  publié  en  1832  dans  les  Annales 
maritimes ,  il  n'est  pas  même  fait  mention  de  l'existence  du  sucre  de  bette- 
raves ! 

A  part  la  question  des  sucres,  qui  est  maintenant  mieux  comprise  et  qui 
vient  (le  recevoir  une  solution  provisoirement  acceptable,  la  commission  a 
trouvé  les  choses  dans  cet  état.  Sur  la  question  de  l'esclavase,  elle  avait  devant 
elle  deux  actes  récens,  émanés  de  la  chambre  des  députés  :  le  rapport  de  M.  de 
Rém.sat,  sur  la  proposition  de  M  Passy,  avec  les  délibérations  des  conseils 
coloniaux,  qui,  après  avoir  été  consultés  par  le  ministre  de  la  marine,  ont  refusé 
d'adhérer  aux  réformes  partielles  indiquées  dans  le  travail  de  la  première 
commission;  le  rapport  de  M.  de  Tocqueville  sur  la  proposition  de  M.  Passy, 
reprise  par  M.  de  Tracy.  Les  conclusions  de  ce  dernier  rapport,  fondées  sur 
ce  principe  éminenunent  rationnel ,  que  le  noir  ne  peut  pas  être  préparé  à  la 
liberté  dans  l'esclavage ,  aboutissent  à  une  émancipation  d'ensemble  à  la 
charge  de  l'état. 

Si  l'on  avait  pu  croire  un  moment  que  la  commission  n'apporterait  à  l'œuvre 
qui  lui  est  confiée  ni  décision  ni  énergie,  ses  premiers  actes  sont  faits  pour 
dissiper  toute  illusion.  D'ailleurs  le  nom  des  membres  composant  la  commis- 
sion était  déjà  un  connnentaire  significatif  du  préambule  un  peu  vague  de 
^ordonnance. 

M.  le  duc  de  Broglie  est  l'homme  de  cette  question,  depuis  surtout  qu'elle 
a  pris  dans  la  pensée  du  gouvernement  le  caractère  général  et  complet  qui  lui 
est  désormais  acquis.  M.  le  duc  de  Broglie  y  apporte  sans  doute  un  sentiment 
trèsA'if  en  faveur  des  noirs,  et  cette  religieuse  ardeur  contre  toutes  les  oppres- 
sions, qui  est  depuis  long-temps  dans  sa  famille.  Mais  c'est  avant  tout  la  pré- 
voyance de  l'homme  d'état  qui  lui  donne  hâte  d'agir;  car,  aux  yeux  de  l'homme 


REVUE  —  CHfiO^'IQIJE.  81 1 

d'état,  l'actioti  est  aujourd'hui  nécessaire,  non  pas  seulement  dans  l'intérêt 
de  l'esclave,  mais  pour  rendre  à  la  propriété  du  maître  la  valeur  qu'elle  a 
perdue,  et  pour  faire  renaître  dans  ces  reliions,  depuis  si  long-temps  négli- 
gées parleur  métropole,  le  crédit  et  la  sécurité,  principes  générateiirs  de  toute 
induistrie.  Refaire  la  France  d'outre-mer,  aujourd'hui  en  décadence  et  presque 
désorganisée,  la  refaire  à  l'image  de  la  France  de  1830,  comme  elle  fut  faite 
naguère  à  l'image  de  la  France  de  Louis  XIV,  telle  est  l'œuvre  dont  IM.  le  duc 
de  Broglie  a  désormais  la  principale  responsabilité,  et  qui,  par  cela  même, 
sera  conduite  à  bien.  C'est  un  travail  assez  grand  et  assez  compliqué  pour 
occuper  de  préférence  l'attention  d'un  homme  d'état,  fût-ce  même  de  celui  qui 
a  si  fermement  tenu  les  rênes  du  gouvernement  de  son  pays  dans  les  jours  les 
plus  difficiles.  Pour  récompense  du  plus  rare  de  tous  les  désintéressemens, 
celui  de  l'ambition ,  il  est  réservé  à  M.  le  duc  de  Broglie  d'attacher  son  nom 
à  la  dernière  chose  sérieuse  que  la  liberté  ait  à  faire,  en  France,  pour  accomplir 
son  œuvre  légale. 

\1M.  Passy  et  Victor  de  Tracy,  comme  promoteurs  de  la  mesure  dans  la 
chambre  des  députés,  avaient  leur  place  marquée  dans  la  commission.  i\IiM.  de 
Sade,  président,  M.  de  Tocqueville,  rapporteur  de  la  commission  parlemen- 
taire, étaient  aussi  désignés  d'avance  par  le  choix  de  leurs  collègues  de  la 
chambre  des  députes. 

Le  commerce  maritime  est  représenté  par  M.  Wustemberg,  de  Bordeaux, 
M.  Bignon,  delNantes.  M.  Reynard  ,  de  Marseille;  l'expérience  administrative 
par  MM.  deSaint-Cricqetd'Audiffret;  la  science  économique  et  législative  par 
M.  Rossi  ;  la  pratique  des  affaires  coloniales  par  deux  chefs  d'escach-e,  anciens 
gouverneurs  de  nos  colonies.  Le  directeur  des  colonies  et  un  chef  de  bureau 
de  l'administration  font  également  partie  de  la  commission. 

11  est  peut-être  à  regretter  que  la  commission  n'ait  pas  été  conq)létée  par 
deux  spécialités  qui  auraient  apporté  dans  ses  travaux  un  contingent  utile.  On 
se  demande,  par  exemple,  si  le  conmierce  maritime,  principal  créancier  des 
planteurs,  lié  d'affaires  avec  les  colonies  suivant  tous  les  erremens  de  l'an- 
cienne constitution  économique,  et  qui  y  exerce  un  plein  monopole  pour  la 
fourniture  des  marchandises  de  consommation,  pour  le  transport  et  la  vente 
en  commission  des  denrées  du  pays,  est  le  meilleur  juge  des  réformes  qu'il  y 
aurait  à  introduire  pour  accorder  aux  planteuis  la  juste  part  de  liberté  d'in- 
dustrie qu'ils  ont  droit  de  réclamer,  et  surtout  pour  aviser  aux  moyens  de 
faire  fructifier  l'indemnité  sur  le  sol  même  des  colonies.  Les  iiommes  de  la 
banque  et  de  la  haute  finance  sont  mieux  placés  peut-être  pour  voir  l'ensem- 
ble des  résultats  industriels  d'une  réforme  comme  celle  qui  se  prépare. 

I/administration  des  douanes  aurait  pu  être  aussi  appelée  dans  la  commis- 
sion. Les  réformes  porteront  nécessairement  sur  Timpôt;  or,  dans  les  colo- 
nies, l'impôt  presque  tout  entier  est  perçu  par  l'administration  des  douanes, 
soit  à  l'embarquement  dans  les  ports  d'outre-mer,  soit  à  l'arrivée  en  France. 
11  y  avait  une  considération  plus  puissante  :  les  rapports  de  l'administration 
des  douanes  coloniales  avec  l'administration  centrale  dans  la  nut.(.p;)Ie  ne 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  pas  établis  comme  ceux  des  autres  administrations.  Celles-ci  sont  en  quel- 
que sorte  détachées  de  l'unité  nationale,  ou  n'y  conservent  que  peu  de  liens, 
ce  qui  entraîne  les  plus  graves  inconvéniens  pour  le  service  et  surtout  pour 
la  prospérité  des  colonies.  L'administration  des  douanes  coloniales,  au  con- 
traire, ne  fait  qu'un  avec  l'administration  centrale.  Elle  obéit  aux  mêmes 
règles,  au  même  contrôle,  à  la  même  hiérarchie  :  c'est  là  ce  qui  nous  semble 
l'état  normal  des  colonies  avec  leurs  métropoles,  et  ce  qui  sera  tôt  ou  tard 
appliqué  aux  autres  parties  de  l'administration  coloniale  :  cultes,  justice,  en- 
registrement et  domaines,  administration  civile. 

M.  le  comte  de  Moges ,  retenu  à  la  INlartinique ,  n'a  point  pris  part  aux  pre- 
miers travaux.  Il  apportera  desélémens  utiles  dans  la  discussion.  M.  de  IMoges 
est  un  des  officiers-généraux  les  plus  distingués  de  notre  armée  navale;  il 
connaît  bien  les  colonies,  et  il  en  comprend  l'importance.  Pendant  le  cours 
de  son  administration,  il  s'est  fait  une  place  à  part,  en  prenant  une  position 
active  sur  les  deux  points  essentiels  de  la  question  coloniale.  Aux  planteurs 
il  a  dit  qu'il  fallait  se  préparer  à  l'émancipation,  et  on  lui  a  répondu  par  le 
mot  'nnpossible.  K  la  métropole  il  a  dit  que  les  colonies  devaient  avoir  la 
faculté  d'exporter  au  moins  lorsque  les  prix  de  leurs  denrées  sont  trop  bas; 
de  ce  côté  encore  on  lui  a  répondu  par  le  mot  impossible.  L'avenirnéanmoins 
résoudra  ces  deux  questions  dans  le  sens  de  ses  actes. 

M.  de  IMackau  est  moins  arrêté  dans  l'ensemble  de  ses  vues.  11  paraît  croire 
à  la  possibilité  du  statu  qno  et  s'effrayer  des  résultats  de  l'expérience  an- 
glaise. M.  de  iMackau  a  cependant  rapporté  une  impression  favorable  de  la 
seule  colonie  qu'il  ait  visitée,  Antigue.  Il  a  jugé  les  autres  possessions  d'après 
des  rapports  de  journaux  ou  de  voyageurs.  Dans  le  conllit  actuel  des  opinions, 
ce  sont  des  témoignages  peu  sûrs.  IVéanmoins  l'opinion  de  ÏM.  de  IMackau 
n'était  pas  sans  importance  pour  donner  à  la  discussion  toute  son  étendue  et 
faire  envisager  sous  toutes  leurs  faces  les  difficultés  sérieuses  qu'il  faudra 
résoudre.  M.  de  Mackau,  appelé  au  connnandement  de  l'expédition  de  la 
Plata,  est  maintenant  éloigné  de  la  commission;  s'il  devait  y  être  remplacé, 
le  gouvernement  songerait  sans  doute  à  une  personne  qui  aurait  l'habitude 
des  affaires  coloniales.  M.  Jubelin,  gouverneur  de  la  Guadeloupe,  a  demandé 
son  rappel.  Dans  le  cas  où  M.  Jubelin  reviendrait  en  France,  sa  place  serait 
marquée  dans  le  sein  de  la  commission.  iM.  .Uibelin,  qui  a  vieilli  dans  l'admi- 
nistration de  la  marine,  est  né  à  la  Martinique;  il  a  été  successivement  gou- 
verneur du  Sénégal,  de  la  Guyane  et  de  la  Guadeloupe;  il  est  depuis  plu- 
sieurs années  dans  cette  dernière  colonie.  Personne  en  France  ne  connaît 
mieux  les  ressorts  pratiques  et  toutes  les  traditions  des  affaires  coloniales. 
M.  Jubelin  mérite  cependant  quelques  reproches  pour  avoir  entièrement  écarté, 
dans  son  dernier  discours  au  conseil  colonial  de  la  Guadeloupe,  la  question 
d'émancipation.  On  dirait,  à  entendre  parler  ainsi  un  gouverneur,  qu'il  par- 
tage les  illusions  quelquefois  volontaires  de  ceux  qui ,  à  la  veille  de  la  nomina- 
tion de  la  commission  ,  annonçaient  qu'en  France  il  n'elait  plus  question  d'es- 
clavage, et  qui  ont  eu  la  simplicté  poliiique  de  considtrer  comme  un  ajour^ 


REVUE  —  CHRONIQUE.  813 

nement  indéflni  le  retrait  de  la  proposition  de  M.  de  Tocqueville  devant  la 
promesse  d'un  .acte  effectif  de  la  part  du  ministère.  Cette  réserve  excessive  de 
M.  le  gouverneur  de  la  Gaudeloupe  était  d'autant  moins  de  circonstance,  que 
les  deux  délégués  de  cette  colonie,  MM.  de.Tabrun  et  Janvier,  ont  pris  à  l'égard 
de  leurs  commettans  une  position  de  franchise  et  de  sage  avertissement,  où 
tous  les  amis  sérieux  et  sincères  de  la  cause  coloniale  doivent  s'efforcer  de 
prendre  leur  part  de  solidarité. 

Les  colonies  sont  représentées  légalement  auprès  de  la  métropole  par  un 
conseil  de  délégués.  Le  premier  acte  de  la  commission  a  été  d'appeler  le  con- 
seil des  délégués  à  conférer  avec  elle.  Le  croirait-on  ?  Le  conseil  des  délégués  a 
refusé  de  se  rendre  à  l'invitation  qui  lui  a  été  adressée,  motivant  son  refus  sur 
ce  qu'il  n'avait  point  mandat  de  s'expliquer.  Qu'est-ce  donc  que  le  mandat  de 
délégué,  s'il  ne  permet  pas  de  se  présenter  devant  une  comtnission  nommée 
par  le  gouvernement  du  roi?  Et  sur  quoi  le  conseil  des  délégués  peut-il  émettre 
son  avis,  s'il  a  la  bouche  close  quant  à  l'esclavage  et  à  la  constitution  poli- 
tique des  colonies  ?  Depuis  quelques  années  le  conseil  des  délégués  a  beaucoup 
parlé  et  beaucoup  écrit;  il  a  toujours  écrit,  il  a  toujours  parlé  des  mêmes 
choses  sur  lesquelles  il  allègue  aujourd'hui  son  incompétence.  Si  encore  il 
avait  refusé  de  se  rendre  devant  la  commission  de  la  chambre  des  députés,  ce 
n'aurait  pas  été  assurément  une  conduite  habile,  mais  elle  pouvait  s'expliquer. 
Eh  bien  !  c'est  précisément  le  contraire  qui  a  eu  lieu.  Le  même  conseil ,  com- 
posé des  mêmes  hommes,  s'tst  rendu  devant  la  commission  de  la  chambre  des 
députés,  et  s'est  abstenu  devant  la  commission  du  gouvernement.  La  pre- 
mière démarche  avait  été  sans  doute  désapprouvée  par  quelques  exaltés.  Le 
conseil  a  saisi  l'occasion  de  faire  amende  honorable.  Il  est  impossible  de  pousser 
plus  loin  la  haine  et  h;  pratique  du  mandat  impératif.  Ce  qu'il  y  a  de  pire, 
c'est  que  le  mandat  impératif  est  aussi  un  mandat  salarié.  Une  pareille  position 
est  le  renversement  de  toutes  les  idées  admises  sur  le  caractère  de  la  représen- 
tation politique.  Quelques  publicistes  ont  pu  penser  que  l'exercice  du  mandat 
législatif  devait  donner  lieu  à  une  indemnité  ou  même  à  une  rétribution  :  dans 
cette  hypothèse,  l'indemnité  ou  la  rétribution  serait  payée  par  l'état;  mais 
personne  ne  s'est  encore  avisé  de  demander  que  la  rétribution  fût  payée  direc- 
tement par  les  collèges  électoraux.  C'est  ce  qui  arrive  cependant  pour  la  délé- 
gation coloniale.  Cette  circonstance  a  privé  le  conseil  des  délégués  de  toute 
influence  politique. 

Il  est  à  présumer  que  cette  anomalie  disparaîtra,  et  qu'une  des  premières 
réformes  demandées  par  la  commission  sera  la  représentation  directe  des 
colonies  dans  les  deux  chambres.  La  nécessité  a  conduit  les  colonies  anglaises 
à  reconnaître  que  c'était  la  véritable  garantie  des  possessions  d'outre-mer 
contre  l'oppression  ou  la  négligence  de  la  métropole.  La  France  commencera 
par  où  l'Angleterre  va  finir.  Il  y  a  dans  cette  mesure ,  qui  de  prime-abord 
ne  paraît  pas  très  grave  parce  qu'elle  se  rapporte  à  des  possessions  d'importance 
secondaire,  tout  l'avenir  du  système  colonial  tel  que  le  réclame  l'état  nouveau 
des  lumières  et  de  l'industrie.  Si  les  métropoles  n'opprimaient  pas  les  colonies, 
elles  ne  songeraient  pas  à  s'émanciper  lorsqu'elles  deviennent  puissantes.  Les 


81V  REVUE   DES  1>EUX   MONDES. 

États-Tînis  d'Amérique,  représentes  au  parlement  d'Angleterre,  n'auraient 
pas  eu  à  souffrir  des  injustices  qui  ont  entraîné  la  séparation.  L'Espagne  n'au- 
rait point  [)tr.hi  ses  colonies  par  l'insurrection,  si  elle  ne  les  avait  pas  o|)pri- 
niées,  et  si  tile-niénie  avait  eu,  au  moment  de  leur  crise,  un  état  social  plus 
régulier. 

Eu  attendant,  l'absence  du  témoignage  ofiiciel  des  délégués  de  nos  colonies 
ne  sera  pas  bien  sensible  en  ce  qui  se  rapporte  à  l'infelliiience  des  véritables 
intérêts  de  nos  possessions  d'outre-mer;  car,  il  faut  le  dire,  l'administration 
de  la  marine  a  fait  bien  souvent,  et  le  conseil  des  délégués  a  laissé  faire,  sans 
protestation,  des  fautes  graves,  dont  l'effet  a  été  arrêté  quelquefois  par  des  per- 
sonnes que  les  colons  regardent  pourtant  comme  leurs  ennemis.  On  vient  d'en 
avoir  un  exemple  cette  année  même.  Une  loi,  tendant  à  introduire  dans  les 
colonies  le  régime  bypothécaire  du  Code  civil  qui  n'y  est  pas  encore  en  vigueur, 
a  été  présentée  à  lacbambre  des  pairs  |)arraclininistration  delà  marine,  et  sans 
opi)Osition  de  la  part  des  délégués.  Ceite  loi ,  décisive  qiiant  à  la  propriété  terri- 
toriale, qui  est  au  moins  la  moitié  de  la  fortune  des  colonies,  présente  en  ce 
moment  quelque  chose  déplus  que  des  difficultés  d'exécution  :  son  application 
serait  vraiujent  oppressive.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  le  sol  et  l'esclave  ne  font 
qu'un  :  ils  sont  immuables  l'un  et  l'autre.  Le  sol  et  l'esclave  sont  le  gage  com- 
mun du  créancier,  mais  ils  sont  aussi  le  moyen  de  libération  du  débiteur. 
Or,  l'esclave  est  aujourd'hui  sans  valeur,  puisque  l'existence  de  l'esclavage  est 
mise  en  question ,  et  que  le  chiffre  de  l'indemnité  n'est  pas  fixé.  D'autre  part , 
il  y  a  un  tel  discrédit  sur  la  propriété  coloniale  et  une  telle  disette  de  capitaux 
dans  ces  régions,  que  les  propriétés  mises  à  l'enchère  ne  peuvent  pas  être  ven- 
dues, même  à  vil  prix.  Au  milieu  de  telles  circonstances,  la  licitation  judi- 
ciaire, quand  elle  est  poss'ble,  n'est  qu'tni  moyen  frauduleux  enq)loyé  par 
le  débiteur  contre  tous  ses  créanciers  ou  par  le  plus  fort  créancier  contre  les 
plus  petits;  le  plus  souvent  elle  demeure  oppressive  pour  le  débiteur  et  sans 
profit  pour  le  créancier. 

C'était  là  pourtant  le  moment  choisi  pour  introduire  la  licitation  judiciaire 
des  biens  immeubles  dans  nos  colonies,  mesure  dont  l'ojjinion  publique  i>e 
s'occupait  pas,  et  qui  n'intéresse  sérieu.sement  que  (pielqiies  négocians  des 
ports  de  mer,  créanciers  des  i)lanteurs.  Si  jamais  quelque  chose  a  pu  ressem- 
bler à  un  com|)lot  contre  la  propriété  coloniale,  c'est  bien  cette  loi.  Heureu- 
sement elle  a  trouvé  des  juges  conq)étens  dans  la  conmiission  de  la  chambre 
des  pairs,  et  il  est  probable  qu'elle  n'en  sortira  que  pour  retourner  dans  les 
cartons  de  la  direction  des  colonies.  Cette  destinée  ne  lui  eut  pas  été  assurée 
déjà,  que  la  question  se  trouverait  tranchée  [wir  la  nomination  d'une  commis- 
sion ayant  un  objet  plus  général.  Un  des  mend)res  de  la  commission  de  la 
■chandjre  des  pairs,  qui  a  le  plus  insisté  sur  les  difficultés  de  cette  introduction 
immédiate  du  régime  hypothécaire  dans  les  colonies,  M.  Rossi,  fait  aujour- 
d'hui partie  de  la  conmiission  du  gouvernement.  En  le  vnyant  appeler,  les 
colons  ont  dit  :  ■  C'est  un  ennemi  de  plus.  »  Les  ennemis  de  ce  genre  valent 
mieux  que  certains  alliés. 

J'en  dirai  autant  de  M.  de  Toequeville ,  autre  enneiiii,  signalé  aux  colons 


UEVUE.  —  CHRONIQUE.  81^ 

par  des  alités  du  même  genre.  M.  de  Tocqueville  n'a  pas  voulu  motiver  un 
acte  de  justice  réparatrice  sur  un  principe  de  barbarie  sociale;  il  n'a  pas  voulu, 
reconnaître  au  maitre  sur  lesdave  un  droit  de  propriété  analogue  a  celui  en 
vertu  duquel  nous  possédons  un  cheval  ou  une  béte  de  somme,  et  de  là  on  a 
inféré  qu'il  s'opposerait  à  ce  que  le  planteur  fût  indemnisé  avant  l'émancipa- 
tion. M.  de  Tocqueville  a  été  cependant  bien  explicite  sur  ce  dernier  point,  et 
c'est  lui  qui  a  dit  dans  son  rapport  :  »  Pour  que  rémancipation  réussisse, 
il  faut  que  les  colonies  soient  prospères.  »  De  la  part  d'un  homme  comme 
M.  de  Tocqueville,  le  mot  est  grave,  et  il  ne  l'a  pas  prononcé  sans  se  rendre 
compte  de  sa  portée.  Qu'il  agisse  selon  ses  paroles,  c'est  tout  ce  que  les  colons 
ont  à  désirer.  Mais  c'est  vouloir  quelque  chose  de  plus  que  l'impossible  de 
demander  que  M.  de  Tocqueville  recoimaisse  l'esclavage  comme  rn  droit.  Il 
ne  le  pouvait  point  sans  démentir  touîes  ses  doctrines,  qui  ne  sont  pas  celles 
de  la  féodalité  et  du  siècle  de  Louis  XIV.  Tout  le  monde  n'est  pas  disposé  à 
soutenir,  en  1840,  que  resclav;ige  est  de  droit  divin,  et  à  en  puiser  la  preuve 
dans,  les  textes  de  Tiicriture,  sauf  à  dire  ensuite  que  le  saint  père  fait  des  con- 
cessions à  l'esprit  du  siècle  et  dévie  du  catholicisme  véritable,  lorsqu'il  con- 
firme par  une  nouvelle  lettre  apostolique  la  condamnation  qu'il  a  portée, 
depuis  plusieurs  siècles,  contre  la  traite  et  l'esclavage.  L'indemnité  est  due  par 
l'état  comme  expiation  de  l'institution  barbare  qu'il  a  d'abord  sanctionnée, 
qu'il  a  encouragée  plus  tard  même  par  des  lettres  de  noblesse,  et  qu'il  con- 
damne aujourd'hui,  en  vertu  même  de'=;  révolutions  qui  se  sont  opérées  dans 
le  droit  écrit  et  dans  les  mœurs  de  la  métropole.  C'est  à  l'état  de  supporter, 
dans  l'intérêt  d'une,  bonne  exécution  de  la  réforme,  les  frais  de  ce  grand  dépla- 
cement. 

La  comnussion  a  entendu  plusieurs  témoignages  sur  la  situation  des  colo- 
nies françaises  et  étrangères.  Il  est  remarquable  qu'aucune  des  personnes 
appelées  n'appartient  au  parti  abolitionniste  proprement  dit,  soit  en  Angle- 
terre, soit  en  France.  M.  Turnbull ,  en  ce  moment  consul  anglais  à  Granville, 
a  été  secrétaire  du  gouvernement  de  laTrinidad.  M.  Sully-Bruneta  été  pen- 
dant plusieurs  années  délégué  de  Pile  Bourbon.  M.  Bernard  est,  en  ce  moment 
même,  procureur-général  de  la  Guadeloupe.  M.  Jules  Lechevalier  vient  de 
remplir  une  mission  d'exploration,  l-es  procès-verbaux  de  la  commission  sont 
demeurés  secrets,  et  l'on  ne  peut  savoir  rien  de  précis  touchant  les  divers 
témoignages  entendus. 

On  dit  cependant  que  M.  Turnbull ,  en  affirmant  les  heureux  résultats  de 
l'émancipation,  n'a  pas  dissimulé  qu'il  était  possible  d'aviser  à  des  mesures 
d'exécution  meilleures  que  celles  qui  ont  été  adoptées  par  le  gouvernement 
anglais.  La  même  opinion  aurait  été  émise  par  i\L  Jules  Lechevalier.  lAI.  Sully- 
Brunet  aurait  exposé  de  nouveau  le  plan  d'émancipation  qu'il  a  déjà  publié,  et 
qui  aboutit  à  une  sorte  de  servage.  11  a  insisté  sur  une  réforme  qui  serait  fort 
utile  à  nos  colonies,  l'introduction  d'un  peu  plus  de  liberté  dans  la  presse, 
pjacée  encore  sous  le  régime  de  la  censure  absolue.  Ce  n'estpas  qu'il  y  ait  lieu 
à  une  législation  aussi  libérale  que  celle  de  la  métropole.  Ici  encore  il  faudra 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ménager  la  transition.  Dans  les  colonies  anglaises,  !a  liberté  de  la  presse 
existe  presque  sans  frein  ;  mais  elle  existe  de  fait  seulement,  non  de  droit.  Les 
gouverneurs  ont  pouvoir  de  supprimer  tout  journal  dont  la  tendance  leur 
paraît  contraire  aux  intérêts  de  la  colonie.  Cette  faculté,  fort  difficile  à  exercer, 
est  devenue  illusoire.  Aussi  la  presse  locale,  dans  les  colonies  anglaises,  a-t- 
e!le  fait  peut-être  plus  de  mal  que  de  bien  à  la  cause  de  l'émancipation ,  pré- 
cisément parce  qu'elle  a  trouvé  son  principal  aliment  dans  les  passions  des 
planteurs.  En  raison  de  l'absence  des  classes  moyennes  dans  les  colonies  et  de 
la  misère  des  autres  classes,  la  presse  se  trouve  placée  dans  des  conditions 
tout-à-fait  différentes  de  celles  que  l'on  peut  trouver  dans  la  société  européenne. 
Il  faut  donc  tenir  compte  de  cette  différence.  Mais,  entre  le  silence  absolu 
imposé  par  une  censure  sévère  et  la  liberté  de  tout  dire  donnée  à  tout  citoyen 
remplissant  quelques  conditions  financières,  il  y  a  bien  des  degrés. 

Au  surplus,  en  ce  qui  concerne  la  nécessité  de  l'émancipation  dans  les  colo- 
nies françaises,  déduite  de  l'état  des  esprits  et  des  affaires,  il  est  notoire  que 
les  témoignages  ont  été  unanimes.  C'est  le  mode  d'émancipation  qui  est  désor- 
mais le  seul  point  à  débattre  dans  la  question  des  noirs.  Trois  idées  princi- 
pales ont  cours  dans  les  discussions  ouvertes  à  ce  sujet. 

Personne  ne  songe  d'abord  à  une  perturbation  violente  de  la  société  coloniale; 
personne  ne  songe  non  plus  à  détruire  l'esclavage  sans  y  substituer  un  régime 
de  transition  destiné  à  donner  au  noir  l'éducation  religieuse  qui  lui  manque 
entièrement  dans  nos  colonies,  et  à  préparer  à  la  fois  le  maître  et  l'esclave  au 
nouveau  régime  dont  ils  ont  besoin  l'un  et  l'autre  de  faire  l'apprentissage. 
C'est  par  ce  dernier  point  surtout  que  l'émancipation  anglaise  a  pécbé.  Elle 
n'a  pas  prévu  les  difficultés  qui  seraient  suscitées  par  le  mauvais  vouloir  de 
l'ancien  maître  et  par  sa  propre  inexpérience  des  voies  et  moyens  d'un  régime 
de  travail  salarié.  La  France  est  suffisamment  avertie  pour  prévoir. 

Aussi  le  mode  d'émancipation  proposé  parla  commission  de  la  chambre  des 
députés,  et  qui  a  prévalu  jusqu'ici,  s'écarte-t-il  entièrement  de  l'apprentissage 
anglais.  II  s'agit  d'opérer  immédiatement  la  rupture  de  tout  lien  de  domina- 
tion du  maître  sur  l'esclave,  et  de  racheter  le  noir  pour  le  compte  de  l'état.  Une 
équitable  compensation  pécuniaire  serait  donnée  à  l'ancien  maître.  L'état  se 
chargerait  alors  de  conduire  graduellement  l'ancien  noir  à  la  liberté  civile,  par 
l'éducation  religieuse  et  en  lui  donnant  les  habitudes  de  famille  et  de  travail. 
Les  services  de  l'ancien  esclave,  devenu  ouvrier  pour  son  propre  compte, 
mais  sous  la  tutelle  de  l'état,  seraient  loués  aux  planteurs.  Dans  ce  système, 
le  rôle  de  l'ancien  maître  serait  purement  agricole  et  industriel  :  il  n'aurait 
plus  d'influence  sur  le  sort  moral  de  l'ancien  esclave  remis  aux  mains  plus 
compétentes  de  l'état  et  du  clergé. 

Un  autre  mode  d'émancipation  générale  a  été  conçu  sur  un  principe  opposé. 
Ici  l'indemnité  destinée  à  représenter  la  valeur  en  capital  du  travailleur  serait 
le  point  accessoire;  le  principal  dédommagement  accordé  au  maître  serait 
une  continuation  de  travail  gratuit  et  le  maintien  pour  une  période  de  vingt 
ans  de  sa  tutelle  sur  l'ancien  esclave.  Le  noir  resterait  attaché  au  sol  de  la 


REVUE.  — CHROMQUE.  817 

plantation  et  en  suivrait  la  destinée.  Ce  système  n'est  qu'une  aggravation  de 
l'apprentissage  qui  a  eu  tant  d'inconvéniens  chez  les  Anglais,  et  qui,  après 
avoir  jeté  le  trouble  d.ins  leurs  colonies,  n'a  pas  pu  arriver  au  terme  de  sept 
ans,  fixé  par  le  bill  d'émancipation.  Le  principal  vice  de  l'esclavage,  c'est 
d'exiger  le  travail  sans  salaire;  la  plus  grande  difficulté  de  l'émancipation, 
c'est  de  déterminer  le  maître  à  payer  de  bonne  volonté  ce  que  naguère  il  obte- 
nait presque  pour  rien.  L'apprentissage  ne  prépare  en  aucune  façon  le  chan- 
gement qui  doit  s'opérer  de  part  et  d'autre.  Il  donne  pour  tuteur  à  l'esclave 
celui  qui  a  le  moins  d'intérêt  à  ce  qu'il  devienne  un  travailleur  libre ,  en  état 
de  débattre  ses  conditions,  celui  qui ,  par  ses  sentimens  et  ses  habitudes,  est  le 
moinsen  mesure  d'aimer  et  de  comprendre  l'état  nouveau  des  relations  sociales. 
Enfin  ,  ce  système,  en  maintenant  le  noir  à  la  glèbe,  ne  fait  qu'échanger  l'es- 
clavage contre  le  servage,  deux  noms  différens  donnés  à  une  même  chose. 
Qu'est-ce  que  la  liberté,  sinon  la  faculté  de  choisir  celui  à  qui  l'on  vend  son 
travail.^  Quelle  est  souvent  la  plus  grande  douleur  de  l'esclave?  c'est  de  se 
trouver  en  face  d'un  maître  qu'il  n'aime  pas.  Quelle  a  été,  au  fond,  la  plus 
grande  difficulté  de  la  transition  dans  les  colonies  anglaises,  sinon  la  multi- 
tude des  conflits  provenant  de  la  présence  forcée ,  en  face  l'un  de  l'autre,  de 
celui  qui  avait  été  maître  absolu  et  despote,  et  de  celui  qui  devenait  ouvrier 
libre,  de  celui  qui  avait  châtié  et  offensé  impunément,  et  de  celui  qui  avait  été 
offensé  et  châtié?  Quel  serait  le  meilleur  moyen  d'éviter  ces  conflits  et  de 
détruire  à  leur  racine  toutes  les  susceptibilités  morales  inhérentes  à  la  position 
respective  de  l'ancien  maître  et  de  l'ancien  esclave?  Le  plus  souvent,  un  simple 
changement  d'atelier  pour  l'ancien  esclave.  Celui  qui  travaillait  avec  répu- 
gnance sur  telle  plantation,  deviendrait,  sur  telle  autre,  travailleur  diligent 
et  de  bonne  volonté.  Évidemment,  ce  prétendu  mode  de  travail  libre  n'est 
qu'une  variante  du  travail  esclave,  et  ne  supporte  pas  la  discussion. 

Quant  au  troisième  mode,  c'est  celui  que  l'on  a  nommé  émancipation  par- 
tielle. Il  ne  faut  pas  entendre  par  là  ce  faux-fuyant  dérisoire,  adopté  par  les 
défenseurs  de  l'ancien  système  colonial  comme  dernier  refuge  de  la  résistance, 
et  qui  consiste  à  présenter  comme  le  plus  sûr  moyen  d'éteindre  l'esclavage  le 
cours  naturel  des  affranchissemens  volontaires  que  les  maîtres  accordent  à 
leurs  esclaves.  Ces  affranchissemens  volontaires  n'intéressent  pas  la  population 
rurale,  celle  où  se  trouvent  les  véritables  esclaves  :  ils  ne  portent  guère  que 
sur  la  population  des  villes,  et  encore  sur  des  serviteurs  vieillis  ou  sur  des 
femmes  et  déjeunes  enfans.  Le  nombre  des  femmes  et  des  jeunes  enfans  affran- 
chis est  assez  considérable,  et  l'on  conçoit  facilement  la  cause  de  ces  prédi- 
lections. Les  affranchissemens  partiels ,  dans  une  société  où  la  masse  des  tra- 
vailleurs est  esclave  et  où  il  n'existe  aucune  prévision  pour  l'organisation  du 
travail  libre,  ni  même  aucune  place  pour  les  professions  d'arts  et  métiers,  n'ont 
d'autre  effet  que  de  multiplier  les  vagabonds  et  de  fournir  des  argumens  à 
ceux  qui  prétendent  que  les  noirs  sont  impropres  au  travail.  A  de  pareilles 
conditions,  les  blancs  y  seraient  encore  moins  aptes.  En  outre,  les  affranchis- 
semens partiels  tendent  à  frustrer  le  colon  des  deux  avantages  qu'il  peut 


818  REVUE  DES  DEUX  MOiNDES. 

attendre  de  la  réforme,  le  remboursement  d'une  partie  de  son  capital  au 
moyen  de  riiidemnité,  et  l'adoption  de  bonnes  mesures  de  police  pour  le  main- 
tien et  Toryanisiition  du  travail. 

Ce  qu'il  faut  entendre  par  émancipation  partielle,  lorsqu'il  s'agit  d'un  mode 
d'émancipation  pris  au  sérieux ,  c'est  le  système  qui  a  été  proposé  aux  colonies 
par  le  ministère  de  la  marine,  après  le  rapport  de  M.  de  Rémusat,  savoir,  la 
sanction  légale  du  pécule  et  du  droit  de  rachat,  moyennant  des  conditions 
fixes,  indépcadanles  de  l'arbitraire  et  du  caprice  de  l'ancien  maître.  Un  pareil 
mode,  qui  a  le  double  inconvénient  d'éluder  le  paiement  intégral  et  en  masse 
de  l'indemnité,  seule  compensation  suffisante  au  déplacement  d'intérêt  qui 
doit  résulter  de  rémancipation,  et  de  rendre  moins  nécessaires  bs  mesures  de 
prévoyance  pour  l'organisation  du  travail,  suppose  encore  le  concours  actif 
des  planteur^.  Les  quatre  conseils  coloniaux,  déjà  consultés  sur  ces  mesures 
d'émancipation  partielle,  s'étant  trouvés  d'accord  pour  les  repousser,  il  n'y  a 
pas  lieu  de  compter  sur  ce  concours,  et  par  conséquent  de  faire  essai  du  sys- 
tème pour  lequel  il  est  absolument  indispensable. 

Ainsi,  des  trois  modes  d'émancipation  qui  sont  coniuis  et  proposés,  le  seul 
rationnel ,  c'est  celui  qui  aboutit  à  un"  mesure  d'ensemble  entreprise  et  con- 
duite par  l'état,  sauf  établissemeiit  d'un  régime  intermédiaire.  La  direction 
de  ce  régime  intermédiaire  est  sans  doute  une  grave  responsabilité;  mais  il  faut 
bien  que  quelqu'un  la  prenne,  et  le  gouvernement  est,  on  définitive,  mieux 
en  mesiu'e  que  personne.  Il  doit  néanmoins  se  i)réoccuper  de  toutes  les  diffi- 
cultés d'une  pareille  tàclie.  Le  mauvais  vouloir  des  anciens  maîtres  quant  à  la 
location  du  travail  pourra  susciter  beaucoup  d'obstacles. 

11  est  douteux  d'abord  que  les  conseils  coloniaux  se  montrent  favorables  à 
l'émancipation,  ou  même  résignés  devant  la  résolution  qui  leur  est  transmise. 
Ils  ont  été  dcja  consultés  plusieurs  fois,  et  l'on  a  vu  l'esprit  de  résistance  se 
développer  chez  eux  en  suivant  une  progression  ascendante.  Aussi  la  commis- 
sion a-t-elle  jugé  qu'une  nouvelle  tentative  serait  superflue.  Le  ministère  de  la 
marine,  qui  a  bien  qi;elques  reproches  a  se  faire  quant  à  la  fermeté  des  avis 
qu'il  aurait  pu  donner  aux  colons,  ne  voudra  pas  user  de  cette  rigueur,  et  ïi 
est  probable  que  les  gouverneurs  coloniaux  recevront  ordre  de  réunir  les  con- 
seils, ou  qu'il  leur  sera  laissé  pleine  liberté  à  cet  égard.  Si  un  rayon  de  lumière 
pouvait  éclairer  ces  populations,  placées  mallieureusement  trop  loin  du  centre 
des  opinions  métropolitaines,  et  qui  n'ont  entre  elles  et  la  métropole  que  des 
interprètes  au  moins  maladroits;  si  elles  consentaient  à  se  départir  d'une  résis- 
tance sans  profit  pour  entrer  dans  les  voies  de  la  conciliation  ,  chacun  y  gagne- 
rait; et  les  colonies  elles-mêmes  plus  que  personne.  L'émancipation,  opérée 
d'accord  entre  l'ettit  et  les  planteurs,  avec  tout  le  profit  qu'il  est  possible  de 
tirer  des  résultats  de  l'expérience  anglaise,  ouvrirait  pour  les  colonies  une  ère 
de  sécurité,  de  crédit  et  de  prospérité  financière.  iMais  ne  faut-il  pas  craindre 
le  funeste  effet  des  dispositions  contraires  déjà  manifestées,  et  que  trop  de  per- 
sonnes ont  intérêt  à  entretenir.^ 

Il  faut  toujours  prévoir  ces  résistances  et  envisager  la  réi'orme  coloniale 


REVUE.  — -CHROMQCE,  S1^ 

comme  une  mesure  que  le  gouvernement  est  appelé  à  conduire  rai  milieu  de 
difficultés  dont  les  plus  graves  ne  viendront  pas  seulement  des  colonies.  Toutes 
ces  difficultés  provenant  avant  tout  d'imprévoyance,  d'ignorance  et  d'inertie, 
le  gouvernement  est  tenu  de  prévoir,  de  savoir  et  d'agir  en  faveur  de  ceux 
qui  s'oublient  dans  la  misère  du  présent  et  dans  l'insouciance  de  l'avenir. 

En  vue  de  cette  situation,  plusieurs  questions  bien  graves  se  soulèvent 
d'elles-mêmes  : 

La  transformation  de  la  propriété  en  vertu  de  laquelle  l'ouvrier  cessera 
d'être  valeur  immobilière,  et  qui  va  fonder  la  richesse  coloniale  sur  la  même 
t»ase  qu'en  Europe,  c'est-à-dire  sur  la  terre,  n'entrainera-t-elle  pas  un  rema- 
niement dans  l'assiette  de  l'impôt? 

Les  changemens  à  introduire  dans  le  régime  du  travail  ne  devront-ils  pas 
modifier  la  distribution  des  cultures  et  des  industries,  de  telle  sorte  que  la  plu- 
part des  prohibitions  du  monopole  colonial  fassent  place  à  la  liberté  du  travail 
du  maître,  en  même  temps  que  le  travail  de  l'esclave  deviendra  libre  aussi? 

Appendice  négligé,  dépendance  accessoire  d'un  grand  ministère  qui  a  la 
responsabilité  de  nos  Hottes,  et  qui,  en  tout  temps,  mais  en  ce  moment  sur- 
tout, doit  avoir  un  souci  plus  grave  que  d'assurer  l'ordre  intérieur  de  quel- 
ques possessions  d'outre-mer,  la  direction  des  colonies  a-t-elle,  par  elle-même, 
Ja  spontanéité  d'action  et  le  degré  d'influence  que  réclame  l'exécution  d'une 
réforme  où  l'état  devra  prendre  une  part  directe  et  si  grande? 

Une  telle  oeuvre  n'exige-t-elle  pas  une  masse  de  travaux  et  des  connaissances 
spéciales  qui  excluent  la  possibilité  de  la  réduire  à  un  travail  secondaire,  à  une 
affaire  de  détail,  même  pour  l'homme  d'état  le  plus  exercé?  Tout  homme 
politique  qui  ne  fera  pas  de  cette  oeuvre  son  but  particulier,  au  moins  tempo- 
rairement, son  titre  principal  à  la  reconnaissance  de  son  pays,  ne  reculera- 
t-il  pas  toujours  devant  la  responsabilité  de  l'action ,  et  n'aimera-t-il  pas  mieux , 
comme  c'est  arrivé  jusqu'ici ,  se  tenir  sur  la  réserve  et  dans  la  dangereuse 
quiétude  des  temporisations? 

Le  gouvernement  de  nos  possessions,  pendant  cette  transformation  avant 
tout  civile  et  industrielle,  doit-il  être  confié  à  des  hommes  de  guerre,  détournés 
par  l'intérêt  même  de  leur  avancement  de  faire  une  résidence  dans  le  pays? 
L'administration  des  colonies  ne  serait-elle  pas  beaucoup  mieux  placée,  au 
contraire,  aux  mains  de  fonctionnaires  civils,  habitués  à  manier  des  affaires 
d'intérêt  matériel  et  à  diriger  les  hommes  d'après  d'autres  mobiles  que  ceux 
•de  la  discipline  des  camps  ou  des  vaisseaux? 

Le  traitement  de  ces  hauts  fonctionnaires  doit-il  être  porté  sur  les  budgets 
locaux  ou  sur  le  budget  général  de  l'état? 

Les  conseils  coloniaux  doivent-ils  rester  pouvoirs  législatifs  et  avoir  dans 
leurs  attributions  le  vote  ou  du  moins  le  contrôle  des  traitemens  de  la  magis- 
trature et  du  clergé? 

Le  clergé  lui-même ,  au  moment  où  son  assistance  sera  si  utile ,  son  action 
sur  la  population  si  importante  et  si  difficile,  pourra-t-il  rester  sans  chefs 
épiscopaux? 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Telles  sont  les  questions  qui  se  trouvent,  comme  nous  l'avons  dit,  posées 
d'elles-mêmes  devant  la  commission.  La  commission  est  à  la  hauteur  de  ces 
difficultés ,  mais  elle  doit  en  tenir  compte  dès  le  point  de  départ.  Le  plus  grand 
malheur  pour  les  colonies  et  pour  le  succès  de  l'émancipation  en  elle-même, 
serait  qu'elle  se  présentât  comme  une  mesure  isolée.  Des  précédens  fâcheux 
ont  fait  de  la  législation  coloniale  un  chaos  de  mesures  contradictoires,  et  de 
l'administration  des  colonies  un  véritable  ntyaume  de  ténèbres.  Sous  peine  de 
travailler  en  pure  perte,  comme  on  l'a  fait  jusqu'ici ,  il  faut  procéder  par  une 
législation  d'ensemble  et  une  réforme  radicale  dans  le  sens  rationnel  de  ce  mot. 
Quand  une  société  a  pour  racine  l'esclavage,  et  que  Ton  songe  à  faire  dispa- 
raître l'esclavage,  c'est  toujours  d'une  réforme  complète  qu'il  est  question. 

On  ferait  injure  à  la  haute  sagacité  de  M.  le  président  du  conseil  si  l'on  ajou- 
tait foi  à  ce  qui  se  propage  au  sujet  de  son  indifférence  sur  ces  graves  intérêts. 
La  question  coloniale  ne  doit  pas  être  traitée  comme  une  question  de  charité 
publique  envers  les  noirs.  Par  le  côté  où  elle  touche  à  la  liberté ,  c'est  une 
question  d'honneur  national;  car  la  charte  de  1830  n'a  pas  à  se  glorifier  de 
mettre  l'esclavage  sous  la  protection  du  drapeau  tricolore,  lorsque  le  drapeau 
anglais  est  devenu  une  bannière  religieuse  de  libération  pour  la  race  africaine. 
Par  le  côté  où  elle  touche  à  la  politique  pratique,  c'est  l'avenir  de  notre  com- 
merce maritime.  Le  commerce  maritime  ne  se  relèvera  pas  aussi  long-temps 
que  notre  gouvernement  de  droit  commun  aura  à  solder  avec  ses  départemens 
d'outre-mer  le  long  arriéré  d'une  législation  exceptionnelle.  Le  ministre  qui  a 
présenté  et  fait  voter  la  loi  des  paquebots  transatlantiques  n'a  pas,  quoi  qu'on 
dise,  l'intention  de  localiser  l'action  de  la  France  dans  la  Méditerranée.  La 
puissance  navale  ne  peut  avoir  de  circonscription  naturelle  que  la  mer  elle- 
même  dans  toute  son  étendue,  mare  ubicamque  est.  Avec  l'avenir  réservé  à 
la  navigation  à  vapeur,  les  colonies  d'outre-mer  n'ont-elles  pas  acquis  une 
importance  militaire  plus  grande ,  ne  fût-ce  que  comme  dépôt  de  combustibles.^ 
A  la  honte  d'avoir  perdu  tant  et  de  si  belles  possessions,  faudrait-il  ajouter  la 
honte  de  ne  pouvoir  point  défendre  celles  qui  nous  restent.^  Et  le  cas  de  guerre 
échéant,  hypothèse  formidable  qu'il  n'est  plus  permis  de  négliger  aujourd'hui, 
ne  serait-il  pas  plus  avantageux  à  la  France  de  se  ménager,  dans  ses  colonies, 
250,000  sujets  de  plus  pour  aider  à  repousser  l'ennemi ,  au  nom  d'une  métro- 
pole libératrice ,  au  lieu  d'avoir,  ce  qu'elle  aurait  aujourd'hui ,  '230,000  esclaves 
rebelles  appelant  l'étranger  à  leur  secours?...  C'est  ici  surtout  que  l'émanci- 
pation ne  se  présente  plus  comme  une  question  de  philanthropie,  si  tant 
est  qu'on  la  dédaigne  à  ce  titre. 


V.   DE  MaBS. 


JOURNAL 


OFFICIER  DE  MARINE 


Maniik  —  Canton.  —  Un  Théâtre  Chinois,  etc. 


Le  29  août  1838,  à  onze  heures  du  matin ,  nous  mouillâmes  devant 
Manille,  après  avoir  rapidement  passé  dans  l'étroit  canal  formé  par 
l'île  verdoyante  du  Corrégidor  et  celle  de  Maribelle.  Une  forte  pluie 
vint  dérober  à  nos  yeux  la  vue  des  noires  fortifications  et  des  nom- 
breuses églises  de  la  ville;  ce  n'était  que  le  prélude  de  l'affreux  déluge 
qui  nous  attendait. 

Malgré  la  mer  qui  commençait  à  se  faire  grosse,  M.  Chaigneau, 
le  vice-consul,  vint  à  bord  avec  le  capitaine  du  port,  dans  une  de 
ces  superbes  chaloupes ,  armées  de  pierriers ,  que  le  gouvernement 
espagnol  entretient  pour  transporter  les  autorités,  et  pour  chasser  les 
petits  pirates  qui  infestent  la  côte  vers  Mindanao.  Je  lui  remis  les 
lettres  que  j'avais  pour  M.  Barrot,  notre  consul,  ne  voulant  aller  à 
terre  que  le  lendemain ,  une  fois  le  mauvais  temps  passé.  A  ces  lettres 
que  je  lui  confiais,  j'ajoutai  une  courte  note  contenant  mes  compli- 

TOME   XXIII.  —  15   SEPTEMBRE   1840,  52 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  et  une  apologie  for  mrj  nol  (/Ding  un  shore,  apologie  que  l'état 
du  cie'i  faisait  hcauroup  mieux  que  moi. 

l.e  lendemain  s'écoula,  puis  le  surlendemain,  et  enfin  le  troisième 
jour,  sans  qu(!  la  pluie  parût  vouloir  cesser.  Nous  commençâmes  à 
croire  (jue  le  soleil  était  chose  invisible  à  Manille,  et  M...  et  moi, 
décidés  à  ne  pas  perdre  davantage  un  temps  précieux,  nous  nous 
jetâmes  dans  un  canot  pour  aller,  malgré  la  mer,  le  vent  et  les  tor- 
rens  de  pluie,  faire  une  visite  à  M.  Barrot,  dont  j'avais  reçu  une 
lettre  fort  aimable. 

La  ville  est  bâtie  sur  les  bords  d'une  rivière  qui  se  trouve  encaissée 
jusqu'à  la  mer  par  deux  belles  chaussées,  à  l'extrémité  desquelles 
s'élèvent  d'un  coté  un  petit  phare  et  de  l'autre  un  port  bien  bâti  et  en 
bon  état.  Les  lames  battaient  avec  fureur  les  murs  solides  de  la  for- 
teresse, et  couvraient  d'écume  la  partie  la  plus  haute  du  phare.  Nous 
entrâmes  avec  peine,  au  milieu  des  brisans,  dans  le  petit  chenal  mar- 
qué par  des  pierres  qu'il  faut  suivre  pour  franchir  la  barre,  et  puis 
nous  nous  trouvâmes  dans  la  rivière,  où  le  courant,  luttant  contre 
la  marée  montante  et  le  vent,  soulevait  des  vagues  courtes,  mais 
droites  et  dures,  qui  se  heurtaient  dans  tous  les  sens  et  entraînaient 
dans  leurs  sauts  désordonnés  notre  embarcation  d'une  manière  fort 
désagréable.  Cependant  le  ciel,  qui  avait  paru  vouloir  s'éclaircir, 
abaissa  peu  à  peu  vers  la  terre  des  masses  énormes  de  nuages  noirs, 
et,  derrière  nous,  le  bouillonnement  des  eaux  nous  annonça  qu'il 
était  temps  de  chercher  un  abri. 

Un  de  ces  immenses  bateaux  plats  couverts  de  toitures  mouvantes 
en  paille,  si  utilement  employés  pour  le  transport  des  marchandises, 
se  traînait  péniblement  le  long  de  la  jetée,  cherchant  à  remonter  le 
courant  et  à  regagner  son  poste  parmi  les  nombreux  navires  dont  les 
mâtures  rapprochées  nous  annonçaient  les  places  où  l'on  pouvait 
débarquer.  Nous  atteignîmes  bientôt  le  casco  (c'est  le  nom  qu'on 
donne  à  ces  larg.ss  embarcations),  et  nous  sautâmes  tous  à  son  bord  , 
officiers  et  matelots,  pour  nous  mettre  à  l'abri  sous  ses  voûtes  de 
nattes.  Ceux  de  nos  hommes  qui  étaient  déjà  mouillés  se  mirent  sur 
la  jetée,  avec  deux  ou  trois  ïagals,  à  tirer  la  corde  au  moyen  de 
laquelle  le  lourd  bateau  se  halait  de  l'avant. 

Le  Tagal  qui  était  à  la  barre  nous  salua  fort  poliment;  il  nous 
offrit  du  feu  pour  allumer  nos  cigarres;  et,  quand  nous  fûmes  confor- 
tablement iiistallés  au  milieu  de  quehîues  veaux  dont  le  bateau  était 
chargé,  il  parut  tout  disposé  à  lier  conversation  avec  nous.  Le  pauvre 
diable  attendait  depuis  trois  jours  un  moment  de  beau  temps  pour 


JOURNAL  d'un  officier   DE  MARINE.  823 

porter  à  bord  d'un  bâtiment  en  rade  des  provisions  fraîches  en  ani- 
maux et  en  légumes  ;  sa  cargaison  avait  passablement  souffert  de  ce 
retard  ;  il  venait  d'essayer  de  sortir,  mais  l'état  de  la  mer  l'en  avait 
empêché.  Le  ciel  semblait  avoir  ouvert  toutes  ses  cataractes;  la  che- 
mise d'écorce  d'ananas  de  notre  pauvre  patron  indien  était  collée 
sur  sa  peau  ciùvrée  sans  qu'il  parût  y  faire  attention;  cependant 
nous  avancions  toujours,  grâce  à  ceux  qui  nous  traînaient  sur  la 
digue  et  à  quatre  hommes  placés  sur  des  saillies  extérieures  en  bam- 
bou, qui  poussaient  de  fond  en  appuyant  contre  leur  épaule  l'extré- 
mité d'une  immense  perche. 

Enfin  nous  arrivâmes  devant  un  grand  édifice  carré,  percé  de  nom.- 
breuses  fenêtres,  qu'on  nous  dit  être  la  douane;  et,  reprenant  notre 
embarcation ,  nous  évacuâmes  le  cusco  hospitalier  pour  aller  débar- 
quer sur  la  rive  opposée,  laissant  à  notre  droite  la  ville  fortifiée,  avec 
ses  sévères  bastions  et  ses  grandes  maisons  emprisonnées  dans  les 
remparts,  pour  aller  dans  le  faubourg  de  Binondo.  Cet  immense  fau- 
bourg est  le  séjour  des  marchands  et  des  personnes  riches,  qui  se 
bâtissent  sur  les  bords  de  la  rivière,  en  dehors  des  murs  à  créneaux, 
des  habitations  délicieuses,  où  l'on  respire  un  air  plus  libre,  et  que 
l'on  peut  quitter  à  toute  heure  de  la  nuit  sans  craindre  la  rencontre 
d'un  pont-îevis  abaissé  ou  d'une  porte  fermée. 

Nous  avions  l'adresse  d'un  bon  hôtel  tenu  par  un  honnête  Allemand 
nommé  Antelmann,  et  nous  nous  y  dirigeâmes  en  toute  hâte,  pré- 
cédés par  les  porteurs  de  nos  malles,  qui  galopaient  de  leur  mieux, 
sous  une  horrible  averse,  et  dans  des  rues  qui  ressemblaient  à  des 
rivières.  Nous  arrivâmes  mouiilL'S  des  pieds  à  la  tête  à  l'hôtel  Antel- 
mann; les  domestiques  de  la  maison  quittèrent  leurs  guitares  pour 
venir  prendre  nos  manteaux,  et  le  maître,  vrai  Castillan  par  son 
flegme,  sinon  par  son  origine,  nous  donna  des  chambres  propres  et 
commodes,  où  nous  nous  débarrassâmes  avec  bonheur  de  nos  vête- 
mens  mouillés,  en  savourant  une  tasse  de  ce  délicieux  chocolat  de 
Manille  que  les  Espagnols  seuls  savent  préparer.  Nous  passâmes  en- 
suite dans  une  grande  salle  où  nous  attendait  le  déjeuner;  quelques- 
uns  des  élèves  de  marine  de  rAiirinise  y  étaient  déjà  établis;  ils 
venaient  de  quitter  une  table  de  billard  placée  dans  le  même  appar- 
tement. 

Nous  fîmes  un  excellent  repas,  et,  pendant  une  heure  i.u  deux, 
nous  oubliâmes  qu'il  pleuvait  à  verse.  H  fallut  cependant  bi  songer 
à  quitter  l'hôtel  pour  aller  chez  M.  Barrot;  mais  à  Manille  les  per- 
sonnes comme  il  faut  ne  vont  jamais  à  pied ,  quelque  temps  qu'il 

52. 


821  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fasse,  et  certes  ce  n'était  guère  le  moment  de  songer  à  déroger  aux 
usages  reçus.  Heureusement  M.  Antelmann,  en  landlord  prévoyant, 
avait  dans  ses  écuries  cinq  à  six  voitures  et  une  vingtaine  de  chevaux; 
moyennant  trois  gourdes  par  jour,  on  a  un  joli  birlocho  avec  deux 
petits  chevaux  fringans  et  un  habile  postillon.  Cette  espèce  de  voi- 
ture, à  quatre  roues  et  à  deux  places  seulement,  est  très  légère  et  très 
gracieuse;  c'est  la  seule  usitée  à  ]\îanillc;  la  mode  en  vient,  dit-on, 
de  Batavia;  j'en  avais  vu  de  lout-à-1'ait  semblables  à  Lisbonne. 

Nous  montâmes  dans  notre  élégant  équipage,  M...  et  moi;  le 
postillon,  couvert  d'un  manteau  à  livrée,  et  la  tète  coiffée  d'un 
immense  sa^flco/,  s'élança  sur  un  des  chevaux,  et  nous  partîmes,  em- 
portés comme  le  vent,  à  travers  les  rues  boueuses,  laissant  rapide- 
ment derrière  nous  les  magasins  chinois,  les  guinguettes  tagales,  les 
vieilles  églises,  les  maisons  élégantes  aux  balcons saillans,  et  les  som- 
bres couvens  aux  fenêtres  grillées.  Notre  course  ne  se  ralentissait 
qu'au  passage  des  petits  ponts  en  pierre  jetés  sur  les  bras  de  la  rivière 
qui  s'avancent  dans  la  ville;  ces  ponts,  construits,  je  crois,  pour  le 
désespoir  des  cochers  et  la  fortune  des  faiseurs  de  voitures,  sont  en 
dos  d'àne,  très  raides;  et  ce  qui  augmente  encore  la  difficulté  du 
passage,  c'est  que  les  larges  pierres  de  taille  qui  les  couvrent  s'arrê- 
tent à  l'endroit  même  où  commence  la  rue.  Cela  fait,  à  l'entrée  et  à 
la  sortie  du  pont,  une  espèce  de  marche  d'escalier  que  les  roues  des 
voitures  ne  franchissent  qu'aux  risques  et  dépens  des  ressorts.  Nous 
traversâmes  une  dernière  rue  bordée  de  mauvaises  cases  en  feuilles 
de  palmier,  et,  tournant  habilement  à  droite,  notre  postillon  entra 
par  une  porte  étroite  dans  un  pré  où  se  trouvait  la  maison  du  consul. 
C'était  anciennement  une  église  appelée  San-Miguel ,  et  le  nom  en 
est  resté  à  l'habitation. 

Bâtie  sur  le  bord  de  la  rivière ,  dans  une  situation  charmante , 
cette  maison  est  une  des  plus  agréables  de  Binondo;  nous  y  fûmes 
reçus  de  la  manière  la  plus  aimable  par  M.  Barrot,  que  nous  trou- 
vâmes étendu,  en  vrai  colon,  dans  un  vaste  fauteuil  chinois  en 
bambou,  et  savourant  un  de  ces  délicieux  cigarres  de  Manille  que  les 
étrangers  finissent  par  préférer  à  ceux  de  la  Havane.  Tout  le  monde 
fume  dans  la  capitale  des  Philippines  :  petits  et  grands,  hommes  et 
femmes,  paient  leur  tribut  à  la  manufacture  royale,  où  plus  de  dix 
mille  ouvriers  travaillent  sans  relâche  à  rouler  des  feuilles  de  tabac. 
M.  Barrot,  après  avoir  résisté  à  cette  passion  générale ,  lorsqu'il  habi- 
tait Lima  et  Carthagène,  n'avait  pu  en  faire  autant  à  Manille;  il  nous 
présenta  une  assiette  en  laque  noire  pleine  des  précieux  cigarres ,  et 


JOURNAL  d'un  officier  DE   MARINE.  825 

la  conversation  sembla  devenir  plus  gaie  dès  que  l'assiette  eut  circulé 
et  que  chacun  eut  allumé  son  rouleau  parfumé  à  un  de  ces  bâtons- 
mèches  qui  brillent  toujours  dans  de  petits  bateaux  en  laque,  inventés 
en  Chine  pour  cet  usage. 

Nous  sortîmes  enchantés  de  notre  jeune  consul;  et,  comme  nous 
devions  venir  dîner  avec  lui ,  nous  le  quittâmes  pour  aller  faire  un  tour 
dans  la  ville,  en  attendant  que  la  pluie  nous  forçât  de  retourner  à  l'hôtel. 

Mais,  avant  de  parler  davaritage  de  Manille,  je  vais  rappeler  en  peu 
de  mots  l'origine  de  cette  colonie,  ses  diverses  révolutions  et  les  élé- 
mens  dont  elle  est  composée. 

On  sait  que  Luçon,  l'île  la  plus  grande  du  groupe  des  Philippines, 
fut  découverte  par  Magellan  en  1519;  mais  ce  ne  fut  qu'en  1571  que 
Juan  de  Salcedo,  neveu  du  brave  Legaspe,  envoyé  à  Luçon  par  son 
oncle,  fonda  Manille  sur  les  bords  de  la  petite  rivière  de  Passig,  qui 
prend  sa  source  à  neuf  ou  dix  milles  de  là,  dans  un  lac  immense  par- 
semé d'îles  d'une  fertilité  étonnante. 

Salcedo  battit  les  naturels  du  pays  qu'on  appelait  Tagals,  Panpangas, 
Zimbales,  Pangasinans,  Ilocos  et  Cayagans.  Ces  peuplades,  d'une  cou- 
leur olivâtre,  ont  les  cheveux  lisses  et  les  traits  presque  entière- 
ment semblables  à  ceux  des  Malais.  Mais  dans  les  forêts  et  sur  les 
montagnes  vivait  une  autre  race  entièrement  différente,  noire  comme 
les  races  du  centre  de  l'Afrique,  avec  les  cheveux  crépus  et  le  nez 
épaté  :  les  Otas  ou  Négritos  fuyaient  les  autres  habitans  de  l'île  et  se 
faisaient  remarquer  par  un  naturel  indomptable.  Les  Espagnols  renon- 
cèrent bientôt  à  les  civiliser,  et  se  contentèrent  de  les  repousser  plus 
loin  dans  les  gorges  et  les  ravins  inaccessibles  de  Luçon.  Quant  aux 
Tagals,  qui  promettaient  de  devenir  des  sujets  dociles,  on  les  traita 
assez  humainement,  et  l'on  prit,  pour  mieux  s'assurer  de  leur  fidé- 
lité, un  moyen  qui  déjà  avait  été  employé  plusieurs  fois  avec  succès 
en  pareil  cas  :  on  travailla  activement  à  en  faire  des  chrétiens,  et  on 
y  parvint  en  assez  peu  de  temps.  Ils  furent  alors  répartis  en  petites 
congrégations,  dont  chacune,  n'ayant  guère  à  recevoir  d'ordres  que 
de  son  chef  spirituel,  semblait  ne  point  obéir  à  une  autorité  imposée 
par  la  force.  Mais  les  curés,  dont  l'influence  sur  les  Tagals  était 
presque  sans  bornes,  étaient  eux-mêmes  en  général  les  instrumens 
dociles  des  volontés  de  l'archevêque,  qui  se  trouvait  ainsi  investi 
par  le  fait  d'une  puissance  extraordinaire.  Toutefois,  il  faut  remar- 
quer que,  si  le  clergé  régulier  lui  était  complètement  soumis,  il  n'en 
était  pas  tout-à-fait  ainsi  des  ordres  religieux,  dont  l'esprit  indépen- 
dant fut  même  dans  le  principe  la  caus2  de  bien  des  troubles. 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  1574 ,  la  colonie  naissante  fnt  attaqnée  par  un  pirate  chinois 
qu'on  nomme  dans  le  pays  le  roi  Limahou.  Eattu  par  Legaspe,  cet 
aventurier  fut  heureux  de  s'enfuir  avec  une  partie  de  ses  soldats 
sur  l'île  Formose,  tandis  que  le  reste  de  ses  troupes,  refoulé  dans 
l'intérieur  de  Luçon,  se  mêla  aux  indigènes  et  forma  une  race  dis- 
tincte plus  blanche  que  les  autres.  En  1G03,  le  foubourg  de  Binondo 
comptait  plus  de  vingt-cinq  mille  Chinois,  qui  étaient  entièrement 
maîtres  du  petit  commerce  de  détail  et  très  influens  par  leurs  richesses. 
Une  amb.issade  de  la  cour  de  Pékin  vint  à  cette  époque,  sous  un 
prétexte  absurde,  pousser  à  la  révolte  tous  ces  sujets  du  céleste 
empire,  et ,  sans  la  révélation  d'une  Tagale  mariée  à  un  Chinois,  c'en 
était  fait  de  Manille.  Les  Espagnols,  quoique  avertis,  furent  si  vigou- 
reusement attaqués,  qu'une  partie  des  troupes  fut  massacrée.  Sans 
les  cruautés  exercées  par  les  Chinois  envers  les  ïagals,  la  garnison 
eût  ir,  ème  été  obligée  de  mettre  bas  les  armes;  mais  les  Tagals,  m.al- 
traités,  se  réunirent  aux  Espagnols,  et  dès-lors  la  victoire  se  déclara 
pour  le  parti  européen. 

Les  Chinois  firent  encore,  en  1639,  une  tentative  de  révolte  qui 
se  termina,  comme  la  première,  par  une  entière  défaite. 

Un  tremblement  de  terre  détruisit,  en  Î6i5 ,  une  grande  partie  des 
plus  beaux  édifices  de  Manille;  enfin,  en  1719,  une  attaque  des  An- 
glais vint  mettre  la  colonie  à  deux  doigts  de  sa  perte.  Après  une  hé- 
roïque résistance  de  la  garnison  et  des  indigènes,  sons  les  ordres  du 
chanoine  Anda  et  d'un  Français,  il  fallut  rendre  la  ville  au  général 
Draper,  qui  l'abandonna  au  meurtre  et  au  pillage,  et  lui  imposa  un 
tribut  de  i  millions.  La  tranquillité  se  rétablit.  Mais  les  Anglais  avaient 
encore  bien  des  ennemis  à  combattre;  le  chanoine  Andn,  exploitant 
habilement  les  préjugés  religieux,  avait  insurgé  contre  eux  tout  le 
pays,  et  l'officier  que  Draper  avait  laissé  pour  commander  la  place 
était  sur  le  point  de  se  rendre,  lorsqu'une  frégate  aîîglaise  apporta 
la  nouvelle  de  la  paix  conclue  entre  l'Angielerre  et  l'Espagne.  La 
reddition  de  Manille  était  une  des  conditions  du  trait''. 

Anda,  nommé  capitaine-gi'néral,  parvint  à  apaiser  les  troubles  qui 
suivirent  cette  révolution ,  et  rendit  à  la  colonie  sa  première  splen- 
deur. 

Ce  ne  fut  que  sous  le  régne  de  Napoléon  que  les  étrangers  obtin- 
rent de  l'Espagne  le  droit  de  s'établir  à  Manille,  et  bientôt  leur  indus- 
trie fit  faire  des  ])rogrès  immenses  au  commerce  de  l'île.  Massacrés 
en  partie  par  une  populace  aveugle  et  féroce  pendant  le  choléra 
de  1820,  ils  ont  repris  peu  à  peu  dans  le  pays  l'influence  qu'ils  avaient 


JOURNAL  d'un  officier  I>E  MARINE.  827 

perdue ,  et  depuis  quelque  temps  un  changement  total  s'est  opéré  en 
leur  iiiveur. 

Manille  est  gouvernée  à  présent,  comme  aux  temps  de  la  conquête, 
par  un  capitaine-général  qui  doit  être  remplacé  tous  les  six  ans,  et  par 
un  conseil  colonial,  composé  d'un  régent  et  de  quatre  oïdores  ou  con- 
seillers; puis  vient  l'archevêque,  qui  a  trois  évêques  et  douze  chanoines 
sous  ses  ordres;  enfin  une  puissance  qu'il  faut  aussi  compter,  c'est 
celle  de  quatre  ordres  religieux,  les  aiiguslins,  les  dominicains,  les 
récollets  et  les  franciscains.  C'est  dans  le  sein  de  ces  ordres  que  se 
prennent  en  général  les  curés  pour  les  provinces. 

La  garnison  de  Manille  se  compose  habitnellement  de  mille  hommes 
de  troupes  réglées  venues  de  la  métropole.  Cette  force  avait  suffs 
jusqu'à  présent  pour  assurer  la  traniiuillité  de  la  ville,  malgré  l'esprit 
remuant  des  m<:tis;  on  l'a  cependant  doublée  depuis  peu.  Une  milice 
est  instituée  dans  les  provinces  pour  faire  la  police. 

Possédant  un  bel  arsenal  et  des  chaiitiers  de  construction  dans  la 
petite  baie  de  Cavité,  non  loin  de  la  ville,  l'Espagne  avait  autrefois 
une  marine  à  Luçon;  elle  ne  possède  plus  maintenant  que  quelques 
chaloupes  canonnières 

IN'ous  avions.  M...  et  moi,  vu  de  si  beaux  échantillons  des  toiles 
que  l'on  fabrique  à  Manille  avec  les  libres  d'une  espèce  d'ananas,  que 
nous  cherchâmes,  en  sortant  de  chez  le  consul,  un  magasin  où  l'on 
pût  nous  montrer  cette  précieuse  marchandise.  Après  bien  des  courses 
infructueuses,  on  nous  enseigna  une  maison  renommée  pour  la  beauté 
et  la  finesse  du  tissu  de  ses  étoffes  de  /):na  (c'est  le  nom  qu'on  leur 
■donne).  Nous  montâmes  à  un  premier  étage,  et  nous  fûmes  introduits 
dans  un  vaste  appartement  orné  de  glaces,  garni  de  meubles  de  toute 
espèce,  mais  sans  une  seule  pièce  d'étoffe.  Nous  commencions  à  croire 
qu'on  nous  avait  mystifiés,  lorsque  la  maîtresse  delà  maison ,  accom- 
pagnée de  deux  ou  trois  de  ses  Ollcs,  vint  nous  inviter  à  nous  asseoir, 
et  nous  dit  qu'elle  avait  ce  qu'il  nous  fallait.  La  mère  et  les  jeunes 
fdles,  d'origine  tngale,  avaient  l'élégaiît  costume  des  femmes  du  pays. 
Une  ample  pièce  d'étoffe  rayée,  qu'on  appelle  tapi:-,  leur  serrait  étroi- 
tement la  taille  et  tombait  avec  grâce  sur  de  petits  pieds  nus  tenant  à 
peine  dans  des  pantoufles  en  velours  brodé.  Ces  pantoufles  n'ont 
guère  que  la  semelle  et  une  extrémité  si  peu  couverte,  que  le  bout 
du  gros  orteil  y  entre  seul;  une  courte  camisole  en  pina  leur  couvrait 
la  partie  supérieure  du  corps,  laissant  à  nu  les  bras  et  cette  portion 
du  buste  trop  haute  pour  être  enveloppée  par  le  tapiz,  trop  basse 
pour  être  protégée  par  la  légère  camisole.  Leurs  beaux  cheveux  noirs 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étaient  ramassés  et  noués  derrière  la  tète.  Quand  elles  sortent,  les 
Tagales  ajoutent  à  ce  costume  un  mouchoir  brodé  qu'elles  jettent  sur 
leurs  épaules,  et  un  autre  dont  elles  se  couvrent  la  tète.  Cette  ma- 
nière de  se  vêtir,  si  propre  à  mettre  en  relief  les  beautés  d'une  taille 
svelte  et  les  proportions  d'un  corps  bien  fait,  décèle  bientôt  aussi  les 
ravages  causés  par  l'Age  ou  les  maladies;  il  faut  de  plus,  pour  que  ce 
costume  ait  tout  le  charme  possible,  que  la  femme  qui  le  porte  ait  la 
taille  cambrée  et  des  hanches  bien  prononcées,  ce  qui  manque,  il 
faut  l'avouer,  à  la  plupart  des  beautés  indiennes  de  Manille. 

Les  métisses,  qui  sont  de  toutes  les  femmes  les  seules  avec  les- 
quelles les  étrangers  puissent  former  des  liaisons  passagères,  ont 
adopté  un  costume  qui  tient  le  milieu  entre  le  tagal  et  l'européen. 
Elles  portent  la  cambaije,  qui  se  plisse  et  ne  se  drape  pas  autour  de 
la  taille;  ce  vêtement  ressemble  aux  robes  de  nos  grisettes.  La  cami- 
sole est  conservée ,  mais  on  la  couvre  souvent  de  superbes  mouchoirs 
de  pina,  richement  brodés.  Un  rosaire  plus  ou  moins  riche,  depuis 
le  simple  grain  de  corail  jusqu'au  travail  en  or  le  plus  exquis,  sert  de 
collier  aux  métisses  comme  aux  Tagales,  et  c'est  à  la  beauté  de  ce 
bijou  consacré  que  l'on  peut  reconnaître  la  générosité  d'un  amant. 

Nos  petites  marchandes  de  pifia  étaient  dans  le  plus  simple  désha- 
billé ,  et  les  pauvres  jeunes  fdles  n'étaient  pas  assez  jolies  pour  arrêter 
long-temps  nos  regards;  mais  elles  avaient  des  manières  gracieuses 
qui  nous  touchèrent  beaucoup.  Pendant  que  leur  mère  ouvrait  les 
tiroirs  pour  en  tirer  des  rouleaux  de  pina,  les  bonnes  fdles  nous  ap- 
portèrent de  la  limonade ,  du  vin ,  et  sur  une  assiette  de  porcelaine 
des  cigarres  avec  le  bétel;  nous  prîmes  un  cigarre,  l'aînée  nous  offrit 
obligeamment  le  feu  du  sien,  et  nous  fumAmcs  de  compagnie,  cau- 
sant comme  de  vieilles  connaissances.  Nous  restâmes  là  plus  d'une 
heure,  examinant  avec  admiration  les  tissus  aériens  que  les  indigènes 
font  avec  l'écorce  d'ananas,  et  les  magnifiques  broderies  dont  les 
adroites  Tagales  couvrent  ces  mouchoirs  que  l'on  ne  connaît  pas  du 
tout  en  Europe. 

Nous  achetAmes  chacun  une  petite  pièce  d'étoffe  non  brodée,  de 
peur  que  les  dessins  des  broderies  que  nous  avions  sous  les  yeux  ne 
fussent  plus  de  mode  en  France  à  notre  retour;  puis,  après  bien  des 
remerciemens  de  notre  part,  nous  quittAmes  nos  aimables  vendeuses 
sans  les  payer,  parce  que  nous  n'avions  pas  assez  d'argent  sur  nous. 
Il  faut  que  la  confiance  soit  bien  grande  chez  ces  gens-là,  car  nous 
étions  en  bourgeois,  et,  lorsque  nous  leur  laissAmes  nos  cartes,  il  ne 
leur  vint  seulement  pas  à  l'idée  de  nous  demander  qui  nous  étions. 


JOURNAL  d'un  officier  DE  MARINE.  829 

En  sortant  de  la  maison,  nous  rencontrâmes  leur  frère,  grand 
garçon  à  la  chevelure  noire  et  raide,  aux  yeux  obliques  et  un  peu 
bridés,  vêtu,  comme  tous  les  hommes  du  peuple  et  de  la  classe 
moyenne,  d'un  pantalon  de  couleur  et  d'une  chemise  en  pifïa,  rayée 
de  grandes  bandes  verticales  rouges  et  blanches,  qui  flottait  sur  le 
pantalon;  le  collet  était  brodé  avec  art,  et  le  rosaire  obligé  pendait 
sur  la  poitrine  de  l'honnête  Tagal,  qui  voulait  à  toute  force  nous  faire 
rentrer  pour  jouir  à  son  tour  de  notre  société;  mais  nous  étions  pressés 
d'aller  nous  habiller:  nous  regagnâmes  donc  l'hôtel  en  toute  hâte. 

A  quatre  heures,  nous  fîmes  un  dîner  charmant  chez  M.  Barrot;  il 
y  avait  le  consul  belge ,  M.  Lanou ,  excellent  jeune  homme ,  tout 
dépaysé  à  Manille ,  et  heureux  d'avoir  trouvé  dans  notre  consul  un 
ami  qui  lui  fait  supporter  les  ennuis  d'un  long  exil.  Nous  vîmes  aussi 
là  M.  La  Géronnière,  médecin  français,  fameux  dans  le  pays  par 
sa  belle  propriété  de  la  Hala-Hala ,  située  sur  les  bords  du  grand  lac 
intérieur,  et  chasseur  renommé  entre  tous  les  chasseurs  de  buffles 
sauvages,  de  cerfs  et  de  sangliers.  Parvenu  après  des  fatigues  inouies 
à  s'établir  seul  au  milieu  des  bois  et  parmi  des  peuplades  sauvages , 
il  avait  enfin  recueilli  le  fruit  de  tant  de  peines;  mais  la  mort  d'une 
femme  qu'il  avait  choisie  parmi  les  créoles  de  la  ville,  et  qu'il  aimait 
tendrement,  l'avait  déterminé  à  retourner  en  Europe,  et  il  venait  de 
céder  la  Ilala-IIala  aux  frères  Vidi,  négocians  français,  avec  lesquels 
il  était  depuis  long-temps  lié  d'amitié. 

M.  Barrot  avait  arrangé  une  partie  pour  aller  visiter  cette  belle 
habitation.  Notre  projet  fut  retardé  plusieurs  jours  par  différentes 
causes,  et  nous  désespérions  presque  de  le  voir  se  réaliser.  Enfin, 
le  21 ,  à  huit  heures  du  matin ,  le  consul ,  le  commandant  et  moi ,  nous 
nous  embarquâmes  à  San-Miguel  dans  une  superbe  faloa  du  gou- 
vernement. Nous  avions  seize  vigoureux  rameurs  tagals,  de  grandes 
et  bonnes  voiles  latines  si  le  vent  était  favorable,  et  d'excellentes 
provisions  pour  la  journée,  car  il  ne  faut  pas  moins  de  tout  un  jour 
pour  aller  de  Manille  à  la  Ilala. 

Le  derrière  de  l'embarcation  était  couvert  d'un  petit  toit  arrondi 
en  toile  vernie  à  l'épreuve  des  orages,  et  des  rideaux  à  tringles, 
qu'on  pouvait  inclinera  volonté,  tombaient  de  cette  légère  voûte, 
suspendue  sur  des  colonnettes  en  fer  poli.  A  l'intérieur,  l'embarca- 
tion était  garnie  de  sabres  aux  formes  étranges  et  de  longs  fusils  qui 
complétaient,  avec  deux  pierriers  placés  devant,  l'armement  de  cette 
chaloupe,  souvent  employée  par  la  douane. 

JN'ous  partîmes ,  et  nos  rameurs,  se  levant  ensemble  sur  leurs  bancs, 


830  REVrE  DES  DEUX  MONDES. 

se  Inissaient  tomber  en  mesure  aux  acceris  d'une  chanson  monotone , 
ajoutant  ainsi  le  poids  de  leur  corps  à  l'eifort  puissant  de  leurs  bras. 
La  faloa,  poussée  avec  force  et  comme  enlevée  sur  les  avirons, 
avançait  rapidement  malgré  le  fort  courant  de  la  rivière.  Bientôt  les 
bords  ne  présentèrent  plus  que  des  arbres  magniJiques,  des  forets  de 
bambous,  et  des  rizières  laissées  à  sec  par  la  marée  descendante.  De 
temps  en  temps,  on  découvrait  un  couvent  lourd  et  massif  s'élevant 
au-dessus  de  la  cime  des  arbres,  et  montrant  de  loin  ses  fenêtres 
grillées  et  son  triste  clocher.  Des  villas  délicieuses  contrastaient,  par 
leur  élégante  architecture  et  leurs  vertes  jalousies,  avec  ces  édifices 
sacrés,  qui  assombrissent  toujours  le  paysage  dans  les  contrées  sou- 
mises aux  Espagnols  ou  aux  Portugais. 

A  mesure  que  nous  avancions,  les  détours  de  la  rivière  devenaient 
plus  fréquens ,  et  la  scène  qui  se  présentait  à  nos  yeux  variait  à  chaque 
instant,  mais  pour  devenir  de  pins  en  plus  belle.  Que  de  tableaux 
ravissans  on  aurait  pu  faire  !  Ici ,  sur  une  petite  langue  de  terre ,  à 
l'ombre  d'une  épaisse  touffe  de  bambous,  un  jeune  enfant  accroupi 
sur  un  buftle  nous  regardait  passer  avec  admiration,  tandis  que 
le  féroce  animal,  le  cou  tendu,  l'œil  fixe  et  les  naseaux  enflés  de 
colère,  faisait  entendre  ce  souffle  menaçant,  signe  infaillible  d'une 
fureur  qu'il  est  dangereux  d'exciter.  Là,  sur  un  terrain  incliné,  s'éle- 
vait une  de  ces  cabanes,  demeure  bruyante  de  milliers  de  canards 
que  les  Tagals  élèvent  après  avoir  fait  édore  les  œufs  en  les  couvant 
eux-mêmes;  la  rivière  en  fourmillait,  la  plage  en  était  couverte,  et 
leurs  gardiens,  placés  sur  de  petites  pirogues,  s'efforçaient  de  les 
rallier  dans  la  case  commune.  Plus  loin,  sur  le  fond  bleuâtre  des 
eaux  et  des  arbres,  se  dessinaient  des  radeaux  de  pécheurs  avec 
leurs  petites  cabanes  et  les  immenses  perches  dont  le  mouvement  de 
bascule  fait  plonger  et  soulève  tour  à  tour  un  large  filet.  Enfin, 
presque  à  chaque  pas  nous  rencontrions  des  maisons  en  paille ,  dont 
une  partie  en  forme  de  balcon  s'avançait  dans  la  rivière,  soutenue  au- 
dessus  de  l'eau  par  des  colonnes  de  bambous.  Une  foule  de  pirogues 
et  de  légères  bancas  se  pressait  autour  de  ces  hôtelleries  demi-flot- 
tantes, haltes  ordinaires  d'innombrables  embarcations  de  toute  espèce 
qui  remontent  et  descendent  continuellement.  Qui  pourrait  peindre 
ce  mouvement  de  nacelles  chargées  de  fruits,  l'empressement  de  leurs 
conducteurs  au  chapeau  conique,  à  la  chemise  flottante,  qui  se  pous- 
sent, se  heurtent  et  jurent  pour  arriver  auprès  des  distributeurs  de 
riz  et  de  bananes? 
A  dix  heures,  nous  passâmes  sous  le  pont  en  bambous  du  petit 


JOURNAL  d'un  officier   DE  MARINE.  831 

village  de  Passig,  qui  a  donné  son  nom  à  la  rivière;  de  grands  bateaux, 
aussi  étranges  de  formes  et  aussi  bizarrement  peints  que  les  jonques 
chinoises,  étaient  mouillés  devant  les  cabanes  de  ce  hameau  entière- 
ment habité  par  des  pécheurs.  Il  y  avait  encore  là  de  charmans  sujets 
de  tableaux. 

Enfin  la  rivière,  au  sortir  du  petit  port  de  Passig,  commença  à  ser- 
penter au  milieu  d'une  plaine  marécageuse  couverte  de  rizières, 
variée  seulement  par  des  bouquets  de  bambous  et  animée  par  des 
troupeaux  de  buffles  qui  se  vautraient  dans  les  bourbiers  pour  se  cou- 
vrir de  cette  croûte  épaisse  de  fange  qui  leur  fait,  en  se  séchant  au 
soleil,  une  cuirasse  à  l'épreuve  des  cruelles  morsures  des  moustiques; 
puis,  les  bambous,  se  resserrant,  formèrent  au-dessus  des  eaux 
comme  une  voûte  gothique,  au  sortir  de  laquelle  nous  nous  trou- 
vâmes tout  à  coup  dans  le  lac,  espèce  de  petite  mer  intérieure  qui  a 
plus  de  trente  lieues  de  tour  et  une  profondeur  de  vingt  à  vingl-cin(j 
pieds  dans  toute  son  étendue. 

Tout  avait  été  bien  jusque-là;  nous  pûmes  môme  déjeuner  tran- 
quillement, parce  que  le  vent  commençait  à  souffler  du  côté  favo- 
rable, et  que  nos  voiles  suffirent  pour  nous  pousser  rapidement  vers 
une  des  îles  qui  se  trouvaient  sur  notre  chemin.  Mais,  comme  nous  en 
approchions,  le  ciel  se  chargea  tout  à  coup  de  sombres  nuages,  les 
montagnes  disparurent  sous  un  grain  menaçant  qui  venait  par  notre 
travers  avec  un  cortège  peu  rassurant  d'éclairs  et  de  tonnerre.  Bientôt 
cette  noire  barrière  arriva  au-dessus  de  nos  tètes  et  nous  couvrit 
d'un  déluge  d'eau;  nos  ïagals  s'empressèrent  de  serrer  la  grinuL> 
voile,  et  se  résignèrent  ensuite  à  être  mouillés  des  pieds  à  la  tète, 
tandis  que,  grâce  à  notre  légère  toiture  en  toile,  nous  étions  sur  nos 
coussins  parfaitement  à  l'abri. 

Cet  orage  passé,  et  en  attendant  ceux  que  nous  voyions  se  former 
à  l'horizon,  nous  fîmes  de  la  voile.  De  temps  en  temps  il  fallait  armer 
les  avirons,  et  notre  bon  équipage,  rafraîchi  par  la  pluie ,  ramait  avec 
jîrdeur;  nous  passions  le  long  de  grandes  pêcheries  établies  au  milieu 
du  lac;  nous  longions  des  îles  et  des  îlots  couverts  d'une  verdure 
impénétrable,  asiles  des  cerfs  et  des  buffles  sauvages;  enfin,  à  cinq 
heures  du  soir,  nous  arrivâmes  à  la  Hala-Hala. 

L'ancienne  habitation  de  M.  La  Géronnière,  maintenant  occupée 
par  les  frères  Vidi,  est  située  sur  une  langue  de  terre  qui  s'avance  dans 
le  lac;  les  murs,  proprement  blanchis  et  ornés  de  balcons,  s'élèvent 
au-dessus  de  deux  rangées  de  cases  qui  sont  venues  se  grouper  autour 
de  la  ferme  européenne ,  formant  ainsi  un  petit  village  avec  sa  mo- 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(leste  église  en  chaume  et  son  curé.  De  magnifiques  plantations  de 
cannes  à  sucre,  des  champs  de  riz  et  de  maïs,  s'étendent  dans  la  plaine 
jusqu'aux  flancs  boisés  de  la  montagne  qui  dépend  de  cette  belle  pro- 
priété ,  et  qui  lui  forme  une  barrière  protectrice. 

Les  deux  frères  Yidi  nous  reçurent  sur  la  plage  en  vrais  planteurs, 
le  salacot  sur  la  tète,  les  jambes  et  les  pieds  nus,  et  le  poignard  tagal, 
le  fameux  bolo,  passé  derrière  le  dos  dans  le  mouchoir  qui  leur  ser- 
vait de  ceinture. 

La  faloa  fut  amarrée  à  côté  des  pirogues  du  village ,  la  tente  fut 
dressée,  et  notre  équipage  reçut  de  M.  Barrot  l'argent  nécessaire  pour 
passer  tranquillement  les  deux  ou  trois  jours  qu'il  devait  nous  attendre; 
puis  nous  nous  dirigeâmes  vers  la  maison  avec  nos  aimables  hôtes, 
.rétais  pour  eux  le  seul  étranger;  mais ,  grâce  à  la  simplicité  de  leurs 
manières  empreintes  de  la  plus  franche  cordialité,  je  fus  bientôt  à 
mon  aise  comme  une  vieille  connaissance. 

A  la  Hala,  on  se  lève  avec  le  jour,  et  l'on  prend  en  se  levant  une 
grande  jatte  de  café  au  lait;  à  une  heure  on  dîne  copieusement,  et 
à  sept  heures  on  soupe  :  ce  souper,  qu'on  fciisait  très  substantiel 
en  notre  honneur,  se  compose  d'ordinaire,  pour  les  maîtres  de  la 
maison,  de  thé  au  lait  seulement.  Le  lait  est  fourni  par  la  femelle 
du  buffle,  et  pour  la  première  fois  je  le  trouvai  bon  ;  celui  que  nous 
avions  pris  jusqu'alors  dans  les  pays  malais  était  détestable;  mais  je 
suppose  qu'il  était  falsifié  ou  recueilli  dans  des  vases  mal  lavés. 

On  causa  beaucoup,  après  le  souper,  des  parties  de  chasse  faites  du 
temps  de  M.  La  Géronnière,  de  la  quantité  de  cerfs  qu'on  trouvait 
toujours  dans  la  montagne;  on  s'étendit  surtout  fort  au  long  sur  un 
sujet  qui  ne  tarit  jamais  à  la  Ilala,  la  férocité  des  buffles  sauvages. 

J'avais  entendu  raconter  déjà,  par  le  premier  propriétaire  de  la 
maison ,  nombre  d'aventures  étonnantes  dans  lesquelles  il  avait  sou- 
vent été  acteur;  car,  en  homme  sur  de  son  coup,  il  prenait  plaisir  à 
braver,  seul  et  à  pied,  la  fureur  d'un  animal  qu'on  n'arrête  qu'en  le 
faisant  tomber  raide  mort.  Or,  cela  exige  non-seulement  une  main 
exercée,  mais  un  cœur  intrépide.  En  effet,  le  buffle  court  sur  son 
(îunemi  la  tète  haute  et  ne  la  baisse  qu'au  moment  où  il  s'apprête  à 
frapper;  c'est  à  ce  moment  qu'il  faut  faire  feu  et  lui  loger  une  balle 
au  milieu  du  front. 

Les  frères  Yidi  nous  citèrent  des  anecdotes  nouvelles  entremêlées 
de  beaucoup  d'avis  sur  la  manière  d'éviter  les  carabaos  (c'est  le  nom 
tagal  du  buflle  sauvage) ,  si  nous  allions  chasser  les  cerfs.  Dans  ces 
parties,  les  naturels  qui  battent  les  bois  poussent  un  cri  d'alarme  dès 


n 

H 


JOURNAL  d'un  officier  DE  MARINE.  833 

qu'ils  entendent  ou  voient  le  redoutable  animal;  le  mot  carabao! 
carabao!  est  répété  au  loin  par  les  échos,  et  les  chasseurs,  qui  doi- 
vent toujours  se  tenir  dans  le  voisinage  d'un  arbre  élevé,  sont  avertis 
de  grimper  le  plus  lestement  possible  pour  éviter  une  rencontre 
presque  toujours  funeste  à  celui  qui  veut  la  braver.  Si  le  buffle  passe 
à  côté  de  l'arbre  où  on  est  placé,  on  peut  le  tirer  à  l'aise  et  sans 
crainte;  c'est  le  moyen  ordinairement  employé  par  les  ïagals.  Dans 
une  chasse  aux  cerfs,  M.  Barrot,  qui  avait  été  obligé,  comme  les 
autres,  d'escalader  un  arbre,  manqua  le  carabao  à  une  petite  dis- 
tance, quoiqu'il  eût  tué  dans  cette  même  partie  deux  cerfs  à  des  por- 
tées très  grandes. 

Nous  avions  apporté  notre  attirail  de  chasse,  espérant  pouvoir  faire 
une  course  dans  la  montagne  contre  les  cerfs  et  les  sangliers ,  mais  il 
fallut  y  renoncer  à  cause  de  la  pluie  et  des  chemins  rendus  imprati- 
cables même  pour  les  chevaux  si  agiles  et  si  sûrs  dont  on  se  sert  dans 
ces  excursions.  Nous  fûmes  obligés,  le  lendemain  de  notre  arrivée, 
de  nous  rabattre  sur  les  bécassines  et  les  cailles,  qui  étaient  bien  peu 
nombreuses. 

Nous  fîmes,  d'ailleurs,  malgré  la  pluie,  une  partie  fort  amusante 
sur  une  petite  île  située  à  quatre  ou  cinq  milles  de  la  Hala ,  et  qu'on 
nomme  en  tagal  l'île  aux  Chauves-Souris.  Ces  animaux,  qui  s'y  trou- 
vent par  myriades,  et  qui  ne  ressemblent  en  rien  à  ceux  que  nous 
voyons  en  Europe,  sont,  à  ce  que  je  crois,  les  roussettes  des  natu- 
ralistes; plusieurs  voyageurs  les  ont  désignées  sous  le  nom  de  renards 
volans,  et  leur  tête,  en  effet,  ressemble  assez  à  celle  du  renard;  leur 
corps  est ,  dit-on ,  un  délicieux  manger,  et  comme  ils  volent  très  bien 
dans  le  jour  (1),  on  ne  se  douterait  pas,  à  voir  l'énorme  dimension 


(1)  Les  roussettes  des  Mariannes  ont  les  mômes  habitudes  diurnes  que  celles  des 
Philippines;  voici  comment  s'expriment  à  ce  sujet  MM.  Quoy  et  Gaimard  dans  la 
zoologie  du  voyage  de  VVranie: 

«  Cet  archipel  n'a  qu'un  mammifère  qui  ne  lui  ait  pas  été  apporté,  c'est  la  rous- 
sette de  Kerandren  ,  dont  les  nombreuses  troupes  n'occasionnent  point  de  dégâts, 
parce  que  les  insulaires  ne  cultivent  presque  pas  d'arbres  à  fruit. 

«  Nous  avouons  que  nous  fûmes  étrangement  surpris,  lorsciu'étant  avec  M.  Bérard 
sur  la  petite  île  aux  Cocos ,  nous  vîmes  ces  animaux ,  bravant  l'éclat  du  soleil ,  voler 
en  plein  jour.  Jusqu'à  cet  instant,  nous  avions  cru  que,  fuyant  la  lumière,  ils  ne 
sortaient  que  pendant  les  ténèbres.  Ils  planent  à  la  manière  des  oiseaux  de  proie,  et 
s'accrochent,  dans  le  repos,  aux  arbres  ou  bien  sur  les  rochers.  Les  Mariannais  en 
mangent  la  chair,  malgré  fodeur  désagréable  qu'elle  exhale.  » 

M.  Sait  a  vu  aussi  à  Mahavilly,  dans  le  Mysore,  des  chauves-souris  de  quatre 
pieds  d'envergure  voler  en  plein  jour.  (  Voyage  de  lord  Yakntin.  ) 


83V  REVUE   DES    DEUX   3I0M>ES. 

de  leurs  ailes  et  la  manière  dont  ils  les  font  mouvoir,  que  ce  sont 
des  chauves-souris. 

rs'ous  i)artîmes  dans  la./Vt/o«,  et  nous  fûmes  bientôt  devant  l'île 
couverte  d'arbres  et  de  buissons  presque  impénétrables  où  nous 
devions  trouver  l'étrange  gibier  que  nous  cherchions.  Des  bouquets 
d'immenses  bambous  garnissaient  la  plage  tout  autour  de  l'île,  et 
l'on  distinguait  facilement,  au  milieu  de  leur  feuillage  transparent, 
les  chauves-souris  suspendues  aux  branches  comme  des  fruits  énormes 
d'une  couleur  foncée.  Quelques-uns  de  nos  gens  sautèrent  à  terre 
pour  se  frayer  un  chemin  dans  les  broussailles  et  prendre  les  bam- 
bous à  revers;  M.  Barrot  et  moi,  nous  restâmes  dans  l'embarcation. 

Le  feu  commença.  Les  malheureux  renards  volans  s'élevaient  par 
centaines  du  milieu  des  arbres  à  chaque  coup  de  fusil,  et  ils  trou- 
vaient la  mort  partout;  nous  fûmes  un  peu  découragés,  le  consul  et 
moi,  de  voir  que  nos  victimes,  au  lieu  de  surnager,  coulaient  immé- 
diatement quand  elles  tombaient  dans  l'eau ,  ce  qui  arrivait  presque 
toujours  à  cause  de  notre  position.  11  aurait  fallu  les  saisir  tout  de 
suite,  mais  nos  rameurs  étaient  à  terre.  Nous  prîmes  alors  le  parti  de 
descendre  et  de  continuer  la  guerre  sur  l'île,  pendant  que  les  canotiers 
déjeunaient.  Cependant  la  pluie  commençait  à  tomber;  nous  mar- 
chions avec  peine  au  milieu  des  herbes  mouillées  qui  nous  venaient 
jusqu'au  genou;  d'un  commun  accord,  il  f'.it  décidé  qu'on  regagne- 
rait le  canot,  et  qu'à  l'abri  sous  la  tente,  on  continuerait  le  feu, 
tout  en  faisant  le  tour  de  l'île.  Ce  fut  le  plus  amusant  de  la  partie; 
nous  avions  à  peine  le  temps  de  charger  nos  fusils,  tant  il  y  avait 
de  chauves-souris  passant  et  repassant  sur  nos  tètes;  un  nuage  im- 
mense de  ces  animaux  planait  et  tournoyait  au-dessus  d'une  autre 
île,  voisine  de  celle  où  nous  faisions  un  tel  carnage.  Nous  allions 
nous  diriger  de  ce  côté ,  quand  la  trombe  vivante  vint  à  notre  ren- 
contre. Le  ciel  en  était  littéralement  obscurci;  jugez  du  massacre 
quand  nous  fûmes  au  milieu  des  pauvres  bêtes.  Enfin,  nous  cessâmes 
de  guerre  lasse;  l'avant  de  la  faloa  était  rempli  de  morts  et  de  mou- 
rans;  nous  regagnâmes  la  Hala  en  triomphateurs,  abandonnant  les 
victimes  aux  Tagals  qui  en  firent  un  superbe  festin. 

Voyant  que  le  temps  était  décidément  contre  nous,  nous  quittâmes 
la  Hala  le  25  au  point  du  jour.  Nous  étions  de  retour  pour  dîner  à 
Manille ,  et  le  lendemain  matin  nous  remontâmes  à  bord ,  où  le  ser- 
vice devait  nous  retenir  quelques  jours. 

Lorsque  je  revenais  à  terre ,  et  c'était  aussi  souvent  que  mes  devoirs 
iTie  le  permettaient,  je  trouvais  dans  la  maison  de  M.  Barrot  et  dans 


JOURNAL   d'un   officier   DE   SrARlNE.  835 

œlled'unjeunenégon'ant  anglais,  M.  Dyce,  auquel  il  m'avait  présenté, 
le  plus  aimable  accueil.  Le  temps  s'écoulait  bien  vite  pour  moi;  mais 
il  est  vrai  que  je  ne  le  passais  pas  dans  l'oisiveté.  M.  La  Géronnière 
avait  vu  dans  mes  portefeuilles  quelques  portraits;  il  me  pria  de 
faire  le  sien,  qu'il  désirait  laisser  comme  un  souvenir  à  une  famille 
qu'il  aimait  beaucoup.  Je  réussis  assez  bien.  M.  Barrot  voulut  poser 
à  son  tour;  puis  M.  D...  me  demanda  le  portrait  d'une  jeune  fille 
fort  jolie  à  laquelle  il  était  attaché ,  puis  le  sien  ;  enfin  m'arriva  une 
foule  d'autres  demandes  que  je  ne  pouvais  refuser,  car  elles  m'étaient 
adressées  par  des  personnes  qui  m'avaient  comblé  de  prévenances  et 
d'attentions.  Bref,  si  notre  séjour  se  fût  prolongé,  j'aurais  été  bientôt 
sur  les  dents.  Cependant  je  trouvai  le  temps  de  prendre  quelques 
vues  de- la  rivière,  et  de  faire,  pour  le  conserver,  le  portrait  d'un 
beau  Tagal  qui  était  portier  chez  M.  Barrot.  Je  fis  aussi  celui  d'un 
petit  Negrito,  que  M.  La  Géronnière  me  donna  le  moyen  de  voir. 

Les  l'agals  ont  un  goût  extraordinaire  pour  la  musique,  et,  sans 
connaître  une  note,  plusieurs  de  ces  Indiens  jouent  et  chantent  on  ne 
peut  mieux.  Quelques  bons  maîtres  venus  d'Europe  ont  réussi  à 
former  des  troupes  brillantes  de  musiciens  pour  les  régimens  qui 
composent  la  garnison.  Le  jeudi  et  le  dimanche,  à  la  retraite,  les 
diverses  gardes  viennent  défiler  devant  le  palais  du  gouverneur, 
musique  en  tète,  avec  une  grande  lanterne  transparente  en  toile 
peinte,  sur  laquelle  sont  inscrits  le  numéro  et  le  nom  du  régiment. 
Il  y  a  cinq  régimens  (fort  incomplets),  dont  les  cinq  musiques 
jouent  l'une  après  l'autre,  et  cela  dure  long-temps.  Les  voitures  et 
les  cavaliers  se  rassemblent  alors  sur  la  place,  et  l'on  y  reste  à  écouter 
des  morceaux  si  bien  exécutés ,  qu'on  ne  se  croit  guère  à  Manille 
quand  on  les  entend.  Le  peuple  accourt  ces  soirs-là  devant  le  palais, 
et  des  enfans  de  huit  ans  répètent  avec  une  voix  juste  les  airs  les  plus 
compliqués.  Je  ne  manquais  jamais,  lorsque  j'étais  à  terre,  d'aller 
écouter  la  musique;  mais,  quelque  plaisir  que  j'eusse  à  entendre 
jouer  mes  airs  favoris,  ce  n'était  rien  auprès  de  l'effet  que  produisait 
sur  moi  le  chant  des  conducteurs  de  pirogues,  lorsque,  par  une  belle 
nuit,  ils  remontaient  ou  descendaient  la  rivière  en  fredonnant, 
accompagnés  par  des  flûtes  ou  des  guitares,  des  airs  du  pays.  C'est 
sur  la  terrasse  de  M.  Dyce,  placée  immédiatement  au-dessus  de 
l'eau,  que  l'on  pouvait  jouir  de  ce  plaisir-là,  et  j'y  allais  souvent 
passer  une  heure  ou  deux;  cela  m'était  d'autant  plus  facile,  que 
dans  les  derniers  temps  je  couchais  chez  lui ,  pour  être  le  lendemain 
plus  à  portée  de  dessiner,  soit  pour  lui,  soit  pour  M.  Marshall,  dont 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  maison  était  tout  près.  Parmi  les  soirées  agréables  que  j'ai  pas- 
sées chez  M.  Dyce,  il  en  est  une  surtout  que  je  n'oublierai  jamais. 
îVous  étions  dans  le  salon  à  prendre  le  thé,  quand  les  sons  d'une 
musique  suave  et  mélancolique  vinrent  nous  appeler  sur  la  terrasse. 
Deux  bancas  ou  hanquillas  (pirogues  ornées  d'une  petite  toiture  en 
feuilles  de  palmier  qui  couvre  l'arrière)  étaient  arrêtées  devant  le 
débarcadère  de  la  maison,  car  chaque  maison  a  deux  entrées,  une 
qui  donne  sur  la  rivière  et  l'autre  sur  la  rue.  On  ne  pouvait  guère 
distinguer  ce  que  ces  embarcations  contenaient;  mais  il  paraissait  y 
avoir  deux  ou  trois  guitares  et  deux  flûtes,  accompagnant  la  voix 
d'un  homme,  Tagal  sans  doute,  quoique  parlant  parfaitement  bien 
l'espagnol.  Ce  chanteur,  dont  la  voix,  peut-être  un  peu  nasillarde,  était 
extraordinairement  juste,  commença  par  la  musique  du  Barbier  de 
Sévi/le.  Il  nous  fit  entendre  les  plus  beaux  morceaux  de  la  partie  si 
difficile  de  Figaro,  et  je  ne  savais  ce  que  je  devais  le  plus  admirer  de 
l'accord  étonnant  des  musiciens,  ou  de  la  méthode  et  du  goût  de  celui 
qu'ils  accompagnaient. 

Caché  entre  deux  vases  de  fleurs ,  j'étais  appuyé  sur  la  terrasse ,  me 
recueillant  de  mon  mieux,  pour  jouir  à  mon  aise  de  fétat  de  rêverie 
délicieuse  dans  lequel  tout  contribuait  à  me  plonger.  La  nuit  était 
calme  et  silencieuse;  à  peine  sentait-on  par  momens  une  petite  brise 
tiède  dont  l'haleine  arrivait  chargée  du  parfum  des  jasmins  qui  or- 
naient la  terrasse.  La  rivière,  éclairée  par  la  lune,  s'étendait  à  droite 
et  à  gauche,  comme  un  ruban  d'argent,  passant  sous  les  sombres 
arches  du  Pont-Royal,  et  reproduisant  en  reflets  bizarres  les  mâtures 
des  bàtimens ,  les  murs  élevés  de  la  douane  et  les  modestes  cabanes 
suspendues  sur  des  pieux  qui  s'avancent  jusque  dans  l'eau. 

M.  La  Géronnière  demanda  à  nos  ménétriers  de  jouer  l'air  national 
de  leur  pays ,  une  espèce  de  chanson  favorite  que  les  naturels  chan- 
tent souvent.  Je  fus  content  de  f accompagnement  et  du  chant,  quoi- 
qu'il fût  en  partie  défiguré  par  les  voix  nasillardes  de  deux  ou  trois 
femmes  qui  s'étaient  déjà  fait  entendre  auparavant  dans  un  chœur. 

Lorsque  les  banquillas  qui  contenaient  les  musiciens  eurent  dis- 
paru, M.  D....  nous  apprit  que  cette  sérénade  était  une  galanterie  de 
sa  maîtresse,  qui  faisait  peut-être  bien  elle-même  partie  des  chanteuses. 
C'est  ainsi  que  je  passais  doucement  mon  temps;  mais  enfin  arriva 
le  16  octobre,  jour  fixé  pour  notre  départ,  et  après  un  dîner  chez 
]M.  îîarrot,  qui  avait  eu  l'attention  d'y  inviter  tous  les  amis  dont  nous 
allions  nous  séparer,  nous  revînmes  à  bord,  et  nous  appareillâmes 
aussitôt. 


JOURNAL   d'DN   officier   DE  MARINE.  837 

II. 

Favorisés  par  une  forte  brise  de  nord-est ,  nous  arrivâmes  bientôt 
f  n  vue  des  îles  nombreuses  qui  gardent  l'embouchure  du  Tigre.  Le 
±2  octobre  au  soir,  tandis  que  la  terre  paraissait  à  peine  comme  un 
Huagc  bleuâtre,  et  bien  que  la  mer  fût  très  grosse,  nous  avions  autour 
de  nous  une  grande  quantité  de  bateaux  pêcheurs.  Des  familles  en- 
tières passent  leur  vie,  dans  ces  espèces  de  maisons  llottantes,  à  bra- 
ver les  rigueurs  d'une  mer  souvent  terrible ,  pour  aller  jusqu'à  trente 
lieues  au  large  chercher  le  poisson  qui  alimente  la  table  des  riches 
Chinois. 

A  chaque  instant,  nous  passions  à  côté  d'une  de  ces  embarcations 
aux  formes  grossières,  mais  solides,  aux  voiles  de  nattes,  à  la  poupe 
enliucliée  et  garnie  de  petites  cabanes  où  fourmillait  une  multitude 
de  petits  enfans  qui  se  pressaient  pour  voir  la  frégate.  C'est  une  sin- 
gulière vie  que  celle  de  ces  braves  gens.  Naître  et  mourir  sur  l'eau, 
n'aller  à  terre  que  pour  vendre  ou  acheter,  et  retourner  avec  indiffé- 
rence à  bord  d'un  frôle  esquif,  qui  rassemble  dans  un  espace  de  quel- 
ques pieds  carrés  tout  ce  qu'un  homme  peut  aimer  :  une  femme, 
des  enfans,  un  autel  avec  sa  divinité,  et  une  profession  cjui  suffit 
pour  entretenir  tout- cela,  jusqu'à  ce  qu'un  typhon  vienne  engloutir 
ce  petit  monde  en  miniature  ! 

Le  25  au  point  du  jour,  une  embarcation  légère,  propre  et  volant 
sur  l'eau  comme  un  alcyon ,  vint,  éveillée  par  le  canon  de  la  frégate, 
jeter  à  bord  un  pilote,  et  s'éloigna  aussitôt.  Conduits  par  le  marin 
chinois  dont  nous  avions  quelque  peine  à  comprendre  le  baragouin 
demi-anglais,  nous  donnâmes  dans  les  passes,  longeant  de  fort  près 
des  îles  stériles,  à  l'aspect  nu  et  triste,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  laissant 
au  loin  sur  notre  gauche  Macao,  perdu  dans  la  brume  du  matin ,  nous 
tournâmes  la  proue  vers  la  plage  plus  riante  où  blanchissaient  les 
maisons  de  Lin-tin. 

Devenue  fameuse  par  la  contrebande  d'opium  qui  s'y  fait ,  l'île  de 
Lin-tin  a  vu  s'élever,  sur  le  versant  le  plus  ombragé  de  ses  mon- 
tagnes, une  petite  colonie  chinoise,  active,  patiente  et  courageuse, 
qui  gagne  sa  vie,  malgré  les  rigueurs  ou  les  exactions  des  mandarins, 
en  facilitant  l'introduction  du  poison  précieux  prohibé  dans  l'empire 
céleste.  Le  travail  de  la  contrebande  n'empêche  pas  celui  de  la  cul- 
ture; des  terrasses  soutenues  par  de  solides  murailles  s'élèvent  en 
gradins  le  long  des  collines,  et  présentent  une  série  de  champs  de  riz 

TOME  XXIII.  53 


838  REVIE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  le  tapis,  truii  vert  unilbrnie,  contraste  avec  des  touffes  de  beaux 
arbres  qui  abritent  les  maisons  propres  et  bien  peintes  du  village. 

Nous  mouillAmes  à  une  petite  distaïue  du  rivage,  et  pendant  que 
nous  étions,  la  longue-vue  à  la  main,  à  admirer  la  construction  de 
ces  toits  aux  bords  ornés  de  porcelaines  peintes,  aux  tuiles  bien 
alignées  et  réunies  par  un  ciment  blanc  et  solide,  le  pilote  descendit  à 
terre  pour  chercher  un  élégant  bateau  de  passage  avec  cabine  et  cou- 
chette, qui  devait  porter  à  Macao  deux  de  nos  oliiciers,  désignés  pour 
aller  s'enquérir  des  moyens  de  se  rendre  à  Canton. 

Ces  messieurs  partirent  à  sept  heures  du  soir  avec  une  bonne  brise 
qui  dut  les  conduire  en  quatre  heures  à  Macao;  nous  restâmes  à  bord, 
attendant  avec  impatience  les  nouvelles,  car  nous  étions  seuls,  tout- 
à-fait  seuls,  sur  la  rade  de  Lin-tin,  les  navires  marchands  étant  encore 
tous  à  Whampoa,  point  plus  rapproché  de  Canton,  mais  qu'il  ne  leur 
est  pas  permis  de  dépasser. 

Le  lendemain ,  très  tard ,  les  officiers  revinrent  dans  un  immense 
bateau  diinois  parfaitement  disposé  pour  recevoir  des  passagers; 
ils  nous  annoncèrent  que  le  commandant  et  deux  officiers  pourraient, 
le  soir  môme ,  partir  pour  Macao,  où  ils  trouveraient  trois  chop:^  [  per- 
missions )  dont  s'étaient  pourvus  des  négocians  qui  avaient  renoncé 
à  en  profiter.  Avec  ces  chops,  on  pouvait,  habillé  en  bourgeois,  aller 
tranquillement  à  Canton;  ils  ajoutèrent  que  M.  Beauvais  et  M.  Du- 
rand, l'un  négociant  suisse  et  l'autre  français,  devaient,  dans  deux 
ou  trois  jours,  venir  avec  une  jolie  goélette  de  plaisance  prendre  tous 
ceux  d'entre  nous  qui  pourraient  venir  avec  eux  à  Canton. 

Le  temps  qui  s'écoula  jusqu'au  jour  si  impatiemment  attendu  où 
nous  devions  quitter  la  frégate  se  passa  à  faire  des  comptes,  à  aug- 
menter ou  à  diminuer  les  hstes  d'achats.  Accablés  de  commissions, 
nous  avions  quelque  peine  à  les  classer,  à  les  mettre  en  ordre;  pour 
moi,  j'avoue  que  je  ne  m'étais  jamais  vu  dans  des  calculs  de  finance 
aussi  compliqués.  J'étais  si  occupé,  que  je  n'avais  pas  même  l'envie 
d'aller,  comme  quelques-uns  de  mes  camarades,  faire  le  soir  une  pro- 
menade à  Lin-tin  ;  ceux  qui  allaient  dans  cette  île  étaient  parfaite- 
ment reçus  des  habitans,  que  l'on  dit,  je  ne  sais  pourquoi,  cruels  et 
voleurs. 

C'était  le  29  octobre  que  nous  devions  partir.  Cependant  le  jour  se 
passa  tout  entier  sans  que  nous  vissions  la  goélette,  et  nous  commen- 
cions à  être  sérieusement  inquiets.  Enfin ,  entre  dix  et  onze  heures 
du  soir,  elle  arriva;  une  heure  plus  tard,  elle  nous  emportait  vers 
Canton. 


JOURNAL   d'un   officier   DE   .'.ÎARINE.  839 

Poussés  par  une  forte  marée  plutôt  que  par  la  brise,  fiui  était  très 
faible,  nous  glissions  doucement  sur  l'eau,  et  drjà  les  montagnes  de 
Lin-tin  ne  paraissaient,  au  clair  de  la  lune,  cjuc  comme  des  nuages 
bleuâtres  suspendus  sur  l'horizon.  Assis  tranquillement  sur  le  pont, 
nous  fumions  et  nous  causions  sans  songer  à  nous  coucher;  mais,  en 
homme  sage,  M.  Beauvais  donna  le  signal  de  la  retraite,  parce  qu'il 
fallait,  disait-il,  nous  lever  au  point  du  jour  pour  voir  les  bouches  du 
Tigre,  la  nuit  devant  s'écouler  à  traverser  la  grande  étendue  d'eau 
qui  sépare  Lin-tin  de  l'étroit  p;»ssage  qu'on  appelle  Bocca  Tigris. 
Nous  descendîmes  donc ,  et  bientôt  il  ne  resta  sur  le  pont  que  les 
lascars  étendus  çà  et  là  dans  les  manœuvres,  et  le  pilote,  bel  Indien 
à  barbe  noire,  remarquable  par  une  forêt  de  cheveux  magnitiques 
dont  les  boucles  s'échappaient  avec  profusion  des  plis  d'un  riche  tur- 
ban. Enveloppé  d'une  cape  brune,  il  restait  assis,  tenant  d'une  main 
la  barre,  qu'il  ne  devait  quitter  ni  jour  ni  nuit. 

Je  m'éveillai  au  point  du  jour,  et  je  m'empressai  de  monter  sur  le 
pont.  On  ne  pouvait  être  mieux  placé  que  nous  l'étions.  Derrière 
nous,  à  portée  de  la  main,  s'élevaient  quelques  rochers  noirs  et 
arides,  dont  les  tons  de  bistre  contrastaient  avec  les  teintes  rosées  du 
ciel;  en  avant,  des  terres  élevées,  enseveUes  en  partie  dans  la  brume 
du  matin,  formaient,  en  se  rapprochant,  le  détroit  qu'il  est  défendu 
aux  bàtimens  de  guerre  de  passer,  et  vers  lequel  nous  nous  diri- 
gions. Déjà  nous  pouvions  apercevoir  dans  le  lointain  les  créneaux 
blancs  des  fortifications  chinoises  qu'en  1816  la  frégate  anglaise  l'AI- 
cestr  salua  si  bien  de  ses  volées  à  boulets  et  à  mitraille. 

Nous  fûmes  bientôt  près  des  misérables  fortifications  qui  défendent 
une  passe  rendue  plus  étroite  par  l'île  du  Tigre,  qui  se  trouve  au 
iuilieu  et  qui  présente  un  amas  assez  pittoresque  de  rochers  rougeâ- 
Ires.  Une  embarcation  chinoise  se  détacha  du  fort  de  gauche,  et  nous 
(iiminuàmes  de  voiles  pour  attendre  sa  visite.  Deux  Chinois  lestes  et 
réjouis  montèrent  à  bord,  ne  descendirent  seulement  pas  dans  l'en- 
trepont, et  disparurent  après  s'être  contentés  de  prendre  nos  noms, 
qu'on  leur  dicta  comme  on  voulut.  Telle  est  la  formalité  à  laquelle 
sont  assujétis  les  bateaux  de  plaisance,  car  les  autres  sont  bien  réel- 
lement visités;  quand  on  ne  s'arrête  pas  pour  attendre  la  visite  des 
forts,  ceux-ci  font  feu  à  boulet  sur  le  bateau  récalcitrant. 

l  ne  fois  le  détroit  doublé,  la  campagne  prend  à  droite  et  à  gauche 
un  air  plus  riant  :  des  villages  se  montrent  de  distance  en  distanci> 
avec  des  rizières  bien  arrosées,  et  des  bois  touffus  couronnent  les 
collines  au  pied  desquelles  les  maisons  sont  bâties.  La  rivière,  encore 

53. 


8i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  large,  est  couverte  de  bateaux  de  toute  espèce,  et  on  voit  s'élever, 
sur  le  haut  d'une  montagne  plate ,  une  de  ces  tours  étagées,  à  toits 
saillans,  dont  on  ne  connaît  ni  l'origine,  ni  la  destination,  et  qui 
donnent  au  paysage  un  caractère  tout-à-tait  chinois. 

La  brise  était  tombée;  nous  nous  traînAmes  péniblement  avec  la 
fin  du  flot  jusqu'à  la  seconde  barre,  presqu'en  face  de  la  tour,  et  là, 
le  jusant  commençant  à  se  faire  sentir,  il  fallut  mouiller,  Nous  courions 
les  risques  de  passer  la  nuit  dans  cet  endroit,  et,  bien  que  nous  eus- 
sions d'excellentes  provisions,  nous  étions  trop  pressés  d'arriver  à 
Canton  pour  prendre  facilement  notre  parti  sur  ce  retard  ;  heureuse- 
ment, à  quatre  ou  cinq  heures,  la  brise  se  leva,  et,  quoiqu'elle  ne 
fût  pas  favorable,  nous  appareillâmes.  Il  fallut  louvoyer  dans  des  bras 
très  étroits  de  la  rivière,  mais  la  goélette  marchait  bien,  et  nous 
avancions  beaucoup;  d'ailleurs,  notre  peine  était  plus  que  compensée 
par  le  plaisir  de  voir  s'animer  de  plus  en  plus  la  campagne  et  les  bords 
de  l'eau. 

A  onze  heures  et  demie,  nous  arrivâmes  à  Whampoa  ;  la  lune  était 
assez  brillante,  et  nous  pûmes  jouir  presque  comme  en  plein  jour  de 
la  belle  vue  qu'offre  dans  cet  endroit  le  cours  majestueux  du  Tigre. 
C'est  là  que  sont  mouillées,  à  dix  lieues  de  Canton,  les  Hottes  mar- 
chandes de  l'Angleterre  et  de  l'Amérique.  On  voit  une  forêt  de  mâts 
s'élever  sur  les  eaux  profondes  du  fleuve  et  s'étendre  avec  elles  à 
perte  de  vue.  Bientôt  nous  glissâmes  doucement  au  milieu  des  navires, 
et  nous  pûmes  remarquer  à  loisir  les  belles  formes,  la  bonne  tenue 
de  la  plupart  d'entre  eux  ;  nous  cherchâmes  en  vain  un  bâtiment  fran- 
çais, il  n'y  en  avait  aucun;  l'apparition  de  notre  pavillon  dans  ces 
parages  si  riches  est  un  phénomène. 

Les  bords  du  Tigre  à  Whampoa  sont  bordés  de  maisons  et  de  vil- 
lages chinois  ;  mais  le  peuple  est  si  méchant  sur  ces  côtes ,  que  les 
bàtimens  sont  obligés  de  faire  venir  leurs  provisions  de  Canton  :  il 
ne  faut  pas  songer  à  descendre  à  terre  sur  cette  rade  inhospitalière, 
redoutable  à  plus  d'un  titre,  car  le  choléra  y  emporte  des  centaines 
de  matelots  dans  les  mois  de  juillet  et  août. 

A  Whampoa,  l'on  a  à  choisir,  pour  se  rendre  à  Canton ,  entre  deux 
branches  étroites  et  peu  profondes,  qui  vont  se  réunir  cinq  lieues 
plus  haut.  Nous  prîmes  la  plus  courte,  espérant  que  nous  pourrions, 
malgré  le  vent,  nous  y  frayer  un  passage,  favorisés  que  nous  étions 
par  un  fort  courant  ;  mais  en  avançant  nous  trouvâmes  une  telle  quan- 
tité de  bateaux  mouillés  ou  sous  voiles,  qu'il  était  difficile  de  courir 
des  bordées  au  miheu  de  tout  cela.  Nous  nous  obstinâmes  cependant. 


JOURNAL  d'un  officier  DE  MARINE.  841 

jusqu'à  ce  que,  dans  un  revirement  de  bord  manqué,  nous  vînmes  nous 
jeter  avec  une  grande  vitesse  au  plus  épais  d'une  multitude  d'embar- 
cations amarrées  le  long  du  rivage.  Ce  fut  un  beau  vacarme,  je  crus 
que  nous  écraserions  une  douzaine  de  ces  petites  habitations  flottantes 
avec  les  familles  qu'elles  contenaient  ;  il  n'en  fut  rien ,  elles  cédèrent 
comme  si  elles  eussent  été  en  gomme  élastique,  et  firent  si  bien, 
que  nous  vînmes  bravement  nous  échouer  dans  la  vase  sans  en  avoir 
coulé  aucune.  Le  courant  nous  eut  bientôt  fait  abattre;  nous  quit- 
tâmes notre  lit  de  boue ,  au  milieu  des  cris  de  toute  cette  population 
aquatique  si  désagréablement  réveillée,  pour  aller  nous  jeter  sur  des 
jonques,  des  champans  et  des  barques  de  toutes  les  formes,  dont  les 
équipages  à  demi  nus  venaient  en  toute  hâte  repousser  les  assauts  de 
notre  maudit  beaupré.  Enfin  nous  nous  tirâmes  de  là,  et  nous  revînmes 
sur  nos  pas  pour  prendre  l'autre  branche,  moins  encombrée,  appelée 
rivière  des  jonques.  C'est  là  que  sont  mouillées  les  jonques  de  guerre 
avec  leur  lourde  coque  et  leurs  mâts  immenses  ;  nous  passâmes  au 
milieu  de  cette  flotte ,  qu'un  mauvais  brick  français  ferait  fuir.  Après 
cela ,  nous  gagnâmes  nos  hts  pour  nous  y  reposer  un  moment  en  atten- 
dant le  jour. 

En  me  réveillant  à  six  heures ,  je  fus  tout  surpris  de  ne  sentir  aucun 
mouvement,  car  je  croyais  être  encore  sous  voiles;  un  bruit  confus, 
un  murmure  insolite  frappa  mes  oreilles;  je  montai  sur  le  pont  pour 
voir  ce  que  c'était  :  nous  étions  mouillés  à  Canton. 

Je  restai  les  yeux  ouverts,  la  bouche  béante,  me  tournant  à  droite 
et  à  gauche ,  me  tâtant  pour  voir  si  je  ne  dormais  pas,  car  ce  que  je 
voyais  ne  ressemblait  à  rien  de  ce  qu'on  peut  imaginer  en  Europe. 
Nous  étions  dans  le  courant  de  la  rivière;  à  droite  et  à  gauche  se 
pressaient  en  rangs  serrés  (  formant  tout  le  long  du  fleuve,  à  perte  de 
vue,  une  immense  ville  flottante)  les  bateaux  servant  de  maisons,  les 
bateaux  restaurans,  les  bateaux  de  plaisance  de  toute  espèce,  appar- 
tenant à  des  mandarins  ou  à  de  riches  particuliers,  et  \esJIower  bonis 
{ bateaux  à  fleurs  ) ,  ces  temples  du  plaisir,  si  délicatement  sculptés  et 
peints,  si  bien  dorés  et  si  propres,  dont  l'œil  européen  convoite  en 
vain  les  jouissances  exquises  que  le  Chinois  réserve  pour  lui  seul. 

Dans  les  canaux  étroits,  espèces  de  rues  laissées  entre  les  diverses 
rangées  de  bateaux,  circulaient  par  centaines,  comme  des  fourmis 
dans  un  siHon,  des  tanças  ou  bateaux  de  passage,  légers,  courts, 
larges  et  ronds ,  ornés  à  l'arrière  d'un  petit  toit  en  paille,  séparé  en 
deux  parties ,  l'une  pour  le  passager,  l'autre  pour  les  enfans  et  la  fa- 
mille de  la  batelière.  Celle-ci  dirige  en  godillant  ce  frêle  esquif  au 


8'l2  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

milieu  des  allans  et  des  venans,  malgré  un  courant  très  fort  et  sans 
craindre  de  chavirer  dans  ces  eaux  perfides ,  où ,  par  le  plus  étrange 
des  préjugés,  personne  ne  peut  vous  empocher  de  vous  noyer  (1). 

Deux  ou  trois  de  ces  petites  tanças  se  pressaient  autour  de  la  goé- 
lette, et  leurs  conductrices  faisaient  de  leur  mieux  leur  cour  à  M.  Du- 
rand, pour  nous  transporter  à  terre;  mais  il  était  inflexible,  parce  qu'il 
attendait  une  batelière  plus  jeune  et  plus  jolie  qu'il  connaissait  déjà, 
et  cependant  celles  que  nous  avions  n'étaient  pas  mal  avec  leurs  che- 
veux noirs  si  polis  et  si  bien  peignés,  qu'on  ne  peut  concevoir  par 
quel  artifice  elles  réussissent  à  former  derrière  la  tète  ce  nœud  par- 
fait, retenu  par  un  petit  peigne  en  écaille  ou  en  porcelaine  qui  s'at- 
tache on  ne  sait  comment. 

J'étais  tout  yeux  pour  ce  qui  se  passait  autour  de  moi  ;  c'est  à  peine 
si  je  jetai  un  regard  sur  les  beaux  édifices  des  factoreries  européennes, 
qui  s'élevaient  orgueilleusement  avec  leurs  blanches  colonnes  et  leurs 
bnnnières  nationales  bien  au-dessus  des  bateaux  les  plus  grands;  ma 
ruiiositi',  peu  excitée  par  ce  qui  pouvait  me  rappeler  l'Europe,  était 
tout  entière  à  la  ville  chinoise.  Je  suivais  avidement  de  l'œil  ces  grands 
et  beaux  bateaux  qui  remontaient  ou  descendaient  majestueusement 
la  rivière,  avec  leurs  jalousies  dorées  et  leur  élégante  toiture  sur- 
montée de  deux  longs  bâtons  qui  portaient  des  lanternes  en  papier 
peint,  des  banderoles  brillantes  et  des  guidons  particuliers,  marques 
disti'Ctives  d'un  mandarin.  Tout  près  de  nous,  les  halitans  de  la 
pi  jiiiiière  rangée  de  champans  amarrés  vaquaient  tranquillement  à 
leur  besogne  du  matin;  les  uns,  descendus  au  rns  de  i'eau ,  sur  la  petite 
piaM'-iorme  (lui  est  à  l'avant,  prenaient  dans  de  grandes  cruches  de 
quoi  laver  toute  la  maison  ;  d'autres  appelaient  d'une  voix  aigre  le 
bari)ier,  dont  on  entendait  la  pince  de  fer  qu'il  fait  résonner  comme 
un  diapason  pour  appeler  ses  pratiques ,  pendant  qu'il  glisse  en  tança 
au  milieu  des  demeures  tlottantes.  Les  riches  fenêtres  d'un  flower- 
boni  placé  un  peu  plus  loin  s'ouvraient  peu  à  peu  et  laissaient  entre- 
voir une  partie  des  belles  tentures  et  des  lustres  qui  ornaient  l'intérieur 
de  ces  voluptueux  a|)partemens,  où  le  plus  raffiné  et  le  plus  immoral 
des  peuples  vient  tous  les  soirs  chercher  des  femmes  et  des  festins. 
Plusieurs  domestiques  frottaient  avec  soin  les  balustrades  dorées  et 

(1)  Si  iiéannioiiis,  pendîuit  que  la  inùre  tient  la  rame,  un  de  ses  eufans  vient  à 
tomber  à  l'eau ,  comme  cela  arrive  quelquefois,  il  est  promptement  repOché ,  car  il 
reste  près  de  la  surface  de  l'eau  ;  une  gourde  creuse  attachée  à  son  cou ,  flottant 
alors  en  manière  de  bouée,  sert  à  la  fois  à  indiquer  le  lieu  où  il  se  trouve  et  à  l'em- 
pêcher de  descendre  au  fond. 


JOURNAL   d'un   officier   DE   MARINE.  8i3 

les  ciselures  sans  nombre  qui  ornaient  l'extérieur  de  ce  brillant  logis. 
J'aurais  voulu  voir  paraître  à  une  fenêtre  la  tête  d'une  des  divinités 
de  ce  petit  temple;  mais  les  belles  de  ces  harems  fiottans  ne  paraissent 
que  la  nuit,  et  pour  leurs  sultans  momentanés.  Pendant  que  j'avais 
les  yeux  fixés  avec  curiosité  sur  le  Jlower-boat,  un  vieux  Chinois,  les 
coudes  appuyés  sur  sa  fenêtre,  me  regardait,  de  son  côté,  avec  non 
moins  d'intérêt.  Son  bateau  touchait  presque  la  goélette,  et  je  vois 
encore  d'ici  ses  yeux  plissés  si  expressifs,  son  front  rasé  soigneuse- 
ment autour  de  la  naissance  de  la  queue,  et  les  poils  gris  clair  semés 
de  ses  moustaches,  qui  allaient  rejoindre  sur  le  menton  une  mouche 
d'une  longueur  démesurée.  J'étais  à  contempler  ce  singulier  voisin, 
quand  arriva  à  bord  un  jeune  Françius,  M.  Loffeld,  employé  chez  le 
consul  hollandais,  M.  Van-Baser;  il  venait  ciiercher  deux  des  nôtres 
pour  leur  offrir  un  logement  au  consulat,  et  il  ne  tarda  pas  à  repartir 
en  les  emmenant  avec  lui. 

Bientôt  Amouna,  la  joHe  batelière  de  notre  excellent  Durand, 
étant  arrivée,  nous  entrâmes  dans  son  bateau  pour  traverser  la  four- 
milière d'embarcations  qui  nous  séparait  des  quais.  Amouna  et  sa 
compagne,  qui  ramait  devant,  justifièrent  la  bonne  opinion  que  nous 
avions  d'elles;  leur  légère  tança  trouva  moyen  de  se  glisser  dans  les 
plus  étroits  passages;  elle  évita  habilement  les  autres  bateaux ,  parmi 
lesquels  un  abordage  semblait  inévitable  à  cause  du  rapide  courant 
du  fleuve ,  et  nous  fûmes  débarqués  sains  et  saufs  sur  un  beau  quai 
faisant  partie  de  la  grande  place  des  factoreries.  Nous  laissâmes  dans 
la  tança  tous  nos  effets  aux  soins  d'Amouna,  et,  conduits  par  Durand, 
nous  nous  dirigeâmes  vers  la  somptueuse  demeure  du  premier  négo- 
ciant anglais  de  Canton,  M.  Dent,  le  frère  du  riche  collecteur  de 
Gondelour.  Nous  y  aUions  déjeuner,  et  nous  arrivâmes  à  temps,  car 
on  était  à  table.  M.  Dent  n'y  était  pas;  mais,  dans  ces  maisons  prin- 
cières,  l'absence  du  maître  n'empêche  pas  le  service  de  table  d'aller 
comme  à  l'ordinaire. 

En  sortant  de  cette  maison ,  nous  allâmes  chez  un  jeune  négociant , 
Portugais  d'origine,  M.  Pereyra,  où  nois  attendait  un  logement  à 
côté  de  celui  de  Durand.  Nous  fûmes  reçu;  avec  une  simplicité  pleine 
de  grâce;  l'hospitalité  offerte  ainsi,  sans  bruit  et  sans  ostentation, 
comme  une  chose  toute  naturelle,  en  devient  certainement  dix  fois 
plus  précieuse.  M.  Pereyra  nous  montra  nos  chambres,  qui  étaient 
toutes  trois  sur  le  même  palier;  il  fit  venir  l'intelligent  Chinois  qui 
devait  nous  servir,  nous  donna  les  heures  pour  le  déjeuner  et  le 
dîner,  et  descendit  à  son  bureau,  nous  laissant  entièrement  à  nos 
affaires,  que  nous  n'avions  pas  trop  le  temps  de  négliger.  Bientôt 


Sïï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  eûmes  changé  la  redingote  pour  une  veste  blanche ,  le  chapeau 
noir  pour  un  chapeau  de  paille,  et  nous  partîmes,  avec  nos  listes 
d'achats,  pour  commencer  nos  emplettes. 

En  passant  devant  la  belle  maison  de  M.  Yan-Baser,  dont  la  ter- 
rasse, espèce  de  salon  immense,  au  toit  supporté  comme  une  tente 
par  des  colonnes,  s'avance  sur  la  place  des  lactoreries,  et  embrasse 
le  coup  d'œil  de  toute  la  rivière,  nous  entrûmes  pour  faire  une  visite 
au  propriétaire,  chez  qui  nous  devions  dîner  le  soir  même.  Nous  y 
trouvAmes  nos  deux  jeunes  compagnons  de  voyage,  qui  étaient  logés 
comme  des  princes,  et  déjà  au  mieux  avec  M.  Lolïeld  et  un  autre 
jeune  homme,  chancelier  du  consulat. 

Ce  qui  me  frappa  d'abord  dans  la  plupart  des  rues  que  nous  parcou- 
rûmes, ce  fut  leur  peu  de  largeur  (c'est  un  grand  bien  contre  la 
chaleur),  puis  les  brillans  étalages  des  magasins,  et  enfin  un  bruit, 
un  mouvement  continuel  dont  on  ne  peut  se  faire  aucune  idée  en 
France.  Dans  ce  labyrinthe  inextricable  de  rues  étroites  et  tortueuses 
qui  se  ressemblent  presque  toutes,  il  faut,  si  l'on  est  plusieurs,  mar- 
cher au  pas  de  course,  à  la  suite  les  uns  des  autres,  ne  pas  se  perdre  de 
vue,  et  surtout  ne  pas  s'arrêter;  car  avec  si  peu  d'espace  pour  se  mou- 
voir, et  au  milieu  d'une  multitude  empressée  qui  se  croise  dans  tous 
les  sens,  si  l'on  s'arrête  un  instant,  on  produit  sur  ces  flots  d'allans  et 
de  venans  l'effet  d'un  obstacle  soudain  opposé  à  un  torrent;  la  rue 
s'encombre,  et  l'on  est  infailUblement  renversé,  si  l'on  ne  se  range 
à  temps,  ou  si  l'on  ne  reprend  sur-le-champ  la  même  course  préci- 
pitée qui  est  l'allure  reçue. 

Ajoutez  à  cela  la  difficulté  qu'éprouve  un  étranger,  dont  l'œil  est 
fasciné  par  tant  de  choses  nouvelles ,  d'arracher  ses  regards  des  diffé- 
rens  magasins  à  côté  desquels  il  passe,  pour  les  porter  en  avant;  et 
cependant ,  s'il  oublie  celte  précaution ,  à  chaque  coin  de  rue ,  il  peut 
être  froissé ,  déchiré ,  blessé ,  et  même  renversé  par  les  robustes  porte- 
faix au  grand  chapeau  de  paille,  qui,  vêtus  d'un  simple  caleçon 
venant  jusqu'au  genou,  et  portant  sur  l'épaule  un  bambou  flexible, 
aux  deux  extrémités  duquel  leur  charge  est  suspendue,  courent  sans 
s'arrêter,  en  criant  seulement  à  tue-tête  un  r/nre  chinois  qui  est  de 
l'hébreu  pour  les  oreilles  européennes. 

Chaque  rue  est  habitée  par  des  personnes  vouées  aux  mêmes  mé- 
tiers :  ici  sont  les  marchands  de  comestibles,  dont  l'étalage  ferait  envie 
à  Chevet  (1);  plus  loin  une  forte  odeur  de  camphre  annonce  les  faiseurs 

(l)  On  n'a  pas  oublié  sans  doute  le  curieux  récit  que  M.  Adolphe  Barrot  a  fait  de 
son  Voyage  en  Chine  dans  celte  Reiue  {n"'  de:?  l'-'"'  cl  15  novembre  1839).  La  rcla-! 


JOURNAL   d'un   officier  DE  MARINE.  845 

(le  malles,  qui  emploient  ce  bois  précieux  dans  la  composition  des 
meilleures  caisses  de  voyage  que  l'on  puisse  trouver;  les  marchands 
d'habillemens  confectionnés,  les  ferblantiers,  enfin  toutes  les  profes- 
sions ont  leur  quartier  particulier.  Nous  arrivâmes  bientôt  à  celui  des 
magasins  de  porcelaines. 

Je  n'avais  pas  l'intention  de  faire  des  emplettes  de  ce  genre; 
mais,  quand  je  vis  toutes  les  merveilles  en  services  de  table ,  en  vases 
de  toute  espèce ,  qui  se  trouvaient  étalées  dans  cette  boutique ,  j'eus 
toutes  les  peines  du  monde  à  me  contenir,  et  il  me  fallut  livrer  de 
violons  combats  pour  me  borner  à  acheter  seulement  quelques  échan- 
tillons des  curiosités  les  plus  à  la  portée  de  ma  bourse.  Nous  avons 
certainement  en  France  mieux  que  tout  cela,  mais  c'est  tout  autre 
chose,  et  la  différence  de  prix  est  en  laveur  de  la  Chine;  la  propor- 
tion est  comme  un  à  dix. 

M.  Beauvais  était  venu  nous  joindre  dans  ce  magasin,  et  ce  fut 
grâce  à  son  extrême  habitude  des  marchés  de  ce  genre ,  et  du  bara- 
gouin anglais  que  parlent  les  marchands ,  que  nous  parvînmes  à  nous 
débrouiller  et  à  en  finir.  A  ce  propos,  je  dois  déclarer  que,  s'il  n'a  un 
excellent  cicérone,  un  étranger  ne  peut  absolument  rien  acheter  à 
Canton  sans  être  horriblement  dupé  et  volé ,  parce  qu'il  ne  pourra 
pas  se  faire  entendre ,  et  qu'il  ne  saura  pas  trouver  ces  marchands 
riches  et  favorisés  des  agens  européens,  qui  ont  un  prix  fixe  pour  tout 
le  monde  et  des  marchandises  de  premier  choix.  Mais,  avec  un  bon  con- 
ducteur, rien  n'est  plus  commode  que  d'acheter  en  Chine;  il  fallait 
avoir  autant  d'affaires  et  aussi  peu  de  temps  que  nous  en  avions,  pour 
être  fatigués  de  ce  métier  d'acheteur,  car  tout  consiste  à  choisir  ce  que 
l'on  veut:  le  marchand  fait  la  liste  des  objets  achetés,  les  met  de  côté, 
les  emballe  avec  un  soin  inconnu  en  France,  les  envoie  chez  vous 
avec  le  chop  ou  permis  de  la  douane  (qu'on  doit  toujours  exiger),  et 
on  acquitte  la  facture  au  porteur.  Le  plus  souvent  même  on  n'a  pas 
besoin  de  s'occuper  de  cela  :  le  comprador  ou  intendant  de  la  maison 
qu'on  habite  se  charge  de  recevoir  les  objets  apportés;  il  les  paie, 
et  prend  les  chops  qu'il  garde  pour  les  remettre  ensuite  à  qui  de  droit 
au  moment  d'embarquer  les  caisses. 

En  quittant  le  marchand  de  porcelaines,  nous  allâmes  chez  le 
marchand  de  malles  de  camphre  que  patronisait  Durand;  notre  com- 
plaisant cicérone  était  là,  nous  attendant  au  passage,  et  il  fit  pour 

lion  du  jeune  officier  de  marine  pourra  sembler,  dans  quelques  détails,  offrir  des 
points  d'analoyie;  mais  nous  n'avons  pas  cru  devoir  les  faire  disparaître,  les  deux 
récits  empruntant  à  cette  circonstance  môme  un  nouveau  caractère  d'exactitude. 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  tontes  los  opf^rations  si  fatigantes  d'acheteur.  Nous  revînmes 
ensuite  sur  la  place  des  factoreries,  que  nous  traversâmes  prompte- 
ment,  mm  sans  remarquer  cependant  les  petits  établissemens  portatifs 
des  perruquiers  et  barbiers  ambulans,  qui  sont  sans  cesse  occupés 
à  raser  des  têtes  et  des  barbes,  ou  à  tresser  les  longues  queues, 
cet  ornement  indisj)ensablc  du  Chinois. 

C'est  sur  cette  place  que  donnent  les  deux  belles  rues  de  China-Street 
et  Neiv-China-Street,  toutes  deux  parallèles,  et  remarcpiables  toutes 
deux  par  leur  largeur,  leur  beau  pavé  et  le  luxe  extraordinaire  de 
leurs  magasins  de  bagues,  d'ivoire,  de  rotins,  de  soieries,  d'orfè- 
vrerie et  de  peintures;  elles  sont  presque  entièremerit  couvertes,  et 
ressemblent  beaucoup  aux  passages  de  Paris.  C'est  dans  ces  rues  sur- 
tout que  brillent  des  couleurs  les  plus  vives  ces  longues  planches 
posées  debout  et  perpendiculairement  nu  mur,  de  chaque  côté  des 
magasins,  enseignes  peintes  sur  les  deux  faces,  et  indiquant  en  carac- 
tères d'or,  tracés  sur  des  fonds  rouges,  blancs  ou  bleu  de  ciel,  le 
§enre  de  marchandises  que  renferme  le  magasin ,  et  le  nom  du  pro- 
priétaire, qui  est  écrit  en  outre  en  anglais  sur  un  élégant  écusson. 
Des  lanternes  transparentes,  aux  dessins  vifs  et  variés,  sont  placées 
au-dessus  de  chaque  porte. 

Ouant  à  l'intérieur  de  ces  magasins,  que  l'on  voit  du  dehors  à  tra- 
vers un  treillis  formé  des  arabesques  les  plus  délicates,  et  peint  ou 
doré  avec  un  art  exquis,  rien  n'en  saurait  donner  une  juste  idée. 
Eclairés  par  le  haut,  ils  ne  reçoivent  qu'un  demi-jour  douteux,  grâce 
à  la  profusion  de  sculptures  en  bois  et  de  reliefs  dorés  de  toutes  les 
formes  qui  garnissent  les  parties  non  occupées  par  les  marchandises; 
et,  lorsque  ces  marchandises  se  trouvent  être  des  objets  en  laque,  le 
premier  coup  d'œil  a  quelque  chose  d'étourdissant.  On  ne  distingue 
rien  d'abord  :  ces  ors  de  différentes  teintes,  ces  nacres  de  toutes  les 
€Ouleurs,  ces  vernis  aux  tons  obscurs  et  pourtant  variés,  semblent 
les  broderies  d'un  tapis  travaillé  pour  le  palais  des  fées;  et,  quand  l'œil 
commence  à  détailler  des  formes,  il  ne  sait  sur  quel  objet  s'arrêter  : 
des  tables  magnifiques,  des  paravents,  des  boîtes  de  toutes  les  dimen- 
sions et  de  toutes  les  formes  captivent  tour  à  tour  l'attention.  Durand 
eut  de  la  peine  à  nous  arracher  à  la  contemplation  de  ces  brillantes 
curiosités,  pour  nous  conduire  chez  un  marchand  de  crépons  et  de 
foulards,  où  nous  laissâmes  une  note  qui  devait  nous  coûter  un  peu 
cher  quand  viendrait  le  quart  d'heure  de  Rabelais. 

L'achat  du  naFdiin  et  de  ce  fameux  grass-cloth,  étoffe  faite  avec 
l'écorce  d'ananas,  compléta  notre  journée.  Ce  fut  un  vieillard  à  barbe 


JOURNAL  d'un   officier  DE  MARINE.  8W 

blanche  qui  nous  vendit  ces  derniers  objets.  Élevé  à  la  dignité  de 
mandarin,  il  était  fier  de  nous  montrer  son  portrait,  où  il  était  repré- 
senté en  grand  costume.  Le  brave  homme!  il  me  semble  le  voir  frap- 
pant sur  le  comptoir  les  pièces  de  nankin  de  sa  main  décharnée,  et 
disant  avec  une  voix  cassée,  que  l'absence  de  dents  rendait  plus 
étrange  :  That  number  one,  t/u'.s  number  tivo; — cela  n"  1,  et  ceci 
n°2;  —  ce  qui  veut  dire  en  argot  anglo-chinois  :  Voilà  la  première 
qualité,  et  voici  la  seconde.  Cette  désignation  par  chiiïres  est  em- 
ployée non-seulement  pour  les  choses,  mais  aussi  pour  les  hommes  : 
on  dit  le  frère  n°  1  pour  le  frère  aîné,  un  marchand  n"  1  pour  un 
négociant  en  chef,  etc. 

Nous  rentrâmes  à  la  maison,  harassés  et  la  tète  en  feu;  heureuse- 
ment nous  ne  devions  dîner  (pi'à  six  heures,  ce  qui  nous  donna  le 
temps  de  nous  reposer  un  peu.  Le  dîner  fut,  comme  tous  les  dîners 
anglais,  très  beau  ,  mais  très  long;  ce  qui  m'amusa  le  plus,  ce  fut  de 
considérer  la  foule  de  domestiques,  tous  chinois,  qui  servaient  leurs 
maîtres  à  table;  tous  jeunes  et  alertes,  il  fallait  les  voir  fixer  leurs 
yeux  obliques  sur  le  convive  derrière  lequel  ils  se  trouvaient,  devi- 
nant ses  moindres  besoins,  et  courant  alors,  leur  longue  queue  flot- 
tant à  chaque  pas,  pour  chercher  une  assiette  ou  un  plat.  Je  com- 
mençais à  me  f.iire  à  ce  costume  simple  et  commode,  à  ces  souliers 
brodés  si  fins,  dont  la  semelle  a  un  pouce  et  demi  d'épaisseur  sans 
paraître  lourde;  je  trouvais  une  expression  marquée  de  finesso  et  de 
bonté  dans  ces  yeux  hridés;  enfin  cette  immense  queue  tombant  d'une 
tête  parfaitement  rasée  et  se  terminant  par  un  gland  de  soie,  me  sem- 
blait battre  avec  lieaucoup  de  grâce  des  jambes  proprement  envelop- 
pées dans  des  b-in<ieiettes  blanches  qui  venaient  s'attacher  aux  genoux 
avec  des  jarretières  de  la  même  couleur  sous  l'extrémité  d'un  large 
caleçon.  Parmi  les  plus  jeunes  de  ces  Chinois,  il  y  en  avait  qui  étaient 
réellement  fort  bien. 

Nous  nous  retirâmes  de  très  bonne  heure,  parce  qu'il  fallait, 
rendus  dans  nos  chambres,  nous  mettre  à  faire  des  coîi'ptes;  nous 
avions  à  préparer  ceux  du  lendemain ,  et  à  régler  les  dépenses  de  la 
jouriu''e. 

Le  lendemain,  1"  novembre,  nous  nous  levâmes  avec  le  jour{)our 
recevoir  et  payer  les  marchandises  achetées  la  veille;  puis  r.ous  des- 
cendîmes déjeuner  avec  M.  Pereyra.  Comme  nous  nous  proposions 
d'acheter  notre  thé  le  jour  même,  nous  prîmes  des  informations  sur 
la  qualité  à  choisir.  M.  Pereyra ,  comme  toutes  les  personnes  qu<'  nous 
avions  vues  jusqu'alors,  et  surtout  l'inspecteur-général  des  thé;',  à 


8V8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  M...  avait  fait  beaucoup  de  questions  à  ce  sujet,  nous  dit  que  le 
seul  thé  réellement  bon  et  bienfaisant,  celui  qui  est  préféré  par  les 
Anglais  et  les  Chinois,  est  le  sovchonf/,  thé  noir,  moins  cher  que  le 
péko,  mais  généralement  estimé.  On  discourut  long-temps  sur  cette 
matière ,  et  le  résultat  fut  que  nos  achats  devaient  consister  en  sou- 
chong  seulement;  d'ailleurs,  les  excellentes  raisons  que  nous  donna 
M.  Pereyra  eussent-elles  été  insuffisantes  pour  nous  décider  en  faveur 
de  ce  thé,  celui  que  nous  prenions  à  déjeuner  nous  aurait  entièrement 
convertis  par  son  parfum  exquis  et  par  cette  douce  saveur  que  nous 
n'avions  jamais  connue.  Au  sortir  de  table,  nous  allâmes,  conduits  par 
Durand  et  dirigés  par  les  instructions  de  toutes  nos  connaissances, 
dans  un  magasin  magnifique  parfaitement  monté  en  soieries  et  en  thés. 

Le  2  novembre  fut  consacré  aux  achats  des  petits  objets  de  fan- 
taisie. Je  passai  quelques  momens  fort  agréables  dans  les  ateliers  où 
les  Chinois  font  des  copies  si  exactes  de  nos  gravures  et  des  meilleures 
tètes  de  nos  maîtres.  Ils  ont  un  talent  inoui  d'imitation,  et  ceux 
d'entre  ces  peintres  à  longue  queue  qui  ont  pris  quelques  leçons  d'un 
artiste  anglais  distingué,  résidant  à  Macao,  font  des  portraits  à  l'huile 
de  grandeur  naturelle  qui  surprendraient  bien  notre  excellent  C, 
s'il  les  voyait  jamais. 

Les  Chinois  broient  et  préparent  leurs  couleurs  à  la  manière  euro- 
péenne, seulement  leurs  brosses  sont  faites  d'un  poil  blanc  aussi  fin  que 
le  poil  de  martre,  et  la  hampe  est  en  roseau,  au  lieu  d'être  en  bois. 
Il  n'y  a  guère  à  Canton  que  deux  artistes  distingués;  on  peut  même 
dire  qu'à  l'exception  du  fameux  Lamcqua ,  les  autres  ne  sont  bons 
qu'à  faire  des  copies  exactes,  mais  trop  léchées,  des  tableaux  de 
Dubuffe,  ou  à  dessiner  laborieusement  sur  du  papier  de  riz  les 
costumes  et  les  scènes  du  pays,  dont  les  étrangers  ne  manquent 
jamais  de  garnir  leurs  albums.  Ils  emploient  pour  ce  travail  des  cou- 
leurs à  l'eau,  gouachant  par-dessus  pour  dessiner  les  ornemens  et  les 
détails.  Il  faut  beaucoup  de  patience  pour  travailler  sur  ce  papier,  qui 
se  gonfle  horriblement  à  chaque  coup  de  pinceau  ;  mais  rien  n'est  si 
doux,  rien  ne  donne  une  finesse  plus  exquise  aux  figures  et  aux  vête- 
mens  que  le  velouté  naturel  à  cette  espèce  de  papier. 

Durand  nous  conduisit  assez  loin  chez  un  marchand  de  curiosités 
antiques,  dont  le  superbe  magasin  ferait  certainement  tomber  en 
pâmoison  bien  des  amateurs  européens.  Pour  y  arriver,  nous  passâmes 
par  Physic-Street ,  la  plus  gaie  et  la  plus  pittoresque  des  rues  de  la 
\ille  vraiment  chinoise,  car  Netv-China  et  China-Strect  ont  encore 
quelque  chose  d'européen  dans  leur  construction. 


JOURNAL  d'un  officier  DE  MARINE.  849 

C'est  dans  Physic-Street  que  sont  tous  les  apothicaires ,  et  c'est  un 
coup  d'œil  charmant  que  cekii  de  cette  rue  aux  enseignes  peintes  de 
toutes  les  couleurs.  Quand  le  soleil  l'éclairé  à  travers  les  tentes  qui  la 
couvrent  en  plusieurs  endroits  et  que  ses  rayons  jouent  de  mille 
manières  sur  les  brillans  étalages  des  droguistes  chinois,  je  ne  puis 
comparer  cette  rue  qu'à  une  décoration  de  théâtre.  Les  grandes  plan- 
ches verticales  aux  faces  chargées  de  lettres  d'or,  qui  servent  d'en- 
seignes aux  boutiques,  faisant  saillie  depuis  le  pavé  jusqu'au  haut  de 
la  porte,  le  mouvement  de  la  rue,  quand  on  la  regarde  en  enfilade, 
semble  avoir  lieu  sur  une  scène  étroite,  mais  prolongée ,  où  l'on  au- 
rait multiplié  à  l'infini  et  dans  le  goût  le  plus  piquant  les  décorations 
partielles  qui  forment  les  coulisses.  Durand  nous  fit  remarquer,  en 
passant,  quelque  chose  d'assez  curieux  :  nous  étions  souvent  assour- 
dis du  tapage  fait  par  des  Chinois,  hommes,  femmes  ou  enfans,  que 
nous  rencontrions  à  chaque  pas  dans  les  boutiques  ou  sur  la  porte, 
frappant  l'un  contre  l'autre  deux  morceaux  de  bois  dur,  dont  le  son 
aigre  et  désagréable  remplissait  les  rues.  Je  m'étonnais  de  la  pa- 
tience avec  laquelle  un  tranijuille  marchand  restait  à  son  comptoir, 
fumant  sa  pipe,  tandis  qu'une  vieille  femme  était  sous  son  nez  à 
frapper  avec  force  ses  maudits  bâtons.  —  Cette  femme  que  vous 
voyez,  me  dit  alors  Durand,  est  une  mendiante  qui  demande  l'au- 
mône; c'est  un  droit  acquis  par  ces  gens  de  venir  d'abord  sur  le  seuil 
de  la  porte  faire  entendre  leur  infernale  musique.  Si  le  propriétaire 
de  la  maison  donne  quelque  chose,  c'est  fini,  le  trouble-repos  passe 
et  va  plus  loin;  mais,  si  on  fait  la  sourde  oreille,  le  bruit  redouble, 
l'importun  quêteur  entre  peu  à  peu,  vient  s'établir  jusqu'auprès  de 
sa  victime,  et  la  lutte  ne  finit  que  par  la  fatigue  du  bourreau  ou  par 
la  générosité  forcée  du  patient,  qui,  n'y  tenant  plus,  achète  pour  un 
peu  d'argent  quelques  instans  de  paix.  Il  faut  être  Chinois  pour  sup- 
porter des  usages  pareils. 

Enfin  nous  entrâmes  dans  un  grand  magasin,  qui  se  composait 
de  deux  salles  éclairées  par  des  lucarnes  ménagées  dans  le  toit. 
Là  se  trouvaient  les  objets  antiques  les  plus  curieux  en  agate,  en 
jaspe,  en  porcelaine,  en  racine  de  bambou,  en  cuivre  et  en  bronze, 
en  ivoire,  en  peinture,  etc.  Par  terre,  on  voyait,  montés  sur  des 
bases  élégantes,  des  morceaux  de  rochers  noirs  aux  formes  étranges, 
imitant  pour  la  plupart  des  cascades  ou  des  jets  d'eau.  Je  remar- 
quai, parmi  les  objets  dont  le  prix  était  exorbitant,  un  réchaud  ou 
cassolette  à  parfums,  en  bronze  d'un  travail  exquis.  Deux  dragons 
servaient  d'anses  pour  le  couvercle,  et  les  signes  du  zodiaque  se 


850  REVUE  DHS  DEUX  MONDES. 

trouvaient  sculptés  sur  le  pourtour  du  vase,  au  milieu  des  reliefs 
les  plus  délicatement  exécutés.  Certainement  les  plus  beaux  modèles 
de  ran(i(iuifé  grecque  et  romaine  ne  sont  pas  supérieurs  à  cela.  Il  y 
avait  aussi  des  vases  en  jaspe  et  en  agate  qu'on  nous  dit  venir  des 
premiers  empereurs  chinois,  et  dont  on  ne  voulait  pas  nous  dire  le 
prix;  quand  nous  importunions  le  marchand  pour  !e  savoir,  il  branlait 
la  tête  en  souriant,  comme  pour  dire  :  —  A'ous  êtes  des  profanes  qui 
ne  pouvez  apprécier  tant  de  beauté;  —  et  il  avait  tort,  car  pour  moi 
j'étais  enthousir.smé. 

Je  voulus  marchander  des  babioles,  des  cachets  en  jaspe  d'une 
petitesse  extrême  et  très  simples  ;  mais  c'était  hors  de  prix ,  et  nous 
savions  que  l'antiquaire  était  inexorable,  car  M.  Prinsep,  de  Calcutta, 
alors  à  Macao,  avait  acheté  chez  lui  pour  plus  de  huit  cents  gourdes 
d'objets  différens  sans  (ju'il  voulût  lui  rabattre  un  sou.  Le  hasard  me 
fit  tom.ber  sur  deux  chandeliers  et  deux  vases  en  bronze  très  mu- 
tilés et  très  vieux,  que  j'eus  pour  quatre  gourdes,  je  ne  sais  pour- 
quoi, car  il  y  avait  à  côté  des  débris  de  vase  couverts  de  vert-de- 
gris  et  rongés  par  le  temps,  dont  on  demandait  trente  gourdes. 
C'est  que  probablement  nies  vases  et  mes  chandeliers  n'avaient  que 
deux  ou  trois  siècles  d'existence. 

Revenus  de  cette  course,  nous  trouvâmes  un  jeui.e  Anglais,  nommé 
Morrison,  le  seul  de  sa  nation  qui  ait  pu  apprendre  parfaitement  le 
chinois;  il  nous  cherchait  pour  nous  conduire  au  théâtre,  car  il  y 
avait  ce  jour-là  une  représentation  curieuse,  chose  assez  rare. 

Nous  voilà  donc  partis  de  ])lus  belle;  nous  étions  en  tout  neuf  per- 
sonnes. Le  jeune  Morrison,  maigre,  ing^imbe  et  C(!Huaissant  parfaite- 
ment les  inextricables  rues  de  Canton ,  s'était  mis  à  notre  tête ,  et 
nous  venions  à  la  file  les  uns  les  autres,  nous  teniuit pour  ainsi  dire 
par  les  pans  de  nos  habits  pour  ne  pas  nous  perdre  au  milieu  de  ce  dé- 
dale de  ruelles  étroites  et  populeuses  que  nous  traversions  au  galop. 
Il  y  avait  à  peu  près  un  quart  d'heure  ou  vingt  minutes  que  nous 
allions  de  ce  train,  quand  notre  guide  nous  fit  arrêter  près  d'une 
chétive  maison  dont  la  cour  servait  de  salle  de  spectacle.  Nous  en- 
trâmes, et,  figurez-vous  notre  désappointement,  les  acteurs  étaient 
partis,  la  foule  s'était  écoulée,  nous  étions  venus  trop  tard!  Heureu- 
sement Morrison  s'aboucha  avec  un  Chinois,  et,  après  quelques  mots 
échangés,  il  nous  dit:  Partons  et  dépêchons-nous;  il  y  a  un  autre 
théâtre  où  l'on  joue,  un  peu  plus  loin  :  j'espère  que  je  le  trouverai. — 
Et  là-dessus,  sans  attendre  de  réponse,  le  voilà  qui  reprend  sa  course,  et 
nous  de  suivre,  sans  avoir  le  temps  de  respirer  ou  de  souffler  un  mot. 


JOURNAL  d'ux   officier  DE  MARINE.  851 

Cette  fois,  nous  nous  enfonçâmes  dans  des  quartiers  si  retirés,  que 
notre  présence  parut  produire  un  efi'et  extraordinaire.  Des  agens  de 
la  police  chinoise ,  inquiets  de  voir  neuf  Européens  courant  ainsi  en 
toute  hAte  dans  la  direction  des  portes  de  la  ville  qui  leur  sont  inter- 
dites, vinrent,  l'éventail  à  la  main  et  l'air  courroucé,  parlera  Morri- 
son ,  qui  n'eut  pas  l'air  d'y  faire  attention  et  continua  toujours  son 
chemin.  Il  était  tard,  nous  étions  sans  armes  (c'est-à-dire  sans  bâtons, 
seule  arme  permise),  et  une  vingtaine  de  Chinois  auraient  pu,  dans 
ces  rues  étroites  et  sombres ,  nous  assommer  à  coups  de  bambou  sans 
qu'il  nous  fût  possible  de  nous  défendre.  Si,  en  outre,  un  de  nous 
s'était  laissé  arriérer,  s'il  eût  perdu  de  vue  notre  guide,  il  était  cer- 
tain de  passer  une  nuit  des  plus  désagréables.  Maltraité,  volé  et  baf- 
foué  par  ceux  auxquels  il  aurait  demandé  son  chemin ,  il  aurait  eu 
toutes  les  peines  du  monde  à  revoir  les  factoreries.  Nous  faisions 
ces  tristes  réflexions,  et  nous  commencions  à  nous  dire  que  c'était 
assez,  qu'il  était  inutile  de  courir  les  chances  de  recevoir  une  bas- 
tonnade pour  trouver  peut-être  le  spectacle  fini;  mais  tout  cela  était 
sans  résultat,  il  fallait  suivre  notre  enragé  Morrison,  qui,  ouvrant 
tout  à  coup  une  porte,  s'élança  dans  une  avenue  déserte,  où  nous 
entrâmes  haletant  de  fatigue  et  pestant  à  qui  mieux  mieux  contre  les 
comédiens  chinois.  Cependant  nous  étions  arrivés  au  terme  de  nos 
souffrances  pour  le  moment;  car,  à  l'extrémité  de  l'allée,  nous  dé- 
couvrîmes une  vaste  cour  entourée  d'échafaudages  garnis  de  spec- 
tateurs, et  au  fond ,  sur  un  théâtre  en  plein  vent  comme  les  loges, 
les  acteurs  étaient  à  débiter  leurs  rôles;  la  rivière  et  ses  innombra- 
bles bateaux  formaient  le  dernier  plan  du  tableau. 

Songer  à  pénétrer  au  travers  de  la  foule  qui  encombrait  le  parterre 
(la  cour),  était  chose  inutile;  mais,  grâce  encore  à  l'éloquence  de 
Morrison,  nous  entrâmes  dans  une  maison  que  nous  traversâmes 
après  avoir  payé  une  demi-gourde  chacun ,  et  nous  arrivâmes  sur  un 
des  échafaudages,  qui  se  trouvait  de  plain-pied  avec  le  premier  étage 
de  la  maison.  Il  y  avait  plusieurs  banquettes  disposées  en  gradins; 
nous  nous  plaçâmes  sur  les  plus  élevées  pour  mieux  jouir  de  l'en- 
semble du  spectacle. 

Voici  quelle  était  à  peu  près  la  disposition  du  théâtre  :  un  enclos 
plus  long  que  large  était  bordé  sur  ses  grands  côti's  par  deux  galeries 
couvertes  élevées  sur  des  poteaux  et  où  se  trouvaient  assis  les  spec- 
tateurs payans;  la  scène,  supportée  aussi  sur  des  piliers,  et  couverte, 
non  pas  en  nattes  comme  les  galeries,  mais  en  toiles  peintes,  formait 
un  des  petits  côtés  du  rectangle  et  s'étendait  sur  le  bord  de  l'eau; 


852  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

enfln,  un  mur  qui  joignait  la  maison  par  laquelle  nous  étions  entrés 
à  une  autre  maison  située  en  face  et  formant  comme  celle-ci  le  pro- 
longement de  l'amphithéâtre,  complétait  la  clôture  de  l'enceinte, 
laissant  seulement  une  porte  ouverte  à  la  foule  qui  entrait  gratis  dans 
le  parterre. 

Au  moment  où  nous  arrivâmes,  un  habile  faiseur  de  tours,  appar- 
tenant à  la  troupe,  remplissait  un  entr'acte  en  passant  entre  les 
barreaux  d'une  échelle,  sautant  par-dessus  des  chaises,  comme  le 
font  nos  bateleurs  en  France.  Cela  n'excitait  que  très  faiblement  mon 
intérêt,  de  sorte  que  je  donnai  toute  mon  attention  à  l'assemblée 
dans  laquelle  nous  nous  trouvions  et  où  nous  étions  les  seuls  Euro- 
péens. Je  remarquai  d'abord  vis-à-vis  de  nous,  au  milieu  de  toutes 
ces  graves  tètes  de  Chinois  portant  calotte  noire  ou  chapeau  conique, 
quelques  jolies  tètes  de  femmes,  dont  la  coiffure,  ornée  de  fleurs  et 
d'épingles  d'or,  ne  différait  pas  de  celle  des  batelières.  Leur  costume, 
quoique  très  simple,  était  cependant  plus  soigné;  mais,  bien  qu'elles 
eussent  le  petit  pied,  ces  belles  aux  yeux  obliques  devaient  être  d'une 
classe  inférieure,  les  femmes  des  classes  élevées  ne  se  montrant  jamais 
en  public.  Du  côté  où  nous  nous  trouvions,  mais  tout-à-fait  à  l'extré- 
mité, il  y  avait  aussi  trois  ou  quatre  jeunes  fdles;  on  semblait  craindre 
de  nous  voir  approcher  d'elles.  A  nos  pieds,  sur  les  banquettes  voisines, 
de  bons  bourgeois  de  Canton,  établis  sur  le  même  banc  depuis  le  matin 
peut-être,  mangeaient  des  fruits  et  des  bonbons  que  distribuaient 
des  marchands  ambulans;  d'autres  fumaient  tranquillement  ces  pipes 
en  métal  dont  l'étroit  fourneau  ne  contient  qu'une  pincée  de  tabac; 
un  domestique  chargeait  la  pipe,  l'allumait  avec  une  espèce  de  mèche 
phosphorique ,  et  ce  manège  se  renouvelait  souvent,  car  une  longue 
aspiration  suffisait  pour  en  consumer  le  contenu.  Tout  ce  monde 
m'intéressait  beaucoup;  mais  ce  qui  était  réellement  étonnant,  ce  que 
nous  ne  pouvions  nous  lasser  de  regarder,  c'était  le  parterre.  Figurez- 
vous  des  milliers  de  Chinois  qui  se  sont  mis  nus  jusqu'à  la  ceinture 
pour  ne  pas  déchirer  leurs  habits,  et  qui  ont  roulé  autour  de  leur 
tête  leur  longue  queue,  de  peur  qu'elle  ne  soit  tiraillée  dans  la  foule, 
se  ruant,  se  pressaiit  dans  cette  enceinte  jusqu'à  ne  former  qu'une 
seule  masse  compacte ,  un  seul  bloc  de  corps  humains  parfaitement 
joints,  dont  tous  les  vides  ont  été  calés  pour  ainsi  dire  avec  d'autres 
corps  d'hommes;  imaginez  ensuite,  s'il  est  possible,  l'effet  d'un  sem- 
blable tableau  pour  un  spectateur  placé  aux  premières  loges.  C'est 
une  mer  de  tètes  tondues  de  la  même  forme  et  de  la  même  couleur; 
on  dirait  la  tête  d'un  seul  homme  répétée  mille  fois  par  un  miroir  à 


JOURNAL  d'un  officier  DE  MARINE.  85$ 

facettes.  Tantôt  calme  ou  agitée  d'un  mouvement  insensible,  la  sur- 
face de  cette  mer  présente  l'aspect  d'un  tapis  jaunâtre  moiré  de  nez 
camus  et  d'yeux  bridés  qui  grimacent  à  l'envi;  tantôt  ses  flots,  quel- 
que temps  endormis,  soulevés  tout  à  coup  par  une  cause  inconnue, 
se  heurtent,  se  poussent  et  se  repoussent  avec  une  force  irrésistible, 
avec  un  bruit  sourd,  un  murmure  confus  de  voix  qui  rient,  jurent, 
pleurent  et  menacent.  Les  lourds  poteaux  qui  supportent  le  théâtre 
résistent  alors  à  peine  aux  secousses  imprimées  par  ces  vagues  vivantes. 
En  vain  ceux  qui  en  sont  proches  s'efforcent-ils  de  faire  arc-boutaut 
et  de  s'opposer  au  débordement  qui  les  menace,  leurs  bras  cèdent, 
et  ils  sont  entraînés  sous  l'échafaudage  jusque  dans  la  rivière. 

Si  tout  dans  cet  étrange  théâtre  nous  paraissait  curieux  et  nouveau, 
notre  présence  produisait  certainement  le  même  effet  sur  l'assem- 
blée; car,  outre  les  investigations  partielles  dont  nous  étions  conti- 
nuellement l'objet,  on  n'applaudissait  pas  les  acteurs  une  seule  fois 
sans  que,  depuis  la  jeune  Chinoise  et  les  tranquilles  fumeurs  jusqu'aux 
malheureux  formant  la  plate-bande  de  têtes  pelées,  tout  le  monde 
ne  levât  vers  nous  des  yeux  qui  semblaient  chercher  le  degré  d'intérêt 
que  nous  prenions  au  spectacle. 

Cependant  le  jongleur  avait  fini  ses  tours,  et  les  acteurs,  qui 
s'étaient  habillés  dans  une  tente  pratiquée  sur  le  derrière  de  la  scène, 
venaient  de  paraître,  au  grand  contentement  du  public.  Rangés  à 
droite  et  à  gauche  d'une  espèce  de  table  élevée ,  ils  attendaient  que 
le  directeur  eût  donné  aux  spectateurs  l'explication  de  la  pièce  qu'on 
allait  jouer  pour  entrer  en  action.  Quand  cette  formalité,  qui  est  de 
rigueur  en  Chine,  eut  été  remplie,  trois  ou  quatre  personnages,  cou- 
verts de  magnifiques  costumes  dont  le  prix  est,  dit-on,  énorme, 
arrivèrent  majestueusement  sur  le  théâtre.  L'un  d'eux,  celui  qui, 
pour  marque  de  la  dignité  suprême ,  portait  à  son  bonnet ,  en  guise 
de  cornes,  les  deux  longues  et  belles  plumes  qui  ornent  la  queue  du 
faisan  de  Tartarie ,  vint  s'asseoir  auprès  de  la  table ,  tandis  que  les 
grands  de  sa  cour,  exécuteurs  des  hautes-œuvres,  écrivains  et  peuple, 
restèrent  debout,  respectueusement  rangés  sur  deux  lignes.  Je  fus 
étonné  de  trouver  dans  tous  ces  costumes  une  reproduction  exacte 
de  ceux  que  j'avais  vus  représentés  dans  les  dessins  chinois  :  ces  riches 
vêtemens  tout  chamarrés  d'or  et  d'argent,  ces  ailes  empesées  atta- 
chées à  la  coiffure,  ces  pavillons  sortant  par  derrière  et  de  chaque 
côté  des  plis  de  la  robe,  et  surtout  cette  bizarre  peinture ,  ces  lignes 
noires,  blanches,  rouges  et  jaunes,  qui  forment  sur  le  visage  un 
masque  digne  de  Satan.  On  me  dit  que  c'était  un  souvenir  des  pre- 

TOME  XXIII.  54 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mières  cours  chinoises,  où  l'on  assure  que  les  costumes  étaient  exac- 
tement semblables,  et  que  les  grands,  suivant  leurs  gracies  et  leurs 
fonctions,  devaient  se  barbouiller  la  figure  de  manière  à  la  rendre 
méconnaissable.  D'où  venait  cet  usage?  Était-ce  une  vaine  obligation 
d'étiquette,  ou  bien  se  masquait-on  ainsi  dans  les  jugemens  ou  les 
grands  conseils  seulement  pour  que  les  votes  fussent  donnés  avec  plus 
d'assurance?  C'est  ce  que  je  ne  pus  savoir. 

Mais  revenons  à  la  pièce,  qui  rappelait  sans  doute  un  de  ces  anciens 
faits  historiques  dont  les  Chinois  aiment  à  faire  le  sujet  de  leurs 
drames. 

Le  souverain ,  ou  le  chef  qui  siégeait  près  de  la  table ,  après  une 
suite  de  conversations  et  de  gestes  incompréhensibles  pour  nous, 
parut  accuser  un  des  grands  personnages  mêlés  à  ses  courtisans. 
Celui-ci,  tout  vêtu  de  noir  et  paraissant  par  son  costume  appartenir 
plutôt  à  la  classe  lettrée  qu'à  la  classe  guerrière ,  sortit  des  rangs  à 
cet  appel,  et,  se  jetant  à  genoux,  marmotta  sur  un  ton  lamentable  une 
longue  prière  en  se  frappant  le  front  contre  terre.  Le  juge  insen- 
sible prononça  probablement  uiie  sentence,  et  à  chaque  phrase  les 
gardes  et  les  assista ns  poussaient  en  chœur  un  cri  aigu  et  discordant 
que  l'on  me  dit  être  un  signe  d'acquiescement  à  la  volonté  du  prince. 
Tout  à  coup  une  femme  éplorée  (c'est  un  eunuque  qui  remplit  ce 
rôle)  se  précipite  sur  la  scène;  c'est  probablement  la  femme  de  l'ac- 
cusé :  elle  vient  aussi  se  jeter  aux  pieds  des  juges,  mais  ses  larmes  et 
ses  supplications  sont  aussi  vaines  que  les  longs  discours  qu'elle  pro- 
nonce d'un  ton  criard  en  se  tournant  vers  le  public. 

Là  se  termina  un  acte  de  cette  pièce,  qui  paraissait  intéresser  vive- 
ment tous  les  spectateurs;  en  effet,  leurs  applaudissemens  tonnaient 
avec  fureur  et  dominaient  par  momens  le  bruit  des  tam-tams,  des 
gongs  et  des  autres  instrumens  à  sons  discordans,  instrumens  moins 
discordans  toutefois  et  moins  aigres  que  la  voix  des  acteurs,  qui  s'égo- 
sillaient pour  se  mettre  au  di.-^pason  de  cette  musique  infernale.  Les 
efforts  que  faisaient  ces  malheureux  pour  se  faire  entendre  étaient 
pénibles  à  voir;  les  yeux  leur  sortaient  de  la  tête,  et  les  veines  de 
leur  cou  étaient  gonfl/es  à  crever. 

Chacun  de  ces  acteurs ,  avant  de  parler,  avait  eu  soin  de  venir  sur 
le  bord  du  théâtre  annoncer  qui  il  était  et  quel  rôle  il  remplissait;  tous 
ces  préambules,  qui  prêtent  fort  peu  à  l'illusion,  ne  diminuent  en  rien, 
pour  le  Chinois  bénévole,  l'intérêt  de  l'action;  bien  plus,  comme  les 
décors  du  théâtre  sont  très  peu  variés,  il  faut  aussi  souvent  des  expli- 
cations pour  faire  comprendre  le  lieu  de  la  scène.  Ainsi,  un  acteur. 


JOURNAL  d'un   officier  DE  MARINE.  855 

montrant  un  mur,  dit  :  —  Il  y  a  ici  une  porte  et  puis  un  bel  apparte- 
ment; je  passe  la  porte,  j'ai  passé,  je  suis  dans  l'appartement.  —  Et 
le  spectateur  à  imagination  complaisante  le  voit  dans  sa  nouvelle 
demeure.  De  la  même  manière,  avec  deux  mots  et  sans  frais  de  poste, 
un  courrier  fait  deux  cents  lieues  sur  un  théâtre  chinois  le  plus  les- 
tement du  monde;  il  fait  le  geste  de  monter  à  cheval,  il  déclare  qu'il 
part,  puis  qui!  est  revenu,  et  personne  n'en  doute. 

Au  second  acte ,  nouvel  apparat,  nouveaux  costumes  plus  beaux 
que  les  premiers.  Cette  fois,  le  théâtre  est  couvert  d'un  nombreux 
cortège,  la  garde  est  doublée,  les  bourreaux  se  tiennent  derrière,  et 
les  instrumens  du  supplice  brillent  de  toutes  parts.  Le  coupable  est 
amené  devant  le  trône;  là  on  le  dépouille,  pièce  à  pièce,  de  tous  ses 
habits,  ne  lui  laissant  qu'une  simple  robe;  puis,  malgré  ses  cris  et  ses 
prières,  il  est  étendu  la  face  contre  terre.  Six  bourreaux  armés  de 
bambous  s'avancent  lestemerit  et  font  pleuvoir  sur  lui  une  grêle  de 
coups;  mais  voilà  que  sa  fenune,  vêtue  en  légère  amazone,  tombe 
comme  la  foudre  au  milieu  de  l'auguste  réunion;  elle  tient  à  la  main 
droite  un  glaive  étincelant  qu'elle  agite  et  fait  tournoyer  sur  sa  tète 
en  bondissant  comme  une  panthère  autour  des  bourreaux  qu'elle  ter- 
rasse, des  gardes  qu'elle  disperse,  et  même  des  juges  et  du  monarque, 
dont  la  fuite  honteuse  la  laisse  m  lîtresse  du  champ  de  bataille  avec 
son  mari  moulu  de  coups  de  bâton  ! 

Ici  vient  une  scène  d'attendrissement  :  la  vaillante  épousé  chante 
et  déclame  un  morceau  qui  fait  saigner  les  oreilles,  et  le  mari  lui 
débite  je  ne  sais  quoi  de  la  voix  d'un  homme  (jui  crie  au  secours. 
Voilà  le  second  acte,  ou  peut-être  le  dernier;  car,  à  cette  période  du 
spectacle,  j'étais  tellement  fatigué  d'entendre  les  miaulemens  des 
acteurs  et  les  assourdissantes  vibrations  des  gongs,  que  je  n'en  pou- 
vais plus,  et  je  n'aspirais  qu'au  moment  de  partir,  jetant  seulement 
de  temps  en  temps  un  coup  d'cril  sur  la  scène  pour  voir  les  costumes 
des  acteurs.  Malheureusement,  dès  le  commencement,  Morrison, 
appelé  par  quelque  affaire,  nous  avait  laissés  seuls,  et  il  ne  fallait  pas 
songer  à  quitter  la  salle  avant  d'avoir  un  guide.  La  nuit  approchait,  et 
nous  commencions  à  être  assez  inquiets,  lorsqu'arriva  un  jeune  Amé- 
ricain, nommé  Hunter,  envoyé  par  Morrison  pour  nous  prendre.  S'il 
était  venu  plus  tût,  comme  il  parle  chinois,  il  aurait  pu  nous  donner 
bien  des  explications  qu'il  était  maintenant  trop  t:ird  pour  lui  de- 
mander; mais  nous  allions  partir,  et  c'était  le  principal. 

i\ous  avions  à  refaire  tout  le  chemin  que  nous  avions  suivi  avec 
Morrison,  et  c'était  bien  assez;  malheureusement,  notre  guide  voulut 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  toute  force  nous  faire  passer  devant  les  portes  qu'il  est  défendu 
aux  Européens  de  franchir.  Ceux-ci  ne  bravent  cette  défense  que 
pour  aller  eux-mêmes  remettre  au  mandarin  des  placets  non  par- 
venus à  leur  adresse,  et  ils  le  font  armés  de  bâtons  en  courant  la 
chance  d'être  rossés. 

Nous  voilà  donc  encore  une  fois  à  courir  les  rues,  maintenant  tout- 
à-fait  noires,  de  Canton  ;  il  faisait  chaud ,  et  en  outre ,  à  cette  heure 
avancée ,  les  petits  autels  domestiques  placés  dans  les  boutiques 
et  devant  les  portes  répandaient  une  fumée  épaisse  produite  par  les 
bâtons  parfumés  qu'on  y  brûlait  en  guise  d'encens;  les  lampes  allu- 
mées joignaient  à  cela  leur  odeur  d'huile  de  coco.  Enfin ,  c'était  une 
horrible  corvée  que  nous  faisions  là,  une  corvée  que  je  ne  voudrais 
pas  recommencer  pour  tous  les  spectacles  chinois  les  plus  curieux. 

Nous  vîmes  les  fameuses  portes,  qui  sont  absolument  comme 
toutes  celles  que  l'on  rencontre  à  chaque  instant  dans  les  rues  non 
interdites  aux  Européens,  c'est-à-dire  presque  invisibles,  et  ne  pré- 
sentant que  des  arcades  vermoulues  couvertes  d'affiches  rouges  ou 
bleues  ;  ce  sont  des  barrières  qui  n'ont  de  force  que  celle  que  leur 
donne  la  loi. 

A  six  heures,  nous  arrivâmes  exténués  à  la  maison ,  et  nous  n'eûmes 
que  le  temps  de  nous  habiller  pour  aller  chez  M.  Dent,  où  nous 
devions  dîner.  Ce  fut  un  splendide  repas  de  plus  de  quarante  cou- 
verts, où  notre  hôte,  aussi  gai  qu'aimable  et  hospitalier,  fit  au  des- 
sert, non  sans  quelque  péril  pour  lui-môme,  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
griser  ses  convives  à  force  de  toasts. 

Nous  fûmes  assez  heureux  pour  que  M.  Dent  obtînt  du  riche  ha- 
niste  chargé  de  ses  affaires  de  nous  donner  un  grand  dîner  chez 
lui.  C'était  une  bonne  fortune  à  laquelle  nous  ne  devions  pas  nous 
attendre  et  qui  nous  transporta  de  joie.  Vous  savez  probablement 
que  la  société  qu'on  appelle  Honr/Sociefi/  se  compose  de  douze  mar- 
chands, appelés  Hong-Merchanis  ou  Haaistcs,  choisis  par  l'empereur 
parmi  les  riches  négocians  chinois,  pour  fournir  aux  factoreries  tout 
ce  qu'elles  demandent,  et  pour  servir  de  consignataires  aux  navires 
qui  viennent  d'Europe. 

Alin-qua,  chez  qui  nous  devions  dîner,  est  naturellement  le  plus 
riche  des  douze  hanistes,  étant  charge  des  affaires  de  la  maison  Dent, 
la  plus  puissante  de  Canton.  Il  a  pour  logement  de  ville  une  belle 
maison  qui  fait  un  des  coins  de  la  place  des  factoreries.  Dès  le  2,  nous 
avions  reçu  nos  lettres  d'invitation,  écrites  en  chinois,  sur  papier 
rouge;  et  le  4,  à  six  heures  du  soir,  nous  nous  rendîmes  à  la  maison  du 


JOURNAL  d'un  officier  DE   MARINE.  857 

haniste.  Les  deux  frères  Min-qua  nous  attendaient  à  l'entrée  du  salon 
de  réception.  M.  Dent  nous  présenta  tous;  nous  étions  huit  officiers 
de  la  frégate  en  y  comprenant  le  commandant  et  les  élèves;  il  y  avait 
en  outre  M.  Prinsep  de  Calcutta,  Durand,  et  quatre  individus  que 
je  ne  connaissais  pas.  Les  deux  Min-qua,  ainsi  qu'un  de  leurs  amis 
qu'ils  avaient  invité  pour  les  aider  à  faire  les  honneurs  du  dîner, 
étaient  en  grand  costume.  Leurs  longues  robes  en  soie  bleue  brochée 
portaient  sur  la  poitrine  la  riche  plaque  au  griffon  brodé;  un  cha- 
peau conique  en  paille  blanche ,  couvert  d'une  aigrette  en  peluche 
de  soie  rouge,  leur  servait  de  coiffure.  Jeunes  et  d'une  figure  distin- 
guée, ce  costume  leur  allait  très  bien  ;  il  y  avait  dans  leur  air  quelque 
chose  de  grave  et  de  digne  que  l'on  croirait  en  France  incompatible 
avec  un  chapeau  pointu  et  une  longue  queue. 

Nous  fûmes  introduits  dans  une  vaste  salle  éclairée  par  des  files  de 
lanternes  de  toutes  les  formes  et  de  toutes  les  couleurs,  suspendues 
au  plafond  en  guise  de  lustres;  l'ameublement  fort  simple  de  cet 
appartement  consistait  en  une  suite  de  petites  tables  à  thé  qui  en 
faisaient  le  tour;  chaque  table  était  placée  entre  deux  fauteuils  en 
rotins.  Des  domestiques  entrèrent,  portant  le  thé  sur  de  grands  pla- 
teaux ;  je  m'empressai  de  m'asseoir  auprès  d'une  des  tables  pour 
goûter  du  merveilleux  breuvage  dans  toute  sa  pureté  native;  il  était 
servi  dans  de  petites  tasses  de  forme  conique  et  sans  anses,  avec 
deux  soucoupes,  l'une  sur  la  tasse,  l'autre  dessous  comme  à  l'ordi- 
naire. Cette  dernière  est  destinée  à  conserver  la  chaleur  du  thé  et  à 
empêcher  celui  qui  le  boit  d'avaler  les  feuilles  qu'on  laisse  toujours 
mêlées  au  liquide.  J'en  pris  une  gorgée,  et,  bien  que  le  parfum  en 
fût  excellent,  je  ne  pus  trouver  bon  ce  thé  sans  sucre,  dont  le  goût 
me  parut  âpre  et  sec;  j'essayai  encore,  mais,  malgré  ma  bonne  volonté, 
je  fus  obligé  de  laisser  ma  tasse  inachevée.  Je  me  consolai  en  voyant 
que  mon  goût  était  partagé  par  les  autres  convives. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  M.  Dent  vint  avec  une  liste  ap- 
peler cinq  des  plus  notables  personnages  invités,  et  quitta  la  salle 
avec  eux;  il  revint  ensuite  deux  fois  encore  pour  appeler  les  deux 
dernières  divisions  de  cinq  qui  restaient,  et  nous  nous  trouvâmes 
alors  tous  réunis  dans  la  salle  du  banquet  où  nous  attendaient  nos 
hôtes. 

Éclairée  comme  l'autre  par  des  lanternes  ornées  de  dessins  bril- 
lans  et  de  glands  de  soie ,  cette  salle  était  vraiment  riche  en  décora- 
tions de  toute  espèce.  Des  châssis  immenses  à  vitraux  coloriés  for- 
maient, au  lieu  de  mur,  le  fond  de  l'appartement,  qui  avait  pour 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tentures,  sur  ses  autres  faces,  des  rouleaux  déployés  de  papiers  cou- 
verts de  sentences  morales  en  caractères  chinois.  Un  superbe  tapis 
couvrait  le  plancher,  et  toutes  les  chaises,  faites  en  beau  bois  verni, 
étaient  ornées  de  housses  en  drap  bleu  chargées  de  broderies  de  soie 
représentant  des  fleurs.  Des  dressoirs,  disposés  autour  de  la  salle, 
pouvaient  servir  à  porter  les  plats  et  la  vaisselle  ou  à  découper  les 
rôtis;  enfin,  au  milieu,  trois  tables,  placées  en  triangle  et  séparées 
eritièrement  les  unes  des  autres,  devaient  recevoir  chacune  cinq  con- 
vives et  un  des  maîtres  de  la  maison  destiné  à  en  faire  les  honneurs. 
II  faut  remarquer  ici  que  cette  disposition  en  triangle  n'est  pas 
seulement  une  affaire  de  mode,  mais  bien  de  nécessité;  en  effet, 
les  grands  dîners  chinois  sont  toujours  accompagnés  de  danses  ou  de 
tours  de  jongleurs;  pour  que  tout  le  monde  puisse  voir  sans  se  dé- 
ranger, il  faut  donc  que  les  tables  soient  disposées  ainsi  et  que  l'un 
de  leurs  côtés  soit  inoccup ';  c'est  ce  qui  avait  lieu  ici.  C'était  l'ami  des 
Min-qua  qui  faisait  les  honneurs  de  la  table  à  laquelle  j'avais  été 
placé.  Nous  avions  chacun  devant  nous  une  soucoujje  en  porcelaine, 
deux  petits  bâtons  en  ébène  garnis  en  argent  à  leur  extrémité,  et  dans 
un  triangle  de  papier  rouge  et  blanc  un  cure-dent  fait  avec  l'articula- 
tion de  l'aile  d'une  chauve-souris,  puis  enfin,  pour  compléter  notre 
couvert,  une  toute  petite  tasse  pour  boire  le  c ara-chou,  et  une  petite 
soucoupe  pleine  d'une  sauce  noire  faite  avec  des  cloportes.  Une  dou- 
zaine de  bols  en  porcelaine  à  fleurs  bleues  contetiant  des  mets  fort 
délicatement  apprêtés,  mais  tout-à-fait  étrangers  pour  nous,  couvraient 
une  grande  partie  de  la  table;  l'autre,  celle  qui  était  sans  convives, 
destinée  à  flatter  l'œil  et  à  rester  intacte,  était  ornée  d'une  profusion 
de  bols  pleins  de  fleurs  et  de  fruits;  on  y  voyait  aussi  des  gâteaux 
couverts  de  pépins  d'oranges  si  artistement  piqués  et  dans  des  formes 
si  bizarres,  qu'on  clierchait  en  vain  un  nom  pour  ces  plits  déguisés. 
Le  repas  commença.  Le  Chinois  qui  présidait  à  notre  table  savait 
quelques  mots  d'anglais  ;  nous  pouvions  donc  nous  faire  comprendre 
et  demander  ce  qu'il  fallait  faire.  D'ailleurs,  Durand,  habitué  à  la 
Chine  comme  un  vieux  Mantchou,  nous  guidait  dans  la  périlleuse 
entreprise  de  faire  honneur  à  cetétonî.int  festin.  Prenant  artistement 
ses  deux  bàîons  d'une  main,  il  se  uht  à  piocher  à  droite  et  à  gauche 
dans  cha(|ue  plat  (c'est  de  l)on  goût),  goûtant  tout  avant  de  se  décider 
pour  une  des  merveilles  culinaires  qui  nous  étaient  offertes;  nous 
voulûmes  faire  comme  lui ,  mais  notre  maladresse  était  désespérante. 
Ayant  d'abord  la  plus  grande  difficulté  à  placer  dans  nos  doigts  les 
bâtons  rebelles ,  nous  finissions  toujours  par  laisser  tomber  le  mor- 


JOURNAL  d'un   officier  DE  MARINE.  859 

ceau  saisi,  soit  dans  le  plat,  soit  dans  le  trajet  de  la  soucoupe  à  la 
bouche.  J'eus  un  moment  de  désespoir,  et  je  commençais  à  croire 
que  j'allais  jouer  le  rôle  désagréable  de  la  cigogne  dans  le  repas  du 
renard  ;  mais  quelques  leçons  du  bon  Chinois  m'eurent  bientôt  mis 
au  l'ait,  assez  du  moins  pour  ne  pas  mourir  de  foim.Vous  verrez  d'ail- 
leurs que  je  ne  devais  pas  mettre  beaucoup  en  pratique  ce  nouveau 
talent  pendant  le  dîner. 

Je  péchai  d'abord  quelques  morceaux  d'un  salmigondis  composé 
de  je  ne  sais  combien  d'élémens  hétérogènes  parmi  lesquels  je  recon- 
nus des  tranches  de  concombre,  des  cornichons,  des  saucisses,  etc.; 
en  somme,  ce  n'était  pas  mauvais,  quoiqu'il  y.eùt  dans  ce  ragoût  des 
ailerons  de  requins  séchés  et  fumés.  Je  goûtai  ensuite  une  friture 
qu'on  me  dit  être  faite  avec  des  hirondelles;  c'était  encore  bon,  très 
bon;  seulement  je  retrouvais  là  un  certain  goût  fort  et  nauséabond  que 
j'avais  senti  dans  le  premier  mets.  Je  laissai  ce  que  j'avais  pris  pour 
essayer  d'une  soupe  de  nids  d'hirondelles,  le  mets  royal,  le  plat  le 
plus  recherché  des  Chinois,  qui  paient  jusqu'à  vingt  piastres  (cent  dix 
francs)  la  livre  ces  nids,  formés  dans  les  rochers  des  Philippines  et  des 
Moluques  par  une  hirondelle  nommve  su!a/i(/ane  :  c'était  fade,  mais 
pas  trop  mauvais.  Après  cette  soupe  vint  le  tour  d'un  autre  plat  dont 
je  voulus  goûter  aussi  ;  mais  cette  horrible  odeur,  qui  me  poursuivait 
dans  tout  ce  que  je  mangeais,  m'avait  tellement  bouleversé,  que 
j'avais  le  cœur  sur  les  lèvres ,  et  force  fut  de  m'arrêter. 

Cependant  Durand  m'encourageait  de  l'œil,  car  il  est  impoli  dans 
un  dîner  chinois  de  laisser  quelque  chose  sur  son  assiette  ou  de 
trouver  quelque  chose  mauvais.  Je  m'efforçais  donc  de  tromper  mon 
palais  européen  en  avalant  des  marrons  crus  et  des  amandes  que  nous 
avions  chacun  à  côté  do  nous  dans  de  [letites  soucoupes;  puis  je  pre- 
nais en  tremblant  un  morceau  dans  les  ragoûts  empoisonnés  qu'on 
nous  servait  maiistenant  sans  interruption  dans  deux  bols,  non  pas 
placés  comme  au  commencement  sur  la  table,  mais  devant  chaque 
€onvive,  et  je  l'avalais  avec  une  répugnance  qui  allait  toujours  en 
croissant.  Il  était  évident  qu'un  même  assaisonnement,  un  assaison- 
nement infernal  et  inconnu  à  la  cuisine  européenne,  entrait  dans  la 
composition  de  tous  ces  mets,  parfaitement  préparés  du  reste.  Je 
demandai  ce  que  ce  pouvait  être,  et  j'appris  que  c'était...  je  vous  le 
donne  en  mille  à  deviner...  de  l'huile  de  ricin!  Oui,  c'était  de  l'huile 
de  ricin  !  et  il  faut  bien  prendre  son  parti  d'un  goût  aussi  bizarre  chez 
les  Chinois,  quand  on  pense  que  les  habitans  de  la  Terre  de  Feu 
mangent  le  poisson  cru ,  que  les  Siamois  font  leurs  délices  des  œufs 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gâtés,  que  les  Groënlandais,  les  Nouveaux-Zélandais,  les  Lapons, 
boivent  avec  délices  l'huile  de  baleine  et  de  loup  marin. 

Chez  Min-qua,  ce  n'était  pas  de  l'huile  de  baleine  qu'on  nous  don- 
nait à  boire;  mais  à  chaque  instant  un  domestique  empressé,  portant 
un  vase  en  argent  d'un  travail  curieux,  venait  remplir  de  cam-chou 
la  petite  tasse  dont  on  m'avait  muni  à  cet  effet.  Le  cam-chou  est  une 
boisson  que  l'on  sert  chaude,  une  espèce  de  vin  blanc  aigre-doux  fait 
avec  du  riz  fermenté  et  d'autres  ingrédiens  :  ce  breuvage  déplaisant 
ne  peut  être  trouvé  tolérable  que  par  comparaison  avec  les  mets  qu'il 
arrose.  Je  me  serais  bien  dispensé  d'en  boire,  et  j'aurais  donné  beau- 
coup pour  pouvoir  avaler  quelques  verres  d'eau  ;  mais  l'eau  et  le  pain 
sont  étrangers  à  un  dîner  chinois,  et  l'étiquette  venait  encore  ici  me 
contrarier  avec  ses  éternelles  exigences.  A  chaque  instant,  mon  voisin 
le  Chinois  me  portait  des  santés  auxquelles  j'étais  obligé  de  répondre 
en  vidant  entièrement  ma  tasse,  après  l'avoir  tenue  un  moment  des 
deux  mains  et  remué  la  tète  comme  les  Chinois  du  Cheval  de  Bronze; 
il  fallait  ensuite  renverser  la  tasse  pour  prouver  qu'il  n'y  restait  plus 
rien ,  et  aussitôt  après,  le  maudit  échanson ,  avec  son  impitoyable  cafe- 
tière, arrivait  pour  la  remplir.  Quand  mon  voisin  était  en  repos,, 
c'étaient  les  Min-qua  ou  M.  Dent  lui-même  qui  me  proposaient  des 
santés  à  qui  mieux  mieux  ;  je  finis  par  prendre  le  parti  de  ne  plus  faire 
que  tremper  mes  lèvres  dans  le  cam-chou. 

Je  n'ai  pas  parlé  des  domestiques  qui  nous  servaient  :  ils  étaient 
nombreux,  jeunes  et  vôtus  uniformément,  portant  tous  une  robe 
jaune  flottante ,  serrée  à  la  taille  seulement  par  une  ceinture ,  et  un 
petit  chapeau  conique  orné  d'up.e  houppe  de  soie  rouge. 

Dès  le  commencement  du  dîner,  deux  jongleurs  et  deux  petits 
danseurs  de  Nankin  s'étaient  établis  sur  la  base  du  triangle  formé  par 
nos  tables  :  ils  devaient,  chacun  à  son  tour,  occuper  nos  loisirs  pen- 
dant le  repas.  Les  deux  enfans  commencèrent.  Ils  étaient  vêtus 
d'une  robe  en  crépon  blanc,  serrée  autour  de  la  taille  par  une 
écharpe  en  soie  rose ,  dont  les  bouts  tombaient  gracieusement  sur 
le  côté.  Leur  tête  était  nue,  rasée  avec  soin ,  et  n'avait  d'autre  orne- 
ment qu'une  queue  bien  nattée,  avec  son  cordon  de  soie  à  glands, 
dont  l'extrémité  atteignait  les  pantalons  à  pied  qui  se  montraient 
sous  les  plis  nombreux  de  la  robe,  coquettement  coupée  à  mi-jambe. 
Ces  deux  jolis  enfans  s'avancèrent  dans  l'espace  qui  séparait  nos 
tables  de  celles  qui  avaient  été  disposées  pour  les  jongleurs,  et,  tandis 
que  ceux-ci  les  accompagnaient  avec  une  espèce  de  mandoline,  ils 
commencèrent  à  chanter,  sur  une  mesure  lente  et  mélancolique,  des 


JOURNAL  d'un   officier  DE  MARINE.  861 

airs  pleins  d'une  expression  douce,  qui  nous  surprit  dans  un  pays 
dont  on  connaît  le  goût  en  musique;  ils  faisaient  en  même  temps  des 
passes  et  des  gestes  d'une  grâce  ravissante,  qui  nous  rappelaient 
tout-à-fait  les  danses  des  bayadères  de  l'Inde. 

Ceux  des  convives  qui,  plus  habitués  à  la  cuisine  chinoise,  fai- 
saient honneur  aux  milliers  de  plats  de  nos  amphitryons,  oublièrent 
leurs  bols  et  laissèrent  tomber  leurs  petits  bâtons  pour  regarder  les 
gentils  danseurs.  Pour  moi ,  convié  oisif  de  cet  abominable  festin , 
je  laissai  volontiers  de  côté  les  salmis  de  chats,  les  blanquettes  de 
chenilles,  etc.,  pour  m'occuper  exclusivement  de  cette  représentation 
trois  fois  bien  venue.  ïout-à-fait  captivé  par  les  accens  doux  et  mélan- 
coliques et  la  suave  harmonie  de  ces  voix  argentines,  j'aurais  donné 
î)eaucoup  pour  connaître  le  sens  des  paroles,  qui,  autant  que  j'en 
pouvais  juger  par  les  airs,  devaient  être  fort  tendres;  mais  le  Chinois 
mon  voisin ,  qui  comprenait  l'idiome  particulier  de  Nankin ,  ne  s'ex- 
primait pas  assez  bien  en  anglais  pour  pouvoir  satisfaire  ma  curiosité. 
J-e  fus  donc  obligé  d'attacher  moi-même  un  sens  à  chaque  geste,  à 
cJiaque  modulation  de  voix  des  acteurs,  et  je  suis  porté  à  croire  que 
mon  imagination  ne  m'écarta  pas  beaucoup  de  la  vérité. 

Quand  les  petits  danseurs  de  Nankin  se  reposaient,  les  deux  jon- 
gleurs commençaient  à  faire  leurs  tours  d'escamotage.  Ils  étaient  fort 
liabiles  sans  doute,  mais  fort  ennuyeux  par  leurs  éternels  dialogues, 
l'un  jouant  le  nigaud  qui  s'étonne  de  tout,  et  l'autre  l'habile  homme 
qui  semble  n'attacher  aucune  importance  à  tous  les  prodiges  qu'il  fait 
naître.  Par  momens,  le  plus  petit  des  deux  enfans  se  mêlait  à  leurs 
tours  d'adresse,  et,  plaçant  sur  l'extrémité  d'une  baguette  en  baleine 
une  assiette  de  porcelaiiie,  il  la  tenait  dans  un  mouvement  continuel 
de  rotation,  tout  en  prenant  lui-même  toutes  les  positions  possibles  : 
assis,  couché,  la  main  derrière  le  dos,  sous  la  jambe,  marchant  ou 
^e  roulant  sur  le  tapis.  M.  Dent  lui  jeta  une  poignée  de  gourdes,  et 
mit  fin  à  cet  exercice. 

Enfin,  on  se  leva  de  table.  Il  y  avait  au  moins  deux  heures  que 
nous  étions  assis,  et  nous  nous  félicitions,  croyant  que  c'était  fini; 
les  Chinois  fumaient  leurs  pipes,  nous  autres  des  cigarres;  il  semblait 
que  le  moment  du  départ  allait  arriver.  Pas  du  tout;  il  fallut  se 
remettre  à  table  :  nous  n'avions  vu  que  le  premier  service  !  Les  nids 
d'hirondelles  et  toutes  les  horreurs  du  commencement  reparurent 
sous  des  formes  nouvelles,  avec  des  cailles  frites,  etc.,  puis  vin- 
rent des  rôtis  magnifiques  portés  en  grande  pompe  par  plusieurs 
domestiques;  chaque  pièce  fut  présentée  aux  convives,  puis  portée 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  (les  dressoirs  où  d'habiles  écuyers  tranchnns  la  découpaient.  Une 
heure  plus  tôt ,  j'aurais  volontiers  goûte  de  ces  viandes,  qui  semblaient 
fort  appétissantes;  mais  j'étais  encore  si  plein  de  l'odeur  d'huile  de 
ricin ,  que  chaque  chose  m'en  paraissait  imprégnée  et  que  j'avais  de  la 
répugnance  pour  tout. 

Je  me  remis  donc  avec  résignation  à  regarder  les  petits  ]\an- 
kinois,  qui  commençaient  une  danse  nouvelle.  L'un  portait  en  ban- 
doulière un  tambour  en  forme  de  deux  troncs  de  cônes  réunis  par 
le  sommet,  couvert  d'une  peau  de  serpent  et  orné  de  glands  très 
longs  en  soie  rouge.  Il  en  jouait  avec  deux  petites  baguettes,  frappant 
avec  beaucoup  de  grâce  et  d'habileté  tantôt  sur  une  seule  face,  tantôt 
sur  les  deux  en  même  temps.  L'autre  portait  un  gong  dont  les  écla- 
tantes vibrations  faisaient,  avec  le  tambour,  une  musique  vraiment 
tartare.  C'étaient  alternativement  des  danses  accompagnées  de  chants 
plus  vifs  que  ceux  que  nous  avions  déjà  entendus,  puis  la  musique 
ou  la  danse  seulement. 

Les  jongleurs  vinrent  à  leur  tour,  et  avec  eux  aussi  un  découra- 
gement si  fort,  une  envie  de  dormir  si  générale,  que  tous  les  con- 
vives, surtout  ceux  qui  avaient  fait  honneur  au  dîner,  fermaient  à 
chaque  instant  les  yeux,  malgré  les  efforts  évidens  qu'ils  faisaient 
pour  rester  éveillés.  C'est  dans  un  de  ces  momens  probablement  que 
M.  Prinsep  et  T...  avalèrent  une  espèce  d'amandes  fort  proprement 
servies,  qu'ils  prirent  pour  dos  pralines,  mais  qui  étaient  en  réalité 
de  belles  et  bonnes  gousses  d'ail  cru,  bien  nettes  et  bien  pelées  :  il 
fallait  voir  leurs  grimaces  et  leurs  contorsions  ! 

Après  avoir  vu  passer  je  ne  sais  quelle  quantité  de  plats,  après 
avoir  goûté  du  dîner  de  famille  que  l'on  sert  toujours  dans  ces  grands 
galas  à  la  fin,  comme  par  contraste,  on  en  vint  à  faire  circuler  des 
jattes  de  riz  à  l'eau  avec  lequel  les  amateurs  complétèrent  la  plus 
horrible  cargaison  que  jamais  estomac  d'honune  ait  embarquée,  et 
en  dernière  analyse  on  but  le  thé  pour  délayer  tout  cela,  si  c'était 
possible.  Alors  ce  fut  déclaré  fini,  irrévocablement  fini.  Au  fait,  le 
supplice  n'avait  guère  duré  que  six  heures! 

Le  camcha  ou  présent  fut  apporté  en  grande  pompe  par  deux  do- 
mestiques aux  jongleurs  et  aux  jeunes  danseurs.  C'était  une  somme 
de  treize  ou  quatorze  gourdes  en  sape.cks,  espèce  de  monnaie  de  zinc 
enfilée  sur  des  cordons.  Il  y  a,  je  crois,  huit  cents  sapecks  dans  une 
gourde  :  tout  cela  était  étalé  sur  une  grande  planche. 

Avant  de  partir,  on  nous  invita  à  nous  approcher  de  l'extrémité 
vitrée  de  l'appartement  (jui  donnait  sur  la  cour  :  c'était  pour  voir 


JOURNAL  d'un   officier  DE  MARINE.  86^ 

tirer  en  notre  honneur  un  petit  feu  d'artifice.  La  principale  pièce  et 
la  plus  curieuse  pour  nous  se  composait  d'un  grand  vase  suspendu 
au  niveau  de  la  fenêtre  où  nous  étions.  Le  feu  prit  à  ce  vase  après 
l'explosion  de  plusieurs  magnifu[ues  soleils  de  toutes  les  couleurs, 
dont  les  rayons  enflammés  furent  près  de  mettre  le  feu  au  beau  tapis 
de  la  salle  à  manger;  alors  on  vit  un  gros  arbuste  que  le  vase  conte- 
nait se  couvrir  de  fruits  ronds  et  bleuâtres,  ressemblant  assez  à  de 
belles  prunes.  Quoique  formés  par  une  flamme  colorée,  ces  fruits 
faisaient  complètement  illusion  ;  au  bout  de  quelque  temps,  ils  com- 
mencèrent à  prendre  une  teinte  plus  rouge  et  à  diminuer  de  volume 
comme  s'ils  se  flétrissaient;  ils  tombèrent  enfin  un  à  un,  et  la  cour 
fut  rendue  à  sa  première  obscurité.  Ce  petit  échantillon  de  l'habileté 
des  Chinois  en  pyrotechnie  nous  prouva  qu'il  n'y  avait  rien  d'exagéré 
dans  les  récits  merveilleux  que  font  les  voyageurs  des  grands  feux 
d'artifice  que  l'on  tire  à  Pékin. 

A  une  heure  du  matin,  je  me  jetai  sur  mon  lit,  content  d'avoir  vu 
un  dîner  chinois,  mais  jurant  bien  qu'on  ne  m'y  reprendrait  plus. 

Le  o  était  le  jour  fixé  pour  le  départ.  Grâce  à  M.  Pereyra,  nous 
avions  retenu  à  temps  une  de  ces  goélettes  qui ,  moyennant  cinquante 
gourdes,  prennent  jusqu'à  six  passagers  pour  aller  à  Macao;  d'ail- 
leurs, quel  que  soit  le  nombre  des  passagers,  le  prix  est  le  même. 
Cette  goélette  ne  nous  servit  que  pour  le  transport  de  nos  caisses, 
qui  l'encombraient  tellement ,  que  nous  aurions  eu  peine  à  nous  y 
caser  nous-mêmes.  Durand  s'était  chargé  de  nous  emmener  sur  un 
autre  bâtiment,  et  cela  l'obligea  à  partir  de  Canton  quelques  jours 
plus  tôt  qu'il  ne  l'avait  d'abord  résolu. 

M.  Beauvais  nous  avait  tous  retenus  d'avance  pour  dîner  chez  lui 
le  jour  du  départ.  Nous  passâmes  donc  encore  quelques  heures  avec 
cet  excellent  homme,  à  qui  nous  devions,  ainsi  qu'à  Durand,  de 
n'avoir  pas  été  jetés,  comme  des  fous  qui  ne  savent  où  donner  de  I 
tête,  dans  cette  ville  étrange  où  un  guide  est  une  chose  indispen- 
sable. A  cinq  heures  et  demie,  nous  nous  rendîmes  au  rivage  accompa- 
gnés de  toutes  nos  connaissances;  nous  prîmes  une  tança  pour  nous 
transporter  à  bord  de  la  goélette,  et,  après  les  serremens  de  main  et 
les  accolades  d'adieu ,  nous  nous  éloignâmes ,  laissant  à  regret  cette 
ville  merveilleuse  dont  nous  n'avions  joui  qu'en  courant. 

Le  Sijlplie  avait  levé  l'ancre  et  glissait  tranquillement  emporté  par 
la  marée  quand  nous  l'atteignîmes.  La  nuit  s'avanc^-ait,  une  nuit  calme 
et  délicieuse,  et  le  fleuve,  éclairé  de  mille  feux,  réfléchissait  partout 
la  lumière  diversement  colorée  des  lanternes,  dont  les  lignes  mou- 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vantes  s'étendaient  à  perte  de  vue  devant  et  derrière  nous.  Lesjlower- 
boats,  ces  riches  salons  flottans,  laissaient  échapper  des  faisceaux  de 
lumière  à  travers  leurs  stores  et  leurs  persiennes  dorées.  Partout,  sur 
ces  eaux  si  animées,  le  plaisir  semblait  faire  entendre  sa  voix,  appe- 
lant, avec  les  ombres  de  la  nuit,  les  Chinois  de  toutes  les  classes  à 
dépenser  dans  la  débauche  une  partie  de  l'argent  laborieusement  ac- 
quis pendant  la  journée.  A  mesure  que  nous  avancions,  un  bruit 
continuel  de  gongs  et  d'autres  instrumens  bruyans  paraissait  nous 
suivre,  et  l'odeur  d'huile  de  ricin  se  mêlait  à  tout  cela,  pour  donner 
à  cette  soirée  le  caractère  le  plus  chinois  du  monde.  Enfin  nous  lais- 
sâmes derrière  nous  les  longues  lignes  illuminées  de  la  ville  flottante, 
qui,  dit-on,  ne  compte  pas  moins  de  trois  cent  mille  am.es  (Canton 
en  contient  près  d'un  million),  et,  lorsque  nous  passâmes  à  Whampoa, 
tout  dormait  dans  cette  rade  si  peuplée,  dont  les  rives  fourmillent  de 
maisons. 

Le  7,  à  onze  heures  du  matin ,  nous  arrivAmes,  après  avoir  été  con- 
trariés par  le  calme,  à  côté  de  la  frégate,  ([ui  avait  quitté  Lin-tin  la 
même  nuit  pour  mouiller  devant  Macao,  à  cinq  milles  de  la  ville. 

Avec  ses  couvens  fortifiés  couronnant  les  hauteurs  et  ses  longues 
rangées  de  maisons  blanches  sur  une  grève  aride ,  I\Iacao  n'offre  pas 
un  coup  d'œil  bien  gai ,  quoiqu'assez  pittoresque ,  et  cette  ville  sent 
le  Portugais  d'une  lieue.  INous  débarquâmes,  au  milieu  des  jonques 
de  guerre  et  des  champans  de  toutes  les  formes,  devant  la  partie 
chinoise  de  la  ville  ;  c'est  là  que  sont  les  chantiers  de  construction  et 
les  bazars  tortueux  qui  rappellent  un  peu  les  rues  si  bruyantes  et  si 
animées  de  Canton. 

Il  nous  fallut  grimper  des  sentiers  ardus,  des  rues  aux  larges 
dalles  échauffées  par  un  soleil  ardent,  qui  nous  conduisaient  dans  la 
partie  de  cette  ville  morte  et  silencieuse  où  se  trouve  la  belle  maison 
de  M.  Inglis.  Durand  avait  aussi  un  appartement  dans  cette  demeure 
hospitalière,  ainsi  qu'un  jeune  homme  nommé  Borges,  qu'il  avait 
amené  avec  lui  de  Valparaiso.  Je  fus  présenté  au  maître  de  la  mai- 
son ,  et  nous  montâmes  ensuite  chez  M.  Borges,  que  nous  trouvâmes 
entouré  de  dessins  et  de  peintures ,  occupé  à  finir  un  petit  tableau 
représentant  une  vue  de  Canton.  M.  Borges  est  un  amateur  de  dessin 
distingué,  qui  ne  voyage  que  pour  satisfaire  son  goût  pour  cet  art, 
devenu  chez  lui  une  vraie  passion.  Après  avoir  admiré  les  nombreux 
croquis  qu'il  a  faits  en  traversant  les  Cordillères  des  Andes ,  après 
avoir  respiré  encore  une  fois  avec  bonheur  cet  air  d'atelier  que  je 
n'avais  pas  senti  depuis  long-temps,  je  me  mis  à  la  disposition  de 


JOURNAL  d'un  officier  DE  MARINE.  865 

Durand  pour  aller  voir  nos  bons  missionnaires  français,  sur  le  compte 
desquels  on  ne  tarissait  pas  d'éloges  à  bord  de  la  frégate.  Ces  excel- 
lens  prêtres  attendaient  avec  anxiété  les  momens  où  les  officiers  et 
les  élèves  allaient  à  terre  pour  courir  au-devant  d'eux  et  les  emmener 
à  leur  logis  ;  nos  gens  y  trouvaient  une  table  presque  recherchée  et 
de  bons  lits,  choses  réservées  pour  les  étrangers  et  prodiguées  pour 
des  compatriotes,  mais  dont  les  missionnaires  eux-mêmes  ne  font 
pas  usage. 

Durand  me  mena  d'abord  chez  les  lazaristes  :  c'est  une  société 
différente  de  celle  des  Missions  Étrangères ,  quoique  poursuivant  le 
même  but.  Leur  maison ,  située  un  peu  plus  loin  et  dans  un  quartier 
écarté,  est  parfaitement  disposée  et  surtout  bien  aérée,  ce  qui  est  à 
Macao  une  condition  indispensable.  M.  Torrette,  le  directeur,  nous 
reçut  à  merveille  et  nous  rappela  pour  le  soir  même  une  invitation  à 
dîner  qui  avait  déjà  été  faite  à  bord.  Après  les  lazaristes,  nous  visi- 
tâmes les  autres  missionnaires ,  dirigés  par  un  prêtre  aussi  distingué 
que  bon,  M.  Legrégeois.  Plein  d'instruction  et  d'une  conversation 
extrêmement  agréable,  M.  Legrégeois  me  captiva,  comme  il  avait 
captivé  mes  camarades,  par  son  esprit  et  sa  simplicité. 

Un  Américain  établi  à  Manille  m'avait  donné  une  lettre  d'introduc- 
tion pour  M.  Chinery,  peintre  anglais  résidant  à  Macao.  Arrivé  à  Lin- 
tin,  j'envoyai  cette  lettre  à  son  adresse,  avec  un  billet  où  je  donnais 
les  raisons  qui  m'empêchaient  de  me  rendre  moi-même  à  la  ville 
portugaise  avant  d'aller  à  Canton.  Je  reçus  une  réponse  aussi  aimable 
que  possible.  On  m'offrait  l'atelier  de  l'artiste  et  un  logement  de 
garçon,  puis  des  courses  dans  la  campagne  pour  dessiner,  etc.,  etc. 
J'étais  donc  presque  attendu  chez  M.  Chinery,  lorsque  nous  y  arri- 
vâmes avec  Durand ,  un  de  ses  plus  grands  admirateurs.  Je  trouvai 
un  petit  homme  d'une  cinquantaine  d'années ,  mais  frais  et  robuste, 
à  l'humeur  joviale,  original  comme  un  artiste,  généreux  comme  un 
Anglais.  Nous  parlâmes  beaucoup  de  M.  Barrot,  qu'il  avait  connu  pen- 
dant son  séjour  à  Macao;  nous  visitâmes  ensuite  quelques-uns  de  ses 
innombrables  et  précieux  albums.  Je  m'extasiai  devant  ses  peintures 
fraîches  et  hardies,  gémissant  intérieurement  de  voir  un  talent  aussi 
distingué  enfoui  dans  une  ville  portugo-chinoise,  au  bout  du  monde; 
mais,  établi  depuis  long-temps  à  Macao,  M.  Chinery  y  a  pris  ses  ha- 
bitudes :  maintenant  il  devient  vieux,  et,  quoique  d'une  incroyable 
activité  pour  son  âge ,  il  ne  peut  songer  sans  frémir  à  traverser  les 
mers  pour  aller  sous  le  ciel  brumeux  de  l'Angleterre.  Il  mourra  donc 
en  Chine,  où  il  vend  ses  moindres  pochades  au  poids  de  l'or;  et  ses 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immenses  matériaux  sur  ce  pays  curieux,  ses  gouaches,  ses  huiles,  ses 
aquarelles  et  ses  esquisses  si  spirituelles,  deviendront  peut-être  la  proie 
d'un  barhare  qui  ne  saura  pas  les  apprécier!  Je  pensais  à  tout  cela  en 
regardant  des  dessins  remarquables  dans  tous  les  genres,  car  M.  Thi- 
nery  excelle  dans  les  ligures,  dans  le  paysage,  et  il  fait  la  marine  à 
merveille. 

Cependant  le  jour  baissait,  il  était  temps  de  se  retirer.  Durand 
m'entraîna  hors  de  cette  maison ,  où  je  serais  resté  volontiers  tout  le 
reste  de  la  journée  sans  manger,  ne  songeant  à  rien  qu'au  dessin  ; 
nous  laissâmes  l'aimable  artiste,  qui  nous  lit  promettre  de  venir  dé- 
jeuner avec  lui  le  lendemain  matin  à  huit  heures. 

Le  soir,  comme  je  l'avais  bien  prévu ,  nous  fîmes  un  souper  des 
plus  agréables;  les  bons  pères  étaient  heureux  de  nous  fêter  chez 
eux;  on  but  d'excellent  vin ,  on  porta  des  santés  chères  à  tous,  et 
chacun  était  enchanté.  Pour  moi,  quand  on  but  à  la  santé  des 
missionnaires  et  à  la  prospérité  de  la  société ,  je  ne  pus  m'empécher 
d'ajouter  avec  émotion  :  «  Puissent  ces  vœux  être  exaucés  pour  les 
absens  aussi  bien  que  pour  les  présens!  )>  et  je  fus  compris,  car  on 
avait  parlé  long-temps  des  périls  inouis  courus  par  les  apôtres  de  la 
Chine  et  de  la  Corée.  On  devina  la  cause  de  mon  émotion;  mais  ces 
victimes,  dévouées  au  sacrifice  et  habituées  à  envisager  la  mort 
comme  une  récompense,  ne  purent  avoir  une  idée  du  mélange  d'hor- 
reur et  de  pitié  dont  je  fus  saisi  en  pensant  qu'à  l'instant  même  où 
nous  parlions  plusieurs  missionnaires  expiraient  peut-être  dans  les 
tourmens,  comme  ce  malheureux  qui  venait  d'être  coupé  en  morceaux 
en  Cochinchine,  ou  souffraient  sans  espoir  dans  des  prisons  plus 
redoutables  que  la  hache  du  bourreau,  comme  le  père  Jacquart,  actuel- 
lement enfermé  à  Hué-fo  dans  une  cage  de  fer. 

Ces  pensées  tournèrent  à  la  tristesse  mes  idées  jusqu'alors  si  gaies; 
je  me  voyais  entouré  de  jeunes  prêtres  de  vingt-cinq  à  trente  ans, 
beaux,  instruits,  nés  dans  les  classes  aisées  de  la  société  dont  ils 
auraient  pu  être  l'ornement,  et  qu'ils  avaient  fuie  pour  venir  mourir 
sur  une  terre  barbare.  Us  causaient  du  monde  et  de  ses  plaisirs  comme 
s'ils  en  faisaient  encore  partie,  je  les  voyais  rire  avec  mes  camarades 
de  ce  rire  de  jeune  homme  qui  inspire  la  gaieté,  et  un  étranger  les 
eût  pris  pour  des  officiers  d'un  autre  bâtiment  français,  car  ils  étaient 
vêtus  comme  nous,  avec  le  pantalon  blanc  et  la  veste  blanche  :  livrée 
de  laïque  qu'ils  sont  obligés  de  porter  pour  échapper  à  l'inquisition 
chinoise,  qui  ne  permet  qu'à  un  nombre  limité  de  missionnaires  de 
séjourner  à  Macao.  Cependant  tous  ces  jeunes  hommes  étaient  voués 


JOURNAL   d'un   officier   DE   MARINE.  867 

au  plus  pénible,  au  plus  dangereux  apostolat.  Oh!  c'est  une  horrible 
chose  que  de  voir  ainsi  les  talens  et  la  jeunesse  aller  au-devant  des 
bourreaux  !  Mon  cœur  était  profondément  ému  à  l'aspect  de  cette 
joie  et  de  ce  festin ,  le  dernier  de  ce  genre  auquel  devaient  assister 
tous  les  missionnaires  présens,  à  l'exception  peut-être  de  M.  Legré- 
geois  et  de  M.  Torrette,  obligés  tous  deux  de  rester  à  Macao  pour 
diriger  les  missions. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  nous  nous  levâmes  pour  aller  visi- 
ter les  belles  pagodes  des  marins  chinois.  Nous  y  trouvâmes  M.  Prin- 
scp;  il  était  déjà  en  train  de  dessiner.  M.  Borges  suivit  son  exemple; 
Durand  et  moi,  nous  montâmes  parmi  les  blocs  de  rochers  taillés  que 
l'on  a  trouvé  moyen  de  faire  servir  à  la  construction  de  temples  charmans. 
Le  plus  beau  de  ces  temples  est  sur  le  bord  de  la  mer,  et  adossé  à 
la  montagne;  des  arbres  magnifiques  ombragent,  par  une  exception 
extraordinaire,  ce  monument  de  la  piété  des  marins;  on  ne  peut  rien 
voir  de  plus  pittoresque  comme  ensemble,  et  les  détails  sont  d'un 
travail  exquis.  J'aurais  voulu  dessiner  ce  temple,  mais  j'avais  à  peine 
le  temps  de  regarder. 

Nous  prîmes  un  des  sentiers  nombreux  conduisant  aux  petits  tem- 
ples qui  s'élèvent  en  étages  au-dessus  du  premier;  il  a  fallu  certaine- 
ment toute  la  patience  et  tout  le  talent  des  Chinois  pour  tirer  ainsi 
parti  d'une  montagne  aride  qui  n'est  réellement  qu'un  seul  rocher 
formé  de  plusieurs  blocs  amoncelés. 

Chaque  pagode  était  soigneusement  balayée;  la  lampe,  constam- 
ment allumée  devant  l'image  du  dieu,  annonçait  la  place  où  il  fallait 
venir  brûler  les  petits  bâtons  ou  les  artifices  qui  servent  d'encens,  et 
nous  ne  fûmes  pas  long-temps  sans  voir  arriver  des  dévots  qui  se 
mirent  tranquillement  à  genoux  comme  si  noUs  n'eussions  pas  été  là, 
se  prosternant  par  momens  et  faisant  leur  offrande  à  la  divinité  avec 
toute  la  piété  possible. 

Enfin ,  séduit  par  le  toit  délicat  et  les  jolis  ornemens  du  plus  haut 
de  ces  temples,  j'avais  tiré  mon  album  et  je  commençais  à  en  faire 
une  esquisse,  lorsque  les  cris  de  tous  ces  messieurs  restés  en  bas 
nous  forcèrent  de  laisser  un  des  plus  jolis  sites  que  j'aie  vus.  Nous 
nous  hâtâmes,  car  il  était  temps  d'aller  déjeuner  chez  M.  Chinery. 
Lui  aussi  venait  de  faire  sa  petite  course  d'artiste;  il  n'y  manque 
jamais,  ajoutant  ainsi  tous  les  jours  quelques  croquis  à  cette  belle 
collection  de  dessins  qu'il  possède.  Il  nous  avait  promis  la  veille  de 
faire  une  gouache  devant  nous,  et  il  se  mit  à  l'œuvre  en  quittant  la 
table.  En  un  quart-d'heure,  nous  vîmes  sortir  de  son  habile  pinceau 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  jolie  barque  chinoise,  se  mirant  dans  l'eau  calme  d'une  rade 
éclairée  parles  rayons  du  soleil  levant;  cette  rapide  ébauche  achevée, 
il  me  l'offrit,  et  je  n'eus  garde  de  la  refuser.  Nous  commençâmes  à 
feuilleter  ses  albums,  et  les  heures  n'étaient  plus  que  des  minutes 
pour  nous,  quand  l'impitoyable  Durand,  toujours  là  pour  nous  rap- 
peler à  l'ordre,  donna  le  signal  du  départ.  Nous  nous  rendîmes  chez 
M.  Legrégeois,  qui  proposa ,  malgré  la  chaleur,  une  course  à  la  grotte 
du  Camoëns.  11  fallut  traverser  toute  la  ville,  les  bazars  chinois,  pour 
parvenir  au  beau  jardin  anglais  où  se  trouve  le  fameux  rocher  qui  vit 
écrire  la  Lusiade. 

Sur  un  monticule  assez  escarpé,  compris  dans  l'enceinte  du  jardin , 
se  trouve  une  roche  nue,  percée  dans  le  sens  de* sa  largeur  en  forme 
d'arche;  dans  le  passage  formé  par  cette  ouverture,  on  voyait  une 
anfractuosité  qui  pouvait  servir  de  siège  :  c'est  là  que  le  Camoëns 
aimait  à  venir  rêver  et  écrire.  Maintenant,  depuis  que  M.  Kienzi  a 
passé  par  Macao,  la  niche  du  rocher  n'existe  plus;  elle  a  été  plâtrée 
pour  contenir  une  longue  inscription  en  vers  français  assez  mauvais, 
dont  le  cerveau  de  M.  Rienzi  a  fort  laborieusement  peut-être,  et,  à 
coup  sur,  fort  malencontreusement  accouché  en  l'an  de  grâce  1828 
ou  1830.  On  a  bâti  aussi  sur  la  cime  du  rocher  un  petit  belvédère  qui 
domine  toute  la  ville;  on  y  jouit  d'une  belle  vue,  un  peu  obstruée 
cependant  par  les  arbres  du  jardin. 

Nous  revînmes  assez  satisfaits  de  notre  promenade,  mais  horri- 
blement fatigués.  Le  jour  suivant,  il  y  eut  un  bal  chez  l'excellent 
M.  A^an-Baser,  qui  fit  les  honneurs  de  sa  jolie  maison  avec  l'inalté- 
rable gaieté  et  la  bonne  grâce  dont  nous  avions  eu  déjà  tant  d'exem- 
ples à  Canton. 

Enfin,  le  10  novembre  1838,  nous  appareillâmes.  Le  capitaine 
EUiot,  les  missionnaires  et  tous  nos  amis  de  Macao  étaient  venus  la 
veille  à  bord  nous  présenter  leurs  adieux  ;  ils  firent  un  dernier  dé- 
jeuner sur  cette  frégate  qui  rappelait  si  vivement  la  France  à  des 
exilés  presque  tous  condamnés  à  ne  plus  la  revoir.  Ce  fut  avec  une 
émotion  bien  sincère  que  nous  leur  serrâmes  la  main  et  que  nous 
les  embrassâmes  en  les  accompagnant  à  l'échelle ,  quand  la  nuit  vint 
leur  donner  le  signal  du  départ. 


POÈTES 


ET 


DE   LA  FRANCE. 


XL. 

M.  mm  m. 


On  commence  à  répéter  souvent ,  parce  qu'en  effet  cela  devient 
chaque  jour  plus  sensible,  que  la  littérature  de  ces  dix  dernières 
années  se  sépare  de  celle  de  la  restauration  par  des  traits  fort  tran- 
chés et  par  une  physionomie  qui  marque  véritablement  une  nouvelle 
époque.  Sous  la  restauration,  il  y  avait  plus  de  régularité  et  de  pru- 
dence, môme  dans  l'audace;  ce  qui  faisait  scandale  était  encore  rela- 
tiveme7it  décent.  L'antagonisme  régnait  assez  exactement  entre  les 
écoles  littéraires  comme  entre  les  partis  politiques;  c'étaient  des 
batailles  à  peu  près  rangées;  l'on  y  pouvait  remarquer  de  la  disci- 

(1)  Gosseliii ,  9,  rue  Sainl-Germain-des-Prôs. 

TOME  XXIII.  55 


870  REVUE  DES  nEDX  MONDES. 

pline  et  une  sorte  d'évolution  dans  l'ensemble.  Les  questions  de 
forme  ne  se  séparaient  pas  des  questions  de  fond  ;  la  joute  se  passait 
dans  un  camp  tracé.  Il  est  arrivé  au  moment  de  la  rupture  ce  qui 
arrive  dans  l'orage  à  un  lac  ou  à  un  bassin  que  l'art  ne  défeiid  plus. 
Toutes  les  écluses  ont  été  lâchées,  et  les  ruisseaux  aussi.  La  haute 
mer  a  fait  invasion,  et  les  bas-fonds  ont  monté.  Il  a  fallu  quelques 
années  pour  que,  dans  les  flux  et  reflnx  de  cette  étendue  confuse,  on 
retrouvât  un  niveau  et  de  certaines  limites.  En  attendant,  une  foule 
de  pavillons  plus  ou  moins  aventureux  ont  fait  leur  entrée,  ont  im- 
posé et  illustré  leurs  couleurs.  Aujourd'hui ,  quand  on  veut  recon- 
naître cette  rade  immense  (  si  rade  il  y  a  ),  l'aspect  a  tout-à-fait  changé. 

Dès  les  premiers  jours  de  1831,  sous  la  rubrique  assez  énigmatique 
de  Plik  et  l'iok ,  un  nouveau  venu  se  glissait,  un  peu  en  pirate  d'abord; 
mais  qu'importe?  Une  fois  entré,  il  le  disait  lui-môme,  il  était  bien 
sûr  de  s'y  tenir,  d'y  jeter  l'ancre;  et  il  l'a  prouvé. 

Depuis  18.31,  M.  Eugène  Sue  n'a  cessé  de  produire;  ses  nombreux 
romans  se  pourraient  distinguer  en  trois  séries  :  romans  maritimes, 
par  lesquels  il  a  débuté  [Atar-Gïill,  la  Salamandre^  etc.,  etc.),  ro- 
mans et  nouvelles  de  mœurs  et  de  société  (  Arthur,  Cécile,  etc.,  etc.), 
romans  historiques  enfin  [Latréaumoni,  Jean  Cavalier].  Le  roman 
maritime  l'ayant  mené  à  étudier  l'histoire  de  la  marine  française, 
cette  histoire  elle-même  l'a  conduit  bientôt  à  se  former,  sur  le  règne 
et  le  personnage  de  Louis  XIV,  certaines  vues  particulières.  Ce  sont 
ces  vues  qu'il  poursuit  et  met  en  action  dans  Latréaumont  et  dans 
Jear\.  Cavalier.  Nous  avons  à  examiner  aujourd'hui  ce  dernier  ouvrage, 
remarquable,  intéressant,  et  traité  avec  conscience.  Ce  nous  est  une 
occasion ,  trop  retardée,  de  tacher  auparavant  de  saisir  en  général  le 
caractère  du  talent  de  M.  Sue. 

M.  Sue  représente  pour  moi  assez  fidèlement  ce  que  j'appellerai  la 
moxjenm  du  roman  en  France  depuis  ces  dix  années;  il  la  représente 
avec  distinction ,  mais  sans  un  cachet  trop  individuel  et  sans  trop 
d'excentricité,  tellement  que  c'est  l'époque  même  qui  semble  plutôt 
lui  imprimer  son  cachet  à  elle.  M.  de  Balzac  certes,  en  de  curieuses 
parties  d'observation  chatoyante  et  fine,  offre  un  échantillon  incom- 
parablement exquis  du  genre  (  bon  ou  mauvais)  du  moment  ;  mais  ce 
n'a  été  que  par  endroits  qu'il  a  paru  saisissable,  et  il  échappe  vite  par 
des  écarts  et  des  subtilités  qui  ne  sont  qu'à  lui.  Parmi  les  romanciers 
féconds,  M.  Frédéric  Soulié  encore  a  trouvé  bien  des  veines  (quel- 
conques) du  genre  actuel,  et  les  a  poussées,  les  a  labourées  avec  res- 
source et  vigueur;  mais  chez  lui,  trop  souvent,  à  travers  le  mouve- 


POÈTES   ET   ROMANCIERS   MODERNES  DE   LA    FRANCE.  871 

ment  incontestable,  où  est  la  finesse?  M.  Sue,  si  l'on  prend  l'ensemble 
de  ses  œuvres  et  si  l'on  se  représente  bien  In  famille  de  romans  dont  il 
s'agit,  se  trouve  en  combiner  en  lui  l'esprit,  la  mode,  la  faxhion, 
l'habitude,  avec  distinction  je  l'ai  dit,  avec  sang-froid,  avec  fertilité, 
avec  une  certaine  convenance.  A  tel  ou  tel  de  ses  confrères  célè- 
bres, il  a  laissé  le  droit  de  déraison  ;  lui,  s'il  se  jette  dans  l'excès  de 
crudité,  c'est  qu'il  l'a  voulu.  Sa  plume  se  possède,  et  il  possède  sa 
plume.  Sans  preifdre  la  peine  d'entrer  précisément  dans  la  conception 
laborieuse  de  l'art,  il  s'est  trouvé  par  position  à  l'abri  du  mercanti- 
lisme littéraire.  S'il  n'a  pas  d'ordinaire  composé  avec  une  concentra- 
tion très  profonde,  il  a  presque  toujours  fait  avec  soin.  Il  n'a  obéi  à 
d'autre  nécessité  qu'à  son  goût  personnel  d'observer  et  d'écrire;  jus- 
que dans  ses  productions  les  moins  flatteuses,  on  sent  de  l'aisance. 

Sa  première  spécialité  semblait  être  le  roman  maritime,  mais  il  ne 
s'y  est  pas  renfermé.  Il  s'agissait  pour  lui,  à  son  début,  de  se  faire 
jour  dans  le  monde  littéraire  par  quelque  chose  d'original  et  qui 
attirât  l'attention.  Il  savait  la  mer,  du  moins  il  l'avait  tenue  à  bord 
d'un  vaisseau  de  l'état  durant  six  mois  (i);  il  avait  rrngé  bien  des 
côtes.  11  exploita,  en  homme  d'esprit  et  d'imagination,  ses  rapides 
voyages  et  les  impressions  dont  sa  tète  était  remplie.  Ae  l'ilote  et  le 
Corsaire  loiige  de  (]ooper  avaient  mis  le  public  français  en  goût  de 
cette  vie  de  périls  et  d'aventures;  on  admirait  a  chaque  salon  Gudin. 
M.  Sue  se  dit  que,  lui  aussi,  il  pourrait  arborer  et  faire  respecter  le 
pavillon.  Le  genre  qu'il  importait  chez  nous  fut  à  l'instant  suivi  et 
pratiqué  avec  succès  par  plusieurs;  les  juges  compétens  paraissent 
reconnaître  que  de  nos  romanciers  de  mer  le  plus  exact  à  la  manœuvre 
est  M.  Corbière.  Je  crois  que  M.  Sue  ne  visait  d'abord  qu'à  une  exac- 
titude suftisante;  il  écrivait  avant  tout  pour  Paris;  son  ambition  était 
moins  de  remplir  le  Havre  que  de  remonter  la  Seine.  Ce  n'est  jamais 
pour  les  vrais  bergers  qu'on  écrit  les  idylles.  Depuis  il  a  fortifié  ses 
études  de  marine  en  les  dirigeant  sérieusement  sur  l'histoire  de  cette 
branche  importante.  Par  malheur  l'historien  doit  être  comme  la  femme 
de  César,  ne  pas  môme  pouvoir  être  soupçonné  d'infidélité.  M.  Sue 
avait  été  trop  évidemment  et  trop  habilement  conteur  pour  ne  pas 
mériter  un  premier  soupçon.  On  ne  lui  a  peut-être  pas  assez  tenu 
compte  jusqu'ici  de  son  second  effort.  Nous-même ,  en  ce  moment , 
nous  n'irons  pas  avec  lui  au-delà  du  romancier.  A  celui-ci  du  moins 

(1)  On  peut  voir  quelques  détails  biographiques  dans  un  article  de  M.  Legouvé 
{Revue  de  Paris,  tome  XXVII,  1836). 

55. 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'honneur  d'avoir  le  premier  risqué  le  roman  français  en  plein  Océan, 
d'avoir  le  premier  comme  découvert  notre  Méditerranée  en  littérature! 

Mais,  encore  une  fois,  ce  n'était  là  pour  lui  qu'un  acheminement, 
qu'une  forme  d'introduction ,  et  M.  Sue  visait  surtout  à  exprimer 
certains  résultats  de  précoce  et  fatale  expérience,  certaines  vérités 
amères  et  plus  qu'amères  que  l'excès  seul  de  la  civilisation  révèle  ou 
engendre.  Parmi  ses  amateurs  de  mer,  ceux  de  sa  prédilection  comme 
Zsaffie ,  Vaudrey,  l'abbé  de  Cilly,  Falmouth ,  sont  des  hommes  déjà 
brûlés  par  toutes  les  irritations  des  cités.  Ainsi,  bien  vite  chez  lui, 
et  dès  la  Salamandre,  le  vaisseau  ne  devint  autre  chose  qu'une  diver- 
sion et  un  cadre  au  spleen,  un  yacht  de  misanthropie  ou  de  plaisance, 
une  manière  de  vis-à-vis  du  Bois  ou  du  Jockey-Club. 

La  génération  spirituelle,  ambitieuse,  incrédule  et  blasée,  qui 
occupe  le  monde  à  la  mode  depuis  dix  ans,  se  peint  à  merveille,  c'est- 
à-dire  à  faire  peur,  dans  l'ensemble  des  romans  de  ^\.  Sue.  Lord 
Byron  était  un  idéal;  on  l'a  traduit  en  prose;  on  a  fait  du  don  Juan 
positif;  on  l'a  mis  en  petite  monnaie;  on  l'a  pris  jour  par  jour  à  pe- 
tites doses.  Beaucoup  des  personnages  de  M.  Sue  ne  sont  pas  autres. 
Le  désillusionnement  systématique,  le  pessimisme  absolu,  le  jargon 
de  rouerie,  de  socialisme  ou  de  rehgiosité,  la  prétention  aristocra- 
tique naturelle  aux  jeunes  démocraties  et  aux  brusques  fortunes, 
cette  manie  de  régence  et  d'orgie  à  froid ,  la  brutalité  très  vite  tout 
près  des  formes  les  plus  exquises,  il  a  exprimé  tout  cela  avec  vie  sou- 
vent et  avec  verve  dans  ses  personnages.  L'espèce  très  exacte,  et  avec 
ses  variétés ,  si  elle  se  perdait  un  jour,  se  retrouverait  en  ses  écrits  ; 
et  voilà  comment  je  dis  qu'il  représente  à  mon  gré  la  moyenne  du 
roman  en  France. 

Sans  se  faire  reflet  ni  écho  de  personne  en  particulier,  il  s'est  laissé 
couramment  inspirer  des  divers  essais  et  des  vogues  d'alentour,  et  en 
a  rendu  quelque  chose  à  sa  manière.  En  un  mot,  la  gamme  du  roman 
moderne  est  très  au  complet  chez  lui ,  et  en  môme  temps  aucun  ton 
trop  prédominant  n'y  étouffe  les  autres. 

Est-ce  une  nature  vraie ,  légitime ,  une  société  saine  qu'a  exprimée 
M.  Sue?  Non  assurément,  et  il  le  sait  bien.  Mais  j'ose  affirmer  que 
c'est  une  société  réelle.  De  braves  gens  qui  vivent  en  famille,  des 
hommes  sérieux  régulièrement  occupés,  des  personnes  du  monde 
tout  agréables  et  qui  ne  veulent  pas  être  choquées ,  peuvent  dire  : 
((  Où  trouvc-t-on  de  tels  personnages?  Ils  n'existent  que  dans  le 
drame  moderne  ou  dans  le  roman.  »  Je  ne  nie  pas  qu'il  n'y  ait  main- 
tcfois  de  la  charge  et  du  cumul  dans  l'expression  ;  mais ,  pour  prendre 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    873 

le  meilleur  selon  moi,  le  plus  habile  et  le  plus  raffiné  des  romans  de 
mœurs  de  M.  Sue,  Arthur  par^exemple,  je  dis  que  le  personnage  est 
vrai  et  qu'il  y  a  de  nos  jours  plus  d'un  Arthur. 

Et,  avant  tout,  qu'on  me  permette  une  remarque  que  j'ai  eu  très 
souvent  occasion  de  faire  en  ce  temps  où  la  littérature  et  la  société 
sont  dans  un  tel  pêle-mêle,  et  où  la  vie  d'artiste  et  celle  d'homme  du 
monde  semblent  perpétuellement  s'échanger.  S'il  devient  banal  de 
redire  que  la  littérature  est  l'expression  de  la  société,  il  n'est  pas 
moins  vrai  d'ajouter  que  la  société  aussi  se  fait  l'expression  volontiers 
et  la  traduction  de  la  littérature.  Tout  auteur  tant  soit  peu  inlluent 
et  à  la  mode  crée  un  monde  qui  le  copie,  qui  le  continue,  et  qui 
souvent  l'outrepasse.  Il  a  touché,  en  l'observant,  un  point  sensible, 
et  ce  point-là,  excité  qu'il  est  et  comme  piqué  d'honneur,  se  déve- 
loppe à  l'envi  et  se  met  à  ressembler  davantage.  Lord  Byron  a  eu 
depuis  long-temps  ce  rôle  d'influence  sur  les  hommes;  combien  de 
nobles  imaginations  atteintes  d'un  de  ses  traits  se  sont  modelées  sur 
lui  !  Depuis  c'a  été  le  tour  des  femmes;  l'émulation  les  a  prises  de  lutter 
au  sérieux  avec  les  types,  à  peine  apparus,  (ï India7ia  ou  de  fJlia.  Je 
me  rappelle  avoir  été  témoin ,  certain  soir  et  dans  un  hôtel  de  la  meil- 
leure compagnie,  d'un  drame  domestique  réel  très  imprévu,  et  qui 
justifiait  tous  ceux  de  Dumas.  Un  magistrat  m'a  raconté  qu'ayant  dû 
faire  arrêter  une  femme  mariée  qui  s'enfuyait  avec  un  amant,  il  n'en 
avait  pu  rien  tirer  à  l'interrogatoire  que  des  pages  de  Balzac  qu'elle 
lui  récitait  tout  entières.  Au  temps  de  D'Urfé  une  société  allemande 
se  mit  à  vivre  à  la  manière  des  bergers  du  Lignon.  C'est  toujours  le 
cas  de  dire,  même  quand  ce  sont  si  peu  des  Ménandre  :  0  vie!  et  toi 
31énandre ,  lequel  des  deux  a  imité  l'autre? 

Beaucoup  des  personnages  de  M.  Sue  sont  donc  vrais  en  ce  sens 
qu'ils  ont,  au  moins  passagèrement,  des  modèles  ou  des  copies  dans 
la  société  qui  nous  entoure.  Mais,  pour  l'aborder  plus  à  l'aise  avec 
ma  critique,  je  la  concentrerai  d'abord  sur  Arthur,  qui  est  un  roman 
tout-à-fait  distingué  et  où  il  y  a  fort  à  louer,  tant  pour  la  connais- 
sance morale  que  pour  la  façon.  Arthur,  doué  de  toutes  les  qualités 
de  la  naissance,  de  la  fortune,  de  l'esprit  et  de  la  jeunesse,  Arthur, 
doué  d'une  puissance  rare  d'attraction  et  du  don  inappréciable  d'être 
aimé,  a  reçu  de  bonne  heure ,  d'un  père  misanthrope ,  un  ver  ron- 
geur, la  défiance;  la  défiance  de  soi  et  des  autres.  Les  mortelles  leçons 
de  ce  père  trop  éclairé  et  inexorable  d'expérience  ne  sont,  selon  moi 
encore,  que  trop  vraies  (je  parle  en  général  )  ;  c'est  du  La  Rochefou- 
cauld développé  et  senti,  c'est  du  Machiavel  domestique;  bien  des 


87 V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pages  du  chapitre  inlitulé  le  Deuil,  ont  même  de  certains  accens  de 
morose  éloquence.  Mais  cette  science  amère,  ce  résidu  et  comme 
cette  cendre  de  la  vie,  que  ce  père  imprudent  de  sa  main  mourante 
sème  au  cœur  de  son  fds,  va  petit  à  petit  l'empoisonner.  Ce  scepti- 
cisme corrosif,  distilli'  goutte  à  goutte  dans  le  vase  récent,  se  retrouvera 
au  Coud  de  tout.  Avant  de  quitter  le  château  paternel,  Arthur  aimait 
sa  cousine  Hélène,  pauvre,  mais  belle,  digne  et  pure,  et  qui  elle- 
même  l'aimait.  Il  s'enchante  insensiblement  près  d'elle;  tous  deux 
s'entendent  sans  se  le  dire;  puis  vient  l'aveu  :  ils  vont  s'épouser.  A  ce 
moment  une  fatale  pensée  traverse  l'amo  d'Arthur;  les  avis  funèbres 
de  son  père  se  réveillent,  le  germe  de  méfiance  remue  en  lui  :  n'est-il 
pas  dupe  d'une  feinte  intéressée?  Est-ce  bien  lui  en  effet,  ou  sa  for- 
tune, qu'aime  sa  cousine  Hélène?  Et  Arthur  tout  d'un  coup  brise  ce 
tendre  cœur  de  jeune  fille,  sans  pitié,  avec  un  sang-froid  odieux.  Ce 
n'est  là  que  le  premier  acte.  Arthur  vient  à  Paris;  il  connaissait  déjà 
la  haute  compagnie  de  Londres,  et  du  premier  jour  il  n'a  rien  de  neuf 
dans  notre  monde  élégant.  Que  de  piquans  et  de  gracieux  portraits 
d'hommes  et  de  femmes,  M.  de  Cernay,  M'"''  de  Pënâfiel!  Celle-ci, 
adorable  figure,  femme  à  la  mode  aussi  calomniée  que  courtisée, 
captive  bientôt  Arthur.  Dès  la  première  scène  de  l'aveu  qu'elle-même 
lui  fait  (comme  déjà  avait  fait  Hélène),  sa  méfiance,  à  lui  si  poli, 
éclate  presque  brutale;  cela  pourtant  se  répare;  il  est  aimé,  il  croit,  il 
est  lieureux  :  les  jours  de  soleil  se  succèdent.  Puis  tout  d'un  coup,  au 
coauledu  boidieur,  cette  méfiance  incurable,  cette  peur  (Fétre  dupe,  re- 
vient  plus  féroce,  et  il  renverse  comme  d'un  coup  de  pied  l'idole.  Cette 
espèce  de  crime  se  renouvelle  encore  deux  autres  fois,  et  dans  l'une 
des  deux  à  propos  non  pluis  d'un  amour  de  femme,  mais  d'une  amitié 
d'homme.  Les  analyses  qui  précèdent  et  expliquent  ces  réveils  fré- 
nétiques d'égoïsme  sont  parfaitement  déduites  et  dans  une  psycho- 
logie très  déliée,  surtout  pour  les  deux  premiers  cas  :  «  C'était  enfin 
une  lutte  perpétuelle  ejitre  mon  cœur  qui  me  disait  :  Crois,  —  aime, 

—  espère ,  et  mon  esprit  qui  me  disait  :  Doute,  —  méprise,  —  et 

crains!  »  Je  ne  puis  indiquer  en  courant  tout  ce  qu'il  y  a  de  parfait 
de  manière  et  de  bien  saisi  dans  les  observations  et  les  propos  de 
monde  jetés  à  travers  (1).  Arthur  lui-même,  à  part  ces  cruels  niomens, 
est  accompli  de  façon  et  presque  charmant  de  cœur;  et  cependant  le 
dirai-je?  comme  Vaudrey  dans  la  Vigie,  comme  les  moins  bons  des 
héros  de  l'auteur,  il  a  de  l'odieux;  on  ne  peut  le  suivre  jusqu'au  bout 

(1)  La  conversation  entre  Arthur  et  M.  de  Cernay,  tome  II,  page  1;  la  jolie  cau- 
serie de  prima  sera,  II ,  65  ;  les  jeunes  chrétiens  de  salon ,  II ,  133. 


POÈTES   ET    ROMANCIERS   MODERNES   DE   LA   FRANCE.  875 

sans  une  impression  écrasante;  après  la  récidive,  et  dès  qu'on  le  voit 
incorrigible,  il  devient  intolérable  (1).  C'est  qu'il  ne  suffit  pas  que  le 
personnage  et  le  caractère  soient  réels  pour  avoir  droit  à  être  peints. 
Mf  Sue  me  pardonnera  de  lui  proposer  toute  ma  pensée.  Non ,  il  n'est 
jamais  permis  à  l'art  humain  d'être  vrai  de  cette  sorte;  quand  même 
on  aurait  le  sujet  vivant,  l'espèce  sociale  en  personne  sous  les  yeux, 
c'est  là  encore,  si  l'on  peut  dire,  de  l'art  contre  nature.  Les  grands 
et  éternels  peintres  qui  certes  savaient  le  mal  aussi ,  les  Shakspeare, 
les  Molière,  l'ont-ils  jamais  exprimé  dans  ces  raffinemens  d'exception , 
dans  cette  corruption  calculée?  Le  mal  tient-il  cette  place,  à  la  fois 
première  et  singulière,  dans  leurs  vastes  tableaux?  La  saine  nature 
n'est-elle  pas  là  tout  à  côté  qui  rejaillit  aussitôt,  qui  retrempe  et  qui 
console?  Arthur  n'est  pas  né  méchant,  mais  il  s'est  rendu  méchant. 
Or  ce  que  Bossuet  dit  des  héros  de  l'histoire,  je  le  redirai  à  plus  forte 
raison  des  héros  du  poème  ou  du  roman  :  «  Loin  de  nous  les  héros 
<(  sans  humanité!  Ils  pourront  bien  forcer  les  respects  et  ravir  l'ad- 
((  miration ,  comme  font  tous  les  objets  extraordinaires,  mais  ils  n'au- 
«  ront  pas  les  cœurs.  Lorsque  Dieu  forma  le  cœur  et  les  entrailles  de 
((  l'homme,  il  mit  premièrement  la  bonté,  comme  propre  caractère 
«  de  la  nature  divine,  et  pour  être  comme  la  marque  de  cette  main 
<(  bienfaisante  dont  nous  sortons.  La  bonté  devait  donc  h\ire  comme 
ic  le  fond  de  notre  cœur  et  devait  être  en  même  temps  le  premier 
<(  attrait  que  nous  aurions  en  nous-mêmes  pour  gagner  les  autres 
«  hommes...  Les  cœurs  sont  à  ce  prix.  »  Ce  qu'ici  je  traduirai  de  la 
sorte  :  la  vraie  gloire  de  l'art  humain  légitime  est  à  ce  prix. 

Ce  n'est  pas  à  dire  peut-être  que  le  itien  plus  que  le  mal  fasse  le 
fond  de  l'humaine  vie;  tout  n'est  que  confusion  et  mélange.  Non-seu- 
lement il  y  a  le  mal  à  côté  du  bien,  mais  l'un  sort  même  souvent  de 
l'autre.  Pourtant  l'art  a  été  donné  et  inventé  précis;'ment  pour  aider 
au  départ  de  ce  qui  est  mêlé,  pour  réparer  et  pratiquer  la  perspec- 
tive, pour  orner  et  recouvrir  de  fresques  plus  ou  moins  récréantes  le 
mur  de  la  prison.  On  peut  avoir  par  devers  soi  bien  des  observations 
concentrées  et  comme  à  l'état  de  poison;  délayez  et  étendez  un  peu, 
vous  en  faites  des  couleurs;  et  ce  sont  ces  couleurs  qu'il  faut  offrir 
aux  autres,  en  gardant  le  poison  pour  soi.  La  philosophie  peut  être 
aride  et  délétère,  l'art  ne  doit  l'être  jamais.  Même  en  restant  fidèle, 

(1)  En  vain  l'auteur  semble  le  croire  corrigé  vers  la  fin ,  dans  sa  vie  heureuse  avec 
Marie;  le  temps  seul  lui  a  manqué  pour  romi)re  encore;  un  an  ou  deux  de  plus,  et 
je  reponds  qu'Arthur  aurait  traité  cette  Marie  comme  il  avait  traité  CaUierine,  Mar- 
guerite et  Hélène. 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  revêt  et  anime  tout;  c'est  là  sa  magie;  il  faut  qu'on  dise  de  lui  :  C'est 
vrai,  et  pourtant  que  ce  ne  le  soit  pas. 

D'abord  jeune,  en  écrivant,  si  l'on  est  déjà  piqué  d'amère  ironie, 
on  voudrait  étreindre  toute  la  vérité,  dire  tout  le  mal  qu'on  devine, 
le  proférer  à  la  face  du  ciel  et  de  la  société  avec  dédain  et  colère.  Plus 
tard,  en  avançant  dans  la  vie,  on  voit  qu'on  ne  peut  dire  assez,  que 
le  fond  échappe  toujours ,  que  c'est  inutile  de  trop  presser.  On  se 
détend  alors;  on  consent,  après  avoir  dit  beaucoup,  à  s'envelopper, 
si  on  le  peut,  dans  la  grâce,  dans  une  sorte  d'illusion  idéale  encore. 
Voyez  la  Colomba  de  Mérimée;  toute  l'ironie  s'y  est  voilée  et  y  est 
redevenue  comme  virginale. 

M.  Sue  sait  tout  cela  aussi  bien  et  mieux  que  nous,  lui  qui,  dans 
Arthur  même,  nous  a  si  bien  motivé  en  deux  endroits  sa  préférence 
pour  Walter  Scott  sur  Byron  (l)  ;  lui  qui  nous  dit  encore  par  la  bouche 
de  son  héros  que,  «  si  le  monde  pénètre  presque  toujours  les  senti- 
ce  mens  faux  et  coupables,  jamais  il  ne  se  doute  un  instant  des  senti- 
«  mens  naturels,  vrais  et  généreux.  »  M.  Sue  ne  nie  pas  les  bons 
sentimens,  mais  plutôt  leur  chance  de  succès  ici-bas.  Il  nous  a 
permis  au  reste  de  suivre  les  diverses  transformations  de  sa  pensée 
sur  cette  question  même.  Il  a  débuté  par  une  crudité  systématique; 
dans  Brulart  (V Atar-Gull ,  il  a  exprimé  le  mécompte  violent  poussé 
jusqu'à  la  rage  contre  l'humanité;  dans  Zsaffie  de  ta  Salamandre,  il 
a  rendu  l'ironie  calculée  qui  va  à  tout  flétrir.  Avait-il  bien  dessein  en 
cela,  comme  il  le  déclare  dans  la  préface  de  la  Vigie,  d'amener,  d'in- 
duire, par  les  critiques  même  qu'on  lui  ferait,  le  parti  libéral  et  philo- 
sophique à  reconnaître  quil  n'est  jms  de  bonheur  pour  r/iomme  sur 
la  terre  si  on  lui  arrache  toute  illusion?  C'était  prendre  une  voie  bien 
indirecte,  on  l'avouera,  pour  reconstruire  ces  illusions;  c'était  frapper 
trop  fort  pour  qu'on  lui  dît  :  JS'allez  pas  si  loin.  Méthode  scabreuse 
de  faire  marcher  l'ilote  ivre  devant  le  Spartiate  pour  dégoûter  celui-ci 
de  l'ivresse!  11  faut  être,  avant  tout,  bien  Spartiate  pour  être  sûre- 
ment guéri.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  la  préface  (VArthnr,  et  aupara- 
vant dans  celle  de  Latréaumont,  l'auteur  semble  près  de  s'amender; 
il  ne  croit  plus  au  mal  absolu  ni  à  son  triomphe  inévitable  sur  le  bien  ; 
du  point  de  vue  plus  élevé  d'où  il  juge,  «  les  illusions  du  vice  lui  pâ- 
te raissent,  dit-il,  aussi  exorbitantes  à  leur  tour  que  lui  paraissaient 
«  jadis  celles  de  la  vertu.  »  L'auteur  arrive  évidemment  à  sa  maturité 
d'éclectisme  et  de  scepticisme.  Ce  progrès,  cette  rectification  qui  se 

(1)  Tome  II,  pages  36  el  88. 


POÈTES  ET   ROMANCIERS  MODERNES   DE  LA  FRANCE.  877 

manifeste  déjà  avec  sincérité  dans  Arthur,  doit  profiter  à  M.  Sue  pour 
les  futurs  romans  de  mœurs  qu'il  produira.  Tout  en  continuant  de 
peindre  les  tristes  réalités  qu'il  sait,  il  évitera  de  les  forcer,  de  les 
trancher  outre  mesure;  sa  manière,  dans  le  détail  même,  y  devra 
gagner  en  fusion. 

Nous  n'avons  pris  M.  Sue  jusqu'à  présent  que  sur  le  type  fonda- 
mental qu'il  a  presque  constamment  affecté  et  reproduit  dans  ses  plus 
longs  ouvrages.  Dans  une  foule  d'opuscules  et  de  nouvelles,  il  s'est 
montré  plus  libre  et  a  obéi  à  des  qualités  franches.  jM.  Sue  a  une 
veine  de  comique  naturel;  il  en  use  volontiers  et  même  surabondam- 
ment. Dans  M.  Crlnct  de  /a  Coucaraicha ,  dans  le  Jnge  de  Deh'ijtar  (1) , 
il  a  poussé  un  peu  loin  la  pointe,  il  a  grossoyé  et  charbonné  à  plaisir 
la  raillerie;  mais  l'entrain  certes  n'y  manque  pas.  Il  se  plaît  encore  et 
réussit  fort  bien  à  un  comique  plus  sérieux  et  contenu,  à  un  comique 
(ïhwnour,  comme  dans  moti  ami  Wolf.  Ce  Wolf  est  un  original  qui, 
s'étant  laissé  aller  un  roir  d'ivresse  à  faire  une  confidence  indiscrète 
à  un  ami  qu'il  n'av;. il  jamais  vu  jusque-là,  va  le  forcer  le  lendemain 
matin  à  se  couper  la  gorge  avec  lui,  pour  que  le  secret  ne  soit  plus 
partagé.  Dans  un  autre  genre,  et  visant  au  petit  livre,  M.  Sue  a  es- 
quissé la  nouvelle  de  Cécile,  histoire  analytique  d'une  mésalliance 
morale.  Toute  la  partie  de  la  femme  y  est  délicatement  traitée;  mais 
Noirville,  l'époux  de  Cécile,  a  paru  de  beaucoup  trop  chargé  et 
d'un  comique  par  trop  bas.  .¥""=  de  Charrière,  dans  les  lettres  de  mis- 
triss  Herdey,  a  su  exprimer  cette  même  mésintelligence  intime  par 
des  contrastes  qui  sont  encore  des  nuances,  et  qui  n'ont  rien  de  dés- 
agréable au  lecteur.  Ce  n'est  pas  à  dire  pourtant  qu'il  n'y  ait  dans 
Cécile  bien  des  mots  touchans  et  vrais  :  «  Aussi  qu'elle  est  heureuse! 
dit  le  monde...  Le  monde!...  ce  froid  égoïste,  qui  vous  fait  heureux 
pour  n'avoir  pas  l'ennui  de  vous  plaindre,  et  qui  ne  s'arrête  jamais 
qu'aux  surfaces,  parce  que  les  plus  malheureux  ont  toujours  une 
fleur  à  y  effeuiller  pour  cacher  leur  misère  aux  yeux  de  ce  tyran  si 
ingrat  et  si  insatiable  !  » 

J'en  viens  aux  romans  historiques  de  l'auteur.  —  Au  moment  môme 
où,  dans  la  préface  de  Latremiviont ,  M.  Sue  semblait  en  voie  de  ré- 
tracter ses  précédentes  assertions  pessimistes  trop  absolues,  il  lui 

(1)  Deleytar,  recueil  de  contes,  du  mot  espagnol  qui  signifie  amuser;  Coucarat- 
cha,  mouche  causeuse.  Ces  litres  bizarres  sont  de  rigueur,  on  le  sait,  dans  le 
roman  moderne.  L'éditeur  les  réclame  d'abord,  et,  une  fois  qu'il  les  lient,  il  ne 
^es  lâche  plus.  Le  roman  suit,  comme  il  peut,  le  titre,  et  s'y  conforme  bon  gré  mal 
gré.  M.  Sue,  depuis  Plik  et  Plok,  a  porté  plus  galamment  que  personne  cette 
cocarde-là. 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivait,  peut-être  à  son  insu,  de  ne  pouvoir  s'en  débarrasser  du  pre- 
mier coup  et  de  s'en  tirer  par  un  détour.  Dans  le  corps  humain,  on 
le  sait  trop,  une  humeur  ûcrc,  qui  est  restée  long-temps  \ague  et 
générale,  menaçant  et  affectant  toute  l'organisation,  ne  se  guérit 
guère  fjii'en  se  jetant  et  se  tixant  en  déiinitive  sur  un  point  déter- 
miné. De  môme  au  moral  (  que  M.  Sue  me  passe  la  comparaison),  de 
même  chez  lui  ce  pessimisme  déjà  ancien ,  qui  s'en  prenait  à  l'huma- 
nité entière,  ne  pouvait  disparaître  et  fondre  un  peu  dans  son  en- 
semble qu'en  se  concentrant  vite  sur  (juelque  objet.  M.  Sue  abordait 
le  xvii"  siècle  et  l'époque  de  Louis  XIV;  au  moment  donc  où  il  avait 
l'air  de  se  corriger,  son  pessimisme  se  déplaçait  et  se  reportait  sur  la 
personne  même  de  Louis  XIV,  sur  cette  auguste  et  égoïste  figure 
qui  était  censée  représenter  à  elle  seule  toute  l'époque.  De  là  cette 
grande  querelle  qu'il  s'est  faite,  et  que  nous  allcus,  bien  que  plus 
modérément,  continuer.  C'est  déjà,  ce  nous  semble,  atténuer  le  tort 
de  M.  Sue  que  de  l'expliquer  ainsi,  d'en  bien  saisir  la  transition,  et 
de  le  montrer  à  son  origine  presque  naturel  et  ingénieux. 

Dans  Lai râau mont ,  M.  Sue  s'est  attaqué  à  Louis  XT\'  de  1669 
à  107i,  c'est-à-dire  au  cœur  de  sa  gloire,  comme  s'il  l'avait  voulu 
humilier  et  rabaisser  dans  sa  peKSonne  même  jusque  sur  son  char  de 
triomphe.  Dans  Jean  (Cavalier  il  s'est  attaqué  à  la  grande  erreur  poli- 
tique de  ce  règne,  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  et  a  retracé 
les  révoltes  et  les  désastres  qui  s'en  suivirent.  Dans  les  deux  romans, 
il  est  naturellement  du  parti  des  opposans  à  Louis  XIV,  dans  La- 
tréauvïoiil  du  parti  de  M.  dt'  Rohan  et  des  libertins,  dans  Jean  Cava- 
lier du  parti  des  puritains  et  des  religionnaires. 

Lufréaumonf,  à  titre  de  roman,  a  de  Tint  'rêt  et  de  l'action  :  le  talent 
dramatique  de  M.  Sue  s'y  déploie  avec  combinaison  et  développement. 
Si  le  personnage  de  Latréaumont  y  est  chargé  à  la  Stentor,  celui  du  che- 
valier de  Rohan  n'y  est  pas  trop  idéalisé  et  a  de  la  vraisemblance  dans 
ses  contraires.  Si  dans  bien  des  scènes,  dans  celles  par  exemple  de  la 
marquise  de  Villars  et  du  chevalier  Des  Préaux,  on  peut  s'étonner  de 
retrouver  la  phraséologie  amoureuse  moderne,  il  en  est  d'autres,  telles 
que  la  conversation  des  filles  d'honneur  de  la  reine,  où  une  couleur 
suffisannnent  appropriée  se  joue  en  grâce  exquise.  Mais  une  ques- 
tion, une  querelle,  je  l'ai  dit,  domine  tout  le  reste,  et  il  est  déjà 
fiicheux,  eùt-on  raison,  de  se  l'aire  une  querelle  à  travers  un  roman, 
c'est-à-dire  dans  un  écrit  fait  pour  distraire  et  pour  séduire.  Louis  XIV 
était-il  en  effet  un  bêlât re  assez  niais  et  rengorgé  (1)?  Les  termes  de 

(1)  Tome  I,  pageSie 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    879 

personnalité  sordide  et  de  grossièrp  fatuité  (1),  que  j'ose  à  peine  trans- 
crire, expriment-ils  (solennité  et  perruque  à  part)  le  fond  exact  de  sa 
nature?  Est-ce  trop  peu  encore  de  qualifier  à  ce  taux  son  égoïsme  en 
bonnes  fortunes  et  en  toutes  choses,  faut-il  aller  avec  lui  jusqu'aux 
lâches  méchancetés  (2),  et  le  béldtrc  vise-t-il  en  de  certains  momens 
au  Néron  (3)?  M.  Sue  a  évidemment  compromis  son  paradoxe  eii  le 
poussant  aux  extrêmes.  Saint-Simon  de  son  temps,  Lemonley  du 
nôtre,  ont  beaucoup  dit  sur  le  grand  roi;  j'en  pense  volontiers  tout 
le  mal  qu'ils  articulent,  à  l'endroit  de  l'égoïsme  qui  chez  lui  était 
monstrueux  et  que  soixante  années  d'idolâtrie  cultivèrent.  Mais  est-ce 
une  raison  de  méconnaître  ses  qualités  et  sa  graiuleur,  un  sens  na- 
turel et  droit,  un  haut  sentiment  d'honneur  et  de  majesté  souveraine, 
l'ordonnance  de  son  règne  si  bien  comprise,  le  discernement  des 
hommes,  de  ceux  qui  ornent  et  de  ceux  qui  servent,  la  pr.rt  faite  à 
chacun  des  principaux  et  assez  librement  laissée,  l'ait  du  maître,  le 
caractère  royal  enfin,  indélébile  chez  lui,  et  l'immuabilité  dans  l'in- 
fortune? Que  Louis  XiV  vieillissant  se  donuilt  des  indigestions  de 
petits  poix;  qu'au  temps  de  sa  jeunesse  il  se  montrât  un  sultan  jaloux 
et  sans  partage;  qu'il  fût  dur  avec  ses  maîtresses  et  avec  les  princesses 
de  sa  famille;  qu'il  fît  courir  en  carrosse  à  sa  suite  avec  toutes  sortes 
de  cahottemens  M"'  de  Montespan  ou  la  duchesse  de  Bourgogne  en- 
ceintes, au  risque  de  les  blesser  :  ce  sont  là  des  inhumanités  de  roi  ou 
des  infirmités  d'homme.  Mais  Napoléon ,  par  exemple,  n'était-il  donc 
pas  dur  aussi  et  inexorable  d'éti(|uettc  avec  les  femmes  de  sa  cour? 
Après  le  désastre  de  Russie,  ne  fallait-il  pas  que  toutes  les  dames  du 
palais  fussent  sous  les  armes  en  habits  de  fête?  Ne  fallait-il  pas  que 
les  quadrilles  du  château  se  reformassent  au  complet  malgré  les  pieds 
gelés  des  hommes  et  les  larmes  dans  les  yeux  des  femmes  et  des 
mères?  Voilà  qui  est  atroce  assurément;  mais  qui  ferait  un  portrait 
de  Napoléon  sur  ce  pied-là  ne  se  montrerait-il  pas  à  son  tour  souve- 
rainement injuste?  Pareille  méprise  est  arrivée  à  M.  Sue.  Il  n'a  vu,  il 
n'a  voulu  voir  qu'un  côté,  le  petit  et  le  vilain,  d'un  grand  règne;  il  a 
parlé  de  Louis  XIV  en  opprimé  presque,  en  homme  lésé;  il  s'est  mis 
passionnément  de  la  cabale  des  gens  d'esprit  et  des  libertins  contre 
le  grand  roi;  il  a  fait  cause  commune  avec  Vardes,  Bussy,  Lauzun, 
Rohan ,  les  Vendôme,  avec  tous  ceux  qui  regrettaient  ou  (iiii  appe- 
laient la  précédente  ou  la  future  régence;  durant  une  oraison  funèbre 

(1)  1,122. 

(2)  I,2i9. 

(3)  Tome  II,  page  470,  épigraphe. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Bossuet,  durant  les  chœurs  à'Aihalie  ou  d'Esfhrr,  il  a  continué  de 
chanter  à  la  cantonade  quelque  noël  satirique.  A  la  bonne  heure!  la 
vivacité  de  son  injustice  témoignerait  au  besoin  de  l'intimité  de  ses 
études  sur  le  grand  règne.  On  n'en  veut  jamais  de  cette  sorte  à  un 
homme  et  à  un  roi  sans  avoir  de  très  proches  raisons. 

La  contre-partie  du  paradoxe  l'a  conduit  dans  sa  spirituelle  fan- 
taisie de  Létoricre  à  faire  de  Louis  XV  à  diverses  reprises  le  plus 
adorable  maître  et  à  ne  l'appeler  que  cet  excellent  prince.  C'est  peut- 
être  un  des  droits  piquans  du  roman  historique  que  de  risquer  ces 
reviremens  soudains  de  jugemens.  Ils  y  sont  du  moins  plus  de  mise 
que  dans  l'histoire,  qui  en  a  tant  abusé  de  nos  jours.  Tel  n'a  rabaissé 
Charlemagne  que  pour  faire  à  Louis-le-Débonnaire  un  pavois. 

Latréaumont,  malgré  l'habileté  de  l'agencement,  manquait  d'un 
genre  de  ressources  :  la  tentative  de  livrer  Quillebeuf  aux  Hollandais 
et  de  soulever  la  Normandie  en  167'i-,  était  par  trop  dénuée  de  raison; 
une  telle  échauffourée  n'allait  même  pas  à  se  colorer  selon  les  pers- 
pectives du  roman.  Il  en  est  autrement  dans  Jean  Cavalier  :  la  révolte 
des  Cevennes,  qui  ensanglanta  les  premières  années  du  xviir  siècle, 
fut  sérieuse;  elle  sortit  du  plus  profond  des  misères  et  du  fanatisme 
des  populations  ;  elle  coïncida  avec  les  grands  évènemens  de  la  guerre 
de  la  succession;  elle  fit  ulcère  au  cœur  de  la  puissance  déclinante 
de  Louis  XIV.  Villars,  vainqueur  d'Hochstedt,  y  fut  employé,  et  y 
parut  tenu  en  échec  un  moment.  Enfin  cette  révolte  désespérée  pro- 
duisit son  homme,  son  héros,  héros  assez  équivoque  sans  doute, 
figure  peu  achevée  et  très  mêlée  d'ombre ,  mais  par  cela  même  un 
commode  personnage  de  roman ,  Jean  Cavalier, 

Il  faut  rendre  d'abord  à  M.  Sue  cette  justice  qu'il  a  sérieusement 
étudié  son  sujet ,  et  non-seulement  dans  les  sources  ouvertes  et  faciles, 
mais  dans  les  plus  particulières.  On  lui  doit,  à  la  fin  de  son  quatrième 
volume,  la  publication  de  lettres  manuscrites  d'une  sœur  Demerez  de 
l'Incarnation,  véritable  gazette  où  sont  notés  au  fur  et  à  mesure  par 
une  plume  catholique  les  principaux  contre-coups  et  les  terreurs  de 
cette  guerre  des  Cevennes.  L'introduction  qui  précède  le  roman,  et 
qui  m'a  rappelé  un  peu  le  vieux  Cenevol  de  Rabaut-Saint-Étienne, 
rassemble  avec  vivacité  les  diverses  phases  de  la  i)ersécution.  Ici  les 
reproches  de  l'auteur  contre  Louis  XIV  deviennent  fondés  ou  du 
moins  plausibles;  il  est  piquant  et  il  n'est  peut-être  pas  faux  de  sou- 
tenir que  les  rigueurs  contre  les  protestans  augmentent  graduelle- 
ment en  raison  directe  des  scrupules  et  des  remords  du  grand  roi,  et 
qu'il  croit,  à  la  lettre ,  faire  pénitence  à  leurs  dépens.  Mais  M.  Sue 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    881 

oublie  trop  toujours  l'atmosphère  singulière  de  ce  règne  et  le  souffle 
universel  qu'on  y  respirait,  l'illusion  profonde  que  se  firent  si  natu- 
rellement alors  les  hommes  les  plus  illustres  et  les  plus  sages  dans  les 
conseils  du  monarque.  Bossuet,  le  chancelier  Le  Telher  et  tous  les 
autres,  en  effet,  n'eurent  qu'un  avis,  qu'un  concert  d'acclamation 
pour  célébrer  la  sagesse  et  la  piété  du  maître  quand  il  révoqua  l'édit. 
Le  grand  Arnauld,  banni  lui-môme,  se  réjouit  de  cette  révocation; 
persécuté,  il  applaudit  de  loin  aux  persécutions  et  aux  premières  con- 
versions en  masse  avec  une  naïveté  incomparable.  En  étudiant  beau- 
coup les  faits,  les  matériaux  et  les  pièces  du  temps,  M.  Sue  n'a  pas 
voulu  les  replacer,  pour  ainsi  dire,  dans  la  lumière  qui  seule  les  com- 
plète, ni  entrer  dans  cet  esprit  général  et  régnant  qui  a  été  comme 
la  longue  ivresse  et  l'enchantement  propre  de  l'époque  de  Louis  XIV; 
il  y  fallait  entrer  pourtant  à  quelque  degré,  sinon  pour  le  partager, 
du  moins  pour  le  juger,  et  pour  y  voir  personnes  et  choses  dans  leur 
vraie  proportion.  Cet  inconvénient  perce  surtout  dans  l'introduction 
historique,  et  s'y  trahit  par  de  certains  anachronismes  d'expression , 
comme  lorsque,  par  exemple,  l'auteur  nous  dit  qu'à  cette  époque  le 
clergé  français,  sauf  quelques  exceptions,  était  profondément  drcon- 
sidéré.  Certes,  ni  le  mot  ni  la  chose  n'existaient  et  n'avaient  cours 
sous  Louis  XIV. 

Comme  c'est  là  le  seul  grave  reproche  que  j'aie  à  adresser  en  gé- 
néral à  l'intéressant  et  instructif  roman  de  M.  Sue,  on  m'excusera  de 
m'en  bien  expliquer.  J'ai  (et  sans  superstition,  je  crois),  j'ai  une  si 
grande  idée  de  l'époque  de  Louis  XIV,  je  la  trouve  si  magnifique- 
ment et  si  décidément  historique,  que  je  me  figure  que  rien  n'est  plus 
difficile  et  peut-être  plus  impossible  que  d'y  établir,  d'y  accomplir  à 
souhait  un  roman.  Et,  pour  m'en  tenir  au  langage,  qui  est  chose  si 
considérable  dans  un  livre,  comment  l'observer,  le  reproduire  fidèle- 
ment, ce  langage  d'alors,  dans  son  unité,  son  ampleur  merveilleuse 
et  son  harmonie?  Avec  toute  autre  époque  on  peut,  je  m'imagine, 
éluder  jusqu'à  un  certain  point;  on  emprunte  quelque  appareil  de  ce 
temps-là,  quelques  locutions  qui  sentent  leur  saveur  locale;  on  se 
déguise,  on  jette  du  drame  à  travers,  et  l'on  paraît  s'en  tirer.  Mais 
ici  comment  éluder?  Ce  langage  du  beau  siècle  et  qui  en  reste  la  mani- 
festation vénérée,  nous  l'avons  appris  d'hier,  nous  le  contemplons  par 
l'étude,  il  subsiste  vivant  dans  notre  mémoire,  il  retentit  à  nos  oreilles, 
mais  nos  lèvres  ne  savent  plus  le  proférer.  Si  je  m'échappe  à  dire  d'un 
roi  qu'il  est  expérimenté  par  l'infortune,  si  je  dis  d'un  voyageur  que 
l'aspect  de  certains  lieux  sauvages  Vimprcssionne  désagréablement, 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'ai  déjà  blasphémé;  me  voilà  rejeté  à  cent  lieues  du  siècle  que  je 
veux  aborder,  et  qui  me  renvoie  les  échos  de  ma  voix  qu'il  ne  con- 
naît pas.  Mais  que  sera-ce  donc  si  j'ai  à  faire  parler  dans  mon  récit 
un  de  ces  hommes  dont  le  nom  seul  enferme  tout  un  culte  et  un  héri- 
tage évanoui  de  vertu ,  de  gravité  et  d'éloquence ,  quelque  Dagues- 
seau,  quelque  Lamoignon?  M.  Sue,  en  produisant  M,  de  Bàville 
et  en  le  mettant  aux  prises  avec  Villars,  a  fait  preuve  d'une  remar- 
quable habileté  de  dialogue;  mais  l'habileté  ici  ne  suffit  pas.  M.  de 
Bâville  a-t-il  jamais  pu  parler  à  son  fils  comme  il  le  fait  dans  le  roman  ; 
a-t-il  pu  l'entretenir  de  la  France  et  de  la  religion  politiquement,  en 
homme  qui  a  lu  De  Maistre,  ou  en  disciple  récent  de  nos  historiens 
de  la  civilisation  moderne?  <(  Quand  l'expi^rience  aura  mûri  votre 
raison,  mon  fils,  vous  verrez  toute  la  vanité  de  ces  distinctions  sub- 
tiles. Qui  dit  catholique,  dit  monarchique;  qui  dit  protestant,  dit 
républicain,  et  tout  républicain  est  ennemi  de  la  monarchie.  Or  la 
France  est  cssenlieUement.,  je  dirai  ^nnne  plus,  est  groyraphiquerneyit 
monarchique.  Sa  puissance,  sa  prospérité,  sa  vie,  tiennent  essentielle- 
ment à  cette  forme  de  gouvernement.  L'élément  tliéocratiejue  qui 
entre  dans  son  organisation  socia:e  lui  a  donné  quatorze  siècles  d'exis- 
tence (1)...  »  A-t-il  bien  pu,  lui ,  M.  de  liàville,  dans  le  courant  de  la 
phrase,  dire  liossuet  tout  court,  citer  d'emblée  et  sur  la  même  ligne 
Pascal,  Molière  et  îSewton,  Molière  un  comédien  d'hier.  Newton  que 
Voltaire  le  premier  en  Fran>  e  vulgarisera?  Ce  qu'il  n'a  pas  pu  dire,  je 
le  sais  bien  ;  comment  il  aurait  pu  parler,  qui  le  saura,  à  moins  d'avoir 
eu  l'honneur  d'être  familier  autrefois  en  cette  maison  même  des  Ma- 
lesherbes?  Voilà  des  difficultés  insurmontables.  Walter  Scott,  si  véri- 
tablement historique  par  le  souflle  et  l'esprit  divinateur,  Walter  Scott, 
avec  tout  son  génie  d'évocation,  n'avait  du  moins  dans  ses  Puritains 
d'Écossp  qu'à  peindre  des  temps  plus  voisins,  plus  épars,  sans  idéal 
vénéré  encore ,  et  à  reproduire  un  langage  local  dont  il  savait  l'accent 
comme  il  savait  le  son  de  ses  cornemuses  et  l'odeur  des  bruyères. 

Après  cela,  M.  Sue  nous  répondra  qu'heureusement  pour  lui  et 
pour  son  sujet,  .Tean  Cavalier  n'est  qu'un  partisan  et  un  révolté  dans 
le  règne  de  Louis  XIV,  que  la  scène  se  passe  hors  du  cercle  et  de  la 
sphère  harmonieuse,  que  c'en  est  un  épisoJc  irrégulier,  une  infrac- 
tion sanglante  et  cruelle,  qu'ainsi  donc  les  difficultés  s'éludent.  Il  a 
raison;  mais  encore,  comme  le  cadre  de  ce  règne  est  partout  à  l'en- 
tour,  il  vient  un  moment  où  l'épisode  sauvage  y  va  heurter;  si  loin 

(1)  Tome  II,  page  237. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    883 

qu'on  soit  du  centre,  la  révolte,  avant  d'expirer,  passe  à  une  certaine 
heure  sous  un  brillant  balcon ,  et  sur  ce  balcou  sont  trois  hommes  du 
pur  grand  siècle,  Bâville,  Villars  et  Fléchier. 

Les  lettres  de  ce  dernier  nous  ont  laissé  des  renseignemens  pro- 
chains et  des  impressions  iidèles  sur  les  camisards  et  Jean  Cavalier. 
Le  prélat  se  trouve  assez  d'accord  avec  la  sœur  Demerez.  M.  Sue, 
dans  le  portrait  de  son  héros,  a  bien  tenu  compte  des  principales 
données  de  l'histoire.  Cavalier,  simple  boulanger  d'abord,  et  fils  d'un 
paysan  des  Cevennes,  prit  vite  dans  l'insurrection  un  rang  que  tant 
d'exemples  analogues  dans  toutes  les  Vendées  qui  ont  suivi  nous 
font  aujourd'hui  aisément  comprendre  :  c'était  alors  une  énigme  inex- 
pliquée. Ce  jeune  homme  avait  évidemment  quelque  étincelle  du 
génie  militaire;  après  quelques  combats,  Villars  le  jugea  digne  en 
effet  d'une  conférence  régi  e.  Dans  le  jardin  des  Ri'collets  de  Nîmes 
où  le  jeune  chef  se  rendit  (mai  1704],  le  peuple  admira,  au  passage, 
sa  jeunesse,  son  air  de  douceur,' sa  belle  mine;  et,  en  sortant  du 
jardin,  est-il  dit,  on  lui  présenta  plusieurs  dames  qui  s'estundient 
bi('7ihnireiis's  de  pouvoir  iouchir  le  boni  de  son  jitstavcorps.  Dans  la 
suite.  Cavalier,  retiré  en  Angleterre  où  il  avait  le  grade  d'officier- 
général,  écrivit,  à  ce  qu'il  paraît,  ses  mémoires  en  anglais;  il  y 
exposa  f ensemble  de  sa  conduite,  de  ses  desseins,  les  conditions 
qu'il  stipula,  assure-t-il,  pour  les  siens,  et  qu'on  n'observa  point. 
Mais  la  sincérité  du  narrateur  est  loin  d'être  avérée,  et  certains 
détails  controuvés  autorisent  le  soupçon.  Ainsi  Cavalier,  avant  de 
sortir  de  France ,  alla  à  Paris  et  vit  le  ministre  Chamillard  à  Versailles. 
«  Chamillard,  écrit  un  historien  (1) ,  écouta  Cavalier.  On  assure  que  le 
roi  le  voulut  voir  :  on  le  plaça  pour  cela  sur  le  grand  escalier  où  sa 
Majesté  devait  passer.  Ce  monarque  se  contenta  de  jeter  les  yeux  sur 
lui  et  haussa  les  épaules.  Cavalier  assure  qu'il  eut  un  long  entretien 
avec  lui  :  il  en  rapporte  jnème  les  termes...;  ce  qui  ne  contribue  pas 
peu  à  décréditer  ses  mémoires.  »  M.  Sue  a  très  bien  démêlé  ou  con- 
struit ce  caractère  qui  passe  à  un  certain  moment  du  sincère  à  l'am- 
bitieux, que  la  vanité  et  la  gloire  exaltent,  qui,  à  peine  à  la  tête  des 
siens,  s'aperçoit  qu'il  n'est  pas  là  à  sa  place,  et  qui  fait  tout  pour  la 
gagner.  De  l'aventurier  au  héros,  il  n'est  qu'un  pas,  et  Cavalier  ne 
put  le  franchir.  L'interprétation  du  caractère  et  en  général  des  mobiles 
du  personnage  dans  le  roman  demeure  encore  historiquement  la  plus 
probable. 

(1)  Histoire  des  troubles  des  Cevennes,  i  vol.  Villefranche,  1760. 


884.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  belle  Isaheau,  qui  joue  un  si  grand  rôle  à  ses  côtés,  est  un  autre 
personnage  historique;  mais,  par  une  licence  très  permise,  l'auteur 
ici  a  rapproché  des  temps  un  peu  différens.  C'est  dans  les  années 
1688  et  1689  qu'éclata  dans  le  Dauphiné  et  le  Vivarais  la  première 
épidémie  de  fanatisme  et  de  propliétie;  la  belle  Isabeau  était  luie  des 
prophétesses.  C'est  aussi  à  cette  date  de  1(388  que  se  rapporte  l'his- 
toire du  gentilhomme  verrier  Du  Serre ,  qui  tenait  école  de  petits 
prophètes.  Pour  justifier  M.  Sue  d'avoir  transporté  et  concentré  ces 
particularités  en  ITO'i.  autour  de  Jean  Cavalier,  il  suffit  que  l'épidémie 
des  visionnaires  se  soit  prolongée  jusque-là.  Chaque  chef  camisard 
avait,  en  effet,  son  petit  prophète,  son  mignon,  comme  disaient  les 
catholiques.  M.  Sue  en  a  tiré  un  très  grand  parti  en  donnant  l'enfcint 
Ichabod  pour  prophète  au  féroce  Éphraïm ,  et  en  réservant  ces  deux 
petits  anges  de  Gabriel  et  de  Céleste  à  Cavalier.  Je  trouve  pourtant 
que  le  gentilhomme  Du  Serre  est  par  trop  machiavélique  dans  ses 
procédés  de  fascination  :  du  moins  l'auteur  a  trop  cherché  à  nous 
expliquer,  par  des  moyens  physiques  et  physiologiques,  et  même  à 
l'aide  de  l'opium,  ce  qu'il  eût  été  mieux  de  laisser  à  demi  flottant 
sous  le  mystère. 

L'ouverture  du  roman  a  vraiment  de  la  beauté  :  la  douceur  du 
paysage  qu'admirent  les  deux  enfans,  la  ferme  de  Saint-Andéol,  le 
repas  de  famille  et  l'autorité  patriarcale  du  père  de  Cavalier,  l'arrivée 
des  dragons  et  des  miquelets  sous  ce  toit  béni ,  les  horreurs  qui 
suivent,  la  mère  traînée  sur  la  claie,  tout  cela  s'enchaîne  naturelle- 
ment et  conduit  le  lecteur  à  l'excès  d'émotion  par  des  senlimens  bien 
placés  et  par  un  pathétique  légitime.  Mais,  à  partir  de  ce  moment, 
on  entre  dans  la  guerre  civile ,  dans  les  représailles  sanglantes  et  sans 
issue.  L'intérêt  se  trouve,  en  avançant,  un  peu  disséminé.  La  comé- 
dienne ïoinon  et  son  sigisbée  Taboureau  jetés  à  travers  l'action, 
servent  à  la  renouer,  et  reposent  d'ailleurs  en  faisant  sourire.  Cette 
dévouée  Toinon,  qui  ne  songe  qu'à  sauver  son  beau  capitaine  Florac, 
a  par  momens  quelque  faux  air  de  la  Esmeralda  suivant  son  Phœbus. 
Claude  Taboureau  est  d'un  bout  à  l'autre  très  divertissant,  et  ajoute 
une  figure  heureuse  au  groupe  des  originaux  et  des  grotesques  dus 
à  la  verve  de  M.  Sue.  Éphraïm,  avec  son  petit  prophète  Ichabod 
et  son  cheval  Lépidoth ,  est  rigoureusement  conçu  et  soutenu  sans 
fléchir  :  Walter  Scott  l'avouerait. 

Bien  que  le  paysage  des  montagnes  semble  par  endroits  assez  lar- 
gement tracé,  je  regrette  qu'il  ne  soit  pas  constamment  plus  précis, 
plus  sobre,  plus  conforme  à  cette  sévère  nature  de  notre  midi.  La 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    885 

petite  maison  isolée  où  Cavalier  trouve  moyen  à  un  moment  de  loger 
Toinon  et  Taboureau,  ce  jardin  gracieux  avec  ses  orangers,  ses  magno- 
lias, ses  troènes  du  Japon  et  ses  acacm*  de  Constantinople ,  ressemble 
déjà  à  l'habitation  enchantée  d'Arthur,  l'homme  à  la  mode  de  1839. 
Sous  Louis  XIV,  môme  en  pleine  [révolte,  on  n'improvisait  pas  des 
jardins  ainsi.  Je  me  suis  demandé  pourquoi  l'auteur  n'avait  pas  tenté , 
dans  quelque  excursion  de  Cavalier  sur  Nîmes ,  de  le  faire  camper 
sous  le  pont  même  du  Gard,  au  pied  de  ces  massifs  romains,  aux 
flancs  de  ces  rochers  à  demi  creusés  tout  exprès  comme  pour  l'habi- 
tation des  prédicans  sauvages.  Le  réveil  de  ce  camp  agreste  eût  été 
beau  au  matin  sous  Tardent  soleil,  au  sein  de  cette  végétation  rare 
et  forte,  aux  hautes  odeurs.  Cavalier  monté  au  dernier  étage  des 
arches,  avec  sa  lunette,  aurait  au  loin  sondé  la  vallée.  L'exacte  bor- 
dure du  paysage  est  bien  essentielle  dans  ce  genre  de  romans.  Cooper 
y  a  excellé  dans  ses  Puritains  d'Amérique,  et  en  général  dans  ses 
meilleurs  ouvrages,  se  dédommageant  de  ne  pouvoir  lutter  avec 
Walter  Scott  pour  les  caractères. 

Je  pourrais  continuer  plus  ou  moins  long-temps  ces  remarques, 
mais  je  me  ferais  mal  comprendre,  si  je  ne  concluais  nettement  que 
Jean  Cavalier  ajoute,  dans  un  genre  nouveau,  à  l'idée  qu'avaient 
déjà  donnée  de  M.  Sue  plusieurs  romans,  et  notamment  Arthur. 
Toutes  ces  critiques  au  reste,  ces  observations  mêlées  d'éloges  et  de 
réserves,  l'auteur  qui  en  est  l'objet  et  à  qui  nous  les  soumettons 
nous  les  passera;  elles  sont  même,  disons-le,  un  hommage  indirect 
que  nous  adressons  en  lui  à  une  qualité  fort  rare  aujourd'hui  et 
presque  introuvable  chez  les  hommes  de  lettres  et  les  romanciers 
célèbres.  Nous  ne  nous  fussions  pas  hasardé  à  critiquer  de  la  sorte 
bien  des  confrères  de  M.  Sue,  gens  de  talent  toutefois;  nous  eussions 
mieux  aimé  nous  taire  sur  leur  compte,  que  de  nous  jouer  à  leur  irri- 
tabilité. M.  Sue,  au  contraire,  a  toujours,  avec  une  convenance 
parfaite,  essuyé  la  critique  sans  la  braver;  il  n'y  a  jamais  en  aucune 
préface  riposté  avec  aigreur;  homme  du  monde  et  sachant  ce  que 
valent  les  choses ,  il  a  obéi  à  son  talent  inventif  d'écrivain  et  de  con- 
teur, sans  faire  le  grand  homme  à  tout  propos.  Ce  bon  goût  que  sans 
doute  il  a  pu,  comme  nous  tous,  choquer  plus  d'une  fois  dans  bien 
des  pages  écrites,  il  l'a  eu  (  mérite  plus  rare  )  dans  l'ensemble  de  sa 
conduite  Httéraire. 

Salnte-Beuve. 


TOME  XXIII.  56 


DE  LA  DÉMOCRATIE 


EN  AMÉRIQUE, 


PAR    M.    A.    DE    TOCQUEVILLE. 


De  tous  les  faits  généraux  de  notre  époque ,  il  n'en  est  pas  de  plus 
puissant  et  de  plus  fécond  que  l'envahissement  général  de  la  démo- 
cratie. Si  elle  ne  coule  à  pleins  bords  qu'en  Amérique,  en  France,  en 
Suisse,  elle  s'infiltre  dans  le  monde  entier  :  partout  elle  mine  le  pri- 
vilège dans  ses  bases,  partout  elle  dissout  les  fondemens  de  la  vieille 
société  et  prépare  les  élémens  d'une  société  nouvelle.  Désormais,  rien 
ne  peut  lui  résister.  Le  despotisme,  l'aristocratie,  reculent  devant 
elle,  perdent  tous  les  jours  du  terrain  et  s'estiment  trop  heureux  lors- 
qu'une transaction  temporaire  leur  donne  le  temps  de  respirer  et 
vient  les  bercer  de  quelque  vaine  espérance.  A  ceux  qui  douteraient 
encore  de  ce  fait,  nous  ne  voulons  en  citer  qu'une  seule  preuve; 
mais  cette  preuve  est  irrécusable  et  complète;  c'est  le  signe  du  temps. 
Il  n'y  a  plus  aujourd'hui  un  pouvoir,  quels  qu'en  soient  le  nom,  la 
forme,  l'aritiquité  et  la  nature,  qui  ne  se  trouve  obligé  de  plaider 

(1)  Tomes  III  et  IV,  chez  Gosselin.  Paris,  18i0. 


DE  LA   DÉMOCRATIE   EN   AMÉRIQUE.  §87 

sa  cause  devant  les  peuples ,  qui  ne  sente  la  nécessité  d'avoir  raison 
dans  l'esprit  des  masses.  Il  est,  dans  le  monde  moderne,  un  tribunal 
qu'on  n'aperçoit  nulle  part,  et  qui  existe  cependant  en  permanence 
et  partout,  un  tribunal  inexorable  devant  lequel  paraissent,  bon  gré, 
mal  gré,  l'ame  pleine  de  crainte  et  d'amertume,  ayant  à  la  bouche 
d'adroites  paroles  et  d'ingénieux  sopiiismes,  tous  les  puissans  de  la 
terre.  Le  sultan  voudrait  faire  oublier  aux  Turcs  leurs  défaites  et  leur 
abaissement  par  des  réformes  libérales  et  la  rhétorique  de  ses  édits; 
le  czar  ordonne  à  ses  journalistes  de  persuader  à  l'Europe  qu'il  n'est 
pas  l'oppresseur  des  Polonais  et  le  persécuteur  des  catholiques  ;  l'Au^ 
triche  elle-même,  l'habile  et  taciturne  Autriche  est  forcée  de  rompre 
le  silence  et  de  plaider  sa  cause  devant  le  public,  dans  des  articles 
de  journaux  où  percent  quelquefois,  d'une  manière  si  plaisante,  sa 
morgue  et  son  dépit  :  on  dirait  un  de  ces  jeunes  lords  anglais  qu'on 
voit  de  temps  à  autre  paraître  devant  le  bureau  de  police  pour  s'ex- 
cuser de  quelque  tapage  nocturne. 

C'est  le  droit  d'examen  qui  envahit  le  monde,  c'est  le  principe  d'au- 
torité qui  s'en  va,  m.dgré  les  efi'orts  qu'on  a  faits,  même  tout  récem- 
ment, pour  le  réhabiliter  et  lui  conserver  quelques  parties  de  son 
empire.  Vaines  et  contradictoires  tentatives  !  Les  moyens  contrastaient 
avec  le  but.  Le  principe  d'autorité  peut  s'imposer  à  la  foi,  à  la  foi 
politique  comme  à  la  foi  religieuse ,  aux  peuples  dans  l'état  comme 
aux  enfans  dans  la' famille.  Mais  lorsque,  impuissant  pour  s'imposer,, 
il  cherche  à  se  faire  accepter  et  en  est  réduit  à  discuter  ses  titres, 
c'en  est  fait  de  lui  :  il  n'est  déjà  plus.  Il  en  est  des  principes  comme 
des  hommes;  ils  ne  plaident  que  devant  un  supérieur.  Le  principe 
d'autorité,  en  cherchant  à  se  légitimer,  a  reconnu  qu'il  avait  un  juge, 
la  raison  individuelle.  Dès-lors  il  faut  lui  appliquer  ce  que  l'Arioste 
disait  de  ce  guerrier  qui  combattait  encore  après  qu'un  coup  d'épée 
lui  avait  tranché  la  tète  :  Credera  cVesser  vivo,  ed  era  morto.  Qu'on 
y  songe  :  la  raison  individuelle  dans  le  plein  et  libre  exercice  de  sa 
puissance,  c'est  la  démocratie  à  sa  plus  haute  expression.  Aussi, 
redisons-le,  rien  ne  constate  mieux  l'envahissement  général  du  prin- 
cipe démocratique  que  le  triomphe  du  droit  d'examen. 

Cependant  le  fait  matériel  ne  se  met  jamais,  du  premier  coup,  en 
parfait  accord  avec  le  fait  moral  :  les  institutions  résistent  plus  ou 
moins  long-temps  à  l'action  d'un  nouveau  principe  ;  c'est  ainsi  que 
le  principe  démocratique  ne  circule  en  Angleterre  que  sous  les  masses 
toujours  imposantes,  et,  dit-on,  solides  encore  de  l'antique  féoda- 
lité ,  tandis  qu'en  France ,  après  avoir  tout  renversé ,  il  a  tout  recon- 

56. 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

struit  à  sa  guise  et  n'a  fait  au  principe  historique  que  de  faibles  et 
dédaigneuses  concessions.  L'influence  de  la  démocratie  se  propor- 
tionne ainsi  aux  circonstances  particulières  de  chaque  pays,  et  le 
monde  dans  ses  diverses  transformations  ofire  aujourd'hui  à  l'obser- 
vateur un  sujet  tout  nouveau  et  très  varié  de  recherches  et  d'analyse. 

Il  ne  faut  pas  s'y  tromper:  si  le  mot  de  démocratie  est  ancien,  les 
sociétés  vraiment  démocratiques  sont  un  fait  tout  moderne;  elles  ne 
datent,  à  vrai  dire,  que  de  1789,  car  la  démocratie,  c'est  l'égalité 
civile,  la  même  loi  pour  tous,  pour  tous  la  môme  protection  et  la 
môme  sécurité.  Dans  le  monde  ancien  où  la  force  laissait  si  peu  de 
place  au  droit,  où  l'esclavage  et  toutes  les  sortes  d'assujettissement 
de  l'homme  à  l'homme  formaient  le  droit  commun  des  peuples,  le 
principe  de  l'égalité  civile  était  également  méconnu  dans  la  pratique 
et  dans  la  théorie,  dans  les  lois  de  l'état  et  dans  les  écrits  des  philo- 
sophes. Le  privilège  régnait  sans  partage,  dans  l'école  comme  au 
sénat  :  il  n'y  avait  pas  de  désaccord  entre  les  faits  et  les  idées. 

Ce  désaccord  n'a  commencé  que  le  jour  où  la  loi  chrétienne  est 
sortie  du  sanctuaire  pour  se  substituer  au  droit  ancien  dans  l'ordre 
civil,  le  jour  où  elle  a  pris  possession  des  personnes  et  des  choses, 
des  faits  et  des  esprits,  et  rendu  vulgaires  les  notions  du  bien  et  du 
mal,  du  juste  et  de  l'injuste;  l'égalité  civile  n'est  qu'une  application 
des  principes  éternels  de  la  justice.  C'est  dans  ce  sens  qu'un  pontife, 
de  vénérable  mémoir.' ,  avait  dit  que  tout  sectateur  sincère  et  zélé  de 
l'évangile  était  un  démocrate. 

L'humanité  ne  pouvant  pas  se  reposer  indéfiniment  dans  une 
contradiction ,  force  était  à  la  civilisation  chrétienne  d'abattre  le  pri- 
vilège ou  de  lui  abandonner  de  nouveau,  en  s'annihilant  elle-même, 
l'empire  du  monde. 

Ce  qui  prouve,  pour  le  dire  en  passant,  combien  les  hommes 
du  xviii^  siècle,  qui  parleurs  écrits  préludaient  à  la  naissance  de 
l'ère  nouvelle,  méconnaissaient  les  origines  de  leur  grande  mission, 
lorsque,  non  contens  de  flétrir  les  vices  d'un  sacerdoce  dégénéré 
pactisant  avec  le  privilège,  ils  attaquaient  le  christianisme  lui-même, 
et  voulaient,  en  déchirant  l'Évangile,  nous  enlever  le  fondement 
moral  de  nos  libertés. 

Dieu  en  soit  loué!  le  christianisme  est  impérissable;  c'est  donc  au 
privilège  de  succomber.  C'est  là  l'histoire  présente  ou  future,  mais 
également  certaine,  de  tous  les  pays  chrétiens.  Le  travail  de  régéné- 
ration peut  être ,  selon  les  circonstances  et  les  lieux ,  plus  ou  moins 
long  et  pénible;  le  résultat,  partiel  et  incomplet  d'abord  :  car,  les  voies 


DE  LA  DÉMOCRATIE   EN  AMÉRIQUE.  889 

4e  l'humanité  sont  lentes;  Thomme,  dans  sa  liberté  et  sa  faiblesse, 
ne  les  parcourt  pas  sans  haltes  ni  détours.  Mais,  s'il  est  donné  aux 
individus  de  retarder  leur  marche,  de  s'écarter  du  but  et  de  rehausser 
ainsi,  par  la  comparaison,  le  mérite  de  ceux  qui  l'atteignent  les  pre- 
miers, il  n'est  pas  donné  à  l'humanité  de  trahir  ses  destinées,  de  ne 
pas  accomplir  la  carrière  que  le  doigt  de  la  Providence  lui  a  tracée. 

Remarquons  en  môme  temps  que,  quelle  que  soit  la  puissance 
d'un  principe  nouveau,  il  ne  détruit  jamais  complètement,  dans  ses 
applications,  l'œuvre  des  temps  passés.  La  vie  des  nations  est  comme 
un  travail  incessant  et  complexe  qui  paraît  ne  s'achever  jamais;  son 
unité,  réelle  cependant,  échappe  souvent  à  nos  faibles  lumières. 
Tous  les  actes  de  ce  grand  drame  s'enchaînent  les  uns  aux  autres  par 
des  liens  dont  l'histoire  forme  les  nœuds,  et  dont  elle  peut  seule 
nous  donner  l'explication.  Par  une  conséquence  nécessaire,  plus  on 
avance  dans  le  cours  des  siècles,  plus  les  grands  évènernens  se  suc- 
cèdent et  se  multiplient;  plus  sont  compliqués  et  difficiles  les  pro- 
blèmes que  présente  à  l'écrivain  l'histoire  des  sociétés  humaines. 

On  admire  avec  raison  les  grands  historiens  de  l'antiquité  :  on  ne 
loue  jamais  assez  la  beauté  des  formes,  la  majestueuse  simplicité,  le 
fini  de  leurs  admirables  compositions.  Thucydide  et  Tite-Live  se  pla- 
çaient en  quelque  sorte  au  même  point  de  vue  que  Phidias  et  So- 
phocle, au  point  de  vue  de  l'art,  cherchant  avant  tout  à  saisir  le 
beau,  à  nous  en  laisser  des  modèles  irréprochables.  C'était  là  le  but 
principal  de  leurs  efforts,  leur  travail  capital.  Le  vrai,  ils  le  trou- 
vaient sous  leur  main;  ils  le  croyaient,  du  moins,  et  n'en  prenaient 
pas  grand  souci.  Voulaient-ils  raconter  les  origines  de  leur  nation? 
Les  historiens  vraiment  artistes  acceptaient  sans  scrupule  les  tradi- 
tions populaires,  et  croyaient  avoir  rempli  toutes  les  conditions  de 
la  critique  historique  lorsqu'ils  n'avaient  pas  dissimulé  les  origines 
quelque  peu  fabuleuses  de  leurs  récits.  Voulaient-ils  faire  connaître 
les  évènemens  de  leur  temps,  les  guerres,  les  conspirations,  les 
intrigues,  les  révolutions,  dont  ils  avaient  été  témoins  ou  complices? 
Ils  n'apercevaient  rien  d'obscur,  rien  de  compliqué  dans  le  sujet  qu'ils 
prenaient  à  développer.  Qu'étaient,  en  effet,  chez  eux,  la  politique, 
la  diplomatie,  la  police,  comparées  à  ce  qu'elles  sont  de  nos  jours? 
Que  de  mémoires,  que  de  volumes  sur  la  politique  de  Louis  XIV  !  Et 
cependant,  tout  récemment  encore,  on  nous  a  fait  connaître  de  cu- 
rieux détails;  on  nous  a  présenté,  sous  un  jour  assez  nouveau,  quel- 
ques-uns des  grands  faits  de  son  règne.  Aujourd'hui  môme,  tous  les 
avis  ne  sont  pas  unanimes  sur  le  génie  politique  du  grand  roi  ;  il  est 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore  sur  l'histoire  de  son  règne  des  incertitudes  et  des  doutes 
que  les  anciens  n'ont  jamais  éprouvés  en  nous  racontant  les  faits 
d'Alexandre  et  de  César. 

Le  mécanisme  des  sociétés  anciennes  était  simple  :  les  ressorts 
n'en  étaient  ni  compliqués,  ni  nombreux,  ni  cachés.  L'esclavage,  en 
augmentant  le  nombre  des  choses  et  en  diminuant  d'autant  celui  des 
personnes,  supprimait  en  quekpie  sorte  l'histoire  pour  une  grande 
partie  de  l'humanité.  Les  institutions,  les  lois,  la  vie  sociale,  la  vie 
politique,  n'appartenaient  qu'à  une  faible  minorité.  Ajoutons  que, 
dans  les  républiques,  à  Rome  comme  à  Athènes,  les  affaires  de  l'état 
se  faisaient,  je  dirai  presque  snb  dio,  sur  la  place  publique,  et  que, 
dans  les  vastes  monarchies  de  l'Asie,  les  ressorts  de  la  machine  poli- 
tique n'offraient  à  l'observateur  aucune  de  ces  complications  qui 
distinguent  les  pays  où  le  gouvernement  ne  se  résume  pas  dans  la 
volonté  absolue  d'un  seul  honune. 

Dans  les  sociétés  modernes,  au  contraire,  tout  est  complexe.  Des 
croisemens  successifs  de  races;  des  civilisations  diverses  superposées, 
mêlées,  combinées  les  unes  aux  autres;  des  religions  différentes;  des 
législations  très  compliquées;  un  conuuerce  étendu;  une  diplomatie 
qui  embrasse  dans  ses  vastes  combinaisons  l'univers;  des  systèmes 
politiques  mettant  en  jeu  des  forces  sociales  très  variées,  qui  ne  se 
coordonnent  qu'avec  peine  et  ne  réalisent  l'unité  d'action  qu'à  l'aide 
de  subtils  artifices  et  de  combinaisons  laborieuses,  tout  devient  pour 
l'observateur  une  cause  d'embarras  et  de  difficultés.  Tout  objet  se 
présente  à  lui  sous  mille  faces  diverses;  tout  problème  historique 
lui  laisse  entrevoir  des  profondeurs  où  le  courage  le  plus  persévé- 
rant et  l'investigation  la  plus  habile  peuvent  seuls  faire  pénétrer  un 
rayon  de  lumière. 

Ces  remarques  ne  nous  écartent  point  du  but  que  nous  nous 
sommes  proposé.  Parler  de  la  démocratie,  de  la  puissance  de  ce  fait 
social ,  de  la  difficulté  de  le  suivre  et  de  le  bien  observer  à  travers 
toutes  les  complications  des  sociétés  modernes,  c'est  parler  du  livre 
de  M.  de  Tocqueville,  et,  en  particulier,  de  la  seconde  partie  de  sa 
grande  monographie,  des  deux  voluraes  qu'il  vient  d'ajouter  à  ce  bel 
ouvrage  qui  le  playa,  lui  si  jeune  encore,  au  rang  des  écrivains  con- 
sommés et  des  penseurs  éminens  de  notre  temps. 

C'est  l'honneur  de  M.  de  Tocqueville  d'avoir,  au  début  de  sa  car- 
rière de  penseur  et  d'écrivain,  compris  nettement  que  le  monde  allait 
se  transformant  par  la  diffusion  d'un  principe| nouveau,  puissant, 
irrésistible ,  et  que  presque  tous  les  problèmes  moraux  et  politiques 


DE   LA  DÉMOCRATIE   EN  AMÉRIQUE.  891 

des  sociétés  modernes  seraient  insolubles  pour  celui  qui  ne  cher- 
cherait pas  dans  ce  principe  le  moyen  de  solution. 

Ces  vérités  étaii'nt  dans  son  esprit  un  lïorme  fécond  qu'a  prompte- 
raent  développé  l'intluence du  climataméricain.  En  passant  de  France 
en  Amérique,  M.  de  Tocquevillepassaitde  la  démocratie  contestée  et 
militante  à  la  démocratie  triomphante  et  souveraine  maîtresse  du 
pays,  de  la  démocratie  déguisée  sous  les  pompes  fanées  du  privilège 
à  la  démocratie  toute  simple,  tout  unie  du  nouveau  monde;  de  la 
démocratie  quelque  peu  honteuse  d'elle-même  et  cherchant  à  imiter 
les  manières  et  à  balbutier  le  dialecte  de  l'aristocratie,  à  une  démo- 
cratie fière  de  ses  œuvres,  de  son  droit,  et  imposant  à  tout  ce  qui  en 
approche  ses  formes,  sa  langue,  son  maintien.  Les  vérités  qu'il  avait 
entrevues  en  France  lui  apparurent,  en  Amérique,  dégagées  de  tout 
nuage;  le  nouveau  fait  social  brillait  à  ses  yeux  d'une  vive  et  pure 
lumière  qui  dissipait  tous  les  doutes.  Désormais  à  ses  yeux  la  démo- 
cratie était  le  fait  dominant  des  sociétés  modernes;  le  fait  qui  trans- 
forme le  présent  et  prépare  l'avenir;  une  cause  dont  les  effets  sont 
inévitables,  une  force  toujours  prête  à  écraser  tous  ceux  qui  refusent 
de  l'accepter  et  de  s'associer  à  sa  puissance. 

Il  fut  évident  pour  lui  que  les  esprits  sérieux  devaient  s'appliquer 
à  l'étude  de  la  démocratie,  de  cette  transformation  sociale  que  le 
christianisme  avait  lentement  préparée  et  que  le  xviir  siècle  avait 
commencée. 

M.  de  Tocqueville  se  voua  lui-même  tout  entier  à  l'étude  de  la 
démocratie.  11  se  mit  à  l'observer  dans  tous  ses  développemens,  dans 
toutes  ses  manifestations,  sous  toutes  ses  faces.  Il  ne  se  prit  pour 
elle  ni  d'amour  ni  de  haine;  il  fit  mieux  ,  il  se  laissa  aller  aux  impres- 
sions diverses  qu'il  en  recevait:  blessé  aujourd'hui,  charmé  demain, 
M.  de  Tocqueville,  dans  la  mesure  de  son  esprit  contenu,  réservé, 
a  tout  laissé  entrevoir,  ses  sympatliies  comme  ses  réj)ugnances,  ses 
espérances  comme  ses  craintes.  Tout  en  préférant  puler  des  faits  et 
des  idées  qu'il  observe,  plus  encore  que  des  sentimens  qu'il  éprouve, 
M.  de  Tocqueville  n'a  pas  affecté  une  impassibilité,  une  indifférence 
qui  serait  à  peine  concevable  dans  l'ohservateurd'un  nouveau  minerai. 
Devant  les  faits  qu'il  observait,  il  est  resté  homme  et  citoyen  et  n'a  rien 
caché  de  ses  impressions  successives  et  diverses. 

Cette  sincérité  de  l'écrivain  qui  laissait  ainsi  se  réfléchir  dans  son 
hvre,  non-seulement  le  travail  de  son  esprit,  mais  les  sentimens  de 
son  ame,  a  fait  dire  à  quelques  personnes,  en  parlant  de  son  premier 
ouvrage,  que  l'auteur  avait,  sur  le  compte  de  la  démocratie,  changé 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'avis,  chemin  faisant;  que  son  livre  avait  été  commencé  et  achevé 
sous  Tempire  de  deux  sentimens  opposés.  Nous  ne  saurions  partager 
cette  opinion;  ce  n'est  pas  l'auteur  qui  change,  c'est  la  démocratie 
qui,  comme  toutes  les  choses  humaines,  est  loin  d'être  la  même  dans 
toutes  ses  manifestations  et  dans  tous  ses  effets. 

Les  deux  parties  de  l'ouvrage  de  M.  de  Tocqueville ,  celle  qu'il  a 
publiée  il  y  a  cinq  ans  et  celle  qui  vient  de  paraître,  se  complètent 
l'une  par  l'autre  et  ne  forment  qu'une  seule  œuvre.  Dans  la  première, 
l'auteur  a  étudié  l'influence  de  la  démocratie  sur  les  lois,  les  institu- 
tions et  les  mœurs  politiques  de  la  société  américaine;  dans  la  seconde, 
il  cherche  à  nous  faire  connaître  les  changemens  que  l'esprit  démo- 
cratique a  introduits  dans  tous  les  autres  rapports  sociaux ,  les  opinions 
et  les  sentimens  auxquels  il  a  donné  naissance;  bref,  l'aspect  de  la 
société  civile  qu'il  a  créée. 

Cette  division  de  son  sujet,  irréprochable  en  soi  et  complète,  puisque 
l'organisation  sociale  et  l'organisation  politique,  le  but  et  le  moyen, 
embrassent  tout  ce  que  la  société  civile  peut  offrir  aux  méditations 
du  philosophe,  ne  laisse  pas  d'introduire,  entre  les  deux  parties  de 
l'ouvrage,  des  différences  notables.  On  chercherait  en  vain  dans  la 
seconde  ces  contours  exacts  et  bien  tracés,  ces  résultats  positifs, 
ces  démonstrations  irrécusables  qui  distinguent  la  première.  M.  de 
Tocqueville  ne  pouvait  pas  changer  la  nature  des  choses  et  faire  l'im- 
possible. L'organisation  politique  d'un  pays  est  un  champ  nettement 
circonscrit;  quelle  qu'elle  soit,  bonne  ou  mauvaise,  simple  ou  com- 
plexe, il  n'est  pas  très  difficile  d'en  saisir  les  principes,  d'en  apprécier 
les  résultats.  Les  sciences  politiques  ont  fait  de  tels  progrès,  que  les 
instrumens  ne  manquent  pas  aujourd'hui  à  l'observateur.  S'il  est,  en 
pareille  matière,  des  travaux  mal  faits,  des  analyses  incomplètes,  on 
peut,  sans  crainte  d'injustice,  affirmer  qu'on  n'a  pas  apporté,  dans 
les  recherches,  toute  l'attention,  toute  la  sagacité  nécessaire. 

Mais ,  lorsqu'on  se  propose  d'étudier  la  société  tout  entière ,  sous 
toutes  ses  formes,  dans  toutes  ses  manifestations,  lorsqu'on  veut  en 
sonder  toutes  les  profondeurs ,  en  pénétrer  tous  les  replis  à  l'effet 
de  constater  en  toute  chose  l'influence  d'un  certain  principe,  le& 
modifications  dont  il  est  la  cause ,  on  s'impose  une  tâche  effrayante. 
C'est  là  un  champ  immense,  et  j'oserais  presque  dire  sans  limites; 
elles  sont  du  moins  peu  certaines,  mal  déterminées,  et  ce  qui  reste 
de  vague  dans  le  sujet  ôte  nécessairement  au  travail  de  l'observateur,, 
même  le  plus  habile,  quelque  peu  de  précision  et  de  netteté. 

Un  coup  d'œil  jeté  sur  la  table  des  matières  de  la  première  et  de  la 


DE   LA  DÉMOCRATIE  EN   AMÉRIQUE.  893 

seconde  partie  du  livre  de  M.  de  Tocqueville  fera  comprendre  nette- 
ment notre  pensée.  De  quoi  traitaient  essentiellement  les  deux  pre- 
miers volumes?  du  principe  de  la  souveraineté  du  peuple  en  Amérique, 
du  système  communal ,  des  trois  pouvoirs  législatif,  exécutif,  judi- 
ciaire, de  la  constitution  fédérale,  des  partis,  de  la  liberté  de  la 
presse,  du  vote  universel ,  de  l'omnipotence  de  la  majorité  aux  États- 
Unis,  et  ainsi  de  suite;  vastes  et  importans  sujets,  sans  doute,  mais 
où  tout  est  connu,  défini,  les  idées  comme  le  langage.  On  peut  ad- 
mettre ou  repousser  la  souveraineté  du  peuple,  le  vote  universel, 
l'omnipotence  de  la  majorité,  la  séparation  des  pouvoirs;  mais  il  n'est 
pas  deux  manières  d'entendre  ces  principes  et  ces  faits.  Tout  homme 
doué  de  quelque  instruction  a  une  idée  nette  du  sens  de  ces  expres- 
sions; il  ne  conçoit,  en  les  entendant,  ni  plus,  ni  moins  qu'un  autre 
homme. 

Dans  la  seconde  partie ,  M.  de  Tocqueville  traite  premièrement  de 
l'influence  de  la  démocratie  sur  le  mouvement  intellectuel,  puis  de 
son  influence  sur  les  sentimens;  troisièmement,  de  son  influence 
sur  les  mœurs  proprement  dites;  enfin  il  traite,  dans  une  dernière 
division,  de  l'influence  qu'exercent  les  idées  et  les  sentimens  démo- 
cratiques sur  la  société  politique.  Pourrait-on  affirmer  que  ces  titres 
de  section,  que  ces  étiquettes  présentent  à  l'esprit  du  lecteur  un 
champ  parfaitement  délimité ,  des  idées  aussi  nettes  que  celles  que  lui 
présentaient  les  titres  de  la  première  partie?  Évidemment  non  :  la 
limite  entre  le  mouvement  intellectuel  et  les  sentimens,  entre  les 
sentimens  et  les  mœurs,  est  réelle  sans  doute,  mais  elle  est  difficile 
à  saisir.  Demandez  à  dix  personnes  le  détail  par  chapitre  de  chacune 
de  ces  sections,  vous  obtiendrez  probablement  dix  plans  différens. 
Demandez  à  dix  personnes  les  subdivisions  d'un  traité  sur  la  séparation 
des  pouvoirs ,  probablement  vous  ne  remarquerez  dans  les  détails  que 
de  légères  différences.  Encore  une  fois,  cette  diversité  tient  à  la 
nature  même  des  choses ,  et  nous  ne  reprochons  point  à  M.  de  Toc- 
<}ueville  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  vague  dans  ses  grandes  divisions. 

Loin  de  là  ;  notre  remarque  n'a  d'autre  but  que  d'expliquer  à  plus 
d'un  lecteur  la  cause  réelle  d'une  sorte  de  mécompte  qu'ils  ont 
éprouvé  en  lisant  un  livre  qu'ils  attendaient  avec  une  juste  impa- 
tience et  dont  ils  se  sont  avidement  emparés.  C'est  qu'ils  y  cher- 
chaient ce  qui  ne  devait  pas  s'y  trouver,  je  veux  dire  une  véritable 
continuation,  et  pour  la  forme  et  pour  le  fond,  du  premier  ouvrage. 
Dans  la  première  partie,  l'auteur  a  appliqué  la  méthode  de  Montes- 
quieu à  une  organisation  politique  toute  nouvelle  ;  dans  la  seconde 


%9k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partie,  il  s'est  plutôt  mis  sur  les  traces  de  Pascal  et  de  La  Bruyère,. 
Dans  ce  vaste  tableau  des  passions  et  des  mœurs,  des  grandeurs  et 
des  faiblesses  de  la  démocratie,  il  est  des  peintures  que  l'auteur  des 
Caractères  n'aurait  pas  désavouées. 

Mais  en  général  l'ouvrage  de  M.  de  Tocqueville,  c'est  le  livre  d'un 
penseur  qui  ne  craint  pas  d'aborder  en  peu  de  lignes  les  questions 
les  plus  ardues  de  la  philosophie,  du  droit,  de  l'art,  de  l'économie 
poHtique,  la  société  qu'il  observe  et  qu'il  analyse  lui  présentant  ou  le 
germe,  ou  le  développement,  ou  l'application  de  toutes  choses. 

La  méthode  philosophique,  les  croyances  religieuses,  l'éloquence, 
la  poésie,  le  théâtre,  l'éducation,  Vindividualismr,  le. goût  du  bien- 
être  matériel,  les  rapports  de  société,  la  famille,  l'esprit  d'association, 
la  question  des  salaires,  les  armées  et  leur  discipline,  tout,  en  un 
mot,  est  pour  M.  de  Tocqueville  un  sujet  d'analyse  et  d'étude,  tou- 
jours dans  le  but  de  reconnaître  l'influence  de  l'esprit  démocratique. 

Dans  cette  grande  variété  de  sujets,  d'opinions,  de  jugemens,  il 
est  sans  doute  impossible  que  plus  d'un  lecteur  ne  se  trouve  sur 
plus  d'un  point  en  désaccord  avec  l'auteur;  mais  il  n'est  pas  de  lec- 
teur impartial  qui  n'admire  à  chaque  page  cette  pureté  de  formes, 
cette  finesse  d'observation,  cette  sagacité  de  jugement,  ces  traits 
ingénieux,  ce  style  simple  et  vif,  ferme  et  gracieux  qui  caractérisent 
la  manière  de  M.  de  Tocqueville.  Son  livre  est  d'un  travail  exquis, 
d'un  fini  qui  ne  laisse  rien  à  désirer,  si  ce  n'est  peut-être  quelque 
négligence. 

Quant  au  fond ,  l'auteur,  dans  cette  s^iconde  partie  de  son  ouvrage, 
avait  à  lutter  avec  d'immenses  difficultés.  Nous  avons  essayé  de  le 
faire  comprendre.  Il  devait,  pour  ainsi  dire,  tout  coimaître;  analyser, 
comparer,  résumer  toutes  choses.  Comment  nous  expliquer  sans  cela 
les  influences  du  principe  démocratique  sur  toutes  les  parties  d'un 
être  aussi  varié,  aussi  complexe,  aussi  mobile  que  la  société  civile? 
Comment  reconnaître  ce  qui  est  et  ce  qui  n'est  pas,  ce  qui  est  ancien  et 
ce  qui  est  nouveau,  ce  qui  est  l'effet  de  la  cause  nouvelle  et  ce  qui  est  dû 
aux  causes  préexistantes?  Comment,  dans  l'étude  des  effets,  attribuer 
à  chaque  cause  sa  juste  part,  si  on  ne  connaît  pas  exactement  et  l'éten- 
due des  effets  et  la  puissance  relative  de  toutes  les  causes?  M.  de  Toc- 
queville nous  a  dit  qu'en  traitant  l'immense  sujet  qu'il  a  voulu  em- 
brasser, il  n'est  point  parvenu  à  se  satisfaire.  Qu'il  se  console  :  il  n'est 
pas  d'homme  qui  puisse  suffire  à  toutes  les  conditions  d'un  semblable 
problème;  il  est  beaucoup  d'hommes  qui  seraient  facilement  parvenus 
à  se  satisfaire. 


DE   LA   DEMOCRATIE   EN    AMERIQUE. 

M.  de  Tocqueville  est  du  petit  nombre  de  ces  écrivains  d'élite  qui 
ont  droit  à  la  vérité  tout  entière  :  c'est  le  moyen  de  leur  rendre  tout 
l'honneur  qui  leur  appartient.  Aussi,  dirons-nous  sans  détour  que 
M.  de  Tocqueville  ne  nous  semble  pas  avoir  toujours  évité  tous  les 
écueils  qui  se  cachaient  dans  les  profondeurs  de  son  sujet. 

On  ne  se  livre  pas ,  sans  en  être  fortement  préoccupé ,  à  l'étude 
exclusive  d'un  principe,  à  l'investigation  minutieuse  de  toutes  ses 
influences  et  de  tous  ses  effets.  Pour  qu'un  esprit  éminent  consacre 
pendant  long-temps  ses  veilles  et  ses  travaux  à  l'observation  des 
mêmes  phénomènes,  à  l'étude  de  la  même  cause,  il  fiiut  qu'une  intui- 
tion puissante,  qu'une  sorte  de  foi  le  lui  commande.  C'est  ainsi  que 
naissent  les  systèmes.  Dieu  merci  ;  car,  c'est  au  fond  des  systèmes 
qu'est  la  science ,  c'est  aux  systèmes  que  nous  en  devons  les  progrès. 
Que  saurions-nous  sans  les  systèmes  ?  Les  esprits  systématiques ,  je 
parle  de  ceux  qui  le  sont  par  nature  et  non  par  imitation  et  servilité  de 
disciples,  ne  pèchent  que  par  excès.  C'est  le  péché  de  la  force;  aussi 
les  hommes  de  génie  n'y  ont-ils  jamais  échappé.  Tout  ramener  au  prin- 
cipe dont  on  est  en  quelque  sorte  le  révélateur  et  l'apôtre;  apercevoir 
partout  les  traces  de  son  influence ,  en  agrandir  les  effets,  atténuer  ou 
méconnaître  l'efficacité  des  causes  concomitantes,  ce  sont  là  les  ten- 
tations dont  l'esprit  humain ,  dans  l'ardeur  de  ses  conquêtes,  se  défend 
avec  peine.  M.  de  Tocqueville  est-il  parvenu  à  s'en  défendre  toujours? 
A-t-il  pu  lutter  en  toute  occasion  avec  le  même  bonheur  contre 
cette  pente  naturelle  de  notre  esprit?  «  En  me  voyant  (dit-il)  attri- 
buer tant  d'effets  divers  à  l'égalité,  le  lecteur  pourrait  en  conclure 
que  je  considère  l'égalité  comme  la  cause  unique  de  tout  ce  qui  arrive 
de  nos  jours.  Ce  serait  me  supposer  une  vue  bien  étroite.  «  M.  de 
Tocqueville  ne  saurait  craindre  une  pareille  supposition.  L'homme 
qui  pourrait  se  la  permettre  ne  serait  pas  au  nombre  de  ceux  dont 
le  jugement  peut  avoir  quelque  poidsTiux  yeux  de  l'auteur.  M.  de 
Tocqueville  «  sait  qu'il  y  a,  de  notre  temps,  une  foule  d'opinions,  de 
sentimens  différens  qui  ont  dû  la  naissance  à  des  faits  étrangers  ou 
même  contraires  à  l'égalité.  »  —  «  Il  reconnaît  l'existence  de  toutes 
ces  différentes  causes  et  leur  puissance,  mais  son  sujet  n'est  point 
d'en  parler.  Il  n'a  pas  entrepris  de  montrer  la  raison  de  tous  nos 
sentimens  et  de  toutes  nos  idées,  il  a  seulement  voulu  faire  voir  en 
quelles  parties  l'égalité  avait  modifié  les  uns  et  les  autres.  » 

Tout  cela  est  irréprochable.  Mais  l'exécution  a-t-elle  toujours  ré- 
pondu à  la  pensée?  Dans  ce  partage  si  difficile ,  l'auteur  n'a-t-il  pas 
ouvert  un  peu  trop  la  main  au  profit  de  son  principe  ?  Et  pouvait-il 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'en  défendre,  lorsque  précisément  la  démocratie,  l'objet  de  ses  tra- 
vaux, le  sujet  de  son  livre,  était,  pour  ainsi  dire,  là,  devant  lui, 
réclamant  sa  part,  et  que  toutes  les  autres  causes  se  tenaient  dans 
l'ombre,  en  silence,  l'écrivain  leur  ayant  fait  entendre  qu'il  n'y  avait 
pas  de  place  pour  elles  dans  son  livre?  Enfin ,  peut-on  assurer  qu'en 
observant  les  pays  démocratiques,  l'auteur,  qui  ne  voulait  rien 
omettre,  qui,  dans  ce  but,  cherchait  dans  son  esprit  tout  ce  qu'un 
peuple  peut  avoir  d'idées,  de  sentimens,  de  tendances,  pour  les  sou- 
mettre à  la  même  question  :  —  Quelle  a  été  sur  cela  l'influence  de  la 
démocratie?  —  peut-on ,  dis-je,  assurer  qu'il  n'a  jamais  laissé  de  côté 
l'observation  des  faits  pour  nous  donner  à  la  place  les  conceptions  de 
son  esprit? 

Un  exemple  fera  mieux  comprendre  le  doute  que  nous  indiquons  ici. 
Dans  un  des  chapitres  de  son  livre  (P*'  partie,  chap.  vu),  l'auteur  se 
propose  de  rechercher  ce  qui  fait  pencher  l'esprit  des  peuples  démo- 
cratiques vers  le  panthéisnie.  Qu'on  nous  permette  de  transcrire  ce 
court  chapitre.  Ceux  de  nos  lecteurs  qui  ne  connaissent  pas  encore 
l'ouvrage  de  M.  de  Tocqueville,  verront  par  là  qu'il  n'y  avait  pas 
l'ombre  d'exagération  dans  tout  ce  que  nous  avons  dit  de  la  beauté  et 
du  fini  de  son  travail.  Cependant  le  chapitre  que  nous  transcrivons 
n'est  pas  des  plus  remarquables. 

«  Je  montrerai  plus  tard  comment  le  goût  prédominant  des  peuples 
démocratiques  pour  les  idées  très  générales  se  retrouve  dans  la  poli- 
tique; mais  je  veux  indiquer,  dès  à  présent,  son  principal  effet  en 
philosophie. 

«On  ne  saurait  nier  que  le  panthéisme  n'ait  fait  de  grands  progrès 
de  nos  jours.  Les  écrits  d'une  partie  de  l'Europe  en  portent  visible- 
ment l'empreinte.  Les  Allemands  l'introduisent  dans  la  philosophie, 
et  les  Français  dans  la  littérature.  Parmi  les  ouvrages  d'imagination 
qui  se  publient  en  France,  la  plupart  renferment  quelques  opinions 
ou  quelques  peintures  empruntées  aux  doctrines  panthéistiques,  ou 
laissent  apercevoir  chez  leurs  auteurs  une  sorte  de  tendance  vers  ces 
doctrines.  Ceci  ne  me  paraît  pas  venir  seulement  d'un  accident,  mais 
tenir  à  une  cause  durable. 

«  A  mesure  que,  les  conditions  devenant  plus  égales,  chaque  homme 
en  particuher  devient  plus  semblable  à  tous  les  autres ,  plus  faible  et 
plus  petit,  on  s'habitue  à  ne  plus  envisager  les  citoyens  pour  ne  con- 
sidérer que  le  peuple;  on  oublie  les  individus  pour  ne  songer  qu'à 
l'espèce. 

«  Dans  ces  temps ,  l'esprit  humain  aime  à  embrasser  à  la  fois  une 


I 


DE  LA  DÉMOCRATIE  EN  AMÉRIQUE.  897 

foule  d'objets  divers  ;  il  aspire  sans  cesse  à  pouvoir  rattacher  une 
foule  de  conséquences  à  une  seule  cause. 

«  L'idée  de  l'unité  l'obsède,  il  la  cherche  de  tous  côtés,  et,  quand  il 
croit  l'avoir  trouvée,  il  s'étend  volontiers  dans  son  sein  et  s'y  repose. 
Non -seulement  il  en  vient  à  ne  découvrir  dans  le  monde  qu'une 
création  et  un  créateur  ;  cette  première  division  des  choses  le  gêne 
encore,  et  il  cherche  volontiers  à  grandir  et  à  simpHfier  sa  pensée  en 
renfermant  Dieu  et  l'univers  dans  un  seul  tout.  Si  je  rencontre  un 
système  philosophique  suivant  lequel  les  choses  matérielles  et  imma- 
térielles, visibles  et  invisibles,  que  renferme  le  monde,  ne  sont  plus 
considérées  que  comme  les  parties  diverses  d'un  être  immense  qui  seul 
reste  éternel  au  milieu  du  changement  continuel  et  de  la  transforma- 
tion incessante  de  tout  ce  qui  le  compose,  je  n'aurai  pas  de  peine  à  con- 
clure qu'un  pareil  système,  quoiqu'il  détruise  l'individualité  humaine, 
ou  plutôt  parce  qu'il  la  détruit ,  aura  des  charmes  secrets  pour  les 
hommes  qui  vivent  dans  les  démocraties;  toutes  leurs  habitudes  in- 
tellectuelles les  préparent  à  le  concevoir  et  les  mettent  sur  la  voie 
de  l'adopter.  Il  attire  naturellement  leur  imagination  et  la  Cxe  ;  il, 
nourrit  l'orgueil  de  leur  esprit  et  flatte  sa  paresse. 

<(  Parmi  les  différens  systèmes  à  l'aide  desquels  la  philosophie  cher- 
che à  expliquer  l'univers,  le  panthéisme  me  paraît  l'un  des  plus  pro- 
pres à  séduire  l'esprit  humain  dans  les  siècles  démocratiques;  c'est 
contre  lui  que  tous  ceux  qui  restent  épris  de  la  véritable  grandeur  de 
l'homme  doivent  se  réunir  et  combattre.  » 

Évidemment  c'est  là  une  conjecture  plutôt  qu'une  observation.  Il 
n'y  a  peut-être  pas  dix  personnes  en  Amérique  qui  sachent  d'une 
manière  un  peu  exacte  ce  que  c'est  que  le  panthéisme ,  il  n'y  en  a 
peut-être  pas  une  seule  qui  l'ait  adopté  comme  doctrine  religieuse  et 
philosophique.  En  France  même,  où  sont  les  panthéistes?  Nulle  part. 
Une  secte  éphémère  avait  montré  dans  ses  rêves  quelques  tendances 
panthéistiques.  Tout  cela  n'est  plus.  C'était  une  de  ces  ébullitions  pas- 
sagères qui  ne  sont  qu'un  symptôme  de  l'inquiétude,  de  l'agitation 
des  esprits.  Ce  ne  sont  pas  là  des  tendances  sérieuses,  permanentes, 
moins  encore  des  croyances  établies,  des  doctrines  reçues.  Que  reste- 
t-il  hors  de  là?  Quelques  poésies,  quelques  romans  où  des  imagina- 
tions vagabondes  ont  jeté  quelques  aperçus  de  panthéisme,  unique- 
ment dans  le  but  de  parler  de  toutes  choses,  et  surtout  des  choses 
qu'on  sait  le  moins,  et  pour  oser  dire  ce  que  nul  ne  pense.  Encore 
une  fois  ce  n'est  pas  là ,  ce  nous  semble,  un  fait  assez  général ,  un  fait 
pouvant  servir  de  base  à  une  induction. 


898  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Reste  l'Allemagne,  où  les  doctrines  du  panthéisme  paraissent  en 
effet  avoir  acquis  un  certain  nombre  de  prosélytes  parmi  les  croyans 
en  philosophie.  Mais  quelle  que  soit  l'importance  de  ce  fait  qui  pro- 
bablement est  aussi  moins  sérieux  qu'on  ne  le  pense,  il  est  impossible 
de  ne  pas  faire  remarquer  que  l'Allemagne  est,  de  tous  les  pays 
qu'embrasse  la  civilisation  européenne,  précisément  celui  où  la  dé- 
mocratie, et  comme  idée  et  comme  fait  social,  est  le  moins  avancée. 

Nous  ne  voulons  pas  faire  ici ,  à  notre  tour,  des  conjectures  ambi- 
tieuses et  des  rapprochemens  hasardés.  Nous  pourrions  sans  cela 
soutenir  d'une  manière  plausible  que  rien  n'éloigne  du  panthéisme 
comme  h  démocratie,  et  que  les  doctrhies  pantliéistiques  ne  prennent 
racine  et  ne  se  développent  que  dans  les  pays  où  règne  la  théo- 
cratie, l'aristocratie,  le  despotisme.  Au  fait  de  l'Allemagne,  qui  est 
encore  le  pays  le  plus  aristocratique  et  le  plus  immobile  de  l'Europe, 
nous  pourrions  ajouter  le  fait  de  l'Egypte  ancienne  ,  de  l'Inde  mo- 
derne, etleïhibet,  et  la  Chine  et  le  Tonquin ,  pays  où  le  panthéisme 
s'est  développé  sous  des  formes  et  avec  des  modifications  diverses, 
€t  là,  certes,  il  n'a  pas  été  secondé  par  l'esprit  démocratique. 

Le  panthéisme ,  •dirions-nous ,  est  la  consolation  de  ceux  que  l'iné- 
galité opprime  ici-bas.  Ils  se  reposent  dans  leur  abjection,  en  pen- 
sant qu'ils  ne  sont  responsables  <le  rien ,  que  tout  ce  qui  les  afflige 
n'est  qu'un  phénomène  passager,  une  apparence  après  laquelle  op- 
presseurs et  opprimés  se  trouveront  également  absorbés  dans  la 
grande  unité.  Cette  doctrine  de  résignation,  d'immobilité  et  d'irres- 
ponsabilité convient  également  à  ceux  qui  oppriment  et  à  ceux  qui 
ne  se  sentent  pas  l'énergie  nécessaire  pour  résister  à  l'oppression. 

Nous  pourrions  ajouter,  et  nous  serions  de  plus  en  plus  dans  le 
vrai ,  que  le  panthéisme  est  le  terme  auquel  aboutissent  souvent  le 
mysticisme  religieux  et  l'abstraction  philoso]dùque. 

D'où  il  résulte  que  la  démocratie  et  le  panthéisme  sont  choses  à 
peu  près  incompatibles.  D'un  côté,  l'esprit  démocratique  c'est  la  puis- 
sance individuelle  et  la  responsabilité  personnelle  à  leur  plus  haute 
expression.  De  l'autre,  les  religions  des  peuples  démocratiques  n'affec- 
tent guère  le  mysticisme ,  et  leur  philosophie ,  loin  de  se  jeter  dans 
le  champ  indéfini  des  abstractions,  se  rapproche  tellement  du  positif 
et  de  l'utile ,  qu'il  y  a  une  sorte  de  courtoisie  à  lui  conserver  le  nom 
de  philosophie. 

Mais  c'est  trop  s'arrêter  sur  une  petite  question  particulière ,  sur 
un  des  points  les  moins  importans  de  l'ouvrage  de  M.  de  Tocqueville. 
Il  était,  on  peut  dire  impossible ,  d'échapper  à  tous  les  dangers  qu'of- 


DE   LA  DÉMOCRATIE   EN  AMÉRIQUE.  899 

frait  naturellement  le  sujet.  En  cherchant  à  saisir  toutes  les  questions 
qu'il  présente ,  un  esprit  subtil  et  fécond  pouvait-il  éviter  d'y  mettre 
quelque  chose  du  sien ,  et  ne  pas  attribuer  à  la  démocratie  un  peu 
plus  d'efficacité  qu'elle  n'en  a  réellement?  Est-il  facile,  dans  les  ma- 
tières morales  et  politiques,  de  suivre  rigoureusement  la  méthode 
inductive,  de  ne  rien  admettre  qui  ne  soit  le  résultat  direct  et  positif 
de  l'observation? 

M.  de  Tocqueville  aurait  pu  traiter  son  sujet  plutôt  en  historien 
qu'en  philosophe;  au  lieu  de  ces  analyses  fines,  ingénieuses,  de  dé- 
tail, qui  vous  font  pénétrer  jusqu'au  cœur,  jusque  dans  les  derniers 
replis  de  la  société  démocratique,  il  aurait  pu  prendre  la  société  amé- 
ricaine par  grandes  masses,  nous  la  décrire  à  grands  traits,  en  don- 
nant à  son  style  plus  de  mouvement,  un  coloris  plus  vif,  des  formes 
plus  variées.  Il  aurait  ainsi  échappé  complètement  aux  observations 
que  nous  avons  entendu  faire  au  sujet  de  son  livre  :  Il  n'y  a  chose  au 
monde,  grande  ou  petite,  importante  ou  non,  à  laquelle  M.  de  Toc- 
queville ne  mêle  la  démocratie;  la  forme  du  Hvre  est  quelque  peu 
monotone;  la  lecture  ne  laisse  pas  que  d'en  être  fatigante. 

Nous  n'avons  pas  dissimulé  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  fondé  dans  la 
première  observation;  mais  il  est  juste  d'ajouter  qu'elle  ne  peut  s'ap- 
pliquer qu'à  un  très  petit  nombre  de  pages  et  à  des  points  secon- 
daires. Partout  ailleurs  M.  de  Tocqueville  est  dans  le  vrai,  et  si 
quelques-uns  des  effets  qu'il  attribue  à  l'influence  démocratique 
paraissent  de  prime-abord  contestables ,  c'est  que  le  lien  de  cause 
à  effet  en  pareille  matière  n'est  pas  facile  à  saisir. 

Aussi  reconnaissons-nous  que  la  lecture  du  Uvre  de  M.  de  Toc- 
queville n'est  pas  de  celles  qu'ont  coutume  de  faire  les  hommes  d'au- 
jourd'hui. Elle  n'exige  pas  seulement  des  yeux,  mais  de  la  réflexion. 
Elle  n'est  pas  un  amusement,  elle  est  un  travail.  Elle  intéresse  forte- 
ment, mais  elle  n'est  pas  une  distraction. 

C'est  dire  que  M.  de  Tocqueville  a  fait  le  livre  qu'il  voulait  faire , 
et  que  nous  le  remercions  d'avoir  fait  un  livre  de  haute  philosophie 
politique ,  une  analyse  profonde  et  consciencieuse  d'un  état  social  très 
complexe,  mais  d'autant  plus  digne  d'être  étudié,  qu'il  recèle  dans 
ses  profondeurs  l'avenir  du  monde. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens  de  nos  paroles.  Nous  ne  vou- 
lons pas  dire  que  tôt  ou  tard  tous  les  états  des  deux  mondes  seront 
jetés,  pour  ainsi  dire,  dans  le  moule  américain.  Loin  de  là;  nous 
croyons ,  au  contraire ,  que  tôt  ou  tard  les  États-Unis  subiront  des 
transformations  qui  les  rapprocheront  de  nos  sociétés  européennes.. 


900  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

Nous  voulions  dire  seulement  que  l'avenir  du  monde,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  c'est  la  démocratie,  c'est-à-dire  l'abolition  du  pri- 
vilège, l'établissement  de  l'égalité  civile. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  regrettons  de  ne  pouvoir  entrer  ici  dans  les 
détails  de  l'ouvrage.  D'ailleurs,  nous  serions  embarrassé  pour  le 
choix.  Le  nombre  des  questions  à  la  fois  importantes  et  curieuses 
que  M.  de  Tocqueville  a  soulevées  est  si  grand ,  qu'on  n'a  pas  plutôt 
mis  le  doigt  sur  l'une  d'elles,  qu'on  éprouve  le  regret  de  ne  pas  avoir 
choisi  l'autre. 

Qu'on  nous  permette  seulement  de  rappeler  ici  une  question  qui 
nous  semble  des  plus  propres  à  faire  connaître  l'ingénieuse  sagacité, 
et  je  voudrais  pouvoir  dire  la  curiosité ,  des  recherches  de  M.  de 
Tocqueville,  Cette  question,  la  voici  :  Pourquoi  l'étude  de  la  littéra- 
ture grecque  et  latine  est  particulièrement  utile  dans  les  sociétés  dé- 
mocratiques? La  solution  que  le  lecteur  trouvera  dans  le  chap,  xv 
du  premier  volume  peut  se  résumer  en  ces  mots  :  Les  écrivains  de 
l'antiquité  n'ont  écrit  que  pour  les  connaisseurs;  rien  dans  leurs 
œuvres  ne  semble  fait  à  la  hâte  ni  au  hasard  ;  la  recherche  de  la 
beauté  idéale  s'y  montre  sans  cesse.  Les  littératures  démocratiques, 
au  contraire,  fourmillent  toujours  (dit  M,  de  Tocqueville)  de  ces 
auteurs  qui  n'aperçoivent  dans  les  lettres  qu'une  industrie,  et,  pour 
[  quelques  grands  écrivains  qu'on  y  voit,  on  y  compte  par  milliers  des 
vendeurs  d'idées.  Prise  dans  son  ensemble  (dit-il  ailleurs),  la  litté- 
rature des  siècles  démocratiques  ne  saurait  présenter,  ainsi  que  dans 
les  temps  d'aristocratie ,  l'image  de  l'ordre ,  de  la  régularité ,  de  la 
science  et  de  l'art  ;  les  formes  s'y  trouvent  d'ordinaire  négligées  et 
parfois  méprisées.  Le  style  s'y  montre  souvent  bizarre,  incorrect,  peu 
soigné  et  mou,  et  presque  toujours  hardi  et  véhément.  Les  auteurs 
y  viseront  à  la  rapidité  de  l'exécution  plus  qu'à  la  perfection  des 
détails.  On  tachera  d'étonner  plutôt  que  de  plaire,  et  l'on  s'efforcera 
d'entraîner  les  passions  plutôt  que  de  charmer  le  goût. 

Je  ne  veux  pas  demander  à  l'auteur  d'où  lui  sont  venues  toutes  ses 
observations  si  judicieuses,  si  spirituelles,  sur  la  littérature  des  peu- 
ples démocratiques.  Ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  d'Amérique,  «Les 
habitans  des  États-Unis  n'ont  point  encore,  à  proprement  parler, 
de  httérature.  Les  seuls  auteurs  qu'il  reconnaisse  aux  Américains» 
sont  des  journalistes,  »  Nous  pourrions  bien  soupçonner  M.  de  Toc- 
(|ueville  d'avoir,  en  écrivant  plusieurs  de  ses  chapitres ,  regardé  du 
coin  de  l'œil  ailleurs  qu'en  Amérique.  Il  ne  procède  pas  autant  qu'il 
t*n  a  l'air,  à  priori,  et  par  voie  de  .divination.  La  démocratie  améri- 


DE  LA  DÉMOCRATIE  EN   AMÉRIQUE.  901 

caine  n'est  pas  la  seule  qui  ait  fourni  des  couleurs  à  sa  palette.  Aussi 
aurions-nous  pu,  sans  crainte  d'erreur,  lorsque  la  lecture  de  certains 
chapitres  excitait  chez  nous  un  sourire  qui  n'était  pas  sans  quelque 
malice,  dire  à  certains  Européens  :  de  te  fabula  narratur.  Mais 
nous  ne  voulons  pas  trahir  les  secrets  de  l'auteur.  Au  dire  de  M.  de 
ïocqueville,  les  littératures  démocratiques  manquent  de  sagesse,  de 
goût,  de  beauté  idéale;  l'étude  des  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  est 
la  plus  propre  à  combattre  ces  défauts  littéraires.  C'est  là  un  point 
de  vue  ingénieux ,  nouveau  ;  nous  le  recommandons  à  ces  idolâtres 
des  temps  modernes  qui  voudraient  arracher  des  mains  de  nos  enfans 
Homère  et  Virgile,  et  renouveler  contre  le  grec  et  le  latin  le  décret 
solennel  de  proscription  dont  s'empressa  de  les  frapper  une  de  ces 
républiques  éphémères  que  la  révolution  française  fit  éclore  en  Italie. 

Rien  de  semblable  n'est  à  craindre  aujourd'hui.  Aussi  ce  n'est  pas 
pour  rassurer  les  amis  des  études  classiques  que  nous  avons  rap- 
pelé l'ingénieuse  observation  de  M.  de  Tocqueville.  Nous  voulions 
préparer  par  là  quelques  considérations  générales  qui  s'appliquent 
à  l'ensemble,  aux  tendances,  à  l'esprit  de  son  ouvrage. 

M.  de  Tocqueville  n'a  rien  dissimulé  sur  la  démocratie,  ni  le  bien 
ni  le  mal,  qui,  comme  dans  toutes  les  choses  humaines,  s'y  trouvent 
mélangés,  et  qui  ont  donné  naissance  à  tant  d'hymnes  et  à  tant  de 
satires,  les  uns  et  les  autres  également  éloignés  de  la  vérité.  Avec  une 
ame  noble,  un  caractère  élevé,  un  goût  exquis,  M.  de  Tocqueville 
ne  se  résigne  pas  facilement  à  ce  que  la  démocratie  lui  a  laissé  voir 
de  vulgaire,  de  désordonné,  de  trop  individuel  ;  ami  sincère,  éclairé, 
de  la  liberté  et  du  progrès  de  l'humanité,  il  ne  voudrait  certes  pas, 
en  eût-il  le  pouvoir,  nous  ramener  au  privilège,  et  acheter  l'élégance, 
le  luxe,  la  haute  culture  d'esprit,  la  puissance  morale  d'une  caste, 
par  la  pauvreté,  l'ignorance  et  l'asservissement  des  masses.  Il  accepte 
la  démocratie ,  non-seulement  comme  un  fait  nécessaire ,  comme  le 
développement  naturel  des  nations,  il  l'accepte  aussi  comme  un  pro- 
grès ,  comme  un  bien ,  mais  comme  un  bien  qui  n'est  pas  sans  mé- 
lange et  qui  laisse  quelque  chose  à  désirer. 

Dès-lors  il  ne  s'est  pas  seulement  appliqué  à  nous  faire  connaître 
l'influence  naturelle  de  la  démocratie  sur  le  mouvement  intellectuel, 
sur  les  sentimens  et  les  mœurs;  il  n'a  pas  mis  sous  nos  yeux  avec 
une  sorte  d'indifférence  philosophique  les  conséquences  fâcheuses  de 
certaines  tendances  démocratiques,  comme  un  naturaliste  parlerait 
des  épines  et  des  poisons  de  certaines  plantes.  M.  de  Tocqueville , 
partout  où  il  a  été  frappé  d'un  inconvénient,  a  cherché  avec  soin  le 

TOME  XXIII.  57 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

correctif,  soit  dans  la  démocratie  elle-même,  soit  dans  d'autres  insti- 
tutions, qui,  loin  d'être  incompatibles  avec  elle,  peuvent  au  con- 
traire s'y  rattacher  et  la  modifier  utilement. 

C'est  ainsi  qu'il  demande  au\  études  classiques  de  corriger  ce  qu'elle 
a  d'incorrect  et  de  vulgaire  dans  ses  productions. 

C'est  ainsi  qu'il  demande  à  la  liberté  politique  de  tirer  par  des 
institutions  lisraes  les  hommes  de  leurs  intér-lts  individuels,  de  les 
arracher  de  temps  à  autre  à  la  vue  d'eux-mêmes ,  et  de  les  forcer  à 
s'oublier  en  quelque  sorte  eux-mêmes  et  à  songer  à  leurs  semblables, 
ne  fût-ce  que  par  ambition.  «  Quand  le  public  gouverne,  il  n'y  a  pas 
d'hommes  qui  ne  sache  le  prix  de  la  bienveillance  publique  et  qui 
ne  cherche  à  la  captiver  en  s'attirant  l'estime  et  l'affection  de  ceux 
au  milieu  desquels  il  doit  vivre.  Plusieurs  des  passions  qui  glacent  les 
cœurs  et  les  divisent  sont  alors  obligées  de  se  retirer  au  fond  de  l'ame 
et  de  s'y  cacher.  L'orgueil  se  dissimule,  le  mépris  n'ose  se  faire  jour; 
l'égoïsme  a  peur  de  lui-même.  « 

C'est  ainsi,  encore  qu'il  demande  aux  journaux  de  rendre  la  possi- 
bilité de  s'entendre  et  d'agir  en  commun  à  des  hommes  qui  ne  sont 
plus  liés  entre  eux  d'une  manière  solide  et  permanente,  comme  dans 
les  aristocraties.  «  Les  principaux  citoyens  qui  habitent  un  pays 
aristocratique  s'aperçoivent  de  loin;  et  s'ils  veulent  réunir  leurs 
forces,  ils  marchent  les  uns  vers  les  autres,  entraînant  une  multitude 
à  leur  suite.  »  Dans  les  démocraties,  «  cela  ne  peut  se  faire  habituel- 
lement et  commodément  qu'à  l'aide  d'un  journal;  il  n'y  a  qu'un 
journal  qui  puisse  venir  déposer  au  même  moment  dans  mille  esprits 
la  même  pensée.  Les  journaux  deviennent  donc  plus  nécessaires  à 
mesure  que  les  hommes  sont  plus  égaux,  et  l'individualisme  plus  à 
craindre.  Ce  serait  diminuer  leur  importance  que  de  croire  qu'ils  ne 
servent  qu'à  garantir  la  liberté;  ils  maintiennent  la  civilisation.  « 

Enfin,  c'est  à  l'esprit  d'association  qu'il  demande  de  corriger  ce 
que  y  individualisme  met  de  décousu  et  par-là  de  faiblesse,  d'impuis- 
sance chez  les  peuples  démocratiques.  Ainsi  qu'il  le  fait  observer,  «  il 
existe  un  rapport  nécessaire  entre  les  associations  et  les  journaux  : 
les  journaux  font  les  associations,  et  les  associations  font  les  journaux  ; 
et,  s'il  a  été  vrai  de  dire  que  les  associations  doivent  se  multiplier  à 
mesure  que  les  conditions  s'égalisent,  il  n'est  pas  moins  ceitain  que 
le  nombre  des  journaux  s'accroît  à  mesure  que  les  associations  se 
multiplient,  y 

Cette  partie  de  son  travail  où  M.  de  Tocqueville  s'applique  à  mettre 
en  lumière  tout  ce  qui  peut  atténuer  et  faire  disparaître  les  incon- 


DE  LA  DÉMOCRATIE  EN   AMÉRIQUE.  90^ 

véniens  de  la  démocratie,  donne  à  son  livre  je  dirai  presque  un  par- 
fum de  haute  moralité ,  €t  attache  singulièrement  le  lecteur  à  l'écri- 
vain, le  lecteur  demeurant  de  plus  en  plus  convaincu  que  l'esprit  et 
l'ame  de  l'écrivain  ont  également  contribué  à  son  ouvrage. 

Au  surplus  nous  ne  voulons  pas  dissimuler  en  terminant  que  nous 
n'éprouvons  pas  les  craintes  que  la  démocratie  paraît  inspirer,  même 
à  plusieurs  de  ses  amis.  Ces  craintes  sont  dues,  nous  le  croyotis,  à 
une  confusion  de  deux  idées  que  M.  de  Tocqueville  lui-même  n'a 
peut-être  pas  suffisamment  distinguées  et  séparées  :  je  veux  dire  l'éga- 
lité civile  et  l'égalité  des  conditions. 

C'est  l'égalité  civile ,  en  d'autres  termes  l'abolition  du  privilège  et 
l'établissement  du  droit  commun  qui  constitue  la  véritable  démocratie, 
ce  principe  dont  la  France  du  xviii"  siècle  a  été  l'apôtre,  et  qui, 
grâce  à  elle,  se  trouve  aujourd'hui  réalisé  dans  nne  partie  des  deux 
mondes.  C'est  là  le  principe  dont  les  conquêtes  sont  certaines  ;  c'est 
la  loi  qui  prendra  tôt  ou  tard  possession  de  l'univers;  car  l'égalité 
civile,  c'est  la  justice. 

Quant  à  l'égalité  des  conditions,  à  l'égalité  de  fait ,  à  l'égalité  ma- 
térielle (peu  importe  le  nom),  elle  n'existe  nulle  part,  elle  n'a  jamais 
existé,  elle  n'existera  jamais,  parce  qu'elle  est  contraire  à  la  nature 
humaine,  contraire  au  droit  :  c'est  l'injustice. 

L'injustice  opposée,  c'est-à-dire  le  privilège,  a  pu  exister  long- 
temps ,  parce  qu'elle  avait  pour  elle  les  faits  extérieurs ,  l'apparence , 
et  qu'on  a  pu  conclure  à  tort  de  l'apparence  au  droit.  Aristote  lui- 
même  s'y  est  trompé.  Mais  l'égalité  des  conditions,  voulant  s'ériger 
en  principe,  n'aurait  pour  elle  ni  le  fait  ni  le  droit,  ni  la  réalité  ni 
l'apparence. 

Dès-lors  la  plupart  des  inconvéniens  qu'on  signale  dans  les  démo- 
craties ont  peu  d'importance.  Si  on  veut  y  rélléchir,  on  pourra  facile- 
ment se  convaincre  qu'ils  ne  seraient  à  redouter  que  dans  un  pays  où 
le  sol  ne  serait  pas  approprié.  Aussi,  ceux  qui  demandent  l'abolition 
de  la  propriété  foncière  sont  dans  leur  système  parl'aitemerit  fondés 
et  conséquens. 

Avec  l'inégalité  inévitable  des  conditions  et  l'appropriation  du  sol, 
les  pays  démocratiques  n'ont  rien  de  sérieux  à  craindre  de  l'excès  de 
\ individualisme.  L'édifice  social  ne  manque  ni  de  base  ni  de  ciment. 

A  cet  égard  nous  persistons  à  croire  que  les  Etats-Unis  présentent 
à  l'observateur  des  faits  qui,  généralisés,  conduiraient  à  de  fausses 
inductions.  Pays  neuf,  sans  antécédens,  sans  histoire,  et  placé  dans 

57. 


904^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  circonstances  économiques  toutes  particulières ,  l'Amérique  offre 
entre  l'égalité  civile  et  l'égalité  de  fait  un  rapprochement  qui  n'ap- 
partient qu'à  elle,  qui  n'existe  pas  et  n'existera  jamais  dans  nos  vieilles 
sociétés,  et  qui  cessera  d'exister  en  Amérique  à  mesure  que  ce  pays 
vieillira,  que  la  population  en  deviendra  de  plus  en  plus  dense,  lors- 
qu'il n'y  aura  plus  de  terres  fertiles  vacantes ,  et  qu'un  nombre  plus 
ou  moins  considérable  d'Américains,  gorgés  enOn  de  richesses,  de- 
viendront des  hommes  de  loisir  et  commenceront  à  éprouver  d'autres 
besoins  que  celui  de  gagner  de  l'argent. 

Tout  cela  existe  depuis  long-temps  chez  nous,  et  on  se  tromperait 
fort  si  on  imaginait  que  cela  va  disparaître.  Les  hommes  faits  ne 
reviennent  pas  à  l'enfance;  c'est  l'enfance  qui  marche  vers  la  virilité. 
C'est  l'Amérique  qui,  à  sa  manière,  marche  vers  l'Europe;  l'Europe 
ne  peut  se  faire  américaine. 

Rossi. 


MÉHÉMEÏ-ALI 


APEnÇWJ   GàxÉRAÏÏj  St/Mt  M/ÉGVPTK, 

PAR    CLOT-BEY. 


Méhémet-Ali  a  beaucoup  d'admirateurs  en  Europe.  Je  ne  voudrais 
point  cependant  le  juger  d'après  les  éloges  de  ses  panégyristes.  Ils 
admirent  surtout  dans  Méhémet-Ali  l'homme  qui  a  beaucoup  em- 
prunté à  l'Europe;  j'admirerais  plutôt,  quant  à  moi,  l'homme  qui  a 
beaucoup  gardé  de  l'Orient.  Ainsi  j'entends  dire  partout  que  Méhé- 
]net-Ali  a  voulu  créer  un  empire  arabe;  c'est  de  cela  qu'on  le  loue,  et 
même  M.  Clot-Bey,  un  de  ses  derniers  panégyristes,  dans  son  Aperçu^ 
général  de  rÉgi/ple,  trouve  que,  quoique  le  pacha  ait  beaucoup  fait 
pour  accomplir  l'œuvre  de  l'empire  arabe,  il  n'a  pas  cependant  encore 
fait  assez  ;  il  aurait  voulu  que  le  pacha  proclamât  son  indépendance 
absolue.  «  L'idée  de  la  fondation  d'un  empire  arabe  n'est  pas  chimé- 
rique, dit  M.  Clot-Bey,  comme  l'ont  prétendu  quelques  personnes. 
Cette  idée,  d'ailleurs,  a  la  sanction  de  Napoléon ,  à  défaut  d'autres.  )) 
Et  là-dessus  M.  Clot-Bey  cite  un  passage  des  Mémoires  de  Sainte- 
Hélène  où  Napoléon  dit  que,  si  le  pouvoir  en  Egypte  eût  été  confié 
à  un  pacha  qui ,  comme  celui  d'Albanie ,  se  fût  recruté  dans  le  pays 
même ,  l'empire  arabe ,  composé  d'une  nation  tout-à-fait  distincte , 
qui  a  son  esprit,  ses  préjugés,  son  histoire  et  son  langage  à  part,  qui 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

embrasse  l'Egypte,  l'Arabie  et  une  partie  de  l'Afrique,  fût  devenu 
indépendant  comme  celui  du  Maroc.  » 

Quoiqu'il  soit  téméraire,  surtout  de  nos  jours,  de  douter  de  l'in- 
faillibilité des  paroles  de  ^'apoléon ,  je  me  permettrai  de  faire  remar- 
quer que  Méhémet-Ali  me  semble  avoir  fait  justement  le  contraire 
de  ce  que  voulait  Napoléon,  et  c'est  peut-être  pour  cela  qu'il  est 
encore  debout  et  qu'il  a  fondé  un  grand  pouvoir,  sinon  l'empire 
arabe.  Ainsi  Mébémet-Ali  a  recruté  ses  soldats  en  Egypte,  je  l'avoue, 
mais  il  n'a  pris  parmi  les  Égyptiens  aucun  officier  :  le  commande- 
ment appartient  partout  aux  Turcs  ou  Mamcloucks;  ainsi  il  n'a  pas 
mis,  comme  en  Albanie,  l'autorité  entre  les  mains  des  habitans  du 
pays ,  et  par  là  il  a  échappé ,  et  l'Egypte  avec  lui ,  à  cette  anarchie 
qui  est  l'état  permanent  de  l'Albanie.  Enfin,  il  n'a  jamais  fondé  ni 
voulu  fonder  d'empire  arabe,  car  il  s'est  toujours  reconnu  sujet  de  la 
Porte  ottomane,  en  dépit  de  ses  admirateurs  européens,  qui  lui  con- 
seillaient, comme  M.  Clot-Bey,  de  proclamer  son  indépendance 
absolue. 

Qu(;  croire  donc  maintenant?  M.  Clot-Bey,  dans  sa  pensée  favorite 
d'un  empire  arabe,  a  contre  moi  Napoléon  ;  mais  contre  M.  Clot-Bey, 
j'ai  pour  moi  Méhémet-Ali.  M.  Clot-Bey  lui-même  serait  embarrassé 
de  choisir. 

Je  reviendrai  plus  tard  sur  ces  idées  d'indépendance  et  sur  ce  que 
Méhémet-Ali  me  paraît  lui-même  en  penser.  Je  veux  venir,  sans  plus 
attei:  ire,  à  un  autre  reproche  que  M.  Clot-Bey  fait  à  Méhémet-Ali, 
parce  que  ce  reproche  me  paraît  encore  un  éloge,  et  que,  par  je  ne 
sais  quel  malencontreux  hasard ,  on  M.  Clot-Bey  voit  un  tort  dans  son 
héros,  je  vois  presque  un  mérite. 

«  Les  rayas,  dit  M.  Clot-Bey,  ne  participent  ni  aux  mêmes  charges 
ni  aux  mêmes  avantages  politiques  que  les  musulmans...  Opérer  uti 
rapprochement  entre  les  rayas  et  les  musulmans,  en  accordant  à 
ceux-là  l'égalité  des  droits,  tel  est  le  but  que  doit  se  proposer  en 
Turquie  toute  politique  prévoyante  et  qui  veut  sincèrement  la  régé- 
nération de  l'empire  ottoman Pour  ma  part,  si  j'avais  un  avis  à 

donner  au  vice-roi  d'Egypte ,  je  lui  conseillerais  d'établir  l'égalité 
civile  et  politique  entre  ses  sujets  musulmans  et  ses  sujets  rayas.  » 
C'est  ce  que  Méhémet-Ali  u'a  point  fait,  et  c'est  ici  surtout  que  je 
remarque  la  différence  entre  lui  et  ses  admirateurs;  ses  admirateurs, 
qui  raisonnent  avec  leurs  idées  européennes,  et  qui  ne  trouvent  bon 
que  ce  qui  est  européen;  Méhémet-Ali,  qui  veut  bien  emprunter  à 
l'Europe  ses  arts,  ses  machines,  ses  sciences,  son  industrie,  mais  qui 


MÉHÉMET-ALI.  907 

veut,  avant  tout,  rester  oriental,  c'est-à-dire  Turc  et  musulman.  Ces 
deux  mots  sont  précieux ,  car  ils  contiennent  un  système  complet  de 
gouvernement. 

Méhémet-Ali  est  Turc;  il  ne  parle  que  le  turc,  c'est  aux  Turcs 
qu'il  a  partout  confié  l'autorité;  mais  ce  n'est  pas  par  esprit  de  corps, 
si  j'ose  ainsi  parler,  qu'il  a  agi  de  cette  manière,  c'est  par  une  juste 
appréciation  de  l'état  de  l'Egypte  et  du  caractère  des  diverses  nations 
qui  l'habitent. 

Je  ne  sais  pas  si  sous  les  Pharaons  la  nationalité  égyptienne  était 
forte  ou  non;  mais  depuis  ce  temps  elle  est  morte  et  bien  morte. 
Conquise  par  tous  les  peuples  qui  ont  joué  un  grand  rôle  sur  la  terre, 
l'Egypte  a  perdu  depuis  long-temps  l'habitude  de  s'appartenir  à  elle- 
même.  Il  y  a  dans  ce  pays  plusieurs  races  de  vainqueurs,  vaincus  à 
leur  tour  et  asservis.  Les  Arabes  sont  eux-mêmes  un  de  ces  peuples 
qui,  après  avoir  conquis  l'Egypte,  l'ont  laissé  conquérir.  Les  Turcs 
sont  les  derniers  conquérans.  11  n'y  a  donc  en  Egypte  aucune  race, 
sauf  les  Coptes  peut-être,  qui  puisse  se  targuer  d'être  la  race  natio- 
nale; et  c'est  là  aussi  bien  l'état  de  l'Orient  presque  tout  entier,  vieille 
terre  occupée  par  toutes  les  nations,  antique  auberge  où  passent 
tous  les  peuples  sans  qu'aucun  puisse  dire ,  à  meilleur  titre  qu'un 
autre.  Cette  terre  est  la  mienne.  Dans  ces  pays  de  conquête  immémo- 
riale, la  différence  des  races  est  tout,  et  c'est  cette  différence  qui  fait 
les  maîtres  et  les  sujets.  Les  Turcs  en  Egypte  sont  la  race  militaire, 
la  race  habituée  à  commander,  et  elle  a  le  talent  du  gouvernement. 
Les  Turcs  ont  l'intelligence  moins  prompte  et  moins  ardente  que  les 
Arabes;  mais  ils  ont  le  caractère  plus  ferme  et  plus  persévérant,  et 
c'est  par  le  caractère  qu'on  gouverne  bien  plus  que  par  l'esprit.  C'est 
une  vérité  éprouvée  en  (Jrient,  et  dont  l'Occident  aussi  fera  peu  à 
peu  l'expérience. 

La  différence  entre  la  race  turque  et  la  race  arabe,  en  Egypte,  est 
un  curieux  sujet  d'études  et  de  rétlexions.  L'Arabe ,  pris  individuel- 
lement, est,  disent  les  voyageurs  les  plus  éclairés,  supérieur  au 
Turc.  Mais,  dans  la  lutte  entre  nations,  la  supériorité  des  individus 
est  peu  de  chose;  ce  qui  donne  l'ascendant,  c'est  ce  que  j'appelle- 
rais volontiers  le  penchant  à  la  cohésion ,  c'est-à-dire  l'esprit  d'en- 
semble, l'aptitude  à  commander  ou  à  obéir,  qui,  vue  de  haut,  est  la 
même  chose.  C'est  sous  ce  point  de  vue  que  la  race  arabe  est  infé- 
rieure à  la  race  turque.  Enthousiaste,  spirituelle,  pleine  de  grâce, 
faite  pour  la  poésie  et  pour  les  aventures,  sobre,  dure  à  la  fatigue^ 
aussi  gaie  et  aussi  mobile  que  la  race  turque  est  sérieuse  et  grave. 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ha  race  arabe  est  encore  ce  que  nous  la  voyons  dans  l'histoire,  ce 
isont  encore  les  Arabes  de  Grenade  et  de  Cordoue.  Mais  quand, 
oubliant  un  instant  l'éclat  de  leurs  conquêtes ,  nous  examinons  de 
près,  même  dans  l'histoire,  le  caractère  de  la  race  arabe,  que  voyons- 
nous?  une  race  dont  l'enthousiasme  religieux  a  fait  une  armée  plutôt 
qu'une  nation,  qui  a  conquis  une  partie  du  monde,  mais  qui  n'en  a 
pas  fait  un  empire ,  comme  ont  fait  les  Romains  ;  elle  en  a  fait  je  ne 
sais  combien  d'empires  divers;  et  ces  empires,  qu'ils  ont  été  courts 
et  passagers!  Que  de  dynasties  précipitées  les  unes  sur  les  autres! 
quel  chaos,  et  dans  ce  chaos  quel  mouvement  rapide  et  tumultueux! 
L'unité  et  la  durée,  voilà  ce  qui  a  toujours  manqué  aux  pouvoirs  créés 
par  la  race  arabe.  Venus  du  Midi ,  ces  pouvoirs  ont  eu  pour  ainsi  dire 
la  vie  des  plantes  de  leurs  climats,  une  végétation  brillante  et  courte; 
tandis  que ,  venue  du  Nord ,  la  race  turque  a  fondé  un  empire  qui 
expire  aujourd'hui,  mais  qui  dure  depuis  cinq  cents  ans  et  plus.  Pour 
un  empire  en  Orient,  cinq  cents  ans  de  durée,  c'est  l'éternité. 

Ainsi  l'histoire,  de  ce  côté,  s'accorde  avec  le  jugement  de  Méhé- 
met-Ali.  Même  dans  ses  beaux  jours,  la  race  arabe  n'est  pas  faite 
pour  le  commandement.  Dégradée  en  Egypte  par  un  long  esclavage, 
elle  n'a  rien  de  ce  qu'il  faut  pour  gouverner.  A  ce  sujet,  je  ne  veux 
point  d'autre  témoignage  que  celui  de  M.  Clot-Bey.  M.  Clot-Bey  est 
très  favorable  à  la  race  arabe.  Il  énumère  avec  complaisance  tout  ce 
que  Méhémet-Ali  a  fait  pour  régénérer  la  race  arabe,  et  il  l'en  loue 
beaucoup;  puis  il  continue  :  «  Les  Égyptiens  n'ont  point  l'instinct  du 
commandement,  voilà  pourquoi  le  vice-roi  n'a  pas  pu  leur  confier  les 
premiers  postes.  Quoique  très  intelligens,  s'ils  ne  sont  pas  dirigés,  ils 
ne  savent  rien  mener  afin.  Les  Turcs,  au  contraire,  accoutumés  à  la 
supériorité,  ont  cette  tenue,  cette  dignité,  cette  confiance  en  soi,  qui 
sont  nécessaires  à  ceux  qui  gouvernent.  «  J'ajouterai  au  témoignage 
de  M.  Clot-Bey  un  autre  témoignage  qui  confirmera  encore  la  jus- 
tesse du  système  de  Méhémet-Ali  à  l'égard  des  Arabes.  Les  religieux 
de  la  Terre-Sainte  ne  se  recrutent  pas  parmi  les  habitans  du  pays;  les 
pères  sont  tous  Européens,  et  comme  quelqu'un  leur  demandait  la 
cause  de  cette  exclusion  :  «  On  ne  peut  jamais  faire  complètement 
fond  sur  un  Arabe,  répondit  un  des  pères,  et  le  saint-siége  ne  veut 
pas  leur  confier  l'exercice  du  pouvoir  sacerdotal.  »  Ainsi  Méhémet- 
Ali  et  le  pape  jugent  de  la  môme  manière  la  race  arabe.  Ils  lui  trou- 
vent beaucoup  d'esprit  et  d'intelligence,  et  la  regardent  cependant 
comme  incapable  de  se  gouverner  elle-même,  soit  dans  l'ordre  civil, 
soit  dans  l'ordre  religieux. 


MÉHÉMET-ALI.  909 

Je  voudrais  expliquer  en  passant  pourquoi  M.  Clot-Bey  est  favo- 
rable à  la  race  arabe;  cette  explication,  d'ailleurs,  ne  m'écartera  pas 
beaucoup  du  sujet  que  je  traite  en  ce  moment. 

M.  Clot-Bey  est  directeur-général  du  service  médical  en  Egypte.  Il 
a  fondé  l'enseignement  de  la  médecine  dans  ce  pays  ;  il  a  eu  des 
Arabes  pour  élèves,  et,  comme  tous  les  hommes  qui  ont  été  chargés 
d'enseigner  quelque  chose  aux  Arabes,  il  a  été  frappé  de  leur  faci- 
lité à  apprendre.  Quelques  observateurs  attentifs  ont  pensé  que  la 
race  arabe  avait  surtout  cette  faculté  d'imitation  qui  caractérise  aussi 
les  Slaves,  mais  qu'elle  n'avait  pas  cette  intelligence  ferme  et  forte 
qui  s'approprie  la  science  et  qui  la  féconde  par  son  travail.  La  mé- 
moire chez  les  Arabes  agit  plus  que  le  jugement  :  ils  apprennent 
vite  et  oublient  de  même.  Cette  facilité  à  apprendre  doit  naturelle- 
ment séduire  les  hommes  qui  sont  chargés  de  les  instruire,  surtout 
si  ces  hommes  sont  des  étrangers  qui  passent  quelques  années  dans 
le  pays  et  s'éloignent  cnisuite  sans  savoir  si  l'effet  de  leurs  leçons  est 
efOcace  et  durable.  Si  cette  observation  sur  les  facultés  imitatrices  de 
la  race  arabe  est  juste,  il  est  curieux  de  voir  comment  l'Europe  a, 
pour  ainsi  dire,  à  ses  deux  pôles,  au  nord  et  au  midi,  deux  races» 
l'une,  la  race  slave,  et  l'autre,  la  race  arabe,  destinées  par  la  nature 
même  de  leur  esprit  à  recueillir  l'héritage  de  la  civilisation  euro- 
péenne sans  l'augmenter,  et  à  s'approprier  de  cette  civilisation  tout  ce 
qu'elle  a  de  mécanique  et  d'extérieur,  c'est-à-dire  ses  sciences  et  son 
luxe  peut-être,  sans  pouvoir  prendre  ce  qui  en,  fait  la  sève  et  la  vertu  ; 
races  que  la  Providence  semble  appeler  aux  époques  de  transition , 
pour  conserver  et  pour  transmettre  le  dépôt  de  la  civilisation,  mais 
qui  ne  créent  ni  une  idée,  ni  une  science  nouvelle.  J'ajouterais,  si  je 
ne  craignais  pas  de  pousser  trop  loin  la  subtilité,  qu'aux  époques  où 
ces  races  prennent  l'ascendant  dans  le  monde,  il  se  fait  ordinairement 
dans  la  civilisation  même  qu'elles  sont  destinées  à  imiter  un  travail 
curieux  de  nivellement,  je  veux  dire  que  cette  civilisation  descend 
alors  et  se  met  à  la  portée  de  tous,  soit  pour  les  idées,  soit  pour  les 
sciences,  qu'elle  se  répartit  et  qu'elle  se  distribue  plus  également. 
C'est  l'époque  où  tout  le  monde  a  de  l'esprit ,  où  toutes  choses  s'ex- 
pliquent à  tous  avec  grâce,  avec  facilité,  où  tout  se  comprend,  où 
tout  le  monde  a  l'air  d'avoir  du  génie,  soit  en  politique,  soit  en  litté- 
rature, parce  que  la  mémoire  supplée  à  la  pensée  et  le  dire  au  savoir, 
c'est  enfin  l'époque  des  journaux  et  des  journalistes.  Mais,  en  se  ré- 
pandant de  cette  manière,  cette  civilisation  se  diminue  et  s'amincit , 
il  faut  l'avouer,  et  cet  affaiblissement  môme  la  prépare  et  la  propor- 


^*^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tienne  à  l'esprit  des  races  imitatrices  qui  doivent  en  devenir  les  dépo- 
sitaires. 

En  mettant  la  race  arabe  au  second  rang  et  la  race  turque  au  pre- 
mier, Méhémet-Ali  n'a  donc  pas  suivi  seulement  l'habitude  et  la 
routine,  il  a  eu  de  bonnes  raisons,  des  raisons  philosophiques.  Ces 
raisons,  les  sait-il  telles  que  nous  venons  de  chercher  à  les  donner? 
Non,  à  Dieu  ne  plaise!  C'est  la  supériorité  du  bon  sens  sur  la  phi- 
losophie d'agir  comme  s'il  était  philosophe  et  de  ne  pas  l'être,  c'est- 
à-dire  de  trouver  la  vérité  comme  le  philosophe,  mais  de  la  trouver 
sans  tâtonnement,  sans  hésitation,  sans  se  demander  si  c'est  bien 
la  vérité.  Méhéraet-Ali  n'a  point  raisonné  sur  l'infériorité  de  la  race 
arabe  à  l'égard  de  la  race  turque;  mais  il  l'a  sentie  et  il  a  agi  en 
conséquence.  «  J'ai  fait,  disait-il  à  un  voyageur  français,  j'ai  fait 
en  Egypte  ce  que  les  Anglais  ont  fait  aux  Indes.  Leurs  soldats  in- 
diens sont  commandés  par  des  ofliciers  anglais,  et  vous-mêmes,  si 
vous  formez  à  Alger  des  régimens  arabes ,  vous  n'y  placerez  que  des 
officiers  français.  Le  Turc  est  bien  plus  propre  à  la  guerre  et  au  com- 
mandement que  l'Arabe;  il  se  sent  fait  pour  ordonner,  et  l'Arabe,  en 
sa  présence,  sent  qu'il  est  fait  pour  obéir.  J'ai  vu  une  fois  un  rassem- 
blement de  trois  mille  Arabes;  il  semblait  qu'ils  allaient  tout  détruire. 
J'ai  envoyé  un  de  mes  officiers  avec  trente  Turcs ,  et  toute  cette 
multitude  s'est  dispersée.  Dans  la  guerre  de  18.32,  les  Arabes  se  sont 
bien  battus;  c'est  qu'ils  suivaient  leurs  officiers.  Tout  mon  art,  c'est 
de  m'attirer  des  officiers  turcs.  Heureusement  pour  moi  que  le  sultan 
donne  de  faibles  appointemens;  j'en  ai  donné  de  plus  considérables, 
et  les  officiers  sont  venus  chez  moi.  Il  m'a  fallu  ensuite  m'assurer  de 
leur  fidélité;  j'en  ai  trouvé  le  moyen  en  les  empêchant  de  devenir 
propriétaires  et  de  se  créer  à  eux-mêmes  une  influence  personnelle 
sur  la  population.  » 

Méhémet-Ali  n'est  pas  seulement  Turc  parce  qu'il  se  sert  des  Turcs 
pour  gouverner;  il  est  Turc  surtout  parce  qu'il  veut  être  un  pacha 
faisant  partie  de  l'empire  turc;  il  est  Turc  par  sa  soumission  à  l'égard 
de  la  Porte  ottomane.  Cette  soumission,  aux  yeux  des  Européens,  a 
l'air  d'une  plaisanterie;  singulière  soumission,  en  effet,  que  celle 
d'un  homme  qui,  en  deux  ans,  a  fait  deux  fois  la  guerre  à  son  sou- 
verain, qui  l'a  vaincu,  qui  lui  a  arraché  des  provinces  par  la  force  des 
armes  Mais  dans  les  idées  de  l'Orient,  tout  cela  n'empêche  pas  que 
Méhémet  ne  soit  l'esclave  du  glorieux  sultan;  seulement  c'est  un  es- 
clave qui  bat  son  maître.  Cela  d'ailleurs  n'étonne  et  n'embarrasse  nulle- 
ment les  Orientaux,  et  je  me  hâte  de  dire  qu'il  n'y  a  tout  au  plus  que 


MÉHÉMET-ALl.  91t 

deux  cents  ans  que  nous  sommes  en  Occident  plus  difOciles  en  fait 
de  soumissions.  Pendant  long-temps,  sous  le  régime  féodal,  nous 
avons  vu  des  vassaux  faisant  la  guerre  à  leur  suzerain,  et,  jusque 
sous  Louis  XIV,  le  prince  de  Condé  faisant  la  guerre  au  roi,  sans 
que  pour  cela  le  vassal  crût  avoir  rompu  tout  lien  avec  son  suzerain. 
La  guerre  ne  détruisait  pas  les  titres  de  vassalité  et  de  suzeraineté; 
elle  en  suspendait  tout  au  plus  l'effet.  Tel  est  encore  l'état  des  choses 
en  Orient,  où  le  moyen-âge,  que  nos  poètes  et  nos  historiens  cher- 
chent tant,  est  encore  tout  vivant  avec  ses  mœurs,  ses  idées  et  ses 
habitudes.  En  Turquie,  un  pacha  fait  la  guerre  au  sultan;  s'il  est 
vaincu,  il  a  le  cou  coupé;  s'il  est  vainqueur,  il  est  honoré  et  caressé 
jusqu'à  ce  qu'on  puisse  l'étrangler  :  tout  cela  paraît  dans  l'ordre.  C'est 
l'histoire  de  l'empire  turc  depuis  sa  fondation ,  et  personne  ne  s'en 
étonne.  La  guerre  de  Méhémet-Ali  contre  le  sultan ,  qui ,  en  Occi- 
dent, nous  paraît  une  énormité,  en  Orient  paraît  chose  toute  simple. 
Voilà  ce  que  Méhémet-Ali  sait  très  bien,  et  c'est  sur  cette  idée  qu'il 
a  réglé  toute  sa  conduite. 

Les  deux  attributs  de  la  souveraineté  en  Orient  sont  la  prière 
et  la  justice.  Di  prière,  en  Egypte,  se  fait  au  nom  du  sultan,  et  la 
justice  se  rend  aussi  au  nom  du  sultan.  M.  Clot-Bey  dit  que  le  sultan 
envoie  chaque  année  au  Caire  un  grand  kady  dont  la  juridiction 
s'étend  sur  toute  l'Egypte.  Jamais  Méhémet-Ali  ne  manque  une  oc- 
casion de  témoigner  son  respect  pour  le  sultan  :  il  l'envoie  iéliciter 
sur  la  naissance  de  ses  enfans;  il  a  partout  le  ton  d'un  sujet  à  l'égard 
de  son  maître,  et  je  crois  que  ce  ton  est  sincère.  Méhémet-Ali  veut 
gouverner  absolument  ses  pachalicks,  et  il  veut  en  avoir  plusieurs; 
mais  en  Orient  l'autorité,  même  déléguée,  est  toujours  absolue.  Un 
pacha  est  maître  dans  sa  province.  Ce  n'est  point  un  préfet  qui  reçoit 
ses  directions  d'un  ministre,  c'est  un  homme  qui  commande  à  ses 
risques  et  périls.  Méhémet-xVli  veut  avoir  plusieurs  pachalicks  pour 
être  plus  puissant,  mais  non  pour  être  indépendant,  à  peu  près  comme 
nos  anciens  vassaux  cherchaient  à  avoir  le  plus  de  iieis  possible. 
Rien  dans  cette  sorte  de  prétentions  ne  choque  les  idées  des  Orien- 
taux. Il  les  choquerait  s'il  procl  mait  son  indépendance,  parce  qu'en 
Orient,  la  religion  et  l'état  ne  faisant  qu'un,  proclamer  son  indépen- 
dance, c'est  faire  schisme,  et  les  Orientaux  qui  excusent  la  révolte 
détestent  le  schisme.  Aussi,  voyez  ce  que  Méhémet-Ali  demande 
aujourd'hui;  ce  n'est  pas  l'indépendance,  mot  qui  vient  d'Europe» 
mot  qui  flatte  la  vanité,  mais  qui  en  Orient  ne  signifie  rien,  parce 
que  là  où  il  n'y  a  aucune  centralisation,  là  où  il  n'y  a  pas  de  dépeu- 


C/. 


^x 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dance,  l'indépendance  ne  peut  rien  signifier  :  ce  n'est  donc  pas  l'in- 
dépendance que  demande  Méhémet-Ali ,  c'est  l'hérédité  des  pacha- 
licks  qu'il  possède  en  ce  moment.  En  Europe,  où  la  logique  maîtrise 
beaucoup  trop  la  politique,  on  voudrait,  parce  que  Méhémet-Ali 
n'obéit  plus  au  sultan ,  on  voudrait  qu'il  le  dît  bien  haut.  Ce  serait 
plus  logique,  mais  ce  serait  moins  sage.  Méhémet  aime  mieux  con- 
solider son  pouvoir  que  de  le  proclamer.  11  demande  donc  l'hérédité 
de  ses  fiefs,  et  en  cela  c'est  encore  une  idée  féodale  qu'il  manifeste , 
l'Orient  ne  comportant  que  les  idées  de  ce  genre.  Au  lieu  de  ce 
pouvoir  précaire  confié  aux  pachas  et  dont  les  pachas  sont  toujours 
tentés  d'abuser,  parce  qu'ils  savent  qu'ils  l'ont  pour  peu  de  temps, 
Méhémet-Ali  demande  un  pouvoir  héréditaire.  Il  veut  fonder  les 
grands  vassaux  dans  l'empire  turc;  et,  à  voir  l'état  de  la  Turquie, 
l'hérédité  des  grands  fiefs  serait  assurément  un  progrès,  et  un  pro- 
grès qui  ne  contrarierait  pas  les  idées  des  Orientaux.  Le  sultan  serait 
toujours  le  chef  de  la  religion  et  de  l'état;  seulement  il  aurait  sous 
lui  de  grands  vassaux  qui  ne  lui  obéiraient  pas  toujours;  mais  les 
pachas  lui  obéissent-ils  mieux?  Ces  vassaux  étant  plus  forts  soutien- 
draient l'empire  contre  les  infidèles.  Le  sultan  y  perdrait  peut-être 
quelque  chose,  et  quant  à  son  autorité,  elle  serait  contenue  et  bridée; 
mais  la  Turquie  y  gagnerait;  et  après  tout,  pour  tous  ceux  qui  en  Tur- 
quie regrettent  dans  les  janissaires  non-seulement  la  milice  qui  dé- 
fendait l'empire,  mais  le  corps  qui  contenait  et  modérait  J'autorité 
illimitée  du  sultan  par  la  crainte  d'une  révolte  toujours  prête,  pour 
tous  ceux  qui  regrettent  ce  veto  armé,  et  le  nombre  de  ces  regrettans 
est  considérable,  l'hérédité  des  fiefs  et  l'établissement  des  grands 
vassaux  rétablirait  cette  barrière  qu'ils  se  plaignent  d'avoir  vu  ren- 
verser. De  ce  côté,  les  prétentions  de  Méhémet-Ali  ne  blessent  pas 
plus  l'Orient  que  sa  révolte  même. 

Méhémet-Ali  dit  parfois  que,  s'il  ne  s'est  pas  déclaré  indépendant, 
c'est  par  égard  pour  les  représentations  et  les  conseils  de  la  France. 
Je  ne  crois  pas  un  mot  de  cette  politesse.  Si  Méhémet-Ali  n'a  pas 
proclamé  son  indépendance,  c'est  par  égard,  non  pour  nous,  mais  pour 
l'Orient,  c'est  parce  qu'il  ne  veut  pas  être  indépendant,  et  qu'il  n'a 
pas  besoin  de  l'être. 

Une  idée  que  Méhémet-Ali  a  souvent  caressée,  une  idée  qui  étonne 
beaucoup  les  Européens,  qui  paraît  aux  Orientaux  très  simple,  très 
naturelle,  et  qui  achève  enfin  de  montrer  jusqu'à  quel  point  Méhémet- 
Ali  est  Turc,  c'est  l'idée  de  venir  à  Constantinople  et  de  s'y  faire  pro- 
damer visir.  Je  me  souviens  qu'à  Constantinople ,  l'année  dernière , 


MÉHÉMET-ALI.  9l3 

après  la  mort  du  sultan  Mahmoud ,  tout  le  monde  croyait  que  Mé- 
hémet-All  allait  arriver,  et  personne  ne  doutait  qu'il  ne  fût  reçu  avec- 
enthousiasme  par  toute  la  population  empressée  de  saluer  en  lui  le 
seul  musulman  qui  de  nos  jours  ait  de  la  gloire  et  de  la  grandeur.  Et 
quand  je  demandais:  «  Mais  que  fera-t-il  du  jeune  sultan?  —  Il  sera 
son  visir  et  son  tuteur.  —  Mais  le  tuteur  ne  fera-t-il  pas  un  beau 
jour  disparaître  le  pupille?  »  —  C'est  à  peine  si  on  me  comprenait;  on 
eût  compris  que  j'eusse  craint  que  le  sultan  fît  un  jour  étrangler  ce 
visir  incommode,  s'il  pouvait  en  trouver  l'occasion  ;  mais  que  le  visir 
fît  périr  le  sultan,  cela  paraissait  impossible,  tant  l'idée  de  la  légi- 
timité de  la  race  d'Othman  est  profondément  enracinée  dans  les 
esprits  ! 

Avant  la  mort  de  Mahmoud ,  quand  Méhémet-Ali  parlait  de  son 
projet  de  venir  à  Constantinople ,  alors  il  s'agissait  pour  lui  de  dé-  1 
trôner  le  sultan  et  de  mettre  Abdul-Medjid  à  sa  place.  La  mort  i 
a  fait  la  besogne  que  voulait  faire  Méhémet-Ali.  Aujourd'hui  Mé-  t 
hémet-Ali  n'aurait  plus  qu'à  être  le  visir  et  le  régénérateur  de  l'em-  ; 
pire  ottoman.  Cette  gloire  le  flatte..  Il  mêle  aussi  à  l'idée  de  cette 
régénération  politique  ses  projets  agricoles  et  commerciaux.  Il  énu- 
mère  les  riches  produits  du  territoire  turc,  cette  admirable  fertilité 
du  sol  qui  manque  seulement  de  bras ,  cette  heureuse  situation  géo- 
graphique qui  fait  qu'il  est  placé  au  centre  même  du  commerce  entre 
l'Europe  et  l'Asie ,  et  qu'il  a  autant  de  débouchés  qu'il  peut  avoir  d? 
produits.  Méhémet-Ali  s'anime  à  la  pensée  de  rendre  à  cette  vieille 
terre  son  antique  prospérité.  C'est  un  des  caractères  du  gouverne- 
ment de  Méhémet-Ali  d'avoir  mêlé  aux  soins  de  la  politique  les  soins 
de  l'agriculture  et  du  commerce.  Il  est  le  seul  propriétaire  et  le  seul 
commerçant  de  l'Egypte.  Les  fellahs  cultivent  pour  lui,  récoltent 
pour  lui ,  et  il  vend  lui-même  le  blé  et  le  coton  de  son  vaste  domaine. 
Il  a,  pour  ainsi  dire,  appuyé  un  empire  sur  une  ferme.  C'est  l'Egypte 
qui  est  cette  grande  ferme,  et  ce  pays,  après  tout,  se  prête  admira- 
blement à  la  grande  culture;  c'est  même  la  seule  culture  qu'il  com-l 
porte.  La  nécessité  d'entretenir  les  canaux  qui  répandent  l'eau  du 
Nil  pendant  l'inondation  amène  la  nécessité  d'un  pouvoir  central  et 
unique.  Cette  grande  exploitation  agricole  a  besoin  d'unité.  Partagez 
l'Egypte  entre  de  petits  cultivateurs,  les  uns  paresseux,  les  autres 
ignorans,  tous  indifférons  les  uns  aux  autres  et  incapables  d'accord, 
les  canaux  qui  portent  l'eau  du  Nil  des  fonds  supérieurs  aux  fonds 
inférieurs  s'engorgeront,  et  la  stérilité,  toujours  prompte  sous  un 
climat  brûlant ,  envahira  peu  à  peu  l'Egypte.  Méhémet-Ali ,  en  se 


^ 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisant  ainsi  grand  cultivateur,  a  donc  parfaitement  compris  la  nature 
de  l'Egypte;  mais  ce  génie  agricole  qu'il  a  montré  en  Egypte,  il  vou- 
drait l'appliquer  aussi  à  la  Turciuie.  Son  lils  Ibrahim  semble  animé  du 
même  esprit,  et  ce  n'est  point  un  des  traits  les  moins  curieux  de  cette 
dynastie  égyptienne  qui  cherche  à  s'établir,  que  ce  mélange  bizarre  et 
peu  connu  en  Occident  de  guerre  et  de  culture,  d'entreprises  agri- 
coles et  d'entreprises  militaires.  Produire  et  détruire ,  n'est-ce  pas  là 
aussi  bien  de  tout  temps  le  grand  emploi  de  l'activité  humaine?  L'agri- 
cultnre  et  la  guerre  n'ont-eiles  pas  été  de  tout  temps  l'œuvre  favorite 
des  peuples  qui  ont  été  forts  et  puissans  dans  le  monde?  Le  mélange 
d'institutions  militaires  et  agricoles  qui  caractérise  le  gouvernement 
de  Méhémet-Ali  est  donc  encore,  de  ce  côté,  une  idée  simple  et  juste, 
et,  nous  ne  cesserons  de  le  répéter,  ces  idées  simples  et  justes  sont 
tout-à-fait  à  la  portée  de  l'Orient,  (jui,  malgré  son  antiquité,  est  resté 
plus  près  de  la  nature  que  notre  Occident. 

Cette  activité  du  gouvernement  égyptien  fait  un  contraste  frap- 
pant avec  l'engourdissement  et  l'inertie  du  gouvernement  turc.  Cela 
a  été  visible  après  la  conquête  de  la  Syrie.  A  peine  maître  du  pays, 
Méhémet-Ali  faisait  essayer  la  culture  du  café,  du  coton,  de  l'indigo; 
trois  cent  mille  pieds  d'oliviers  étaient  plantés  dans  les  environs  de 
Saint-Jean-d'Acre.  Cette  stérilité  qui  semble,  depuis  le  moyen-àge, 
le  lot  de  la  terre  d'Asie,  déplaît  à  Méhémet-Ali.  11  veut,  pour  ainsi 
«Ure,  utiliser  ce  vieux  jardin  de  l'humanité,  laissé  désert  et  stérile  par 
le  malheur  des  temps. /Méhémet-Ali  n'est  point  un  guerrier  et  un 
conquérant,  quoiqu'il  sache  faire  la  guerre;  c'est  surtout  un  admi- 
nistrateur; c'est,  et  ce  mot  rend  mieux  ma  pensée  quoiqu'il  la  rende 
en  mal,  c'est  un  exploitateur  :  il  en  a  les  qualités,  ii  en  a  aussi  les 
défauts;  il  est  actif,  intelligent,  plein  de  bon  sens;  et,  des  projets 
infinis  que  lui  a  apportés  le  génie  charlatan  de  l'Europe,  il  n'a  choisi, 
sauf  quelques  inévitables  duperies,  que  ceux  qui  sont  praticables.  ^ 
En  même  temps,  il  est  dur,  il  a  l'esprit  fiscal;  il  aime  l'argent 
comme  un  Turc,  c'est  tout  dire;  il  est  vrai  qu'il  en  a  grand  besoin 
pour  sa  flotte  et  pour  son  armée.  Ce  qu'il  paraît  rei)rocher  surtout  au 
gouvernement  turc,  c'est  qu'il  ne  fait  rien  et  qu'il  nuit  à  qui  veut 
faire.  Aussi,  ces  belles  provinces  où  la  Porte  ottomane  ne  sait  entre- 
tenir que  l'anarchie  et  la  misère,  Méhémet-Ali  voudrait  les  avoir 
entre  ses  mains  pour  en  tirer  parti^  Le  bien  perdu  l'indigne.  «  Qu'est- 
"ce  que  le  sultan  fait  de  son  pachalick  de  Bagdad?  disait  Méhémet- 
Ali  à  un  voyageur;  il  n'en  tire  pas  un  para ,  et  souvent  même  il  est 
forcé  d'y  envoyer  des  troupes  pour  soutenir  ses  pachas,  ce  qui  n'em- 


MÉIIÉiMET-ALI.  M5 

pêche  pas  que  ceux-ci  ne  soient,  de  temps  en  temps,  les  uns  assié- 
giés,  les  autres  déposés,  quelques-uns  étranglés.  S'il  me  donnait  ce 
pachalick,  je  lui  paierais  un  fort  tribut,  et  cependant  j'y  gagnerais 
encore;  car,  en  assurant  la  tranquillité  du  désert,  le  commerce  de  l'Inde 
reprendrait  son  cours  de  ce  côté.  C'est  là  une  des  routes  de  l'Inde, 
comme  l'Egypte.  Ce  parti  serait  assurément  le  meilleur  pour  tout  le 
monde,  pour  l'Europe,  pour  la  Porte  et  pour  moi;  mais  l'Angleterre 
ne  voudra  pas  que  je  lui  serve  de  préfet  de  police  sur  l'Euphrate; 
c'est  à  peine  si  elle  me  veut  à  ce  titre  sur  le  Nil ,  pas  plus  que  la 
Russie  ne  m'a  voulu  pour  visir  à  Constantinople  en  1832,  et  elle  a 
raison;  mais  ce  qui  m'a  toujours  étonné,  c'est  que  vous  autres  Fran- 
çais, vous  ne  m'ayez  pas  voulu  non  plus  à  Constantinople  :  vous  y  avez 
beaucoup  perdu.» 

Ces  paroles,  dont  je  puis  au  moins  garantir  le  sens,  ces  paroles  sont 
curieuses  à  étudier  en  ce  moment. 

L'Angleterre  ne  veut  pas  de  Méhémet-Ali  pour  préfet  de  police 
en  Egypte,  et  l'avenir  dira  si  en  cela  elle  a  tort  ou  raison.  Que  peut 
désirer  en  effet  l'Angleterre?  une  route  dans  l'Inde,  une  route  qui 
soit  courte,  une  route  qui  soit  sûre.  Or,  l'Egypte  est  précisément  cette 
route  courte,  et,  avec  Méhémet-Ali,  cette  route  sûre.  L'Angleterre 
croit-elle  que  cette  sûreté  serait  plus  grande,  si  elle  était  chargée  : 
elle-même  de  l'établir?  croit-elle  qu'avec  une  suite  de  postes  forti-  1 
fiés  dans  l'isthme  de  Suez ,  elle  assurerait  à  son  commerce  un  plus  ) 
libre  passage  que  ne  le  fait  Méhémet-Ali?  Non  certes.  Pense-t-elle  \ 
que  Méhémet-Ali  veuille  jamais  lui  fermer  ce  passage?  Il  ne  le  peut   | 
pas.  Car,  d'une  part,  interdire  l'isthme  de  Suez  au  commerce  anglais,    | 
ce  serait  priver  l'Egypte  d'une  grande  richesse,  et  Méhémet-Ali  cal-  | 
cule  trop  bien  pour  jamais  faire  cela;  et  d'une  autre  part,  l'Angle-  | 
terre,  avec  sa  supériorité  maritime,  a  prise  sur  le  pacha  de  deux  I 
côtés,  par  la  Méditerranée  et  par  la  mer  Rouge.  L'Angleterre  n'a  | 
donc  rien  à  craindre  à  ce  sujet.  Est-elle  sensible  à  la  gloriole  d'arbo-  | 
rer  son  pavillon  sur  quelques  petits  fortins  et  de  faire  elle-même  la   | 
police  du  désert,  police  coûteuse  quand  elle  sera  faite  par  des  Euro-   | 
péens  contre  les  Arabes?  Nous  ne  croyons  pas  cela.  Quand  il  y  a  en    | 
Egypte  un  pouvoir  civilisé,  personne  n'y  gagne  plus  que  l'Angle-    | 
terre,  car  elle  a  une  route  ouverte  dans  l'inde,  sans  en  faire  les  frais. 
Si  donc  nous  écartons  du  débat  les  vanités  nationales,  l'intérêt  évident 
de  l'Angleterre  et  de  l'Europe  entière  en  Egypte ,  c'est  que  l'Egypte    \ 
soit  une  grande  route  dont  Ui  police  soit  faite  par  une  puissance  neutre,    f. 
Le  pouvoir  de  Méhémet-Ali  résout  admirablement  ce  problème. 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  lisais  récemment  dans /a  jPAa^rtwz/e,  journal  de  l'école  sociétaire, 
que  le  moyen  de  résoudre  la  question  égyptienne,  c'est  de  créer  une 
grande  compagnie  cosmopolite  chargée  de  construire  un  chemin  de 
fer  dans  l'isthme  de  Suez,  et  l'idée  dominante  de  cette  proposition, 
c'est  de  tenir  ce  passage  toujours  ouvert  à  tout  le  monde ,  c'est  en  un 
mot  de  le  neutraliser  à  l'aide  de  la  compagnie  cosmopolite.  Je  suis 
porté  à  croire  en  effet  que,  s'il  était  possible  de  mettre  dans  les  mains 
de  grandes  compagnies  cosmopolites,  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
de  neutraliser  quelques-uns  de  ces  lieux  qui  servent  nécessairement 
de  passage  au  commerce  du  monde,  quelques-unes  de  ces  fortes 
positions  qui  donnent  l'ascendant  à  leur  possesseur  et  que  les  na- 
tions se  disputent,  l'isthme  de  Suez,  le  Bosphore  et  l'embouchure 
du  Danube  en  Europe,  l'isthme  de  Panama  en  Amérique,  cet  isthme 
qui  sera  la  clé  du  commerce  du  Nouveau-Monde,  et  qui  sera  aussi  la 
pomme  de  discorde;  je  crois,  dis-je,  que,  s'il  était  possible  d'amortir 
politiquement  ces  fortes  positions,  en  leur  laissant  en  même  temps 
toute  leur  importance  commerciale ,  je  crois  que  les  chances  de  la 
guerre  seraient  singulièrement  diminuées  dans  le  monde,  et  que  ce 
serait  un  grand  acheminement  vers  la  paix  universelle.  Mais  pour  arri- 
ver là,  que  de  temps  encore  !  Et  n'est-il  pas  profondément  regrettable 
qu'en  attendant  l'établissement  de  ces  neutralités  d'un  nouveau  genre, 
l'Europe  en  ce  moment  s'occupe  à  détruire  les  deux  neutralités  que 
le  sort  semblait  avoir  créées,  la  neutralité  de  l'isthme  de  Suez  sous 
Méhémet-Ali,  et  la  neutralité  du  Bosphore  sous  le  pouvoir  long-temps 
respecté  de  la  Turquie? 

L'Angleterre  me  paraît  se  tromper  dans  ses  intérêts  en  ne  voulant 
pas  du  pacha  pour  préfet  de  police  dans  l'isthme  de  Suez  ;  mais  la 
Russie  ne  me  paraît  pas  se  tromper  en  ne  voulant  pas  de  Méhémet- 
Ali  pour  visir  à  Constantinople,  car  le  visirat  de  Méhémet  serait  la 
régénération  de  la  Turquie.  Or,  la  Russie  a  besoin  que  la  Turquie 
soit  faible.  C'est  ici  le  cas  du  cruel  axiome  :  Viia  Corradini,  mors 
Caroli,  vita  Caroli,  mors  Corradini;  la  Russie  et  la  Turquie  ne  peu- 
vent pas  être  fortes  l'une  et  l'autre. 

Je  me  souviens,  à  ce  sujet,  qu'à  Constantinople  je  trouvais  beaucoup 
de  personnes  dans  la  diplomatie  qui  semblaient  regretter  qu'en  1832 
Ibrahim  ne  fût  pas  arrivé  à  Constantinople  après  la  bataille  de  Ko- 
niah.  C'avait  été,  selon  ces  personnes,  un  de  ces  momens  qui  ne  se 
retrouvent  pas  dans  la  vie  des  nations.  Ibrahim  arrivant  à  Constanti- 
nople, le  sultan  était  détrôné  et  tué;  mais  une  régence  gouvernait  au 
nom  de  son  fils  Abdul-Medjid.  Méhémet-Ali  était  régent;  il  relevait 


MÉHÉMET-ALI.  917 

l'empire  turc,  il  en  refaisait  une  barrière  contre  la  Russie.  Méhémet- 
Ali  avait  ce  qu'il  fallait  pour  régénérer  la  Turquie;  car  c'est  nn  réfor- 
mateur, mais  ce  n'est  point  un  révolutionnaire  comme  l'était  !e 
sultan  Mahmoud,  qui  imitait  l'Europe  sans  tact  et  sans  discernement, 
détruisant  ce  qui  faisait  la  vieille  force  de  son  empire,  sans  lui  donner 
aucune  force  nouvelle.  Méhémet-Ali ,  au  contraire,  sait  faire  un  choix 
entre  les  emprunts  que  l'Orient  doit  faire  à  l'Occident.  Il  se  fortifie  en 
imitant,  tandis  qu'en  imitant  Mahmoud  s'affaiblissait.  Méhémet-AIi 
était  donc  l'homme  qu'il  tallait  à  la  Turquie  pour  lui  rendre  la  vie,  et 
l'homme  qu'il  fallait  à  l'Europe  pour  la  protéger  sur  le  Bosphore 
contre  la  prépondérance  de  la  Russie.  A  ce  propos  on  me  citait  les  pa- 
roles de  M.  de  Metternich  dans  les  négociations  pour  l'établissement 
du  royaume  de  Grèce.  «  Nous  désirons  qu'on  enlève  le  moins  pos- 
sible à  la  Turquie  pour  donner  à  la  Grèce;  mais  nous  assisterions  de 
tous  nos  moyens  quiconque  voudrait  établir  à  la  place  de  l'empire 
turc  un  empire  fortement  organisé,  que  cet  empire  soit  grec  ou  qu'il 
ait  tout  autre  nom.  »  Sages  et  profondes  paroles,  dignes  de  la  pré- 
voyance de  l'Autriche;  et  aussi  bien,  en  ce  moqient  encore,  ce  n'est 
pas  de  prévoyance  que  manque  l'Autriche. 

Ce  gouvernement  fortement  organisé  que  souhaitait  M.  de  Metter- 
nich, Ibrahim-Pacha  l'apportait  à  Constantinople  en  1832.  Qui  l'a 
empêché  de  l'y  installer?  Il  est  piquant  que  ce  soit  la  France  qui  l'en 
ait  empêché;  cela  est  piquant  surtout  après  le  traité  de  Londres. 
Peut-être  avons-nous  eu  tort,  en  1832,  de  ne  pas  laisser  se  dénouer 
brusquement  la  querelle  entre  le  sultan  et  le  pacha.  En  ajournant  le 
dénouement,  en  prolongeant  la  querelle,  nous  n'avons  pas  fait  Mé- 
hémet-Ali plus  fort,  ni  surtout  la  Turquie  moins  faible.  Ce  qui  n'a 
pas  été  fait  en  1832  est-il  encore  possible  aujourd'hui?  Les  difficultés 
sont  assurément  plus  grandes,  puisqu'on  1832  l'Europe  était  prise  au 
dépourvu,  et  qu'en  i8'i0  le  traité  de  Londres  a  été  fait  pour  fermer 
à  Ibrahim  les  portes  de  (Constantinople. 

Cependant,  quoique  ce  traité  ait  mis  en  face  de  Méhémet-Ali 
quatre  puissances  européennes,  au  lieu  de  la  Turquie  seule  et  faible 
comme  en  1832  et  en  1839,  les  chances  ne  sont  pas  encore  aussi 
mauvaises  pour  lui  qu'on  pourrait  le  croire.  C'est  ici  qu'il  est  à  propos 
de  dire  quelques  mots  de  l'ascendant  que  Méhémet-Ali  exerce  dans  tout 
l'Orient  et  de  ses  causes  :  cela  rentre  dans  notre  sujet,  car  c'est  parce 
qu'il  a  eu  le  bon  esprit  de  rester  Turc  et  musulman ,  que  Méhémet-Ali 
domine  en  Orient  par  son  nom,  là  où  il  ne  domine  pas  par  son  pouvoir. 

Dès  qu'on  a  passé  Malte ,  dès  qu'on  entre  en  Orient ,  il  n'y  a  plus 
TOME  xxiii.  58 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un  nom  qui  retentit  partout,  qu'on  entend  répéter  en  haut,  en 
bas,  à  droite,  à  gauche  :  c'est  le  nom  de  Méhémet-Ali.  S^a  renommée, 
son  influence,  son  pouvoir  est  partout.  (Test  lui  qui  représente  \Tai- 
ment  l'Orient;  c'est  lui  qui  en  est  le  dernier  homme.  J'ai  souvent 
demandé  aux  hommes  qui  connaissaient  le  mieux  le  pays,  s'il  y  avait 
quelque  part  en  Orient,  soit  en  Turquie,  soit  en  Grèce,  soit  en  Asie- 
Mineure,  soit  en  Albanie,  quelque  part  enfin,  un  de  ces  hommes 
hardis  et  forts  qui  soutiennent  les  nations  et  les  états.  «  Personne, 
depuis  la  mort  de  Mahmoud,  me  disait-on,  personne  que  Méhé- 
met-Ali et  son  (ils!  »  La  race  de  ces  grands  hommes  propres  à  la 
Turquie,  de  ces  barbares  cruels  et  durs,  mais  hardis  et  forts,  cette 
race  semble  éteinte.  Otez  Méhémet-Ali  et  son  fils,  plus  de  centre 
possible  pour  les  nations  musuhnanes.  Tout  se  disperse  et  s'épar- 
pille; il  n'y  a  plus  que  des  individus  et  des  familles  turques,  arabes, 
syriennes,  albanaises,  etc.;  il  n'y  a  plus  de  société.  Voulez-vous  dé- 
truire en  Orient?  vous  serez  à  votre  aise,  car  les  élémens  de  destruc- 
tion y  abondent;  mais  si  vous  voulez  organiser,  il  n'y  a  qu'un  homme 
qui  puisse  organiser,  c'est  Méhémet-Ali  ;  et  c'est  là  ce  qui  rend  la 
lutte  qui  va  s'engager  entre  Méhémet-Ali  et  les  quatre  puissances 
curieuse,  même  pour  le  philosophe  :  Méhémet-Ali  représente  le  der- 
nier effort  que  l'Orient  va  tenter  contre  les  envahissemens  de  l'Occi- 
dent. L'Angleterre  et  la  Russie  semblent  en  effet  s'être  accordées 
dans  cette  pensée  fatale  que,  quitte  à  se  disputer  plus  tard  pour  savoir 
à  qui  des  deux  appartiendra  l'Orient,  l'intérêt  commun  de  toutes  les 
deux  est,  en  ce  moment,  que  l'Orient  ne  s'appartienne  pas  à  lui-même. 
Elles  veulent,  pour  ainsi  dire,  par  la  destruction  de  Méhémet-Ali, 
niveler  l'Orient,  avant  de  le  partager. 

/    Méhémet-Ali  ne  représente  pas  seulement,  aux  yeux  des  Orien- 
itaux,  l'antique  grandeur  des  musulmans;  il  représente  aussi  la  reli- 
/  gion  musulmane.  Tandis  qu'à  Constanlinople  on  imitait  sottement 
I  de  l'Europe  jusipi'à  ses  esprits  forts,  et  qu'on  semblait  mépriser  la 
'   religion  mahométane,  Méhémet-Ali,  plus  habile  ou  plus  pieux,  s'en 
faisait  le  protecteur.  Il  avait  détruit  les  Wahabites,  il  avait  rendu  la 
Mecque  aux  pèlerinages.  Ce  sont  là  des  services  dont  la  foi  maho- 
métane lui  a  tenu  compte.  Sans  fanatisme,  mais  sans  incrédulité, 
Méhémet-Ali  exprime  fidèlement  les  sentimens  de  l'Orient,  où  le 
fanatisme  s'affaiblit,  grâce  aux  perpétuelles  communications  avec 
l'Europe,  et  où  l'incrédulité  no  s'est  point  encore  accréditée,  où 
même  elle  aura  de  la  peine  à  s'accréditer,  tant  l'incrédulité  est  peu 
naturelle  aux  Orientaux! 


MÉHÉMET-ALI.  919 

Avec  un  pareil  pouvoir  sur  l'esprit  de  la  pojmlation  musulmane, 
d'un  mot  Méhémet-Ali  peut  exciter  une  insurrection  dans  l'Asie-Mi- 
neure,  et  cette  insurrection,  marchant  devant  l'armée  d'Ibrahim, 
arrivera  avant  lui  à  Constantinople,  dont  elle  lui  ouvrira  les  portes. 

Ici  se  présentent  deux  obstacles,  les  Russes  et  les  conseils  de  la 
France  :  les  Russes,  qui  marcheront  en  Asie-Mineure  à  la  rencontre 
de  l'armée  égyptienne;  la  France,  qui  a,  dit-on,  conseillé  à  Méhé- 
met-Ali de  ne  point  franchir  le  Taurus. 

Quant  aux  Russes ,  il  y  a  lieu  de  douter  qu'ils  soient  fort  pressés 
de  s'avancer  dans  l'Asie-Mineure.  Si  Constantinople  est  menacée  par 
Ibrahim,  ou  si,  chose  très  probable,  une  révolte  éclate  à  Constanti- 
nople, les  Russes  négligeront-ils  de  protéger  Constantinople  par  une 
occupation  qu'ils  se  feront  demander?  Aimeront-ils  mieux  aller  com- 
battre Ibrahim  dans  l'Asie-Mineure?  Cela  est  fort  douteux.  La  Russie 
comprend  très  bien  que  dans  le  traité  de  Londres,  si  ce  traité  doit 
être  exécuté,  l'avantage  sera  à  celui  qui  saura  le  premier  se  garnir  les 
mains;  car  les  puissances  contractantes,  se  défiant  les  unes  des  au- 
tres, seront  pressées  de  prendre  un  gage,  et  le  meilleur  possible.  Or, 
c'est  un  beau  gage  que  Constantinople,  un  gage  qui  assure  contre 
toutes  les  duperies  contenues  dans  le  traité. 

Mais  supposez  que  les  Russes  aillent  combattre  Ibrahim  dans  f  Asie- 
Mineure;  sont-ils  sûrs  du  succès?  En  1833,  après  la  première  guerre 
de  Syrie,  quelqu'un  demandait  à  Ibrahim-Pacha  s'il  avait  cru  que  les 
Russes  dussent  venir  l'attaquer.  «  J'étais  prêt  à  les  recevoir,  répondit 
Ibrahim  ;  et  comme  on  croyait  qu'ils  allaient  venir,  je  recevais  de 
toutes  les  populations  turques  de  l'Asie-Mineure  des  adresses  qui  me 
demandaient  des  ordres  pour  ce  cas.  J'aurais  profité  de  cette  bonne 
disposition.  Je  ne  me  serais  pas  ristiué,  en  commençant  surtout,  à 
combattre  les  Russes  en  bataille  rangée.  Je  les  aurais  laissé  pénétrer 
dans  le  pays;  alors  j'aurais  fait  retirer  les  populations  à  l'approche  de 
leur  armée;  je  lui  aurais  coupé  les  vivres  et  ôté  tout  moyen  de  sub- 
sistance. Je  l'aurais  harcelée  avec  mes  troupes  légères  et  avec  les 
populations  qui  se  seraient  toutes  insurgées.  Nous  avions,  de  cette  ma- 
nière, bonne  espénuice  d'en  venir  à  bout,  w  Ce  qu'Ibrahim  voulait  fiiire 
en  1833,  il  peut  le  taire  encore  en  18V0.  Les  populations  musulmanes 
n'ont  pas  changé  de  sentimeiis  à  l'égard  des  Russes,  et  ceux-ci 
auraient  beau  marcher  au  nom  du  sultan,  personne  ne  serait  la  dupe 
de  ce  nom.  C'est,  d'ailleurs,  une  idée  reçue  parmi  les  mahométans 
que  s'allier  aux  chrétiens  pour  combattre  les  mahométans,  c'est  com- 
mettre un  sacrilège.  La  guerre  entre  mahométans  est  chose  reçue; 

58. 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  c'est  pécher  que  d'invoquer,  dans  de  pareilles  guerres,  l'appui 
des  infidèles. 

Ce  n'est  pas  la  peur  des  Russes  qui  retiendra  Ibrahim- Pacha  en- 
deçà  du  ïaurus.  Seraient-ce  les  conseils  de  la  France?  Mais  pourquoi, 
en  vérité,  lui  donnerions-nous  encore  aujourd'hui  de  pareils  conseils? 
Tant  qu'on  a  pu  conserver  l'espoir  de  dénouer  la  question  par  une 
convention  laite  en  commun  entre  les  cinq  puissances,  ces  conseils 
de  modération  étaient  de  saison.  Il  était  juste  que  la  France  contînt 
celui  pour  qui  elle  transigeait.  Aujourd'hui  l'Europe  a  rejeté  l'entre- 
mise pacificatrice  de  la  France,  et  le  ministère  français  ne  peut  plus 
avoir  aucune  illusion ,  je  le  suppose,  sur  la  vanité  profonde  de  toutes 
les  espérances  de  conciliation  dont  il  s'est  flatté.  Les  quatre  puis- 
sances veulent  l'exécution  du  traité  de  Londres  :  eh  bien!  qu'elles 
l'exécutent.  Pourquoi  nous-mêmes  nous  opposer  plus  long-temps 
à  ce  que  la  situation  enfante  tout  ce  qu'elle  porte  dans  son  sein? 
pourquoi  ne  pas  laisser  Ibrahim  prendre  conseil  de  sa  fortune  et 
de  son  courage?  pourquoi  souhaiter  qu'il  reste  en  Syrie  au  milieu 
des  populations  insurgées  contre  lui ,  au  lieu  de  s'élancer  dans  l'Asie- 
Mineure  au  milieu  des  populations  insurgées  pour  lui?  Méhémet- 
Ali  est  désormais  le  représentant  et  le  champion  des  musulmans; 
il  est  le  défenseur  de  l'islamisme  :  laissons-lui  jouer  hardiment  sa 
dernière  carte.  Tant  que  nous  avons  pu  négocier,  nous  avons  bien 
fait  de  négocier;  aujourd'hui  les  négociations  sont  finies.  11  ne  dé- 
pend plus  de  nous  d'ajourner  la  crise;  elle  est  imminente.  Pour- 
quoi la  craindrions-nous,  quand  c'est  elle  seule  peut-être  qui  peut 
nous  sauver,  quand  les  difficultés  d'exécution  du  traité  de  Londres 
sont  une  de  nos  plus  grandes  ressources,  et  que  ces  difficultés  doi- 
vent surtout  se  montrer  à  l'œuvre?  Il  est  des  sit\iations  qui  ne  peu- 
vent être  corrigées  que  si  elles  sont  poussées  jusqu'au  bout  :  il  est 
des  orages  qu'on  diminue  en  les  hûtant.  Ah!  si  nous  avions  à  prendre 
la  responsabilité  des  évènemens,  il  faudrait  peut-être  hésiter;  mais 
cette  responsabilité,  d'autres  l'ont  prise.  iSous  sommes,  quanta  nous, 
en  face  de  la  nécessité,  et  la  nécessité  met  à  l'aise  tous  ceux  qu'elle 
n'effraie  pas. 

SaIM-MARC   GlHARDIX. 


D'UN   LIVRE 


SUR 


LA  SITUATION  ACTUELLE 


PUBLIE  EN  1800. 


Il  y  a  précisément  quarante  ans,  au  mois  d'octobre  1800,  que 
parut  un  écrit  très  remar([uable.  C'était  l'ouvrage  du  comte  d'IIau- 
terive.  Il  avait  été  composé  sur  des  notes  données  par  le  premier 
consul  lui-même.  Ce  livre  traitait  de  la  situation  de  la  France  à  la 
fin  de  l'an  viii,  c'est-à-dire  aux  premiers  jours  de  ce  siècle  où  nous 
vivons.  Nous  jetterons  un  coup  d'œil  sur  cet  ouvrage  important. 
Ce  ne  sera  pas,  nous  le  croyons,  s'occuper  de  faits  et  d'évènemens 
hors  de  propos. 

M.  d'Hauterive  débutait  en  traçant  la  situation  politique  de  l'Eu- 
rope avant  la  guerre,  et  en  examinant  les  causes  qui ,  dès  l'origine  de 
la  révolution,  avaient  exalté  à  un  si  haut  degré  la  plupart  des  gou- 
vernemens  européens,  et  attiré  à  la  France  une  guerre  presque  gé- 
nérale. C'était  à  la  veille  de  plus  grandes  guerres,  et  long-temps 
avant  la  formation  d'une  nouvelle  coalition  dont  les  causes  n'exis- 
taient pas  encore,  que  M.  d'Hauterive  se  livrait  avec  sang-froid 


922  REVUE  ©ES  DEUX  MONDES. 

à  son  examen ,  ne  considérant  les  passions  que  comme  les  résultats 
d'une  longue  suite  d'évènemens,  et  se  plaçant  à  dessein  sur  le  terrain 
d'une  époque  antérieure,  atin,  disait-il,  de  dégager  la  discussion 
de  tout  ce  qui  tient  à  la  susceptibilité,  aux  ressentimens  et  à  l'amour- 
propre.  Il  s'agissait  d'éclairer  la  France  et  l'Europe  prêtes  à  en  venir 
aux  mains ,  de  leur  faire  connaître  les  avantages  réels  qui  r.'sulte- 
raient  de  l'état  de  paix,  et  l'écrivain  ne  pouvait  le  mieux  faire,  di- 
sait-il encore,  qu'en  prouvant  que  dans  les  dernières  et  récentes 
guerres,  vaincus  ou  vainqueurs  avaient  été  également  dupes  de  l'igno- 
rance ou  de  l'oubli  de  leurs  intérêts. 

Il  faut  dire  d'abord,  avec  M.  d'IIauterive,  qu'avant  la  révolution, 
et  comme  aujourd'hui  peut-être ,  presque  tous  les  états  de  l'Europe 
étaient  dans  une  position  contrainte  et  fausse  à  l'égard  les  uns  des 
autres,  oppressive  et  ruineuse  à  l'égard  de  leurs  sujets.  Les  rapports 
politifjues  n'étaient  pas  nioiris  indécis,  pas  m.oins  discordans,  pas 
moins  précaires  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui. 

M.  d'IIauterive,  qui  proposait  la  paix  à  l'Europe,  (4  lui  en  vantait 
les  avantages,  au  nom  de  la  France  et  de  Bonaparte  jeune  et  vain- 
queur, remonte  à  l'établissement  du  droit  public  des  temps  mo- 
dernes, et  le  fixe  avec  justesse  à  l'époque  du  traité  de  AVestphalie. 
Actuellement  il  faudrait  repoi  ter  cette  époque  au  traité  de  Vienne. 
Toutefois,  il  se  hâte  de  remaripier,  en  même  temps,  que  dès  la 
conclusion  de  ce  mémorable  traité,  les  puissances  européennes  tra- 
vaillèrent à  l'enfreindre,  tout  en  l'invoquant,  et  que  l'autorité  de  ces 
lois  fut  souvent  plus  théorique  (pfeifective.  Le  traité  de  Vienne  n'a 
pas  réglé  en  réalité  le  droit  j)ublic,  comme  a  Sait  le  traité  de  West- 
phalie;  ses  décisions  n'auront  régné  réellement  que  vingt-cinq  ans, 
au  lieu  de  cent  cinquante-deux  années  que  durèrent  les  actes  de  164.8, 
et  le  monde  n'a  pas  eu,  dans  cette  première  et  plus  courte  période, 
les  grandes  guerres  qui  eurent  lieu  pendant  le  siècle  et  demi  qui 
précéda  la  révolution  ;  mais  les  infractions  n'ont  pas  été  moins  fré- 
quentes, et  les  cabinets  se  retrouvent,  comme  alors,  aussi  gênés, 
aussi  agités  par  ceux  des  actes  du  traité  de  Vienne,  auxquels  ils  obéis- 
sent, que  par  les  violations  de  quelques  autres  de  ces  actes  qu'ils  ont 
commises. 

Les  violations  subies  par  le  traité  de  Westphalie  avaient  graduel- 
lement détruit,  en  Europe,  le  système  du  droit  public,  au  moment 
de  la  révolution  française;  les  violations  du  traité  de  Vienne  ont  al- 
téré la  constitution  donnée  à  l'Europe  en  1815.  Et  maintenant  que  la 
France  a  tiré  avantage,  avec  justice  et  mesure  toutefois,  de  ces  vio- 


d'un  livre  sur  la  situation  actuelle.  923 

lations  des  autres  puissances,  celles-ci  se  trouvent  embarrassées  de 
leur  propre  marche  et  voudraient  revenir  en  arrière.  Nous  verrons 
bientôt  s'il  en  est  encore  temps.  Remarquons  seulement  qu'en  1813 
l'Europe  a  fait  la  guerre  à  notre  politique  ambitieuse,  et  qu'aujour- 
d'hui elle  la  fera,  si  elle  s'y  décide,  à  notre  modération. 

Je  reviens  au  livre  de  M.  d'Hauterive.  îl  fait  ressortir  trois  évène- 
mens  qui  lui  semblent  propres  à  jeter  le  plus  grand  jour  sur  l'affais- 
sement général  du  système  politique  de  l'Europe  à  l'époque  où  il  se 
place  :  la  formation  d'un  nouvel  empire  au  nord  de  l'Europe,  l'éléva- 
tion de  la  Prusse  au  rang  des  grandes  puissances,  et  l'accroissement 
gén  'rai  du  système  maritime  et  commercial  des  nations. 

Pour  la  Russie,  M.  d'Hauterive  fait  d'abord  remarquer  que  tous  les 
degrés  de  l'ascendant  qu'elle  a  su  prendre  en  Europe  ont  été  succes- 
sivement marqués  par  des  atteintes  plus  ou  moins  graves  portées  à 
la  sûreté  ou  à  la  puissance  d'une  grande  partie  des  états  qui  la  com- 
posent. Ce  n'est  que  pour  indiquer  la  position  que  la  France  aurait 
pu  prendre,  seulement  depuis  dix  ans,  par  l'effet  même  de  cette 
marche  toujours  plus  marquée  de  la  Russie,  que  je  suivrai  M.  d'Hau- 
terive dans  les  développemens  qu'il  donne  à  sa  pensée. 

La  Turquie  s'est  laissé  enlever  tout,  on  peut  dire,  par  l'empire 
russe  :  la  Tartarie,  la  Crimée,  les  forteresses  de  ses  provinces  méri- 
dionales, le  domaine  maritime  de  la  mer  Noire,  le  commerce  de  la 
Perse,  la  suprématie  dans  les  principautés,  et  puissions-nous  ne  pas 
ajouter  bientôt,  elle  s'est  laissé  enlever  tout,  même  Constantinople. 
Pendant  ce  temps,  la  Turquie  abandoîinait  la  Pologne,  la  Suède,  la 
France  elle-même,  qui  réclamaient  une  diversion.  D'un  autre  côté, 
la  Polo-ne  se  laissait  vaincre,  la  Suède  se  voyait  enlever  la  Finlande! 
une  partie  de  la  Poméranie;  la  Livoine,  la  Courlande,  Flngrie,  aug- 
mentaient le  territoire  déjà  si  grand  de  l'empire.  Et  qu'a  fait  la 
France?  Toujours  généreuse  et  désintéressée  dans  sa  conduite,  au 
heu  d'imiter  cette  politique  qui  consiste  à  anéantir  les  états  voisins 
et  de  moindre  importance,  elle  a  favorisé,  dans  ces  derniers  temps, 
l'établissement  du  royaume  de  Grèce,  le  développement  de  la  vie 
politique  et  de  l'indépendance  en  Espagne,  appuyé  toutes  les  natio- 
nahtés  souffrantes  autant  que  le  permeîiaient  les  traités  qui  la  liaient, 
traités  de  bonne  foi  et  d'honneur  que  nous  étions  destinés  à  voir 
enfreindre  par  les  cabinets  que  ces  traités  avaient  le  plus  favori- 
sés. Une  seule  fois  la  France,  obéissant  au  sentiment  de  sa  sûreté 
territoriale,  a  été  politique  en  favorisant  la  séparation  de  la  Belgique 
et  de  la  Hollande.  Encore,  obéissant,  comme  malgré  elle,  à  ses 


92'!-  REVUE   DES   FEDX   MONDES. 

instincts  d'abnégation,  elle  a  refusé  l'adjonction  volontaire  des  pro^ 
vinces  belges  aux  siennes,  quand,  au  milieu  des  ressources  de  cet 
agrandissement,  elle  eût  trouvé  Anvers,  ce  port  que  Napoléon  nom- 
mait «une  bouche  de  pistolet  sur  la  gorge  de  l'Angleterre,  »  et  où 
flotterait  à  cette  heure  notre  ])avillon  ! 

Passons  maintenant  avec  M.  d'Hauterive,  à  la  Prusse. 

«  La  paix  de  Westphalie,  dit-il,  avait  eu  pour  objet  d'accorder 
deux  intérêts  qui,  bien  qu'ils  soient  connus  sous  les  dénominations 
d'intérêt  protestant  et  d'intérêt  catholique ,  ne  furent  pas  moins  com- 
binés sur  des  vues  d'indépendance  pour  les  états  faibles,  et  de  pré- 
pondérance pour  les  états  forts.  «  —  Et  sous  ce  rapport,  M.  de  Haute- 
rive  examine  les  effets  de  la  création  d'une  puissance  nouvelle  dans 
l'empire  germanique,  puissance  protestante,  dont  l'influence  fit 
bientôt  moins  rechercher  l'intervention  de  la  France  dans  les  démêlés 
entre  les  chefs  de  l'empire  et  ses  membres,  ce  qui  a  rendu  la  France 
presque  étrangère  aux  affaires  intérieures  de  l'Allemngne,  où,  on 
doit  le  dire ,  elle  ne  se  mêlait  que  pour  apaiser  les  différends. 

Le  traité  de  Vienne,  fait  sous  l'empire  d'autres  circonstances,  avait 
un  autre  but,  celui  d'accorder  des  intérêts  qui  venaient  de  se  former, 
et  qui  devaient  se  trouver  en  présence  bien  fréquemment  dans  la 
période  pacifique  qui  s'ouvrait  alors.  Je  parle  du  système  constitu- 
tionnel et  du  système  absolu.  La  France  s'était  déclarée  jadis  patronne 
du  parti  protestant  en  Allemagne;  il  était  bien  naturel  et  bien  plus 
légitime  de  se  porter  comme  protectrice  des  états  constitutionnels 
dans  le  Nord ,  et  elle  avait  tout  à  gagner  à  faire  entrer  la  Prusse  au 
nombre  de  ces  états.  Ces  efforts  ont-ils  été  tentés?  Je  l'ignore;  mais 
de  fait,  la  Prusse  s'est  placée  à  la  tête  d'un  parti  bien  puissant  en  Alle- 
magne, le  parti  matériel  et  commercial.  Son  association  de  douanes  l'a 
faite,  comme  on  sait,  le  point  central  d'un  cercle  où  sont  entrés  tous 
les  partis  mécontcns  ou  non  du  déni  de  garanties  politiques  de  ce  gou- 
vernement, vaste  cercle  où  il  croit  pouvoir  braver  toutes  les  influences 
du  dehors,  qu'elles  s'appuient  sur  les  principes  religieux  ou  sur  les 
idées  politiques.  ^I.  d'Hauterive  peint  le  grand-électeur,  ce  prince  qui 
fonda  la  grandeur  de  la  Prusse,  et  la  prépara  à  devenir  réellement 
digne  du  nom  de  royaume,  comme  un  homme  qui  affectait  de  ne 
songer  qu'aux  affaires  financières  et  à  des  théories  de  tactique  mili- 
taire assez  futiles,  tandis  que  sa  maxime  était  de  s'agrandir  sans  cesse 
et  sans  relâche  aux  dépens  des  peuples  voisins.  N'y  a-t-il  pas  quelque 
chose  de  semblable  dans  la  politique  actuelle  de  la  Prusse,  qui 
semble  ne  s'occuper  que  de  droits  d'entrée  et  de  sortie  et  d' améliora- 


d'un  livre  SDR  LA   SITUATION  ACTUELLE.  925 

lions  de  routes,  tandis  que,  surmontant  les  justes  appréhensions  que 
doit  lui  donner  sa  situation  géographique,  elle  donne  les  mains  à 
un  traité  qui  peut  tôt  ou  tard,  dans  un  sens  ou  dans  un  autre,  selon 
la  chance  des  batailles,  amener  un  nouveau  remaniement  de  l'Europe. 

En  se  disposant  à  montrer  les  conséquences  du  troisième  événement 
qu'il  a  indiqué,  l'habile  confident  des  pensées  de  Napoléon  pose  un 
principe  qui  ne  sied  qu'à  un  homme  certain  de  la  résolution  et  du 
courage  de  son  pays.  C'est,  à  savoir,  que  le  mal  produit  par  des 
évènemens  de  la  nature  de  ceux  qu'il  cite,  ne  peut  être  imputé  aux 
gouvernemens  qui  les  ont  fait  servir  aux  progrès  de  leur  puissance, 
et  qu'il  faut  en  accuser  bien  plus  la  politique  des  cabinets  qui  n'ont 
su  ni  les  apprécier  ni  les  prévoir.  Ajoutons  toutefois  à  ce  que  dit 
M.  d'Hauterive,  qu'il  ne  faut  pas  se  hâter  de  juger  les  cabinets,  et 
qu'avant  de  les  accuser ,  on  doit  attendre  que  des  circonstances  for- 
melles aient  donné  la  clé  de  leur  conduite. 

Au  moment  où  une  coahtion  se  forma  de  nouveau  contre  la  France, 
Bonaparte  adressait,  par  la  bouche  de  M.  d'Hauterive,  ces  paroles 
aux  gouvernemens  europi-ens  :  «  La  source  du  mal  est  dans  l'indis- 
cernemcnt  des  hommes  d'état  qui  ont  cru  que  la  force  valait  mieux 
que  la  politique,  qui  ont  pensé  qu'il  était  au-dessous  d'eux  de  réflé- 
chir avant  de  se  décider  pour  les  partis  extrêmes,  et  que  la  guerre 
était  un  plus  noble  moyen  d'agir  que  les  négociations.  Ils  n'ont  écouté 
que  la  voix  de  la  défiance,  de  la  jalousie,  de  la  vanité;  ils  se  sont  fait 
une  idée  monstrueuse  de  la  prééminence  de  la  France;  ils  ont  écouté 
avec  défiance  ses  conseils,  ils  ont  dédaigné  son  appui,  et  quand  ils 
ont  vu  que,  par  l'effet  de  leurs  imprudentes  combinaisons,  des  états 
dont  leur  imprévoyance  avait  favorisé  l'accroissement,  étaient  deve- 
nus dangereux,  ils  s'en  sont  pris  à  la  France...  »  —  Eh  bien!  ne 
peut-on  pas  dire  aujourd'hui  que  les  successeurs  de  ces  hommes 
d'état  ont  également  recouru  sans  discernement  à  la  force  matérielle, 
dont  les  effets  sont  toujours  incertains,  et  qu'ils  sont  arrivés  à  la  même 
•détermination  que  leurs  prédécesseurs  par  des  motifs  tout  contraires? 
Ils  ont  peut-être  aussi  écouté  la  voix  de  la  défiance  et  de  la  jalousie  ; 
mais  en  même  temps  ils  ont  été  mus  par  l'idée  fausse  qu'ils  se  sont 
faite  de  la  faiblesse  de  la  France,  dont  leurs  agens  ont  exagéré  les 
divisions  intérieures  et  mal  apprécié  la  conduite  prudente  et  sage. 

Jadis,  au  moins,  la  France,  placée  par  ses  alliances  dans  une  inat- 
taquable position,  n'était  pas  tout-à-fait  intéressée,  comme  le  re- 
marque M.  d'Hauterive,  à  l'équilibre,  au  maintien  des  rapports  exis- 
ians,  et  elle  agissait  en  conséquence.  Maintenant,  au  contraire,  c'est 


926  REVUE  DES  DEIX  MONDES. 

la  France  qui  s'est  montrée  le  plus  sincèrement  préoccupée  du 
maintien  de  l'équilibre  européen ,  et  si  elle  a  recherché  l'alliance  des 
gouvernemens  qui  adoptaient  ses  principes,  elle  n'a  rien  lait  pour 
inquiéter  l'existence  des  autres.  Sous  certains  rapports,  on  peut  dire 
qu'elle  a  sacriiié  à  la  paix  des  ambitions  presque  légitimes,  ou  qui 
l'étaient  autant  que  celle  qui  pousse  la  Russie  vers  Constantinople  et 
l'Angleterre  contre  l'Egypte.  Il  est  vrai,  et  je  me  hâte  de  le  dire, 
que,  dans  les  derniers  temps,  la  France  attendait  son  avenir  de  la 
paix ,  et  un  grand ,  un  sûr  avenir.  Les  puissances  le  savent  sans  doute; 
et  ce  n'est  en  effet  qu'en  leur  attribuant  cette  conviction  qu'on  peut 
expliquer  plausiblement  l'espèce  d'insouciance  et  de  légèreté  qui  les 
porte  à  livrer  leur  propre  avenir  aux  chances  hasardeuses  de  la 
guerre.  îs'est-ce  pas  toutefois  donner  encore,  dans  ce  jeu-là  même, 
quelques  chances  à  la  France,  que  de  la  laisser  mettre  de  son  côté, 
aux  yeux  des  peuples  déjà  si  agités,  la  modération,  la  loyauté  et  le 
respect  inviolable  des  engagemens? 

Je  viens  entin  au  troisième  événement  indiqué  par  I\I.  d'Hau- 
terive  :  l'accroissement  général  des  forces  maritimes  (commerciales 
ou  autres)  en  Europe. 

Le  véritable  fondateur  du  système  maritime,  le  véritable  auteur 
des  guerres  maritimes  de  l'Europe,  on  le  sait,  et  M.  d'Hauterive  le 
rappelle  très  bien,  ce  futCromwell.  «  Considérant,  dit-il,  la  position 
isolée  de  l'Angleterre  et  le  caractère  à  la  fois  actif  et  tenace  des 
hommes  qui  l'habitent,  Cromwell  conçut  l'idée  de  constituer  leur 
industrie  dans  un  état  permanent  de  contradiction  et  de  guerre  avec 
toutes  les  industries,  et  de  séparer  à  jamais  leurs  intérêts  des  intérêts 
de  l'Europe.  »  —  Cette  idée  fut  mise  en  œuvre  par  le  fameux  acte 
denarigation,  qui  fut  un  coup  d'usurpation  décisif  et  hardi  sur  les 
droits  et  les  intérêts  commerciaux  de  toutes  les  nations.  Dès-lors, 
l'Angleterre  se  trouva  en  fait,  et  se  crut  en  droit,  maîtresse  de  la 
législation  générale  de  la  mer;  elle  y  frappa  tous  les  navires  de  ses 
injonctions  impérieuses,  et  nous  avons  vu  les  prétentions  établies  par 
cet  acte,  maintenues  jusqu'à  l'issue  de  la  dernière  guerre  maritime 
soutenue  par  la  France  et  quelques  autres  nations  du  continent 
contre  l'Angleterre,  donner  lieu  à  des  actes  d'hostilité  et  à  des  repré- 
sailles de  la  part  des  nations  neutres.  Les  principes  politiques  pro- 
fessés par  l'Angleterre  à  l'égard  des  autres  peuples  changent  même 
si  peu,  que,  si  pareille  guerre  éclatait  de  nouveau,  nous  verrions  ces 
doctrines  reparaître,  et  des  difficultés  s'élever  avec  tes  états  alliés  à  elle 
ou  avec  les  états  neutres,  sur  la  question  du  pavillon ,  question  tant 


d'un  livre  sur  la  situation  actuelle.  927 

controversée,  mais  toujours  inébranlablement  maintenue  par  l'Angle- 
terre dans  le  sens  que  lui  donnent  la  situation  et  les  nécessités  par- 
ticulières de  ce  pays.  Les  États-Unis  de  l'Amérique  septentrionale 
surtout,  malgré  tous  les  efforts  que  fait  depuis  vingt  ans  leur  gouver- 
nement pour  isoler  sa  politique,  ne  pourraient  assister  long-temps, 
sans  y  prendre  part,  à  une  lutte  où  l'Angleterre  voudrait  faire  dominer 
ses  principes  en  matière  maritime ,  et  l'Angleterre  n'y  manquera  pas. 
L'acte  de  navigation  eut  un  second  résultat,  ((ue  M.  d'Hauterive 
signalait,  il  y  a  quarante  ans,  avec  sa  sagacité  habituelle  :  l'alliance 
indissoluble  de  la  puissance  de  l'état  et  de  l'intérêt  commercial  de  la 
nation  anglaise.  De  là  cette  application  du  gouvernement  anglais, 
cette  nécessité  qu'il  éprouve  de  découvrir,  de  favoriser  tout  ce  qui 
peut  étendre  les  relations  de  l'industrie  anglaise;  cette  habitude  vio- 
lente de  se  ruer  contre  tout  ce  cpii  les  entrave  ou  les  menace  pour 
l'avenir,  et  ce  besoin  constant  de  s'ouvrir  de  nouveaux  débouchés, 
de  nouvelles  routes  commerciales.  Rien  n'a  changé  depuis  le  temps 
où  M.  d'Hauterive  signalait  ces  résultats  du  grand  acte  de  Cromwell; 
cette  tendance,  ces  vues,  cette  ardeur  commandée  par  la  nécessité, 
sont  restées  les  mômes.  En  jetant  ses  regards  en  arrière  de  lui  et  sur 
les  évèneraens  de  son  temps,  M.  d'Hauterive  voyait  l'Angleterre  lut- 
tante l'extrémité  méridionale  de  l'Asie  pour  donnerun  débouché  grand 
comme  l'Europe  à  son  négoce,  combattant  la  France  du  temps  de 
M.  de  la  Bourdonnaye  et  de  Dupleix,  chassant  les  Portugais  de  l'Inde 
pour  écarter  tous  les  concurrens,  explorant  déjà  la  partie  orientale  de 
l'Asie ,  dépouillant  au  sud  de  l'Afrique  les  Hollandais  de  leur  plus  belle 
colonie,  soulevant  au  nord  de  cette  partie  du  monde  les  puissances 
barbaresques  contre  nous,  s'avançant  avec  hardiesse  en  Amérique,  et 
se  présentant  partout  en  Europe  un  traité  de  commerce  dans  une 
main ,  en  montrant  de  l'autre  les  batteries  de  ses  vaisseaux  de  guerre! 
Depuis,  l'Angleterre  s'est  encore  affermie  dans  toutes  ses  possessions; 
mais  plus  elle  les  a  étendues,  plus  les  besoins  de  son  commerce  lui  on 
commandé  d'élargir  le  cercle,  et  nous  la  voyons  aujourd'hui  faire 
remonter  l'Indus  par  ses  flottes,  assiéger  toutes  les  places  des  côtes 
du  golfe  Persiquc,  se  préparer  à  couvrir  l'Euphrate  de  ses  bateaux  à 
vapeur,  convoiter  Bassoraii ,  courir  jusqu'à  la  Chine,  et  remettre  tout 
en  question  pour  s'assurer  la  libre  domination  de  la  mer  Bouge. 
Sans  doute  c'est  là  une  grande  et  magnifique  suite  d'efforts,  et  on 
ne  peut  refuser  son  admiration  à  l'enchaînement  d'idées  patriotiques, 
à  la  ténacité  qui  se  perpétue  de  la  sorte;  mais  tout  en  appréciant  la 
grandeur  des  résultats  qui  découlent  de  ces  causes,  on  ne  peut  s'em- 


Îfâ8  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

pêcher  de  penser  que  cette  fois  l'Angleterre  pourrait  bien  avoir  dé- 
passé le  but.  A  moins  toutefois  que,  fidèle  à  ses  principes  et  décidée 
à  ne  renoncer  en  rien  aux  traditions  successionnelles  de  sa  politique, 
elle  ne  soit  déjà  résolue,  l'Egypte  une  fois  conquise,  de  soutenir  dans 
peu  d'années  une  lutte  terrible  avec  la  Russie  pour  la  suprématie 
dans  l'Asie  centrale  et  la  possession  de  Constantinople!  Je  ne  parle 
pas  de  la  France,  qui  aurait  certes  un  rôle  important  à  jouer  dans  ces 
débats,  où  l'Angleterre  nous  aurait  fait  entrer  bien  malgré  nous,  et 
dans  des  vues  bien  différentes  de  celles  que  nous  avaient  fait  adopter 
depuis  dix  ans  notre  politique  et  nos  penclians. 

ÎN'allons  pas  trop  loin  nous-mêmes  toutefois.  On  dit  aujourd'hui  : 
Lord  Palmerston  a  voulu  insulter  la  France,  isullement  :  il  n'a  pas 
plus  voulu  nous  insulter  que  le  gouvernement  de  son  pays  ne  voulait 
insulter  le  nôtre  quand  il  se  jeta,  au  commencement  de  ce  siècle, 
dans  les  aventures  d'une  guerre  qui  eût  peut-être  amené  des  chances 
bien  différentes  sans  le  goût  immodéré  de  Napoléon  pour  les  con- 
quêtes. En  matière  de  commerce,  on  rivalise,  on  nuit  de  son  mieux 
à  son  concurrent,  mais  il  n'y  a  jamais  insulte;  et  les  affaires  politi- 
ques de  l'Angleterre  ne  sont  en  tout  temps  que  des  actes  mercan- 
tiles, que  des  questions  d'argent.  Qui  sait  si  de  mauvais  vouloirs, 
encore  indécis  et  llottans,  n'ont  pas  pris  librement  leur  cours  le  jour 
où  la  banque  de  Londres  s'est  vue  dans  sa  détresse  forcée  de  venir 
à  la  banque  de  France,  qui  a  accueilli  sa  demande  si  fraternellement? 

En  1800,  quand  M.  d'Ilauterive  cherchait  à  s'expliquer  les  causes 
et  la  nature  de  la  guerre,  il  avait  reconnu  les  unes  dans  un  état  de 
choses  à  peu  près  semblable  à  celui  où  nous  nous  trouvons;  et  quant 
à  la  nature  de  la  guerre ,  il  en  expliquait  ainsi  les  motifs  :  —  «  La 
guerre  a  été  irrélléchie ,  parce  qu'elle  était  un  résultat  forcé  de  la 
position  incertaine  et  fausse  des  états  de  l'Europe  ;  elle  a  été  géné- 
rale, parce  que  les  mômes  causes  agissaient  de  la  même  manière; 
elle  a  été  violente,  parce  que  tous  lesgouvernemens  étaient,  sous  les 
rapports  administratifs,  militaires  et  politiques,  dans  une  attitude 
également  contrainte;  elle  n'a  eu  aucune  uniformité  de  direction, 
parce  qu'elle  ne  pouvait  avoir  d'olijet  commun  (et  en  effet,  dirai-je 
ici  en  appliquant  à  ce  qui  se  passe  la  pensée  de  M.  d'Uauterive,  en 
effet,  la  crainte  des  idées  constitutionnelles  et  le  désir  de  les  étouffer 
pour  les  remplacer  par  le  despotisme,  ne  peuvent  être  à  la  fois  la 
pensée  et  le  but  de  l'Angleterre  comme  de  la  Russie)  ;  enfin ,  la  guerre 
devait  être  difficile  à  terminer,  ajoutait  M.  d'Ilauterive,  parce  que 
nul  motif  tiré  d'un  intérêt  général,  nul  principe  de  droit  public 


d'un  livre  sur  la  situation  actuelle.  929 

n'avait  présidé  à  son  entreprise.  «  — Et  que  serait  la  guerre  en  18i0? 
Aurait-elle  un  autre  caractère?  Supposant  même  que  les  peuples 
restassent  passifs,  et  se  fissent  une  loi  de  n'entraver  en  rien  les  pro- 
jets des  trônes  et  des  cabinets,  quel  but  atteindrait-on?  La  guerre, 
si  elle  a  lieu ,  la  guerre  sera  l'effet  répété  de  ces  causes  nées,  comme 
jadis,  de  l'imprévoyance  des  gouvernemens,  des  embarras  intérieurs 
auxquels  ils  ne  savaient  comment  porter  remède;  incurie,  ignorance, 
irréflexion,  qui,  il  faut  bien  le  dire,  se  manifestent  hautement  à  l'égard 
de  la  question  d'Orient  dans  les  deux  cabinets  de  qui  l'Europe  a  reçu 
l'impulsion  fatale  qu'elle  éprouve  en  ce  moment. 

Qu'on  vienne  maintenant  nous  dire  que  les  dispositions  hostiles  des 
cabinets  tiennent  à  l'avènement  et  à  l'existence  de  tel  ou  tel  minis- 
tère! Le  mouvement  hostile  actuel  éclate  des  choses  elles-mêmes, 
aucun  ministère  ne  l'a  provoqué;  il  vient  de  l'Angleterre,  de  ses 
inquiétudes  commerciales,  de  son  peu  de  confiance  dans  sa  situation 
intérieure.  Or,  il  n'est  pas  de  ministère  français,  à  quelque  parti  qu'il 
appartînt,  qui  voulût,  je  le  suppose  du  moins,  apaiser  ces  inquié- 
tudes en  abandonnant  les  intérêts  les  plus  impérieux  de  la  France. 

Là  gît  surtout  le  principe  de  la  discorde ,  et  il  ne  reste  au  gouver- 
nement, à  qui  se  trouve  confié  le  soin  de  ces  intérêts,  qu'à  se  pré- 
parer à  les  soutenir.  S'il  peut  éviter  honorablement  de  les  défendre 
par  les  armes,  il  n'aura  pas  dévié  de  son  devoir,  car  la  France  n'a  pas 
encore  été  mise  dans  la  nécessité  absolue  d'y  recourir.  Elle  n'a  pu 
faire  dominer  son  opinion  dans  les  conseils  européens,  mais  ce  n'est 
pas  là  subir  une  insulte.  Elle  se  trouve  exclue  de  la  participation  d'un 
traité  qui  touche  des  questions  dont  la  solution  ne  peut,  ne  doit  avoir 
lieu  sans  elle;  qu'elle  proteste,  et,  si  les  choses  vont  plus  loin,  qu'elle 
agisse.  Nous  serons  les  premiers  à  le  demander,  et  à  proclamer  cette 
vérité  politique  que  Napoléon,  alors  chef  d'un  peuple  libre,  dictait, 
il  y  a  quarante  ans,  à  M.  d'Hauterive  :  «  Tout  peuple  qui  tolère  une 
injure,  mérite  de  plus  grands  reproches  que  celui  même  qui  serait 
coupable  d'une  injuste  agression.  » 

La  situation  du  gouvernement  est  au  moins  singulière.  On  l'accuse 
de  réprimer  l'émeute  au  moment  où  il  devrait,  dit-on ,  s'occuper  uni- 
quement des  grandes  affaires  qu'il  a  dans  nos  ports  et  à  nos  frontières, 
comme  si  l'ordre  intérieur  n'était  pas  la  première  condition  de  la 
force.  On  l'accuse  en  même  temps  d'inertie,  parce  qu'il  assiste  au 
drame  qui  commence  seulement,  en  spectateur  actif  et  intéressé  à  en 
prévoir  la  marche,  tout  en  s'occupant  d'augmenter  nos  forces  de 
terre,  de  doubler  le  nombre  de  nos  vaisseaux,  de  fondre  des  canons, 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  compléter  notre  cavalerie,  de  remplir  nos  arsenaux  et  de  fortifier 
nos  villes.  Si  le  ministère  faisait  plus,  ne  dirait-on  pas  avec  raison 
qu'il  va  au-devant  de  la  guerre,  ou  qu'il  obéit  à  sa  destinée,  à  sa 
nature,  qui  sont  de  l'amener? 

Que  faire  donc?  Courir  en  Orient?  Mais  nos  vaisseaux  croisent  dans 
la  Méditerranée  et  protègent  nos  intérêts.  V  guerroyer?  Mais  pour- 
quoi si  loin?  L'Océan,  au  besoin,  serait  plus  près  de  nous,  et  les 
côtes  de  l'Irlande,  où  souffrent,  la  rage  dans  le  cœur,  cinq  millions 
de  catholiques,  sont  moins  éloignées  (|ue  les  eaux  de  l'Egypte.  En  se 
réservant  pour  des  actes  plus  décisiis,  ou  aurait  en  môme  temps  les 
avantages  de  la  circonspection  et  de  la  prudence,  et,  le  cas  échéant 
malgré  elle ,  malgré  ses  efforts  pour  réparer  le  mal  qu'elle  n'a  pas 
fait,  la  France  n'aurait  pas  besoin  de  lancer  bien  loin  sa  flotte  et  ses 
soldats  pour  rencontrer  ceux  qui  se  seraient  fait  un  jeu  de  quitter  le 
rôle  d'amis  pour  prendre  celui  de  ses  plus  actifs  adversaires.  Ouant  à 
l'Autriche  et  à  la  Prusse,  la  Russie  se  chargerait  bientôt  de  nous  ven- 
ger; le  repentir  les  attendrait,  l'une  dans  les  principautés  et  l'autre 
dans  ses  provinces  du  nord,  comme  aussi  l'Angleterre,  qui  trouvera 
à Constantinople,  occupée  par  les  troupes  russes,  la  récompense  de 
sa  fidélité  aux  alliances  et  de  son  respect  pour  les  engagemens  ! 

A  ceux  qui  voudraient  voir  le  gouvernement  prendre  l'initiative, 
et  se  jeter  avec  brutalité  au  milieu  des  évènemens,  on  peut  deman- 
der s'ils  se  sont  bien  rendu  compte  de  la  situation  de  la  France  et  des 
désirs  qu'elle  doit  avoir.  Oue  veut-elle?  Ne  pas  être  isolée;  mais  on 
ne  se  donne  pas  des  alliés  à  coups  de  canon.  Ce  que  la  France  peut 
se  proposer  dans  ses  desseins,  c'est  qu'on  ne  remanie  pas  l'Europe 
sans  elle,  et  ce  serait  la  remanier  en  effet  que  d'ajouter  à  la  force  de 
deux  puissances  européennes  la  force  que  leur  donnerait  la  posses- 
sion de  l'Egypte  et  de  l'Asie  mineure.  Ce  qu'elle  peut  vouloir,  c'est 
que  le  statu  quo  soit  respecté,  que  nulle  intervention  n'ait  lieu, 
fût-elle  déguisée  par  le  pavillon  ottoman,  avant  que  les  cinq  grandes 
puissances  soient  parvenues  à  s'entendre.  Eh  quoi!  après  deux 
guerres  funestes,  après  les  désastres  de  la  campagne  de  Russie, 
après  l'envahissement  de  notre  territoire,  il  ne  s'est  pas  trouvé  un  seul 
homme  d'état,  même  parmi  les  plus  acharnés  contre  nous,  qui  osât 
nous  exclure  des  conseils  de  l'Europe  qui  s'ouvraient  à  Vienne,  et 
en  18i0  on  voudrait  en  écarter  la  France,  quand  on  y  traite  d'intérêts 
brùlans  pour  elle ,  ou  passer  outre  sans  l'écouter,  si  on  l'y  admet? 
La  France  s'est-elle  donc,  par  hasard,  plus  affaiblie,  aux  yeux  des 
puissances,  en  vingt -cinq  ans  de  paix,  qu'elle  n'avait  fait  en  vingt- 


d'dn  livre  sur  la  situation  actuelle.  931 

cinq  années  de  sanglantes  guerres?  S'il  en  est  ainsi,  le  cas  n'est  plus 
douteux  :  il  faut  se  réhabiliter. 

Quelques  puissances  disent,  il  est  vrai  :  Nous  avons  assisté  paisible- 
ment au  siège  d'Anvers  et  à  l'expédition  d'Ancône.  —  Mais  Ancône 
fut  occupé  du  ccnsentement  de  l'Europe,  ou  du  moins  en  vertu  du 
principe  de  non-intervention,  qu'elle  ne  contestait  pas  ouvertement. 
Et  qu'est  Anvers,  d'ailleurs,  près  de  Constantinople  et  d'Alexandrie? 
Anvers  ne  concernait  que  l'Angleterre,  et  l'Angleterre  coopérait  avec 
nous.  La  Belgique  n'était-elle  pas  reconnue  par  les  puissances,  son 
territoire  délimité  d'un  commun  accord?  La  France  n'avait- elle 
pas  donné  des  garanties  de  son  désintéressement  en  refusant  la 
souveraineté  de  ce  pays  pour  elle  d'abord,  puis  pour  un  des  fds  de 
son  roi?  Et  cette  modération,  la  France  en  donnait  l'exemple  à  des 
puissances  qui  avaient  presque  toutes  des  envahissemens  à  se  repro- 
cher depuis  l'époque  des  arrangemens  de  Vienne! 

Après  tout,  il  est  superflu  de  tant  discourir.  La  liberté  s'acquiert 
parle  sang,  les  conquêtes  aussi.  La  France  a  payé  généreusement  et 
avec  héroïsme  ces  deux  dettes.  Il  paraît  que  la  prospérité  intérieure, 
le  développement  progressif  de  la  civilisation,  les  améliorations  de  la 
vie  sociale  doivent  s'acheter  non  moins  chèrement.  Eh  bien  !  si  on 
nous  y  force,  acquittons-nous  de  cette  dernière  obligation  ;  condui- 
sons encore,  s'il  le  faut,  si  l'Europe  le  veut,  notre  belle  génération 
sur  les  champs  de  bataille;  semons-y  nos  trésors.  Il  y  a  cinquante  ans, 
l'Europe  nous  a  vendu  bien  cher  la  liberté;  elle  nous  a  tait  payer  à 
plus  haut  prix  encore  les  conquêtes  de  Napoléon  ;  si  elle  veut  nous 
imposer  une  autre  rançon,  ne  marchandons  pas  avec  elle.  Depuis  huit 
cents  ans  que  la  France  se  montre  dans  les  combats,  elle  ne  s'y  sera 
jamais  avancée  pour  une  cause  plus  juste  et  qui  intéresse  autant  tous 
les  peuples,  car  notre  prospérité  n'est  pas  incompatible  avec  la  pros- 
périté de  nos  voisins  et  de  nos  alliés,  comme  est  celle  de  l'Angle- 
terre. Ajoutons  que  notre  liberté,  entourée  de  garanties  d'ordre,  est 
un  bien  commun  à  l'Europe.  Nous  en  avons  seulement  le  dépôt,  et 
ce  n'est  peut-être  que  pour  porter  la  main  sur  ce  dépôt  que  quelques 
cabinets  ont  signé  le  traité  de  Londres,  où  les  intérêts  mal  compris  de 
deux  ou  trois  trônes  ont  été  préférés  au  bonheur  des  nations. 


POLITIQUE  EXTERIEURE. 


L'ESPAGNE/ 


La  lutte  prévue  est  engagée  en  Espagne ,  et  pour  le  moment  les 
apparences  sont  toutes  contre  la  monarchie  constitutionnelle.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  cette  monarchie  paraît  sur  le  point  de 
s'abîmer,  et  elle  a  toujours  survécu.  Lors  de  l'insurrection  des  juntes 
contre  M.  de  Toreno,  lors  des  évènemens  de  la  Granja,  et,  plus 
récemment  encore,  lors  des  scènes  de  Barcelone,  on  aurait  dit,  comme 
aujourd'hui,  que  l'anarchie  triomphait.  Qu'en  est-il  résulté?  et  que 
résultera-t-il  du  nouveau  mouvement  qui  semble  mettre  en  péril 
l'existence  même  d'un  gouvernement  en  Espagne? 

Les  exaltés  et  les  modérés  espagnols  n'ont  pas  changé.  Les  exaltés 
sont  toujours  ce  parti  ardent ,  audacieux ,  bruyant ,  mais  peu  nom- 
breux ,  qui  excelle  à  faire  un  coup  de  main ,  mais  qui  ne  sait  pas,  qui 
ne  peut  pas  organiser  sa  victoire,  parce  qu'il  rencontre  une  résistance 
invincible,  quoique  passive,  clans  les  mœurs  du  pays.  Les  modérés 
sont  toujours  ce  parti  considérable ,  puissant ,  mais  timide,  qui  laisse 
passer  sans  opposition  le  premier  choc  de  l'insurrection,  et  qui 
reprend  ensuite  peu  à  peu  ses  avantages,  comme  l'eau  d'un  lac 
reprend  son  niveau  après  que  la  chute  d'i?,n  rocher  l'a  liKiiement 
troublée  dans  ses  profondeurs. 

(1)  Voyez  les  dernitTcs  livraisons. 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE.  933 

Il  est  sans  doute  fâcheux ,  très  fâcheux ,  que  les  modérés  soient 
ainsi,  mais  il  paraît  que  c'est  là  leur  nature.  Il  faut  en  prendre  son 
parti.  On  aurait  cru  que  l'expérience  répétée  de  l'impuissance  de 
leurs  adversaires  aurait  dû  leur  donner  un  peu  d'énergie.  Ils  n'en  ont 
pas  plus  montré  cette  fois  que  dans  les  crises  précédentes.  Au  pre- 
mier bruit  qui  se  fait  dans  la  rue,  ils  se  cachent  et  attendent.  Ils  ont 
peut-être  raison  d'en  agir  ainsi,  car  ils  finissent  toujours  par  repa- 
raître; toutefois  on  aimerait  à  leur  voir  plus  d'initiative  et  de  fermeté. 
La  reine  Christine  est  la  seule  qui  reste  sur  la  brèche  jusqu'au  bout, 
et  qui  ne  cède  qu'au  dernier  moment;  ce  courage  isolé  n'en  est  que 
plus  admirable. 

Quoi  qu'il  en  soit,  que  les  modérés  aient  bien  ou  mal  fait  d'avoir 
recours  à  leur  système  habituel  de  prudence  et  de  temporisation , 
on  peut  induire  du  passé  ce  qui  aura  lieu  dans  l'avenir,  et  présumer 
que  le  soulèvement  actuel  des  exaltés  finira  comme  les  autres.  INous 
serions  bien  trompés  s'il  en  était  autrement.  Déjà  quelques  symp- 
tômes d'atténuation  com.mencent  à  se  manifester;  les  plus  animés 
parlent  de  transaction.  Attendons  la  fin.  La  monarchie  constitution- 
nelle est  plus  forte  en  réalité  qu'elle  n'a  paru  l'être  dans  tout  ce 
tumulte;  nous  verrions  la  reine  captive  des  révoltés  ou  obligée  de 
quitter  momentanément  le  territoire  de  la  Péninsule,  que  nous  croi- 
rions encore  à  son  triomphe  définitif. 

Ce  qui  se  passe  en  ce  moment  ne  prouve  que  ce  qu'on  savait  déjà, 
c'est-à-dire  que  l'établissement  d'un  gouvernement  régulier  en  Es- 
pagne a  contre  lui,  par  des  motifs  différens,  la  confédération  des 
municipalités,  les  sociétés  secrètes  et  Espartero.  Nous  ne  sommes  pas 
de  ceux  qui  ont  pu  espérer  que  le  duc  de  la  Victoire  rentrerait  dans 
le  devoir.  L'orgueilleux  triomphateur  peut  hésiter  quelquefois  quand 
sa  vieille  loyauté  se  réveille  et  lui  montre  tout  le  mal  qu'il  fait  à  son 
pays;  mais  l'iiabitude  de  la  dictature  reprend  bientôt  son  ascendant 
et  le  pousse  encore  pins  loin  dans  la  voie  où  il  est  entré.  Il  n'est  pas 
étonnant  qu'il  y  ait  fait  un  pas  de  plus;  l'autorité  illimitée  qu'il  exerce 
et  qu'il  veut  garder  est  incompatible  désormais  avec  toute  organi- 
sation poHtique. 

Quant  aux  municipalités,  elles  sont  très  peu  d'accord  au  fond  avec 
Espartero;  mais  il  est  tout  naturel  qu'elles  conspirent  avec  lui  contre 
l'autorité  centrale,  qr.i  est  l'ennemi  commun.  Le  pouvoir  des  mu- 
nicir  dites,  tel  qu'il  est  établi  par  la  constitution  de  1812,  est  im- 
mense; ce  sont  elles  qui  perçoivent  les  impôts,  elles  qui  disposent 
sans  contrôle  de  la  garde  nationale,  elles  qui  dressent  et  remanient 

TOME  XXIII.  59 


93i-  REVIE  J)ES  DELX   MONDES. 

à  leur  gré  les  listes  électorales.  Chaque  ville  est  en  te  moment  une 
république  indéj>eudante.  On  conçoit  que  ceux  qui  sont  en  possession 
d'un  |)ouvoir  aussi  exorbitant  ne  veuillent  pas  le  laisser  échapper,  et 
qu'ils  fassent  de  grands  elïorts  pour  le  retenir;  et  cependant  il  est 
bien  évident  que  ce  pouvoir  n'est  pas  plus  conciliable  avec  un  ordre 
politique  quelconque,  que  le  despotisme  d'un  général  victorieux. 

Enfin  on  savait  très  bien  que  les  sociétés  secrètes  s'agitaient  contre 
la  reine  Christine  et  contre  le  pouvoir  royal.  Les  sociétés  secrètes 
sont  en  Espagne  ce  qu'elles  sont  partout,  révolutionnaires  jus- 
qu'à la  folie.  Ce  qu'elles  veulent,  ce  n'est  certainement  ni  l'abso- 
lutisme militaire,  ni  l'absolutisme  municipal,  mais  le  bouleversement 
de  la  société  constituée,  l'égalité  républicaine,  quelque  chose  comme 
la  terreur  de  93  et  le  comité  de  salut  public.  Livré  à  lui-même,  cet 
esprit  ultra-révolutionnaire  a  très  peu  de  crédit  en  Espagne;  mais  en 
s' unissant  aux  élémens  de  désorganisation  qui  abondent  dans  ce  pays, 
il  peut  faire  un  moment  illusion.  C'est  ce  qu'il  a  fait,  c'est  ce  qu'il 
devait  hiire. 

Il  n'y  a  donc  rien  de  nouveau,  rien  d'inattendu  dans  le  mouvement 
actuel  de  l'Espagne;  la  conclusion  est  la  même  après  qu'avant.  Les 
forces  coalisées  contre  la  monarchie  constitutionnelle  peuvent  jeter 
beaucoup  de  désordre  dans  un  moment  donné,  car  l'Espagne  est  tou- 
jours prête  pour  le  désordre;  elles  ne  peuvent  rien  établir  de  durable  : 
il  faudra  toujours  en  revenir  à  ce  qui  est.  Il  n'y  a  pas  la  moindre 
unité  dans  les  trois  principes  de  la  révolte.  Si ,  par  malheur,  ils  arri- 
vaient à  triompher  de  la  royauté,  l'Espagne  serait  plongée  dans  le 
plus  efiroyable  chaos  qu'elle  ait  encore  vu;  une  lutte  terrible  s'établi- 
rait entre  les  vainqueurs,  et  il  serait  impossible  de  prévoir  le  terme 
des  maux  que  cette  lutte  entraînerait. 

Jamais ,  quoi  qu'elles  fassent ,  les  sociétés  secrètes  ne  seront  maî- 
tresses de  l'Espagne.  Leurs  doctrines  font  horreur  à  cette  nation 
monarchique.  Dans  chacun  de  ces  mouvemens  populaires  qui  s'ac- 
complissent en  Espagne  avec  une  si  déplorable  facihté,  l'esprit  révo- 
lutionnaire a  toujours  été  le  moteur  secret;  mais  dès  qu'il  a  voulu  se 
montrer  au  grand  jour,  il  a  été  réprimé.  Le  rêve  du  comité  de  salut 
public,  souvent  essayé,  n'a  jamais  pu  se  réaliser.  Cette  fois  encore, 
il  vient  de  montrer  son  impuissance.  Un  journal  qui  avait  un  titre 
accommodé  à  son  but,  l'Ouragan,  a  trahi  la  pensée  des  meneurs  en 
exposant  naïvement  un  plan  de  rénovation  et  de  violence  anarchique 
renouvelé  de  la  convention.  Le  mouvement  de  dégoût  et  de  répul- 
sion a  été  si  général  dans  la  garde  nationale  de  Madrid ,  que  l'auto- 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  935 

rite  insurrectionnelle  a  été  obligée  de  l'aire  saisir  l'Ouragan.  Voilà 
les  sociétés  secrètes  déjà  vaincues  sans  avoir  combattu. 

Il  est  vrai  que  la  junte  n'en  essaie  pas  moins  de  suivre  de  loin  le 
programme,  mais  avec  de  tels  tempéramens  qu'il  cesse  d'être  lui- 
même.  En  pareille  matière,  il  faut  tout  ou  rien  ;  on  n'est  pas  persé- 
cuteur à  demi.  La  junte  porte  peine  de  mort  contre  beaucoup  de 
gens,  mais  elle  n'a  encore  tué  personne;  elle  ordonne  des  levées  en 
masse  de  dix-huit  à  quarante  ans,  et  procède  à  des  destitutions  gé- 
nérales, mais  le  pays  n'a  guère  l'air  de  prendre  tout  ce  fracas  au 
sérieux.  Nous  ne  disons  pas  que  le  parti  représenté  par  V Ouragan 
n'essaiera  pas  de  reprendre  la  direction  du  mouvement  et  de  re- 
mettre l'énergie  en  vigueur;  mais  s'il  réussit  un  moment,  il  effraiera, 
il  repoussera  encore  une  fois  tout  le  monde;  et  s'il  ne  réussit  pas, 
la  révolution  sera  de  plus  en  plus  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire  si  bé- 
nigne, malgré  le  bruit  qu'elle  fait,  qu'elle  cessera  d'être  une  révolu- 
tion et  qu'on  se  permettra  de  se  moquer  d'elle. 

Les  municipalités  sont  plus  fortes  que  les  sociétés  secrètes,  elles 
ont  de  bien  plus  profondes  racines  dans  le  caractère  national ,  et  ce- 
pendant elles  ne  sont  pas  plus  destinées  à  vaincre.  Les  communes  de 
Castille  ont  beau  faire,  elles  ne  se  relèveront  jamais  de  la  bataille  de 
Villalar.  Il  n'est  pas  vrai  d'ailleurs  que  les  vyuniamienlos  qui  se  ré- 
voltent en  ce  moment  soient  les  vieilles  communes  d'Espagne;  ce 
sont  les  communes  révolutionnaires  telles  qu'elles  ont  été  organisées 
par  la  constitution  de  1812;  elles  n'ont  de  leurs  devancières  que  le 
nom  et  l'apparence.  Les  provinces  du  nord ,  qui  sont  les  vraies  gar- 
diennes des  aidiques  libertés  espagnoles,  ne  s'y  sont  pas  trompées; 
elles  ont  repoussé  le  mouvement,  comme  toute  l'Espagne  le  repous- 
sera dès  qu'elle  en  aura  bien  démêlé  le  véritable  caractère. 

Pour  se  donner  du  crédit,  les  premiers  fauteurs  de  l'insurrection 
ont  prononcé  un  mot  qui  aura  toujours  beaucoup  de  faveur  en  Espa- 
gne; ce  mot  est  celui  Aii,  fédéral  ion.  Malheureusement  pour  eux,  c'est 
un  mensonge  dans  leur  bouche.  Ils  ne  peuvent  pas  plus  vouloir  d'une 
organisation  fédérative  que  la  convention  n'en  a  voulu.  L'esprit  mu- 
nicipal et  provincial  est  pour  eux  un  moyen  et  non  un  but.  Ils  s'en 
servent  pour  détruire;  ils  ne  s'en  serviraient  pas  pour  reconstituer. 
Il  n'y  a  de  fédération  possible  en  Espagne  qu'à  la  condition  d'une 
autorité  royale  très  forte  et  très  respectée.  C'est  ce  que  tous  l(!s  Espa- 
gnols savent  parfaitement,  et  voilà  pourquoi  la  conspiration  anti- 
monarchique ne  pourra  pas  se  cacher  long-temps  sous  le  manteau 

59. 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  vieille  Espagne.  Le  véritable  esprit  municipal  et  provincial  lui 
est  antipathique. 

Cela  est  possible ,  dira-t-on  peut-être ,  mais  d'où  vient  alors  que  le 
mouvement  actuel  des  municipalités  ait  tous  les  caractères  d'une  ma- 
nifestation nationale?  A  cela  nous  répondrons  d'abord  qu'il  faut  être 
très  sobre  de  ces  mots:  nation,  national,  quand  il  s'agit  de  l'Es- 
pagne, De  tous  les  mots  nouveaux  importés  dans  ce  pays  par  l'inva- 
sion des  idées  françaises,  le  mot  de  nation  est  de  ceux  qu'il  com- 
prend le  moins.  Quand  Ferdinand  VII  reprit  l'exercice  absolu  de 
l'autorité  royale,  après  les  cortès  de  1820  qui  avaient  beaucoup  parlé 
d'institutions  nationales,  le  peuple  de  Madrid  criait  en  même  temps: 
viva  el  rey  netlo!  vive  le  roi  tout  court!  et  muera  la  nacion!  meure 
la  nation!  Nous  ne  donnons  pas  ce  cri  étrange  pour  l'expression 
définitive  des  idées  en  Espagne,  mais  il  peut  mettre  sur  la  voie  de  la 
vérité. 

Ce  qu'on  appelle,  dans  la  langue  politique,  la  nation,  n'apparaît 
aujourd'hui  que  très  rarement  en  Espagne.  Ce  pays  est  si  profondé- 
ment divisé,  ou  plutôt  il  est  si  indécis,  si  sceptique  en  tout  ce  qui 
touche  la  politique,  qu'un  mouvement  franchement  national  y  est 
encore  pour  long-temps  à  peu  près  impossible.  En  revanche,  rien 
n'est  plus  aisé  que  de  s'en  donner  les  apparences;  l'inertie  générale 
y  sert  merveilleusement.  Il  ne  faut  donc  pas  prendre  au  pied  de  la 
lettre  tout  ce  qui  se  dit  en  ce  genre;  la  langue  du  pays  abonde  en 
mots  ironiques  pour  désigner  ce  qui  paraît  être  et  ce  qui  n'est  pas. 

L'importance  de  la  glorieuse,  révolution  du  1"  septembre  à  Madrid 
se  réduit  beaucoup  pour  quiconque  sait  ce  qu'est  en  général  une 
émeute  espagnole.  11  est  arrivé  mille  fois,  depuis  que  la  Péninsule 
est  en  travail  d'une  réorganisation  politique,  qu'une  municipalité 
s'est  réunie  à  l'insu  de  toute  la  ville,  et  qu'elle  a  rédigé  une  procla- 
mation portant  que  l'on  cesserait  d'obéir  au  gouvernement.  Le  public 
n'est  averti  de  ce  qui  se  passe  qu'en  voyant  afficher  la  proclama- 
tion, et  en  entendant  le  coup  de  tambour  qui  réunit  la  milice.  Le  pre- 
mier mouvement  d'un  Espagnol  qui  est  appelé  par  une  autorité  quel- 
conque, c'est  d'obéir.  La  milice  obéit  machinalement,  et  le  journal 
(lu  lieu  célèbre  en  style  pindarique  le  soulèvement  héroïque  de  la 
population. 

Les  citoyens  d'une  ville  espagnole  connaissent  à  peine  le  gou- 
vernement central;  il  ne  peut  leur  répugner  beaucoup  de  se  pro- 
noncer contre  lui.  Le  pouvoir  qu'ils  connaissent  le  plus,  parce  qu'il 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  937 

est  plus  près  d'eux,  c'est  celui  de  la  municipalité.  Ils  ont  d'ail- 
leurs entendu  dire  qu'ils  étaient  libres,  et  pour  quiconque  n'a  pas 
approfondi  la  notion  si  complexe  de  la  liberté  moderne,  être  libre, 
c'est  avoir  le  droit  de  faire  du  bruit  dans  la  rue.  Le  plus  grand  soin  de 
tous  en  pareil  cas,  c'est  d'éviter  l'effusion  du  sang.  A  quoi  bon  des 
Espagnols  se  tueraient-ils  entre  eux  pour  des  questions  politiques  qu'ils 
ne  comprennent  pas  parfaitement?  L'émeute  prend  bien  garde  à  ne 
se  montrer  que  lorsqu'elle  est  sûre  de  ne  pas  trouver  de  résistance;  de 
son  côté,  la  résistance  disparaît  et  fraternise  avec  l'émeute.  Si  quelques 
coups  de  feu  sont  échangés  dans  le  premier  désordre,  on  ne  manque 
pas  de  vous  dire,  comme  on  l'a  fait  pour  ce  qui  s'est  passé  à  Madrid 
entre  l'escorte  du  général  Aldama  et  un  poste  de  milice ,  que  c'est 
l'effet  d'un  malentendu. 

Le  1''  septembre,  un  voyageur  français  se  promenait  dans  Madrid. 
Étonné  de  l'appareil  militaire  qui  remplissait  les  rues,  et  de  l'air  fort 
peu  animé  des  miliciens  sous  les  armes,  il  s'approcha  de  plusieurs 
groupes  pour  demander  ce  qu'il  y  avait  :  Nada,  rien ,  lui  répondaient 
les  miliciens  en  fumant  leurs  cigarettes  avec  cet  inimitable  sang- 
froid  espagnol  qui  sert  de  correctif  à  l'exagération  nationale.  Pas  un 
cri  n'était  proféré;  personne  à  peu  près  ne  savait  de  quoi  il  était 
question,  et  ce  (jue  voulait  le  corps  municipal.  Une  petite  pluie  sur- 
vint; chacun  laissa  son  fusil  et  courut  s'abriter  de  son  mieux  sous  les 
portes  en  maudissant  son  service;  il  n'y  avait  en  belle  humeur  que 
les  manolus  ou  grisettes  de  Madrid ,  pour  qui  une  émeute  est  un  jour 
de  fête ,  et  qui  agaçaient  les  miliciens  de  bonnes  grosses  plaisanteries 
à  l'espagnole. 

Les  autorités  de  Madrid  n'ont  fait  aucune  résistance.  Le  chef  poli- 
tique ou  préfet  s'est  laissé  prendre  dès  les  premiers  momens  ;  il  s'est 
porté  avec  sept  ou  huit  hommes  au  milieu  d'un  rassemblement  dirigé 
par  le  premier  alcade,  qui  l'a  fait  prisonnier.  Quant  au  capitaine- 
général  ,  c'est  un  homme  de  cœur,  mais  qui  a  promptement  perdu 
la  tète.  Il  avait  plus  de  forces  qu'il  n'en  fallait  pour  contenir  l'émeute, 
mais  il  a  manqué  le  bon  moment;  il  a  laissé  cinq  heures  entières  à  la 
milice  pour  occuper  les  positions  les  plus  militaires.  Or,  en  Espagne 
encore  plus  que  partout  ailleurs,  quand  les  chefs  manquent,  tout 
manque  à  la  fois.  Dès  que  le  chef  politique  a  été  annulé,  il  n'y  a 
plus  eu  de  gouvernement;  dès  que  le  capitaine-général  s'est  replié 
sur  le  Retiro,  il  n'y  a  plus  eu  d'organisation  militaire. 

La  garde  nationale  de  Madrid  se  compose  de  huit  bataillons,  sans 
compter  la  cavalerie,  en  tout  environ  neufmille  hommes.  Les  exaltés 


938  H£VU£  DES  DEUX  3I0NDES. 

sont  en  majorité  dans  trois  bataillons  senlement;  les  autres  sont 
modérés.  N'importe  :  tous  ont  pris  part  au  mouvement  ;  la  garde  na- 
tionale en  Espagne  ne  comprime  pas  l'émeute,  elle  la  faitelle-même 
pour  en  être  maîtresse;  c'est  un  autre  moyen  d'aborder  la  difOculté. 
Elle  a  tort,  sans  doute,  mais  ce  peuple  est  ainsi  fait.  On  peut  être 
sûr  qu'une  révolution  qui  a  de  pareils  instrumens  n'ira  pas  loin. 
Quand  ce  sont  des  bourgeois  qui  font  le  tapage,  il  n'est  pas  bien  grave. 
Avec  de  telles  habitudes,  on  n'a  pas  d'ordre  durable,  mais  le  dés- 
ordre n'est  pas  sérieux. 

On  voit  que  le  pronunciametifo  qui  vient  d'avoir  lieu,  est  loin 
d'être  aussi  signiûcatif  qu'il  en  a  l'air.  Quanta  son  étendue,  elle  a 
été  aussi  exagérée;  il  a  été  comprimé  à  Murcie,  Séville,  Cordoue,  Yalla- 
dolid  ;  dans  la  moitié  de  l'Espagne,  il  n'a  pas  même  été  tenté;  il  n'em- 
brasse réellement  jusqu'ici  que  Madrid ,  Barcelone ,  Sarragosse ,  Cadix 
et  les  petites  villes  qui  dépendent  de  ces  capitales  progressistes. 
S'étendra-t-il  encore?  c'est  ce  qui  est  probable,  car  l'intérêt  des 
corps  municipaux  est  le  même  partout;  mais  c'est  déjà  un  fait  impor- 
tant qu'il  n'ait  pas  partout  réussi,  qu'il  n'ait  pas  été  partout  essayé. 
Sans  la  défection  d'une  partie  de  l'armée ,  ce  ne  serait  rien ,  et  ceci 
nous  ramène  au  véritable  mal,  au  danger  réel  de  la  situation,  qui 
n'est  ni  dans  les  sociétés  ni  dans  les  municipalités,  mais  dans  l'armée. 

Le  duc  de  la  Victoire  portera  dans  l'histoire  une  des  plus  grandes 
responsabilités  qui  ait  jamais  pesé  sur  la  tête  d'un  homme.  Il  ne 
faut  pas  se  lasser  de  le  dire  :  s'il  s'était  entendu  à  Barcelone  avec  la 
reine  régente,  la  question  intérieure  était  résolue;  l'Espagne  avait 
un  gouvernement.  La  reine  Christine  a  tout  fait  pour  satisfaire  son 
ambition;  elle  l'a  comblé  de  titres  et  d'honneurs,  elle  est  venue  le 
trouver  à  son  quartier-général  avec  sa  fdle ,  elle  s'est  confiée  à  lui 
sans  défense ,  malgré  les  représentations  de  tous  ses  conseillers ,  et 
il  a  indignement  répondu  à  toutes  ces  prévenances.  Cette  femme 
qui  venait  si  généreusement  se  mettre  entre  ses  mains,  pourquoi 
l'a-t-il  laissé  insulter  par  le  f)remier  venu?  cette  reine  qui  venait 
lui  demander  de  protéger  son  trône  et  la  constitution  de  son  pays, 
pourquoi  a-t-il  voulu  la  forcer  à  avilir  sa  couronne  par  un  outrage 
public  aux  deux  chambres  et  une  violation  manifeste  de  la  loi? 

C'est  la  prétention  inconstitutionnelle  d'Espartero  qui  est  la  dif- 
ficulté unique.  Si  cette  prétention  n'existait  pas,  si  le  héros  de 
Bergara  et  de  Morella  avait  consenti  à  être  le  premier  sujet  de  la 
couronne  et  de  la  constitution,  tout  était  dit;  ce  pays,  que  la  guerre 
eivile  paraît  sur  le  point  d'embraser,  serait  maintenant  dans  la  paix 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  939 

la  plus  profonde.  Cette  loi  des  municipalités,  qu'on  repousse  avec 
tant  d'emportement,  serait  exécutée  sans  conteste.  Tant  qu'on  a  pu 
croire  à  Madrid  que  ie  chef  de  l'armée  ferait  respecter  l'autorité,  les 
ennemis  de  l'ordre  n'ont  pas  bougé.  La  loi  a  été  discutée  et  votée 
tranquillement;  les  orateurs  de  l'opposition  ont  reconnu  eux-mêmes 
son  utilité.  Ce  n'est  que  lorsque  le  duc  de  la  Victoire  a  voulu  s'ar- 
roger le  pouvoir  suprême  que  les  soulèvemens  ont  commencé. 

On  a  dit  sans  doute  que  la  reine  aurait  dû  céder  à  Espartero,  mais 
c'est  là  une  de  ces  erreurs  de  bonne  foi  qui  font  plus  de  mal  aux 
empires  que  tontes  les  violences  des  partis  ardens.  Dès  le  jour  où  la 
reine  cédera  à  Espartero ,  et  ce  jour  est  peut-être  arrivé  si  la  reine 
suit  des  conseils  funestes,  la  monarchie  constitutioPiuelle  sera  sus- 
pendue; le  despotisme  militaire  l'aura  remplacée.  Même  alors,  il  est 
vrai,  nous  ne  désespérerious  pas  du  salut  de  la  monarchie  et  de  la 
liberté;  mais  ce  serait  le  plus  grand  rnalheur  qui  leur  pût  arriver. 
Quelque  court  que  doive  être  le  règne  de  la  force ,  il  ne  peut  jamais 
être  accepté  comme  l'état  régulier  de  la  société  par  ceux  qui  sont 
les  dépositaires  du  droit.  En  livrant  le  dépôt  qu'ils  sont  chargés  de 
garder,  ils  lui  laissent  faire  une  blessure  plus  profonde  que  s'ils  de- 
vaient le  défendre  sans  succès,  et  la  perturbation  qui  en  résulte  est 
bien  plus  radicale,  en  ce  qu'elle  ôte  à  l'atteiitat  son  caractère  et  tend 
à  confondre  le  juste  et  l'injuste,  le  bien  et  le  mal. 

Tant  qu'il  restera  autour  de  la  reine  un  soldat  tidèle,  elle  doit 
résister;  quand  même  elle  serait  abandonnée  de  tous,  elle  doit  résister 
encore.  La  révocation  d'une  sanction  donnée  à  une  loi  votée  par  les 
deux  chambres  est  un  acte  tellement  monstrueux,  qu'il  ne  peut 
s'accomplir  sans  tout  détruire.  Si  l'Espagne  doit  passer  sous  le  joug 
militaire,  il  faut  que  ce  joug  soit  vu  dans  toute  sa  nudité,  et  non 
déguisé  sous  la  pourpre  déchirée  du  trône.  Si  la  reine  résiste,  le  duc 
de  la  Victoire  devra  se  porter  à  des  extrémités  qui  le  feront  peut-être 
reculer,  irrésolu  comme  il  est.  Dans  tous  les  cas,  il  faudra  qu'il 
compte  alors  avec  les  sociétés  secrètes  et  les  municipalités  qui  con- 
spirent niaisement  aujourd'hui  à  lui  donner  l'autorité  absolue,  et  qu'il 
trouvera  en  face  de  lui  dès  qu'il  ne  sera  plus  leur  complice,  mais 
leur  maître. 

Avec  le  concours  de  l'autorité  royale,  il  viendrait  aisément  à  bout 
de  ses  ennemis;  sans  ce  concours,  il  serait  bientôt  dévoré  par  eux.  Les 
sociétés  secrètes  sont  déjà  fort  peu  satisfaites  de  ses  hésitations  et  de 
ses  ménagemens;  il  est  condamné  dans  leurs  conciliabules  tout  en 
étant  prôné  dans  leurs  publications.  Ouant  aux  municipalités,  il  s'est 


9'fO  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

fait  avec  elles  plus  d'une  affaire.  Lorsqu'arriva  à  Barcelone  l'invita- 
tion de  la  municipalité  séditieuse  de  Madrid ,  il  fit  appeler  le  président 
de  l'ayuntamiento,  et  l'engagea  à  ne  pas  prc^ter  les  mains  à  ce  que 
l'exemple  de  la  capitale  fût  suivi;  le  président  ayant  insisté,  Espar- 
tero  lui  tourna  le  dos  et  rentra  dans  son  cabinet  sans  le  saluer.  Plus 
récemment,  il  a  réprimandé  Zurbano  pour  avoir  permis  à  Lerida  de 
faire  son  mouvement,  et  il  lui  a  prescrit  d'y  rétablir  les  autorités  qui 
avaient  été  déposées.  Tout  cela  lui  serait  compté  dans  l'occasion. 

Pendant  qu'il  rencontrerait  des  obstacles  dans  les  élémens  révo- 
lutionnaires de  l'Espagne,  il  en  trouverait  d'un  autre  genre  dans  les 
élémens  conservateurs  du  pays.  11  faut  espérer  que  les  modérés  se 
réveilleraient  enfin  alors,  ou  que,  s'ils  sont  décidément  incapables  de 
tout  mouvement  actif,  ils  se  renfermeraient  au  moins  de  plus  en  plus 
dans  cette  protestation  passive,  qui  est  leur  plus  grande  force.  La 
garde  nationale  n'irait  plus  sans  doute  grossir  les  rangs  de  l'insurrec- 
tion ,  quand  il  serait  bien  avéré  qu'il  ne  s'agirait  de  rien  moins  que  de 
substituer  un  dictateur  éperonné  à  la  royauté  constitutionnelle.  C'est 
la  protestation  de  la  garde  nationale  de  Madrid  ([ui  a  étouffé  la  voix 
de  rOnru(/an  divulgant  avant  l'beure  les  projets  des  clubs  ;  cette 
protestation,  quelque  sourde  qu'elle  fût  d'abord ,  grossirait  bientôt 
assez  contre  l'usurpation  d'Espartero  pour  ébranler  l'armée  elle- 
même. 

Une  partie  de  l'armée  s'est  réunie  à  Madrid  à  la  garde  nationale, 
comme  la  garde  nationale  s'était  réunie  à  la  municipalité.  Ces  troupes, 
dont  la  plupart  se  plaignent  aujourd'hui  d'avoir  été  trompées,  n'ont 
fraternisé  avec  les  révoltés  que  parce  qu'elles  croyaient  l'autorité 
royale  hors  de  la  question.  Du  jour  où  leur  chef  sera  obligé  de  mar- 
cher ouvertement  contre  la  reine,  beaucoup  le  quitteront.  Oueiques- 
uns  de  ses  lieutcnans  se  sont  déjà  déclarés  contre  lui  ;  d'autres  sui- 
vront. On  pourrait  même  aller  cherchera  Gibraltar,  pour  le  lui  oppo- 
ser, un  de  ces  généraux  qu'il  a  persécutés  et  réduits  à  quitter  l'Es- 
pagne, Narvaez.  L'instrument  de  sa  puissance  une  fois  brisé  entre 
ses  mains,  que  lui  restera-t-il?  Est-il  doué  d'un  de  ces  génies  puis- 
sans  qui  conjurent  la  fortune  et  luttent  seuls  contre  tous?  Qu'on  le 
demande  à  Linage  lui-même. 

Ce  n'est  donc  pas  la  reine  qui  doit  craindre,  c'est  Espartero.  Pour- 
quoi céder  alors?  Pourquoi  renoncer  à  son  droit?  Pourquoi  déserter 
la  cause  constitutionnelle?  Tout  n'est  pas  encore  perdu.  Dieu  merci. 
Indépendamment  des  points  d'appui  qu'elle  a  eus  jusqu'ici,  la  reine 
en  a  un  nouveau  dont  nous  n'avons  pas  encore  parlé  et  qui  est  puis- 


POLITIQUE   EXTÉRIEURE.  941 

sant,  c'est  celui  des  carlistes  ralliés.  Les  carlistes  ralliés  sont  une  des 
plus  fermes  espérances  de  la  royauté  constitutionnelle  en  Espagne; 
depuis  qu'ils  ont  compris  combien  le  triomphe  de  l'absolutisme  aveu- 
gle de  don  Carlos  serait  désormais  funeste ,  ils  se  sont  franchement 
attachés  à  la  jeune  Isabelle.  C'est  dans  les  provinces  basques  surtout 
que  cet  esprit  domine.  Ces  généreuses  provinces  ont  protesté  contre 
le  mouvement  de  Madrid  :  sur  quelques  points,  on  a  proposé  de  mar- 
cher contre  la  capitale.  La  reine  Christine  et  sa  fille  y  trouveraient 
au  besoin  un  asile  inviolable,  et  les  plus  grands  ennemis  d'Espartero 
seraient  ceux  qu'il  a  gagnés  lui-même  à  l'Espagne  nouvelle  par  la 
convention  de  Bergara. 

Quant  à  nous,  Français,  nous  devons  désirer  pour  plus  d'un  motif 
que  la  reine  résiste  et  l'emporte.  Il  y  a  entre  le  soulèvement  qui  la 
poursuit  et  la  situation  actuelle  de  la  France  en  Europe  une  singu- 
lière coïncidence.  La  véritable  cause  de  ce  redoublement  de  passion, 
ce  n'est  pas  l'état  de  l'Espagne,  mais  l'état  de  l'Orient;  l'Angleterre 
ne  se  contente  plus  de  lutter  contre  notre  légitime  influence  dans  un 
pays  qui  nous  a  déjà  coûté  tant  de  sacrifices,  elle  veut  encore  le 
tourner  contre  nous;  ses  intrigues  sont  les  liens  secrets  qui  unissent 
cette  triple  conspiration  des  sociétés  secrètes,  des  municipalités  et 
d'Espartero.  Un  journal  révolutionnaire  de  Madrid,  VÉco  ciel  Comercio, 
a  révélé  cette  tactique  dans  un  article  violent  contre  la  France  et 
contre  son  ambassadeur  ;  il  y  est  proposé  en  propres  termes  de  se 
joindre  à  nos  ennemis,  si  la  guerre  éclate. 

Que  la  reine  cède  ou  soit  vaincue,  qu'Espartero  parvienne  à  faire 
contresigner  par  elle  ses  volontés,  et  nous  aurons  à  défendre  nos 
frontières  du  côté  des  Pyrénées  aussi  bien  que  du  côté  des  Alpes  et 
du  Rhin.  Espartero  appartient  maintenant  aux  Anglais;  il  a  besoin 
d'eux  comme  ils  ont  besoin  de  lui.  On  a  pu  lire  une  lettre  que  lui  a 
écrite  le  duc  de  Sussex,  oncle  de  la  reine  Vittoria,  et  qui  était  jointe 
au  grand  cordon  de  l'ordre  du  Bain.  Jamais  un  grand  dignitaire 
anglais  n'a  écrit  à  un  étranger  avec  ce  degré  d'adulation  ;  Espartero 
y  est  loué  de  son  dévouement  et  de  son  respect  pour  sa  souveraine, 
ironie  étrange  de  la  part  d'un  prince  après  les  évènemens  de  Barce- 
lone. Quel  langage  doivent  tenir  au  duc  de  la  Victoire  les  agens 
anglais  qu'il  a  toujours  auprès  de  lui,  quand  de  semblables  paroles 
lui  viennent  des  marches  du  trône  britannique! 

Si  au  contraire  la  reine  est  la  plus  forte,  ce  n'est  pas  seulement  la 
liberté  constitutionnelle  qui  l'emporte  avec  elle;  c'est  encore  le  parti 
français.  La  France  alors  peut  être  tranquille  sur  les  Pyrénées;  elle 


9V2  HEVDE   DES   DEUX   MONDES. 

peut  rni'me  puiser  quelque  secours  dans  l'adhésion  d'un  gouverne- 
mont  n'-iiulier  en  Espa^jne.  Les  ports  de  la  Pi'ninsule  sur  la  Médi- 
terranée ne  sont  pas  sans  importance  pour  le  cas  d'une  guerre 
maritime.  Nous  pouvons  d'ailleurs  inquiéter  par-là  la  puissance  an- 
glaise dans  le  Portugal.  L'importance  que  les  Anglais  attachent  en  ce 
moment  à  s'assurer  de  l'Espagne  révèle  assez  quel  intérêt  la  Fra'nce 
doit  y  mettre  de  son  coté.  Certes  il  ne  peut  être  question  de  porter 
atteinte  à  cette  indépendance  nationale  qu'on  se  plaît  à  dire  menacée 
par  nous;  mais  l'Espagne  est  notre  voisine,  notre  vieille  alliée,  et  son 
amitié  est  en  quelque  sorte  notre  bien. 

Il  y  a  des  gens,  nous  le  savons,  qui  conseillent  à  la  France 
de  s'allier  avec  les  exaltés  et  Espartero.  Cela  est  tout  simplement 
impossible.  On  ne  change  pas  en  un  jour  les  sympntliies  établies  de 
longue  main.  Les  exaltés  sont  le  parti  anglais;  les  modérés  sont  le 
parti  français;  il  n'y  a  pas  moyen  de  sortir  de  là.  Que  ee  soit  un  bien, 
que  ce  soit  un  mal,  c'est  un  fait.  Tout  Français  qui  vient  en  aide 
aux  exaltés  porte  secours  aux  ennemis  de  la  France,  qu'il  le  veuille 
ou  non.  Nous  pensons,  nous,  qu'il  est  bien  que  les  rôles  soient 
ainsi  divisés,  et  que  la  France  a  la  bonne  part;  nous  pensons  qu'il 
est  digne  de  notre  société  reconstitua' e,  de  notre  monarchie  nouvelle, 
de  notre  liberté  légale,  de  donner  la  main  à  la  socic'té  en  travail,  à 
la  monarchie  régénérée,  à  la  liberté  laborieuse  de  l'Espagne,  pour 
les  conduire  dans  les  mêmes  voies;  mais,  enfin,  il  en  serait  autre- 
ment, que  nous  ferions  encore  des  vœux  pour  ceux  qui  font  des 
vœux  pour  la  France.  ^,^^ 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


H  septembre  I8i0. 

L'attention  publique,  ces  jours  derniers,  a  été  un  moment  distraite  de  la 
question  étrangère  par  le  trouble  qu'avaient  jeté  dans  les  esprits  les  coalitions 
d'ouvriers.  On  a  pu  craindre  un  moment  de  voir  l'émeute  ensanglanter  de 
nouveau  les  rues  de  la  capitale;  on  a  pu  craindre  que  l'étranger  n'eut  à  se  ré- 
jouir de  nos  luttes  intestines,  et  qu'il  ne  vît  dans  nos  discordes  civiles  un  gage 
de  notre  faiblesse  dans  les  grandes  questions  politiques  qui  agitent  le  monde. 
Heureusement  ces  sinistres  présages  se  sont  promptement  évanouis  :  les  ou- 
vriers ont  mis  fin  à  ces  imprudentes  réunions  qui  commençaient  à  dégénérer 
en  attroupemens  coupables;  ils  ont  écouté  les  conseils  de  la  raison  et  repris 
leurs travau.x.  Cet  heureux  résultat,  nous  l'attribuons  également  au  bon  esprit 
et  aux  sentimens  patriotiques  des  classes  ouvrières,  à  la  fermeté  éclairée  et 
prudente  du  pouvoir.  Certes,  s'il  eût  été  indispensable  de  rétablir  l'ordre  au 
moyen  de  la  force,  nous  n'aurions,  tout  en  gémissant  de  cette  douloureuse 
nécessité,  trouvé  que  des  paroles  d'éloge  pour  le  gouvernement  repoussant 
avec  vigueur  des  attaques  criminelles  contre  les  institutions  et  les  lois  du  pays. 
Mais  il  aurait  été  trop  fâcheux  de  se  voir  poussé  à  cette  extrémité  contre  des 
masses  qu'égarait  une  erreur  plutôt  que  l'esprit  de  révolte,  contre  des  homures 
qui,  tout  en  étant  de  mauvais  économistes,  n'étaient  pas  moins  de  bons  et 
loyaux  Français. 

Aussi  devons-nous  remercier  l'autorité  de  n'avoir  rien  omis  pour  prévenir 
une  lutte,  pour  en  ôter  l'envie  même  aux  plus  téméraires.  Au  premier  abord, 
on  a  pu  s'étonner  de  cet  immense  développement  de  forces  qui  a  fait  un  mo- 
ment de  la  capitale  comme  un  vaste  camp  tout  prêt  à  écraser  l'ennemi  qui 
oserait  l'attaquer.  liCs  moyens  semblaient  hors  de  proportion  avec  le  but,  les 
précautions  infiniment  plus  grandes  que  le  danger.  Mais  en  y  réfléchissant, 
nous  croyons  que  l'autorité  a  tenu  compte  de  la  nature  toute  particulière  des 
rassemblemens  qui  menaçaient  la  paix  publique.  Sans  doute  le  pouvoir  doit 
toujours  chercher  à  prévenir,  dans  la  mesure  de  ses  moyens  légaux,  les  mal- 
heurs et  les  crimes;  mais  ce  devoir  est  encore  plus  impérieux  ,  aux  yeux  de  la 


9Vi  REVUE   DES  DEUXjMONDES. 

morale  comme  aux  yeiix  de  la  politique,  lorsque  l'attaque  dont  on  est  menacé 
ne  vient  pas  d'ennemis  déclarés  ,  levant  hautement  un  étendard  hostile,  pro- 
clamant le  renversement  de  nos  institutions  ,  l'abolition  violente  de  nos  lois. 
C'est  alors  que  les  mesures  préventives  ne  sont  jamais  exorbitantes,  c'est  alors 
qu'il  faut  pouvoir  se  dire  :  Je  n'ai  rien  omis  de  tout  ce  qui  était  légalement  en 
mon  pouvoir  pour  prévenir  la  collision.  Car,  d'un  côté  on  s'exposerait  à 
frapper  l'erreur  plus  encore  que  le  crime;  de  l'autre,  une  collision  sanglante 
donnerait  aux  ennemis  du  gouvernement  la  chance  de  voir  se  jeter  dans  leurs 
rangs  ces  troupes  nombreuses 'de  travailleurs  qui  se  sont  montrées  aujour- 
d'hui complètement  étrangères  à  nos  querelles  politiques. 

C'est  ainsi  qu'un  orage  qui  aurait  pu  grossir  en  attirant  à  lui  d'épais  nuages 
des  points  les  plus  opposés  de  l'horizon,  s'est  paisiblement  dissipé,  et  nous 
en  avons  été  quittes  pour  quelques  inquiétudes  et  quelques  précautions.  Le 
gouvernement ,  et  en  particulier  IM.  le  ministre  de  l'intérieur  et  M.  le  préfet  de 
police ,  en  suivant  avec  un  calme  inaltérable  une  règle  de  conduite  qu'a- 
vouaient également  la  morale  et  la  politique,  nous  ont  épargné  de  grands  mal- 
heurs. Ils  sont  parvenus,  pour  la  première  fois,  à  étouffer  dans  son  germe 
une  émeute  inuiiinente,  et  qui  aurait  pu  être  des  plus  graves. 

Aujourd'hui  tout  le  monde  est  averti  :  le  pays  peut  compter  sur  la  fermeté, 
la  résolution,  la  prudence  et  les  moyens  du  gouvernement,  et  tous  ceux  que 
des  intentions  hostiles  ou  de  déplorables  égaremens  jetteraient  décidément 
dans  la  révolte,  ne  pourraient  plus  imputer  qu'à  eux-mêmes  les  terribles  con- 
séquences de  leurs  excès. 

Après  cet  épisode,  la  question  étrangère  a  de  nouveau  absorbé  l'attention 
publique  tout  entière.  Les  sommations  faites  à  IVléhémet-Ali,  les  menaces  du 
conunodore  IXapier  et  ses  captures,  le  commentaire  que  les  consuls  des  signa- 
taires du  traité  de  Londres  ont  remis  au  pacha,  les  réponses  de  Sléhémet-Ali 
et  de  ses  lieutenans  en  Syrie,  l'arrivée  des  forces  navales  de  l'Angleterre  sur 
les  côtes  de  l'Asie  et  devant  Alexandrie,  les  clauses  du  traité  de  Londres  qui 
commencent  à  transpirer,  le  voile  qui  cache  encore  les  évènemens  qui  se 
préparent,  les  accidens  qui  peuvent  s'y  mêler,  tout  devient  dans  le  public  un 
sujet  de  discussion,  une  cause  d'irritation  pour  les  uns,  d'alarmes  pour  les 
autres.  Les  uns  craignent  que  notre  impétuosité  ne  nous  jette  dans  une  guerre 
inopportune  ,  intempestive  ,  sans  cause  suffisante  et  proportionnée  à  la  gran- 
deur de  l'entreprise.  Les  autres  redoutent  au  contraire  notre  amour  du  repos 
et  de  la  paix ,  et  s'irritent  à  la  pensée  de  l'inaction  de  la  France  lorsque  l'é- 
tranger s'arroge  de  disposer  du  monde  à  son  gré  et  de  dicter  la  loi  à  l'Orient 
au  nom  de  l'Europe,  comme  s'il  en  représentait  seul  la  volonté  et  la  puissance. 

Au  milieu  de  ces  doutes,  dans  ce  conflit,  tous  les  regards  se  portent  vers  le 
gouvernement,  chacun  lui  demande  sa  pensée;  tous  lui  demandent  (il  est 
juste  de  le  reconnaître)  de  sauver  à  tout  prix  l'honneur  et  l'intérêt  français; 
mais  les  uns  veulent  être  assurés  par  ses  paroles  qu'il  n'agira  pas  à  la  légère, 
en  téméraire,  qu'il  ne  fera  pas  bon  marché  du  sang  et  des  trésors  de  la 
France;  les  autres,  qu'il  ne  se  paiera  pas  de  vaines  promesses,  de  méchans 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  945 

palliatifs,  qu'il  ne  voudra  pas  la  paix  à  tout  prix.  L'inquiétude  nous  rend 
impatiens. 

Cette  impatience  est  à  la  fois  fort  naturelle  et  fort  déraisonnable. 

Rien  de  plus  naturel  que  de  s'inquiéter  de  l'honneur,  des  intérêts,  de  la 
sûreté,  de  l'avenir  de  son  pays,  et  toute  incertitude,  toute  méprise  sur  ces 
immenses  questions  est  poignante.  Tout  est  en  jeu,  les  intérêts  matériels 
comme  les  intérêts  moraux,  les  fortunes  particulières  comme  la  fortune  pu- 
blique. 

Mais  est-il  au  pouvoir  du  gouvernement  de  dissiper  les  doutes,  de  répondre 
aux  questions,  de  publier  sa  pensée,  son  secret?  Nul  n'oserait  l'affirmer.  Ce 
serait  de  la  part  du  gouvernement  plus  qu'une  légèreté,  ce  serait  une  trahison. 

Dans  je  ne  sais  quelle  campagne,  au  commencement  d'une  de  ces  grandes 
journées  qui  décidaient  du  sort  des  empires,  Napoléon,  la  main  derrière  le 
dos,  se  promenait  silencieux  devant  les  lignes  formidables  de  la  garde  impé- 
riale. Le  canon  commençait  à  gronder,  et  quelques  boulets  arrivaient  jusqu'à 
la  jeune  garde,  qui  trépignait  d'impatience.  Elle  aurait  voulu  savoir  si  elle 
donnerait,  à  quel  moment  elle  donnerait,  et  les  propos  circulaient  dans  les 
rangs,  et  si  on  l'avait  osé,  c'est  l'empereur  lui-même  qui  aurait  été  assailli 
de  questions.  «Jeunes  gens,  dit-il,  quand  vous  aurez  assisté  à  trente  batailles, 
vous  apprendrez  à  rester  l'arme  au  bras  devant  le  feu  de  l'ennemi  et  à  attendre 
patiemment  les  ordres  de  vos  chefs.  >> 

Le  devoir  le  plus  strict  commande  à  tous  les  gouvernemens  de  faire  la 
même  réponse  au  public.  Cela  est  désagréable  pour  tout  le  monde ,  pour  le 
public  qui  ne  sait  pas  tout  d'abord  ce  qu'il  désire  le  plus  de  savoir,  et  pour 
le  gouvernement  dont  le  silence  est  interprété  de  mille  manières,  et  l'expose  à 
toute  sorte  d'accusations  et  de  reproches.  Il  faut  s'y  résigner. 

Nous  blâmerions  sévèrement  le  gouvernement,  non-seulement  s'il  révélait 
le  secret  de  l'état,  la  situation  intime  des  affaires,  les  négociations  s'il  en 
existe,  les  projets  en  cas  d'attaque,  mais  aussi  s'il  nous  faisait  connaître  quels 
sont  pour  lui  les  casiis  belll. 

Quoi!  notre  gouvernement  publierait  une  théorie  au  profit  des  Russes  et  des 
Anglais!  Il  dirait  aux  signataires  du  traité  de  Londres  :  Ce  n'est  que  lorsque 
vous  aurez  poussé  les  choses  jusqu'à  tel  ou  tel  point  que  je  vous  en  deman- 
derai raison  ! 

Mais  c'est  une  des  forces  du  gouvernement  que  le  secret  de  sa  pensée,  que 
l'incertitude  de  l'Europe  à  cet  égard,  que  la  pleine  liberté  d'action  que  nous 
devons  et  voulons  conserver.  Il  y  a  dans  ce  inonde  plus  d'un  diplomate  qui 
s'estimerait  bien  habile  s'il  pouvait  pénétrer  la  pensée  de  la  France ,  et  savoir 
au  juste  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  mesure  de  sa  longanimité. 

Quant  à  nous,  nous  nous  résignerons  à  l'ignorance;  et  s'il  nous  arrivait, 
ce  qui  certes  n'est  pas,  de  deviner  pareil  secret,  nous  nous  regarderions 
comme  tenus  au  silence  le  plus  absolu. 

Ce  que  nous  demandons  au  gouvernement,  ce  n'est  pas  de  nous  dire  ses  pen- 
sées, ni  la  situation  intime  des  affaires,  mais  de  résoudre  nettement  pour  lui- 


%6  HEVUE    DES   DEUX   MO>fI)ES. 

même,  s'il  ne  l'a  déjà  fait,  les  questions  que  cette  situation  lui  présente,  et  de 
redoubler,  si  c'est  possible,  d'activité  pour  mettre  le  pays  en  état  d'affronter 
avec  honneur  toutes  les  éventualités. 

Les  questions  qu'offre  la  situation  sont  graves,  mais  ne  sont  pas  très  nom- 
breuses. Le  cercle  des  hypothèses  quelque  peu  probables,  en  y  comprenant 
même  des  hypothèses  extrêmes,  n'est  pas  long  à  parcourir.  Les  unes  pour- 
raient se  réaliser  demain ,  les  autres  ne  le  pourraient  que  dans  un  temps  plus 
éloigné.  Peu  importe.  Le  cabinet  aurait  tort  de  vivre  au  jour  le  jour,  en  atten- 
dant que  l'une  ou  l'autre  hypothèse  se  réalise  pour  résoudre  alors  à  la  hâte, 
sous  l'impulsion  du  moment,  les  questions  qu'elle  présente.  En  matière  aussi 
grave,  il  faut  avoir  tiré  d'avance  ses  grandes  lignes,  fixé  ses  jalons.  Il  faut 
savoir  d'avance  quels  principes  on  prend  |)0ur  guides,  où  l'on  veut,  où  l'on 
peut  aller,  sauf  les  modifications  que  les  évènemens  et  les  incidens  apportent 
toujours  avec  eux.  Ce  travail  tout  intérieur  et  de  haute  politique  est-il  fait? 
Nous  l'ignorons  complètement,  mais  nous  devons  le  croire.  Le  gouvernement 
s'est  montré  tellement  pénétré  de  l'importance  et  de  la  gravité  de  la  situation, 
qu'il  y  aurait  injustice  a  supposer  qu'il  est  resté  dans  de  vagues  généralités, 
qu'il  vit  au  jour  le  jour  et  se  laisse  pousser  par  les  évènemens  et  par  le  bruit 
public,  pour  se  trouver  peut-être  un  jour,  comme  à  son  insu,  acculé  dans 
quelque  situation  intenable.  Le  jour  où  tout  pourra  être  dit,  le  jour  où  la  tri- 
bune pourra,  sans  danger  pour  la  France,  retentir  des  débats  solennels  sur 
ces  grandes  questions,  nous  sommes  convaincus  que  I\I.  le  président  du  con- 
seil pourra, avec  sa  parole  puissante  et  lucide,  prouver,  pièces  en  main,  même 
aux  plus  incrédules,  que  le  cabinet  n'a  pas  plus  manqué  de  prévoyance  que 
d'activité. 

L'activité  du  gouvernement  pour  les  préparatifs  militaires  est  un  fait  trop 
patent  pour  être  contestable.  Sur  ce  point  d'ailleurs  nous  avons  tous  droit  de 
surveillance  et  de  contrôle;  car  en  présence  du  traité  du  15  juillet,  il  n'y  a 
pas  un  Français,  quelles  que  soient  d'ailleurs  ses  opinions  politiques,  qui  put 
imaginer  de  laisser  la  France  désarmée.  Il  n'y  a  pas  un  Français  qui  ne  de- 
mandât au  ministère  de  mettre  sur  un  pied  formidable  nos  flottes,  nos  ar- 
mées, nos  places  fortes,  nos  magasins,  tout  l'état  militaire  du  pays,  de  nous 
préparer  également  à  la  défense  et  à  l'attaque,  dans  les  suppositions  les  plus 
extrêmes;  car  nul  ne  sait  ce  que  peut  cacher  le  traité  du  15  juillet,  et  ce  que 
peuvent  amener  les  évènemens  en  s'engrenant  les  uns  dans  les  autres.  Encore 
une  fois,  c'est  ici  que  le  public  et  la  presse  sont  dans  leur  droit  en  tenant, 
pour  ainsi  dire,  l'épée  dans  les  reins  au  gouvernement,  et  en  ne  lui  laissant 
ni  trêve  ni  repos  qu'il  n'ait  accompli  tout  ce  qu'exigent  de  lui  l'honneur  et  la 
sûreté  de  la  France. 

Mais  aussi  est-il  juste  de  reconnaître  que  l'administration  ne  laisse  rien  à 
désirer  sous  ce  rapport.  Le  public  ne  l'ignore  pas.  L'armée  et  la  marine,  les 
arsenaux  et  les  places  fortes  ont  également  attiré  l'attention,  éveillé  la  sollici- 
tude du  gouvernement.  La  garde  nationale,  cette  réserve  si  précieuse,  cet  auxi- 
liaire si  puissant  de  nos  armées,  ne  tardera  pas  à  voir  préparer  l'organisation 


revut:.  —  CHRONIQUE.  9^7 

de  ses  bataillons  mobiles.  Nous  croyons  que  tout  est  prêt  pour  cette  mesure 
importante,  et  qu'elle  ne  tardera  pas  à  être  réalisée. 

Cet  ensenîble  de  préparatifs  vient  de  recevoir,  pour  ainsi  dire,  son  cou- 
ronnement par  la  résolution  que  le  lioiivernement  a  prise  de  fortifier  Paris. 
C'est  là  une  grande  mesure,  une  mesure  décisive,  que  les  amis  éclairés 
de  la  puissance  nationale  attendaient  avec  impatience.  Lorsqu'une  grande 
capitale,  une  capitale  dont  la  perte  décide  du  sort  du  royaume,  est  aussi  rap- 
prochée des  frontières  et  des  champs  de  bataille  historiques  que  l'est  Paris, 
c'est  tout  jouer  sur  un  coup  de  dés  que  de  ne  pas  la  mettre  à  l'abri  d'un  coup 
de  main,  d'une  marche  hardie,  aventureuse  de  l'ennemi.  Les  faits  sont  ici 
sans  réplique.  C'est  Paris,  ville  ouverte,  sans  défense,  qui  a  rendu  inutiles  les 
prodiges  de  cette  admirable  campagne  de  1814,  où  le  grand  capitaine  luttait 
avec  une  poignée  d'hommes  contre  l'Europe  entière. 

Si  la  capitale  ei\t  été  tortillée,  aurait-on  osé,  contre  toutes  les  règles  de  l'art 
de  la  guerre,  marclîer  sur  Paris,  en  laissant  derrière  soi  l'empereur,  son 
armée,  de  nombreuses  garnisons,  des  populations  irritées?  Et  si  on  l'eût  osé, 
croit-on  sérieusement  que  les  Cosaques  auraient  bivouaqué  aux  Champs-Ely- 
sées.^ Un  immense  désastre  aurait  frappé  les  alliés  sous  les  murs  de  la  capitale, 
et  cette  retraite  que  l'ennemi  fut  sur  le  point  d'exécuter,  lorsqu'il  hésitait  à 
Langres  sur  la  résolution  à  prendre,  n'aurait  été  qu'une  grande  défaite,  si  elle 
eût  du  commencer  sous  les  murs  de  Paris.  Les  hommes  qui,  en  1814  et  en 
1815,  ont  été  accuses  de  trahison  ou  de  faiblesse,  auraient  été  à  l'abri  de  tout 
soupçon  et  auraient  échappé  à  tout  reproche,  si  Paris  fortifié  leur  avait  inspiré 
une  conliance  que  ne  leur  inspirait  point  Paris  ville  ouverte  et  désarmée,  s'ils 
avaient  été  convaincus  que  cette  grande  capitale  pouvait  réellement  devenir 
la  base  d'une  défense  sérieuse  et  prolongée! 

Paris  fortilié  ajoute  à  nos  armées  une  excellente  armée  de  cent  mille 
hommes;  car,  s'il  est  absurde  d'imaginer  qu'une  population  non-militaire, 
quelle  que  soit  d'ailleurs  sa  bravoure,  puisse  du  jour  au  lendemain,  et  avec 
quelques  chances  de  succès,  se  mesurer  à  découvert  avec  des  armées  victo- 
rieuses et  aguerries ,  il  n'est  pas  douteux  que  cette  même  population,  lors- 
qu'elle est  aussi  brave,  aussi  habituée  au  maniement  des  armes  que  l'est  la 
population  parisienne,  peut  fournir,  avec  quelques  artilleurs  et  quelques  sol- 
dats de  ligne,  une  formidable  garnison  à  une  ville  fortifiée,  et  préparer,  par 
une  énergique  résistance,  la  destruction  d'une  armée  d'invasion. 

Que  le  gouvernement  poursuive  avec  énergie,  avec  promptitude,  le  plan 
qu'il  vient  d'adopter,  et  il  aura  rendu  au  pays  un  de  ces  services  que  la  recon- 
naissance publique  n'oublie  pas.  Il  n'aura  pas  seulement  mis  Paris  a  l'abri 
d'un  coup  de  main;  il  aura  changé,  en  l'élevant  et  en  la  fortiliant,  la  position 
politique  et  militaire  de  la  France. 

Encore  une  fois ,  qae  le  gouvernement  persiste  dans  ses  mesures,  qu'il  les 
exécute  avec  persévérance,  avec  suite,  avec  énergie,  qu'il  les  complète  l'une 
par  l'autre,  qu'il  ne  laisse  rien  d'inachevé,  qu'il  mette  la  France  en  état  de 
venger  immédiatement  tout  affront,  de  braver  toute  menace,  d'obtenir  à  l'in- 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

stantménie  réparation  des  torts  qu'elle  pourrait  éprouver;  pour  le  moment, 
nous  ne  lui  demandons  rien  de  plus.  Cela  seul  nous  rassure,  car  il  nous  est 
impossible  d'imaginer  que  des  hommes  qui  ne  sont  ni  fous  ni  idiots,  des 
hommes  auxquels  il  est  difficile  de  refuser  quelque  peu  d'intelligence  et  de 
bon  sens,  voulussent  de  gaieté  de  coeur  faire  dépenser  au  pays  des  centaines 
de  millions,  enlever  notre  jeunesse  au  travail  des  ateliers  et  des  champs,  appeler 
la  France  à  ceindre  l'épée,  à  revêtir  le  casque  et  la  cuirasse  pour  la  préparer  ainsi 
à  subir  tout  armé  un  affront  sans  ressentiment,  une  diminution  de  puissance 
sans  réparation.  Et,  d'ailleurs,  on  peut  dire  que  les  hommes  ne  font  rien  à  l'af- 
faire. Les  ministres  le  voudraient,  que  la  France  armée,  forte,  ne  le  voudrait 
pas.  Les  ministres  tombent,  la  France  reste.  Cela  s'est  vu  plus  d'une  fois. 

Sérieusement  parlant,  le  cabinet  n"a  donné  à  personne  le  droit  de  le  sus- 
pecter de  faiblesse  vis-à-vis  de  l'étranger  et  d'indifférence  pour  l'honneur 
national,  pas  plus  qu'il  n'a  donné  le  droit  de  le  taxer  d'audace,  de  témé- 
rité, d'imprudence.  Le  gouvernement  a  fait  ce  que  toute  administration 
ferme  et  prudente  n'aurait  pas  manqué  de  faire,  ce  que  devait  désirer  tout 
ami  sincère  du  pays,  de  sa  dignité,  de  sa  grandeur. 

Aussi ,  nous  ne  concevrions  pas  que,  dans  la  situation  grave  oîi  nous  nous 
trouvons,  il  put  tomber  dans  l'esprit  d'hommes  sensés  de  susciter  des  que- 
relles de  personnes,  de  nouer  des  intrigues  de  portefeuille,  de  rabaisser  la 
grande  question  du  jour  à  une  lutte  de  prétendans  ministériels.  Des  faits  de 
cette  nature,  dans  ce  moment ,  accuseraient  une  telle  absence  de  dignité  per- 
sonnelle et  de  patriotisme,  que  nous  refusons  d'une  manière  péremptoire 
toute  croyance  aux  bruits  qui  se  répandent  à  ce  sujet.  ]Nous  sommes  cer- 
tains, du  moins ,  qu'aucun  des  hommes  éminens  dont  le  nom  se  trouve  mêlé 
à  ces  bruits ,  ne  trempe  dans  ces  intrigues,  si  par  aventure  elles  ont  quelque 
réalité.  Mais,  répétons-le,  il  nous  est  impossible  d'y  ajouter  foi.  Des  combi- 
naisons ministérielles  aujourd'hui  !  Et  pourquoi  ?  Et  que  pourrait  faire  le  nou- 
veau cabinet?  Ce  que  fait  le  cabinet  actuel?  Pourquoi  le  renverser?  Autre 
chose?  Désarmer  la  France  ?  Vraiment  ! 

Laissons  ces  misères.  Vrais  ou  faux ,  le  pays  ne  s'occupe  point  de  ces  bruits, 
et  le  pays  a  parfaitement  raison. 

Les  signataires  du  traité  de  Londres  paraissent  décidés  à  pousser  le  pacha 
d'Egypte  l'épée  dans  les  reins.  Si  le  pacha  résiste,  les  prévisions  du  traité  de 
Londres  ne  tarderont  pas  à  être  épuisées.  Il  faudra  songer  à  des  mesures  de  la 
dernière  énergie,  bref,  à  l'envoi  d'une  armée.  De  quelles  troupes  sera-t-elle 
composée?  De  troupes  turques?  Il  est  difficile  de  croire  que  le  faible  succes- 
seur du  vaincu  de  Psézib  puisse,  si  une  formidable  insurrection  n'éclate  pas 
en  Syrie,  reconquérir  cette  province  par  la  force.  Si  le  pacha  résiste,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  probable,  c'est  qu'on  reconnaîtra  bientôt  la  nécessité  d'une  armée 
russe.  Lord  Palmerston  pourra  se  vanter,  si  mieux  il  n'aime  avoir  fait  une 
œuvre  ridicule,  d'avoir  ouvert  aux  Russes  les  portes  de  l'Asie.  Nous  verrons 
quels  remerciemens  le  parlement  anglais  sera  disposé  à  lui  voter  pour  ce  noble 
exploit. 


REVUE  —  CHRONIQUE.  9'*9 

Le  traité  du  15  juillet  ne  prévoit  l'entrée  des  Russes  que  pour  le  cas  où  il 
deviendrait  urgent  de  défendre  Constantinople,  la  ville  même  de  Constanti- 
nople,  et  la  ville  seulement.  Toujours  est-il  qu'un  ministre  anglais  a  signé  un 
traité  qui  autorise  les  Russes  à  occuper  la  capitale  de  l'empire  ottoman.  Lord 
Palmerston  a  cru  pallier  l'énormité  de  ce  fait  par  une  disposition  qui  rétablit 
la  clôture  du  Bosphore  pour  les  vaisseaux  de  toutes  les  nations  indistinctement. 

Il  s'efforcera  de  persuader  au  monde  que  par  cette  clause  il  a  soustrait  la 
Porte  au  patronage  exclusif  des  Russes  et  anéanti,  la  Russie  y  consentant,  le 
traité  d'Unkiar-Skelessi.  Quel  sophisme!  Il  s'agit  bien  aujourd'hui  du  traité 
d'Unkiar-Skelessi!  Ce  traité  n'était  pour  la  Russie  qu'une  pierre  d'attente. 
Fort  habilement,  la  Russie,  en  troublant,  à  l'aide  de  ce  traité,  l'imaginatioii 
inquiète  du  noble  lord,  a  obtenu  tout  ce  qu'elle  pouvait  espérer  de  plus 
énorme,  le  droit  d'occuper  Constantinople  du  consentement  de  l'Angleterre! 
Que  lui  importe  dès-lors  le  traité  d'Unkiar-Skelessi? 

Les  Russes,  fort  habiles  logiciens ,  ne  manqueront  pas,  si  le  pacha  résiste, 
de  représenter  au  noble  lord  que  la  clause  relative  à  la  ville  de  Constantinople 
n'empêche  point  que  les  troupes  russes  n'aident  la  Porte,  concurremment 
avec  les  Anglais,  à  expulser  Méhémet-Ali  de  la  Syrie.  Le  traité  du  15  juillet 
dit,  à  ce  qu'on  prétend ,  d'une  manière  générale  et  un  peu  vague,  qu'on  fera 
tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  atteindre  ce  but.  Si  des  vaisseaux  et  des  bombes 
ne  suffisent  pas,  s'il  faut  des  troupes  de  terre  ,  pourquoi  le  noble  lord  n'em- 
ploierait-il pas  les  baïonnettes  de  son  fidèle  allié?  Il  y  aurait  discourtoisie  et 
méfiance  injurieuse  à  les  refuser.  On  peut  donc  espérer  de  voir  bientôt  les 
Anglais,  qui  connaissent  si  bien  toutes  les  routes  de  l'Asie,  servir  de  guide 
aux  iMoscovites,  et  ceux-ci  n'auront  garde  d'oublier  les  bonnes  directions  que 
l'Angleterre  leur  aura  données. 

Kous  nous  sounnes  demandé  plus  d'une  fois  quelles  pourraient  être  les 
conséquences  dernières  de  ces  étranges  combinaisons.  Passons  par- dessus 
toutes  les  phases  intermédiaires  :  en  dernier  résultat  la  Russie  peut-elle  se 
flatter  que  l'Angleterre,  je  ne  dis  pas  lord  Palmerston,  je  dis  l'Angleterre,  lui 
permette  de  s'emparer  de  Constantinople,  quand  même  la  Russie  consentirait, 
comme  compensation,  à  l'occupation  de  l'Egypte  par  les  Anglais?  Si  ce  par- 
tage était  en  effet  la  pensée  secrète  de  ces  deux  puissances,  si  l'Angleterre 
pouvait  ainsi  préparer  de  ses  propres  mains  le  vaste  champ  de  bataille  où  elle 
ne  tarderait  pas  à  rencontrer  les  Russes,  et  où  toutes  les  chances  seraient 
contre  elle,  la  Prusse  et  l'Autriche  auraient  été  doublement  dupes  en  signant 
la  convention  du  15  juillet.  La  France  saurait  bien  rétablir  à  tout  prix  l'équi- 
libre, et  la  Russie,  occupée  à  la  garde  de  la  Pologne  et  de  ses  possessions 
orientales,  aurait  assez  d'affaires  sur  les  bras  sans  en  chercher  ailleurs. 

Il  nous  est  impossible  de  croire  à  un  pareil  aveuglement  de  l'Angleterre. 
Le  cabinet  anglais  s'est  jeté  dans  une  route  trop  contraire  aux  intérêts 
essentiels  de  son  pays  pour  qu'il  lui  soit  permis  d'y  persister  long-temps.  Il  est 
possible,  bien  que  fort  difficile,  d'empêcher  la  Russie  de  pénétrer  dans 
l'Orient  ;  mais  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  que  le  jour  où  elle  y  aurait  enfin 

TOME  XXIII.  —  SUPPLÉMENT.  CO 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pénétré,  c'est  elle  qui  en  serait  la  maîtresse.  C'est  là  ce  qui  prouve  combien  est 
monstrueuse  l'alliance  anglo-russe. 

Chose  singulière  en  apparence,  mais  vraie  cependant!  L'Angleterre  comme 
ia  Russie  ne  peuvent  avoir  qu'un  allié  naturel,  et  cet  allié,  c'est  la  France. 

L'Angleterre,  parce  que  la  France  est  la  seule  puissance  qui  aurait  pu  l'aider 
sérieusement  à  contenir  la  Russie  dans  ses  limites; 

La  Russie,  parce  que  la  France  n'a  pas ,  soit  en  Orient ,  soit  en  Occident, 
des  intérêts  absolument  incompatibles  avec  les  vues  et  les  intérêts  de  la  Russie. 
C'est  ce  que  l'empereur  Alexandre  s'efforçait  de  faire  comprendre  à  Napoléon 
dans  leurs  fameuses  conférences.  Si  Napoléon  eût  été  moins  exclusif  et  moins 
ambitieux,  probablement  la  Russie  serait  depuis  long-temps  maîtresse  de 
Constantinople,  et  Napoléon  serait  mort  sur  le  plus  beau  trône  du  monde. 

Mais  laissons  de  côté  toute  vaine  hypothèse  et  revenons  aux  choses  positives, 
telles  que  les  ont  faites  les  erreurs  et  les  passions  des  hommes.  Nous  ne  ces- 
serons pas  de  le  répéter  :  quels  que  soient  les  évènemens  qui  se  préparent,  la 
France  n'a  dans  ce  moment  qu'une  chose  essentielle  à  faire  :  armer,  armer, 
armer. 

Une  fois  cela  fait,  tout  est  facile,  tout  peut  être  honorable.  La  France  dés- 
armée verrait  bientôt  ses  intérêts  les  plus  chers  profondément  lésés,  sa  dignité 
et  son  honneur  compromis. 

—  M.  le  vicomte  de  Falloux  vient  de  publier,  sous  le  titre  de  Louis  XVI; 
une  histoire  détaillée  et  intéressante  dans  laquelle  il  a  su,  sans  exagération, 
avec  gravité  et  douceur,  rassembler  tous  les  traits  de  cette  royale  et  vertueuse 
destinée.  «  Reaucoup  de  livres,  dit-il  dans  sa  préface,  ont  été  publiés  sous  le 
titre  de  Vie  ou  d'Histoire  de  Louis  XVI-,  mais  les  uns  dépassent  promptement 
leur  cadre,  les  autres  se  renferment  systématiquement  dans  l'éloge,  tous  peut- 
être  laissent  encore  place  à  une  simple  biographie.  »  Ce  dessein  modeste,  et 
qui  est  né  chez  lui  d'un  sentiment  pieux ,  M.  de  Falloux  l'a  dignement  rempli  ; 
pour  ceux  même  qui  ne  prennent  au  malheureux  monarque  qu'un  intérêt 
humain  et  sans  culte  singulier,  il  y  a  profit  à  trouver  rassemblés  par  une  plume 
élégante  et  judicieuse,  tous  les  actes,  les  évènemens  successifs,  les  motifs  et 
les  intentions  combattues  qui  composent  sa  triste  fortune,  et  qui  font  comme 
l'enchaînement  de  la  trame.  L'histoire  s'éclaire  ici  de  plus  d'une  vue  du  bio- 
graphe; des  citations  habilement  rapprochées  et  contrastées  permettent  au  lec- 
teur de  conclure  sans  que  l'auteur  ait  besoin  de  discuter.  L'écueil  de  ce  sujet 
était  une  sorte  de  déclamation  traditionnelle;  M.  de  Falloux  a  su  s'en  garder, 
et^  tout  en  demeurant  sous  l'empire  d'un  sentiment  profond ,  il  ne  l'a  produit 
qu'avec  discrétion,  avec  goût,  et  seulement  à  l'aide  des  faits. 


V.  DE  SIars. 


TABLE 


DES  MATIERES  DU  VINGT- TROISIEME  VOLUME. 


(quatrième  sébie.) 


PROSPER  IMÉRIMÉE.  —  Colomba.  5 

MIGNET.  —  Broussais.  118 

EDGAR  QUINET.  —  De  l'Épopée  indienne.  144 

Chronique  de  la  quinzaine — Histoire  politique.  170 

—  Cabrera.  181 

MICHEL  CHEVALIER.  —  L'Europe  et  la  Chine.  209 
F.  MERCEY.  —  La  Peinture  et  la  Sculpture  en  Italie.  256 
PH.  CHASLES.  —  Walter  Raleigh.  279 
LOUIS  DE  VIEL-CASTEL.  —  Théâtre  espagnol.  —  Le  Drame  reli- 
gieux. 321 
Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  348 

ARMAND  LEFEBVRE.  —  Frédéric-Guillaume  III.  357 
—  Lettres  à  un  Américain  sur  l'état  des  Sciences  en  France. 

—  M.  Poisson.  — -  Troisième  Lettre.  410 

SAINTE-BEUVE.  —  Madame  de  Longueville.  438 
THÉODORE  PAVIE.  —  Les  Harvis  de  l'Egypte  et  les  Jongleurs  de 

l'Inde.  461 

ALFRED  DE  MUSSET.  —  Une  Soirée  perdue.  470 

—  Politique  extérieure.  —  L'Espagne.  -L'Orient.  473 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  487 

Revue  musicale.  601 


952  TABLE  DES  MATIÈRES. 

—  Espartero.  517 

LOUIS  REYBAUD.  —  Voyages.  —  V.irtémise  à  Taïti.  548 

PH.  CHASLES.  —  Le  Marino.  581 

SAINT-MARC  GIRARDIN.  —  Les  Confessions  de  saint  Augustin-.  609 

L.  VIARDOT.  —  Pompei.  622 

—  Politique  extérieure.  —  Négociations  de  Londres.  639 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  647 
—  États-Unis.  —  Industrie  sétifère.  654 

DUVERGIER  DE  HAURANNE.  —  De  l'État  actuel  de  l'Angleterre; 

et  du  Ministère  AYliig.  661 
F.  MERCEY.  —  Le  Théâtre  en  Italie.  —  IV.  Les  quatre  Masques  de 

la  Comédie  Italienne.  —  Le  Théâtre  moderne.  703 

****  —  Lettres  du  Nord  et  du  Midi  de  l'Europe.  —V.  La  Sicile.  749 

L.  VITET.  —  Le  Tombeau  de  Napoléon.  768 

—  Politique  extérieure.  —  L'Espagne.  782 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  '  793 

—  De  l'Influence  de  la  France  sur  l'Allemagne.  801 

—  Commission  des  Affaires  coloniales.  807 

—  Journal  d'un  Officier  de  Marine.  —  Manille.  —  Canton. — 

Un  Théâtre  chinois,  etc.  821 
SAINTE-BEUVE.  —  Poètes  et  Romanciers  modernes  de  la  France.  — 

XL.  INI.  Eugène  Sue.  —  Jean  Cavalier.  869 
ROSSI.  —  De  la  Démocratie  en  Amérique,  par  ]M.  Alexis  de  Toc- 

queville.  884 
SAINT-IMARC  GIRARDIN.  —  Méhémet-Ali.  —  Jperçu  général  sur 

/'£g'y/)/e,  par  Clot-Bey.  905 

.....  —  D'un  Livre  sur  la  Situation  actuelle,  publié  en  1800.  921 

—  Politique  extérieure.  —  L'Espagne.  932 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique,  943 


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